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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Le salon de Madame Truphot - moeurs littéraires - -Author: Fernand Kolney - -Release Date: April 27, 2016 [EBook #51876] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SALON DE MADAME TRUPHOT *** - - - - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: - -—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. - -—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. - -—Les erreurs contenues dans la page «ERRATA» ont été corrigées dans ce - livre électronique. - -—La table des matières a été rajoutée dans ce livre électronique. - -—Les mots écrites en gras ont étées representées ainsi: =mot gras=. - -—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et - a^{bc}. - - - - - LE - SALON DE MADAME TRUPHOT - - —MŒURS LITTÉRAIRES— - - - - - OUVRAGES DU MÊME AUTEUR - - =Contes bibliques=, _épuisé_. - - _POUR PARAITRE PROCHAINEMENT_ - - =L’Androphobe=, roman. - - _EN PRÉPARATION:_ - - =La Civilisation dans cinq mille ans=, roman. - - Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, - y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norwège. - - - - - FERNAND KOLNEY - - LE - SALON DE MADAME TRUPHOT - - —MŒURS LITTÉRAIRES— - - .....Il était de ceux qui blasphèment Dieu et - leurs parents, la race humaine, le lieu, le temps - où ils naquirent et la semence dont ils sont - issus..... - - DANTE. - -[Illustration] - - PARIS - ALBIN MICHEL, LIBRAIRE-ÉDITEUR - 59, RUE DES MATHURINS, 59 - - - - - ERRATA - - - Page 4, 31^e ligne, lire _ce gros homme sale_, au lieu de _ce gros, - homme sale_. - - Page 7, 33^e ligne, lire _s’il en avait jamais eus_, au lieu de _s’il - en avait jamais eu_. - - Page 12, 22^e ligne, lire _On ne le rencontra plus_, au lieu de - _Désormais, on ne le rencontra plus_. - - Page 28, 27^e ligne, lire bateleur _redondant_, et non _redonnant_. - - Page 35, 31^e ligne, lire _alcôve_ et non _alcove_. - - Page 40, 5^e ligne, lire _bien que ce fût_, au lieu de _bien que cela - fût_. - - Page 44, 11^e ligne, lire _quoi que ce fût d’approximatif_, au lieu de - _quoi que ce soit_, etc. - - Page 60, 3^e ligne, lire _semblaient hurler tous ses livres_, au lieu - de _semblaient parler tous ses livres_. - - Page 70, 15^e ligne, lire _avoir mises hors l’amour_, au lieu de - _avoir mis_, _etc._ - - Page 79, 18^e ligne, lire _déclencher_ et non _déclancher_. - - Page 87, 15^e ligne, lire _innommable_ au lieu de _innomable_. - - Page 89, 7^e ligne, lire _des Brutus, des Alibaud et des Aristogiton_, - et non _des Brutus, des Castaing et des Aristogiton_. - - Page 112, 26^e ligne, lire _Parturiante_, au lieu de _Parturiente_. - - Page 122, 11^e ligne, lire _Oui_, au lieu de _Certes_. - - Page 142, 16^e ligne, lire _alliacée_, au lieu de _aliacée_. - - Page 164, 18^e ligne, lire _ce catholique, qui à quelqu’un_, _etc._, - au lieu de _ce catholique, quelqu’un_, _etc._ - - Page 171, 11^e ligne, lire _à en juger par la navrance de leurs - vêtures_, au lieu de _à en juger la navrance de leurs vêtures_. - - Page 172, 8^e ligne, lire _obstruaient la rue jusqu’à la chaussée_, au - lieu de _obstruaient jusqu’à la chaussée_. - - Page 172, 25^e ligne, lire le _grésillement des fritures, appuyé_, au - lieu de _le grésillement des fritures appuyée_. - - Page 186, 28^e ligne, lire _pleine bouche_ au lieu de _pleines - bouches_. - - Page 194, 26^e ligne, lire _hyménée légal_, au lieu de _hyménée - légale_. - - Page 217, 2^e ligne, lire _cuvier à lessive_; au lieu de _cuvier à la - lessive_. - - Page 219, 13^e ligne, lire _le jambon rose de sa face tout épanoui_, - et _non le jambon rose de sa face tout épanouie_. - - Page 220, 9^e ligne, lire _lampadophores_, au lieu de _lampadophoses_. - - Page 224, 12^e ligne, lire _le procureur_, et non _le proreur_. - - Page 230, 25^e ligne, lire _concéder_, au lieu de _déférer_. - - Page 242, 5^e ligne, lire _mains_, au lieu de _mnas_. - - Page 249, 20^e ligne, lire _dérèglements_, au lieu de _comportements_. - - Page 258, 34^e ligne, lire _avanies_, au lieu de _avaries_. - - Page 265, 10^e ligne, lire _son poing droit, dardé en l’air_, au lieu - de _son poing droit dardé en l’air_. - - Page 280, 23^e ligne, lire _s’abolir trop tôt la volupté_, au lieu de - _s’abolir la volupté trop tôt_. - - Page 290, 4^e ligne, lire _telles des fougasses_, au lieu de _tels des - fougasses_. - - Page 300, 20^e ligne, lire _eux aussi_, au lieu de _elles aussi_. - - Page 313, 15^e ligne, après _transitoire_, lire cette phrase sautée: - _Le sage des siècles à venir pensera de notre Esthétique ce que le - juste du temps de Galba pensait de la gladiature, de la beauté - admise, et ainsi de suite à travers les âges._ - - Sans préjudice des coquilles de ponctuation que la sagacité du lecteur - aura, d’elle-même, redressées. - - - - - A LAURENT TAILHADE - - CE LIVRE - - _en témoignage de fraternelle affection_. - - - - -LE SALON DE MADAME TRUPHOT - - - - -I - - Il ne faut pas croire que Madame Truphot soit, en raccourci bourgeois, - le type désormais historique de la princesse Mathilde. - - -Médéric Boutorgne sortait du _café Napolitain_ où il aimait à -fréquenter. De cinq à sept, c’était le confluent de toutes les -salles de rédaction et l’endroit de la planète où l’on se giflait -le plus. Même un gérant inspiré avait eu, un moment, l’idée d’y -installer un appareil ambulatoire destiné à distribuer les calottes. -Ainsi toute fatigue superflue aurait été évitée à MM. les gens de -lettres, journalistes, marchands d’hexamètres et _prosifères_ de tout -ordre, déjà exténués par le colossal labeur qui consiste à enfanter, -chaque jour, la pensée de tout un peuple, à être quelque chose comme -l’encéphale d’une race réputée pour le brio de son génie. Médéric -Boutorgne hantait le lieu avec acharnement. Malgré l’hostilité des -courants d’air qui avaient fini par tuer le patron du lieu, lui-même, -et l’élévation à 75 centimes du prix des absinthes, il persistait, -chaque fin d’après-midi, à passer avec des mines respectueuses et -attendries, la carafe frappée, le _Temps_ du soir ou le pyrophore -aux maîtres incontestés, aux maharajahs du Lieu commun qui régnaient -dans les gazettes. Et il aimait à ce point la littérature, qu’à deux -ou trois reprises, il n’avait point hésité à se précipiter pour payer -le fiacre quand l’augure fébrilement attendu n’avait point de monnaie, -ce qui arrivait souvent. Grâce à cela, il était l’homme qui, avec les -arbres du boulevard, les sites célèbres et l’hémicycle de la Chambre, -avait entendu, sans broncher, le plus de sottises. Auditeur bénévole, -la bouche en oméga, il sirotait tous les cancans qu’on voulait bien lui -notifier, se montrait ravi d’une telle condescendance et s’exclamait -toujours à point, en des superlatifs aussi nouveaux qu’avantageux, -lorsqu’il devenait nécessaire d’expertiser l’esprit de la _vedette_, du -chroniqueur ou du _tartinier_ occupé à éjaculer des bons mots. Malgré -cela, il ne perçait point. Il savait, par exemple, que la belle Fridah, -des _Bouffes_, était allée faire une scène, en plein domicile conjugal, -au mari de cette pauvre Madame Desroziers, un critique influent, parce -que cette dernière qui concubinait encore avec elle, il n’y avait pas -un mois, l’avait salement plaquée, pour retourner à l’amour masculin. -Il n’ignorait pas non plus que Flamussin, de l’_Escobar_, s’était -mis en ménage avec un déménageur de pianos, et qu’il avait tenté la -semaine précédente de se suicider: car l’homme de chez Pleyel, après -deux semaines seulement de parfaite félicité, était décédé subitement -à Cochin, d’une appendicite. Il était informé aussi que ce gros homme -sale, givré de pellicules, d’âge indéfinissable, assis en face de lui, -qui s’ivrognait ponctuellement, fabriquait tous les livres de Pornos -qui tirait à quatre-vingt mille. Cet auteur avait même traité avec le -patron, moyennant une somme fixe à l’année pour que son tâcheron se -ribotât sans inquiétude: car il ne travaillait jamais mieux que dans le -plein d’une bonne soulographie. - -Oui, nul autre avant Médéric Boutorgne ne donnait l’accolade à Pornos, -lorsque ce dernier, coiffé d’un _bords plats_, les yeux exorbités -comme un barbillon qui vient de perdre son frai, pénétrait dans le -_Napolitain_ avec son allure de commis-voyageur en photographies -obscènes, de placier en suppositoires. Le premier, il avait reçu de -cet écriturier plein de génie la mémorable confidence: «Un homme de -mon talent n’est-il pas vrai? ne doit pas se surmener au point de vue -sexuel. Nous recevons deux fois par semaine; il vient beaucoup de -confrères, alors ma femme choisit.» Il connaissait aussi le métier du -grand maigre, porteur de linge en celluloïd, chaussé d’une bottine à -boutons et d’un soulier molière qui ne craignait pas d’affronter les -élégances de M. Jehan de Mithylène, et hâtivement, d’un stylographe -profitable, donnait à la copie de notre moderne Tallemant des Réaux, -l’allure et le tour du grand siècle. - -M. Jehan de Mithylène, de son vrai nom Dimitri Argireanu, sujet serbe -ou bulgaro-macédonien d’origine, on ne sait pas au juste, était venu -des Balkans à Paris dans le dessein d’y rénover le dandysme non -moins que le bonapartisme et d’y brandir le bichon de la faute de -français, afin de donner, lui aussi, un coup de fer au _Petit Chapeau_. -C’était le _bagotier_ du char de la dictature. On le voyait courir -derrière les fiacres de tous les possibles dictateurs pour descendre -les malles, abattre le strapontin, accomplir les basses besognes et -recevoir la sportule. Il arborait sur le boulevard des pantalons -en tire-bouchons et de suffocantes redingotes 1830, sanglées à la -taille et qui allaient s’évasant à partir des hanches, en forme de -fustanelle, de jupon de Palikare. Au débarqué de l’Orient-Express, -tout heureux de s’être dérobé à une destinée identique à celle de ses -auteurs qui vendaient des cacaouètes sur les quais de Salonique, il -s’était engouffré, chaque jour, avec ponctualité, pendant deux ans, -sous le porche de la Nationale non pas, comme on aurait pu le croire, -dans l’intention louable de s’initier à la langue française ou à -l’orthographe rudimentaire, mais bien pour prélever dans le Cabinet -des Estampes un modèle de _galure_ capable de compléter la chienlit de -son personnage. Ainsi avantagé, sur les conseils d’un autre ratapoil, -le baron Toussaint, _alias_ René Maizeroy, il avait cru de son devoir -d’apprendre par cœur les mémoires de Barras, ceux de la duchesse -d’Abrantès, le Mémorial de Sainte-Hélène et de les découper en menues -tranches pour les lecteurs d’un grand quotidien du matin, où le prince -Victor, qui le subventionnait alors et payait son gargotier, l’avait -fait embaucher comme manœuvre. Nul, comme ce Bulgare, n’était ferré sur -le décret de messidor an VII qui règle les préséances; personne mieux -que ce demi-Turc ne connaissait les traits de Talleyrand, les mots -de Cambacérès et les rites du nationalisme dont il était le nouveau -Brummel. Ses beuglements, lors d’une gaffe du Protocole, quand ce -dernier fit éclater le ridicule et la misère d’esprit du roi d’Italie -en le laissant bafouiller à l’Hôtel de ville, pour ne l’avoir point -prévenu que le Préfet de la Seine allait le speecher et qu’il avait à -lui répondre, ses beuglements d’indignation sont restés célèbres. M. -Jehan de Mithylène avait même failli déborder du Napolitain, parloir -des gens de Lettres, sur la scène du Monde. A la suite de la tragédie -de Belgrade et pendant l’élection de Pierre I^{er}, il fut en effet, -douze heures entières, l’_outsider_ de la Skoupschina: car il avait -par télégraphe posé sa candidature à la succession du mari de Draga. -Présentement, chaque matinée, il se rendait à Saint-Gratien pour -enfoncer le pessaire à la princesse Mathilde. - -L’homme qui assistait ce jour-là M. Jehan de Mithylène _fabriquait -des œuvres posthumes_ de son métier. Qu’on ne s’étonne pas, il -n’était point le seul, en Paris, à travailler dans cette partie qui -n’enrichissait guère. Un grand écrivain, une Pensée dont l’altitude -voisinait avec celle des étoiles les plus renfrognées, venait-il à -disparaître, sa femme se réfugiait une année, comme il est décent, -dans les ténèbres de ses voiles et s’immergeait dans le silence -et la douleur. Ce délai écoulé, on apprenait ordinairement que le -trépassé dont l’art contemporain, au dire des papiers publics, était -incommensurablement endeuillé avait laissé des fonds de tiroirs, -d’inestimables manuscrits qui ne tarderaient pas à être livrés au culte -des foules éperdues de désir. Et une savante réclame fonctionnait -judicieusement. Puis un beau jour la veuve allait trouver le -spécialiste, _le fabricant d’œuvres posthumes_. Il s’agissait pour -ce malheureux, moyennant un salaire infime et quelquefois une partie -de la garde-robe du défunt, de s’introduire assez congrûment dans -la peau du _de cujus_ afin que les pastiches de son style et de ses -idées, s’il en avait jamais eus, puissent être pris, par l’éditeur -dupé, par le marchand de secousses littéraires, pour les propres -excogitations de l’homme célèbre, que le papier, plein de soumission, -avait recueilli de son vivant. Chaque année, paraissaient ainsi de -nombreux recueils d’«Impressions», «Notes», «Souvenirs», «Aphorismes» -signés du nom d’un mort illustre et qui étaient fabriqués dans des -mansardes, moyennant des rétributions qui variaient de 150 à 300 francs -par mois. Trente-cinq éditions de «Mémoires» élaborés de semblable -façon et supérieurement écrits furent enlevés, récemment, en moins de -six mois et la Critique en resta stupéfaite, car cette fois, le grand -homme, soucieux de retenue et de modestie, avait attendu son décès pour -manifester enfin quelque talent. Oui, Médéric Boutorgne savait cela, -et bien d’autres choses encore, mais malgré tout, il n’arrivait pas. -Jamais—ce qui était son plus grand désir—il n’avait pu pénétrer dans -une grande feuille au tirage fabuleux. Une vigoureuse offensive et -l’appui de ses belles relations l’avaient seulement amené, un jour, à -collaborer comme chef des échos à un de ces journaux hypothétiques qui -ont pris coutume depuis vingt ans, au moins, de se mettre en ménage, à -trois ou quatre dans une unique chambre du Croissant, pour pouvoir être -en mesure le jour du terme, tout comme les maçons, les _ligorniaux_ de -l’île Saint-Louis. - -Médéric Boutorgne avait débuté dans les lettres par un livre qu’il -avait intitulé: _Drames dans la Pénombre_. Sa prose chassieuse et la -molle pétarade de ses métaphores ataxiques y faisaient sommation à -la Vie, aux Êtres, aux Choses, à l’Univers lui-même, de livrer, sur -l’heure, l’atroce mystère de leur Absolu, non moins que l’incognescible -de leurs Futurs et de leurs Au-delà. Il est inutile d’ajouter que -tout ce qui vient d’être énuméré n’avait rien révélé du tout, hormis -la seule inanité de l’auteur. Un grand écrivain, à la réception de -cet ouvrage abondamment dédicacé, avait évalué Médéric Boutorgne -comme un «nouveau Shakespeare». Cet arbitrage bonifiant ayant été -rapporté sur l’heure au plus grand nombre d’amis possibles, un de ces -derniers lui avait fait remarquer que d’être un «nouveau Shakespeare», -cela ne comptait pas: attendu qu’il y en avait déjà une quinzaine -qui circulaient en se réclamant de ce titre avantageux, notamment un -Néerlandais, un Marseillais qui écrivait en provençal sans compter sept -ou huit Scandinaves et tous les impubères des jeunes Revues qui, à -leur deuxième écriture, avaient, pour le moins, ravalé le grand Will. -Médéric Boutorgne cependant avait persévéré. Il avait travaillé trois -ans à la confection de deux bolides qui devaient, à son avis, rayer -de leur aveuglante fulguration, la nue jusque là ténébreuse et morne -des Lettres Contemporaines. Le premier s’appelait: _Épopées dans la -Conscience_, le second s’abritait sous ce titre: _Julius Pélican_. Mais -sa pyrotechnie devait avoir été maléficée ou compissée à l’avance: car -sa trajectoire la plus tendue ne l’avait menée que dans les boîtes des -bouquinistes des quais où les deux bolides s’étaient engouffrés avec -ensemble, sans projeter la moindre étincelle, ni susciter la moindre -monnaie. - -Médéric Boutorgne, ce jour-là, devant les confrères glorieux, -inventoriait sa vie ainsi que son présumable avenir. Quel destin -contraire, quel mauvais sort enragé s’accrochait donc à ses grègues -pour l’empêcher de se faufiler lui aussi? Tous ses camarades, un -à un, finissaient par se hisser; lui seul restait enlizé dans le -marasme. Quelques heures auparavant, un de ses amis l’avait écrasé -encore de sa fortune naissante. Promu soudainement à la dignité de -_chef des Informations et du Chantage_, il l’avait entraîné dans la -salle de rédaction du _Gallo-Romain_, une feuille du boulevard battant -pavillon de flibustiers et dont le directeur, un créole argentin, -devait, plus tard, être choisi comme plénipotentiaire par une jeune -République hispano-américaine désireuse d’être, sur l’heure, initiée, -par ce maltôtier milliardaire, à toutes les ressources de la piraterie -occidentale qui permettent à un peuple nouveau-né de s’imposer au -respect des chancelleries et lui assurent, à bref délai, l’estime des -autres nations civilisées. Arrêté devant le cadre fileté d’or, qui -devait offrir aux regards de la clientèle les profils des nouveaux -articliers de la maison, le camarade de Boutorgne touchait du doigt -la place où, dès le lendemain, s’imposerait son front aux géniales -radiations. Aussi Médéric sentait-il sourdre en lui une admiration -profonde, enfiellée cependant de quelque amertume à l’égard du confrère -pareillement favorisé. Mais, la Fortune cette fois, s’était montrée -intelligente dans son choix, comme il dut le reconnaître devant le -toupet du personnage soudainement mis à jour, toupet monstre qui, dans -la littérature, permet d’accéder aux plus hautes situations. - -Ils ne s’étaient pas retournés, en effet, que dans un froufroutement -de fracassantes soieries, un feu d’artifice de lueurs et d’aveuglants -rayons émané de soixante bagues et d’au moins quatorze colliers ou -pendiques, parmi le déchaînement des parfums racoleurs où perçait -cependant la note aiguë d’une pointe d’iodoforme, sortait la belle -Otero venue pour solliciter une lèche de quelques lignes de ces -messieurs. - -Et l’ami s’était précipité vers le garçon de bureau. - -—La belle Otero chez le patron? Elle a au moins cassé l’ascenseur, en -montant? - -—????? - -—Oui, elle casse tous les ascenseurs: elle a démoli le mien, -avant-hier, en venant chez moi. - -Boutorgne qui savait dans quel taudion d’une maison ouvrière de la -rue Lamark, dans quel galetas situé au plus haut d’un escalier, -feutré les soirs de paye par le vomis des locataires, demeurait -le _chef des Informations et du Chantage_, admira sans réserve et -n’osa plus solliciter son admission dans un journal où, pour la -moindre besogne, on pouvait requérir de lui, un égal savoir-faire. -A s’ausculter soi-même, il reconnut qu’il lui faudrait au moins six -mois d’entraînement rationnel et journalier dans l’imposture pour, à -l’improviste, témoigner d’une pareille maîtrise. - -C’était ce même jouvenceau,—auteur du _Cloporte cramoisi_—qui, à peine -évadé de sa sous-préfecture tardigrade et installé depuis huit jours -à Montmartre arrêtait au passage un ami journaleux pour lui tenir ce -petit discours: - -—Mon vieux, je sors de chez Puvis de Chavannes. - -—Ah bah! - -—Oui, et il m’a dit en me montrant sa dernière fresque: «Comment -trouvez-vous cela, mon cher? Est-ce que cela vous plaît?» - -Mot admirable et grâce à quoi on entrevoit Verlaine prenant conseil -de Théodore Botrel; Renan, angoissé, demandant son avis à Francis de -Croisset, par exemple. - -Le camarade de Boutorgne était d’ailleurs le plus frappant exemple -de la crétinisation indurée que le métier de gazetier peut conférer -à des individus nés pour tenir exclusivement avec lustre l’emploi de -calicot suburbain ou d’adjudant rengagé. Comme une certaine littérature -avait mis la pédérastie à la mode dans le monde des petites chapelles -d’esthétique, et comme un _tartinier_ notoire, Jacques Flamussin, -faisait profession dans un grand journal de jouer à la ville le rôle -d’un Pétrone brabançon dont la prose saccageait les ronds de-cuir en -mal de satanisme, notre éphèbe, dans le désir d’approcher ce dernier -et de se décrasser aux yeux de tous de ses allures départementales, -s’était fait initier à la sodomie passive, par dévouement -professionnel. Désormais, il traita de saligauds ceux qui pratiquaient -l’amour normal. Par surplus, afin de se conformer aux écritures de ce -maître révéré, qu’il projetait d’égaler, Arthus Mabrique: c’est le -nom de notre animalcule, s’était mis à boire l’éther et avait fait -le possible,—bien que tout cela le dégoutât peut-être,—pour devenir -morphinomane. On ne le rencontra plus qu’avec Jacques Flamussin, -racolant pour lui tous les Adelsward, tous les Warren, tous les -Ephestions de trottoir qui déferlent de la Madeleine à la rue Drouot. -Et il vous soufflait dans le nez, l’air dolent et exténué. - -—Ah! si vous saviez! demandez à Jacques, mon _collabo_: l’éther me -ravage, et je suis saturé de morphine, je vais bientôt sauter: pensez -donc, trois piqûres par heure et par dessus tout cela, comme Jacques, -j’ai la hantise... la maladie des masques... mais tous deux nous -haïssons les brutes repoussantes de santé... - -La Nature hélas, bien que Boutorgne fût parisien, l’avait affligé d’un -empois tenace de provincial. Et, mâchant et remâchant le fiel extravasé -d’une pareille constatation, il en arrivait à se dire qu’il était -oiseux de lutter, qu’il ne serait jamais une signature retentissante; -que quoi qu’il fît, puisqu’il n’était qu’un arriviste balourd, ses -œuvres postérieures, comme les précédentes—où il avait cependant -entreposé le meilleur de ses moelles et de son cerveau—seraient -enterrées dans la fosse commune de l’indifférence. Pourtant, pourtant, -il était de la race des écrivains! Cela, il en était sûr. Alors, pour -évoquer l’ignorance, la mauvaise foi et la méchanceté des hommes à -l’égard de l’artiste qu’il découvrait en lui, il se murmura, _in -petto_, les vers de Baudelaire: - - Dans le pain et le vin destinés à sa bouche, - Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats... - -Quels gratte-fesses que tous ces littérateurs, mes confrères! Dire que -le public coupe là-dedans, lui que les journaleux traitent couramment -de grand enfant imbécile, à l’incoercible crédulité, dire qu’on le -guérira de tout excepté de la chose imprimée; dire que si la clientèle -pouvait assister aux conversations de tous ces gens-là, quand ils se -demandent quelles bourdes ils vont lui conter, sur quel bateau ils -vont l’embarquer, elle marcherait encore dans le besoin où elle est de -révérer quelque chose ou quelqu’un quand même et toujours, proféra-t-il -à voix contenue. Devenu nihiliste et iconoclaste, pour hélas! seulement -une seconde, il surenchérit en lui-même, tout en claquant la porte: -Certes, une peuplade d’Araucaniens, une horde de la Papouasie est -supérieure au mental et au moral à la Tribu des gens de lettres. -Et, rageur, d’une allure précipitée, il doubla sans le voir, l’homme -à la serviette sous l’aisselle, le gérant, qui inclinait la tête à -son adresse en deux ou trois flexions amicales. Il avait, cependant, -peiné près de quatre ans pour conquérir ce geste! Oui, il lui avait -fallu de longues années d’assiduité avant de capter ainsi l’attention -du personnel, avant d’être intronisé à tout jamais dans la maison. -Désormais, cette politesse du gérant était une sorte de consécration -et aux yeux des garçons, qui ne lisaient, eux, que le _Paris-Sport_ ou -bien les lettres décachetées dans les poches des pardessus, il pouvait -passer pour avoir du talent puisqu’il figurait parmi les littérateurs -qu’on salue. - -Dehors, il pressa le pas dans la douceur de la soleillée finissante. -On était en mai, et le ciel, tendu tel un velarium de soie indigo, -rougeoyait des derniers brandons de l’astre au couchant, semblait -palpiter et se soulever sous l’effort d’une brise légère et attiédie -qui promulguait les jouvences nouvelles. Faces plates de cercleux vides -d’intellect, visages malmenés par la hantise de l’argent ou de la femme -à conquérir, bouches tordues par toutes les sales concupiscences, -prunelles de flammes, yeux torves, chassieux ou hagards des fauves -civilisés en tendance vers la proie, rumeur sourde faite des plus pures -émanations de l’accablante sottise, locutions à la mode jetées d’un -groupe à l’autre en manière de blague ou d’appel, rires de femmes, -invectives de cochers, hurlements de camelots, poussière dansante et -fine sablant les crachats épars, coudoiements voluptueux, mystère, -menace des figures glabres ou poilues, retape de la fille, du giton -ou de la tribade, journalistes en quête d’une bêtise à monnayer: le -boulevard s’encombrait, pendant qu’une pestilence d’absinthe, émanée -des terrasses de café où se tenaient les grandes assises de l’alcool, -assaillait les passants. - -Muni d’un carton ovale, Médéric Boutorgne stationna un quart-d’heure -dans l’attente laborieuse de _Batignolles-Odéon_. Il se rappela, -à propos, la boutade d’un confrère: Si Paris, désormais, ne peut -plus faire de révolutions, s’il s’est résigné à accepter toutes les -molestations et toutes les turpitudes, s’il est tombé à l’apathie -dernière, la faute en incombe à la Compagnie des omnibus qui, depuis -cinquante ans, l’accoutume à tout subir et, peu à peu, l’a amené à ce -degré de vachardise dans la résignation. Ah! les gouvernants, quels -qu’ils soient, peuvent être tranquilles: les citoyens capables de -supporter pareilles avanies sans se révolter, jamais plus n’arracheront -les pavés. Rebuté encore à la troisième voiture surgissant -archi-comble, il passa devant la devanture d’un tailleur voisin, -affronta le verdict de la glace, s’entrevit, comme toujours, petit, -syncéphale: le cou dans les épaules et la poitrine trop bombée, en -ventre de poulet. Blond, d’un blond sale identique à la paille d’avoine -qu’on extrait parfois des couettes, des paillots d’enfant, alors qu’ils -ont été exagérément humidifiés, l’allure anglaise qu’il devait à un -_Raglan_ de la _Belle-Jardinière_ et à un faux-col des _Cent-mille -chemises_ n’arriva point à le consoler. Contristé par sa propre image, -il revint au bord du trottoir, alluma une cigarette. Et tout à coup, -il resta stupéfié, le bras en l’air, sans plus penser à jeter le tison -qui, sournoisement, lui brûlait les doigts. - -Devant lui, à trois pas, dans une victoria sobre, attelée de deux -trotteurs anglais supérieurement racés que l’engorgement de la -chaussée faisait piétiner sur place, il venait de reconnaître le prince -de Tabran. Un demi siècle au moins, le prince avait fait peser sur -Paris la dictature de ses élégances, avait été le patricien célèbre qui -régente le bon ton et promulgue aux pantalons, aux jaquettes et aux -cravates, non moins qu’aux attitudes, les brefs du goût parfait. Frappé -quinze mois auparavant d’une attaque de paralysie générale: car rien, -on s’en doute, ne peut liquéfier l’encéphale, ou ravager les méninges, -comme de se trouver, chaque matin, dans la nécessité d’infuser du génie -aux tailleurs de la gentry et de confabuler avec les esprits aussi -adamantins qu’armoriés du Jockey-Club, il n’était restitué à l’air -libre que depuis peu de jours, gâteux à un point indicible et ayant -à peu près perdu l’usage du son articulé. En l’heure présente, il se -manifestait sous les apparences d’un tas de chair amorphe élaborant des -salives mousseuses qui floconnaient le long des commissures et qu’une -femme, _une institutrice_,—il ne pouvait tolérer les hommes à son -côté,—étanchait de minute en minute. Cette femme _était chargée de lui -réapprendre à parler_, de lui indiquer la valeur et le sens des mots, -comme elle aurait pu le faire à un enfant. Et rien n’était plus triste -que de voir la main gantée de la compagne du vieillard pointer, au -hasard, pendant que sa voix répétait plusieurs fois le nom de la chose, -ou de l’être désigné, sans que rien d’autre qu’un bégaiement confus, -une sorte de borborygme arrivât aux lèvres du prince. Tour à tour, -l’institutrice, requérant toute son attention à l’aide d’intonations -câlines, avait dit, le bras tendu:—un kiosque—un café—un chien—un -soldat—la face du patricien, retourné aux limbes puérils, était restée -plus morte que jamais. Mais, tout à coup, la femme montra la lamentable -haridelle somnolant dans les brancards d’un fiacre en station et -articula lentement: _cheval, cheval_, à deux reprises. Alors, comme si -ce mot qui lui rappelait les gloires, les fastes hippiques qu’il avait -présidés jadis, fût doué pour lui d’un pouvoir magique, le prince fit -un suprême effort, son œil s’alluma d’une lueur d’intelligence et, très -distinctement, il dit: - -—_Dada! Dada!_ - -Médéric Boutorgne se préparait à philosopher, comme il est du devoir -d’un bon littérateur de le faire quand le hasard place devant lui un -geste drôle, une circonstance pleine d’enseignement ou une conjoncture -pittoresque de la vie. Il n’en eut pas le loisir. Le voyant arrêté -et comme statufié au bord du trottoir, une _marchande de spasmes_ -quinquagénaire, à l’arrière train tumultueux, qui n’avait point lésiné -sur la tripe ni le téton, s’efforçait de l’aguicher depuis un bon -moment déjà. Il murmura:—Vieille peau, à son adresse et fut admis enfin -à s’insinuer dans le gros omnibus—le cinquième qui venait de passer. -A peine assis, il se trouva gratifié de la puce classique que la -compagnie, en surplus de la correspondance, tient à la disposition de -tout voyageur. Et il donna ses trois sous d’impériale, cependant que le -conducteur, dont c’est la fonction, lui marchait opiniâtrement sur les -pieds. - -Le gendelettre, tout en se grattant, convoqua ses soucis cuisants, -les pensées douloureuses, l’_urticaire_ mentale dont il était investi -depuis longtemps déjà. Certes, il n’y avait rien à faire pour lui dans -la littérature, s’entêter désormais serait stupide. Et il se remémorait -les rancœurs subies, les crapauds, les poignées de cloportes qu’il -lui avait fallu avaler quand il était petit reporter. C’était à lui -que le mot suivant avait été dit: Un matin de décembre, après avoir -trotté pendant deux heures avec des bottines spongieuses, dans la boue -glacée des rues, il s’était présenté pour la deuxième fois dans la même -semaine chez un augure, dans le dessein de lui soutirer à nouveau une -interview et de faire ainsi du deux sous la ligne. Plein d’audace, la -nécessité de gagner sa vie lui infusant du courage, il avait échappé au -valet de chambre, au grand dam de sa jaquette après laquelle ce dernier -s’agrippait afin de l’empêcher d’envahir le logis sacré où habitait la -Gloire. Il avait culbuté avec un égal brio un autre larbin accouru à la -rescousse et, finalement, s’était insinué dans la chambre à coucher, le -crayon en arrêt et l’oreille attentive décrassée, préalablement, par -un coup d’ongle, de la cire, du cérumen de la nuit. Alors l’oracle en -chemise, le poil des jambes et de l’estomac hérissé de colère, s’était -précipité sur lui. - -—Comment c’est toujours vous! Qu’est-ce que vous voulez que je vous -montre encore.... Mon âme ou mon pot de nuit? - -Un confrère, à qui Boutorgne confessa la chose, réfléchit une minute, -et conseilla: - -—Mon vieux, tu as sous la main une vengeance épatante: conte dans -ton papier que tu as trouvé un Larousse chez le bonze; il sera -discrédité.... - -En effet, dans le métier des lettres, le Larousse est le parent pauvre. -Il n’est pas d’injure plus forte pour un porteur de prose, pour un -_prosifère_, que d’entendre dire de son érudition: il a pigé ça dans -le Larousse. Un écrivain accepterait plutôt d’être traité de pédéraste -que d’être accusé d’avoir chez lui l’infamante encyclopédie. C’est -le monument inavouable qu’on cache aux visiteurs, qu’on relègue dans -la pénombre, près du seau à charbon de la cuisine, et auquel presque -tous cependant doivent leur savoir. Pauvre Larousse, combien d’ingrats -éduques-tu tous les jours, toi qui as déjà fait entrer tant de gens -sous la coupole des Quarante ou à l’Académie des Inscriptions et -Belles-Lettres! - -Boutorgne, ingénu en cette occurrence comme en toutes autres, n’avait -pas su discerner la sombre scélératesse du conseil donné par le -collègue. Celui ci rêvait de cumuler, d’adjoindre à ses appointements -de _soiriste_ les maigres émoluments de Médéric en lui râflant son -emploi. Et cela ne tarda guère. L’augure accusé de posséder le Larousse -courut d’un trait chez le Directeur du journal et incontinent fit -débarquer le lamentable Boutorgne. - -Ah! oui sortir de là au plus vite! Résilier l’ambition de prononcer -des phrases éternelles, des mots qui enchanteront les siècles futurs, -abdiquer l’espoir de monnayer jamais son jaspin, mais s’évader de cette -rotonde d’hamadryas qu’on appelle la Littérature, le Journalisme, -le quatrième État, tout ce que vous voudrez. D’autant plus que le -cap de la trentaine était doublé depuis trois années, et il en avait -vraiment assez de cette vie paupérique, de cette existence sans faste -qu’il menait avec sa mère. Puisqu’il n’avait pas réussi à devenir -notoire, il fallait abandonner l’idée du beau mariage. Les Lettres -sont un moyen aussi certain de conquérir l’héritière bourgeoise que -l’épaulette, et la plupart des vocations d’écrivain sont déterminées, -comme les vocations militaires, par ce fait archi-connu. Mais néanmoins -convient-il de sortir du rang. Quand on s’établit négociant en -solécismes et manufacturier de banalités, faut-il que la boutique -soit achalandée pour capter la pintade enrichie, désireuse de lisser -ses plumes parmi les _volaillers_ du beau langage. Or, il ne se -trouvait nullement dans ce cas. Les dots fabuleuses ou même simplement -acceptables étaient pour d’autres que lui. Tout au plus pouvait-il -espérer épouser dans le demi-monde sur le retour. Et encore! Car ces -dames devenaient exigeantes depuis que plusieurs d’entre elles avaient -réussi à convoler dans les ambassades, l’Académie, ou avec les gloires -du roman contemporain. Pourtant, coûte que coûte, il fallait trouver un -expédient durable et nourricier. - -Madame Boutorgne, sa mère, veuve d’un rond de cuir du ministère des -Colonies, vivotait de la maigre retraite du père jointe à une prime -d’assurances que le charançon administratif avait eu le bon esprit de -souscrire pour sa femme, de son vivant. Le revenu annuel ne montait -pas à 4.000 francs et ils étaient deux à s’alimenter dessus: lui, ne -rapportant absolument rien. Même, un équipage décent était nécessaire: -car Médéric, ravagé du besoin de paraître et profitant de ce que son -auteur avait gratté jadis du papier à la Guadeloupe, accréditait au -_Napolitain_ le bruit qu’il était engendré de planteurs ruinés par -des cyclones. Par surcroît, il confiait même à d’aucuns, de temps -en temps—dans l’espoir d’allécher le nationalisme occupé alors à -racoler des plumitifs reluisants—qu’il était marquis authentique. -Mais, ajoutait-il, le ton désinvolte, il préférait laisser tomber son -blason en désuétude, puisqu’il n’avait plus les 300.000 livres de -rentes nécessaires à le porter dignement. On a beau avoir du talent, -vous comprenez, n’est-ce pas, mon cher? Traîner un titre dans la -littérature, c’est diminuant, sans compter que cela vous classe -toujours comme amateur. Non, ce n’était plus à faire depuis ce pauvre -Villiers qui avait roulé le sien dans tous les gargots et tous les -monts de piété de Paris et que sa particule avait empêché d’être pris -au sérieux et d’arriver au gros public. Lui, l’Isle-Adam, avait au -moins une excuse. Il n’aurait jamais, certes, grossoyé de la copie si -la France ne l’avait pas mis dans cette nécessité en lui refusant le -trône de Grèce—auquel il avait des droits certains de par sa généalogie -qui, d’après ses dires, le racinait aux Basileus de Byzance—quand il -était venu supplier l’Empereur de le lui faire obtenir. - -Ce soir-là, Médéric Boutorgne allait dîner, rue de Fleurus, chez -Madame Truphot, tenancière d’un cénacle qui, deux fois par semaine, -traitait des peintres, des orateurs, des gens de lettres et toutes -sortes d’autres phénomènes. Peut-être de ce côté-là, y avait-il quelque -chose à espérer. L’événement imprévu, la circonstance fortuite qui -le tirerait d’affaire pouvait se produire dans ce milieu. Cependant -il ne spéculait sur rien de précis, n’arrivait pas à fixer ni même à -formuler son espoir. Enfin, il se tiendrait aux aguets de la moindre -conjoncture. On verrait bien. Et il se représentait la femme, repassait -son _curriculum_. - -Bien qu’elle eût soixante ans pour le moins, Madame Truphot, depuis -deux lustres, vivait avec un garçon de trente-cinq à peine, qu’elle -entretenait de son mieux, le gros Siemans, un Belge à la face poupine, -au cheveu rare, aux joues de jambon rose, aux épaules de coltineur, si -complètement dans son rôle qu’il était muet à l’accoutumée comme ses -congénères et, en toutes occasions, imitait des cyprins le silence -prudent. La seule passion de cet homme, hormis celle de la musique, -était d’aller se promener avec obstination devant la façade des trois -immeubles tout neufs que Madame Truphot possédait rue des Écoles. On le -rencontrait là, régulièrement, de quatre à cinq, quelque temps qu’il -fît, suivi d’une théorie de petits chiens hideux et recroquevillés, -gros comme le poing à peine, des fœtus de chiens inquiétants et -louches, à la chassie opiniâtre de bêtes puantes qui ne pouvaient pas -le souffrir d’ailleurs, aboyaient contre lui en rebellion constante -et s’efforçaient de le mordre sournoisement, à la moindre occasion. -Mais Siemans veillait sur eux, réfrénait leurs tentatives d’évasion, -s’efforçait de se faire tolérer, leur prodiguant même des noms -d’amitié, des épithètes câlines, dans l’épouvante—faut-il le croire?—où -il pouvait être d’accomplir seul désormais la besogne de tendresse à -laquelle se refusaient peut-être les carlins et les griffons. Sans -doute, devant ce million des trois bâtisses, il se répétait les yeux -crochés sur les balcons et les porches béants: Cela sera à moi un -jour. Et des bouffées d’orgueil venaient crever à la mafflosité de sa -face, tout son être éclatait de joie contenue pendant qu’il tirait -sur lui les avortons à la queue chantournée, aux yeux laiteux. Fils -d’un savetier de Louvain, il se voyait déjà retournant au pays après -avoir réalisé la vieille, informant les gens de l’endroit qu’il -avait gagné sa fortune à écrire des partitions avec son beau-frère, -le compositeur—car sa sœur avait épousé un vague maëstro roumain -qui pastichait Wagner et intriguait pour accéder à l’Opéra-Comique. -Celui-ci lui avait donné quelques leçons et, dès lors, Siemans, rebuté -par le piston et le violoncelle trop difficiles se souvint à propos -qu’il avait été _serpent_ dans sa jeunesse, à la paroisse natale, et -il se mit à l’_ocarina_, un instrument dédaigné, mais dont on pouvait -tirer des merveilles avec un peu d’art. Pendant de longues heures, sans -relâche, il jouait du Tagliafico. Le _Voulez-vous bien ne plus dormir_ -succédait impitoyablement à la _Chanson de Marinette_. - -Ses harmonies jetaient le désarroi dans les muqueuses féminines, -ravageaient les cœurs d’alentour portés sur le sentiment. Un prêtre, -qui habitait la maison, tout en lui reprochant d’introduire le trouble -dans les âmes pieuses, était même venu le demander en mariage de la -part d’une de ses pénitentes: une dame mûre mais très bien encore, la -veuve d’un officier qui avait un fils à Saint-Cyr et qui portait un -chignon de soie. Madame Truphot, mise au courant par des indiscrétions -de domestiques, avait dû placer le propriétaire dans l’alternative de -choisir entre elle, 2.000 francs de loyer, et cette personne, 1.200 -à peine, le menaçant d’un congé s’il ne résiliait pas la location de -l’autre. Et ce n’est qu’après le déménagement de cette énamourée que -le Belge eut à nouveau licence de cultiver l’ocarina. Depuis quelques -jours, il s’attaquait à Ambroise Thomas, auquel il correspondait, -par nature, disait-il, et il épanchait _Mignon_, sur l’alentour, -inexorablement. Dans l’immeuble, on affirmait que la vieille dame -rebutée se mourait, rue d’Assas, d’une maladie de langueur, ce qui -valait à Siemans une auréole d’amant fatal et faisait rager sa -maîtresse sexagénaire. - -De menus incidents revenaient encore à l’esprit de Boutorgne. Il -évoquait l’enterrement de la fille de Madame Truphot, morte dans le -célibat, à quarante ans, après avoir lutté sans succès, après s’être -épuisée en querelles et en inutile stratégie pour éloigner l’amant qui -tenait sa mère par on ne sait quelles fibres honteuses. Ce jour-là -l’homme entretenu avait fait les honneurs du logis endeuillé, en maître -désormais incontestable, avait marché bravement, tenant les cordons -du poële, à la tête de la famille, au regard d’une notable partie du -Tout-Paris de l’art et de la politique, car M. Truphot, mari, avait -été longtemps chef du municipe, maire d’un des arrondissements les -plus riches de la capitale. Même, Boutorgne se revoyait, certain jour, -courant les rédactions pour empêcher les quotidiens de révéler que M. -Truphot avait été trouvé, un matin, au pied de son lit, la tempe trouée -d’une balle. Pendant longtemps, cet homme, conjoint à une hystéromane, -s’était efforcé de ne rien voir. Puis, quand il lui avait fallu, de -mauvais gré, ouvrir les yeux sur les priapées de son logis, il avait -versé en des scènes atroces, mais pour pardonner chaque fois, dans la -crainte qu’un esclandre public ne l’astreignit à répudier l’écharpe -tricolore à laquelle il tenait par dessus tout. Il s’était contenté -d’expurger un peu son foyer, évacuant du mieux qu’il le pouvait la -racaille de lettres qui mangeait à sa table et polluait sa literie, -surveillant de près l’homme du gaz qui venait vérifier l’appareil, ou -le frotteur qui, la brosse au pied, esquissait des entrechats excitants -et dansait la croupe en l’air. Madame Truphot, en effet, ne répugnait à -rien, s’accointait avec les plus viles espèces, dilapidait ce qu’on est -convenu d’appeler «l’honneur conjugal» avec des histrions du théâtre -Montparnasse, des pîtres de _Bobino_. Un jour même, elle avait été -cause de la révocation d’un sergent de ville albinos, pour l’avoir, -quand il était de faction, attiré dans la chambre de sa bonne en lui -promettant de l’épouser, après divorce. Par la suite, M. Truphot, -las sans doute de mener ici bas une vie dont les seules voluptés -consistaient à marier les autres et à être plus cocu que le prince de -Chimay ou le futur roi de Saxe, s’était mis subitement à la poursuite -d’autres délices et s’était laissé induire en l’alcool. Pendant quatre -années, il avait entrecoupé la quotidienne lecture des articles du Code -d’abondants hoquets et aromatisé la salle d’honneur de la mairie d’une -haleine où les senteurs du pernod et le relent du bitter réalisaient -l’indissoluble hyménée. Comme on le voit, c’était dans toute son -ampleur l’ignominie bourgeoise, la gangrène qui, à l’arrière de la -façade impressionnante, de l’armature et des fonctions dignitaires ou -honorifiques, ronge, comme un cancer, la chair et l’âme des classes -possédantes. Mais l’honorable magistrat municipal, en une heure -pessimiste où l’irréductible ignominie de sa compagne et le malaise de -sa «bouche de bois» s’étaient faits particulièrement insupportables -n’avait pu résister à la nécessité de se liquider d’un coup de revolver. - -Madame Truphot, débarrassée du mari, avait réalisé un rêve longtemps -caressé. Elle avait ouvert un salon littéraire. Le symbolisme alors -battait son plein et des tiaulées d’imbéciles, opérés de toute syntaxe -et de toute orthographe, travaillaient à surpeupler les maisons -de fous en proposant à l’admiration des masses d’invraisemblables -rébus, des formules aussi inouïes qu’hermétiques où, paraît-il, ils -avaient _emprisonné la Beauté_. Madame Truphot fut donc préraphaëlite -ardemment. De jeunes hommes, quelque peu Kleptomanes, visiblement -détachés des ablutions et pédérastes comme il convient, vinrent, chaque -mardi et chaque samedi, déverser chez elle le trop plein de leur génie, -sous forme de pentamètres, d’hexamètres et de myriamètres, tout en -faisant suinter, de leur mieux, les écrouelles de leur esthétique. -Après quelque résistance, le Sar Péladan, coiffé d’une brassée de -copeaux à la sépia, d’une bottelée de paille de fer, le Sar Péladan, -lui-même, finit par céder et, pendant une année, honora son logis de -ses pellicules et de ses oreilles en forme d’ailes d’engoulevent. Grâce -à ses bons soins, la veuve fut, sur l’heure, immatriculée dans la -religion de la Beauté et n’ignora plus tout ce que le _Saint Jean_ du -Vinci ou la sodomie vénale dérobe aux profanes de splendeurs cachées. - -Son argent et sa personne furent, longtemps, l’âme du salon des -Rose-Croix où elle figura sous les apparences d’une Salomé maigre; et -deux ou trois artistes de l’_Ermitage_ travaillèrent à la munir des -proses gonorrhéiques aptes à glorifier en toute occasion les œuvres -du divin Sandro ou de Cimabué. En sa demeure, Jean Moréas qui, depuis -trente ans, menace le monde angoissé d’un chef-d’œuvre selon la norme -grecque et se contente de ressembler à Euripide, qu’il traduit, comme -Hadji-Stavros ressemble à Miltiade, Jean Moréas se vit acclamé à -l’unanimité chef de l’_Ecole Romane_. Même, un moment le lustre de -Madame Truphot fut tel que M. Huysmans alla jusqu’à parler de la mettre -dans un de ses livres, quand elle eût donné dans les Bolandistes et -fourni l’argent d’une messe noire. Mais le mauvais destin veillait -et si la veuve ne fut point léguée à la postérité, telle une M^{me} -Chantelouve d’un mode avantageux, c’est que son crédit politique -s’avéra insuffisant pour faire octroyer le ruban rouge à l’auteur -d’_A Rebours_. Sans doute, la sexagénaire serait arrivée avant peu à -l’androgynat que lui préconisait le génial Joséphin, mais le Belge, -son amant, rendu fou furieux par les dépenses exagérées d’un tel état -de choses, avait un beau jour jeté tout le monde dehors. Nettement, il -posa la question de confiance. Elle aurait à choisir désormais entre -ce faubourg de Gomorrhe, ces Commodores de l’Insanité et son amour de -mâle préféré. Et Madame Truphot, geignante, tout en protestant qu’il -assassinait en elle et l’intelligence et la beauté avait cédé, sans -trop de défense, dans la peur terrible où elle était de le perdre pour -toujours. - -Mais elle souffrait d’être, depuis cette époque, tenue à l’écart du -mouvement littéraire et de n’avoir plus aucune action sur la pensée des -hommes de son temps. Ses dîners hebdomadaires n’étaient plus, hélas! -les Conciles d’antan. Et il lui était douloureux de ne plus manœuvrer, -comme auparavant, la manette qui imprimait la direction au génie -symboliste. - -Médéric Boutorgne, qui se préparait à descendre à la station de -Saint-Germain-des-Prés, se murmura tout à coup, en se frappant sur les -cuisses: - -—Ah! non, c’est trop drôle! - -Il se remémorait le soir des _Sociétés savantes_ où en compagnie de -la Truphot éclectique, de son amant et de trois ou quatre autres -camarades, il était allé entendre Truculor, le tribun socialiste. -Truculor les avait fait placer sur l’estrade, tout près de lui et, -de suite, il s’était mis à besogner de son métier sur les tréteaux, -tonitruant, de sa voix fracassante. - -—Oui, Citoyens, l’ordre qui régit les justes consciences et les esprits -en possession de la Beauté, de la Vérité et de la Justice, sera l’ordre -même de la Société nouvelle, de la Société que tous nous voulons créer, -de la Société que nous voulons accoucher enfin de son idéal supérieur... - -—Dans deux mille ans, coupa un prolétaire sceptique. - -Mais Truculor, se tournant vers lui, continuait imperturbable: - -—Je répondrai à mon interrupteur: Quai ce qu’ai c’est quai deux mille -ans dans l’histoire du Minde? Quai ce qu’ai c’est quai deux mille -ans de souffrince encore, étant donné que la misère existe depuis -l’origine des sociétés et qu’elle menace de durer toujours? Et si -le Sô-cia-lis-me venait dire à l’Hu-ma-ni-té: il est en mon pouvoir -de faire régner la paix et le bonheur sur la terre, mais seulement -dans deux mille ans, le Sô-ci-a-lis-me devrait être accepté avec -enthousiasme par tous les hommes généreux... - -Spontanément, Siemans, l’homme entretenu, s’était mis debout et avait -donné le signal des applaudissements en heurtant l’une contre l’autre -ses grosses mains poilues de roulier wallon, tandis que la Truphot, -empoignée par l’éloquence du bateleur redondant, criait: bravo! bravo! -de sa voix suraiguë de fifre avarié. Et Truculor ensuite avait été à -ce point persuasif et admirable que, pendant trois jours, la veuve et -le Belge—rétrogrades à l’ordinaire—ne parlèrent plus que du devoir où -se trouvaient les bons citoyens, de coopérer au bonheur des hommes. -Rénover la famille, supprimer les parasites dans la Cité future, oui, -ils étaient travaillés par ce désir! - -L’appartement de Madame Truphot, où elle concubinait avec son amant, -était situé à l’entresol d’un pavillon en retrait sur la cour, dans -une maison quiète et tranquille, d’allure balzacienne avec sa pénombre -constante, les petits judas grillés de chaque porte et les tentatives -de végétation de la cour: fusains empoussiérés et buis maupiteux dont -le vert noirâtre, inexorable et agaçant, entretenait là une note de -préau d’hôpital, de jardin de prison ou de presbytère calviniste. -Mais Madame Truphot aimait cet immeuble dont l’allure compassée -et réfrigérante marouflait le réel de sa vie d’une ombre austère -et d’une décence profitable. Quand Médéric Bourtogne ascensionna -l’escalier, il fut baigné par les ondes d’une mélodie qui, traversant -les portes et les cloisons, rayonnait sur le dehors. C’était Siemans -occupé à interpréter sur l’ocarina le «_Si vous ne m’aimez plus, -oubliez la fenêtre..._» en fignolant les traits et en soignant les -finales; ce qui, sans doute, devait avoir encore pour résultat de -perturber, au sixième, les mansardes ancillaires et d’infuser aux -femmes de professeurs dont la maison s’embellissait, l’irréfrénable -désir des péripéties sentimentales. Parvenu au second et reprenant -haleine, car il avait le souffle court, le jeune littérateur essuya, -avec précaution, ses _Raoul_ au paillasson et tira le cordon de -sonnette dont l’appel intérieur détermina immédiatement la frénétique -effervescence des roquets favoris. Une bonne vint ouvrir et, tout en -garant le bas de son pantalon des crocs de _Moka_, _Spot_, _Nénette_, -_Chiffe_ et _Sapho_, Médéric Boutorgne préleva le meilleur de ses -compliments et réussit à élaborer un sourire du plus pur aloi pour -répondre au bon accueil du Belge et de la Truphot. - -Très maigre et plutôt petite, avec un reste de cheveux gris insociables -et envolés dont les courants d’air ou les torgnoles de son amant -paraissaient prendre un soin jaloux, les joues caves creusées d’un -coup de pouce et les pommettes rubéfiées; avec cela un verbe criard de -marchand d’habits ou de robinettier ambulant, telle était la veuve de -l’officier municipal. Possédée de la passion du bric-à-brac, ses deux -salons ressemblaient à l’arrière-boutique d’un regrattier montmartrois -ou à quelque sous-dépotoir de l’hôtel des Ventes, sentaient la -poussière surie et le vieux matelas, s’encombraient de ferrailles -archaïques, de lampadaires défaillants, de bahuts stropiats, de -faïences qualifiées historiques qui avaient dû servir de projectiles -dans les précédentes disputes du ménage et de soies juteuses quoique -sans modestie. Cet entour sertissait merveilleusement, d’ailleurs, -Madame Truphot, dont les corsages évanescents et les jupes instables, -toujours pendantes au bout de quelque cordon mal sanglé, évoquaient -un personnage de manucure douteuse qui, dans les périphéries, -travaillerait les vicaires louches, les vieux messieurs décorés qui -font leurs Pâques ou les sacristains promis à la correctionnelle. -Parfois, elle faisait venir un artiste capillaire qui moyennant deux -louis la séance la plâtrait et la cimentait avec perspicacité. - -—Charles, il faut que vous me donniez trente-cinq ans aujourd’hui. - -—Alors ça sera soixante francs; Madame sait bien que pour deux louis, -je ne peux donner à Madame que l’apparence de quarante ans. - -Elle s’en allait alors, filait en des expéditions mystérieuses, -courait Paris, ne rentrait que le lendemain au soir, avec des yeux -battus, des joues gaufrées de rides, où le fard écaillé mettait des -esquarres de moisissure. Et dans l’heure qui suivait, des jeunes gens -à figure sinistre, les orbites bistrés, la voix dolente, venaient -apporter des bouquets qu’elle avait payés d’avance, du reste. - -—Tu ne seras pas jaloux, disait la Truphot à Siemans, en ces sortes -d’occasions. Vois je n’y peux rien; ils sont fous de moi; ils me -pourchassent dans la rue. Hier, l’un d’entre eux, le pauvre mignon, a -voulu se jeter à l’eau parce que je le repoussais... - -Le Belge devait avoir l’espoir qu’un de ces drôles assassinerait sa -vieille, quelque jour, car il ne protestait pas, veillait seulement à -ce que cette vermine ne coutât pas trop cher. En cette prévision, il -accaparait le gros des monnaies, ne laissait à sa maîtresse que des -sommes peu élevées et retournait dans sa chambre, bien tranquille, -jouer de l’ocarina et s’administrer des bolées de café au lait et des -tartines de _cramique_—une passion tenace qu’il gardait du pays natal. - -—Avant toutes choses, mon petit, dit Madame Truphot à Boutorgne, -après l’avoir attiré sur une bergère claudicante dont la poussière, -insuffisamment combattue par le balai apathique des bonnes peu -surveillées, s’envola en une petite nuée ocreuse, avant toutes choses, -vous allez me traduire cela, car vous êtes l’érudit de la maison. Ce -sont des vers latins, des vers d’amour qu’un petit polisson inconnu -m’a dépêchés ce matin sous le couvert de l’anonymat, et je voudrais -bien savoir s’il a l’impudence de m’y conter fleurette... Et elle lui -tendait un papier. - -A la seule pensée que ses humanités improbables pouvaient être -requises pour traduire quoi que ce soit ayant une relation quelconque -avec la langue de Cicéron, le gendelettre sentit ses fibres intérieures -se glacer. Néanmoins il fut beau joueur; il sortit son porte-cartes, en -tira un carré de papier, brandit un crayon et dit: - -—Je vais, Madame, vous traduire ce poulet tout de suite, et sans -_Quicherat_. - -Heureusement pour lui, la veuve l’arrêtait. - -—Oh! ça ne presse pas; vous me donnerez la chose demain. - -Rasséréné, Médéric Boutorgne pensa alors à un sien ami, un desservant -très calé sur Tertulien, qui pourrait lui rendre ce service. - -Le papier de Madame Truphot, portant dûment les deux timbres de la -poste, convoyait bien des vers, mais hélas! c’était le madrigal tout -particulier qu’Horace dépêche à la vieille Chloris: - - Uxor pauperis Ibyci, - Tandem nequitiæ fige modum tuæ, - Famorisque laboribus. - Matura propior desine fumeri, - Inter ludere virgines, - Et stellis nebulam spargere candidis, etc, etc. - - * * * * * - - «Femme du pauvre Ibycus, mets enfin un terme à ton dérèglement, - «à ces travaux qui t’ont rendue tristement fameuse. - «Déjà mûre pour le trépas, déjà près de la tombe... - «... ton partage, à toi, c’est désormais le travail de la laine - «tondue près de la noble Lucérie, non la cithare, non la pourpre - «des roses, non les amphores mises à sec jusqu’à la lie; - «car maintenant tu es vieille.» - -Ceci devait être un tour du Sar Péladan éconduit. - -Trois coups de doigts rageurs dans l’emmêlement gris de son chignon -malingre et la Truphot ajoutait: - -—Maintenant, autre guitare. Oh! non pas que je veuille vous recommander -d’avoir particulièrement de l’esprit, tout à l’heure, c’est une -superfluité que de vous prier d’être en veine: vous l’êtes toujours. -Non, j’attends de vous bien autre chose. Voilà: J’irai au fait avec la -belle franchise spontanée que vous me connaissez. Comme je vous l’ai -écrit, nous avons Truculor et Jacques Paraclet que j’ai invité lui, sur -vos conseils, puis un type extraordinaire, confondant, une sorte de -fou ou d’inspiré, on ne peut pas savoir, mais qui est bien l’homme le -plus bizarre de tout Paris. On dit même que c’est le fils naturel d’un -roi. Ceux-là, avec vous et trois ou quatre autres de moindre encolure, -vont nous faire une table amusante. Mais écoutez-moi bien. Ce soir, -par dessus tout, nous avons Honved et sa femme, vous connaissez bien -Honved, l’auteur dramatique, Honved de _l’Ame païenne_ qui s’est marié -récemment?... - -A cet endroit de son discours, la Truphot se levait et, s’emparant -délibérément du bras de Boutorgne, elle le forçait à arpenter la pièce -à son côté, puis volubile: - -—Mon petit, j’ai décidé que vous seriez l’amant de M^{me} Honved et -cela, dès demain, car c’est tout simplement une indignité, Honved a -dix-huit ans de plus que sa femme qui n’en a pas vingt-cinq, elle; or, -cela ne peut durer, il faut à toute force rompre une pareille union. La -pauvre petite ne peut pas, ne doit pas aimer son mari. Je l’ai deviné. -Or, moi, je veux que tous ceux qui m’entourent soient heureux. L’amour -seul vaut de vivre n’est-ce pas? Et puis il y a des caractères qui ne -savent pas vouloir: il faut les placer devant le fait accompli et aller -ainsi au devant de leurs secrètes aspirations. C’est le cas de Madame -Honved, j’en suis sûre.... - -Un peu ahuri par cette proposition quasi-injonctive, le gendelettre -aux côtés de la vieille femme, marquait un écart et son pied venant à -écraser la queue de _Sapho_, roulée en boule sur le tapis, celle-ci se -mettait à pousser des glapissements suraigus immédiatement appuyés par -ceux des autres. - -La Truphot les calmait, en opérant une diversion d’une minute. - -—Ah! ça! la paix _Spot_, _Moka_, _Chiffe_... Oh! les vilaines bêtes... -mais il faut leur pardonner car elles sont très énervées en ce -moment... un peu de neurasthénie... je pense... croiriez-vous, mon cher -Boutorgne? Nénette et Sapho sont malades... Oui, Nénette est cardiaque -et Sapho a des aphtes dans la bouche, la digitale pour l’une, de la -kola pour l’autre... Voyez mes soucis... On a bien du mal, allez, avec -ce qui vous est cher... - -Déjà elle avait ressaisi le bras du _gendelettre_, donnant à nouveau -tête baissée dans son projet, qu’elle n’avait pas eu l’audace, -peut-être, de formuler d’un seul élan. - -—Oui, nous pouvons, vous et moi, réparer une grande injustice, une des -pires de la vie et du Destin: libérer une jeune femme d’un homme déjà -vieux. Je fais appel à votre caractère chevaleresque. D’ailleurs, vous -allez passer des jours sans rancœur. Ah! mon cher! Quels yeux! quelle -plastique! une gorge à déchaponner un sénateur inamovible, comme dit -mon scélérat de coiffeur... Et puis, si vous réussissez, ce qui n’est -pas douteux, ma maison est à vous, vous en pourrez disposer, car -vous n’avez pas de garçonnière... hein? Les garnis sont coûteux et si -répugnants, n’est-ce pas?... - -Elle l’avait empoigné des deux mains aux épaules, l’œil brasillant, une -large tache rouge à chaque pommette... - -—C’est entendu, dites, vous voulez bien?... Ah! quelle bonne odeur, -quel charme cela mettra dans ma maison si triste parfois... Une odeur -d’amour, la meilleure brise pour parfumer l’existence... Vous me -connaissez, j’adore qu’on s’aime autour de moi... Mon Dieu! Entendre -le bruit des baisers! voir des caresses! pressentir les étreintes -voisines! C’est jeter un défi victorieux à la mort et c’est ne plus -vieillir... Aussi, avec moi, pas de fausse honte, pas de gène ridicule. -Si vous avez besoin d’argent, un signe, et je suis à votre disposition. -Du reste je m’arrangerai avec Madame votre mère pour qu’à partir -d’aujourd’hui vous ne lui coûtiez plus un sou... - -Elle défaillait presque... ayant fini d’énoncer la chose d’une haleine -ininterrompue, cette fois, avec des petits crissements de plaisir à la -chute des mots. Et maintenant l’ordinaire cramoisi de ses joues avait -fait place à une blêmeur un peu verte. Des frissons la secouaient, -ses mains se rétractaient en des tics convulsifs, comme si son corps -frémissait tout entier, à l’intérieur, à la promesse de ces amours qui -allaient se dérouler tout près d’elle, à portée de son épiderme et sous -son égide de matrone experte aux palpitations d’alcôve. - -Cependant elle n’avait point terminé encore. Derechef la fadeur -caséeuse de son haleine revint dans la figure de Boutorgne. Son -discours heurté roula des mots choisis, des phrases triées et apprises -d’avance, sans doute, qu’elle n’arrivait à sortir que très péniblement. - -—Et puis voilà la vérité, lâchait-elle, j’ai de la vie une optique de -philosophe et d’artiste. Nos mœurs sont stupides. Aucun de nous n’est -fait pour n’aimer qu’un seul être. Je considère qu’il est du devoir -de certaines intelligences d’empêcher les gens de s’encroûter dans -un amour unique. N’est-ce pas d’un noble cœur et d’une grande âme -d’intervenir, l’occasion se présentant, pour amener les circonstances, -susciter les faits qui pousseront vos amis vers d’autres bras que -les bras accoutumés. Régenter, administrer pour ainsi dire la chair -d’autrui, au mieux de son bonheur et sans qu’il s’en aperçoive; deviner -quels sont les êtres créés l’un pour l’autre et qui se correspondent -parfaitement, c’est œuvrer supérieurement à Dieu lui-même et c’est -se montrer plus grand que la vie stupide; c’est une tâche digne de -mon esprit altruiste et de ma fortune. Je veux marquer la voie à la -civilisation nouvelle, moi... S’efforcer d’affranchir l’Occident de -l’imbécile monogamie est un beau rêve. Hommes et femmes ont droit à -toutes les étreintes que le Destin peut leur offrir et les règles -sociales sont criminelles qui les empêchent d’aller où leurs sens -et leur cœur les entraînent. Répandre dans le monde une plus grande -quantité d’amour, la répartir plus justement est une volonté autrement -magnifique que celle du Socialisme qui veut répandre plus de bien-être -matériel. C’est ma Sociologie et ce sera le labeur de ma vieillesse. -Ah! si beaucoup m’imitaient, bientôt ainsi que l’a dit Raimbaud, en ces -deux vers cités par Verlaine, chez moi, un soir de jadis: - - Le monde frémira comme une immense lyre - Dans le frémissement d’un immense baiser..... - -Médéric Boutorgne, bien qu’auparavant il n’ignorât rien de la femme, -en restait quelque peu abasourdi. Comment, cette vieille frégate -tant de fois incendiée par le brûlot du stupre toujours collé à ses -flancs, comment, cette vieille tartane ne pouvait pas se résigner à -gagner quelque hâvre de désarmement! Voilà qu’elle allait faire la -remorque maintenant, sans y mettre plus de formes, et en résiliant -d’un coup toute l’hypocrisie bourgeoise indiquée en pareille matière. -Cette haquenée hors d’usage, à qui les dents rasées et les membres -asséchés par les éparvins et les suros ne permettaient plus que très -difficilement les gambades et les larges broutées dans le pacage -sensuel, se précipitait écumante encore vers la senteur proche, le -fumet d’amour, l’odeur d’accouplement, qui devaient revigorer ses vieux -tendons, galvaniser ses flancs périmés, être en un mot le stimulant -nécessaire aux nouvelles ruades, aux bondissements désordonnés de la -fantasia lubrique! Le gendelettre exhumait maintenant de son souvenir -une précédente histoire. La femme du peintre Maubuée qu’elle avait -amenée à divorcer, sans but précis, uniquement pour le plaisir, par -souci d’un proxénétisme désintéressé, poussé jusqu’à l’art, et qu’elle -avait fiancée, elle-même ensuite, au petit Foinoir. Cette soirée de -fiançailles était restée célèbre parmi les cénacles littéraires de -la rive gauche. Le beau-frère du Belge avait interprété un de ses -_oratorios_, et quand la Truphot portant le voile en paranymphe avait -entonné elle-même l’épithalame, le gaz s’était éteint, tout à coup, au -bon moment. Lorsqu’il se ralluma, Elphège Brucoglan, du _Mercure_, -prétendait que la chose avait été machinée pour permettre dix minutes -de _peloting_ intensif et que, pour s’en convaincre, il n’y avait qu’à -regarder cinq ou six messieurs qui n’osaient plus sentir leurs doigts. -Trois heures après, la veuve couchait les tourtereaux non sans s’être -assurée au préalable du bon fonctionnement de l’hydraulique dans les -cabinets de toilette. Mais jamais plus les fiancés n’étaient revenus; -ils étaient partis panteler ailleurs: ils avaient des doutes au sujet -de certains trous insolites ménagés dans la cloison. Maintenant ils -vivaient en parfait collage après avoir touché la petite dot que -la Truphot leur avaient libéralement octroyée pour faire face aux -premiers besoins: car cette femme était très généreuse en ces sortes de -circonstances et elle se serait ruinée—si son amant n’y eût veillé—afin -de satisfaire ce qu’elle appelait couramment _ses petits travers -dix-huitième siècle_. Un rien de pudeur, un rogaton de préjugé, sans -doute, la retenait encore, puisque riche comme elle l’était, elle -aurait pu aller jusqu’au bout de son penchant, instituer par exemple -une _campagne_, une folie, comme à l’époque du Régent, une sorte de -lupanar gratuit à l’usage de la littérature dont elle aurait administré -les coucheries et frôlé le personnel. - -Médéric Boutorgne pensait à tout cela. Cette femme, après tout, n’est -pas sans logique. On donne bien à manger, pourquoi ne pas donner aussi -à culbuter? Ce serait pratiquer l’hospitalité bien entendue. On regarde -les autres danser, pourquoi diable, ne pas les regarder aimer? La -danse n’est qu’une excitation passionnelle, une mimique hypocrite des -étreintes, et seul le puritanisme social s’oppose à la contemplation -du geste de volupté. Mais que sera le puritanisme social dans deux -siècles, ou même avant, quand l’humanité pratiquera la civilisation -parachevée, quand la science et la philosophie l’auront convaincue que -procréer est monstrueux et stupide, quand l’amour aura été justement -décrété ridicule par la littérature? car c’est une question de mode que -la beauté de l’amour. Si quinze mille poètes et trois ou quatre fois -autant de prosateurs ne s’étaient point avisés, depuis l’origine des -sociétés, de glorifier les bêlements sentimentaux et les soubresauts de -l’arrière-train, l’espèce humaine n’aurait jamais eu l’idée d’établir -en dogme la magnificence de l’amour. Les animaux, sous ce rapport, -nous sont bien supérieurs: ils ne paraissent pas tirer vanité de leurs -copulations. Dans quelques générations peut-être, il ne sera pas plus -malséant d’assister aux ébats des couples qu’il ne l’est, à l’heure -actuelle, d’assister aux ébats du Corps de ballet. Bien des choses, -de ce seul fait, seront remises à leur place; la _transmutation des -valeurs_, dont parle Nietzsche, sera réalisée pour le meilleur profit -de la morale, et le petit spasme n’aura pas plus d’importance dans la -vie des hommes, que l’acte de nutrition ou d’évacuation. Ce pôle majeur -de la Sottise qui s’appelle l’amour, n’attirera donc plus sur lui, pour -la stupéfier, la plus grande partie de l’intelligence en pouvoir de -comprendre désormais qu’il y a autre chose que l’ébriété épidermique -dans l’existence. - -Madame Truphot, conclut le gendelettre, a trop gigoté par elle-même -et, se sentant sans doute quelque embarras dans les jointures, elle -s’amuse à faire et à voir gigoter les autres. Cela lui continuera -l’illusion qu’elle œuvre et besogne pour son propre compte. Elle -s’affinait présentement, voilà tout. Agir en n’importe quel sens est -grossier. Manœuvrer pour déterminer autrui et n’être que le spectateur -est, en toutes choses, d’un artiste. Elle avait compris cela peut-être, -bien que ce fût extraordinaire d’une pareille cervelle. Surajouter la -joie du dilettantisme au bénéfice de la contorsion personnelle, la -classait parmi les cérébraux. Mais elle y perdait tout de même quelque -chose: la possibilité de se dire un beau mécanisme humain dont le -dynamo sexuel fonctionnerait jusque dans l’ultime vieillesse. Pourquoi -prosaïquement ne pas rester ce qu’elle avait été? Une pauvre chair -tourmentée et pitoyable, qu’Eros traquait et pourchassait, de retraite -en retraite, comme une bête aux abois, une esclave passionnelle, que le -rut fustigeait de ses lanières de feu, ébouillantait toute vive, sans -trêve ni repos, qui, sans jamais reprendre haleine, et sans connaître -la moindre halte miséricordieuse, devait gravir, une à une, jusqu’à la -mort, sur ses paumes saigneuses et ses genoux à vif, les âpres cîmes -de l’escarpement sensuel. Qui sait? Il est possible qu’elle demandât -grâce, parfois, dans ses nuits abjectes, devant l’homme infâme qu’elle -payait; peut-être tendait-elle les bras vers une impossible clémence. -Marche! marche! hurlait la voix du Sexe, pendant que des fers rouges -tisonnaient ses reins fumants, pour lui faire précipiter sa course -sénile vers un invisible sommet d’immondices charnelles. Elle répudiait -tout cela, ce côté épique en somme, pour les rôles d’entremetteuse et -de voyeuse bourgeoise! C’était décourageant. - -Maintenant le raté se reportait à la promesse de Madame Truphot. Il -allait être l’élève, le _cadet_, le sujet brillant dont on paye les -frais d’étude et qu’on subventionne dans l’espoir d’un profitable -avenir. Si sa matérielle, comme il était permis de l’entrevoir, ne -devait plus rien coûter à sa mère, ne fût-ce que pendant quelques mois, -un profitable virement de fonds en ferait de l’argent de poche. Trois -jours par semaine, il pourrait stupéfier les amis et le _Napolitain_ -d’un luxe inattendu. Ah! il ne serait pas si bête que ce crétin de -Foinoir qui avait déraillé par suite de pudeur incongrue. Certes, il ne -s’avèrerait pas imbécile à ce point. Les trous de la cloison, il s’en -moquait un peu, lui, à peu près autant que de son premier solécisme. -D’autre part, circonstance seconde, Madame Honved n’était point sans -agrément. Mais comme il tirait gloire, à l’ordinaire, de son chic -anglais qui lui enjoignait de ne pas être un impulsif et de ne pas -se prononcer sur le champ, il répondit par des paroles vagues qui ne -l’engageaient guère: - -—La petite Honved. Ah! oui, je vois, dit-il. - - - - -II - - Il n’y a rien d’odieux dans la satire - qu’on exerce contre les méchants: elle - mérite, au contraire, les éloges de tout - homme de bien qui sait juger sainement. - - ARISTOPHANE. - - -La chère fut excellente et le potage bisque, la barbue _Jean Bart_ et -même le cœur de filet _Rossini_ se trouvèrent déglutis au milieu des -banalités, des calembours ou des plaisanteries qui avaient déjà fait -leur temps à l’âge de pierre, mais qui servent de liant invariable aux -convives les plus spirituels. Puis les propos s’égaillèrent et, dès -l’apparition du faisan rôti qui valut à Madame Truphot des exclamations -laudatives, la chasse étant fermée depuis quatre mois, plusieurs -convives dûment assouvis, se mirent en devoir de besogner ferme pour -faire briller leur génie. - -A la place d’honneur, à la droite de la veuve, dont il avait jadis -fréquenté le mari, trônait Truculor, le Tribun socialiste. Verbe -incontesté des plèbes, sa phraséologie graissée au meilleur cambouis -de l’École normale devait introduire le Pecus dans la Jérusalem -nouvelle, dans la Terre promissiale de Fraternité et de Justice, à -moins qu’auparavant notre système solaire ne devînt tout à fait caduc -et que la planète, intempestivement ne trépassât de vieillesse. C’était -un gros homme, à la face halitueuse et patinée d’une teinte de grès -roussâtre, qui ressemblait assez exactement à un contremaître potier -dont le visage aurait été vernissé par le feu de son four. Trapu et -d’encolure massive, le thorax redondant de cet orateur était une sorte -de buffet d’orgue où s’alignaient les tuyaux, les cuivres et les -pipeaux de fer-blanc, le cor et l’alto, le hautbois et le basson d’une -éloquence polyphonique qui se passait à l’ordinaire du stimulant de -l’Idée ou de la plus menue conviction, tout comme un piano mécanique -se passe du secours d’un vil doigté. La spécialité de Truculor était -le déchaînement dans la forme classique: ce qui faisait percevoir aux -moins compréhensifs le puffisme du procédé, car dans chacune de ses -gloses l’humanité et l’enthousiasme véritable avaient été expulsés -par huissier pour que la rhétorique pompeuse pût, tout à son aise, -se mettre dans ses meubles, s’installer dans le faux acajou des -tirades. Bien qu’il prît soin, couramment, dans ses parlottes, de ne -point ravaler ses collègues du Parlement de toute la vastitude de son -érudition, on pressentait néanmoins, grâce à lui, ce que les Grecs -eussent pensé de la conjoncture et combien il eût fallu d’épithètes -aux Romains pour évaluer l’événement. Aux jours d’inspiration, aux -minutes vaticinatoires, quand le rhéteur brandissait au-dessus du -verre d’eau et des sténographes un facies congestionné et prophétique, -quand il menaçait l’assemblée rétrograde de convoquer devant elle un -avenir gros de menaces, quand il proposait d’éclairer les ténèbres du -futur avec les fulgurations de son génie, ce cracheur de feu, dont les -lèvres, à son dire, avaient été touchées par le charbon ardent d’Élie, -n’arrivait que très péniblement à déflagrer une lamentable flammèche -oratoire, un feu follet neurasthénique, une théorie de fumeuses -étincelles totalement incapables d’embraser quoi que ce soit de -l’ordre établi ou d’incendier le moindre fétu. Avec ce révolutionnaire, -la Révolution, en effet, s’était muée en bonne fille et il convenait -de faire son deuil de la véhémence de cyclone, de la lame de fond des -grands Conventionnels qui, comme des éléments déchaînés, chavirèrent -l’ancien Régime. Ce n’était plus la houle, le coup de bélier sur les -portes d’airain de Danton, la froide logique, les théorèmes acérés de -Robespierre qui eurent raison du vieux monde, qui désossèrent l’inique -société, ou quoi que ce fût d’approximatif. Non, c’était une voix de -bugle qui finissait toujours en soupirs de serinette; l’élan magistral -partait pour emporter d’assaut l’Ilios bourgeoise et s’arrêtait pas -bien loin, dans les bosquets anacréontiques, sentimenteux ou élégiaques -de l’ancien Romainville... _sur la petite chanson_. N’en doutez pas, si -Truculor au lieu de siéger sur les bancs socialistes de la troisième -République avait siégé sur les bancs de l’ancienne Montagne, au soir du -10 août, il se fût transporté incontinent dans la loge du logographe -pour consoler Louis XVI et l’aurait emmené avec les camarades boire -du _Samos_, avant de lui faire récupérer ses Tuileries. Puis, le -lendemain, trente-deux colonnes de son journal eussent expliqué à -Samson déconvenu et au peuple fumisté tout le lumineux de cette -détermination. - -Dans ses discours protéiformes, tous les genres du poncif prétentieux -se coudoyaient. Tantôt, il endossait les paillons du sublime, se -goudronnait d’un empois pisseux, n’usageait que le mot noble, tels -les évêques fameux et bavards de Louis XIV; tantôt, il apparaissait -constipé et solennel, comme les cuistres qu’on appela jadis les _grands -parlementaires_, ou bien il brandissait des pistolets d’enfant, -des foudres en aluminium, lorsqu’il s’avérait utile de terroriser -l’adversaire, fluant aussitôt par toutes les ouvertures en un -attendrissement diluvien, quand survenait la nécessité d’appliquer un -émollient sur le cœur de bronze des majorités. Et cet instrumentiste -vacarmait comme un orphéon, devenait à lui seul plus imposant, -plus tumultuaire et tout aussi artiste que l’harmonie de Dufayel -qui désoblige les moineaux du dimanche dans les squares parisiens. -Pathétique, oh combien! l’emphase scoliaste gonflait ses tirades comme -un coup de pompe un pneu de bicyclette, et il régnait sans conteste sur -la foule des porteurs d’églantines extraordinés et ravis d’avoir enfin -un orateur ayant victorieusement passé son bachot. - -Truculor avait été proclamé jadis le premier orateur de l’époque, -parce qu’il s’était mis en devoir de recouvrir, à chaque ouverture -de session, à chaque automne, le vieux parapluie quarantehuitard de -l’éloquence parlementaire d’une silésienne de métaphores fuligineuses, -d’affligeantes banalités ou d’incorrections dans le genre de celles-ci: -«_Jamais dans le chaos des peuples et des races, dans la forêt des -passions et des haines humaines, jamais une aussi large clairière de -paix n’avait été pratiquée._»—C’est de la poésie, lui criait alors -Monsieur de Dion, athlète justement réputé pour la bêtise incoercible -de ses propos, et qui, impressionné par la _forêt des passions_, -prenait ce pathos pour la langue de Pindare. D’ailleurs, dans tous -les discours de Truculor, il y avait une forêt, comme dans les -démonstrations théologiques des trois derniers siècles, il y avait le -mécanisme de la montre et l’argument final: Qui donc, si ce n’est Dieu, -est l’horloger? Il ne sortait pas de là, c’était son trope le plus -fabuleux, sa tautologie préférée. «Je gravissais un _soir_, la rue, -avec l’émotion religieuse d’un néophyte. Sous un _soleil mêlé_ d’azur -triste et de blanches nuées, _je sentais une haute espérance_ grandir -en moi, _assez forte pour remonter_ le flot de misère et d’inquiétude -qui dévalait le long de la voie assombrie[1].» Il gravissait, un soir, -sous un soleil et il sentait une haute espérance, assez forte pour -remonter!!! Non, Paul Bourget, lui-même, répugnerait à conculquer un -pareil tapioca, à battre en mayonnaise un pareil vomis. «Comme l’aigle -qui monte vers le soleil.» «Ce discours _dont les vagues poussées par -le vent du large_», continuait le tribun jaloux de colliger toutes les -images qui le feraient refuser au certificat d’études de la laïque, -anxieux de ne résilier aucun pompiérisme et de surpasser, si possible, -Georges Ohnet, d’infamante mémoire, tout cela afin de faire la preuve, -sous les bravos frénétiques des trois quarts de la Chambre, qu’un homme -de réel talent ayant le sens du ridicule, le souci de la forme et -l’exécration de la solennelle niaiserie, un _orateur_ enfin, qui serait -tout le contraire de lui, ne pourra jamais prospérer dans une assemblée -délibérante. Quel magnifique langage! disait-on à chacune de ses -gloses, dans le Parlement non moins que dans la Presse, et «l’Aigle», -la «Forêt», «le vent du large», toute cette éloquence ravagée par -un herpès de propos éculés passait aux yeux de ses collègues et des -_matulus_ des gazettes, pour la suprême manifestation du Verbe humain. - -Cependant, malgré l’opinion acharnée à le magnifier, Truculor, avec ses -éternelles palinodies, la nécessité où il se trouvait de se déjuger -sans cesse, l’obligation où il était de renier à la Tribune toutes les -campagnes menées par lui dans son journal, Truculor, le Logomaque, -commençait à lasser les honnêtes gens et les intelligences de son -parti et pour beaucoup il n’était plus déjà qu’un Béotien ayant fait -ses humanités. Ce Cacique du Socialisme voyait autour de lui déserter -les Incas. Il faisait, du reste, tout ce qui est indiqué pour cela. -Lui, hier encore révolutionnaire, ne venait-il pas d’être amené à -confesser, en pleine séance que l’accointance avec l’autocrate du Nord -était utile et louangeable, après lui avoir, vingt fois auparavant, -jeté l’anathème. Et il avait suffi d’une mise en demeure d’un leader -du centre pour lui faire approuver, en l’alliance russe, les horreurs -de la Sibérie, les massacres de paysans dans les provinces, le vol de -la Mandchourie, la persécution de Tolstoï, tous les crimes enfin du -Tsarisme scélérat, dont la France porte sa part, puisque c’est avec son -argent qu’ils ont pu être perpétrés. - -Le triomphe de Truculor était la réunion publique. Hissé sur les -tréteaux, il s’employait—avec le meilleur de son accent languedocien—à -faire résonner de suite le fer-blanc de ses périodes, le chaudron -mal étamé de ses prosopopées, besognant de son mieux pour griser son -public, d’un seul coup, avec le trois-six de ses tirades, se démenant -en des gestes de mangeur d’étoupe enflammée, les bras giratoires et -la tête renversée en arrière, menaçant chaque fois d’éteindre le -lustre sous une averse de postillons issue des profondeurs de son -larynx tempétueux. En Aïssaouah de la Révolution, il y dévorait tout -vivant le _lapin_ du bonheur futur. Sans rémission, il chevrotait -les incidentes, abusait du trémolo, la voix jouant de l’accordéon -sur les finales, à la chute des phrases, ce qui faisait déferler les -applaudissements. Pendant deux heures, inexorablement, on le voyait -d’abord s’appuyer au soutènement de l’érudition, évoquer tour à tour -Locke et Buchner, Proudhon et Auguste Comte, Karl Marx et Bernstein; -puis il s’autorisait ensuite, pour son propre compte, à faire jouer les -grandes eaux du Truisme, submergeant ses ouailles sous une Mer Egée -de lieux communs dont sa Sociologie maritornesque et puérile était -l’Amphitrite dépenaillée. - -On aura touché du droit la belle spontanéité de cette nature quand -on saura que, pendant quatre années consécutives, il avait servi aux -étudiants de l’Université de Toulouse, où il professait, sa fameuse -phrase sur la misère humaine bercée par la vieille chanson: phrase qui -était alors un anathème spiritualiste jeté au matérialisme vainqueur. -C’est tout ce que son génie devait enfanter jamais comme suprême -offrande à la mentalité moderne. Il n’était pas un postulant de la -licence qui n’eût bénéficié, là-bas, de cette formule avant qu’elle ne -s’envolât pour faire le tour du monde en toute célébrité. Élu député, -il avait placé son unique effet, sa trouvaille estomirante dans sa -malle, sous une pile de gilets de flanelle ou un lot de chaussettes, et -il était accouru à la Chambre pour lui faire un sort immédiatement. - -Le bagage de Victor Cousin devant la postérité se réduit à deux -définitions heureuses du mysticisme et du scepticisme; le bagage de -Truculor, plus mince, se réduira vraisemblablement à cette sentimentale -ineptie. Cependant l’amour que nourrissent les foules contemporaines -pour les _mirlitonades_ est poussé à un point tel que celle-ci suffit, -d’un coup, à lui faire conquérir la perdurable gloire. - -Et «_le grand tribun_» apostat de l’opportunisme, Coriolan du centre -gauche qui, en 1894, avait accusé les anarchistes d’être subventionnés -par l’Église, poursuivait un but qui n’était autre, que celui-ci: -corser d’un peu de machiavélisme et de politique _vaticane_, la -défense jusque-là maladroite du Capital et de la Propriété en danger -imminent, les sauver, pour tout dire, en allant, lui, s’offrir au -peuple, pour le mieux abuser. La caste possédante sait très bien que -les masses populaires ne peuvent point, impunément, être toujours -heurtées de front. Il convient de temps en temps d’employer la cautèle. -Ce que dit l’esclave Démosthènes au charcutier, dans _les Chevaliers_ -d’Aristophane, s’appliquait, se juxtaposait merveilleusement à Truculor -et définissait son cas:—Il faut attirer le peuple par des caresses -de cuisine et le duper. Tu as d’excellentes qualités pour agir sur -lui: la voix forte, l’éloquence impudente, le naturel pervers et la -charlatanerie du marché. - -Aussi en moins de six années, grâce à l’influence qu’il exerçait sur -les masses passives et abêties, il venait de réussir à passer un -anneau, une fibule dans les naseaux de l’ours socialiste dont les bras, -en se refermant, auraient pu, d’une étreinte, étouffer la vieille -société, et, en l’heure présente, il le faisait danser en rond devant -la classe au pouvoir, en bon plantigrade qui ne sait plus qu’exécuter -des courbettes et lécher éperdument les pieds de ses maîtres. Et dans -la partie de bonneteau que la Bourgeoisie, depuis plus d’un siècle, -avait engagée avec le vieillard Démos, pendant qu’elle faisait miroiter -à ses yeux les cartes biseautées d’un hypocrite apitoiement ou d’un -profit illusoire, Truculor s’était promu à l’emploi _d’allumeur_, de -compère, de _comtois_, incitant le Pecus à tenir l’enjeu de moitié -avec lui, protestant avec de grands coups de poing sur la table -volante, qu’on allait enfin gagner la partie, exhortant, en un mot, le -malheureux à choisir le néfaste expédient, à tourner la mauvaise carte. - -—C’est celle-ci qui gagne, tourne la rouge, vieux, tourne la rouge, et -tu vas empocher.... - -Le vieillard Démos, dédaignant la _noire_, tournait la _rouge_ sur ses -conseils et n’encaissait qu’un surcroît de famine et un supplément de -coups de fusil... - -_Crainquebille des lieux communs_, Truculor se remettait alors à -pousser devant lui la petite voiture du marchand des quatre-saisons -de la rhétorique électorale, dans laquelle se trouvaient entassés -pêle-mêle les choux-fleurs, les carottes et les navets, tous les -légumes flétris de l’art oratoire. Et à côté de lui, attelé à la même -bricole, barrant la chaussée du tangage de ses épaules, la poitrine -adornée d’une médaille de la préfecture, déambulait, pour défendre sa -marchandise contre les coups de main des mauvais garçons, une sorte -de fort de la Halle, de coltineur endimanché. Cet individu, ancien -peintre en bâtiment, avait débuté, lui aussi, en la Sociologie, comme -rufian dans les bouges de Montmartre. Il y sollicitait naguère des -consommateurs, avec une profusion de coups de casquette, la permission -de vider le fond des bocks, de ramasser les mégots ou de chanter la -romance et, maintenant, le collectivisme du _Larbinat_ ministériel -l’avait promu à une des dignités les plus en vue de la _Soutenance_ -politique. A chaque nouvelle aurore dans son journal, il préconisait -la servilité et la castration à la multitude prolétarienne et emportait -comme salaire le billon négligeable des fonds secrets, la menue monnaie -périmée qui traînait dans les tiroirs de la place Bauvau. Puant -l’alcool et sans qu’il fût possible de l’exonérer de l’odeur indélébile -des mauvais lieux, son patron lui avait donné un maître d’armes et -lui avait fait remplacer le coup de tête dans l’estomac, des fortifs -de sa jeunesse, par le coupé-dégagé des bretteurs les plus en vue. -C’était le _Saltabadil_, le _Cloutier_ de la bande. Mais il fallait -le surveiller encore et le rétribuer toutes les fois avec munificence -pour l’empêcher de _sonner_ l’adversaire sur le pavé au lieu de le -découdre, à Villebon, devant les quatre malfaisants imbéciles et les -médecins odieux qui se prêtent encore aux grotesques gesticulations -des affaires d’honneur. Il finissait les vieilles chaussettes et les -pantalons hors d’usage des premiers ministres et, comme il parlait -nègre par don congénital, on en avait fait—juste vengeance—un député de -la Pointe-à-_Pitre_. - -Jadis, pourtant, Truculor avait épouvanté la classe au pouvoir. Le fait -est à peine croyable, mais il fut. Depuis la commune—cette secousse qui -n’est pas encore éteinte dans ses moelles—la Caste exactrice vit dans -la teneur de voir, un jour, incinérer le Grand-Livre. C’est ce qui la -décida à embaucher Truculor. Le capital et lui ne pouvaient-ils pas -vivre en bons frères siamois, réunis par la même membrane d’imposture? -Truculor qui promenait dans la vie une sensualité ingénue de paysan -mal façonné et un besoin irrésistible d’être, par tous, consacré grand -homme était facile à allécher. Aussi, la Bourgeoisie, avec la plus -extrême facilité, l’avait-elle pipé au trébuchet de ces deux travers. -On avait laissé traîner à sa portée quelques rogatons dont les enrichis -ne voulaient plus, quelques jouissances putrides du luxe et de la -somptuosité, tant désirés jadis, du fond de sa province; on l’avait -fait vice-président de la Chambre, on l’avait admis officieusement dans -les conseils du Gouvernement, et il s’était précipité sur ces détritus -avec des voracités d’otarie affamée, cependant que les journaux -respectables recevaient le mot d’ordre de lui attribuer chaque jour, -une somme incommensurable de génie—dilapidé, par lui, hélas! dans la -mauvaise cause, disaient-ils. - -Immédiatement, Truculor avait donné des gages. - -Pendant les dix années qui précédaient, il avait, en effet, déclaré -la guerre au catholicisme, le dénonçant comme le pire ennemi de la -civilisation, mettant en batterie, chaque soir, les balistes ou les -mangonneaux de sa dialectique pour sabouler le Concordat, effondrer -l’Église et ravager les dogmes, et, un beau matin, le monde stupéfié -avait vu Truculor conduire sa fillette à la sainte table pour lui -faire ingérer la plus notoire et la mieux famée des trois hypostases. -C’était pour avoir la paix chez lui, avait-il excipé ingénument, en -un débordement de copie qui n’était point encore réfréné. Et, le bon -public, le bon public simpliste qui n’a point pris à l’École normale -le goût des arguties byzantines se demandait vainement depuis ce jour, -comment il se faisait qu’un homme, nourrissant pour la paix un goût si -immodéré, vînt s’offrir comme stratège de la plus effroyable bataille -que les histoires auront à enregistrer. Car, il n’y a pas à dire, il -conviendrait pourtant de choisir entre le personnage de Déménète, de -Plaute, ou celui de Spartacus. Truculor pourrait peut-être se rappeler -qu’il est incongru de déclarer sur les tréteaux que la révolte est -_esthétique_ pour, rentré chez soi, se laisser rosser par sa femme. Les -foules, en mal de soulèvement, feraient preuve de quelque intelligence -en refusant de s’encombrer plus longtemps d’un chef, à ce point -audacieux, qu’un coup de torchon de la conjointe le fait rentrer à la -cuisine, pour éplucher les légumes, lorsqu’il se permet d’en sortir -afin de prendre la parole chez lui et d’avoir une opinion. - -Le plus beau titre de gloire de ce rhéteur était d’avoir tronçonné en -deux, déshonoré pour toujours peut-être le socialisme en le faisant -verser dans une ribote de trois années dont il sortait à peine, avec -un mal aux cheveux terrible, la bouche gougloutante de hoquets, ayant -barboté à pleins grouins dans l’auge bourgeoise. Et maintenant, -quelques-uns parmi les plus notoires des amis politiques de Truculor, -à qui l’aventure avait permis de devenir ministre comme Millerand -_l’Iscariote_, de se paver de joyaux, d’acquérir des terres historiques -et de s’étouper de billets de banque, faisaient la roue devant le -prolétariat toujours jugulé, criaient, avec leur bonisseur, aux quatre -coins du pays:—Ayez confiance, citoyens, vous avez vu? Nous nous sommes -ivrognés à d’augustes tables, nous avons été tolérés dans les parlottes -de l’État; même nos femmes ont dîné avec le Tsar. C’est ce qu’on -appelle le socialisme réformiste, la conquête des pouvoirs publics et -la Révolution en marche... - -Oui, le forfait irrémissible de cet homme—qui s’était offert en 1885 -à la liste réactionnaire de sa circonscription—l’inexpiable crime de -ce politicien, accouru du lointain de sa sous-préfecture pour faire -un sort à sa sonorité et à sa truculence, dans un parti quel qu’il -fût, était d’avoir naufragé à jamais l’ultime chance de salut des -multitudes spoliées, l’inamnistiable scélératesse de ce collectiviste -devenu sous-ministre était d’avoir flibusté le Pauvre de sa dernière -espérance et de l’avoir jeté à l’eau, par un croc-en-jambes sournois, -devant la Bourgeoisie exultante, alors qu’à grands coups de pavés et -avec des sourires mielleux, il renfonçait pour toujours dans le gouffre -de mort et de ténèbre la Face douloureuse, tordue par les spasmes de la -faim, la Face sainte et tragique, qui employait son dernier souffle à -réclamer encore la Justice et la Pitié! - -Mais ce négociant en truismes et malfaçons oratoires ne connaissait -pas le remords, rien ne pouvait décrocher la satisfaction béate qu’il -arborait sur son visage. La destinée du compère, ministre, baron et -multi-millionnaire, l’avait émotionné au point de lui faire perdre -toute retenue dans l’impudeur et il totalisait les différentes sortes -d’apostasies, de mensonges, de compromissions et de traîtrises à la -Cause qui ont pu, jusqu’ici, être cataloguées. A l’instar de Dieu -qui, d’après son témoignage, était une _Somme_, car il avait jadis -publié un livre chez Alcan: 800 pages intitulées: _De l’irréalité -du monde matériel_, dans quoi il avait entassé toutes les balayures -philosophiques de la rue d’Ulm, à l’instar de l’entité chère à M. -de Mun et à Paul Bourget, Truculor était la _Somme_ des impostures -possibles pour parler son jargon. Il y a dix ans, à Carmaux, il -chantait la _Carmagnole_ sur la nappe des banquets, et la classe -dirigeante, dès qu’elle le jugea utile, le fit retourner d’un coup de -botte au cantique de sa jeunesse à l’«Esprit saint descendez en nous» -et au _benedicite_ de la table conjugale. Un homme d’État, dont la -stratégie politique digne de l’auteur du _Prince_ suscitait la joie des -intelligences amoureuses de belles manœuvres et que sa connaissance -parfaite de la saleté humaine non moins que son mépris superbe de -l’humanité vile faisaient l’égal des plus grands dans l’antique et -le moderne, un premier ministre dont le savoir-faire réduisait par -comparaison ses confrères du passé: les Dubois, les Barras, les -Talleyrand à la condition d’obscurs manœuvres, avait pu réaliser, -grâce à Truculor et à ses acolytes, un coup de génie surprenant, -qui assurait pour toujours le triomphe de la Bourgeoisie un instant -en péril. Lorsque la Révolution, à la suite d’une affaire célèbre, -paraissait avoir reconquis enfin quelque lucidité et quelque énergie, -lorsqu’elle vint déferler de ses premières lames contre les balises -du Capital, en menaçant cette fois de le submerger, ce tacticien eut -une inspiration merveilleuse. Il se rappela à temps le procédé employé -jadis, au XVIII^e siècle, dans les colonies anglaises pour étouffer les -insurrections de nègres. - -Quand les noirs révoltés, ayant coupé quelques têtes et s’étant -conditionné des pennons rouges avec les intestins fumants de deux ou -trois colons, dévalaient en horde rugissante parmi les fracas des -tam-tams et derrière leurs tabous ou leurs sorciers, on sait que les -soldats des trois royaumes n’avaient cure de verser dans les inutiles -fusillades. Ils se retiraient simplement à l’arrière de la ville, après -avoir roulé au milieu de la rue principale quelques barils de tafia. -Alors, ils attendaient, placides, en chantant le _God save the king_ ou -en jouant au bezigue. Au bout de deux heures, ils revenaient, la pipe -aux dents, car il n’y avait plus d’insurrection. - -Tous les nègres, ivres-morts pour avoir défoncé les barils de _raki_, -se vautraient à l’entrée des paillottes, exactement à point pour -être jetés à la mer. Ce fut la tactique du Secrétaire d’État chargé -de sauver les exacteurs. Il avait fait rouler en travers de la route -quelques menues voluptés bourgeoises, des provendes bien immondes, des -honneurs qui contaminent, des sacs de piastres, des décorations, du -vin de Samos, des prostituées, des pelisses de fourrures, des coupons -de loges d’Opéra, des abonnements au Chabanais, un portefeuille de -ministre, sans oublier des caisses de savon à l’opoponax, du linge de -corps, des corsets de la _Samaritaine_, de l’astrakan de conducteur -d’omnibus, des bijoux de la rue Rambuteau et quelques marlous des -grands bars pour les femmes et, au bout de quelques minutes, tout -l’État-major socialiste était ivre-mort, poussait des cris de -chimpanzés hystériques, s’étouffait de mangeries, se battait pour se -filouter réciproquement les nourritures au fond de la gorge, bâfrait à -même la fange, forniquait dans le ruisseau, éructait à faire trembler -les vitres voisines, s’enfonçait les doigts dans la bouche, afin de se -libérer l’estomac et de manger encore, toujours, dans le geste itératif -et le vomissement éperdu de Vitellius[2]. - -Alors, il les avait incorporés à sa domesticité et leur avait fait -vider ses crachoirs. - -Juste en face de Truculor, s’embusquait un profil inquiétant, une -tête de marchand d’esclaves, d’écumeur de naufrages ou de pirate -barbaresque. C’était Jacques Paraclet, le pamphlétaire catholique, -héritier du _gueuloir_ de Veuillot qui, moyennant cent sous ou un -dîner, tenait, dans les journaux ou les cénacles, l’emploi de la Colère -céleste et pulvérisait l’assistance, au dessert, en précipitant sur -elle le courroux des trois Personnes de la Trinité qui, pourtant, n’en -font qu’une et tiennent dans la même à la suite d’on ne sait quelle -pénétration sodomique; Jacques Paraclet, qui, avant le vestiaire, -incendiait ponctuellement les lieux maudits où il venait néanmoins -de fréquenter, en laissant choir sur les convives la pluie d’étoiles -en fromage mou d’une Apocalypse redevable à l’alcool de son meilleur -ordonnancement. Ce chrétien maniait, à l’ordinaire, une prose _à -faire tourner les mayonnaises_, mais dont il tirait parfois un effet -surprenant. Coprologue et stercoraire, il était à proprement parler, -le Ruggieri de l’excrément, le Liberty de la fécalité et, sous le -prétexte de glorifier son Dieu, il n’avait point son pareil pour bâtir -des Alhambras en guano et des Parthénons en poudrette. Ce fut lui -qui, jadis, on s’en souvient, qualifia Zola de _Triton de la fosse -d’aisances naturaliste_ sans prendre la peine de considérer qu’il -pouvait être à son tour le Parsifal d’un Niebelung étronnifère qui, -brandissant un fanion ponctué de naïves virgules, se serait lancé à -l’escalade d’un Mont Salvat au sulfhydrate d’ammoniaque. - -Ancien communard, d’après son propre aveu, enragé de n’avoir pu -prélever dans l’insurrection du 18 Mars, ni dans les années qui -suivirent, une notoriété quelconque, tenu à l’écart par les premiers -rôles et confiné au rang de vague doublure, il avait été, un jour, -offrir sa marchandise dans la boutique adverse, changeant soudain de -paroxysme et transmuant en catholicisme d’inquisition sa frénésie -révolutionnaire. Il s’était présenté chez l’auteur des _Diaboliques_ -pour demander aide et réconfort. Barbey d’Aurévilly, ce nomenclateur -enamouré des plus ridicules attitudes, que les vieilles cagotes et les -sang-bleu de Valognes prennent encore pour le dernier aristocrate du -Logos, pour le Connétable des Lettres, l’avait gratifié du meilleur -accueil en s’engageant à le présenter au comte de Chambord à la -première occasion et dès qu’il aurait du linge. Tout en se rengorgeant -sous ses jabots achetés aux ventes du Mont-de-piété et ses dentelles -d’Antony sexagénaire, qui avait acquis l’impérissable amour du -pourpoint et du panache, pour avoir sans doute dans sa jeunesse, -entendu chanter Saint-Bris au fond de sa province ataxique, il -interrompit net la réfection de ses cravates qu’il reprisait lui-même -et il lui conseilla—par goût du paradoxe hugonien et de l’anachronisme -romantique—de revêtir le harnais de combat et de se confectionner -l’âme chrétienne d’un Joseph de Maistre, qui aurait, cette fois, -réquisitionné le meilleur de sa polémique et de sa langue dans les -conflagrations du Marché de la volaille et du Pavillon de la marée. - -Le soir même de ce jour d’il y a vingt ans, Jacques Paraclet, muni -d’une apostille du Maître, s’était, à défaut d’autre débouché, mobilisé -chez Rodolphe Salis, le propriétaire du _Chat-Noir_ qui régnait alors -comme conservateur sur ce musée Dupuytren de l’Histrionat. - -Après la deuxième absinthe, le libelliste boulimique, désireux -d’affirmer son savoir-faire, s’étant mis soudain à pousser des -glapissements de chacal à qui on extirpe un ongle incarné, le -gentilhomme cabaretier l’avait engagé sur l’heure pour rehausser de -quelque inattendu sa troupe de bateleurs édentés. Il avait été chargé -d’abord d’enlever les pardessus, de distribuer les petits bancs aux -dames et de jeter du sable jaune sur les crachats, dans les couloirs, -puis permission lui fut octroyée, par la suite, de collaborer au -boniment et d’invectiver le public afin de le porter au point culminant -de l’enthousiasme. Comme son bagoût avait permis de hausser de quinze -centimes le prix des bocks, Salis donna des ordres pour que deux -colonnes du journal de l’endroit, dirigé par Emile Goudeau, fussent -mises à sa disposition, avec toute licence d’étriper les pontifes. -C’est ainsi que s’amorça son destin. Rue de Laval, Jacques Paraclet -était déjà le Marseille, le Bamboula d’une boutique de tombeurs -littéraires et, caleçonné d’une peau de tigre eczémateuse, chaussé des -bottes à gland doré du bestiaire suburbain, poitrinant sous le dolman -et les brandebourgs cramoisis d’un Bidel cagneux, il offrait le gant -aux adversaires, pratiquait avec brio la «ceinture devant» et le «tour -de tête», alors que pleuvaient les décimes dans la sébille de fer étamé -et qu’il criait:—Encore dix-neuf sous et j’vas vous crever Renan. - -Depuis, il avait persévéré, ne s’attaquant jamais du reste qu’à -la Civilisation, se battant en Tétanique contre la Science et la -Pensée, braquant sans relâche, en homme-canon, contre Hugo, Michelet, -Zola, contre tous ceux dont s’honore la culture moderne, un obusier -forain bourré de phrases au picrate irascible, une vieille caronade -de corsaire chargée d’explosives épithètes à triple percussion, -pendant que faisait rage, alentour, il faut le dire, une formidable -mousqueterie de tropes empoisonnés, de démentielles métaphores. - -_Je suis un gigantesque et divin Sodomiste, car, seul j’ai couché avec -le Verbe et, seul, je l’ai fécondé_, semblaient, dans leur superbe, -hurler tous ses livres. Ce serpent python s’était donc dressé devant -la société libre-penseuse pour l’avaler d’un seul coup, ainsi qu’il le -prétendait, mais comme celui du Jardin des Plantes, il n’avait avalé -qu’une couverture et encore était-ce celle des livres de Veuillot, ce -dont il avait failli mourir empoisonné et ne guérirait jamais. Rongé -vivant par un lupus d’orgueil, hypertrophié par un éléphantiasis de -vanité, il exerçait dans la périphérie parisienne le métier de prophète -et prélevait sa nourriture sur les sacerdotes, les soutaniers et les -confrères que terrorisait sa copie. Il avait pris aux livres qualifiés -saints, aux livres des Vaticinateurs ou des grands hystériques juifs, -tout l’anachronisme, toute la mécanique de sa prose laborieusement -composée, toute l’architectonie de son style qui, pour moderniser les -aboyeurs d’Israël, avait spolié à peu près tous les siècles: Juvénal, -le vieil Agrippa, Chateaubriand, Baudelaire et même, tout arrive, son -conseil d’antan: Barbey d’Aurévilly, mais dans lequel il éclusait seul -un inéluctable gulf-stream de scatologies. Ce courant intérieur avait -ses grandes marées, son flux et son reflux et roulait implacablement -sous des aurores boréales et des arcs-en-ciel fécaloïdes que l’auteur -pourléchait avec amour. Cependant, par une virtuosité qui lui était -personnelle, il arrivait souvent à rebondir de la tinette à l’étoile. -On le croyait parfois enlizé dans la fiente: il était dans la voie -lactée. C’était sa façon à lui de manier l’antithèse et d’infliger la -sensation du prodigieux au lecteur, pareillement démuni d’analyse et -d’entendement, qui se précipite tête baissée dans tous les traquenards -du livre à trois francs cinquante. Un effroyable gongorisme était -d’ailleurs l’art préféré de ce dernier adepte du romantisme transformé -par lui en orchestre de monstres, en tératologie malmenée par le -tétanos. - -Et cet homme n’était pas moins fier de sa _beauté_ que de sa prose. -Dans sa dernière œuvre: Je _m’obsècre_, la vénusté de son profil était -dévolue à l’admiration des multitudes sous la protection de ce titre: -«_Promesse d’un beau visage_—mon portrait à 18 ans, peint par moi-même -à l’huile de requin.» La prunelle de l’innocent lecteur pouvait s’y -délecter d’un facies impubescent de garçon marchand de vin, d’une tête -de calicot congestionné qui vient de rater «une guelte», de bonneton ou -de bobinard qui voit un client faire «un rendu». - -Carapacé, tel le _Tancrède des Stercoraires_, d’une armure de bran -durci à l’usage de la balle, il était néanmoins d’une intaille -singulière, et cet échantillon d’un autre âge réclamant pour lui-même -l’honneur de tenir le couteau à dépecer l’humanité dans les grands -abattoirs catholiques, ce spécimen inattendu, ne se pouvait cataloguer -dans la platitude accoutumée, dépassait la pelade contemporaine de -toute la hauteur d’une lèpre effroyable et surprenante. Comme Truculor, -il avait en poche la solution de la question sociale et cette solution -était très simple, elle consistait: - -1^o A traîner le cadavre de Renan jusqu’au plus prochain dépotoir; - -2^o A ériger au sommet du Panthéon une croix d’or _du poids_ (?) de -plusieurs millions; - -3^o A astreindre tous les Français à communier au moins une fois par -semaine, sous peine de mort! - -Oui, ce n’était pas plus difficile que cela, et on se demandait -vainement, à la suite de cette écriture, comment l’époque, qui n’avait -pu offrir à Jacques Paraclet l’Escurial d’un nouveau Philippe II, -ne lui avait pas ouvert, sur l’heure, la cage de fer des aliénés de -Bicêtre. - -Il est juste de dire, cependant, qu’on avait de lui, dans son livre, -_l’Imprécateur_, un chapitre sur la bondieuserie, la coprolâtrie de -Saint-Sulpice, qui était une manière de chef-d’œuvre définitif, avec -deux ou trois rugissements adventices assez bien expectorés. - -C’était Boutorgne qui avait conseillé à la Truphot d’inviter Jacques -Paraclet, d’elle ignoré, dans l’espoir d’incidents peu ordinaires. -Jusque-là, cependant, il avait été déçu, Truculor, ravalant le meilleur -des Baedekers, s’était lancé en une description pointilleuse de son -pays natal, des gorges du Tarn, et le squale catholique s’était -contenté de déglutir ferme et de considérer en silence la beauté -svelte, les yeux d’écaille blonde, la lourde et érugineuse chevelure -de Madame Honved dont les pesantes torsades la casquaient de rouille -sanglante et chaude. Il ne s’était même pas enquis, au préalable, par -une de ces interpellations foudroyantes dont il était coutumier, si -cette dernière avait fait congrûment ses Pâques, car Jacques Paraclet, -au café, dans les bureaux d’omnibus, les rédactions et les mangeries -bourgeoises faisait la place pour Dieu le père, informait les gens -de Ses volontés les plus récentes et répercutait Iaveh avec une bien -autre infaillibilité que le déguisé du Vatican. Malgré que ce soir-là, -il se tînt coi et parût avoir été passé au chloral, il agaçait Honved -qui, sans la présence de sa femme et dès le second service n’aurait -point su résister, sans doute, au plaisir de lancer, contre le -fulminate désormais mouillé de cette torpille de sacristie, quelque -perforant brocard destiné à la faire exploser, si toutefois elle en -était encore capable. Le pugilat verbal avec Jacques Paraclet, étant -donné tout ce qu’il comportait d’obscénités littéraires, lui répugnait -devant sa compagne. Cela eût été drôle, tout de même, d’inciter le -catholique à un combat singulier, de l’attirer en rase campagne, après -qu’il eût d’avance bourré sa faconde de ses invectives habituelles -dont la moindre aurait été capable de donner des hauts-le-cœur à une -pompe nocturne. Oui, c’eût été amusant de le suivre sur son terrain, -pour, tout à coup, faire pleuvoir sur lui le feu grégeois d’une série -d’anathèmes trempés dans les laves du meilleur Juvénal. - -Par trois fois, Honved remisa le cartel, rengaina la brette terrible -de ses mots qu’il dissimulait, à l’ordinaire, sous les rubans, les -velours et les fleurs d’une excessive politesse venant encore ajouter à -l’acuité de l’ironie. Honved, auteur dramatique jusque-là très discuté, -était arrivé enfin à la grande notoriété avec ses trois derniers actes -de l’Odéon: _L’âme païenne_. La grâce antique oblitérée par dix-huit -siècles de catholicisme, enterrée sous les mucus et les excrétions de -tous les exégètes, avait enfin été exhumée victorieusement, comme un -bronze intact quoique deux fois millénaire, dont la jeune lumière à -nouveau vient caresser amoureusement le svelte contour et la chaude -patine. - -Les initiés et les érudits avaient crié au miracle devant ce sens -aigu du génie latin, et son art, sa technique, son dialogue, toute -la grâce sereine et fauve, le culte ardent de la vie, immortelle et -redoutable, acceptée avec ferveur en toutes ses joies, ses faiblesses -et ses hontes, uniquement parce qu’elle est la minute fugitive qui -permet de prendre conscience de l’univers imparfait et vain comme -l’homme, disait-il; les amants effeuillant des tubéreuses sous les -térébinthes et les portiques de marbre noir, avec du sang aux doigts, -du sang d’esclave rebelle ou de tyran abattu, les chants d’agonie des -patriciens venant de se _procurer la mort ainsi qu’une débauche_, -selon le mot de Flaubert, et s’interrompant de mourir pour donner un -conseil aux couples enlacés, réciter un vers d’Horace ou fixer un point -de philosophie _Rerum pulcherrima Roma_; tout cela revivait comme aux -jours de Tibulle et de Properce, et semblait avoir été signé par un -de ceux qui, les premiers, scandèrent le Verbe et le Génie humain en -une forme définitive. L’_âme païenne_, est-il besoin de le notifier? -avait eu exactement dix-sept représentations, et la plus belle recette -qu’elle atteignît jamais s’éleva à 833 francs: le directeur de l’Odéon, -secondé par d’inénarrables grimaciers, ayant fait tout le possible -pour que le public parisien ne prît goût à un art qui se permettait -d’entrer en si parfaite hétérodoxie avec celui du _Quo Vadis_ ou -de _l’Aphrodite_ de M. Pierre Louys. Et ce fonctionnaire doit être -remercié, car placé à la tête d’un département de l’esthétique moderne, -il doit avant tout veiller à la conservation des choses existantes, -éviter les révolutions intellectuelles, les brusques changements -d’optique et toutes autres perturbations aux gens bénévoles qui, ayant -le loisir d’acquérir, sous les galeries, moyennant trente-cinq sous, -Plaute, Molière, Racine ou Lucien versent à son comptoir des sommes -beaucoup plus importantes et viennent ouïr MM. Cornaglia ou Albert -Lambert, ancêtre, qui vagissent tous les soirs ce qu’il y a de mieux -dans l’œuvre d’Émile Augier, Paul Bourget, Alexandre Bisson ou André -Theuriet. - -Médéric Boutorgne, placé à côté de Madame Honved, venait d’épuiser le -lot de ses comparaisons favorables et de ses épithètes avantageuses. -Présentement, il n’avait plus à sa disposition un seul vocable -littéraire pour exprimer l’extraordinaire couleur des prunelles de -sa voisine. Après l’avoir successivement confrontée à Bethsabée, à -Cléopâtre, à la reine de Saba, elle-même, après s’être porté garant -qu’elle ravalait, par simple comparaison, les fées Mélusine, Viviane ou -Urgande, après avoir affirmé qu’elle détenait des yeux comme il devait -en brasiller jadis, dans les coins d’ombre de l’Alhambra, palais des -rois Maures, il restait coi, effroyablement muet, et, de la prunelle, -faisait le tour de la table comme pour implorer quelque improbable et -mystérieux secours. Déjà, en deux ou trois circonstances antérieures, -cette chose lui était arrivée. Quand quelqu’un, un fait inattendu, -ou plus simplement la vue d’un objet banal, totalement incapable de -dispenser l’émoi au restant de ses semblables, l’impressionnaient, -un trou noir se faisait dans son esprit, des mouches diaprées et des -lucioles bizarres dansaient devant ses yeux et il était investi d’une -subite et irréductible aphasie. A cela même, il devait d’avoir raté -le secrétariat d’un mandarin désireux de se lancer dans la politique -et qui avait besoin d’un scribe amoureux de la faute de syntaxe, pour -pouvoir se faire comprendre de ses électeurs et de ses collègues du -Parlement. Boutorgne, convoqué par lui, un matin à dix heures, était -resté invraisemblablement aphone et, malgré les encouragements et la -bienveillance du Maître, n’avait réussi qu’à s’extirper des plaintes -et des gémissements qui l’avaient fait passer pour un aliéné en -circulation indue. Et voilà, maintenant, que cela recommençait, juste -à la minute où il avait besoin de tout son talent pour affrioler -Madame Honved et l’induire dans la nécessité d’entreprendre, sans -retard, l’adultère avec lui. Effaré, il violenta sa volonté, se râcla -désespérément le palais avec sa langue et n’accoucha d’aucun son qui -pût, à la rigueur, passer pour une parole et, encore moins, pour une -pétarade de mots brillants. Alors, avec le rictus d’un homme qui se -noie, il recommença à promener autour de lui un regard affolé. Hélas! -les autres ne se souciaient guère de le repêcher, ne s’apercevaient -même pas de sa détresse, et nul ne s’occupait de lui pour l’interpeller -directement, rompre ainsi le charme maléfique, ce qui lui aurait permis -sans doute de reprendre souffle ou d’abandonner décemment le dialogue -avec Madame Honved. Effroi. Il n’entendait, dans son entour, qu’un -bruit confus de conversations dont il n’arrivait même pas à saisir le -sens: chaque convive parlant à son voisin, mais aucun d’eux ne pérorant -encore dans le silence de tous, en potentat indiscuté de la parole, du -savoir ou de l’esprit. - -—Monsieur, je vous en prie, lui dit la femme de l’auteur dramatique, -amusée de son désarroi et trop parisienne pour le laisser barboter en -paix dans les marécages de sa maladive sottise; il vous reste encore -les évocations stellaires, les étoiles et les météores, les soleils et -les comètes. Ne me jugez-vous pas digne de ces dernières? Il y en a -justement une au zénith en ce moment. - -Cette pointe éberlua encore un peu plus le malheureux Boutorgne, qui -disparut cette fois dans l’hébétude comme si un boulet de 80 l’eût tiré -par les pieds. Pour toute réponse, il ouvrit et ferma convulsivement -les yeux, se démena frénétiquement sur son siège, avec la grâce d’un -jeune pingouin qui se serait laissé choir sur quelque hypocrite harpon. -Madame Honved, renversée au dossier de sa chaise, riait maintenant d’un -rire cristallin et cruel dont les fusées railleuses perforaient le -lamentable gendelettre qui, les paupières closes et la bouche pincée, -s’enfonçait les ongles dans les cuisses pour se punir, sans doute, -d’être à ce point idiot. Certes, il aurait dû prévoir la chose: cette -femme l’impressionnait trop pour qu’il pût jamais la conquérir. Et, -un cataplasme de ténèbres sur les orbites, il vivait dans la terreur -de revoir au moindre dessillement des paupières les deux redoutables -prunelles sablées d’or, et couleur de feuille morte qui le médusaient, -le restituaient à sa véritable nature et le faisaient redevenir crétin, -indiciblement. Enfin, il se ressaisit d’une parcelle d’entendement: ce -fut pour se précipiter à la recherche d’un quelconque des deux ou trois -mots de dîner dont il avait spolié certains auteurs et qui pouvaient se -placer toujours, en n’importe quelle occasion. Mais dans le désarroi de -son esprit, au moment précis où il allait faire crépiter l’étincelle, -il crut l’avoir placée déjà, et il se retint, exsudant de terreur, pour -ne pas récidiver et faire apparaître, dans son entier, l’indigence de -son esprit inscrit à l’Assistance publique du plagiat. - -Un moment, il perçut sous la table un concert de pieds froissés. -Évidemment, cette ironique M^{me} Honved, qui lui avait tendu la -chausse-trappe d’un sourire pour mieux le faire marcher, qui douchait -ses emballements et ses meilleurs effets des cascades réfrigérantes -de son rire, prévenait son mari d’une accolade de cheville, afin qu’il -ne perdît rien de sa déconfiture. Déjà, Honved se penchait par dessus -l’épaule de sa femme, considérait un moment le grotesque du personnage -dont la poitrine de poulet bombait plus fort, d’angoisse rentrée, -dont le cou s’enfonçait davantage dans les épaules, et il eût un -susurrement, que Médéric Boutorgne perçut néanmoins: - -—Dépêche-toi de le regarder une fois encore; tout à l’heure, il ne sera -plus visible: son thorax est en train d’avaler sa tête... - -Le _Prosifère_ sentit des flammes terribles brasiller sur sa face -jusque-là verte. Il chercha vainement une riposte, ne la trouva point, -s’entêta, s’acharna, et n’aboutit qu’à prolonger presque sur le dehors -quatre ou cinq lamentations profondes et intérieures. Alors il serra -frénétiquement les lèvres pour réfréner la tentation qu’il avait de -vagir quoi que ce soit d’informe. Voyons, personne ne lui adresserait -donc la parole? Et, tout à coup son cœur se fondit de reconnaissance; -il délira de gratitude éperdue; il eut même envie d’embrasser Siemans, -quand celui-ci, qui n’avait pas encore proféré un mot, lui dit de sa -voix lente et épaisse: - -—Vous savez, c’est beaucoup plus dur que mon beau-frère ne me l’avait -fait entrevoir: le sol dièze est très difficile à attraper; il faut -boucher le dernier trou aux trois quarts comme ça... avec le petit -doigt... - -—Vrai? ah! pas possible, répondit Médéric Boutorgne du timbre altéré -d’un monsieur qui se voit tout à coup nanti d’une confidence et d’une -révélation dont l’extraordinaire intérêt est capable de le culbuter -dans l’embolie. Et, libéré enfin de sa mutité par l’inconsciente -intervention du Belge, il se passionna, devint avide de renseignements, -s’intéressa au jeu de l’ocarina, tout heureux de filer par la tangente -dans une conversation exempte, cette fois, de périls, dans une -conversation où les yeux de Madame Honved ne lui verseraient plus, -comme tout à l’heure, le maléfique inébriant. - -Mais Madame Truphot avait vu la scène et avait assisté à l’effondrement -du malheureux. Elle haussa les épaules, eut une lippe de pitié. Un -homme qui, en une heure, n’était pas capable de se faire agréer d’une -femme n’était qu’un imbécile ou un castrat pour elle. Elle décida que, -désormais, Boutorgne serait réservé pour ses bonnes, puisqu’il n’était -bon qu’à cela. - -Et elle se frotta avec plus d’insistance à son voisin de gauche, à -Sarigue, un grand garçon sec et blond, au nonchaloir affecté, qui -s’efforçait de maintenir son masque au point voulu de mélancolie et de -byronisme, comme il sied à un mortel sur qui pesa le _Fatum_, selon une -expression de lui favorisée. - -Ah! celui-là fleurait bon l’amour au moins; il exhalait une senteur -ravageante de passion tragique même, car il odorait le cadavre, -ayant tué sa maîtresse en un drame fameux, qui jadis, occupa toute -l’Europe. Un matin du printemps de 1890, on l’avait trouvé dans -la chambre à coucher d’une villa du littoral algérien, la joue -éraflée d’une égratignure, faisant de son mieux pour répandre des -hémorrhagies apitoyantes et copieuses, et simulant des râles d’agonie -près du cadavre de la femme d’un protestant notable de l’endroit, -réputée jusque-là pour son rigorisme et son horreur des illégitimes -fornications. L’épouse du momier, d’une beauté péremptoire quoique déjà -aoûtée, avantagée par surcroît d’une fortune impressionnante, avait -le front fracassé d’une balle et, préalablement à la minute où elle -fut décervelée par Andoche Sarigue, elle avait répudié ses derniers -linges: ce qui est un sacrifice conséquent, comme on sait, pour les -personnes conseillées par Calvin. De ce dernier fait, l’assassin argua -la passion, la frénésie sentimentale et charnelle qui peuvent, à la -rigueur, précipiter dans ce que le bourgeois appelle l’_inconduite_, -les mères de famille jusque là placides et que la quarantaine semble -avoir mises hors l’amour. L’accusation rétorqua, en objectant les viles -manœuvres, la suggestion, l’hypnotisme, et même le viol. Sarigue, avec -des mots choisis, en une véritable page de littérature, s’était efforcé -de faire au Jury la psychologie du drame. Il avait expliqué que les -voluptés cardiaques ou génésiques n’étaient pas suffisantes pour le -couple sublime qu’ils formaient tous deux; qu’ils avaient décidé d’y -surajouter celle de la mort, que la conjonction dans le néant avait -été résolue d’une commune entente, mais qu’après avoir tué froidement -la malheureuse, la Fatalité avait voulu qu’il se manquât, à la minute -suprême. - -Ah! il ne s’était pas fait grand mal; il ne s’était pas dangereusement -blessé, lui. Non, le revolver s’était senti sans entrain pour -saccager une peau d’amant aussi reluisante, et, c’est à peine, si -au lieu de cervelle—en admettant qu’il en possédât une—il s’était -fait sauter quelques poils de la moustache. Il avait fait cinq ans -de bagne sur les huit qui lui furent octroyés et, maintenant, il -cuvait son désespoir et promenait son âme inconsolablement endeuillée -dans tous les bouges, les bouis bouis et les bals de Montmartre. Il -couchait chez toutes les filles qui voulaient bien marcher à l’œil et -racontait infatigablement ses aventures avec des gestes affaissés ou -des tirades à la Mélingue, devant des piles de soucoupes, dans tous -les gynécées publics de la butte,—ce goitre de sottise appendu à la -gorge de Paris. Très couru d’ailleurs, il était l’amant inquiétant -et trouble, le survivant tragique d’une épopée de traversin, et il -procurait le frisson romantique dans le XVIII^e arrondissement et les -alcoves mieux famées où l’épiderme sans imprévu des agents de change -est devenu insupportable. Un grand journal du matin s’était même -attaché sa collaboration et, plusieurs fois par semaine, ce cabot de -l’assassinat passionnel, plus vil et plus lâche, certes, que le dernier -des chourineurs, car il avait histrionné dans le suicide et dupé sa -maîtresse avec les contorsions d’un Hernani de sous-préfecture, ce -grimacier algérien notifiait la Beauté et l’Amour à deux cent mille -individus. Il discourait aussi sur _l’honneur_, depuis qu’il avait -échappé à sa chiourme et s’était récemment offert comme témoin pour -assister, dans un duel, un ami journaleux. En sa petite garçonnière -de la rue des Martyrs, se réunissaient de doctes conciles. Des -_tartiniers_ notables, ses protecteurs, accréditaient le logis où l’on -fabriquait de menus actes pour les théâtres à côté. Son crime n’était -plus retenu que comme un chapitre littéraire, un chapitre vécu, écrit -avec du sang, qui lui assurait pour le restant de ses jours une place -enviable, en librairie. Et l’impudeur de cette époque qui s’en va -pourléchant avec passion les drôles les plus nidoreux, la terrifiante -inconscience de cette Société qui a déjà fait périr de famine ou de -désespoir tant de gens de cœur, pour décerner toute la considération, -tout le lustre ou tout l’amour dont elle dispose, aux plus atroces -bandits, est à ce point confondante, qu’une pièce vengeresse dont il -était le premier rôle immonde et flagellé n’avait pas réussi à le faire -vomir, dans une nausée, comme un tronçon de ténia empoisonné, par le -Paris des Lettres. - -—Voyons, Sarigue, prenez-vous mon bras pour une... enseigne... de -vaisseau... glapissait, en lui passant la salière, un petit homme, à -figure chafouine et olivâtre de Maltais dont la chevelure en boucles -de karakul frisottait au-dessus de deux yeux d’un noir indécis et -louche. C’était le sieur de Fourcamadan, comte indiscutable à son -dire et irréfragablement apparenté, nous devons le croire, aux plus -augustes familles et même à un duc de l’Académie, qui trouvait le moyen -de notifier à la société son lustre indéniable d’ancien lieutenant de -vaisseau. Chaque mortel, en effet, après deux minutes de conversation -avec ce fils des croisés, ne pouvait plus ignorer que, sorti du -_Borda_, il avait été promu, au bout de quelques années, à la dignité -d’aide de camp de l’amiral Aube, mais qu’il lui avait fallu briser -sa carrière et quitter la marine à la suite d’un duel retentissant -avec le prince Murat. Sans un décime d’avoir personnel, d’ailleurs, -après une vie affreuse de bohème, après avoir été courtier au service -d’un marchand de papiers peints, après avoir vendu dans Paris aux -mercières désassorties des boîtes de carton pour leurs rubans ou -leurs collections de boutons de culotte, il avait fini par épouser, -à Béziers, la dernière descendante d’une lignée de négociants en -graines oléagineuses, qu’avait esbrouffée le titre de comte dont il se -réclamait. - -—J’ai épousé ma cousine, disait-il à tous venants. Ma cousine qui est -par les Montlignon et les Boisrobert.... une brave fille et qui ne -crache pas dessus.... achevait-il, avec un sourire égrillard et une -claque sur l’épaule de l’interlocuteur, car M. de Fourcamadan, désireux -de rénover les meilleures traditions aristocratiques, estimait congru -d’initier le prochain au tempérament de sa conjointe. - -Avantagé d’une belle-mère grippe-sou, d’une avarice sans seconde, qui -ne le lâchait pas d’une semelle, l’accompagnait de par la ville, par -crainte de dépenses outrancières, et obscurcissait son blason par le -côte à côte d’affligeants corsages et de cottes reprisées à peine -dignes d’une marchande de lacets ambulante, ce gentilhomme vivait dans -la plus complète servitude domestique, sans un liard d’argent de poche, -ne trouvant chez lui que la matérielle chichement dispensée. Réduit aux -expédients, il s’astreignait à rapter les monnaies des amis par toutes -sortes de basses manœuvres, acculé qu’il était à la nécessité de râfler -les pièces ayant cours traînant sur les meubles, pour pouvoir, de-ci, -de-là, satisfaire ses fringales de juponnier et combler les acteuses -des quartiers excentriques de bonbons sébacés ou de bouquets fossiles. - -La nature n’ayant point permis qu’il fût Saint-Simon, Vauvenargues ou -la Rochefoucauld, il écrivait, lui aussi, pour le théâtre, élaborait de -préférence des vaudevilles à thèse, et les personnages en caleçon qu’il -faisait circuler sur le _plateau_, au lieu de perdre leur temps à se -reculotter ou à rajuster leur suspensoir après l’adultère, préféraient -s’employer à dire leur fait à la société et à vaticiner des avenirs -meilleurs et prochains sous le nez ébaubi des commissaires de police -dont l’arrivée, selon les règles de l’art, clòturait immanquablement -la dernière scène. Ce patricien avait l’opérette révolutionnaire et -les malformations plastiques des marcheuses au rabais dont son génie -réglait les ébats sur les planches, toute la _fessarade_ de ses petites -pièces montmartroises étaient à intention de chambardement. L’ordre de -choses actuel, selon lui, devait être combattu à l’aide des quiproquos, -de la conjuration dans les placards, des justiciers en pan de chemise, -et de la Croupe installée à poste fixe devant le trou du souffleur. -Avec ce marchand de coq-à-l’âne, ce n’était plus le cheval de bois qui -devait permettre aux combattants de s’emparer de la cité d’exaction, -mais bien le petit meuble en forme de violon pattu. - -Dans quelque lieu qu’il fréquentât, M. de Fourcamadan se préposait -au calembour et, dès lors, les assistants pouvaient perdre l’espoir -d’arriver à jamais placer un mot. C’était une logodiarrhée -intarissable, une menstrue d’anas et de calembredaines, un effroyable -boniment de camelot marseillais. Aussitôt que cet aristocrate, qui -détenait, du reste, un appétit de chemineau, avait en partie apaisé -sa boulimie, il se saisissait de la parole et réduisait l’assistance -à merci en lui propulsant au visage les plus fines essences de son -esprit, tout comme cet étrange coléoptère, dit coléoptère _pétard_ -ou _bombardier_, qui sort victorieux de toute mêlée, rien qu’en -déflagrant, devant l’olfactif de ses voisins, le contenu des vésicules -gazeuses de son arrière-train. - -Il joignait, d’ailleurs, la manie du parler solennel et le besoin de -commenter sa généalogie à la passion du calembour—cet esprit des gens -qui n’en ont pas. Et il n’attendait point que la conversation lui -permît de placer ses traits avec à-propos. Il intervenait au hasard -sans se soucier jamais de l’opportunité. Pour le moment, dans le -registre aigu de sa voix acidulée, et d’un ton condescendant pour la -vile roture qui s’ébrouait à ses côtés, il informait toute la tablée -d’un incident de sa prime jeunesse. - -—Oui, Messieurs, la scène se passait au château, devant la comtesse, -ma mère, et mon oncle, le marquis, président à la Cour. On finissait -de dîner dans la salle à manger de l’aile centrale. Soudain, le vieux -Baptiste—le plus ancien des valets de chambre qui était né chez nous, -du reste—entra, la figure bouleversée, ruisselante de larmes et si ému -qu’il s’appuyait aux meubles pour pouvoir marcher. Avec des précautions -infinies et les mains tremblantes comme s’il touchait une précieuse -relique, il portait un plateau d’argent blasonné aux armes des -Montmorency, nos parents, dont ces derniers avaient fait cadeau au feu -comte mon père, et, sur ce plateau, une épée était posée en travers, -toute petite, à fourreau de maroquin rouge et à poignée de nacre. - -—L’épée de Son Excellence l’Amiral, prince de Fourcamadan, dit Baptiste -d’une voix qui, d’émotion, succomba dans la finale. - -Nous ne comprenions rien à la scène. - -—Quelle épée? quel amiral? questionnâmes-nous. - -Alors Baptiste expliqua: Son Excellence le prince de Fourcamadan, -bisaïeul de défunt M. le comte, était le propre père du commandeur -de Malte, de la branche aînée, cousin lui-même du Légat du pape et -arrière-petit-neveu du Connétable qui, le premier, entra dans Byzance -à la tête de l’armée du Christ, et voilà l’épée qu’il portait sur le -pont du vaisseau le _Grand-Dauphin_, à la bataille de Stromboli. - -Et Baptiste nous conta ensuite, par le menu, comment il avait retrouvé -la sainte chose, en pratiquant des recherches dans les oubliettes de la -tour de l’ouest, avec la prescience qu’il devait y avoir là d’augustes -vestiges du passé. Le marquis, mon oncle, fut si ému qu’il embrassa -Baptiste en l’appelant: noble serviteur, et que la comtesse, ma mère, -décida qu’il cesserait de faire partie de la livrée et mangerait -dorénavant avec nous sur une petite table voisine de la nôtre. Puis la -comtesse, ma mère, et le marquis, mon oncle, me firent jurer sur l’épée -de l’amiral et devant le portrait de feu le comte, mon père, qui était -le quatorzième à gauche dans la galerie du Nord que je serais marin à -mon tour. Six ans plus tard j’entrai au _Borda_. - -Il convient d’ajouter qu’un ami sceptique, ayant eu l’idée, un jour, -d’écrire au commandant du _Borda_ et de requérir de son obligeance -quelques renseignements, reçut la communication suivante: - - ÉCOLE NAVALE - - VAISSEAU LE BORDA - - _Le Capitaine de vaisseau - commandant._ - - Monsieur, - - En réponse à votre lettre du 15 avril courant, j’ai l’honneur de vous - faire connaître qu’aucun élève du nom de Fourcamadan n’a figuré sur - les matricules de l’École Navale. - -Un silence tomba: tout le couvert digérait la chose. Mais le comte -n’était point homme à abandonner pour si peu la tribune aux harangues. -Cet esprit primesautier et saugrenu était habile au décousu et aux plus -déroutantes variations. Le buste incliné sur la nappe, rasant de la -tête les plats du service, à nouveau il conquérait la parole. - -—Ah! messieurs, je ne peux pas résister au désir de vous faire savoir à -tous ce que j’ai répondu il n’y a pas un quart d’heure à mon voisin qui -me demandait mon opinion sur le remarquable discours de M. Deschanel et -qui voulait savoir dans quel parti je rangeais l’orateur. Vous me direz -si j’ai tort. M. Deschanel, lui ai-je répliqué, n’appartient à aucun -groupe, il est _lui-même_ et c’est assez, car s’il y a dans la Chambre -des anti-ministériels, des anti-militaristes, des anti-cléricaux et des -anti-sémites, lui, tout simplement, est Anti... _noüs_... - -Un murmure flatteur et des rires de la meilleure spontanéité furent -le salaire de ce trait d’esprit. Truculor sortit même un _très-bien_ -aussi sonore que ceux dont il avait coutume d’appuyer les discours des -ministres, sur les bancs de la majorité. - -—Fourcamadan, contez-nous donc l’histoire du crabe et du matelot, -dit Boutorgne, qui venait de récupérer dans son plein l’usage de -l’entendement. - -Mais le comte se défendait. - -—Un peu osée... trop spéciale... je n’ose vraiment pas... Cependant, -comme cela flattait sa manie de fin diseur, il ne prit point plus -longtemps la peine de consulter l’assistance de l’œil. Comme s’il y fut -autorisé, il ajouta, dans le malaise de tous. - -—Enfin, puisque vous le voulez... Vous savez que je la mets dans -la bouche d’un pair de France, à la table de Louis XVIII, le roi -spirituel, dans le petit acte que je termine en ce moment pour -le Grand Guignol. Et, sans aucune retenue, avec la plus belle -inconscience, il se lança, une demi-heure durant, dans un monologue -fécal, détaillant les aventures d’un gabier marseillais qui, sur le -sable d’une grève, luttait d’ingéniosité contre un crustacé sournois, -pour empêcher ce dernier de profiter de l’excédent de ses digestions. - -—Té, mon bon, maintenant que cela déliquesce... tu n’es plus à -la hauteur avec tes pinces, si tu veux y goûter, tu prendras une -cuillère... paracheva le comte qui avait un peu bu. - -Les deux tiers de l’assistance éclataient. Truculor devenu hilare et -dont la chose chatouillait agréablement l’inéliminable substrat de -rusticité qui faisait le fond de sa nature, Truculor riait aux larmes -et complimentait le patricien. Siemans, épanoui d’une grosse joie, -donnait des coups de coude dans les flancs de Boutorgne qui avait -définitivement abandonné la conquête de Madame Honved. Seuls l’auteur -dramatique et le convive extraordinaire, M. Eliphas de Beothus, -signalé par Madame Truphot au gendelettre, ne disaient rien, non plus -que Jacques Paraclet, qui paraissait surtout occupé à ne pas laisser -disparaître la bonne avec les reliefs du faisan. Il lui faisait de gros -yeux, lui enjoignait, d’un froncement de sourcils, d’avoir à remplir -son assiette, et requérait le maître d’hôtel qui versait les vins, d’un -geste de l’épaule remontée très haut, lorsqu’il venait à passer près de -lui. - -Le comte de Fourcamadan, ivre de succès, abreuvé à nouveau et en proie -au vertige du génie, ne s’arrêtait plus. Debout, dressé sur la plante -des pieds, il pointait au-dessus des convives sa petite tête ratatinée, -déjà gaufrée de rides, et ses boucles de karakul tout humides des -abondantes et faciles transsudations méridionales. - -—J’en ai encore de plus drôles... La cantharide, la cantharide? -voulez-vous, disait-il, déchaîné. - -Cela menaçait de devenir scabreux. Bien que Madame Honved fût tout le -contraire d’une bégueule, elle imprimait un sursaut à sa chaise. Mais -cela n’arrêtait point le sire. - -Comme on le voit, ce salon littéraire n’avait qu’une parité et une -relation très vagues avec ceux du xviii^e siècle, ceux de Madame -Dupin ou de Madame d’Épinay ou bien encore le parloir qui eut en -primeur la lecture de la _Pluralité des Mondes_, de Fontenelle. Après -tout, ceux-là étaient peut-être pareils. Mais telle est généralement -l’attitude des bourgeois beaux-esprits à l’heure de la fermentation des -estomacs. Les stupidités sanieuses qui ne dérideraient plus aucun corps -de garde ont l’heureux don de déclencher leur plus déferlante hilarité -et de mettre à jour le meilleur de leur âme. La grossièreté congénitale -et la bassesse de leurs coutumières attirances ne demandent pas de -caresse autrement savante pour venir s’ébrouer à la surface. Dans -leurs festins les plus gourmés, on démêle toujours un peu de la noce à -Coupeau. - -—Voilà, commençait déjà le comte de Fourcamadan, en s’essuyant le -coin des babines de sa serviette roulée en tampon, comme un zingueur -qui s’apprête à en dégoiser une,—un soir, la cantharide aux élytres -bruissantes... - -Mais il ne put pas continuer. Un cri perçant, un cri aigu tel -le sifflement d’une locomotive hystérique ou le coup de sirène -d’un paquebot déchira l’air. Parmi un éboulis de vaisselles et un -effondrement de verres et de bouteilles, un individu d’une quarantaine -d’années, maquillé et rechampi, qui s’efforçait, grâce aux fards et -aux cosmétiques, de persévérer, aux yeux de tous, dans la jouvence -et l’extérieur d’un éphèbe, venait de disparaître sous la table. -Jusque-là, cet Eliacin en simili s’était tenu tranquille, se contentant -de lustrer sa chevelure digne de Clodoald et de faire pleuvoir des -averses de pellicules, d’une main satisfaite baguée d’art nouveau. -Même il avait répondu aux menues questions de ses voisins d’une voix -timide de pucelette qui fait sa première sortie. Maintenant ses yeux -chaviraient dans l’orbite et ses deux mains crispées à la nappe la -secouaient furieusement au milieu de la danse éperdue de tout le -service. Les carafes, les fourchettes, les plats et les bouteilles d’un -Corton 1889 qu’on venait d’apporter entraient en saltation bruyante, -tout comme si Papus ou l’ombre de feu Madame Blavatsky eussent surgi -à l’improviste. Et l’éphèbe quadragénaire hululait, se tordait, se -tendait et se détendait en des secousses d’épilepsie pareilles à celles -qu’eussent pu lui procurer le contact d’un plot, d’un électrode saturé. -En quelques instants, il fut couvert de nourritures, de sauces et -de vins, cependant que le trémolo de ses hurlements se faisait plus -impitoyable. - -—C’est Boromée Pharamond Venceslas Robomir, du _Pégase_, expliquait -Madame Truphot alarmée, mon Dieu, il a sa crise! - -—C’est la grande hystérie, opina Sarigue, qui s’y connaissait. - -—Appuyez-lui sur les ovaires, alors, conseilla Honved, ironiquement. - -Transporté dans le salon voisin, l’homme du _Pégase_, ne tarda pas à -reprendre ses sens sous les affusions de vinaigre et les vigoureuses -tapes dans les mains dont le gratifiait le Belge, qui faisait tournoyer -ses bras, comme s’il eût voulu marteler un boulon sur le fer d’une -enclume. Ses yeux s’étaient ouverts et, bientôt, après deux ou trois -tentatives infructueuses encore, il bégaya par à coups, d’une voix -blanche et ténue comme un fil. - -—Pardonnez-moi! J’ai ça de commun avec le grand Flaubert, je suis -épileptique... C’est le surmenage... la fin de mon poème me coûte bien -du mal... je ne peux pas arriver à mettre debout le dernier chant... -Quand la Princesse Rupéronde, fille du roi Nabuchodonosor, vient de -consommer l’inceste avec son père changé en bête... Vous comprenez -cette complication de l’inceste par la bestialité, la zoophilie, est -très difficile à rendre. - -Il fit une pause; puis se dressant tout d’un coup, désormais -ressuscité, il claironna d’une voix terrible. - - _Pendant que flosculait la brume argyrescente, - Tu mordis par trois fois ma gorge intumescente - Animal-Roi! Mon père! O toi l’Amphicéphale!_ - -Devant la menace de postérieurs alexandrins et d’un dolosif poème tout -entier en rimes féminines, la société, du coup, opérait, en désordre -apeuré, son transfert sur des lieux moins redoutables. - - * * * * * - -—Ce gaillard-là a fait exprès de se trouver mal pour nous placer ses -vers, dit, de sa voix de cuivre, Truculor, qui pour la première fois de -sa vie, peut-être, énonçait une vérité. - -Et de peur qu’il ne continuât, on décida de le laisser quelque temps -encore aux soins de la femme de chambre. - -—Surtout, ne l’embrassez pas, notifia Madame Truphot à cette dernière; -vous savez _qu’il est pour homme_: il vous arracherait les yeux ma -fille. - -Mais le comte de Fourcamadan, enragé que cet incident lui eût coupé son -effet, s’accrochait à la manche du Tribun socialiste. - -—Écoutez, tout à l’heure j’en ai trouvé une bien bonne; vous en aurez -la primeur: Sarigue me demandait à moi, qui suis marié, mon opinion -sur le mariage. Je lui ai répondu que ce qu’on devait en penser était -formulé par les termes mêmes dont on désigne les époux. Ne dit-on pas -d’eux qu’ils sont des _conjoints_?.. - -Alors tous deux, éboulés sur un canapé, se roulèrent. - - * * * * * - -Au bout d’un quart d’heure de papotages dans le grand salon, la table -se trouva remise au point et l’on reprit le cours du dîner. - -Monsieur Eliphas de Béothus, le type prétendu extraordinaire, annoncé -par Madame Truphot et de qui, selon ses prières préalables réitérées -à chaque convive, on devait tout endurer, les pires paradoxes, comme -les fantaisies les plus insolites, s’était tu jusqu’à ce moment. -C’était un homme très grand, exagérément maigre, à la face bossuée de -méplats, au teint couleur d’urine, à la tête aplatie comme celle du -basilic, aux yeux noirs machurés qui, sous le coup de quelque émotion, -lui saillaient parfois de l’orbite, et qu’il semblait porter, alors, -à la façon de certains insectes qui les brandissent au bout de leurs -antennes. Une bouche tourmentée et grimaçante, en forme de balafre de -yatagan, complétait cette laideur irritante non moins qu’hoffmanesque. - -—Vous considérez ma hideur avec étonnement, dit-il à Honved, qui, -depuis longtemps déjà, le dévisageait stupéfié. Je suis très laid, en -effet, Monsieur, et cependant, comme la plupart des autres hommes, -mon être intime est de beaucoup plus affreux encore que mon relief -apparent. Mais, ainsi que vous le voyez, je me suis débarrassé au -moins, moi, du préjugé commun à mon espèce animale, qui consiste à -se rattraper sur les splendeurs cachées, à vouloir être expertisé -favorablement au point de vue moral quand l’extérieur est sans avantage -et que la nature vous a joué de vilains tours du côté plastique. Je -ne suis pas soucieux de cette compensation. Vous trouvez en moi un -individu pour qui l’opinion de ses congénères, leur blâme, leurs -suffrages ou leurs louanges n’ont pas plus d’importance que ce qui peut -se passer dans une autre planète. J’existe dans la plus belle liberté -intérieure et les paroles ou les jugements qu’on peut prononcer sur -moi ont tout juste à mon sens la valeur d’un son qui contrarie bien -inutilement la sérénité du silence. Si quelqu’un prenait jamais le -souci de vouloir m’analyser—chose bien vaine, car qui peut analyser un -être?—soyez assuré que je répugnerais à la règle d’éducation civilisée -qui commande d’apparaître «en Beauté» et de parquer immédiatement dans -les écuries invisibles, dans les porcheries profondes de la Psyché ou -du cœur les sentiments qui prennent la peine de s’agiter _intra-muros_. -J’ai coutume, moi, de les laisser barboter aux yeux de tous et même à -ceux du psychologue dans leurs auges préférées. L’Humanité, n’est-ce -pas? ne vaut pas qu’on lui mente. - -Toutefois, je n’ai pas toujours été aussi laid que présentement. Il -paraît même que je fus beau, très beau sur mes vingt ans et, si j’en -crois mes souvenirs, je n’avais pas alors assez de mes jours ni de mes -nuits pour déférer à la requête de toutes les femmes qui désiraient -frotter leurs muqueuses aux miennes. Mon profil aquilin était tout à -fait dissemblable de celui que je fais circuler à l’heure actuelle, mon -œil était bleu, ineffablement céruléen au lieu d’être comme aujourd’hui -d’un noir bizarre qui fait penser à la suie des vieux poëles, et il -n’était pas jusqu’à ma bouche, désormais vulvoïde et indécente, qui -ne fût, en ce temps-là, menue à point et dessinée comme l’arc d’Eros. -Bref, j’étais élaboré pour susciter l’amour autour de moi et retirer -aux femmes, à l’aide de ce sentiment, le peu de lucidité que la -Nature leur a toléré. Même il m’était possible d’escompter la passion -des mâles, et si j’avais vécu à Rome, il n’aurait pas été malséant, -pour moi, de songer à me faire épouser par un César tant j’étais un -Jouvenceau cupidoné. - -—Alors, comment diable êtes-vous devenu si laid? interrogea Honved qui -riait franchement. - -—En me penchant sur la réalité de la vie, monsieur. Jusque-là, -_ante pilos_ je n’avais rien vu, et lorsque la hideur, l’infamie -et la scélératesse du Monde me sont apparues subitement, mon âme a -soubresauté d’épouvante et le choc a été tel que mon facies, par -contre-coup, éclatait, pour ainsi dire, brisant son noble contour et -détruisant pour jamais l’harmonie et la pureté de ses lignes. L’ovale -de mon visage a été rompu, le nez s’est mis à plonger d’effroi, la -couleur de mes prunelles s’est insurgée, et la bouche s’est tordue dans -une grimace de perpétuelle horreur. Un médecin en Amérique a voulu -redresser mon masque par l’électricité, il paraît que c’est possible -là-bas. - -—Allons bon, vous êtes allé en Amérique, vous aussi, comme les autres, -comme tout le monde, et vous vouliez reconquérir votre vénusté première -dans l’intention de vous marier avec une milliardaire sans doute, -interrompit Honved que le personnage amusait. - -—Je vous remercie, Monsieur, de m’interrompre, ce qui m’évite de -discourir d’un seul tenant, chose toujours fâcheuse au point de vue de -l’art; mais pour en venir à votre question, je vous répondrai: Bien que -mon nom se décline au génitif, ce qui est très demandé dans les alcoves -de Chicago, je n’avais pas l’intention de négocier ma particule. Je -suis un nihiliste et un homme laid, par conséquent débarrassé de toutes -les tares, de toutes les hontes, de toutes les prostitutions et de tous -les sales attouchements que vous imposent l’ambition et la beauté. -J’étais allé outre-océan pour y faire tout simplement un judicieux -emploi de ma fortune, pour y créer une institution comme on n’en avait -jamais vue encore sous le soleil. - -—Eh quoi, vint lui dire à l’oreille le comte de Fourcamadan, tout à -fait aviné, qui s’était levé de sa chaise, espériez-vous donc réaliser -le trust des maisons chaudes et du calomel? Être maître ainsi du prix -des coucheries honteuses et de leurs néfastes incidences, sur les -marchés du monde? - -—Mieux que cela, mieux que cela, Monsieur, quoique ce fût d’un -autre ordre. Je suis un philosophe avisé et non le parent d’Eva la -Tomate et de Félix Faure. Mon but était de fonder, là-bas, comment -dirai-je? un gymnase préparatoire, un collège professionnel, une école -d’application, en un mot, pour régicides... Rien que ça... une sorte de -Saint-Cyr ou de Polytechnique, pour tueurs de Rois. - -—Ah, bah, l’idée, au moins, était originale, fit Truculor. - -—Je n’ai que des idées originales, moi. Monsieur, je ne suis pas -socialiste... et comme tout le couvert était devenu attentif, Eliphas -de Béothus éleva la voix pour mieux conquérir son auditoire. - -—Oui, j’avais remarqué que la plupart des attentats contre les dynastes -échouaient par insuffisance d’entraînement des révoltés. Riche à -dix millions, je résolus de pallier à cet inconvénient qui faisait -rater les meilleures tentatives. Si vous me demandez pourquoi je me -déterminai ainsi, je vous répondrai que la Société me dégoûte, que les -bourgeois, mes frères, parmi lesquels j’ai trop longtemps vécu, ayant -trouvé le multiplicateur suprême de la bêtise et de la putréfaction -et s’étant empressés de porter leur sanie et leur squalidité à cet -effroyable _cosinus_, je résolus, un beau matin, de leur déclarer la -guerre à eux, ainsi qu’aux potentats et aux différentes autorités -auxquelles ils se raccrochent comme la roupie au... nez du singe. - -Je pouvais, n’est-ce pas? employer ma fortune à faire du sport, des -femmes, à monter des chevaux, des yachts, des automobiles, à palabrer -dans les cercles fermés et à ajouter ainsi quelques versets au Koran -de la sottise, mais le crétinisme de ces différents comportements -s’étant présenté à moi, je me suis décidé à utiliser, de façon autre, -mon intelligence, mon argent et mes loisirs. Pourquoi, oui pourquoi, -ne me serais-je pas assimilé l’état d’âme des grands aristocrates du -XVIII^e siècle, qui applaudissaient des deux mains aux coups portés -à leur caste, à la condition que le coup fût dirigé avec art, et le -trait bien empenné? Pourquoi ne pas être le bourgeois qui sort de sa -classe et le premier combat sa classe? Les révolutions ne peuvent être -faites que par des patriciens ou des privilégiés qui s’acharnent contre -le privilège du Patriciat. Tibérius Gracchus et Mirabeau sont là pour -le démontrer. Et la Bourgeoisie se verra perdue quand se dresseront -devant elle, pour la combattre, sans quartier ni miséricorde, seulement -quelques bourgeois ne postulant d’autre récompense que celle de voir -enfin s’écrouler par leurs soins l’édifice abominable, l’innommable -pyramide d’exaction qui porte à sa pointe, comme la fumerole d’un caca -pyriforme et triomphant, la divinité bicéphale de l’Argent et de la -Force. - -J’achetai donc des terrains très loin de New-York, là-bas, dans le -Colorado. J’y fis édifier des bâtiments, circonscrire un champ de tir -avec des buttes, des remblais, des cibles à toute distance. J’engageai -d’avance des professeurs d’escrime et de balistique, d’anciens -officiers pour la plupart et des maîtres du genre, dans le civil. -J’eus un laboratoire de chimie où un pontife de Faculté, ignominé -par ses semblables et qui entrait en belligérance avec la Société, -lui aussi, devait venir donner des leçons, trois fois par semaine, -clandestinement. Je m’assurai le concours d’un grand toxicologue, -qui chez moi, enseignerait les simples et les alcaloïdes en tout -point inexorables. Tout fut prévu. Je nolisai deux professeurs de -belles manières et de civilités afin qu’il fût possible à mes élèves -de se présenter dans les Cours, et d’y tenir des emplois variés -dont la gamme devait aller de la fonction de marmiton à la charge -de chambellan. Il fallait, vous le comprenez, que mes _Magnicides_ -pussent, le cas échéant, se tirer des griffes d’un mouchard en -l’impressionnant grâce à leur savoir-vivre, à leur élégance ou à leurs -imparfaits du subjonctif. Je n’oubliai pas, vous vous en doutez, de -m’adjoindre un Espagnol de la Catalogne qui pratiquait supérieurement -la _navaja_, non plus que quatre polyglottes parlant toutes les -langues du monde. Je louai des ingénieurs qui, sur mes indications, -construisirent une voie ferrée et l’approvisionnèrent de matériel -roulant: cela pour répéter l’explosion de dynamite à l’usage des Tsars. - -Quand ma petite caserne où des appartements munis de tout le confort -moderne, empreints cependant d’une note de sévérité nihiliste, avaient -été ménagés pour mes futurs élèves se trouva au point; quand le -laboratoire, le polygone, le champ d’essai des bombes furent prêts -à être utilisés, quand me furent parvenus des meilleures armureries -d’Europe des merveilles de carabines, des bijoux de revolver et des -poignards d’une trempe indéfectible; quand mes clapiers regorgèrent de -cobayes pour l’essai des poisons; quand mon professeur de maintien et -mon _archididascalus_ d’éloquence m’eurent assuré, qu’en moins de six -mois, ils pouvaient dégrossir le rustre le plus inculte et en faire un -gentleman capable d’éclipser dans les salons et les belles-lettres, -Monsieur Deschanel lui-même, je gagnai alors la capitale des États de -l’Union. Vous me comprenez bien? Je voulais faire des régicides aptes -non seulement à tuer vulgairement dans la rue, mais habiles encore -à s’insinuer dans le monde fermé des Cours, dans les milieux les -plus défendus, et à tuer en habit noir comme en bourgeron souillé. -Grâce à moi, les tyrans et les grands de la terre, autocrates, rois -constitutionnels ou bourgeois retentissants, ne devaient plus connaître -un seul instant de quiétude ou de repos. Il me fallait élaborer des -Chœreas et des Louvel, des Brutus, des Alibaud et des Aristogiton en -nombre indéfini. Je voulais que, dans le vieux monde et le nouveau, -l’attentat devînt endémique et qu’une pluie de sang bleu fécondât -le sol rajeuni, ainsi que les gouttelettes chaudes d’une ondée de -printemps; je voulais qu’une série de meurtres prestigieux déchirassent -la sérénité de la civilisation scélérate et crevassent enfin le -phlegmon social, tel l’orage à la chevelure d’éclairs qui débride le -ciel d’août congestionné comme un abcès.. Oui... oui... je voulais que -dans le cocher qui conduit le coupé, l’huissier qui soulève la portière -de soie, le cuisinier qui conditionne les plats, le familier rencontré -par la ville, le passant quelconque ou la maîtresse conquise depuis -peu, le Dynaste médusé, le satisfait hagard, pussent, tout à coup, -découvrir le justicier fomenté par l’Invisible et qu’ils s’abattissent -enfin, devant la valetaille en déroute, sous le couteau empoisonné de -ptomaïnes ou la balle explosible trempée dans le curare!... - -Un froid subit circulait parmi l’assemblée, des frissons de malaise -secouaient les nerfs de la plupart des convives. Truculor, Sarigue et -le comte de Fourcamadan jetaient sur la porte des regards apeurés comme -s’ils craignaient la subite intrusion de la police. - -L’auriculaire planté au milieu du front, une flamme verte -tirebouchonnant en dehors de ses yeux étranges, Monsieur Éliphas de -Béothus continuait. - -—Installé dans un petit logement de la XIX^{me} avenue, dès le -lendemain de mon arrivée, je fis circuler, parmi les journaux à grand -tirage, une annonce ainsi libellée: - -«Les désespérés qui se sentent prêts à se retirer de la vie, et qui -se sont, d’ores et déjà, condamnés à mort, sont priés de s’adresser -au Révérend S.A.W. Murchill qui offrira consolations et combinaisons -pratiques.» - -En moins de quatre jours, je reçus vingt-sept visites. Pour faire un -tri parmi elles, j’avais revêtu l’habit de clergyman et je m’étais -enduit d’une vaseline papelarde, d’un opiat d’hypocrite apitoiement, -comme il sied à un ministre de Dieu. Ah! Messieurs, il y eut bien du -déchet. Il me fallait, vous le saisissez, négliger tous ceux que la -misère avait déterminés au suicide. Évidemment, après avoir mangé, -après s’être requinqués un peu, ces individus-là ne voudraient plus -entendre parler de la guillotine ou de la pendaison magnifiantes et me -glisseraient dans les doigts. De même je devais négliger les crétins, -les confondants imbéciles qu’un désespoir d’amour pousse à abolir leur -falote personne. - -La tourte moustachue qui, dans la vie, n’a découvert que l’amour, qui -ne peut pas se consoler d’avoir été répudié, ou à qui le souvenir d’un -nez établi de telle façon, d’une prunelle douée, pour lui, de quelque -agrément, d’une chevelure colorée selon son goût, la tourte moustachue, -à qui la perte de tout cela fait croire qu’il ne pourra plus jamais -frétiller aussi voluptueusement avec d’autres femmes, est un bipède qui -mésuse de la lumière solaire et, quand il se replonge dans le néant, -la chose ne doit lui demander aucun effort, car il ne paraît pas en -être jamais sorti. Ce fut surtout ceux-là qui abondèrent. Pauvre de -moi! En ai-je entendu de ces confessions! Il aurait fallu être M. -Hugues Leroux, lui-même, pour les écouter sans faiblir et leur donner -des conseils par surcroît, dans le _Journal_. Un moment, j’eus l’envie -de lui écrire, ainsi qu’à M. Paul Bourget qui, grâce à eux, aurait pu -diversifier un peu les thèmes de ses affabulations. Mais je me décidai -pour le geste beaucoup plus rapide qui consista à les jeter dehors, -et je leur demandai s’ils me prenaient pour un vicaire catholique en -s’autorisant ainsi à me raconter toutes leurs saletés. De cette fournée -de vingt-sept désespérés, je n’en retins qu’un seul qui me déclara, -lui, qu’il voulait se donner la mort parce que la vie le dégoûtait tout -simplement, pas plus. Lorsqu’on a une âme tant soit peu affinée, au -bout de trois ou quatre années, à partir de l’âge de raison, n’est-ce -pas? me confia-t-il, on est définitivement écœuré par tous les plaisirs -que l’existence tient en réserve. La gloire, l’argent, l’ambition, -c’est un identique guano qui se recommence et se diversifie à peine. -L’indigence d’imagination de la Nature apparaît alors manifeste et on -se demande vainement pourquoi elle nous a convoqués avec tant d’âpreté, -ici-bas. Il reste bien l’amour, ajouta encore cet homme, mais il faut -être un collégien indécrottable pour jouer encore, passé vingt-cinq -ans, à cet éternel et fadasse saute-mouton. Je cherche depuis déjà six -mois, sans pouvoir le trouver, le moyen de faire une sortie décente, -acheva-t-il, en s’emparant d’une de mes manchettes pour me secouer -le bras. Connaîtriez-vous un mode _d’évasion_ un peu moins niais que -celui employé couramment par mes frères en désespoir. Je faillis -l’embrasser.—Si j’en connais, lui dis-je; je vous emmène, je vous -emmène, nous partirons demain... Ah... oui. Je vais vous l’indiquer, -moi, le seul moyen de partir en beauté!... - -—Ah! ça vous ne respectez donc rien, pas même l’amour? flûta Madame -Truphot, en coulant vers son convive un regard où elle avait insinué -tout ce qui lui restait d’ondes magnétiques et d’effluves langoureux. - -—Vous l’avez dit, Madame... Et ceux qui croient à la beauté de l’amour, -à la nécessité de procréer, à la gloire, en Dieu et autres obscénités, -sont avisés que, dans mes propos, ils ne trouveront pas une seule -parole pour ensemencer leur... entendement... - -J’avais un élève vous disais-je; je n’avais donc pas perdu mon voyage -et de suite je l’installai dans l’École des Régicides en le priant de -patienter un peu. Pendant un an, tous les mois, je revins à New-York -et je réussis à découvrir encore sept désespérés du même ordre, ou -d’acabit à peu près similaire... Douze mois après, j’en avais vingt. Où -sont-ils donc les philosophes asinaires qui prétendent que l’optimisme -et sa fille, la volonté, sont occupés, présentement, à régénérer -le monde? Je pourrais leur faire toucher du doigt le noir filon de -pessimisme que j’ai mis à jour, moi, avec mes seuls moyens... Ah! les -affaires du vieux monde vont mal, et s’il se rencontre comme cela, -aussi facilement, une telle proportion de jeunes hommes qui ont déclaré -la guerre à la vie, uniquement parce qu’elle est immonde et faite pour -saoûler d’effroi les cœurs de sereine fierté; si du jour au lendemain -peut se recruter ainsi une telle phalange de nobles êtres se réclamant -du Nihilisme non pas parce qu’ils sont pieds bots comme Byron ou bossus -comme Léopardi, mais bien parce qu’ils ont éventé le piège grossier -de la Nature, on va assister à des spectacles intéressants sur cet -excrément sphéroïdal, que l’emphase humaine a appelé la Terre! - -En même temps que le judicieux entraînement de mes pupilles commençait, -j’entrai en correspondance avec tous les cercles anarchistes du monde. -Et ceux-ci prirent l’engagement solennel de me fournir ma _remonte_, -par voie de tirage au sort, afin de remplacer ainsi ce que l’échafaud -aurait décimé. Les moyens, les dons physiques ou moraux, de mes -pensionnaires ayant été sagacement analysés, je les sériai en diverses -catégories, je procédai à leur répartition dans les classes de bombe, -de revolver, de couteau, de carabine ou de poison. - -Qui eût pu prévoir l’entrain et le réconfortant enthousiasme de -mes _cadets_? Ces hommes jusque-là sombres, sarcastiques et d’une -misanthropie redoutable se prêtèrent tout à coup avec la plus grande -souplesse, la plus merveilleuse docilité, à ce que j’étais en droit -d’exiger d’eux. Leur front crispé se détendait; dans leurs yeux -s’allumait une flamme juvénile, lorsqu’il m’arrivait de leur fixer la -date approximative où tout permettait de croire qu’ils seraient prêts -enfin. Les chrétiens qu’on destinait au Cirque ne témoignèrent pas -jadis d’une pareille ardeur au martyre... Je dois dire, cependant, que -ce qui me coûta le plus à obtenir de la plupart d’entre eux, ce fut le -silence de trappiste, l’absolu mépris de la parole. La certitude qu’ils -allaient mourir en héros avaient déchaîné en eux une extrême loquacité: -ils se racontaient par avance et préparaient déjà, avec des gestes -appropriés, leurs réponses aux juges ou aux jurés. Or, un régicide ne -doit pas parler, ni _avant_, ni _après_. Il convient qu’il méprise -l’inutile parole humaine, qu’il s’embusque dans une mutité farouche -et obsècre le langage articulé qui aide les hommes à se pénétrer de la -réconfortante certitude qu’ils sont identiquement idiots les uns les -autres... - -Mais il fallait les voir, dans les exercices préparatoires, travaillant -à miner la voie ferrée ou transperçant d’un coutelas inspiré, au -passage de la voiture lancée au triple galop, le mannequin chamarré qui -tenait l’emploi du potentat... - -Et puis les prouesses réalisées au tir à la cible! En moins de trois -mois, quatre de nos futurs tyrannicides mettaient les sept balles de -leur revolver dans un pain à cacheter, à quarante pas, bien que leurs -camarades, jouant le rôle de policiers, les assommassent à demi de -coups de canne, s’accrochassent à leur bras qui, malgré les bourrades, -ne tremblait pas plus que..... celui du Destin, comme disent les -poncifs. Au bout de l’année, j’eus deux artistes qui, à cinq cents -mètres, avec la carabine, vous plaçaient une balle dum-dum dans le -fond d’un chapeau, impeccablement. De plus, comme mon chimiste m’avait -fabriqué une poudre _qui ne détonait plus_ et ne dégageait pas la -moindre fumée, vous voyez cela d’ici: dans une ville encombrée de -foule, au passage d’un souverain ou d’une puissance sociale, la mort -qui, au loin, part tout à coup, fulgurante, se déchaîne d’une fenêtre -invisible, et tombe du ciel, sans qu’on puisse arriver jamais à trouver -le point initial de son envol... - -Autre merveille. L’Europe avait inventé les rayons Rœntgen, les rayons -X, qui perforaient l’opacité de la matière et permettaient d’explorer -l’organisme. L’Amérique, elle, inventa les rayons Z qui rendirent -ténébreuse toute chose éclairée par la lumière et conférèrent au corps -humain, à l’homme, la propriété de se rendre invisible à volonté, aux -yeux de ses semblables. Un élève, un lieutenant d’Edison me vendit deux -cent mille dollars la découverte miraculeuse qui permettait à tout être -de s’abstraire, de se soustraire du monde ambiant et cela à son gré, au -regard des foules aveuglées, comme s’il s’était sur le champ transmué -en effluences insaisissables. Cela tenait du sortilège, de l’hypnose; -cela faisait penser à certaines expériences des brahmanes indous. Le -régicide, une fois l’acte consommé, n’avait qu’à toucher un commutateur -placé au creux de sa poitrine pour s’effacer subitement, pour obnubiler -son relief, pour disparaître de l’espace et se fondre pour ainsi -dire, à tout jamais... hors d’atteinte, dans la lumière ou la nuit -éparse. Je dois dire qu’il ne s’en trouva que deux ou trois parmi mes -justiciers qui voulurent se servir des rayons Z et se dérober ainsi aux -responsabilités de leur geste sublime. Les autres donnèrent sang pour -sang, vie pour vie. C’était plus noble mais moins pratique. - -Et je les galvanisai moralement mes cadets, car il fallait, vous pensez -bien, que l’âme fût trempée comme le corps. Des lectures leur étaient -faites de tous ceux, classiques anciens et modernes, qui exaltèrent -le régicide. Je ne veux point vous les énumérer, le pédantisme étant -le seul recours des crétins. Je leur détaillai par le menu les plus -récents forfaits des têtes couronnées, le satyriasis d’assassinat du -sultan rouge, la cruauté du Petit-Père, les horreurs de la Sibérie, -les proscriptions en masse, le Knout qui torture et avilit et la -dernière invention du Romanoff: le croiseur destiné au transport des -condamnés politiques, où, tout près des cages de fer de l’entrepont, -une _machine à ébouillanter_ amorçait à la chaudière d’eau brûlante -deux lances horrifiques braquées, à toute heure du jour et de la nuit, -sur les révolutionnaires jugulés, sur les doukhobors enchaînés, sur -les plus nobles cœurs de l’empire moscovite. Je leur citai le mot de -Mallarmé interviewé sur les anarchistes: _Je ne suis pas assez pur pour -parler de ces saints_..... - -Ici Médéric Boutorgne crut de son devoir d’intervenir, en entendant -Monsieur Eliphas de Béothus approuver Mallarmé. - -—Oh! Mallarmé, dit-il, quel raseur! Il faut avoir le courage de le -dire. Qu’est-ce qui a bien pu comprendre quelque chose à l’œuvre de ce -galfâtre.. - -Tourné vers lui, d’un geste d’automate qui vire lentement sur son -pivot, l’étrange personnage, dressa vers le plafond un index vertical, -et prononça d’un ton calme. - -—Jeune homme, n’avez-vous jamais entendu parler de ces pures étoiles -dont la lumière répugne à mettre moins de deux mille ans pour parvenir -à la racaille d’ici-bas? - -Un éclat de rire général accueillit cette boutade, sans aménité et, -trop lâche pour se fâcher, l’infortuné gendelettre, qui s’était dressé -à demi, pour mieux donner l’essor à sa géniale interruption, dut -ramener au niveau des sauces de son assiette un front désormais chargé -d’opprobre. - -M. Eliphas de Béothus, placidement persévérait. - -—Le culte malencontreux que je nourris pour la vérité m’oblige à vous -confier que je ne fus pas sans éprouver quelques désillusions au début. -Deux régicides, dépêchés par moi en Europe, et munis d’une assez -forte somme, se dérobèrent, devant la mort en beauté, l’un préféra -s’établir marchand de reconnaissances du Mont-de-Piété rue de Clichy, -et l’autre se fit bookmaker à Bruxelles. Mais le troisième qui mit le -pied au Havre, tua son souverain en moins de huit jours. D’ailleurs, -vous pensez bien: je me vengeai des deux parjures. Le bookmaker fut -égorgé, sans phrases, un soir d’octobre, au retour de l’hippodrome de -Grœnendal et l’autre, le marchand de reconnaissances, eut les deux -poignets coupés et les yeux crevés, un matin dans son lit, par un de -mes justiciers dépêché à cet effet. Une de ses mains, préalablement -momifiée, servit même pendant deux ans de gland de sonnette à la porte -de mon cabinet. Et, dès lors, après ces exemples salutaires, tout -marcha à souhait. - -Chaque semestre, un transatlantique quittait New-York emportant deux -tyrannicides et, comme vous avez pu le constater, Messieurs, les -attentats se succédèrent avec une régularité d’échéance. Le premier en -date fut celui du restaurant Véry, en avril 1892, et déjà c’était un -chef-d’œuvre. Vous vous le rappelez tous, n’est-ce pas? Un mètre cube -de panclastite fut déposé là par un être invisible, sous le nez de la -police, malgré le chapelet de mouchards protégeant l’infâme bistrot. -Nous avions répété la scène pendant plus de deux mois. La catastrophe -avait une telle allure biblique qu’il parût à beaucoup qu’une puissance -occulte, une émanation de l’Inexplicable avait pris soin de placer -l’engin et d’en déterminer l’explosion. Puis d’autres suivirent, qu’il -serait oiseux de vous citer mais qui furent toutes perpétrées par des -anarchistes frais débarqués d’Amérique ou qui y avaient été entraînés: -Angiolillo, Bresci, Luccheni, Czogolsk! Et il y en eut beaucoup aussi -dont on ne parla point par raison d’État ou de famille. Des ministres, -des grands, de mirifiques bourgeois empoisonnés dans les cours, ou -_suicidés_ chez eux. Ah! j’ose dire que j’ai lancé sur le monde -quelques assassins qui ont fait leur chemin... - -Et cela dura neuf ans, reprit Monsieur Eliphas de Béothus, après avoir -trempé ses lèvres dans une coupe de champagne, neuf années pendant -lesquelles j’engloutis dans cette entreprise la moitié de ma fortune. -Cela revenait cher, vous vous en doutez: mes frais étaient innombrables -et à l’heure actuelle je subviens encore aux besoins de quelques vieux -parents de mes régicides. Bresci me coûta même cent mille francs -après sa condamnation à la détention perpétuelle. Supplicié dans sa -cellule, il put réussir, grâce à l’entremise d’un guichetier gagné -par lui à l’anarchie, à m’adresser un billet où il m’exhortait à le -faire assassiner pour mettre fin à sa torture. Je dus débourser cinq -mille louis d’argent français pour le faire stranguler par un de ses -gardiens, qui en reçut l’ordre du directeur de la prison. Vous voyez -que j’étais un véritable père pour mes élèves. - -Mais un soir de février mon professeur de chimie vint me trouver dans -mon Cabinet directorial. Monsieur, me dit cet homme plein de génie, -votre œuvre est admirable autant que sans seconde parmi les œuvres -des hommes, mais elle est imparfaite encore, souffrez que je vous -le dise. Pourquoi diable vous astreindre à enseigner le meurtre et -l’assassinat ou plutôt l’exécution des Puissants, par les vieilles -méthodes? Pourquoi ne pas employer les nouveaux procédés beaucoup plus -pratiques, beaucoup plus propres et tout aussi expéditifs? Croyez-moi. -Voici le moment où grâce à la science, l’humanité va pouvoir devenir -presque aussi scélérate que la Nature. Celle-ci qui après avoir inventé -l’amour a gratifié les hommes de la syphilis, celle-ci qui fait mourir -en couches les femelles assez stupides pour enfanter et déférer -ainsi à l’instinct qu’elle a glissé en leur chair, celle-ci, dis-je, -qui après avoir suscité l’oxygène délectable aux poumons, l’oxygène -imprégné de l’arome des halliers humides, l’air vivifié des senteurs -marines, a conditionné la tuberculose, se trouve sur le point d’être -égalée en tant que bourrelle et gouine infernale. A l’aide de nos -bouillons de culture, ne détenons nous pas, nous savants, le pouvoir -de répandre sur le monde ou d’insinuer en quelques individus à son -exemple, la syphilis, la phtisie, le typhus et le tétanos? Répudions -le couteau, la bombe ou le revolver et usons des toxines animales. -Une cuillerée de cette solution sans aucun goût ni couleur—et mon -chimiste frappait de l’ongle sur un bocal étiqueté,—une cuillerée de -cette culture dans le potage du Tzar, de l’empereur d’Allemagne, de -M. W. milliardaire américain ou Y., usinier français et vous allez -voir le sujet, _faire_ immédiatement du cancer, cela sans appel, sans -remède possible. Il suffira de changer de fiole pour diversifier la -maladie à conférer. Alors, entendez-moi bien, plus de scandale, plus de -cris: A bas l’Anarchie! dans les populations abruties, plus de procès, -plus d’échafauds. La justice est désarmée cette fois et l’assassin -insaisissable, car l’acte est impossible à prouver. Levé, dressé d’une -détente, j’étais dans les bras de mon professeur. Nous commençons -à organiser la chose de suite, lui dis-je. Vous ne sortirez de mon -cabinet que lorsque le plan de l’œuvre à réaliser sera là, tracé dans -ses grandes lignes sur mon bureau. Et pendant deux jours, en tête à -tête, ne prenant presque aucune nourriture, nous travaillâmes ensemble. - -Sept mois après, un Institut bactériologique faisant corps avec mon -Académie des Régicides fonctionnait parallèlement. Et dès lors, nous -abandonnâmes le meurtre retentissant, le meurtre théâtral, pour l’œuvre -beaucoup plus sûre de la mort naturelle obtenue à l’aide des bouillons -de culture. Une besogne philanthropique s’imposait avant toutes les -autres: supprimer, détruire le militarisme, dégoûter les masses du -service militaire. Des justiciers, des missionnaires envoyés par moi -dans toutes les garnisons d’Europe et surtout en France répandirent à -profusion la typhoïde dans les casernes, débondèrent des dames-jeannes, -des outres de microbes, dans les quartiers de cavalerie et d’infanterie -où l’on parque les fils de la démocratie. Vous avez remarqué que -depuis de longues années, le typhus y sévit à l’état endémique, il -y opère encore, y opérera toujours depuis notre intervention. Ainsi -nous espérions que les mères terrifiées ne laisseraient plus partir -leur géniture pour le régiment. Des centaines, des milliers de soldats -périrent et les ministres de la guerre, interpellés chaque trimestre, -furent bientôt sur les dents. Hélas! nous avions compté sans la -passivité, le besoin de servage et la lâcheté du peuple! Que faire -à cela? Rien, sinon frapper encore à la tête, continuer à décimer -les Rois, les Augures, les Pontifes, les Magistrats, les Prêtres, -les Tribuns de tous ordres et de toutes nuances pour les dégoûter -de leur métier de chefs et les forcer peut être un jour à licencier -d’eux-mêmes leurs esclaves. Et en avant la tuberculose, la syphilis, -le tétanos, la variole noire, le choléra morbus. Ah! Messieurs! Il en -est peu parmi ceux que les foules révèrent, qu’elles envient de loin, -qui, dans ces dernières années, moururent sans notre intervention. -Rappelez-vous ces trépas imprévus qui stupéfièrent, ces êtres pleins -de santé dont deux nuits seulement et quelquefois moins faisaient -des cadavres au regard du monde étonné. Pour ne vous en citer qu’un, -faut-il vous parler de Félix-Faure à qui nous conditionnâmes un décès -en conformité absolue avec sa norme de vieux roquentin? Celui-là nous -l’avons travaillé en artistes que nous étions. Il n’était pas digne -du tétanos ou du choléra. Une pincée de cantharides nocives dans son -thé du matin l’astreignit à se faire éclater les artérioles, le jour -même, sur l’abdomen d’une cabote du boulevard. Alors une atmosphère, -une chape, un plafond de terreur, pesèrent sur la Société. Le bruit -courut dans Paris qu’une secte maudite pratiquait l’empoisonnement -avec les bacilles des maladies contagieuses. Comme les microbes de la -tuberculose couraient les rues, qu’il n’y avait qu’à se baisser pour -en recueillir dans les expectorations, les crachats de pulmoniques, -on vit des bourgeois terrifiés licencier leur domesticité. On vit des -duchesses, jusqu’à des reines en exercice, préparer, de leurs mains, -leur cuisine, triturer leurs aliments pour être sûres que des vibrions -assassins n’y avaient pas été introduits sciemment. Les puissants, les -riches, se servirent eux-mêmes. Ce fut le commencement de la justice, -car nul n’a le droit de se faire servir ici-bas. Et pour rassurer les -classes dirigeantes, le Comité d’hygiène se rassembla, délibéra et fit -placarder dans la ville d’innombrables affiches qui invitaient les -tuberculeux à ne pas cracher par terre, qui les exhortaient, eux les -condamnés à mort, les damnés, à se montrer soucieux de la vie de leurs -congénères bien portants! - -Cependant après neuf années de parfait fonctionnement de mon École des -Régicides et trente-six mois de labeur de mon Institut bactériologique, -après tant d’attentats, après tant de rois ou de puissants mis à mort, -je me rendis compte, un jour, qu’il n’y avait pas une douleur, pas une -honte, pas un forfait, pas un mensonge, pas un sanglot de moins dans la -société policée. Et l’affreux doute prit alors possession de mon esprit. - -A quoi bon tous ces meurtres? Ce n’étaient pas les tyrans, mais bien -le besoin de servitude qu’il faudrait pouvoir supprimer. J’avais été -victime d’une épouvantable erreur. Quel était le monstre qui avait -inventé cette doctrine néronienne et absurde: _Tuer pour régénérer?_ -Oui, l’anarchie comme toutes choses ici-bas mentait... L’anarchie était -fausse dans son principe, et puérile dans ses moyens. Elle énonçait -que les hommes étaient _nés bons_ et que la Société seule les rendait -mauvais. C’était la théorie de Rousseau, cet homme à la vessie percée -qui, comme il le conte lui-même, défaillait d’attendrissement sur une -touffe de pervenches, au souvenir de sa vieille maîtresse, et qui -empoisonna tout un siècle de ses mucilages sentimenteux. Eh bien! cela, -c’était une effroyable imposture, les hommes sont _nés mauvais_ parce -que la Nature a intérêt à les élaborer ainsi et que, s’ils étaient -bons, ils se déroberaient à l’œuvre qu’elle leur impose; c’est-à-dire -qu’ayant vu la plupart d’entre eux souffrir et connaissant que _la -douleur ne peut être vaincue_, ils refuseraient d’assurer la continuité -de l’espèce. Il n’y aura donc jamais aucun moyen de les rendre bons, -de constituer avec eux la Cité promise, l’Eden de l’avenir, la -Civilisation harmonique en un mot, où le fort ne dévorera pas le -faible, où l’égoïsme ne sera pas le moteur suprême. On aura beau faire -tomber toutes les lois, détruire tous les pouvoirs, supprimer tous les -maîtres, massacrer, couper des têtes, comme l’enseigne l’Anarchie, -l’homme sera toujours l’être de boue et de sang occupé à spolier, -à imbécilliser ou à martyriser son semblable. Il n’y avait rien à -espérer, _parce qu’on se heurtait à la Nature_, force plus grande que -tous les vouloirs humains. L’Anarchie, qui imposait de croire à quelque -chose, qui spéculait sur cet _a priori_, sur le dogme de la bonté innée -de l’homme était donc aussi ridicule et aussi malfaisante que toutes -les théories religieuses ou sociologiques qui l’avaient précédée. -_Croire était la stupidité dernière_ en même temps que _l’erreur -suprême d’où découlaient tous les autres crimes_. Si l’on voulait -rêver de Justice, de Vérité, d’Harmonie et d’Absolu, il fallait être -en mesure, un jour, d’étrangler la _Nature naturante_, ou d’arracher -d’un seul coup tous les génitoires à l’Humanité, pour l’empêcher de se -continuer. Mais où étaient-ils les doigts de fer, où se cachait-il le -nouveau Prométhée, capables de cette œuvre sublime autant qu’impossible? - -Dès que j’eus évoqué ces choses que nul, entendez-vous, parmi les -philosophes ou les logiciens, n’a pu controverser que par des -objections de sentiment, donc irrecevables, dès que le refus d’espérer -eût prépopenté en moi, je résolus de licencier mon École de Régicides. -Et à nos cadets et à mes professeurs, désormais sans emploi, je -distribuai une notable partie de l’avoir qui me restait. J’allai -m’embarquer pour l’Europe quand je fus cueilli au bord du ponton -d’embarquement par deux gentlemen qui me prièrent de vouloir bien les -suivre. J’avais été dénoncé. Arrêté, je fus incarcéré pendant huit -jours. Mais la justice recula devant l’énormité du scandale où allait -sombrer peut-être l’honneur des États confédérés, car les nations ont, -elles aussi, un honneur aussi mal placé que celui des femmes. Et puis -la Magistrature américaine avait peur; elle s’affola évidemment à la -pensée que mon acte, dans la notoriété qui allait lui être donnée, fût -imité par d’autres, par quelques hommes d’esprit désireux d’employer -leur argent, de façon originale. Elle s’étonna seulement que mon -Académie eût pu fonctionner si longtemps, sans attirer les soupçons. -Je dus lui faire remarquer qu’elle était installée à cent lieues de -tout centre habité, au milieu des savanes de terre rouge du Colorado. -Je rappelai également au gouvernement américain que j’avais demandé -l’autorisation d’ouvrir un collège libre préparatoire aux écoles -militaires de l’Europe, et que j’avais même offert, en ces dernières -années, de fournir des volontaires tout entraînés pour Cuba,—ce qu’il -avait accepté, du reste. - -Nostalgiquement, je regagnai le vieux continent, mais sans abandonner -toutefois mes études et mes travaux, pour faire coûte que coûte et -malgré eux le bonheur des hommes. Je m’étais convaincu que la Douleur -et le Mal ne seraient enfin exterminés ici-bas, que le jour où l’on -pourrait saisir le gouvernail de la planète pour l’aiguiller en -dehors de sa route et l’aller fracasser contre une autre, dans un -rejaillissement d’immondices qui éteindrait le soleil. Puisque les -hommes s’acharnent à proliférer, l’esprit du Sage, qui ne peut pas -vivre sans idéal ni sans absolu, est bien forcé de rêver quelque chose -de semblable à défaut du bénéfique _onguent gris_ en possession de -supprimer, du coup, les quelques milliards d’_acarus_ enragés qui, sous -le nom d’humanité, circulent sur le testicule terraqué. Si l’on arrive -à tout sabouler, si l’on réussit à faire triompher enfin le _Nihil_ -consolateur, le Bien, le Calme et le Silence prendront alors possession -du monde apaisé. Et la souffrance sera définitivement abolie, puisque -l’on aura détruit l’homme, qui malgré vos demi-mesures de Socialisme ou -d’Anarchie en sera toujours le réceptacle. Donc, Messieurs, orientant -mon intelligence et mon labeur de ce côté, j’ai résolu de faire tout le -possible pour supprimer ladite humanité. Et je crois que si celle-ci -avait connaissance de mon but, et se penchait sur mes travaux, elle -pourrait, dès maintenant, couvrir la terre de cathédrales vouées à -ma personne, engraisser des prêtres et me décerner des cultes comme -elle l’a fait pour son supposé Créateur—entité responsable de tous -ses maux—sans parvenir à acquitter jamais la dette de reconnaissance -qu’elle contracte envers moi qui vais la faire disparaître. - -—Ah! bah, vous avez comme ça à votre disposition l’_onguent gris_ -nécessaire à nous effacer tous, nous les _acarus_! interrogea Truculor. - -—Certainement, répondit le phénomène, dont les yeux s’enflammèrent. -Ce moyen est simple, comme vous allez vous en convaincre. Il y a deux -ans à peine, l’Académie des Sciences fut informée qu’un chimiste, dans -une expérience, avait réussi à enflammer l’azote de l’atmosphère, -sans que la combustion ait lieu au préjudice de l’oxygène ambiant. Eh -bien, Messieurs, cette expérience a dépassé maintenant le champ étroit -du laboratoire pour devenir enfin pratique. L’homme de génie dont je -vous parle, qui ne fait partie d’aucun Institut, se déclare en mesure -de pouvoir, en moins d’un an, enflammer _sur lui-même_ tout l’azote -contenu dans la calotte atmosphérique recouvrant la terre. Donc, -avant qu’il se soit écoulé douze mois, à partir de l’instant où je -vous parle, et après un préalable anathème jeté à ce monde effroyable -où seuls peuvent germer le crime, le vol et le mensonge, après une -dernière malédiction lancée à cette sphère obscène, une effroyable -langue de feu se précipitera d’un pôle à l’autre, un mascaret -d’incendie, attisé par les vents, se déchaînera, vengeur et implacable, -pour assécher d’un coup les fleuves, les mers et les océans, calciner, -effacer sans retour possible la vie végétale et animale, en faisant -flamber la planète maudite comme un gigantesque bol de punch. Après -l’incinération de cette ordure, tout, tout, vous entendez bien, les -êtres et les choses, se plongera dans le coma délicieux du Néant, pour -n’en plus sortir jamais, malgré l’acharnement désespéré de l’abominable -Nature, frappée à mort, elle aussi, et hurlant d’épouvante dans le -vide frissonnant, pendant que la Ténèbre pacifiante digérera lentement -le monde scélérat. Et puisque la Justice et le Bonheur n’étaient pas -possibles sur cet habitacle, nous aurons accompli la seule œuvre dont -puisse s’enthousiasmer encore l’esprit humain! Nous aurons détruit la -Terre et supprimé pour toujours l’effroyable Génitrice de Douleur et -d’Iniquité! - -Monsieur Eliphas de Béothus, ayant ainsi parlé, se tamponna la bouche -du coin de son mouchoir armorié d’une devise favorite: _l’espoir -suprême est dans le non-être et_ se leva de table, en ajoutant -négligemment, comme survenait un _flanqué de mauviettes_. - -—Je vois que la ripaille se corse; or je ne puis approuver plus -longtemps, par ma présence, les mangeries qui abêtissent et ont -toujours pour immédiate résultante les coïts qui repeuplent... - -Il gagna la porte sans autre débordement de politesse à l’adresse des -convives. Pourtant, sur le point de sortir, il se retourna de trois -quarts. Du coin de sa bouche tordue dans sa face citrine et comme -vert-de-grisée par endroits, il laissa tomber encore: - -—Au revoirs, messieurs, au revoir, jusqu’au jour où vous apprendrez -peut-être mon véritable nom... qui vous expliquera alors bien des -choses. - -Et il disparut. - -—Folie, folie, des phrases, des phrases! que tout cela, pontifia -Truculor que la bonne chère, en ce moment, semblait sur le point -d’apoplectier. Le Socialisme, Messieurs, dans une vingtaine de -générations au plus, fera la paix et la justice parmi les hommes -réconciliés. Et tout ce nihilisme n’a qu’une valeur de paradoxe... - -Déjà le Tribun se préparait à conférencier. Il avait repoussé sa chaise -et, les deux mains appuyées sur la nappe, il adressait à tous les -commensaux le large sourire de bienvenue qui est l’amorce de tous ses -épanchements oratoires. Honved, qui ne pouvait souffrir le grand homme, -prévit la chose et, pour sauver l’assistance, n’hésita pas à commettre -le crime de lèse-génie. Il coupa net et fut très dur, car le logomaque -l’exaspérait. - -—Eh! eh! il ne faut pas médire des phrases en général, Monsieur, car il -est des phrases dont la construction a exigé plus de science que celle -des cathédrales et quand les basiliques ne seront plus que poussière, -ces phrases chanteront encore dans la pensée des hommes. Le Socialisme -ne vit que de cela du reste! Vos collègues, je ne parle pas de vous, -ont réalisé ce miracle d’apaiser la faim des malheureux en leur faisant -brouter des adjectifs et des substantifs nouveaux. Je ne veux point -savoir si c’est un progrès sur les âges précédents où l’on voyait, de -temps en temps, César distribuer la sportule au peuple et les grands -consentir largesses. Il ne tient qu’à vous, sans doute, je le sais -bien, de faire prononcer par l’Académie de médecine que l’épithète -est un aliment, tout comme l’alcool, et vous aurez résolu le problème -social. Quant à l’expédient désespéré de Monsieur Eliphas de Béothus, -je ne le trouve point si déraisonnable. La science sera à la hauteur, -un jour, de réaliser ce dont il parle. Il y a déjà quelques milliers -d’années que, par la parole, fut dénoncée l’infamie de l’univers et -que les hommes se sont efforcés d’y remédier. Comme l’a dit Monsieur -de Béothus, si la Pitié et l’Équité ne peuvent pas régner sur la terre -il faudra bien détruire la terre. _Le philosophe qui, le premier, -formula les notions de Justice et de Vérité, décréta, sans le savoir, -l’abolition du monde ou tout au moins de la vie, car jamais l’absolu de -ces deux principes ne pourra être réalisé par une société civilisée._ -Or l’esprit humain, revenu de l’erreur Dieu, ne peut se contenter -d’une approximation, d’une relativité, et fatalement il sera amené à -désirer, à hâter de tout son pouvoir, l’extinction de l’espèce, dans le -besoin irréfrenable qui est en lui de supprimer le Mal et la Douleur. -Convaincre les hommes qu’ils n’ont point le droit de se continuer est, -au dire de quelques penseurs, la seule détermination pratique pour -pacifier la terre et renverser du même coup l’œuvre de la Nature qui -a promulgué le crime, le carnage, la souffrance et l’asservissement -des faibles de façon pérennelle. J’aime la vie, moi, pour la beauté -qu’elle tolère par accident; je l’aime pour son lyrisme éperdu, pour -tout ce qu’elle enfante: monstres ou héros; je l’aime parce qu’elle est -une représentation, parce qu’elle permet souvent à l’intelligence de -conquérir sur les forces mauvaises, et qu’elle dresse en face du monde -un pouvoir parfois équivalent, c’est-à-dire la volonté des hommes; -je l’aime parce qu’elle permet de flageller avec des mots l’Univers -abominable qui ne veut point de la justice; je l’aime aussi parce -qu’il n’est pas tout à fait prouvé à mon sens qu’elle soit haïssable, -puisqu’elle suscite de temps en temps le génie, condamné à souffrir, -il est vrai, un peu plus encore que le troupeau. Mais, si pour moi -l’expérience n’est pas probante encore, si tout n’a pas été tenté et si -la conclusion qui consiste à l’annihiler me paraît prématurée, je ne la -repousse pas _a priori_... - -Je concède même ceci: C’est que le malthusisme est le seul moyen de -faire, pratiquement, la Révolution sociale qui vous tient au cœur -sans cataclysmes et sans massacres.. C’est l’arme suprême terrible, -inexorable du prolétariat. Que celui-ci refuse de se continuer, -organise, non pas les grèves des bras d’où il sort toujours vaincu, -mais bien la _grève des ventres_ et il est assuré de la victoire. Que -le peuple ne procrée plus d’esclaves et puisqu’il est impuissant à -sortir de son enfer, qu’il s’obstine, lui, à ne pas se reproduire, à -ne pas créer d’enfants pour les faire entrer à leur tour dans sa noire -géhenne. Et la Bourgeoisie sera par terre. Ce n’est pas elle, vous vous -en doutez, qui consentira jamais à peupler de ses fils ses casernes -et ses bagnes industriels. Alors quoi, que fera-t-elle? Des Lois? -Allons donc, le Peuple, cette fois, se trouve en possession du moyen -de salut. Une législation, quelle qu’elle soit, ne peut astreindre -les asservis à proliférer s’ils se dérobent à cette fonction. Si vous -avez les fusillades, pour assurer la continuité et le respect du -monstrueux état de choses présent, vous ne pouvez employer les lebels -pour obtenir de la chair à exploitation. Que les travailleurs adoptent -seulement le malthusisme dans la mesure où la classe nantie le pratique -et vous allez vous trouver avant une génération, avant vingt-cinq -ans, devant une véritable disette de travail salarié. Or vous-même, -Monsieur Truculor, n’osez assigner une échéance aussi rapprochée à la -Révolution. Le suicide progressif du peuple, c’est le bouleversement -général de la Société. C’est le capital désarmé et impuissant devant -ses richesses accumulées, devant ses tas d’or, qui auront tout juste -désormais la valeur de gravats amoncelés. Le rôle de l’or étant de -fomenter de la main-d’œuvre, pour exonérer les enrichis de tout labeur, -qu’allez-vous en faire quand les bras vont commencer à manquer, quand -il n’y en aura plus assez pour les besognes serviles, quand, dans -cinquante ans, même, il n’y en aura plus du tout peut-être? Si la caste -possédante veut manger, il lui faudra travailler à son tour, œuvrer -dans les effroyables besognes qu’elle impose au prolétariat de par la -toute puissance de son Code et de son Argent. Si elle veut du pain et -du luxe il lui faudra participer à l’activité humaine. Si elle veut -jouir toujours, il lui faudra, cette fois, jouir sur elle-même, être -le propre artisan de ses innomables voluptés. Si elle veut des armées -permanentes, elle enrôlera ses ploutocrates, et si elle veut de la -prostitution encore, elle devra jeter ses filles à ses mâles en rut. - -Tout croulera par la base, les institutions et les hiérarchies, les -gouvernements démocratiques et les dynasties, les cultes et les -dieux, sans qu’il soit nécessaire de verser une seule goutte de sang. -Jamais plus terrifiante catastrophe n’a menacé, par avance, l’Egoïsme -pontifiant. Contre elle, nulle défense n’est possible, sachez-le bien, -car, comprenant que c’est le seul procédé de libération pratique, le -salariat étranger, auquel les classes dirigeantes pourraient faire -appel, l’adoptera spontanément lui aussi. Et par dessus les frontières, -s’échangera alors la première étreinte fraternelle entre les déshérités -du monde, résolus à disparaître dans le refus magnifique de prolonger -leur détresse, leur misère et leur servage... - -Il est temps peut-être que quelques hommes aillent dire cela aux masses -spoliées, qui imposent la domestication et l’endémique famine à toute -la descendance issue de leurs entrailles éternellement douloureuses. -Il est temps qu’on aborde franchement le débat et que, méprisant par -avance toutes les persécutions, deux ou trois penseurs s’offrent -d’eux-mêmes pour affranchir le peuple en lui énonçant, malgré la -gouaille et les quolibets du début, les moyens infaillibles de ne -plus faire d’enfants. Il est nécessaire de ne point le prendre, tout -d’abord, à la thèse philosophique, mais bien au terre à terre du profit -immédiat. Qu’on lui donne en exemple la Bourgeoisie qui, pour ne pas -morceler sa fortune, s’est déterminée à la quasi-stérilité. Qu’on -lui dise dans les réunions publiques, dans les meetings des centres -ouvriers, à l’aide de millions de brochures répandues à profusion -dans les usines ou à la porte des mairies, envoyées même à chaque -nouveau couple, qu’on lui dise et lui rabâche à l’aide de l’écrit et -de la parole, enfin, qu’il est ridicule de ne pas imiter la classe -moyenne, qu’il est stupide d’employer son infime salaire à nourrir des -petits, quand il peut s’abstenir d’en avoir. Définissons-lui, nous, -littérateurs, le malthusisme rationnel et sournois des satisfaits, et -faisons-lui comprendre que le bourgeois n’a pas supprimé le plaisir de -l’acte génésique, mais seulement la résultante: la fécondation, et il -ne tardera guère à en faire autant. Au bout de quelques années, dès -les premières statistiques des Leroy-Beaulieu ou autres annonçant le -péril, le Capitalisme, terrifié à la vue du mal qui va l’exterminer à -son tour, accourra suant de peur pour offrir, de lui-même, la justice, -et promettre une répartition plus équitable des biens d’ici-bas. Il ne -sera plus temps. La caste assouvie, par sa volonté d’iniquité, aura tué -ce qu’elle appelle la Patrie et la Race. - -Et, qui peut nier la sereine et magique beauté de l’acte? La -Démocratie, qui a donné son sang pour toutes les grandes œuvres -sociales, la Démocratie, qui par son courage, son labeur, a permis -en somme d’édifier la civilisation moderne, la Démocratie, éternelle -Parturiante d’Idéal et de Bonté, comprenant qu’elle a tendu le cou -à une cangue plus lourde que les chaînes féodales, la Démocratie, -consciente enfin que sur sa nuque pèse la pantoufle du bourgeois, ou -les cothurnes éculés des histrions de la politique, plus implacables -que la botte à éperons d’or des patriciens d’ancien régime, la -Démocratie, désireuse de ne point s’avilir, de ne pas se courber plus -longtemps dans l’esclavage, se frappe à mort, étouffe la vie dans ses -lombes, et entraîne dans le gouffre ceux qui lui refusent l’Équité... - -La minute est décisive, sachons-le, et la haine publique, ou la mise -hors la loi ne pourront, j’en ai l’assurance, étouffer désormais la -parole courageuse des protagonistes de l’Idée salvatrice en actuelle -germination. J’aime la vie, certes, moi, mais je me résigne car j’aime -encore plus la justice, qui doit en être la condition première, et -si c’est le seul moyen de l’arracher aux exacteurs oisifs que de -brandir une telle menace au-dessus de leurs fronts implacables dans -la férocité, je l’acclame de toutes les forces de mon cœur et de ma -pensée. Peut-être serai-je un de ces ouvriers d’émancipation, sans -jamais, par la suite, réclamer ni honneur ni mandat. Je m’affligerai, -toutefois que les socialistes ou les libertaires ne m’aient point -devancé. Mais sans doute, les chefs n’ont-ils cure de voir le Peuple -faire sa Révolution tout seul et tout de suite, car il leur faudrait -rester sans emploi et résilier leur rôle profitable de pasteurs de -bétail... - -Truculor ne ramena point l’adversaire. - -—La question, dit-il, est d’une telle vastitude et d’une complexité -si grande, Monsieur, que je préfère vous répondre demain, dans un -_Premier-Paris_. Karl Marx et Bernstein, démontrent péremptoirement, -à l’opposé de Max Stirner... Mais devant les grimaces des commensaux -menacés d’un éboulis d’érudition sociologique et d’un laïus pompeux, -il rengaina son Larousse et tourna bride tout à coup, en ajoutant -néanmoins, d’un ton emphatique: Ces thèses malthusiennes ne gagnent pas -à être commentées à table... - -Depuis quelque temps déjà, le front du comte de Fourcamadan se -ravinait sous l’effort des cérébrations intenses. Son esprit en gésine -devait connaître les affres de l’enfantement. - -—Béothus n’est qu’un dément qui m’a donné des déman.... geaisons.... -ses acarus n’avaient rien à faire avec le _non-être_, mais bien avec le -_pyr...êthre..._ Et, satisfait, exhilarant, le dos en arc de cercle, il -pinça, entre le pouce et l’index, l’assiette de Jacques Paraclet. - -—C’est l’aboutissant prévu, l’homme définitif que peut élaborer une -race qui a répudié Dieu, opina le pamphlétaire, dédaigneux de cette -stupidité. Ceux qui, depuis tant d’âges déjà, obscurcissent chaque -jour le Front du Crucifié d’un nuage de crachats, ceux qui ont fait -chavirer l’Espérance dans le dépotoir du Positivisme, ceux qui depuis -Voltaire et Diderot dansent sur le corps du Fils de l’homme la bamboula -frénétique des vidangeurs de l’athéisme, devaient nécessairement se -trouver acculés à ces théories de négation et de désespoir paroxystes. -D’ailleurs je ne suis pas loin, moi aussi, de leur concéder une part -de magnificence. Puisque la puanteur de ce monde est telle que les -bienheureux, qui gravitent dans le séjour des Justes et des Purs, se -trouvent sur le point d’en être asphyxiés d’horreur, il est bon que -la création disparaisse, car Dieu, lui-même, a dû reconnaître que sa -toute puissance et sa volonté seraient impuissantes à la racheter. -Qu’il vienne donc l’ange exterminateur armé de son flamboiement de -tonnerres! Qu’il accoure le justicier escorté d’une pyrotechnie de -soleils en conflagration, et qu’il détruise pour toujours la purulence -et l’immondicité de notre relief planétaire! - -—Messieurs, messieurs, avec tous vos goûts de massacre et de -destruction universelle, vous ne touchez pas à ce _chaud-froid_. Je -vous prie, maître d’hôtel, faites passer, dit la Truphot, qui prévoyait -qu’elle allait vivre plusieurs nuits à rêver de cataclysme général. - -Après quelques oscillations réglées par un métronome d’infaillible -sottise, qui servit à mettre en mesure et à balancer rythmiquememt -les dires de Sarigue, de Madame Truphot, de Boutorgne et du comte -de Fourcamadan dont l’intellect respectif, surexcité par la bonne -chère, butinait avec acharnement le sens caché des faits du jour, la -conversation vint se fixer sur la guerre de Chine, qui déroulait alors -ses péripéties les plus corsées. - -Cette fois Truculor s’était installé de lui-même dans le bien-penser -et le bien-parler. Il se mit donc à réciter, sur les cordes basses -de son violoncelle pectoral, un prochain article qu’il destinait à -son journal, pour appuyer le ministère à qui quelques dissidents de -la gauche reprochaient d’avoir engagé en Extrême-Orient une campagne -suscitée par les brigandages des missionnaires. - -—Messieurs, il faut avoir la loyauté de le reconnaître, les Chinois ne -sont pas intéressants. Ce peuple abruti d’opium ignore le courage. Que -penser, en effet, de trois cents millions d’individus qui se laissent -mettre à la raison par un corps expéditionnaire d’à peine cinquante -mille baïonnettes? Il suffirait, n’est ce pas? à ces inconcevables -fourmilières humaines, de lever les bras, pour que l’air jusque-là -placide, déchaîné tout à coup en ouragan par ce simple geste, -balayât dans la mer les troupes que leur a dépêchées l’Europe dans -un effort parcimonieux. Eh bien! Ils assistent à la chose indolents -et apathiques, se contentant de geindre très fort, parce qu’on -les pille et les extermine un peu. C’est un peuple figé, désormais -incapable d’apporter sa contribution à l’effort et au travail du -Monde en gestation de Progrès. Si on leur prend leurs ivoires, leurs -soies, leur or et leurs fourrures rares, c’est, en somme, la revanche -de la Civilisation sur la Barbarie, c’est la juste vengeance tirée -par l’occident, après bien des siècles, des effroyables chevauchées -de Tamerlan ou de Gengis. D’ailleurs, qu’ont fait des Chinois depuis -douze cents ans? Où donc est leur science et de quelle culture moderne -ont-ils témoigné en face de l’Europe en progression constante? Ce que -les armées congrégées de cette dernière viennent d’accomplir, ce n’est, -à bien y réfléchir, que ce que nous rêvons tous de voir se réaliser en -faveur du prolétariat et au détriment de la Bourgeoisie régnante, c’est -l’expropriation, la dépossession d’une race fainéante par une humanité -laborieuse et féconde... - -Ici il prit un temps, debout comme s’il conférenciait, esquissa -au-dessus des convives un geste large de sa main arrondie en forme -de conque, puis il acheva, se rasseyant et légitimant dans son -inconscience la férocité de la classe capitaliste actuelle désireuse de -triompher malgré tout. - -—Nul ne mérite de vivre, au surplus, qui n’a le courage de se défendre. - -Une stupeur régna; des pommettes rubescentes pâlirent d’étonnement, -car cette thèse dans la bouche de Truculor déroutait toute la tablée. -Mais la Truplot, respectueuse du lustre de son ténor, applaudissait et, -du coup, s’y croyant autorisée par une aussi illustre obédience, elle -lâchait, en phrases ineptes, et en éructant à demi, sous la poussée des -vins, tout ce que sa langue pâteuse lui permettait de débonder d’un -nationalisme longtemps réfréné. - -—Oui oui! on devrait les égorger jusqu’au dernier. La cause de l’Église -est toujours juste, et il faut que le colonel Marchand revienne de -là-bas empereur.. D’abord, ce sont des païens, et puis ces misérables -méprisent les femmes et crachent sur les crucifix.... - -—Envoyons-leur Gallifet, avec pleins pouvoirs, appuya son amant. - -—La _fêlure_! se dit Honved, en se rappelant la thèse de la pièce -qu’il chérissait, en pensée, depuis longtemps déjà. Oui, Truculor -vérifiait le caractère, s’identifiait même, de surprenante façon, à -un des personnages qu’il avait déjà configuré mentalement. L’auteur -dramatique, dans ces trois actes projetés, voulait offrir une -explication aux désolantes attitudes, aux comportements imbéciles -dont sont coutumiers les gens notoires de cette époque, réputés, -cependant, pour être doués de quelque phosphorescence d’entendement. -Quand une race en est à la sénilité, quand le bétail humain qui a -trop vécu s’agite, sans pouvoir brouter autre chose que les chardons -de la sottise, la Nature suscite alors quelques individus dont la -fonction est d’éliminer la dernière réserve de vaillantise morale, la -dernière parcelle d’intelligence qui peuvent lui rester. Il n’est pas -besoin, pour adopter ce postulat, de croire à une prédestination, ni -de concéder à la Fatalité; le monde n’étant qu’une Volonté, comme les -philosophes matérialistes l’ont démontré. Or la Nature se sert de ces -hommes pour précipiter la déliquescence, pour aider à la désagrégation -finale de l’esprit de cette race: elle leur fait à proprement parler -tenir le rôle de ptomaïnes de décadence, tels ces ferments qui se -mettent dans les corps déjà putréfiés. Par ailleurs, pour qu’ils aient -pouvoir sur la masse, elle a fait d’eux des niveaux d’eau parfaits, -destinés à déterminer exactement la ligne d’horizon, la parallèle basse -nécessaire à l’optique du restant de leurs semblables. Or, elle les a -frêtés d’une eau opaque de bêtise cynique, en laquelle, seulement, elle -a glissé, pour la réalisation de ses mystérieux desseins, la petite -bulle d’air, la petite spiritualité d’un discutable talent. Remuez le -niveau d’eau: la molécule gazeuse va chavirer et se démener ensuite, -sans pouvoir se fixer de façon stable. Et il faudra des circonstances -particulières, une précision de manœuvre infinie, que le moindre -heurt vient infirmer, pour que la bulle d’air se maintienne au centre -parfait, bien en vue. Ne les faites pas agir sans précautions, sans -préméditation, alors qu’ils ne sont pas en _représentation voulue et -concertée_, car le petit globule s’affolera et se perdra alors dans -la masse liquide. Seuls les doigts de géomètre du Destin auront le -pouvoir de le replacer de ci, de là, par à coups, au point voulu, après -cinq ou six mille oscillations fausses. L’avare Nature, sans doute, -en paraissant les favoriser d’un quelconque côté, s’était acharnée -sur eux, avait fait payer cher à ces cervelles pseudo-reluisantes -tout le faux lustre dont elles se réclamaient. Elle semblait avoir -rageusement fissuré la calotte cranienne qui servait de récipient à -ces méninges glorieuses, laissant, par la fêlure, fuir le meilleur de -l’intelligence. Et, en vertu de cette loi d’équilibre qui est sa règle -primordiale, elle les avait dotés d’extravagants travers, leur rendant -toute pondération impossible—pour balancer ce qu’elle croyait leur -avoir donné. - -Honved rabrouait vivement le personnage. - -—Monsieur Truculor, je ne sache pas que le courage militaire puisse -jamais être tenu pour le véritable criterium de la valeur d’un peuple. -Les nègres du Dahomey, fusillés et mitraillés à distance par les -effroyables engins modernes, sont venus mourir, dans plusieurs combats, -emportés par une furia magnifique, sous les pieds mêmes de nos soldats; -témoignant ainsi d’une des plus belles ardeurs guerrières qu’on ait -jamais vues. Oseriez-vous en inférer que cette race était supérieure? A -l’encontre de ce que vous venez de nous dire, le degré de civilisation -et d’affinement d’un peuple se mesure à la haine qu’il nourrit des -choses de la guerre. N’importe quelle brute militaire, un reitre de -l’infanterie allemande, un lansquenet de Wallenstein, par exemple, avec -une balle mâchée dans son mousquet, aurait toujours eu raison d’un -Spinoza qui répugnait à se défendre ou ne savait pas combattre. Or, -quelle que soit votre mésestime pour les maîtres que vous enseignâtes -jadis... continua Honved en faisant allusion à l’ancien professorat -de Truculor, vous ne sauriez soutenir décemment que le reitre est -d’une humanité plus avantageuse que celle du Juif sublime qui écrivit -l’Ethique... - -Truculor mal en point et congestionné, la face vultueuse, désignait du -doigt une ampoule électrique incluse en un surtout de fausse argenterie -garni de lilas, d’œillets et de roses pâles, à qui la chaleur de la -salle infusait une dolente chlorose. Il persévérait. - -—Les Chinois n’ont cependant pas inventé cela. - -—Non, comme vous le dites, ils n’ont point découvert la flamme -électrique. Mais, faut-il le rappeler à un ancien professeur de la -Sagesse? la première méthode de raisonnement rigoureux et scientifique -était dans l’Inde avec Kapila, et par conséquent en Chine, dix siècles -avant que la Grèce, elle même, possédât une philosophie. Il est plus -que probable que cette dernière a pris aux hommes de race jaune, le -raisonnement par deux propositions, l’enthymème dont je vous parle, -qui plus tard, à son tour, mit au monde le Syllogisme, véritable -conquistador de toute réalité abstraite. C’est un peu, croyez moi, -cette méthode d’induction et de démonstration—la plus haute que les -hommes puissent connaître—qui a enfanté les procédés de recherche -scientifique moderne et acheminé l’Occident à la découverte de ce que -vous invoquez. D’un autre côté, la civilisation chinoise qui, après une -durée ininterrompue de quatre mille ans subsiste toujours—fait sans -précédent dans le Monde—la civilisation chinoise, qui n’a pas subi un -arrêt de quinze siècles dans des ténèbres médiévales, fait preuve d’une -force bien supérieure à la nôtre, puisqu’elle lui a résisté et ne s’est -point laissé entamer. Elle vivra encore quand nous ne serons plus. -Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que les Chinois s’habillaient de -soies précieuses, vivaient parmi un idéal réalisé d’art et de beauté, -avaient calculé la marche des astres, la rotation de la Terre, et -vraisemblablement trouvé la boussole, alors que nous allions tout nus, -que nous hurlions d’épouvante à l’apparition du moindre météore, et -nous débattions enlizés jusqu’au cou dans la fange chrétienne. - -Mais Truculor, qui opérait sa retraite et espérait s’en tirer par une -plaisanterie, ripostait dans un rire gras. - -—Ne dites donc pas de mal de Jésus, Monsieur Honved. En instituant le -repos dominical, la fête du dimanche, le Christianisme n’a-t-il pas -forcé une notable partie de l’humanité à changer de chemise au moins -une fois par semaine? C’est toujours ça... - -Ici, une sorte de barrissement digne d’un animal antédiluvien fit se -dresser toutes les têtes et suspendit les haleines. C’était Jacques -Paraclet qui se déchaînait, prenait vent et, le poing tendu, dominait -tous les convives d’un visage exsudant de négrier dont on déprise ou -vilipende la cargaison. La soute aux invectives explosait. - -—La redoutable Face de Celui qui nous jugera tous, un prochain -jour, m’est témoin, vociféra-t-il, que j’étais venu ici surchargé -d’une insolite aménité, et que je m’étais juré, à moi-même, quelles -que fussent la culminance de votre impudeur ou l’altitude de votre -scurrilité, de ne jamais vider les arçons de la plus sereine -indifférence. Par sept fois, sur les saints Évangiles, j’avais fait -le serment d’assister, d’un œil invraisemblablement détaché, au cours -sinueux, nonchalant ou frénétique de l’Orénoque, du _Meschacébé_ de -sottise et d’infamie, dont vous avez, un à un et tour à tour, fendu -les flots en hippopotames diligents. Les îles flottantes de votre -niaiserie, où se balancent, comme les fleurs d’or dans la description -de l’auteur _d’Atala_, les anaphrodisiaques nénufars de votre studieuse -ignorance, auraient pu, devant moi, passer et repasser vingt fois, sans -que j’eusse été pris, une seule minute, du désir de les sabouler au -passage à l’aide des crocs de fer d’une solide controverse. Monsieur -de Fourcamadan aurait pu continuer, en tout loisir, à évacuer ses -petites historiettes excrémentielles, et nous enchaîner tous avec -les câbles de guano desséché qui lui sortent de la bouche, comme les -chaînes d’or au dieu de l’Éloquence, que je me serais bien gardé de -déranger l’eurythmie de son discours. Un remords cuisant se fût même, -sur l’heure, insinué en moi, ainsi qu’un bourreau tenace, si j’avais -prié l’Africain, égorgeur de femmes, que je vois là-bas, d’aller -restituer son derrière aux gardes-chiourmes invertis, qui prirent soin -de sa personne, durant un lustre tout entier. Je n’ai même pas, vous me -rendrez cette justice, favorisé d’une épithète l’épilepsie de monsieur -Pharamond Robomir, collaborateur dichogame du _Pégase_, et qui paraît -avoir permuté de sexe avec madame Dieulafoy. Oui, j’aurais opposé à -vos dires une anesthésie d’indifférence semblable en tous points à -celle qu’un individu saturé de chloroforme peut opposer au couteau des -tortionnaires, oui, j’aurais tout enduré, même l’ocarina de mon voisin, -si Monsieur Truculor ne s’était mis soudain à insulter le christianisme -jugulé... - -Je ne veux pas connaître le degré d’apathie des Chinois et leur -indigence d’ardeur belliqueuse me trouve sans indignation. Il suffit, -pour me les rendre sympathiques, qu’ils aient été choisis par Dieu pour -bien prouver au Monde que Son supplice et Sa crucifixion continuaient; -il suffit qu’ils aient été élus par Sa volonté afin de Lui permettre, -une fois de plus et au regard des hommes, de Se soûlerde douleur et -d’effroi. - -Certes, ils font éclater aux yeux des plus incrédules la Divinité -péremptoire, ceux-là, puisqu’ils ont permis à une torture toute -fraîche et à une honte nouvelle, infligées à Jésus, par les monstrueux -missionnaires de là-bas, de venir s’ajouter à celles qui n’avaient pas -été prévues au Mont des Oliviers. Que les hommes jaunes incinèrent -tout vifs, dilacèrent avec un art de tourmenteurs poussé jusqu’au -génie, les innomables carcasses des soutaniers qui, chargés de -répandre la Parole dans l’Empire du Milieu, ont pratiqué le vol -et le banditisme, cambriolé les métaux précieux et les fourrures -inestimables dans une maëstria dont les juifs eux-mêmes n’ont pas -donné d’exemple à travers l’histoire, j’y applaudis des deux mains. -Qu’ils aient intercis, en plusieurs quartiers et tronçons salés vifs, -les rufians infâmes estampillés d’une croix; qu’ils aient donné des -lavements d’huile bouillante aux brigands immondes qui créaient des -comptoirs d’usure, faisaient escompter leurs chèques par les sœurs de -Saint-Vincent-de-Paul, ouvraient, à l’usage de l’armée, des lupanars, -des prostibules, à la caisse desquels l’évêque de Pékin, en chasuble, -rendait la monnaie, je n’y saurais contredire, car ces Mongoloïdes de -la rue du Bac transformaient le Fils de l’Homme en Dieu des assassins, -et surchargeaient ses épaules d’un tel opprobre, qu’il se demande, -peut-être, à l’heure actuelle, le Lamentable, si Sa Divinité sera -suffisante pour Lui faire supporter le faix d’un pareil Himalaya de -déréliction! - -Mais tant que l’inanition coutumière que m’ont impartie les multitudes -contemporaines, par moi bafouées, n’aura pas à tout jamais congelé le -sang de mes veines, nul ne se pourra vanter d’avoir, impunément devant -moi, acclamé la force scélérate et vilipendé le Christ momentanément -vaincu. Jamais je ne tolérerai, Monsieur le subversif, qu’on vienne -excréter sur Lui des plaisanteries d’arrière-département. - -Qui êtes-vous donc vous autres, qui osez blasphémer la sublime -parthénogénèse de l’Église chrétienne et la suite de confondants -miracles poursuivie de façon ininterrompue à travers dix-neuf -siècles? Oui qui êtes-vous? Que faites-vous? Pendant que les foules, -crétinisées par vos théories, se lamentent au milieu des clameurs -de leurs entrailles vides, alors que la détresse des asservis, qui -n’espèrent plus en Dieu, semble avoir atteint, comme en ce moment, -l’indépassable Solstice de la Famine, on vous voit rouler sous la table -des plus sales ribotes bourgeoises et gravir, un à un, les différents -échelons poissés de vomissures de l’échelle dite des Honneurs. Alors -que le Golgotha n’a pu faire la justice sur la Terre, vous incitez les -malheureux à escompter l’attendrissement des Assemblées délibérantes. -En Officiant, en Sacerdote rétribué du Mensonge, vous maniez même la -sonnette sous-présidentielle, qui vous sert à annoncer l’imminence du -solécisme, comme elle sert à l’humble prêtre à annoncer l’imminence -de la divine Transsubstantiation. Dès que l’un de vous a soutiré une -parcelle de pouvoir, est devenu ministre, comme Millerand pour avoir -vendu son parti à 30 deniers, vous accourez tous, tel un essaim de -mâchebrans sur une _chose_ diffamée. La bouche pleine, avec le jus -des viandes, l’or ou le sang des vins généreux, qui ruissellent à vos -commissures, vous bâfrez alors, en des voracités de cynopithèques, tout -en flatulant devant le Peuple, une fois de plus trompé, qui sanglote -de désespoir à vos pieds vaporants. Et quand les lebels, comme à la -Martinique et à Chalon, partent sur la Foule, vous rotez si fort, dans -votre indigestion, Messieurs de la Postiche socialiste, que vous en -arrivez à couvrir le bruit des fusillades!... - -Semblables en tous points aux requins qui, dans les mers chaudes -suivent le bateau, le steam-boat, et avalent au passage les bouteilles -vides, les boîtes de fer-blanc et les vieilles bottes qu’on leur jette -par dessus bord, on vous a vu suivre, avec les socialistes de votre -bande, le galion bourgeois et engouffrer à la volée tous les détritus, -toutes les déjections de pouvoir et d’argent, que la ripaille sociale -voulait bien vous décerner. - -C’est vous, les repus du Collectivisme, vous, les victimaires adipeux -de vos propres fidèles, qui martelez sournoisement du talon les faces -vertes des damnés de l’enfer social, quand ceux-ci, mutilés dans -leur énergie et les poignets coupés, s’efforcent de faire sauter les -barreaux de leur ergastule, en s’y accrochant avec leurs gencives -décharnées et saigneuses dont les convulsions du désespoir et de la -faim ont au préalable fait sauter toutes les dents..... Vous êtes les -Belphégors de l’abjection, et si vous aviez une âme, il conviendrait -de se précipiter sur elle et de l’exterminer avec des pelles à m.... -e!..... - -Oui, les fulgurances jaillies de la conjonction de deux soleils ne -réussiraient pas à éclairer, à purifier l’opacité pestilente de votre -intellect, où s’entasse chaque jour le guano de vos pensées et de vos -innomables concupiscences! - -Vous avez tous les vices des satisfaits sans en avoir la souplesse -cynique. Pour ce que vos mères ont été cuisinières au fond des -provinces, il n’est pas un infâme poëlon, où mitonne le plus sordide -ragoût, la plus nidoreuse des nourritures bourgeoises, que vous ne -rêviez de torcher de vos langues frénétiques, de vos langues de -révolutionnaires, _que vous avez transformées en suppositoires_ à -l’usage des puissants et des rois. Et par dessus tout vous nourrissez -la haine implacable de l’art dont la seule vue vous plonge dans les -exaspérations forcenées. Pas un artiste, pas un écrivain capable de -sauver par la magie de la forme l’exécration du fond ne collabore à vos -journaux. Avec plus d’acharnement que les assouvis qu’on a vus parfois -aimer la littérature et tolérer les hommes libres, vous enfoncez, -de vos propres mains, le bâillon et la poire d’angoisse à quiconque -refuse de s’asservir sous la discipline de caporal poméranien qui est -celle de votre parti. Les sept Géhennes de la Misère, les _in pace_ -de la faim attendent le malheureux, qui ayant donné un moment dans -vos insanes théories, et précipité dans une syncope d’épouvante pour -vous avoir approché, s’est, par la suite, enfui au loin, en hurlant de -terreur dans la nuit pitoyable, dans la ténèbre impuissante à calmer -les hoquets de son âme en la tamponnant de lénifiant silence ou en lui -dérobant votre squalidité!..... - -Tueurs de Dieu! disait le moyen-âge pour exprimer l’horreur ultime -du crime humain, tueurs d’artistes! pourrions-nous vous crier à la -face pour formuler à notre tour le suprême coefficient des vindictes -humaines. Oui, tueurs d’artistes que vous êtes, vous vous mettez à -dix mille pour exterminer un pauvre être brûlé par le feu sacré. Des -multitudes, qui n’ont jamais connu d’autre prurit que le délirium, le -satyriasis de l’ordure, surgissent, suscitées par vous, afin de se -précipiter au pourchas du Prédestiné, du Douloureux, dont le cœur tordu -de spasmes acclame, comme le mien, une Beauté et une Justice que vous -ne connaîtrez jamais. Et il faudra vingt siècles, peut-être, avant que -la petite flamme que vous avez éteinte se rallume à nouveau dans un -cœur d’homme! - -Mais ne vous hâtez pas trop d’incliner à l’optimisme et d’entonner dans -vos lutrins le cantique d’allégresse. L’opprobre de votre socialisme -d’esclaves et de loups-cerviers jouisseurs n’est pas près de supplanter -encore l’opprobre bourgeois qui lui dispute la scélératesse. La patine -d’infamie dont vous prétendez revêtir le monde, comme l’émail d’un grès -flammé, n’est pas cuite encore dans le four clandestin où vous rêvez de -l’élaborer..... - -Recevez-moi, ajouta le pamphlétaire après une courte pause qui lui -permit de renouveler son souffle et de dérailler en partie selon sa -coutume, recevez de moi cette surprenante révélation. Quand, à la suite -du trépas du Christ, les assises du Monde se soulevèrent d’effroi; -quand les cieux craquèrent dans une épilepsie d’innomable terreur, Dieu -dit à sa Création: Je rachèterai à nouveau la Terre, dès qu’entassés -les uns sur les autres, les cadavres des Justes et des Purs, iniquement -suppliciés par les hommes, formeront une pyramide d’une altitude égale -à trente-trois fois celle du Golgotha: autant de fois le Golgotha que -la chair de ma Chair et la Substance de mon Esprit avait d’années au -moment de mourir. C’est pour cela que vous avez vu tant de saints -courir au martyre, dans le moyen âge. C’est pour sauver à nouveau leurs -semblables que tant de Bienheureux dans les premiers siècles, ont donné -leur vie. Eh bien, le saviez-vous? Il ne manque plus qu’un cadavre -à l’épouvantable et rédimante pyramide, un Cadavre que l’on attend -vainement depuis cent années, pendant lesquelles aucun cœur n’a eu le -courage de s’immoler. Et ce cadavre c’est le mien; oui, j’ai décrété -que je serais celui-là et Dieu que j’avais invoqué m’a répondu: je t’en -donnerai le courage. - -Voilà pourquoi mon époque m’a fait panteler dans les plus inconvenables -tourments, voilà pourquoi pas une heure de ma vie ne s’est écoulée -sans que je fusse écartelé à vingt chevaux, voilà pourquoi le pal -effroyable de l’injustice et de la faim a déchiré mes lombes emplies -au préalable de plomb fondu. Car, vous entendez bien, je suis Celui -qui couronnera enfin de son corps l’Alpe vertigineuse des glorieux -suppliciés, je suis Celui dont l’Agonie sauvera l’Univers derechef. -Je suis Celui dont la mort fera régner enfin la justice sur la terre -apaisée. SI LE CHRIST ÉTAIT LE COMMENCEMENT, MOI JE SUIS LA FIN ET LE -BUT. - -Et cela me donne le droit de vous dire que vous me trouverez toujours -quand il s’agira de précipiter à l’égout, à la _cloaca maxima_, le -portique boîteux, le fût de colonne vermoulu des Rostres d’où vous -haranguez les plèbes à qui vous rêvez d’infuser les manies ergoteuses -des _Petdeloups_ parvenus et le pus de vos propres veines. Je vous -hais; je vous exècre si tragiquement que je sens des nervures d’acier -s’enfoncer dans mon âme à votre seule apparition, et que je voudrais -acquérir la frénésie dynamique des tremblements de terre pour vous -balayer tous... - -_Expirantem transfixo pectore flammas_... comme Ajax dont la poitrine -transpercée par la foudre vomissait la flamme; fussé-je moribond, -j’étoufferai, sous une suprême clameur, vos coassements de batraciens -imbriqués de pustules; je domestiquerai des tonnerres pour servir au -plain chant de mes fureurs; je remmancherai au bout de ma plume le -cyclone familier avec lequel, depuis vingt ans, j’ai pris coutume -d’écrire!... - -Et quand vous m’aurez assassiné, entendez-moi bien, vous n’aurez point -conquis la tranquillité. Vous en trouverez d’autres pour vous faire -hurler à leur tour, pour vous tisonner avec le fer rougi de leurs -malédictions. Car, ainsi que dans cet extraordinaire épisode de la -guerre des Gaules, conté par Jules César, où un soldat du Brennus, -embusqué dans un redan d’Avaricum, tenait tête tout seul à l’armée -assiégeante, en lançant à découvert la tragule et la poix bouillante -et qui, percé d’un trait parti d’un scorpion, fut remplacé par un -second combattant, puis par un troisième... par un quatrième... et par -d’autres toujours, se disputant jusqu’au soir le poste mortel; comme -dans cet extraordinaire épisode où se révèle tout entière la sublime -héroïcité de notre race, il se trouvera bien quelques fiers artistes, -énergiquement décidés, eux aussi, à se repasser la javeline et le feu -médique destinés à embêter la crapule jusqu’à la fin des temps... - -Jacques Paraclet, la face embuée de vapeur, reposa alors sur la table, -comme il eût fait d’une lame régicide magnifiée pour avoir percé un -tyran, l’inoffensif couteau de dessert qui lui avait servi à scander -ses fracassantes périodes. Puis il promena une dernière fois le regard -issu de son œil vairon sur Truculor qui, depuis dix minutes au moins, -gisait écroulé sous cette lame de fond. La Truphot accablée qui, à deux -ou trois reprises, s’était vainement efforcée de l’interrompre, se -lamentait en des mots sans suite, et pleurait même en sourdine, rien -qu’à penser au scandale dans lequel sombrait la fortune littéraire de -son salon. - -Truculor, maintenant, se déterminait vers la porte. - -—Quand on invite des hyènes enragées, Madame, on prévient l’assistance, -au préalable, laissait-il tomber d’une voix blanche dont la colère -avait assourdi le métal. Et il disparut, cueillant son chapeau et -son pardessus, au passage, dans l’antichambre, sans que la veuve de -l’officier municipal ait eu le temps de le rejoindre pour lui offrir le -tribut de son affliction. - -Honved riait aux larmes, amusé de l’événement, parfaitement assuré, -d’ailleurs, de ce qui allait suivre. Boutorgne, l’homuncule, se -disculpait hypocritement auprès de l’hôtesse. - -—Ah! si j’avais su, je ne vous aurais point prié de l’inviter... -Le scélérat m’avait donné parole de se tenir tranquille... Quel -misérable!... Voulez-vous que je le soufflette, ajoutait-il, après un -temps, son torse court redressé en une pose bravache, et tremblant -intérieurement qu’on lui donnât licence des voies de fait. - -Mais la veuve se tamponnait les orbites. - -—Non... non... pas ici... dehors... c’est assez d’esclandre pour ce -soir, demain, si vous voulez..... - -Et Boutorgne concluait. - -—Je ne peux pourtant pas lui envoyer des témoins; on connaît ses idées -là-dessus: il ne se bat jamais. - -—Mon cher, disait le comte de Fourcamadan à Siemans, c’est un rude -goujat, mais il n’y a pas à dire, il a _chichité_ en beauté. Comme -c’est dommage qu’il soit sans esprit, car vous l’avez entendu: -il n’a pas fait un seul calembour. Il faudra que je lui en passe -quelques-uns... - -Cependant, d’un geste impérieux, Jacques Paraclet avait fait signe à -Madame Truphot, lui enjoignant de le suivre dans l’antichambre. - -—La malheureuse, ça va lui coûter cher, prophétisa Honved, tourné vers -sa femme, en voyant la maîtresse de maison rengainer son navrement -ainsi que ses mouchoirs, et suivre l’Emphatique comme fascinée. - -—Est-ce qu’ils vont mijoter une coucherie ensemble, questionna Sarigue, -se décidant seulement à émerger de dessous la table où depuis le coup -de boutoir du phénomène, coup de boutoir à lui décoché, qui avait -dispersé sa bravoure et son esprit de répartie, il s’était mis en -sûreté pour laisser passer le typhon. - -Tous les convives debout, en désordre, au milieu du salon dressèrent -l’oreille, car après une accalmie de quelques minutes la voix de -Jacques Paraclet s’enflait progressivement, dans le vestibule, pour de -nouveau tonitruer. - -—Madame, ce matin même, quand m’est parvenue votre invitation, je me -trouvais sans moyen d’y répondre. Un huissier, exempt de miséricorde, -venait de saisir le dernier pantalon avouable que je ménageais depuis -de longs mois déjà pour m’offrir au regard des personnes qui me -veulent du bien. Cet homme impavide, qui aurait saisi avec la même -ardeur l’unique vêtement du Crucifié, s’il avait vécu dans ces temps -fabuleux et si le Procurateur, plus humain que nos magistrats pour les -actuels délinquants, n’avait exonéré par avance le fils de Dieu des -frais de son supplice; cet homme à panonceaux emporta donc, avec le -haut-de-chausses susdit, un veston longanime qui ayant, par un miracle -que je ne m’explique pas, conservé ses deux manches, un présumable col -et le nombre de boutons exigibles, me permettait de me faire agréer -encore, dans quelques maisons exemptes de décorum. Plus démuni de -l’absolu nécessaire que Barrès, Hanotaux ou Saint-Georges de Bouhélier -ne le sont de syntaxe ou de pudeur, je n’attendais plus qu’un miracle -et, dans une prière, je me remis à Dieu du soin de l’accomplir pour -ne pas décéder le jour même, faute d’aliments, puisque je ne pouvais -songer à venir manger votre dîner. Mon Dieu, implorai-je, accréditez, -une fois de plus encore et à mes propres yeux, la providentielle -mission que vous me forcez d’accomplir ici-bas. L’inspiration ne tarda -point, une langue de feu descendit sur moi: j’eus instantanément -l’idée de me rendre aux Bains Deligny, dont le patron jadis fit de la -mystique chrétienne avec Ernest Hello, et de solliciter, de son aide -fraternelle, une immersion gratuite. Après m’être documenté pendant -plus d’une heure sur la cagnosité et l’escafignon de mes congénères, -la grâce divine opéra. J’arrêtai, au sortir de sa cabine, un fringant -personnage de qui le lustre vétural et le plat visage—où la sottise -était mitoyenne de la prétention—ne me permettaient pas de douter, une -seule minute, que je ne me trouvasse devant un mortel dont l’unique -fonction sur la terre consiste à culbuter des femmes, à jouer aux -courses, et à lire les livres de Paul Bourget. - -—Monsieur, lui dis-je, à vous envisager, la conjecture s’impose: -vous possédez évidemment deux cents pantalons, comme le comte Boni -de Castellane, et pour le moins douze douzaines de jaquettes, comme -M. Deschanel. Je vois même que vous portez monocle comme feu Félix -Faure, l’académicien Costa de Beauregard, et que vous devez être plus -bête encore, si la chose est possible, que ces bipèdes précités. Or, -moi, je suis Jacques Paraclet dont il serait ridicule de penser que -vous eussiez jamais entendu parler, Jacques Paraclet à qui Dieu a -délégué le soin de préparer ses créatures, oublieuses de son Verbe, -à l’acceptation sereine des plus imminentes catastrophes. Je suis à -l’heure actuelle affligé, comme vous pouvez le voir, d’un complet que -répudierait le moins snob des chemineaux et investi surérogatoirement -par la plus douloureuse disette de numéraire. Comment osez-vous -circuler aussi somptueusement alors que mon dénûment à moi, le -Promulgateur du Très-Haut, tirerait des larmes à Job lui-même sur son -fumier? Voudriez-vous, après m’avoir rencontré, après que je me fusse -adressé à vous, voudriez-vous charger vos nuits sereines du remords de -ne m’avoir point secouru, alors que Dieu vous a choisi parmi tous vos -semblables afin de me prêter assistance, et qu’il m’envoie vers vous -à la seconde d’inexprimable angoisse où je suis prêt de défaillir et -d’abandonner la tâche qu’il m’a confiée? Pensez que vous pouvez mourir -sur l’heure ou demain et comparaître devant Lui, pendant que du Trône -de Justice tombera sur vous l’écrasante Parole: Pourquoi n’as-tu pas -tendu à Jacques Paraclet une main fraternelle, pourquoi lui as-tu rendu -désormais impossible l’Œuvre dont je l’avais chargé? - -Cet homme tremblait en m’écoutant, Madame.—Entrez là, me dit-il, en -désignant sa cabine, je suis rédacteur au _Sillon_. J’ai lu votre -_Imprécateur_. Et il troqua son caparaçon impressionnant contre ma -défroque de trimardeur. Dois-je vous dire que, sous mes haillons, il -partit transfiguré, la sottise de son faciès obnubilée pour toujours -sous le rayonnement magique de l’archange vainqueur que Dieu, dont il -venait de servir les desseins, avait fait de lui, immédiatement? - -Eh bien! Je viens de requérir de vous un service semblable poursuivait -le Catholique dont la voix se haussait maintenant à un tumulte d’orage; -je vous _somme_ d’accomplir à votre tour quelque chose d’équivalent à -ce que ce scolopendre de sacristie a fait pour moi afin de me permettre -de venir, ce soir, exterminer l’adipeux Mazeppa dont dix Ukraines de -bêtise et d’impudeur n’auraient point ralenti le galop effréné. Demain, -Madame, je serai jeté à la rue sur l’ordre du propriétaire du taudis -qui me sert d’Alhambra. Demain, si toutefois auparavant le soleil, de -dégoût, ne résilie pas son emploi, Jacques Paraclet sera sans asile et -sans pain et la Parole de Dieu, se trouvera, de ce fait, abolie pour -toujours. Pensez que vous seule pouvez présentement empêcher cette -chose dont les anges pâlissent déjà d’épouvante, tout au fond des -étoiles. Pensez que, vous seule, pouvez empêcher les cieux d’éclater -d’indignation, et de s’émietter sur la terre pour étouffer tant de -scélératesse. Quel compte aurez-vous à rendre un jour, si vous vous -dérobez? Songez que si je demande à l’Inexorable Juge de vous faire -trépasser sur l’heure, il m’exaucera incontinent en ce vœu dont vous -reconnaîtrez vous-même la justesse et la légitimité. _J’ai le droit de -considérer, moi, toute personne possédant cent sous comme me devant -deux francs cinquante._ Madame, j’ai besoin de vingt-cinq louis... - -En entendant ces dernières paroles, Siemans jusque-là placide n’y put -tenir. Il se précipita, fonça sans même prendre le temps, au passage, -de soulever entièrement la portière qui, s’enroulant autour de lui, -s’arracha et l’accompagna dans sa course, traînant à l’arrière de ses -talons comme un manteau de théâtre. Quand il rejoignit la Truphot, il -était trop tard: Jacques Paraclet était déjà sur le paillasson de la -porte d’entrée, occupé à enfouir des billets de banque dans la poche de -son veston et à les y tasser à grands coups de poing vainqueurs. - -Le Belge alors secoua furieusement sa maîtresse en lui jetant à la face -d’épouvantables injures. - -—Pardonne-moi, Adolphe, implorait-elle, c’est un médium; certainement -il m’aurait envoûtée... Déjà cela commençait à me chatouiller à -l’occiput... tu sais bien les prodromes... il m’aurait fait mourir -comme il m’en menaçait le misérable... Puisque depuis plus de dix -ans nous faisons de l’occultisme ensemble, tu n’ignores pas qu’on ne -plaisante point avec ces choses-là... - -Elle ne devait pas avouer le motif véritable qui l’avait fait déférer -au tapage. Siemans la regarda bien en face, dans le blanc des yeux, -haussa les épaules et revint vers les autres, toujours hors de lui. - -Il s’accrocha aux omoplates du comte de Fourcamadan avec qui il se -sentait en pleine confiance; et dit, la bouche tordue, congestionné de -colère. - -—Non, le croiriez-vous? elle a marché de quinze louis... ils ont dû -prendre rendez-vous, sûrement elle a des _intentions_ sur lui... - -Le comte planta son annulaire aux trois bagues armoriées dans le creux -stomacal de son interlocuteur, se dressa sur les pointes et répondit: - -—Quinze louis pour ce catholique, le Nonce ne lui prendrait pas plus -cher. - - - - -III - - Histrio!... cinœdus!... - - -Le surlendemain, la plaie de ses quinze louis à peu près cicatrisée, la -Truphot décida d’aller passer la soirée au _Cabaret des Nyctalopes_, -rue Champollion, où Modeste Glaviot, un de ses invités ordinaires, -devait venir débiter, sur les onze heures, un monologue inédit. -La ruelle, qui n’aurait déparé aucun Ghetto, s’ouvrait étroite et -noire entre la rue de la Sorbonne et celle des Écoles, marinant dans -une pénombre digne du moyen-âge, et donnant asile à une dizaine de -bouges où s’embusquaient des théories de souillasses contrôlées -par le Dispensaire. Cela s’emplissait, dès la nuit tombée, de cris -de ribaudes, de querelles d’étudiants ivres, s’engorgeait à chaque -minute de groupes vociférants scholars, rapins ou ronds de cuir -déchaînés, en quête des maléfices de Vénus, et que déversaient, à -larges coulées, les quatre ou cinq portes d’un grand café-prostibule, -incendiant la rue voisine de ses quinze mètres de façade. A gauche -du boulevard Saint-Michel, tout un lacis de ruelles végètent ainsi, -uniquement dévolues à la prostitution, s’embellissant, tous les matins, -d’une extraordinaire floraison de démêlures tombées des taudions -haut perchés. Le sol s’y trouve recouvert d’un macadam persistant, -d’une asphalte tenace de feuilles de choux, de pelures d’oignons ou -de pommes de terre, ponctué par plus, au plein des trottoirs, du -cramoisi des vomissures expectorées par les prochains pontifes de -la Toge ou du Scalpel qui, venus des départements pour s’emparer -de la Licence ou du Doctorat, guérir ou juger leurs semblables, -adoucissent, du mieux qu’ils peuvent, les affres de l’étude par de -tumultueuses soulographies. Des murs lépreux filent droit vers le -ciel, interminables, implacables et purulents, troués de lucarnes -chassieuses, où, de temps en temps, un bras retroussé de fille brandit -une cuvette. Les façades, ascensionnées par les tuyaux et les rigoles -des conduites douteuses, qui canalisent les liquides de la vaisselle -et de l’amour, exsudent des humidités roussâtres et bleuies, sous -la teigne tenace des moisissures, et la rue s’encombre de filles se -soulageant, troussées au ras des ruisseaux, cependant que du pavé monte -un tumulte de cris, de propos obscènes, d’appels infâmes et d’immondes -refrains, par quoi la Magistrature, le Corps médical, la Politique et -le Barreau de l’avenir affirment la délicatesse de leur âme encore -juvénile et de leur savoir-vivre bien parisien. - -Le _Cabaret des Nyctalopes_ était situé au commencement de la rue -et faisait concurrence à deux ou trois autres qualifiés comme -lui _artistiques_, et dont les devantures, placardées d’affiches -polychromes, affriolaient le passant. C’était une salle étroite et -longue, garnie de tables claudicantes et de chaises d’osier, aux murs -revêtus d’andrinople, que magnifiaient, au-dessus de la cimaise, les -profils pleins de gloire des poètes et chansonniers ayant avantagé -l’endroit. - -Quand la Truphot et ses deux chevaliers-gardes, Siemans et Médéric -Boutorgne, entrèrent, l’endroit était comble. Une épaisse -fumée imprécisait les individus élaborés, pour la plupart, dans -l’arrière-fond des provinces par les convulsions et les pénétrations -légitimes des conjoints de la Bourgeoisie pondérée, et l’atmosphère -fuligineuse faisait faloter, comme des ombres dansantes, les -silhouettes des deux garçons occupés à décerner les glorias et les -bocks. Le public féminin se composait uniquement de filles émanées des -cafés voisins, venues là dans l’espoir d’une retape plus abondante -et qui, vêtues de couleurs ophtalmiantes, s’interpellaient à chaque -accalmie, fumaillant des cigarettes, tout en pratiquant le raccrochage -oculaire avec un brio digne de louanges. Dès que l’histrion, debout -près du piano, condescendait enfin au profitable silence, des jeunes -hommes traversaient les rangées de chaises, venaient prendre la taille -des prostituées, et d’une voix glorioleuse faisaient renouveler les -consommations. Le couple alors s’embrassait, les mains aux genoux, -débattait le prix de la coucherie; puis l’étudiant gonflé de l’orgueil -si légitime d’un pareil succès auprès des femmes, paonnait devant -l’assistance, se promettant, sans doute, de s’exercer ferme, durant -la nuit qui allait suivre, en la science difficile d’amour dont -profiterait plus tard, dans la petite ville, l’épouse à forte dot. - -Trois sièges restaient vacants près du piano et se trouvèrent dévolus -à la Truphot et à ses compagnons. Un ténor vaguement gibbeux, debout -sur la petite estrade, détaillait alors, d’une voix toulousaine, -les émotions que faisait toujours naître en lui la vue d’une nommée -_Juanita l’Andalouse_. L’auteur de la chose avait, de toute évidence, -fait le possible pour ne pas laisser tomber en désuétude le romantisme -que Victor Hugo avait prélevé sur l’Ibérie. Mais tout ce qu’on pouvait -démêler de la romance permettait de croire que les sensations intenses, -que le héros déclarait éprouver, paraissaient avoir leur siège non pas -tant dans sa région cardiaque que dans ses rognons. Comme le chanteur -avait longuement conjoui son public, il déserta, en saluant, après -avoir été, sur l’injonction de l’introducteur des pîtres, gratifié d’un -triple ban: - -—Un ban, pour notre ami Ventajoux, une, deux, trois... - -Le déchaînement des battoirs du public, une fois éteint, le bonisseur -annonçait: - -—Cette fois, nous allons entendre notre camarade, mademoiselle Botzy, -la sage-femme du Vatican... - -Une bordée de rires sanctionna l’esprit du régisseur, qui regagna son -_demi_ avec un sourire modeste d’homme supérieur pour qui les suffrages -de la foule sont sans importance et, depuis longtemps, ne comptent plus. - -Mademoiselle Botzy, une jeune personne strabite, coiffée en saule -pleureur, au chanfrein de jument mélancolique, attaquait bravement -l’air d’_Hérodiade_. Son organe, en se colletant avec les notes -élevées, donna en moins de deux minutes à tout l’auditoire, la -prescience de ce que peuvent être les derniers sons émis, là-bas, dans -les Espagnes, par le malheureux qui subit le délicieux supplice du -garrot. Cela ressemblait à des cris de vieille épicière qu’on étrangle, -ou à des plaintes de belette en couches. - -Longtemps elle persévéra, remerciant chaque fois après les bravos d’une -inclinaison de tête, qui exagérait encore le vagabondage de ses mèches -rousses en irréductible sédition. - -Quand elle se fut résignée à l’exode, un pianiste, visiblement atteint -de lumbago, se mit à molester le clavier de son instrument monocorde et -lui extirpa des sons en belligérance vis-à-vis les uns des autres, que -la plus conciliante harmonie s’était énergiquement refusée à bluter, et -qu’il intitula pompeusement: _Marche hongroise_. Ce fut l’intermède. - -La chaleur de la salle se faisait plus intense, la fumée des pipes, -que quelques éphèbes s’étaient décidés à sortir pour affirmer la -solidité de leur estomac, semblait décourager le labeur obstiné des -becs Auer luttant désespérément contre la demi-ténèbre envahissante. -Des filles, surexcitées par les chatouilles et l’abus des _fines_, -s’invectivaient en sourdine. Une grande maigre, efflanquée, à faciès -de carlin, en interpellait une autre, énorme, aux indénombrables -mentons, et lui criait:—Va donc, hé! avec ton _miché_ à dix-neuf sous! -A quoi celle-ci répliquait:—Tais-toi, la môme sans ovaires! Oh! la, -la, ta bouche, viande d’amphithéâtre! Le garçon réclamait l’argent -des consommations.—Encore une demi-heure avant Modeste Glaviot, dit -Médéric Boutorgne à la Truphot. Voulez-vous que nous sortions un peu? -Mais celle-ci préféra rester; Ventajoux, le ténor toulousain, assis -maintenant à côté d’une femme aux joues violettes et aux yeux éraillés -malgré le maquillage, l’intéressait. - -A la reprise, un jouvenceau, vêtu de velours gris côtelé, le thorax -prisonnier d’un gilet à la Robespierre en soie rouge coruscante, -copieusement bijouté, au linge festonné et douteux, dont la science -spéciale devait être très appréciée des muqueuses des dames présentes, -à en juger par le murmure flatteur qui l’accueillit, se tourna vers le -pupitre, fourragea un instant dans les partitions, ce qui lui permit de -croupionner devant l’auditoire, et, de ses lèvres, où adhéraient encore -des brindilles de tabac, laissa fluer une chanson exagérément absconse. - -Le triple ban auquel il avait droit, selon la coutume de la maison, -ne s’était pas encore apaisé qu’il cédait la place à un autre aëde, -hirsute, d’allure plutôt paupérique celui-là, qui exhiba sans modestie -une extériorité de photographe avignonnais ou de pédicure forain. - -—Le fils naturel de l’archevêque de Paris et de l’Impératrice Eugénie, -messieurs, proférait le Crozier de l’endroit. - -Phon-Phlug, tel était le nom de guerre de ce fils des muses, que sa -redingote vétuste, passée par l’usage à l’encaustique irradiant, -devait faire prendre dans les asiles de nuit où il fréquentait pour -un professeur de danse ou de polonais sans clientèle, et que la seule -apparition du peigne, ou l’imminence d’une saponification quelconque -auraient précipité sans doute dans les fuites les plus vertigineuses -ou l’anévrisme sans rémission. Il odorait l’alcool, d’ailleurs, avec -autant d’ingénuité qu’un chèvrefeuille ses plus suaves parfums. Et, -tout de suite, il conquit son public avec deux chansons où l’acte de -la défécation, ses prodromes et sa finale, était envisagé sous toutes -ses formes et avait avantageusement pris la place de la copulation, de -ses prémisses et de sa résultante, centres obligatoires autour desquels -évoluait avant lui toute chanson contemporaine digne d’attendrissement, -de vogue et de respect. Plusieurs fois il fut rappelé, au milieu d’un -fol enthousiasme. - -Avec Phon-Phlug on venait d’épuiser les numéros vulgaires, le lot des -comparses. Maintenant le devant du piano appartenait à Abel Letriste. -Ah! par exemple, pour raconter celui-là, pour évoquer ce grimacier -sexagénaire, il y a pénurie d’adjectifs. Tout à coup, en effet, c’est -sur le bas tréteau l’envol d’une redingote mesurée au kilomètre, une -mimique de derviche-tourneur coiffé d’un décalitre à bords plats, dont -les girations diffusent le vertigo dans l’entour immédiat. Une voix, -montée de suite au fracas des trains express en collision, chante -alors les joies bucoliques, met à jour l’âme du pastour languedocien -rappelant ses bœufs dans la langue d’un Paul Dupont bruxellois! -Ohé, mes bœufs! ohé, mes bœufs! et finalement affirme—allusion -patriotique—«Qu’au bout du champ, le coq a chassé le corbeau!» Puis, -de son larynx spasmodique surgit une haleine alliacée, qui ventile la -salle et suffirait à elle seule à éteindre, d’un coup, tous les phares -de la côte atlantique. - -On escaladait présentement les paliers successifs de la Beauté. - -Un petit homme châtain, Pierre Volet, à la voix fluette et à la -coiffure fignolée, qui lui succéda, débagoulinait une vaseline -sentimentale, une pommade à la rose suiffeuse et rancie dans laquelle -paradait, de ci, de là, le cheveu errant du solécisme: - - Vous êtes si jolie, - O mon bel ange blond, - Que ma lèvre ravie - En touchant votre front - Semble perdre la vie...i...i...i...ie... - -Il flûtait la chose d’un timbre inspiré, graissé de fadeur niaise, la -bouche arrondie en orifice de volaille et cela détraquait, saccageait -la Truphot non moins que les femmes de l’endroit qui, en sortant de -là, allaient évidemment, dans l’hiatus du sexe, devenir mégalomanes... -_submittat asello_... comme dit le satirique. - -Toute l’assistance reprenait la finale, les filles accrochées au cou -des hommes, la veuve accolant de son genou la rotule de Boutorgne, -cependant que Siemans acquérait la chanson des mains du bonisseur pour -l’interpréter, le lendemain, sur l’ocarina. Et il fallut que Pierre -Volet mirlitonnât encore trois inepties du même ordre, notamment: _Un -poète m’a dit qu’il était une étoile_, pour que la salle consentît à le -laisser s’expédier vers le fiacre qui devait le convoyer à Montmartre -où il chantait à onze heures, car il était très couru. Enfin, avec -Xavier Largentière, un athlète timide à la face rosissante de bon -géant, qui vint chanter _Le Coucher de Soleil_, de beaux alexandrins, -propulsés par le buccin en émoi d’une voix puissante faisant fracasser -la mitraille des rimes, s’envolèrent, consolateurs de toute la bêtise -précédente. - - C’est le dernier éclat d’un somptueux génie.... - C’est l’angoisse d’un dieu, que le trépas atteint..... - -—Cinq minutes d’entr’acte et nous entendrons Modeste Glaviot, le -célèbre auteur des _Merdiloques du déshérité_, cria le directeur de la -scène. - -On ouvrait les portes pour aérer un peu la salle et ne pas laisser -détériorer les précieuses bronches de Modeste Glaviot par un air où, -positivement, la puanteur devenait pondérable. Désormais Médéric -Boutorgne était décidé; il coucherait avec la Truphot au premier soir. -Ah! certes, ce n’était pas par débordement libidineux qu’il consentait -à la chose; on ne pouvait pas espérer de la veuve des nuits dignes de -l’antique Babylone, mais enfin, cela serait toujours plus rémunérateur -que la littérature. Ainsi, il gagnerait loyalement la pension qu’elle -lui avait fait entrevoir et qu’il ne pouvait plus espérer, puisqu’il -avait raté Madame Honved. D’ailleurs, s’il parvenait à supplanter -Siemans, sa situation serait assise pour toujours, car il irait jusqu’à -épouser la veuve s’il le fallait. Alors, avant peu, grâce à l’argent -qui permettrait de traiter somptueusement quelques confrères choisis -ou de lancer un journal, il deviendrait lui aussi un auteur notoire et -coté. La fortune seule rend possible la réclame, et la réclame bien -entendue, c’est la gloire; le public étant trop bête pour, lorsqu’on -lui répète sans lassitude qu’un écrivain a du talent, se rendre compte -par lui-même du contraire. Abrutie par tous les _navets_ qu’on lui -a appris à respecter, hystériée chaque matin par une centaine de -scribomanes, comment voulez-vous que la foule soit en possession d’un -procédé d’analyse quelconque? Cucufort a du génie, Nétronchin est un -nouveau Balzac, Pilivert est le premier styliste de l’heure actuelle, -clament les tartiniers des journaux d’affaires, et l’imbécile qui -pour rien au monde ne manquerait de faire débuter sa journée par la -palpitante lecture du _Premier-Paris_, du _Bulletin politique_ ou des -_Faits-divers_, tombe immédiatement en syncope admirative lorsqu’il lui -arrive d’accoster la signature de ces _prosifères_ fameux. - -—J’ai du talent, certes, mais quand bien même je n’en aurais pas -plus que Monsieur de Montesquiou, rien ne peut m’empêcher de devenir -glorieux et d’esbrouffer mon époque comme lui, si j’ai enfin de -l’argent, se disait Médéric Boutorgne qui avait trop fréquenté le -_Napolitain_ pour ignorer que le retentissement d’un individu n’a rien -à voir, dans la plupart des cas, avec la luminosité de son cerveau. - -Il savait, d’ailleurs, que pour réussir très jeune dans la Littérature, -trois choses sont nécessaires: posséder un _suit_ de chez Masclet, -un divan «profond comme un tombeau» et besogner ferme les femmes de -cinquante ans. Il était en bonne voie: une partie de ces conditions -était déjà acquise pour lui. - -Un susurrement flatteur accueillit Modeste Glaviot à son entrée. -Les femmes présentes, avachies sur leurs chaises, se redressèrent, -abandonnant à peu près toutes la conversation désormais négligeable -de leurs _michés_. Incontinent, elles minaudèrent, en des poses -avantageuses, dans l’espoir d’être chacune remarquées par le pître -sensationnel. La femme, en général, de quelque milieu qu’on la prélève, -garde au plus profond de son viscère affectif le culte d’une Trinité -sainte pour elle, l’impérissable inclination pour le _Soutanier_, le -_Grimacier_ et l’_Officier_. La seule haine qu’elle nourrisse de façon -définitive, une haine capable de la porter aux pires excès est celle de -l’Intelligence. Modeste Glaviot était donc au mieux avec ces dames. Et -il leur adressa, avant de palabrer, un sourire circulaire et insistant, -clignant de l’œil au profit de quelques-unes d’entre elles: ce dont -celles-ci se montrèrent très fières et prirent prétexte pour mépriser, -de l’attitude, celles qui n’avaient pas été pareillement favorisées. - -Modeste Glaviot était grand, très grand, avec un teint de panari pas -mûr et une tête élégiaque de Pranzini sans ouvrage. Les épaules -étroites chutant en pente de toit, il se composait parfois, pour -varier son personnage, un air abstrait et dolent de barde de mauvais -lieu, un extérieur de satanique de petite ville, aux cheveux partagés -d’une raie, à la viande émaciée, qui affole, à l’ordinaire, les -sous-préfètes en ménopause, et précipite à la faillite les supérieures -de maisons-chaudes qu’ont épargnées jusque-là les charmes transcendants -des sous-officiers rengagés. - -Ce sordide _grimacier_ des plus basses farces atellanes avait vécu -longtemps dans les milieux réfractaires, et, un beau jour, la tentation -lui était venue de jaculer, lui aussi, une déjection nouvelle sur la -face du Pauvre, du Grelottant et de l’Affamé, sur lequel il est de mode -aujourd’hui, pour les pires requins, d’essuyer avec attendrissement -les mucilages de leur nageoire caudale. La chose a été inventée, -jadis, par Jean Richepin, qui chanta «les Gueux» et qui riche depuis, -pourvu de tout ce que l’aise bourgeoise peut conférer d’abjection à -l’artiste parvenu, fit condamner, il n’y a pas deux ans, un malheureux -chemineau qui s’était hasardé à éprouver la sincérité du Maître en -cambriolant son poulailler. Six mois de prison enseignèrent à ce -pauvre diable qu’on peut chanter, en alexandrins monnayables, la -liberté farouche, la flibuste pittoresque et les menues rapines _des -outlaws_ et trouver intolérables ces sortes de comportements lorsqu’il -leur arrive d’attenter à une personnelle propriété acquise à force de -génie. Il faut avoir, en effet, l’âme ingénue d’un trimardeur pour -s’imaginer une seule minute que la largeur d’esprit d’un écrivain comme -l’auteur _des Blasphèmes_, s’amusera de cette facétie et trouvera -spirituel le chapardage, qui se conforme à un de ses hexamètres, -et le prive indûment d’un couple de pintades. De Jean Richepin le -«truc» passa à Bruant, qui le condimenta d’un piment adventice et s’en -enrichit de même. Celui-là insultait, vilipendait les bourgeois, leur -envoyant, pour ainsi dire, des coups de soulier dans les naseaux, à -leur entrée dans son bouge; souillant leurs femelles d’épouvantables -injures. Et les bourgeois béats en redemandaient, ne trouvant jamais -les bocks assez chers ni l’injure assez excrémentielle. Ils avaient -donc une personnalité quelconque puisqu’on se donnait la peine de les -injurier! Jusque-là ils ne se croyaient pas en pouvoir d’attirer ou -de détourner l’attention de qui que ce fût. Et voilà qu’on prenait la -peine de les obsécrer individuellement. Avant l’histrion aux bottes de -terrassier, ils n’étaient assurés que d’une chose: leur propre néant, -et il se trouvait quelqu’un maintenant pour leur concéder la réalité -de l’état humain. On m’abomine, on me couvre d’immondices; _donc je -suis!_ répétaient-ils orgueilleux et consolés. Les salons, les grands -cercles se vidaient, les théâtres, les music-halls, les lupanars ne -faisaient plus d’argent, le Tout Paris, reluisant et sensationnel, -s’engouffrait, le soir, dans la salle du boulevard Rochechouart. Les -hommes auraient donné jusqu’à leur dernier louis, les femmes auraient -jeté leurs bijoux, pour être encore et toujours lubrifiés par ce jet -cinglant d’ordures. Après cinq ou six ans d’exercice, après avoir -chanté le souteneur et la fille, le purotin et la syphilis, le surin, -le chancre et l’alcool, après avoir enfoncé de force jusqu’aux yeux la -tête du bourgeois dans le jus du bubon social, le tenancier du beuglant -s’était retiré dans la châtellenie qu’il avait acquise avec l’argent -des satisfaits, venus chez lui pour se rouler dans l’odeur de sentine, -dans le fumet de bagne ou de dépotoir, après lesquels soupirait leur -âme nostalgique de gens comme il faut. Et, maintenant, il se vantait -que pas un bourgeois n’était plus dur que lui pour les pauvres. L’année -précédente, il avait fait condamner trente-deux paysans pour braconnage -et, tel un seigneur de l’ancien régime ou un actuel baron juif, il -venait de donner, à ses gardes-chasse, l’ordre de tirer impitoyablement -sur ceux qui assassineraient ses lapins! - -Parallèlement à celui-là, nous eûmes aussi Séverine, dite le Puits -Artésien de l’attendrissement, le Geyser lacrymal, qui déversa dans -le journalisme, pendant quinze ans, les fleurs blanches de ses -paupières et submergea les gazettes de plus de liquide larmiteux que la -catastrophe de Bouzey ne déversa d’ondes implacables sur un département -tout entier. Séverine conjuguée par Poidebard, qui approvisionna les -_gens de bien_, les salons pitoyables et le bazar de la Charité de -phrases toutes faites sur le Pauvre. Séverine, boulangiste et théiste, -qui, à détailler les affres du loqueteux nourricier, gagnait en un -mois plus d’argent que Stendhal n’en gagna durant toute sa vie, et qui -dégoûta du Socialisme encore plus que Truculor. - -Modeste Glaviot avait pris la suite pour assurer la pérennité de la -vogue et ne pas laisser choir dans le discrédit les _Chansonniers -montmartrois_. - -Chaque époque a eu son épilepsie de crétinisme ou son lot de -catastrophes. Le moyen âge a eu l’an mil, la querelle des «Universaux», -la peste noire et Jeanne d’Arc. Les temps modernes ont innové le -mal que Ricord n’a pu réduire; ils ont eu les Jésuites, le Concile -de Trente, Louis XIV et le Putanat légiférant de son successeur. -L’Époque contemporaine se trouva embellie par l’égorgeur corse, le -père Loriquet, le Romantisme, le Choléra morbus, Monsieur Thiers et le -somnambule du 2 décembre. Le second Empire nous a conditionné Dupanloup -et Gallifet, le Mexique et Morny, la Montijo, Cassagnac et 1870. La -Troisième République vit prospérer Mac-Mahon, vaincu à Sedan mais -vainqueur au Père-Lachaise; elle toléra Drumont, le Sâr Péladan et le -Sacré-Cœur, fomenta la psychologie de Paul Bourget, le nationalisme et -la cathédrale de Lourdes, mais ce qui appartient personnellement aux -jours actuels et ravale à jamais ces successives horreurs, c’est, sans -conteste possible, les cabarets montmartrois. - -Cela, c’est, à proprement parler, les accidents tertiaires de la -Sottise, les gommes syphilitiques dans les méninges de Paris, la -nécrose dernière du cerveau national. La chanson du père Hugo -_Castibelza_, _l’homme à la carabine_, le célèbre _Avez-vous vu dans -Barcelone_, de Musset, Béranger et sa _Grand’Mère_, Thérésa et sa -_Femme à barbe_, Amiati et ses flatulences patriotiques, Paulus, -lui-même, pourléchant de sa langue d’histrion punais le farcin -boulangiste, étaient endurables, à la rigueur, à côté des chansonniers -dits de «la Butte». Ceux-ci donneraient immédiatement à l’homme le plus -sociable et le plus placide l’irréfrénable envie de changer de planète -et de se faire naturaliser, sur l’heure, citoyen de Mars ou de Saturne, -encore que dans ce dernier sphéroïde, qui a sept satellites, le nombre -des individus, des poètes qui chantent la lune doit être sept fois -plus considérable qu’ici-bas et que la vie doit y être, par eux, rendue -à peu près impossible. - -Le long d’un kilomètre de boulevard, les façades de leurs cabarets -brasillent dès la nuit tombée et s’occupent à raccrocher diligemment -le crétin désœuvré. C’est là qu’on élabore le tégument d’imbécillité -qui, comme une lèpre squameuse s’élance, sur Paris. Il y en a pour -tous les goûts; il y en a qui besognent dans le sentimental ou -l’élégie, comme Pierre Volet, Edmond Teulet, qui perpètrent _Son -Amant_, _Vous êtes si jolie_, les _Stances à Manon_, fournissant ainsi -aux faiseuses d’anges périphériques le meilleur de leur clientèle. -Comment voulez-vous, en effet, que résiste un pauvre _modillon_ -ou une _petite main_ ravagés au sortir de l’atelier par de telles -harmonies? Un grand nombre d’entre eux se monopolisent dans l’esprit, -à l’instar de Rivarol, et réhabilitent sans le savoir les macaques ou -les cynécophales qui ne toléreraient pas une minute l’existence parmi -eux d’individus d’aussi outrageante bêtise que par Monsieur Fursy par -exemple. D’aucuns sont philosophiques à l’égal de Sully-Prudhomme -dont la pensée prédomine, comme on sait, sur celle de Jamblique ou de -Spinoza, et beaucoup découvrent la nature à l’imitation de Lucrèce ou -de Monsieur de Bouhélier. Mais la totalité est patriote, antisémite et -ultra-réactionnaire, vous le pensez bien. Le meilleur de leur profit -consistant à pratiquer, moyennant rémunération, le fouissage des -épouses délaissées ou des catins ayant du vague à l’âme, à force _de -manger du blanc_, comme dit le peuple, ils sont devenus royalistes. -Quand un vieillard bénévole a été abusé par les voyous de l’Œillet -blanc, dont la mentalité et l’éducation seraient répudiées comme -inférieures par les aborigènes de l’Oubanghi; quand le chef de l’État -est tombé dans le traquenard à lui tendu par l’armorial qui, depuis -que la Nation refuse de l’entretenir, ne vit plus que de baccara, de -maquignonnage et de la prostitution de ses femmes ou de ses concubines, -cela leur fournit un thème de plaisanteries que rien ne peut exterminer -et que les vieux repasseront aux jeunes, sans découragement. Tant qu’on -n’interdira pas à ces drôles de se servir des vocables français qu’ils -transforment en un inénarrable brabançon, ils blagueront le nez des -juifs, le chapeau de Monsieur Loubet, ou le chef hispide de Monsieur -Pelletan sans jamais pouvoir trouver autre chose. - -De même que vous ne pouvez pas vous arrêter en Bretagne devant un -éventaire de papetier sans mettre le nez sur un excrément versifié -de Théodore Botrel, ce Cadoudal de la syntaxe en insurrection, qui -lance contre la République les bataillons épais de ses barbarismes, il -est impossible, à Paris, d’empêcher la contamination de vos oreilles -par leurs insanités. Pourquoi n’édicte-t-on pas une loi spéciale, un -règlement prophylactique? Oui, pourquoi ne ferait-on pas un délit du -continuel _attentat à la mentalité publique_? Quiconque exhibe sa -fesse sur le boulevard, et contrevient ainsi à la pudeur évidemment -liliale et à la morale indéfectible de ses semblables, risque six mois -de prison. Ces individus sont-ils donc moins coupables lorsqu’ils -nous font voir, d’un bout de l’année à l’autre, les parties honteuses -de leur entendement? En les tolérant avec une pareille bénignité, on -forcera chaque citoyen, soucieux de propreté et d’antisepsie, à ne plus -sortir qu’en traînant derrière soi un canon Maxim du dernier modèle, -capable d’exterminer enfin cette engeance exécrable. Quelques-uns déjà, -certes, se sont vus acculés à des extrémités pareilles. Et si Monsieur -Cochefert, ex-chef de la Sûreté, avait eu pour un décime seulement de -perspicacité, il n’aurait pas fait buisson creux dans l’affaire de -l’homme coupé en morceaux, il y a deux ans: le cadavre intercis ne -pouvant être, en effet, que celui d’un chansonnier montmartrois, qu’un -malheureux, poussé à bout et plein d’une juste rage, s’était trouvé -dans la nécessité de découper en rognures vengeresses, à peine plus -grosses que des jonchets ou des «pommes paille». - -Modeste Glaviot s’était fait ce soir-là une tête adéquate à son -boniment, une tête de Christ blennorrhagique. Et la suppuration de -la pièce majeure des _Merdiloques du Déshérité_ fut en tous points -louangeable. Cela sortit sans effort, fut évacué d’une voix pâle qui -laissait écouler, comme une cholérine opiniâtre, les filaments séreux -des octomètres réfractaires à toute prosodie. - - M.... v’là l’hiver, j’ai plus d’ribouis - Nib de phalzar, mes arpions fument - Sous la pluie. L’naz piss du cambouis - M... j’suis à jeun d’puis la Commune. - -Pendant deux cents vers, cela continuait ainsi, praliné à chaque -seconde par le mot de Cambronne. M. Huysmans reprochait jadis à -Virgile de heurter à chaque hexamètre un dactyle contre un spondée; -avec Modeste Glaviot, cet inconvénient de la métrique latine n’était -point à redouter. A la chute du vers, l’_ultime soupir_ du dernier -carré venait conjoindre le mot d’Ubu qui ouvrait le vers précédent. -Car si Modeste Glaviot était un imparfait latiniste, il était, en -revanche, un remarquable _latriniste_. Au siècle précédent, sa langue -eût été capable de faire accourir tous les porte-cotons inoccupés de -l’ancienne monarchie, désireux de ne pas perdre leur savoir-faire. Et -après l’avoir ouï seulement trois minutes, un geste s’imposait: la main -cherchait machinalement la ficelle du tout à l’égout, pour déterminer -le déclanchement de la chasse d’eau. A force de prononcer le mot infâme -sa bouche, d’ailleurs, en avait pris des hémorrhoïdes. - -Lui aussi disait son fait à la Société, travaillait pour la Révolution -sainte. Il déversait tout cela sur le Pauvre qu’il enfouissait vivant -dans cette poudrette verbale. Après avoir subi les affres de la faim -qui, comme un épieu rougi, perfore les entrailles; après avoir enduré, -depuis l’origine du monde, le gel qui, pareil à un bistouri, fouille -les muscles ou rugine les os par les nuits des interminables hivers; -après avoir cru à la pitié des Riches, au dévouement et à la sincérité -des bateleurs ou des charlatans qui s’offraient pour le sauver, -après avoir toléré la Charité, ce louche anesthésique de la Misère -grâce à quoi, à travers les âges, on a pu pratiquer sur lui les plus -douloureuses opérations sociales, le Pauvre devait endurer encore les -lamentations de Modeste Glaviot. - -Avec lui ce n’était plus l’argot corrosif de Bruant, la _trouvaille_ -qui fige les moelles, la goutte de stupeur et d’effroi qui tombe, avec -le terme, sur les nerfs de l’auditoire; non, c’était je ne sais quelle -excrémentation, quel flux anal de glaires, de brais argotiques, un -dévoiement de langue liquoreuse, qui n’arrivait point à se solidifier -autour du noyau de cerise que formait le mot de Waterloo, revenant -inexorablement pour ponctuer la chose. Le vocable éclatait, crevait -infâme dans la stéarine aqueuse de cette forme, comme ces bulles de -gaz qui viennent crever au ventre ballonné des chiens roulés par le -fleuve, durant les nuits d’été. Et ce banquiste prétendait chanter la -Misère humaine! Ce queue-rouge s’emparait du Famineux, de l’éternel -spolié qui s’en va hurlant sa détresse et dont les râles d’agonie -ont pour mission, ici-bas, de porter à son apogée la jouissance de -l’assouvi, et il le rendait paterne et bafouilleux; puis à grands -coups de poing sur les côtes squelettiques, il soutirait, pour ensuite -les prolonger dans son public de filles, de bourgeois amorphes et -d’imbéciles diplômés, les sonorités effroyables. Le thorax résonnant -et vide de ceux qui meurent d’inanition, où les viscères affamés _se -sont dévorés eux-mêmes_, servait à ce bobèche vaseux de tympanon et de -grosse caisse—si on peut ainsi parler. Toute sa clientèle en digestion -riait, s’ébrouait d’aise. Personne ne se levait, ne se précipitait -paroxyste et déchaîné devant l’effroyable blasphème, pour faire justice -du grimacier soufflant la malepeste de son âme au visage du Pauvre qui, -quoi qu’on fasse «sera roi un jour», comme dit le Poète, après avoir -lubrifié ce monde souillé sous les incendies forcenés d’une Jacquerie -vengeresse qui, au passage, arracheront des bravos aux planètes moins -infâmes que la nôtre—si toutefois il en existe. - -Naturellement, tous les trois vers, il évoquait Jésus, le fadasse -bateleur dont les niaises dissertations, les blandices sentimentales -et la morale de petit homme aimé des femmes ont pour toujours rivé -les chaînes des malheureux. Et Jacques Paraclet n’avait pu résister -récemment à l’envie de lui décerner le titre de _dernier poète -catholique_. Cette sympathie se conçoit: après lui n’était-ce pas -l’homme qui, le plus souvent, avait écrit le mot devant lequel se -cabrent les typographes? - -—Comme il a du talent, et puis quel bel homme! exclamait la Truphot -admirative. - -—C’est presque du génie, surenchérissait Boutorgne qui, bifurquant -de suite, s’empressa d’ajouter, dans sa hâte de réussir: n’est-ce -pas, dites, ce sera pour ce soir? Et, d’un air entendu, il clignait -la paupière après s’être saisi des mains de la veuve, pendant que -celle-ci, acquiesçante, lui tapotait les joues, d’une petite claque -amicale, en disant: - -—Non, mais voyez-vous, le petit polisson! - -Siemans faisait semblant de ne rien entendre, ayant pour principe de ne -jamais s’opposer aux frasques de la vieille qui devaient, pensait-il, -hâter d’autant sa désagrégation finale. Il ne craignait nullement -qu’elle lui échappât, rivée qu’elle était à lui par plusieurs années de -coucheries et de sales juxtapositions d’épiderme. Il avait conservé, -rue Pigalle, une petite chambre de 300 francs dont la Truphot payait le -loyer, où il allait dormir quand elle s’offrait un extra. Toujours, il -trouvait à point un prétexte pour se faire disparaître avec décence. -Il est vrai que le lendemain il extorquait un ou deux louis en surplus -de ses émoluments ordinaires: ce qui lui permettait, en ces sortes de -circonstances, de _lever_ une femme au _Rat mort_ et de se décrasser un -peu du contact de la vieille. Déjà, il était debout: - -—Ah! fichtre, il est onze heures et demie, et mon oncle de Schaerbeck -qui arrive par le train de minuit cinq. Vous savez bien le télégramme -reçu ce matin; je ne veux pas vous traîner avec moi à la gare du Nord; -je file. Modeste Glaviot vous reconduira. Et il se mobilisa lourdement -sur le dehors après avoir serré la main de l’histrion qui attaquait -alors son deuxième _merdiloque_. - -Maintenant, Modeste Glaviot goûtait l’ovation triomphale, et affalé -sur une chaise, devant la Truphot, il s’épongeait, exténué, paraissant -succomber sous le poids fatal du génie. - -—Trois soliloques, chaque soir, cela me tue; désormais, je n’en dirai -plus que deux. - -—Cher ami, vous avez été admirable, confondant, disait la veuve qui -s’était emparée d’une de ses paumes. - -—Vous êtes dantesque; bien que je sache par cœur tous vos _soliloques_, -bien que je possède à fond votre merveilleux hymnaire, chaque fois que -je vous entends, cela me plonge dans un véritable spasme intellectuel, -bafouillait Médéric Boutorgne, redressé et sentencieux. - -—Je vous quitte une minute... une seule minute, disait le bouffon, sans -même remercier des boniments laudatifs. - -Et il alla se placer près de la porte, côte à côte avec le bonisseur, -car le piano attaquait la marche finale et le public sortait. -Lorsqu’une fille venait à passer près de lui, convoyée par son -_miché_, il lui serrait la main, en l’interpellant de son prénom. Il -les connaissait toutes. Souvent, il lui fallut se pencher, appréhendé -lui-même, à la manche, par l’une d’entre elles. Il devait prendre des -rendez-vous, car il répondait: - -—Non, pas demain, Fernande, je suis pris, je dis des vers en famille -chez Claretie. - -—La semaine prochaine, c’est entendu, Rachel, je t’écrirai... - -—Eh! bien, Sarah, tu as plaqué ton Brésilien. On te trouve toujours -entre quatre et sept, pas? - -—Tu peux compter sur moi, pour mardi, ma biche; non, pas mardi, -mercredi, ce jour-là je dîne chez Léon Bloy, je t’ai dédié une pièce, -tu sais... - -Il paraissait positivement ne rien ignorer de leur privé, ni de leurs -amants. Et il griffonnait des notes, fiévreusement, sur un calepin, se -défiant sans doute de sa mémoire. Mais, tout à coup, il secoua rudement -une grande blonde qui le tenait par un bouton de sa redingote: - -—La barbe!... laisse-moi, Angèle, finies les amours avec toi, tu -sais... depuis le permanganate... - -Puis il donna un coup de coude dans les flancs du nomenclateur. - -—Celle-là, comment s’appelle-t-elle? questionna-t-il, en désignant -une belle fille, peu détériorée encore, aux cheveux de sombre acajou, -aux bandeaux crespelés, dont le lustre vestimentaire et les joyaux de -mauvais goût affirmaient la surabondance de clientèle, qui arrivait à -sa hauteur au bras d’un élève du Val-de-Grâce. - -—Ah! mon vieux, c’est une nouvelle, je ne la connais pas. - -—Fais-la suivre par le garçon; il me faut son adresse demain... -quarante sous pour Charles s’il m’indique son hôtel... - -Alors, satisfait, ayant ainsi rempli avec minutie les différentes -charges de sa profession, il revint prendre la Truphot et Médéric -Boutorgne, tout en nouant autour de son cou un foulard de soie -noire destiné à préserver son inestimable larynx contre la fraîcheur -sournoise de la nuit. On sortit et, dans le fiacre qui les véhiculait -tous trois, Boutorgne surexcité par la pensée que cette soirée allait -enfin marquer pour lui le premier effort, le premier raid vers la -fortune, puisqu’il allait œuvrer sur la Truphot, Boutorgne commentait -infatigablement le talent du _grimacier_ qui, trop loin du commun, -insensible à ces basses louanges, remerciait à peine d’un léger signe -de tête. La veuve, assise aux côtés de Glaviot, lui parlait à l’oreille -et tous deux riaient de temps en temps, sur un mode discret, pendant -que le gendelettre disert, accroché au strapontin, maintenait, avec -difficulté, à chaque cahot de la voiture, l’équilibre de son discours -et de son individu. - -Dix minutes plus tard, le pître et Madame Truphot cynique -s’engouffraient de compagnie dans l’appartement de la rue d’Assas, -après avoir refermé la porte au nez de Médéric Boutorgne, non sans -l’avoir gratifié, au préalable, de deux vigoureuses poignées de main et -d’effusions congédiales. - -—Au revoir, cher, et à demain. Merci encore de nous avoir accompagnés; -avez-vous des allumettes pour redescendre? - -Et resté coi, sa poitrine de poulet menaçant d’éclater dans une -hypertrophie de stupéfaction, Boutorgne adhérait au paillasson sans -même pouvoir exprimer sa juste indignation en termes littéraires. - -—Ah! mince! Ah! mince!... répétait-il, sans se lasser, incapable de -trouver autre chose. - - - - -IV - - Si le duel dure encore de nos jours, c’est qu’il est en somme le - seul moyen, pour la Société, de restituer l’honneur aux flibustiers, - escrocs, parjures, faussaires, entretenus, proxénètes qui font son - plus bel ornement. - - -Huit jours après, exactement, La Truphot se donna à Médéric Boutorgne. -Il avait bien pensé au lendemain de l’avanie et de l’affront qui -lui avait été fait, à déserter pour toujours le petit cénacle et -sa tenancière, mais il fallait vivre, songer enfin à se faire une -situation, et il n’avait pas les moyens, lui, le raté, d’avoir de la -rancune. La rancœur qui se traduit par des actes de vengeance, c’était -bon pour les arrivés. Du reste il serait toujours temps, plus tard, de -faire payer cher à la veuve, lorsqu’il l’aurait épousée, lorsqu’elle -serait bien à lui et à lui seul, la bile noire, l’amertume qu’avait -extravasées en lui ce comportement. Et puis, il n’en était pas à ses -premières rebuffades; il n’avait même connu que cela dans la vie, le -pauvre! On verrait, quand il serait riche à son tour, le genre humain -paierait cela, sûrement. Mais quand elle lui eût avoué enfin son -amour, cette révélation heureuse lui coula une douce chaleur dans les -moëlles. Il lui parut que son âme s’irradiait, s’illuminait _a giorno_. -Positivement, il avait des girandoles de lumière à l’intérieur de son -individu. - -Pour le quart d’heure, il s’ébrouait sur le trottoir, l’estomac -soulevé comme par un virulent ipéca, aux souvenirs de la nuit. Ah! ce -n’avait pas été drôle, mimer tous les gestes du plus fol amour, de -la plus déréglée passion, sur cette carcasse vétuste. Besogner cette -larve; gigoter profitablement sur cette lémure, sans laisser percer -une ombre de répulsion qui pouvait le perdre à jamais; embrasser -frénétiquement ces lèvres qui semblaient s’écraser sous les siennes -comme la peau d’une vieille nèfle juteuse; se sentir à chaque -étreinte la face balayée des mèches grises poissées par l’effort et -la sueur d’un ahan sénile, non, il y avait de quoi donner la nausée -à un fossoyeur habitué à triturer des cadavres. Certes, les deux -vers de Juvénal s’imposaient. _Servus erit minus ille miser, qui -foderit agrum_... etc... Et, voilà pourtant où l’avait acheminé la -littérature! Pourquoi n’avait-il pas embrassé la profession de son -père? oui, pourquoi ne s’était-il pas fait rond-de-cuir lui aussi? Il -aurait stagné quelques heures par jour dans un croupissoir quelconque, -et moyennant cela, libre, vers cinq heures exempt de tout souci, il -aurait pu faire des femmes dans le Luxembourg, des femmes qui ne lui -auraient pas, au milieu de la danse de Saint-Guy passionnelle, soufflé -au visage, à travers la carie de leur dernière molaire, une haleine -caséeuse de vieille érotomane, une senteur d’évier ou de mollusque -corrompu. - -Mais peut-être s’accoutumerait-il à cela, puisqu’on s’accoutume à tout. -La Nature, une bonne mère, qui a créé les hommes pour un tas de sales -besognes, n’a-t-elle pas décrété l’annihilation lente mais certaine du -primordial dégoût qu’éprouvent ses créatures pour différentes choses. -A l’aide du temps, elle modifie l’opinion première et défavorable; -l’accoutumance se fait progressivement, et les êtres accomplissent -alors presque sans répugnance ce qu’elle leur avait ordonné de faire -et devant quoi ils s’étaient préalablement cabrés. On _s’habitue à -tout_ est un cliché révéré par la Civilisation. La Nature, qui a prévu -l’universalité des cas, se serait trouvée prise en défaut, risquant par -surcroît de voir s’écrouler son œuvre entière si elle n’avait pris soin -d’effacer, peu à peu, dans le cœur des hommes, la répulsion spontanée -pour une multitude de faits, et si elle ne les avait acheminés, par -une progression savante, à la tolérance et même à l’amour final du -caca. Sans cela est-ce qu’on pourrait mentir, flibuster son semblable, -faire l’amour et se reproduire, accomplir en un mot les saletés qui -constituent la vie et que réprouve le cœur ou l’intelligence. Je -m’y ferai, tout naturellement; l’initiation seule, sans doute, sera -douloureuse, songea Médéric Boutorgne. D’ailleurs la fois prochaine, -puisque la vieille ne déteste pas licher, je me collerai un peu -d’alcool dans la peau, et alors j’imposerai à mon imagination—car -tout est affaire d’imagination—de me faire travailler, non plus sur -la Truphot, mais sur Cléopâtre ou Aspasie. Pourquoi n’achèterai-je -pas une photographie de Cléo de Mérode? poursuivit-il; je la placerai -subrepticement au chevet du lit, au-dessus de l’oreiller, pendant les -minutes néfastes, et comme cela l’illusion sera parfaite. Il n’y aura -qu’à s’abstraire, en pensée, ce qui n’est pas très difficile, en somme. - -Puis, comme quelques louis qu’il avait soutirés à la veuve, en -avancement d’honoraires, tintinnabulaient au fond de ses grègues, il -décida de s’offrir une journée pleine de délices. Il irait d’abord au -bain, pour propulser en dehors de son épiderme le ferment tenace et -malodorant que la plastique de la Truphot y avait implanté, après il -irait déjeuner dans un restaurant de journalistes, près du boulevard, -et ne mettrait pas moins de dix francs à son repas pour sidérer ses -confrères en déroute devant un tel luxe. Ensuite, l’après-midi, il se -rendrait à Longchamps, placer un louis, à cheval, sur _Bajazet_ dans -le handicap final: un désir tenace qu’il avait depuis longtemps, et à -six heures, au _Napolitain_, il combattrait, plein d’audace et à voix -assurée cette fois, les idées de M. Lajeunesse qui abusait un peu trop -de la tribune aux harangues. Oui, le jaspin de M. Lajeunesse commençait -à l’horripiler. Et il était d’accord en cela avec presque toute la -ménagerie à gens de lettres. S’expliquait-on un pareil succès avec une -prose catarrheuse de jeune homme poussif? une phrase qui toussait, -crachait, hoquetait, ahannait, hachée d’incidentes se traînant dans la -phrase comme des culs-de-patte, une prose où quinze épithètes étaient -nécessaires pour formuler le trait balourd. - -Il réalisa exactement ce programme, mais il fut tapé de cent sous, -à l’issue du déjeuner; Bajazet se trouva battu outrageusement et le -soir, au _Napolitain_, M. Lajeunesse, outré de sa controverse et mal -embouché, comme à l’ordinaire, le traita de fœtus de singe et de bâtard -d’hamadryas, ce qui fit rire la docte assemblée aux dépens de Boutorgne -qui, comme toujours, n’arriva point à la réplique. - -Sur les huit heures, il se décida mélancoliquement à rejoindre, pour -dîner, un restaurant à trente-deux sous de la rue Montmartre, où le -patron, un homme de plus de soixante-dix ans, affirmait que Wagner, -le grand Wagner, avait dîné sous l’Empire, dans les heures noires -qui précédèrent l’appareillage pour la fortune et la gloire. Même -on y montrait sa table. Il frôla sur le trottoir un vieillard sans -doute affamé, vêtu d’innomables haillons, aux gestes tremblotants -de quasi-paralytique, dont les paupières sanguinolentes semblaient -avoir été rongées par des myriades de mouches ou par un demi-siècle -de larmes, qui vendait un illustré, exclamant par à coups d’une voix -cassée et suppliante: - -—Demandez la _Vie en rose_!... la _Vie en rose_!... - -Comme Médéric retraversait le boulevard, deux bras énormes, surgis -d’un fiacre, les bras de Siemans, s’agitèrent à sa vue en geste de -télégraphe Chappe, pendant qu’une voix aiguë de castrat le hêlait -itérativement. - -—Cher, très cher, vous tombez bien, lui dit le comte de Fourcamadan, -assis en face de l’amant en titre de la Truphot. Comme cela se trouve! -nous courions justement après vous. Et le descendant des croisés -expliqua: Voilà, on avait besoin de lui, parce que, Molaert, un Belge -et un ami commun se battait en duel. Ce Molaert, qui se réclamait -d’un hellénisme transcendantal, qui parlait le cophte et le sanscrit, -par surcroît, disait-il, était venu à Paris, il n’y avait pas un an -dans l’intention de prêter ses lumières à la renaissance triomphale -du catholicisme, pour laquelle pendant vingt ans avait lutté Jacques -Paraclet. Il avait même vécu quelques mois, hébergé par ce dernier -avec sa femme grosse et son enfant, conquérant le pamphlétaire par la -glorification opiniâtre de son génie. Mais Jacques Paraclet, envahi -par la famine, et finalement blasé par ces louanges à domicile qui ne -rayonnaient pas profitablement sur le dehors, avait dû le mettre à -la porte, à la suite d’un colletage digne de portefaix, sans avoir -même pu vérifier au préalable si l’helléniste, pour qui la langue -d’Aristophane n’avait plus de secrets, était seulement au courant de -la prononciation du thêta. Molaert sur le pavé s’était intelligemment -débrouillé. La largeur de ses épaules qui ravalaient celles de Siemans -et le tonnage invraisemblable de ses flancs avaient réduit à merci, -en peu de minutes, la Gougnol, directrice à Montmartre d’une boîte -dénommée le _Théâtre Fontaine_. L’épouse engrossée, ainsi que l’enfant -âgé de deux ans, avaient été diligemment jetés sur le pavé par le -Belge, qui s’était hâté de prendre possession de la vieille cabote et -de trôner dans un intérieur où il était loisible de boire du bordeaux -fameux, de manger des entrecôtes larges comme le Champ de Mars, et de -répudier toute fonction autre que celle du maquerellat. - -Ce catholique, qui à quelqu’un lui faisant observer que procréer, à -reins que veux-tu, des enfants voués d’avance, par son absence de -tout pécule et son horreur du travail, à une existence d’esclaves ou -de deshérités, n’était ni humain, ni charitable, ni même paternel, -répondit un jour:—Le christianisme! Mossieur, ordonne d’engendrer; -ce christilâtre qui déclarait d’autre part que s’il avait écrit _la -prière sur l’Acropole_, il n’aurait plus d’autre ressource ni d’autre -expiation que le suicide ou se faire chartreux, vécut donc chez la -Gougnol des jours consolateurs de toutes les disettes et de tous les -déboires passés. Malheureusement l’amant sérieux qui entretenait encore -la catin quadragénaire finit par trouver la chose sans agrément. Il -coupa les subsides, renversant la huche. Et c’est pourquoi—le théâtre -ayant fait faillite—Molaert présentement lui envoyait des témoins, -afin de le sommer d’avoir à servir à nouveau la mensualité nourricière -ou à trembler devant son épée. - -L’Exégète belge n’avait pas cru pouvoir mieux choisir qu’en désignant -comme témoins, Siemans, un compatriote, et le noble comte dont le nom -jetterait sur cette affaire un lustre indéniable. - -—L’adversaire de Molaert est un lâche, disait Fourcamadan; le voilà qui -se dérobe piteusement. Il excipe que notre client n’est plus qualifié -pour faire tenir un cartel à qui que ce soit. Alors, mon cher, nous -allons porter la chose devant un jury d’honneur. Et nous vous avons -choisi comme arbitre. - -Enchanté de la chose, Médéric Boutorgne, faisait néanmoins le -dégoûté.—Oh! vous savez, moi, je ne suis pas très calé sur -Châteauvillard.—Il ne s’agit pas de cela, mon vieux, intervenait -Siemans qui défendait la corporation, si le bonhomme de Madame Gougnol, -ne marche pas, Molaert va lui casser la g..... et il sera dans son -droit. Donc, rendez-vous, demain six heures avec son arbitre, au café -Napolitain, la table à gauche de celle de Mendès... - -Le lendemain, l’amant sérieux n’ayant dépêché aucun juge d’honneur -et s’étant contenté d’adresser, sur les huit heures, au comte de -Fourcamadan, un bleu que le garçon apporta et dans lequel il disait -que toute constitution de témoins ou de tribunal, pour une rencontre -avec Molaert lui semblait superflue, «puisque la pêche étant fermée, -il ne pouvait choisir la ligne de fond et que, retenu par des affaires -pressantes, il redoutait d’arriver en retard et d’être obligé ainsi -de se passer son épée au travers du corps, comme Vatel pour avoir -manqué _la marée_», la société se mit en devoir de rédiger, de suite, -un procès-verbal de carence. Après avoir pris l’avis de notables -escrimeurs présents, après avoir requis les lumières de deux ou trois -fleurets célèbres du Cercle de l’Escrime ou de la salle Tabadil, la -conduite de celui qui se refusait à affrêter désormais l’helléniste et -sa maîtresse sur le retour fut définie comme il convenait, avec des -adjectifs sans bienséance et de flagellantes épithètes. Puis Siemans et -Fourcamadan portèrent la chose aux journaux avec des «prière d’insérer» -contresignées par quelques-uns de leurs amis des rédactions. - -Est-il utile de spécifier qu’une bonne moitié des affaires d’honneur du -boulevard ont pour motif des conflits d’ordre similaire? - - - - -V - - Les infusoires du croupissement... - - -Trois jours après, Médéric Bourtogne trouva dans son maigre courrier -une lettre de la Truphot le conviant à venir dîner à Suresnes, -dans la villa où elle passait une partie du printemps et qu’elle -avait rejointe depuis l’avant-veille. Venu par la gare du haut, le -gendelettre devait se rabattre à droite pour gagner la maison de -campagne sise à une portée de fusil de la Seine roulant le chocolat -irréductible de ses eaux entre les frangées de peupliers du bois et -le chemin de halage strié géométriquement, les soirs dominicaux, par -les corps des pochards endormis dont le sort venait de favoriser -les entreprises sur le turf voisin. Après avoir doublé la place de -l’église et dépassé la vieille carcasse de chapelle encore debout au -milieu d’un éboulis tenace de moëllons compissés, qui semble avoir été -malmenée avec tout ce qui l’entourait par le sac implacable d’une horde -victorieuse acharnée à ne laisser après elle que des décombres et des -excréments, Boutorgne pénétra dans le vieux Suresnes. Il se trouva -soudain prisonnier d’un extraordinaire écheveau de ruelles tortueuses -et puantes qui dispersaient une pestilence de souterrain mal famé, -venelles serpentines bordées de maisons dont les murailles découragées, -enduites de la saumure des fumées d’usines et des urines tenaces, se -trouvaient écorcées d’affiches bariolées, de couleurs à faire éclater -la rétine, de placards commerciaux clamant la gloire des amers, des -apéritifs les plus saugrenus, des poudrettes les mieux péremptoires -et des bicyclettes à tout jamais hémiphlégiques. D’invraisemblables -négoces s’abritaient en ces endroits. En nombre incalculable, des -marchands de vin, aux vitres boueuses, au sol de terre battue constellé -de crachats, dispensaient les litharges, les furfurols et les trois-six -aussi redoutables que le venin du trigonocéphale ou les prussiates -sans appel. Des pâtisseries sanieuses élaboraient des tartes aux -mouches, des flans à la stéarine, des chaussons aux pommes fourrés -d’une gélatine couleur de beurre d’oreille, des éclairs au cambouis -et des babas spongieux dont les gamins rôdeurs, aux morves verdâtres, -arrêtés un instant devant la boutique, suçaient le simili-rhum, -insidieusement. Plus loin, des charcuteries s’ouvraient en contre-bas -de la chaussée, la devanture vert-sombre embellie par des chapelets -de boudins artificiels en bois noir durci, pareils à des poids de -coucous, et d’innomables viandes, de terrifiantes salaisons suppuraient -sur des papiers de dentelle bleuâtre, autour de terrines de foie gras -fabriquées sans doute avec les viscères des chiens crevés roulés par -la Seine voisine; le tout circonscrit par une profusion de rillettes -dont les pellicules de graisse se recouvraient sous l’atteinte du -soleil d’un eczéma rosissant. Des triperies défilaient avec toute -leur affreuse boyauderie appendue aux crocs de fer de l’étal où le -cœur, le foie, le mou des bestiaux scrofuleux laissaient suinter en -filaments jaunâtres le suif déliquescent des viandes séreuses. Des -papeteries venaient ensuite rayonnant sur le dehors, par la porte -entr’ouverte, la tiédeur ammoniacale de l’urine de chat, et dans -lesquelles de vieilles dames en bigoudis et en lunettes régnaient sur -des parallélipipèdes de pains à cacheter, des feuilles de soldats -coloriés ou sur les volumes visqueux des œuvres de Dumas père, tout -en sortant de-ci, de-là, sur la devanture, pour fixer à nouveau, sous -l’épingle de bois, le dernier numéro du _Petit Scélérat_ illustré ou -de la _Lune du dimanche_ représentant, pour l’éducation artistique des -masses, «Tolstoï excommunié par le Saint-Synode» ou bien «le Roi de -Portugal au tir aux pigeons»: un colosse en redingote, frisé et abêti, -non moins qu’adipeux, armé d’un fusil devant des dames en toilette -rouge, qui semblaient issues d’un prospectus de la Samaritaine. Et -puis, c’étaient encore des laboratoires de gaufres faites avec de la -sciure de bois, travaillées par de redoutables géants au torse velu, -aux bras retroussés, au capillaire erratique, des athlètes à la carrure -de titans, qu’on se fût représentés volontiers occupés à forger, sur -l’enclume de Vulcain, les sagettes cyclopéennes et qui _pudlaient_ une -pâte déroutante avec des gestes mous, pendant que la sueur dégoulinante -de leur front accablé, en tombant sur le fer noirâtre du moule emmanché -de longues tiges, rejaillissait en petites bulles tôt vaporisées. - -Deux ou trois marchands de frites maniaient la boîte à sel au-dessus -de leur cuvette de fer blanc, où chantait une graisse évidemment -prélevée—à en juger par sa mofette—sur les laissés-pour-compte -d’équarrisseurs. Et pendant des kilomètres, sur le pignon des -maisons défaillantes, le _Petit Scélérat_, 6 pages, affirmait qu’il -imbécillisait par jour une moyenne de cinq millions d’individus, -Dufayel qu’il détenait la plus grande maison de publicité connue, -qu’on trouvait chez lui cent mille mobiliers garantis sans punaises, -durables huit jours, et absolument pour rien, et les moteurs... de -Masboul-Mâchefesse—pour motocyclettes et quadricycles—qu’ils étaient -les premiers du monde. - -Arrêté devant un index surmontant une inscription drôle: _Allez tous -chez Jolicœur, marchand pêcheur, rue du Puits-d’Amour_, Boutorgne -fut subitement refoulé en arrière. Des théories compactes de gens -arrivaient comme un raz-de-marée, menaient l’assaut de l’etroite -chaussée, envahissaient la rue et s’essaimaient aux étalages pour y -prélever sans doute le réconfort de leur estomac conciliant. On eût -dit d’une invasion subite d’individus que la faim ou la soif a rendus -forcenés. Immédiatement, les marchands parurent sur le pas des portes, -jaillirent des antres obscurs, et se mirent, avec force sourires, à -faire la retape pour leurs affreuses spécialités. Déjà des groupes -chahuteurs d’ouvriers parisiens endimanchés gouaillaient devant eux. - -La sortie des courses de Longchamps commençait et Médéric Boutorgne, -dans la rue principale, tenaillé par l’envie de s’offrir l’apéritif -avant les agapes de la Truphot, stationna amusé de cette foule -suscitée comme par miracle. Le pont était noir, le bois par toutes ses -allées vomissait des multitudes en marche; les ombrelles claires, les -toilettes polychromes des femmes, les dos sombres des hommes roulaient -sous la poussière dense, les cris d’appel, la galopade des voitures -déferlant comme une déroute, les cornes beuglantes des autos laissant -derrière eux un sillage empesté. Et subitement les trois cents mètres -de chaises des limonadiers voisins du pont furent emportés d’assaut -parmi un hourvari prolongé. Chaque dimanche d’été et même souvent -le jeudi, la petite localité suburbaine voyait ainsi la foule agitée -des parieurs s’abattre, lasse d’émotions, à la terrasse de ses cafés. -C’était toutes les fois une cohue trouble, composée de tout ce que la -Bourgeoisie ou le peuple comptent d’éléments divers et préalablement -abrutis qui, sur la pelouse, quatre heures durant, avait répondu par -de longues clameurs et des palpitations prolongées aux successifs -affichages du Mutuel. Ouvriers, employés, petits bourgeois, rôdeurs, -guenilleux inscrits à l’assistance publique à en juger par la navrance -de leurs vêtures, composaient la clientèle ordinaire du Totalisateur, -ce nouveau minotaure des menues épargnes, qui n’a pas son pareil pour -abolir définitivement l’encéphale déjà fugace des petites gens du bas -négoce parisien. - -Toutes les variétés de faces humaines et toutes les tares civilisées -étaient représentées là. Des figures crétinisées par la persistance -de ridée fixe, des mufles de boutiquiers obturés à jamais, des faciès -dignes de Callot ou de Ribeira, des têtes sinistres de cours d’assises -se mêlaient en un indescriptible grouillement, et tous palabraient -en un argot spécial, se contaient réciproquement leurs déboires et -comme quoi ils avaient encore ce jour-là raté la fortune, pendant que -d’impossibles stropiats, d’inénarrables camelots surgissant on ne sait -d’où, des bonneteaux à l’œil torve et cauteleux truffaient la foule -et nouaient ses anneaux d’engorgements propices aux pick pockets dont -le savoir-faire se traduisait tout à coup par de longs remous, des -imprécations et des poursuites éperdues. - -Parmi les élégances des filles de music-hall et des bookmakers -endiamantés qui, dédaigneux des viles promiscuités, se hâtaient vers -la gare voisine, passaient des spirales continues de bicyclistes -échauffés, venus de Versailles ou du bois. Ceux-ci ne s’arrêtaient -un moment devant la stimulante absinthe que pour transsuder à l’aise -sous le maillot et exhiber, en des dialogues semés de mots techniques, -le paupérisme de leur entendement. Et des terrasses dont les cafés -obstruaient la rue jusqu’à la chaussée, montait une rumeur sourde -coupée de strideurs et de vociférations, car des gens discutaient -avec passion, en brandissant des journaux de couleur, sur l’issue du -prochain handicap, ou sur le brio d’un jockey célèbre qui n’avait -pas son pareil pour rafler, chaque réunion, à la pelouse par un -beau coup, deux ou trois mille louis de ses paris. Puis un relent -d’alcool mêlé à une odeur chaude de peau humaine que la moindre brise -rabattait s’éployait sur ces troupeaux frais-tondus. Des individus -s’invectivaient, des femmes que la fièvre des paris avait rendues -particulièrement épileptiques s’agrippaient à la tignasse en se -réclamant des sommes, pendant que les garçons de café, placides, -veillaient seulement à ce que la verrerie ne fût point mise à mal. -Du côté du vieux Suresnes ronronnait le grésillement des fritures, -appuyée au bord de l’eau par la cacophonie des orgues de barbarie et -le piaulement des crins-crins déchaînant des mélodies éperdues. Des -tramways vacarmeux passaient saturés de voyageurs agglutinés les uns -aux autres, durant que le flot des turfistes attardés dégorgés par le -bois coulait impitoyablement. De temps en temps un sergent de ville -ou un mouchard en civil cueillait quelqu’un au bord de la rangée de -chaises et des cris, des menaces s’élevaient de la foule! oui! oui -enlevez-le, c’est un voleur, à l’eau... à l’eau... à mort... Souvent -aussi une noce irréductible, une noce du dimanche, qui se repayait le -lendemain de l’hyménée un tour de bois, une noce que véhiculait une -tapissière à rideaux de calicot rayé s’empêtrait dans les groupes. -Les messieurs de la suite de la mariée, les pommettes turgescentes, -et s’évertuant à tirer sur des cigares éteints empouacrés de salive -grasse, répondaient aux quolibets de la rue en riant très fort et en -se tapant sur les cuisses. Et l’épousée dont des phalanges audacieuses -trituraient les hanches, à chaque cahot de la voiture, tressautait sur -son banc, tout en manifestant sa joie d’aimer selon la loi, par de -larges sourires adressés à la cantonade. Entre cette foule de parieurs -et cette voiturée de gens trop gais, c’était l’éternel antagonisme, la -profonde mésestime de l’amour et du jeu, qui s’avèrent ridicules l’un -et l’autre, et que ne peut cependant pas réconcilier dans un grotesque -identique, la profitable et commune sanction légale. - -Une liesse véhémente, une frairie surexcitée prenait possession de la -petite localité. Des cohortes de couples copieusement absinthés, qui -venaient de requérir l’enthousiasme et l’effervescence des apéritifs, -se déroulaient à la queue leu leu, zigzaguant, s’arrêtant, se parlant -dans le nez, se tirant par les coudes; des coulées de parieurs -aux joues allumées, se traînaient par les deux routes de la gare, -envahissant les raidillons escarpés comme les tentacules projetés par -cette foule aux squames diaprées d’oripeaux et de frusques disparates. -Des guinguettes aux tonnelles crayeuses, sur la porte desquelles -venaient raccrocher des servantes à l’anatomie facilement explorable, -pompaient et engloutissaient le plus gros de ces cohues enragées de -mangeries et d’abondants lichages. On entendait alors les patrons et -leurs aides annoncer pompeusement les commandes,—une gibelotte au -deux—trois litres à seize et une friture à l’as—Et, chaud pour quatre! -pendant que le choc des verres, les rires ferrailleux, le heurt des -assiettes, les cris d’aise, le bruit des embrassades, et le gloussement -aigu des chatouilles, conquéraient l’atmosphère apaisée du soir. Très -avant dans la nuit, la litronnerie et le bâfrage duraient ainsi, se -répétant chaque beau dimanche de courses, sous le relent des vins -populaires, et le fumet des basses nourritures, prolongés en crises -attendries de soupirs et d’éructations, dès la survenue des violonistes -ambulants qui accouraient pour satisfaire au besoin de sentimentalité -consécutif à toute heureuse déglutition. - -Et dans le calme du bois proche et de la Seine endormie, que -pointillaient d’or, de chrome ou de vert, les lucioles des bateaux -amarrés, jusqu’au dernier train, les vociférations des poivrots, les -chansons ordurières, les appels aigus des femmes, les paquets de -clameurs des «sociétés» qui en étaient venues aux mains, perforaient -le silence impuissant à triompher. Des quarterons d’individus, qui -s’étaient cassés le nez à la gare close, passaient même la nuit, -éboulés au fond des fossés, au milieu de débris de nourriture, de -reliefs de dessert, de bouteilles à moitié vides qu’ils avaient -emportés pour manger et boire encore, éperdument, toujours, pendant -l’heure du trajet sur Paris. - -L’antique Suresnes du bord de l’eau, frais et feuillu, au dire des -vieux conteurs, n’existait plus. Le coteau déboisé et morcelé avait été -décortiqué de ses frondaisons; des rails, des fils télégraphiques, -des poteaux noircis et des cheminées d’usines y prospéraient, sans -inquiétude, assurés désormais de l’estime et de la protection des -successives édilités. Sur les hanches de la colline, s’érigeaient -maintenant, à l’exclusion de tout accessoire bucolique, de nombreuses -propriétés où d’anciens mercantis retirés des affaires avaient -introduit leurs digestions pour y vivre en paix dans la haine de -toute esthétique. Des gens profitaient et mouraient là qui, de leur -vie, n’avaient fait une bonne action, ni un bon mot. La profusion -de «Mon Castelet», de «Mon Nid», de «Mon Ermitage», de «Cottage des -Glycines», de «Kiosque des Glaïeuls» était extraordinaire. Même chaque -jour, plusieurs fois, un couple, la femme tonnelesque et le mari tel -un double quintal de viande suiffeuse, menaçant tous deux de défoncer -le ballast de la rue, s’introduisait dans la «Villa des Mésanges». -L’architecture, l’ordonnancement des briques et des moellons sans -pudeur qui consentaient à abriter ces anciennes gloires du comptoir ou -du bureau, suffisait à elle seule pour que l’individu le moins soucieux -de goût ou de beauté, se désespérât incontinent de n’être point venu au -monde atteint de la plus irrémédiable cécité. Il y avait là des maisons -_normandes_, des terrasses _à l’italienne_, des isbas russes et des -castels gothiques, qui expliqueraient à la rigueur les tremblements -de terre et les convulsions d’une planète qui se voit souillée de -pareilles ignominies. Toutes les banlieues immédiates ou les centres -suburbains bien desservis se trouvent, du reste, contaminés de la -sorte par l’irréductible et agressive sottise des enrichis. Mais de -cette horreur, les époques précédentes furent exonérées, semble-t-il, -car, nulle part, on ne retrouve trace de monuments ou de constructions -pouvant subir la comparaison avec un aussi fabuleux délire du gravat -et de la truelle. C’est la rapide accession du petit bourgeois -indécrottable et épateur à l’aisance et à la fortune qui nous a valu -cela et qui ulcère les terroirs avoisinant la grande ville de cette -roséole implacable, de ces syphilides de crépis flambant neufs, de ces -gentilhommières d’ex-bandagistes, de ces wigvams d’épiciers honoraires -ou d’huissiers impénitents. - -—Fichtre, déjà six heures et demie; je vais me faire enlever, se dit -Médéric Boutorgne en consultant sa montre de nickel, et il hâta le -pas après avoir accosté un parieur flanqué d’une femme encolérée, au -chignon de travers, et de trois gosses pleurnicheurs occupés à lécher -avec insistance des tickets multicolores, tout ce qui restait sans -doute de l’argent du père. - -—Est-ce que Bajazet est arrivé, Monsieur, questionna-t-il... - -—En pétant avec 77 kilos, et il rapporte 143 cinquante pour cent sous, -c’était mon idée... Je voulais le jouer en partant, mais je vais vous -dire... j’ai rencontré Mâchiavin qui m’a dit... Écoute... ne te presse -pas. Picksilver, le lad de l’écurie d’Haugias, m’a donné Mocassin... - -—Ma veine! voilà bien ma veine! lamenta Boutorgne en échappant au -quidam qui, pareil à tous ces hallucinés, se préparait à lui faire -entrevoir tous les facteurs de sa malchance et à lui expliquer vingt -fois encore que, hormis telle ou telle surprenante conjoncture, il -aurait ce jour-là violenté victorieusement la fortune. - -—Ah! oui! la voilà bien ma veine! je joue Bajazet juste quand il -se fait battre pour faire monter la cote et il arrive la réunion -suivante... - -Dans la villa de Truphot dont le père Saça, le jardinier, un vieil -homme courbé qui marchait ployé en deux pour avoir, sans doute, -pendant quarante ans, biné des salades et repiqué du céleris, vint lui -ouvrir la porte, le gendelettre fut étonné de l’inaccoutumé silence. A -l’ordinaire, la maison d’été de la vieille s’emplissait continuellement -d’un bruit de vie surexcité car il lui fallait toujours deux ou trois -couples, de préférence hilares, énamourés et jacasseurs. - -—Chez moi, disait-elle, on décamérone et l’on ne s’ennuie jamais. - -Cette fois, tout semblait dormir; nul bruit ne s’élevait de l’intérieur -et le _prosifère_ eut un instant de crainte à l’idée que la Truphot -pouvait ne pas l’avoir attendu. Lui, qui apportait à la veuve l’offre -d’une collaboration à la _Revue Héliotrope_ où elle ferait la critique -d’art, les Salons et les Expositions! Même, il lui avait trouvé un joli -pseudonyme littéraire; elle épaulerait ses articles de cette charmante -signature: Camille de Louveciennes. Certes la vieille allait être -enchantée, ayant toujours désiré exhiber des écritures dans les petits -fascicules à côté. Cela lui rappellerait l’heureux temps où Péladan et -Moréas voulaient bien la magnifier de leur amitié, l’heureux temps où -ils parlaient de créer avec elle une Revue artistique et ésotérique. -Médéric Boutorgne apportait encore autre chose. Ah! cela, par exemple, -c’était du nanan, il venait lui offrir de signer avec lui son prochain -livre, _Eros et Azraël_ dont la charpente était déjà debout. Ainsi, -certes, Siemans serait ravalé à jamais, et la Truphot, emballée par -cette carrière littéraire s’ouvrant subitement à nouveau devant elle, -marcherait jusqu’à la mairie. Il n’y avait pas de raisons d’en douter. -Après, Médéric Boutorgne l’emmènerait dans le Midi et en Italie, pour -un an au moins, afin de laisser passer l’esclandre d’un pareil mariage -non sans avoir, au préalable, procédé à l’éviction du Belge et des -autres. Il propagerait le bruit dans Paris qu’il n’y avait dans leur -hyménée que l’union de deux purs esprits épris d’art; qu’ils n’avaient -fait que se mettre en ménage... intellectuellement, en somme, pour -mieux apparier leurs rêves de pure beauté, désintéressés de toute vile -contingence, ce qui était le mariage des vrais esthètes après tout. -Diable, pourvu qu’elle fût là! Il se sentait, présentement, en un état -de profitable excitation; le lendemain, à coup sûr, il ne ferait point -miroiter les choses avec autant d’éloquence qu’en cette minute. Mais le -sort l’avait toujours desservi. Certainement, le destin allait encore -lui jouer quelque mauvais tour de sa façon! - -Après avoir longé l’étroite courette resserrée entre la façade de la -villa et le petit pavillon délabré servant de logement au concierge -jardinier, courette qui aboutissait à un jardin en contre-bas de -plusieurs mètres, Médéric Boutorgne se désespérait.—Ça y est, se -disait-il, la Truphot a filé sur Paris.. Enfin il poussa une porte -ouvrant de plain-pied sur le pavé capricieux et moussu de la petite -cour, et il se trouva nez à nez avec la veuve..—Ah! le malheureux! -le malheureux! il a ses bottines, clama-t-elle, à sa vue, les bras -dressés, et ses mèches grises encore plus envolées qu’à l’ordinaire -devant le saugrenu que présentait, pour elle, l’équipage de Boutorgne -en ce moment. Celui-ci, en désarroi, considérait ses pieds, ses -escarpins à 12,50; même, il n’était pas loin de leur concéder un -air avantageux.—Mais oui, Amélie, répondait-il d’un air tendre, mes -bottines... qu’est-ce qu’elles ont donc?... La Truphot, appelait la -bonne.—Justine, vite, déchaussez-le; ah! le pauvre, c’est vrai, il ne -sait pas!... Et elle poussa le gendelettre sur une chaise pendant que -la femme de chambre s’acharnait après les boutons. Atterré, Médéric -Boutorgne se laissait faire, non sans mauvaise grâce car il n’était pas -très sûr de l’impeccabilité de ses chaussettes. Dieu fasse qu’un orteil -indiscipliné et malicieux ne se soit pas avisé de tenter une randonnée -au travers d’une des nombreuses reprises conditionnées par sa mère en -ses heures de loisir.—C’est sûrement une épreuve, pensait-il,... les -vieilles femmes ont souvent de ces idées baroques.. celle-ci avant -de m’épouser veut m’évaluer à sa manière... Mais déjà la Truphot -l’entraînait, le tirant par le bras au travers de l’escalier.—Surtout, -pas de bruit, mon petit, disait-elle, montez le plus doucement -possible... le moindre craquement ferait tout rater... Et elle poussa à -demi une porte feutrée d’une épaisse tenture... - -Dans la pénombre de la pièce aux rideaux tirés, donnant sur le jardin, -Médéric Boutorgne aperçut un lit défait dont les draps en désordre -tordus comme des linges mouillés, traînaient sur le tapis, et, dans ce -lit, rougeoyait, congestionnée, la face barbue de brun d’un homme d’une -trentaine d’années, aux joues caves, aux yeux cerclés d’un croissant -violet, qui paraissait délirer en une fièvre violente car il agitait -les bras convulsivement et proférait des phrases sans suite. - -—Ah! la sacrée chauve-souris, hurlait-il... la v’là qui vient sur -moi..., pan... Et la cuisinière qui fait bouillir son thé dans mon -orbite... tenez il sort par mes narines... pas besoin de filtre... j’ai -avalé les feuilles au passage... allez... y sucrez-vous... Mais... -Nom de Dieu... pourquoi a-t-on allumé une lampe à alcool sous mon -crâne... Et puis bon sang de bon sang... le soleil qui se décroche -maintenant... il va tomber sur nous... Ah! malheur comme nous allons -rôtir...—Sauvez-vous, vous autres... Oh là! là! c’qu’on grille... - -Et le malheureux s’était retourné, la face dans l’oreiller, avec -des mousses roses aux lèvres, mordant la toile, et envoyant tout à -coup rouler les draps et les couvertures d’une détente de ses jambes -affolées. Dans la chambre allait et venait un individu embelli d’une -redingote oléagineuse de pion départemental, assez grand, à la membrure -épaisse, d’un extérieur de gratte-papier saumâtre, avantagé des palmes -académiques, qui, le haut-de-forme sur la tête, décrivait de grands -gestes avec les bras, imposait les mains sur la tête du patient, -marmottait des paroles extraordinaires tout en dessinant des signes -cabalistiques et en paraissant implorer des forces inconnues, des -divinités insoupçonnées... - -—Les abascantes de l’investi sont visibles... le primissime Esprit est -là-dessus formel... Il faut décharmer le canterme et par le périapte -vaincre le Démiurge... Les Médioximes seuls pourront lui transmigrer -l’Euthymie... Que les Psychopompes qui prétendent induire son astral en -la transanimation, soient par moi, le Conjurateur, repoussés dans les -dix-neuf modes de l’Inétendu où ils rayonneront dans Séphiroth... - -Il reprit haleine et se précipita sur la Truphot et Médéric Boutorgne -totalement médusé qu’il venait d’apercevoir:—Aidez-moi, cria-t-il, -il faut placer son lit dans l’axe magnétique de la terre ou sans -cela, il va se dissocier dans le Devenir... Ce qui voulait dire, sans -doute, que, sans cette précaution, le malheureux allait trépasser... -Maintenant la veuve et son compagnon s’arc-boutaient à la couche -ravagée... - -—Pas comme cela, reprenait l’homme... l’axe magnétique de la terre est -dans la direction Nord-Sud... Comment, êtres inconsistants et sans -fluidité, n’avez-vous pas encore reçu ce primordial Savoir?... Et il -les chassa tous deux avec des gestes exorcisateurs pendant que, tout -seul, il s’agrippait aux matelas sur lesquels le fiévreux continuait à -trépider et à panteler sans arrêt... - -Dans le corridor, Médéric Boutorgne était vert; il fallut que la -Truphot le menât dans la salle à manger et lui fit avaler coup sur coup -deux verres de raspail pour qu’il reconquît la salive et l’usage de -ses cinq sens. Alors, elle expliqua: le pauvre diable qu’il avait vu -dans le lit était un sculpteur, un ancien ami du temps de M. Truphot, -perdu de vue depuis cinq années environ. Le vendredi de la précédente -semaine, il y avait par conséquent neuf jours, un fiacre était venu -le déposer à sa porte, grelottant déjà la fièvre. Un camarade qui -l’accompagnait l’avait informée que, se sentant malade et désargenté, -le manieur de glaise avait demandé à être conduit chez elle, sachant -combien elle était bonne et assuré d’avance qu’elle ne le laisserait -point aller à l’hôpital. Elle avait déféré et fait conduire le malade -dans sa villa de Suresnes en déléguant pleins pouvoirs à une de ses -bonnes pour faire le nécessaire. Quand elle était arrivée, ce matin -même, elle le croyait hors d’affaire, car la servante n’avait point -écrit, mais il allait, au contraire, de mal en pis, ayant perdu toute -connaissance. Deux médecins requis s’étaient disputés à son chevet, -devant elle. L’un diagnostiquait la typhoïde et parlait de plonger le -malheureux dans des bains glacés, oui, dans des bains glacés, pour le -tuer sûrement; l’autre, un petit maigre, au teint bilieux, aux cheveux -roux, se portait garant qu’on se trouvait en présence d’une appendicite -de la meilleure qualité et qu’il fallait faire l’opération à chaud, -tout de suite, pour se concilier encore quelques chances de salut. -Comme ils commençaient déjà à se traiter d’imbéciles, elle les avait -mis d’accord en les jetant à la porte et mandé Morbus, le docteur ès -ésotérisme, qui seul pouvait le sauver, non pas avec de la vulgaire -thérapeutique mais avec des passes et des incantations. - -Le gendelettre, en effet, ne devait pas l’ignorer, toutes les -maladies étaient de sales tours que vous jouaient les esprits qui se -ribotaient dans l’organisme conquis par eux comme de mauvais drôles -dans une maison cambriolée par surprise. Il suffisait de les chasser -à l’aide des pratiques d’occultisme, ou bien encore en se servant -d’une goétie appropriée et on s’en tirait toujours quand le médium -était assez puissant. Avec Morbus, il n’y avait rien à redouter; le -malin, Astaroth, Baphomet ou les autres n’étaient pas de taille à lui -résister. Dans quarante-huit heures le sculpteur serait debout, car -la radiation magnétique de Morbus était péremptoire. A son entrée -dans la villa, toutes les casseroles de la cuisine étaient entrées en -effervescence et s’étaient mises à s’entrechoquer rageusement. Il avait -fallu les arrimer avec des fils de fer pendant que le piano glapissait -en des lamentations prolongées, au milieu de la déroute des servantes. - -Médéric Boutorgne, à l’audition de cette glose, se sentit sur le point -d’évacuer à nouveau son entendement. Eh bien! la vieille lui promettait -une jolie existence quand ils seraient mariés. N’importe, il n’avait -pas le choix. Il redemanda un troisième verre de raspail et, une minute -après, sous le regard de la veuve qui guettait son impression, il -approuva: - -—Amélie avait eu raison de chasser les médicastres. Partout, la science -humaine fait éclater son impuissance. Seuls l’Invisible, l’Extra-Monde -sont secourables et délèguent, ici-bas, leurs pouvoirs aux initiés, aux -médiums, leurs Vicaires! - -Enchantée, la Truphot, d’une bourrade amicale, le remettait sur pied... -A la bonne heure! - -—Venez encore que je vous montre quelque chose. Avec moi, il faut -toujours s’attendre à l’imprévu.. Vous n’avez pas froid, n’est-ce pas? -Vous pouvez marcher encore un peu sur vos chaussettes? - -Et, le faisant grimper devant elle jusqu’au second étage, elle -s’engagea dans un étroit couloir de service; puis posant le doigt sur -les lèvres pour lui recommander le silence, elle écarta une tapisserie -masquant à l’intérieur une porte dérobée, tout en collant sa main à -plat sur la bouche de Boutorgne pour étouffer d’avance un probable cri -d’étonnement. - -Dans la chambre meublée de pichtpin et tendue de cretonne rose, dans -le lit de milieu, ce n’était plus un moribond qui s’agitait dans les -bonds d’agonie. Non, cette fois, c’était un couple, sans doute apaisé -par les préalables conflagrations épidermiques, qui dormait placidement -enlacé. Médéric Boutorgne roulait de stupéfaction en stupéfaction. -Un moment, il eut l’envie de mettre cette hallucination—car ce ne -pouvait être qu’un phantasme—sur le compte du raspail. Etait-ce -possible?—Parfaitement, répondit d’un plissement du front la Truphot -interrogée d’un cillement d’œil. Oui, il ne se trompait pas. La -comtesse de Fourcamadan dormait avec Sarigue, car le fils des croisés -ayant eu l’imprudence d’amener ce dernier dîner deux fois chez lui, -la comtesse, à la vue d’un amant si fatal, s’était mise à fermenter à -un tel point qu’il avait fallu l’écumer au couteau de chaleur comme -une pouliche de sang. Et, connaissant que rien n’était plus agréable -à la veuve que ces sortes d’aventures, les deux amants étaient venus -requérir l’hospitalité pendant un déplacement de l’époux. Présentement, -la femme du patricien se vautrait couchée en travers de la poitrine -osseuse de Sarigue. Replète et courtaude, sa tête aux cheveux -parcimonieux, aux petits yeux en virgule tapis dans un emmêlement de -frisettes en chèvre de Mongolie, exprimait, dans le sommeil, tout -l’infini des béatitudes. Ses joues de pâleur maladive, en paraffine -scrofuleuse, étaient ocellées de taches rouges, de petites plaques -d’herpès que l’excès du plaisir avait poussées au cramoisi véhément. -Depuis quelques mois, elle suivait un traitement de son cru pour guérir -son acné. Comme elle attribuait une vertu curative à la viande de veau, -chaque soir, au logis conjugal, elle ne manquait pas de s’en appliquer -sur le faciès une livre et demie pour le moins. Quelquefois, dans les -effusions nocturnes, il arrivait que le comte, pris de tendresse et -croyant accoler son épouse, embrassait l’escalope. Et ce n’était pas -le moindre sujet de leurs dissentissements. Mais ce jour-là ses joues -étaient libres de tout emplâtre charnu. - -De nombreuses serviettes, roulées en tampon sur la table-toilette, -témoignaient du bon-vouloir de leur passion. Une odeur pointue, une -touffeur alcaline, l’odeur même des accouplements, traînassait parmi -la pièce. A la percevoir, les narines de la Truphot s’insurgèrent, -frémirent relevées, montrèrent en palpitant le rouge douteux de leurs -muqueuses où profitaient quelques poils gris. Ses yeux se fermèrent à -demi et elle fut obligée de s’appuyer d’une main à la cloison, comme si -elle allait défaillir, spasmée. - -—Hein! mon petit, dit-elle, remise, en désignant du pouce ramené en -arrière la chambre de l’adultère et de l’index tendu la pièce où -se débattait le moribond, ici la Vie; là-bas, la Mort! l’éternelle -antithèse! et chez moi, dans la même minute... Est-ce assez décadence -et XVIII^e siècle?... On ne dira plus maintenant que je ne suis pas -une artiste, bien que je ne sois plus de l’école romane et que j’aie -répudié l’allure inspirée apte à vous faire sacrer telle par les -imbéciles... - -Alors entraînant la veuve dans le jardin où l’effort désespéré de -quelques lilas atteints d’étysie avait abouti à de maigres thyrses dont -les folioles, flétries et dispersées par la brise tiède, tachaient la -terre d’un rose évanescent, sous un petit tilleul ceinturé d’une frange -sanglante de géraniums, Boutorgne, rechaussé, se mit en devoir de lui -placer son boniment. La tête penchée, en une pose d’amoureux élégiaque, -il flûta la chose d’une voix attendrie... - -—Ah! si sa chère Amélie voulait! Comme on serait heureux... pas plus -tard, non, tout de suite... Quelle place on se taillerait à deux dans -la littérature! Déjà... elle pouvait se faire connaître dans la _Revue -héliothrope_... La signature Camille de Louveciennes deviendrait avec -un peu d’effort... une signature bientôt prépondérante parmi celles -de son sexe qui ont conquis leur public... Et puis son livre, _Eros -et Azraël_, qu’ils allaient écrire à deux, quel triomphal succès, -on en pouvait escompter déjà sans trop d’optimisme. Lui y mettrait -son sentiment du paganisme, sa passion, sa fougue, l’humour qui le -spécialisaient au _Napolitain_; elle sa conception originale de la vie, -son alacrité souveraine et sa facilité d’émotion... - -Ils allaient perpétrer un chef-d’œuvre, certainement, le chef-d’œuvre -attendu des foules lasses enfin d’apaiser leur fringale dans le -restaurant à vingt-deux sous de l’esthétique contemporaine... La -Truphot l’avait pris au cou, nouant autour de son faux-col, dans un -bel élan d’enthousiasme, ses deux vieilles mains parcheminées que -boursouflaient les ficelles violâtres de ses veines engorgées... - -—Ah! merci, Médéric, je n’attendais pas moins de votre noble cœur... On -a plaisir à vous aimer... Vous êtes reconnaissant au moins... Oui... -Oui... C’est entendu, mais allons faire de grandes choses... Si je -pouvais être Desbordes-Valmore ou qui sait? une George Sand tardive, -toi alors peut-être serais-tu Musset à ton tour, dis? On a vu des -choses plus inattendues, et entre nous il n’y aurait point de Pagello, -va... Et elle se mit à l’embrasser à pleine bouche en des baisers qui -rendaient un bruit d’ossements, mais dont l’horreur n’arriva point -cependant à tempérer le délire intime de Boutorgne, en lequel une voix -profonde clamait intérieurement: tu touches à la Fortune, ô favori des -dieux! - -Cependant la vieille semblait ne pouvoir encore tenir en place. Elle -rajustait à grand renfort de tapes et de tractions sa jupe et son -corsage, à l’ordinaire pleins d’hostilité et de mésestime l’un pour -l’autre, qui ne pouvaient consentir à la stabilité, et dont la course -à travers les escaliers avait encore outrecuidé la répulsion chronique -qu’ils éprouvaient à se conjoindre. Et voilà qu’à nouveau elle tirait -Boutorgne derrière elle, en le tenant par le bout des doigts.—Venez... -j’ai quelque chose encore à vous montrer... - -Parvenus ainsi à l’extrémité de l’allée principale qui ondoyait, -bordée par des tentatives de végétation avortée, ourlée de maigres -et impubères arbustes, tordus et recroquevillés, n’ayant pas cru -devoir mieux faire, évidemment, que de copier la convexité dorsale -de leur habituel éducateur, le père Saça, le _prosifère_ et la veuve -débouchèrent à quelques mètres d’une tonnelle faite d’un lattis de bois -peint en vert, adossée elle-même à une tente de toile bise. Et de cette -tonnelle, une envolée de rire frais et moqueur montait, emperlant le -silence de ce jardin râpé d’une ondée de notes cristallines... - -—Savez-vous ce qui se passe là? disait la veuve. Eh bien, Modeste -Glaviot est en train de réussir ce que vous avez raté tout -simplement... petit maladroit... Ce soir Madame Honved sera sa -maîtresse... J’ai déjà préparé leur chambre à côté de celle de -Sarigue... Hein? les nuits de Suresnes, quand nous écrirons cela dans -mes mémoires! - -Sans doute, les choses ne devaient pas aller aussi facilement que -le pensait la vieille car, tout à coup, des intonations cassantes, -remplaçant les rires, parvinrent jusqu’à elle et à son actuel gigolo. - -Dans la tente de toile où ils s’étaient glissés à pas feutrés, le -couple savoura nettement ce tronçon de dialogue. Modeste Glaviot -grasseyait de sa voix molle et madame Honved lui donnait la réplique. - -—Je vous assure que je suis un amant très discret, chère madame. Je -n’ai jamais aimé que vous! Avec moi ce serait la sécurité parfaite. -Lorsqu’on a le bonheur d’être remarqué par une femme du monde, la -discrétion, n’est-ce pas? devient une règle morale. Quand bien même, -sachez-le, toute la littérature affirmerait que vous êtes ma maîtresse; -par la plume, par la parole et par les actes, je mettrai la littérature -à la raison. J’irai même plus loin, quand bien même vous crieriez -partout que je suis votre amant, je vous démentirai sans trève ni -repos... - -Et l’on entendit son poing qui heurtait le bois de la charmille en un -geste de matassin. - -Un rire arpégé s’éleva. - -—Eh bien! c’est entendu. Dès que ma nature pervertie m’enjoindra de -goûter à un nègre, vous pouvez être assuré que je vous choisirai la -veille, pour que la transition ne soit pas trop brusque... - -La Truphot et Boutorgne virent alors madame Honved sortir, le torse -redressé, son érugineuse chevelure flambant dans un rais de soleil -comme une coulée d’or roux, la pointe de l’ombrelle dardée en une -défense répulsive vers Modeste Glaviot, contre la poitrine de -l’histrion pâle de colère qui renonça cependant à la poursuivre.. - -Une heure durant le pître avait mis en œuvre toute sa politique et -toute sa stratégie pour circonvenir la femme de l’auteur dramatique. Il -avait peint son amour avec les meilleurs vers de son répertoire, allant -même jusqu’à lui décerner, debout devant elle, deux ou trois de ses -plus déterminants _Merdiloques_. Il lui avait fait entrevoir que son -mari était fini, et que, jolie comme elle l’était, il ne lui fallait -pas s’attarder davantage avec un homme dont l’art était inacceptable. -Madame Honved l’avait laissé s’exténuer dans son discours, paraissant -même l’encourager par des silences ou des rires qu’il avait escomptés -favorablement; puis, selon qu’elle en avait coutume avec tous les -crétins qui l’assaillaient, elle l’avait finalement exécuté sans retour -possible. Maintenant, l’ombrelle rouge sur l’épaule, elle rejoignait la -maison d’une allure lente et placide. - -La Truphot rageait à froid. Médéric Boutorgne, réhabilité par l’échec -de l’autre, se pavanait dans un sourire béat. Hé, hé! il n’y avait -pas que lui qui ratait Madame Honved. Mais comment diable, était elle -venue, seule, à Suresnes? - -Ce que le gendelettre ignorait, c’était la machination de la vieille -pour obtenir ce résultat. Elle avait joué gros jeu, très gros jeu, dans -la certitude que Modeste Glaviot l’emporterait sans difficulté. Honved -s’étant trouvé dans la nécessité d’aller passer deux jours à Bruxelles -pour diriger la mise à la scène d’une de ses pièces, la Truphot, au -courant de la chose, avait fait expédier de cette ville à sa femme une -dépêche fausse—signée de lui Honved—et lui conseillant de se rendre -à Suresnes où elle était invitée et d’y attendre son retour. Le truc -devait bien se dévoiler tout seul, plus tard, mais cela n’aurait plus -la moindre importance puisque Madame Honved serait alors la maîtresse -de Glaviot et que le mari, à la rigueur, ne pouvait rien contre une -vieille femme. Certainement il crierait, mais il lui serait impossible -de se venger d’une façon efficace. Adresser une plainte au Parquet -pour faux? c’était faire éclater son cocuage et ce n’était du reste -pas dans les mœurs de l’auteur dramatique de se plaindre à la police. -Même s’il s’avisait de conter la chose dans Paris, on ne le croirait -pas. Pourquoi la Truphot lui aurait-elle joué des tours aussi noirs -puisqu’elle n’y avait en somme aucun intérêt visible, aucun mobile -discernable? Donc si quelques petits ennuis étaient présumables, ils ne -balanceraient pas sa joie d’avoir enfin détruit la quiétude de Honved -et d’avoir ourdi un collage de plus. Et puis n’était-elle pas belle -joueuse? Si la chose avait été exempte de tout aléa elle n’aurait point -éprouvé, en s’y risquant, la forte émotion de celui qui s’en remet à la -chance du soin de décider. - -Installé maintenant dans un rocking d’osier, les jambes étendues, -Médéric Boutorgne tirait de larges bouffées d’un cigare bagué de rouge -prélevé dans la provision de la vieille et il promenait sur la villa, -le jardin, et tout ce qui l’entourait le sourire protecteur du Monsieur -qui en sera bientôt le propriétaire légitime. On devait dîner dans la -salle à manger ouvrant de plain-pied avec ses trois baies sur la petite -cour, d’où l’on découvrait le bois de Boulogne, les cubes blanchâtres, -le hérissement de la masse imprécise de Paris. Le jour agonisait, les -frondaisons du bois, la masse des taillis qui dentelaient l’horizon -par delà la Seine, se violaçaient, enlevés en crudités sombres par le -ciel frotté de cendre rose, des nuages mauves s’étiraient, indolents -et paresseux, ouatant l’ithyphallique tour Eiffel d’écharpes couleur -d’améthyste, et le soleil sombrait en une hémorrhagie d’or et de rubis, -pendant que la ferveur sereine du soir conquérait lentement les êtres -et les choses. Par la fenêtre de la chambre du typhique des bouffées -de paroles arrivaient. - -—Que ton incorporel résiste à l’attirance du Super-Monde... Les -nitidités astrales ne doivent pas encore aspirer ton entéléchie... Que -l’influx de mon rayonnement diffuse dans ta dolence la luminosité du -pollen cosmique et curateur... - -C’était Morbus qui continuait ses passes et ses exorcismes. La cloche -du dîner sonna comme il descendait enfin, très rouge, remettant en -hâte la redingote qu’il avait enlevée pour gigoter bien à l’aise. Il -ne pouvait pas rester, non, la Truphot lui faisait beaucoup d’honneur -en l’invitant, mais après ces séances, outre qu’il était exténué, il -devait se maintenir à jeun, sous peine de perdre son pouvoir de médium: -car l’émanation occulte qu’il hébergeait ne pouvait entrer en contact -avec de viles nourritures. Un autre jour, il se ferait un plaisir de -revenir. D’ailleurs on pouvait être sans inquiétude, le malade était -sauvé. Et il demanda seulement à la veuve si elle ne possédait pas, par -hasard, un bout de ruban violet, un cordonnet quelconque, car il avait -perdu là haut ses palmes académiques. Un mauvais tour, sans doute, de -quelque esprit plaisantin. La veuve donna un vieux ruban de corset, -et il partit, après avoir refait le nœud de sa rosette, en serrant -les mains de Boutorgne et de Modeste Glaviot qui, venant du jardin, -rapatriait à pas lents sa déconfiture. - -On ne pouvait pas se mettre à table, car la comtesse et Sarigue ne -s’étaient pas encore fait paraître. Puis la cloche du dîner n’avait -pas ramené non plus Siemans qui était allé faire un tour durant -l’après-midi. Il sonna enfin, accompagné de Molaert lui-même, qu’il -amenait dîner, tous deux les bras encombrés d’articles d’escrime, -fleurets, masques, plastrons, gants à crispin, sandales. Ils avaient -même une boîte de pistolets de combat. - -—Demain, dès la première heure, dit Siemans à Boutorgne, nous allons -faire des armes; il faut que Molaert s’entraîne dur et puis quand -il sera sûr de son coup, il giflera en plein café le bonhomme de la -Gougnol qui est cause de tout; alors celui-ci sera bien forcé de -marcher. - -Ce dont il ne se vanta point, c’était d’une scène affreuse dont ils -avaient été victimes près des cafés du pont. Ils s’étaient heurtés -subitement à la femme de Molaert qui avait dû, pour ne pas périr -de faim, utiliser sa maternité en se plaçant comme nourrice dans -une famille bourgeoise. A la vue de son mari elle avait laissé là -l’enfantelet qu’elle poussait dans une petite voiture et s’était -jetée les ongles en avant à la face du Belge. Tout en prenant les -consommateurs des terrasses à témoins, elle l’avait traité de sale -entretenu, de marlou, etc. - -—Si ce n’est pas une indignité, hurlait-elle, moi qui suis d’une bonne -famille, dont le père est commandant de la garde civique à Molenbeck, -je suis obligée de vendre mon lait, pendant que ce cochon, mon mari, -vit aux crochets d’une gaupe... - -Les deux hommes avaient dû fuir sous une averse de huées et devant -l’approche des torgnoles, car la foule avait pris parti pour la femme. -Siemans et Molaert en étaient blêmes encore. - -Comme le couple Sarigue ne descendait toujours pas, la Truphot monta -frapper à leur porte en les traitant de paresseux. Au bout d’un quart -d’heure, on les vit venir, les yeux battus, les joues vernissées par -la salive et les succions d’amour, mais très dignes l’un et l’autre. -Alors une scène inénarrable eut lieu. A leur vue, la veuve entra -en ébullition; une flambée de pourpre irradia sa face parcheminée, -cependant que des frissons secouaient son buste maigre. La tête -penchée en avant, elle avançait et dérobait le cou, cherchant sans -doute à ramener du fond de sa gorge une salive que l’émotion avait -fait disparaître. Et tout à coup, elle se précipita, se rua sur eux, -les flairant, les frôlant avec des délices visibles, leur prenant les -mains, les approchant pour les réunir, après avoir dessiné dans l’air -un geste qui commandait le silence. Alors, debout devant eux elle -se mit à détailler d’une voix volubile quoique chevrotante tous les -défauts du comte de Fourcamadan. Leur sort l’attendrissait, elle, qui -voulait voir tout le monde heureux; elle qui ne pouvait souffrir, près -de soi, le marasme sentimental des gens ayant mal convolé. Et son émoi -était tel que ses phrases s’entrecoupaient d’une abondante larmitation. -Oui, le mari était joueur, coureur et quelque peu aigrefin. Par -surcroît, il avait des maîtresses, toutes les souillons des petits -théâtres montmartrois qu’il entretenait avec l’argent soutiré à sa -belle-mère. Certes, la comtesse qui était jeune ne pouvait consentir à -lier pour toujours sa vie à celle d’un si triste monsieur. Par miracle, -elle avait rencontré Sarigue, un cœur généreux et chevaleresque qui -avait beaucoup souffert, mais que le malheur avait ennobli. Dignes, ils -étaient l’un de l’autre. Et, elle, la Truphot, aurait la consolation -d’avoir coopéré à réparer une monstrueuse iniquité du sort, de leur -avoir donné le bonheur. Oui, leur mère leur avait octroyé la vie sans -savoir; elle les gratifiait du bonheur, ce qui était bien davantage... -Désormais, s’ils n’étaient point des ingrats, ils n’oublieraient pas -sa maison... - -Elle fit une pause, pendant laquelle elle étancha son ruissellement, -puis brusquement questionna: - -—Voulez vous être fiancés par moi? Voulez-vous, devant nous tous, -prendre l’engagement définitif d’être l’un à l’autre jusqu’à la mort, -en attendant que j’aide de tout mon pouvoir au divorce que nous sommes -assurés d’obtenir?... - -La comtesse et Andoche Sarigue, enchantés de leur essai préalable, se -regardèrent. _L’oariste_ entre ces deux futurs époux fut très court. Un -sourire marqua la bonne opinion qu’ils avaient l’un de l’autre et la -haute estime en laquelle ils tenaient leur savoir et leur entraînement -réciproques. Spontanément, lui, d’une voix chaude, et elle, la fiancée, -d’une voix timide, répondirent oui. - -La paranymphe, alors, se dressa sur les pointes, se recueillit un -moment et fit sur leur tête circuler ses bras osseux, en un geste -de bénédiction digne de l’antique. Puis elle leur donna la double -accolade, durant que Boutorgne, Siemans, Modeste Glaviot et Molaert -venaient, à tour de rôle, féliciter les deux amants, que la Truphot -avait promis l’un à l’autre avec non moins de dignité que son mari -pouvait en avoir mis jadis à distribuer l’hyménée légal. - -En ce moment, Justine, la bonne, dépêchée près du malade revint dire -qu’il était très tranquille, apaisé désormais, les paupières closes -et les doigts roulant les draps de son lit, d’un geste machinal et -continuel. - -Le dîner auquel Madame Honved, qui préparait son départ, n’assista -pas, fut morne bien qu’un peloton de bouteilles de crus notoires -constituassent un abreuvoir stimulant. Siemans, seul, était à nouveau -placé devant sa fiole de lait cacheté, car il ne buvait que du lait -pour ne pas abîmer son teint ni la roseur de ses branchies. La veuve et -Modeste Glaviot paraissaient maintenant accablés. Aussi, dans l’espoir -d’écarter l’idée qui pourrait leur venir à l’un et à l’autre d’atténuer -l’amertume de leurs pensées en s’appariant et en couchant ensemble, -Boutorgne déclencha une faconde inaccoutumée. Il donna la réplique -à la comtesse de Fourcamadan que ses dislocations passionnelles -avaient mise en veine, à l’encontre de Sarigue, et qui citait des -calembours de son mari,—la seule chose qu’elle regretterait de lui, -affirmait-elle. Tous deux réhabilitaient le vaudeville que l’Odéon, du -reste, venait de rénover. Mais ils tombèrent d’accord pour honnir le -drame ibsénien. La comtesse énonça qu’elle n’avait jamais pu supporter -la pièce de Bjornston, où «je vous le demande un peu, sept jeunes -femmes viennent affirmer à la queue leu leu qu’elles ont perdu la foi» -et le gendelettre lui donna raison. Il voua «le génie fuligineux du -Nord» à la réprobation des artistes et des gens de goût. Puis tous -deux, par ricochet, se mirent à esquinter Verlaine et à exalter Rostand -et Alfred Capus, deux talents bien français au moins ceux-là, et qui -avaient réalisé ce tour de force de conquérir le public, de lui nouer -les entrailles d’une émotion de bon aloi, en répudiant la langue -française et tout esprit inventif. Boutorgne, aussi, avait trouvé un -solécisme dans Baudelaire et un autre dans Mallarmé. Glorioleux il les -signala. L’auteur des _Fleurs du mal_ avait écrit dans sa préface: -«Quoi qu’il ne _pousse_ ni grands gestes ni grands cris.» Mallarmé dans -les _Fenêtres_ parlait «d’azur bleu». Molaert fut, lui aussi, très -verbeux. Il expliqua que le sort l’ayant uni à une femme sans culture, -à un être fruste, à un «tas quasi informe de vile matière», qui ne -comprenait point l’ascèse des pures intelligences vers les sublimités -mystiques, il avait dû s’en séparer. La Providence, alors, l’avait -fait entrer en conjonction avec Madame Gougnol, un noble esprit, qu’il -avait ramené à Dieu, après lui avoir ouvert les yeux sur les splendeurs -chrétiennes. - -Tous les deux désormais voulaient vivre d’une existence liliale, dans -la contemplation sereine des mystères catholiques, purifiant, rédimant -leurs corps souillés, par la flamme ravageante et délicieuse que -coulerait en leur être la continuelle lecture, la patiente méditation -des textes inspirés. Certes, leurs corps étaient toujours peccables; -ils n’étaient point arrivés à conquérir d’un coup l’abstraction des -basses attirances, mais avant peu, ils n’auraient plus d’autre contact -que les effusions purement spirituelles. Déjà, Madame Gougnol avait -chassé la volupté des rapprochements sexuels: elle n’éprouvait plus -d’autre joie que d’apaiser son ami encore tenaillé, lui, par l’esprit -du mal et les affres de la concupiscence charnelle. Si l’un d’entre eux -avait pu sortir ainsi du cycle scélérat où le Malin tient l’humanité -prisonnière, c’était une preuve manifeste que Dieu veillait et leur -avait conféré la Grâce. Sa guérison à lui n’était qu’une affaire -de temps, et ils entreraient sûrement dans la gloire sereine des -prédestinés. Ce ne serait plus alors que l’embrassement de deux esprits -victorieux, le coït immarcescible des âmes.... Et il citait Ruysbroëke -l’admirable, évoquait sainte Thérèse, Marie d’Agréda, saint Alphonse de -Liguori, Angèle de Foligno. Mais, comme il finissait d’élucider son -ichtyomorphie à l’aide de saint Thomas d’Aquin, la femme de chambre -survint, terrifiée. - -—Madame! madame! il est mort! cria-t-elle, effondrée tout à coup sur -une chaise, dans une crise nerveuse, pendant que des pleurs convulsifs -glougloutaient sur sa grosse face ridée. On courut voir. En effet, le -pauvre diable de typhique était trépassé, et, maintenant, la bouche -crispée, ses paupières ouvertes montrant la sclérotique jaunâtre des -yeux révulsés, il s’agrippait aux draps qu’avait roulés en boudins, -pendant une heure, son tic acharné de moribond. - -Cela jeta un froid. Modeste Glaviot, Sarigue et la comtesse parlaient -de s’en aller et complotaient même leur départ à l’anglaise, d’autant -plus que l’endroit était contaminé et que le coli-bacille devait -pérégriner bien à l’aise dans cette maison sans antisepsie. Cependant -la Truphot fut à la hauteur des circonstances. Elle exigea qu’on la -laissât seule après qu’on eût apporté deux bougies, le rameau de buis -et le grand crucifix de sa chambre. Alors, elle tomba à genoux et -pria longuement, puis quand elle se fut relevée, sanglotante et toute -émérillonnée par les larmes, elle manda Siemans et lui enjoignit de -courir à l’église, de s’adresser à l’abbé Pétrevent, son confesseur, -de le prier de venir et de lui rapporter de l’eau bénite. Elle voulait -que le défunt reçût le sacrement pour n’avoir rien à se reprocher. Car -Dieu est une Entité très formaliste, il exige que les nouveau-nés, pour -être rachetés, soient saupoudrés de sel et traités telle une entrecôte, -et il n’accueille les morts, dans les dortoirs de l’au-delà, que si -ces derniers ont été préalablement assaisonnés d’huile et accommodés -ainsi qu’une escarole. Mais Siemans préféra charger Boutorgne de la -commission, dans la crainte de rencontrer la femme de Molaert qui avait -déclaré «qu’elle saurait bien les retrouver», lorsqu’ils galopaient -tous les deux. Justement, comme le _prosifère_ ouvrait la porte, une -femme exagérément mamelue, coiffée d’un bonnet tuyauté auquel pendait -un grand ruban outre-mer, en tablier blanc à poches que gonflait -l’hypertrophie de deux énormes mouchoirs ayant dû servir dans la -journée à torcher l’enfançon, surgit à l’improviste et irrupta dans la -maison. Elle vociférait avec un fort accent belge.—Où est-il ce sale -maq.... cette ordure qui m’a jetée dehors pour se faire entretenir par -une guenuche... Je veux l’étrangler... _sayes-tu_... Il fallut que la -Truphot, dont la maigre natte grise s’était dénouée dans son émotion et -coulait derrière son dos, à peine plus grosse qu’un lacet de soulier, -lui expliquât qu’il y avait un mort dans la maison, lui promît de -s’occuper d’elle et lui donnât vingt francs pour qu’elle consentît à -s’expédier dans les lointains. - -Toute la maisonnée finit par se réfugier dans le salon, après avoir -décidé que les deux bonnes passeraient la nuit près du mort et le -veilleraient à tour de rôle. La cuisinière devait leur préparer du -café véhément; de plus une demi-bouteille de rhum Saint-James et un -paquet de cigarettes leur seraient attribués, car les bonnes, chez -Madame Truphot, qui n’était pas une bourgeoise selon qu’elle aimait à -le déclarer souvent, avaient le loisir de fumer le pétun comme leur -maîtresse après chacun de ses repas. Mais elles furent en partie -exonérées de cette corvée. Au chevet du décédé elles trouvèrent Madame -Honved qui veillait silencieuse. Malgré tout son désir de quitter -cette sentine, elle n’avait pas cru devoir se dérober devant cet -hommage à la douleur humaine et à la majesté de la mort. - -Le salon, qui attenait à la salle à manger et ouvrait aussi sur le -jardin, était, comme toutes les autres pièces, meublé de vieilleries -et de rogatons d’un bric-à-brac sans discernement. Des guéridons Louis -XVI, pieds-bots et vermiculés, faisaient face à des consoles Louis -Philippe, d’un acajou semé de dartres; des fauteuils pompadour en faux -aubusson alignaient leurs marquises en casaquins, que les mouches -et les mites avaient variolées; un canapé hargneux s’embossait dans -un angle pour mieux travailler la croupe du visiteur de ses pointes -sournoises dissimulées sous une soie enduite de tous les sédiments -humains. Une vieille tapisserie, acquise pour cinq louis à l’Hôtel des -Ventes, devant laquelle, sans doute, des générations et des générations -de hobereaux et de bourgeois avaient flatulé et mis à jour, à la fin -des repas, toute l’imbécillité congénitale dont ils étaient détenteurs, -pendait lamentable, et évacuait sa _scène flamande_, par la multitude -polychrome de ses ficelles désagrégées. Puis c’était un invraisemblable -fouillis d’abat-jour en dentelles huileuses, de lampes dignes de la -préhistoire, un chaos de terres cuites atteintes de maladies de peau, -dont la plastique avait succombé dans les successifs déménagements, qui -se poussaient partout, haut-dressées sur des selles. Et derrière tout -cela, les chiens de Madame Truphot, Moka, Sapho, Spot et Nénette, qui -couchaient dans la pièce, circulaient hypocritement, flairant le pied -des meubles et levant la patte sur les étoffes suppurentes et dans les -coins d’ombre propice. - -On avait fait apporter des liqueurs et des cigares. Ce n’était pas -une raison parce qu’il y avait un mort dans la villa pour faire chacun -une mine qui ne le ressusciterait pas, bien sûr. D’ailleurs, après une -pareille émotion il fallait du montant, un peu d’alcool et le cordial -d’un papotage en commun. Quand la camarde a passé quelque part, les -hommes éprouvent à l’ordinaire un besoin de se rassembler comme pour -mieux se défendre contre l’ennemi commun. Il leur semble qu’ainsi -réunis et surtout en disant des choses profitables sur son compte, -la Mort hésitera de longtemps à choisir l’un d’entre eux. Pourquoi -viendrait-elle les prendre puisque—affirment-ils—ils ne la craignent -pas, au contraire? Ce serait pour elle une piètre victoire d’emporter -une victime que la chose comblerait de joie. En lui décernant des -aménités, ils espèrent confusément la désarmer, car l’infatigable -Raccrocheuse ne peut vraiment pas, sans indiscrétion, se montrer -démunie de toute urbanité avec des êtres qui ont d’elle une opinion si -favorable. Le premier, Molaert, qui avait ouvert dans Paris un cours -spécial où il enseignait à quelques grandes bourgeoises et à cinq ou -six femmes de hauts fonctionnaires de la République le symbolisme des -gestes du prêtre à l’autel, le premier, Molaert fut en mesure d’obéir -à ce sentiment. Il parla d’un ton de voix cafard, qui avérait de façon -formelle qu’il avait dû passer le meilleur de sa jeunesse à surveiller -la blennorrhagie des cierges dans quelque sacristie du Brabant, ou à se -faire épouser dans les jésuitières par les professeurs de chattemites -du pays marollien. La mort, dit-il, est la récompense du croyant, -l’acte le plus probant, par lequel Dieu manifeste sa bonté. Tout a été -dit sur elle par les pères de l’Église et il serait ridicule de vouloir -y ajouter. Cependant son caractère n’est réellement compris que -dans les couvents et les cloîtres où on la salue comme la glorieuse, -la sublime Salvatrice qui libère la créature de ce monde effroyable -et la précipite dans le giron de Dieu. Dans la vie laïque, dans la -Société ouverte, même parmi les plus pieux, elle est encore honnie -et redoutée parce qu’elle tranche les vaines attaches qui unissent -les êtres entre eux. Lui, Molaert, ne craignait pas la mort, non; il -la désirait même comme une récompense à lui dévolue pour avoir vécu -dans la règle parfaite de Jésus. Il ne désirait qu’une chose: qu’elle -attendît quelques mois encore, afin qu’il pût briser tout à fait la -vile enveloppe de sa corporalité, qu’il pût se maintenir dans la pure -extase spirituelle du chrétien, n’escomptant plus d’autre joie que le -commerce perpétuel avec son Créateur. Oui, dans peu de temps il aurait -éliminé pour toujours la basse sensualité que le limon de son origine -avait fait perdurer jusque-là en lui... Cependant, il s’angoissait à -la pensée que le malheureux défunt avait pu mourir en état de péché -mortel... Ces sculpteurs, cela vit toujours avec d’affreux modèles; -cela n’a pas de mœurs et ils ne connaissent Jésus que pour en faire de -honteuses reproductions en plagiant l’académie des individus les plus -déplorables. Au moyen-âge, au moins, la mort subite ou sans confesseur -n’impliquait pas forcément la perte du salut, puisque tout le monde -se confessait, communiait à peu près chaque matin et que les prêtres -veillaient jalousement sur leur troupeau. Ce qu’on pouvait risquer de -pire, c’était le purgatoire, tandis qu’en l’heure présente où l’Église -se trouvait honnie pour vouloir, quand même, dans son abnégation -admirable, sauver les hommes malgré eux; quand elle succombait sous -les coups des Dioclétiens de sous-préfectures, la porte du paradis ne -devait pas s’ouvrir souvent... Ah! non! C’était à frémir... - -—J’étais athée à vingt ans, mais depuis que le bonheur m’a visité, je -ne suis pas loin de croire, dit Médéric Boutorgne, en coulant vers -la Truphot un regard mouillé. Je n’adopte pas tout entier certes, le -_credo_ de Monsieur Molaert, poursuivit-il après un léger arrêt et -en cédant au besoin de faire un calembour avec un mot de Renan qu’il -n’avait pu comprendre, pour moi, Dieu n’est pas, il se fait... comme le -camembert et le livarot..... - -Et il s’esclaffa, se laissant tomber sur une chaise, les paumes battant -les rotules, rendu hilare jusqu’aux larmes par son propre esprit. - -La veuve fronçait le sourcil.—Voyons, il ne serait jamais sérieux, même -dans les minutes les plus graves. Elle n’aimait pas qu’on plaisantât -sur un sujet aussi élevé. - -Modeste Glaviot, debout, une main passée dans l’entournure du gilet, -s’affirma panthéiste et déterministe en même temps. - -—Dieu est dans tout: dans moi, dans vous, dans Madame Truphot, dans la -terre du jardin, dans l’air du ciel et jusque dans l’âme de Nénette -qui dort, là-bas, en jappant dans un rêve. Oui, il était partisan -d’un panthéïsme sans dualité, assez voisin du matérialisme, en -somme, affirmait-il, mais qui avait conservé quand même un brin de -spiritualisme, le rien de sentiment sans lequel on ne peut point vivre. -Pour lui, la Conscience et la Force primordiales qui avaient ordonnancé -l’Univers, s’étaient absorbées, résorbées dans leur œuvre. Attenter à -quoi que ce soit qui existât, c’était faire souffrir cette Conscience, -cette Déité si on voulait la nommer ainsi. - -Donc, si Dieu était dans tout et si tout était en Dieu, on ne mourait -pas. La formule actuelle de la personnalité s’effaçait pour faire -place à une autre formule aussitôt suscitée après la disparition de -la première. Ainsi quand je récite, ajoutait il, quand je dis mon -œuvre, j’emploie, tour à tour, ces deux forces universelles qui sont la -Pensée et le Verbe; j’utilise ces forces qui m’ont élaboré, moi, pour -me déterminer ainsi, selon leur vouloir préconçu, et sans que j’aie -la possibilité de me déterminer autrement. Je ne suis pas libre, en -effet, de n’être point poète et d’agir dans un sens différent. Si je -viens à disparaître, je ne meurs donc pas pour cela; je cesse d’user du -monde dans le sens et le mode où vous m’avez constaté, voilà tout, mais -le monde, l’œuvre universelle continuera à user de moi. Plongé dans -l’immense creuset où se retrempent les Apparences et où bouillonnent -les Causes, j’y puiserai une nouvelle Forme sous laquelle, derechef, -je serai convoqué. Mais je devrai, encore et toujours, œuvrer pour la -Pensée et pour le Verbe, puisque je fais partie du lot de créatures -que ces deux Forces ont choisies et modelées pour arriver à leur but -terminal, pour accomplir leur fin, ici-bas... - -Ce n’était pas très clair, cependant toute l’assemblée approuvait de la -tête. - -—Il ne m’appartient pas de m’effacer, non... acheva-t-il, en envoyant -sa main en l’air, comme pour marquer la grandeur en même temps que -l’effrayante fatalité d’un pareil destin. - -Sarigue, qui devait opiner à son tour, s’exhiba sentimental quoique -païen. La Mort, pour lui également, n’existait pas puisqu’un seul -baiser suffisait à donner la Vie. Il n’y avait que l’agonie de -douloureuse et l’agonie c’était de ne point être aimé. D’ailleurs, il -regrettait l’Olympe favorable aux amours, les dieux du passé, bons -enfants, en somme, que les franches lippées passionnelles mettaient -en joie, les dieux de l’Hellas et de la latinité qui versaient dans -les querelles du traversin, les chichis de l’adultère, les potins de -l’alcove ou du privé, tout comme les hommes... Dans ces temps bénis, on -honorait les amants; on les glorifiait en public; on leur permettait -même de s’égorgiller un peu. La passion ne déférait à aucun code, ne -s’endiguait d’aucune mesure. Le philosophe, sur l’Agora obstrué de -foule, pouvait recouvrir de son manteau deux jeunes êtres accouplés, de -sexe différent ou identique, sans encourir, de la part de l’Héliaste, -le reproche de complicité immorale. Hier, même, il avait lu une fort -jolie chose, qui résumait de façon parfaite l’antiquité amoureuse. Et -il cita sa lecture: Dans la sylve profonde de Délos clamant les gloires -de l’Été, souvent le promeneur, qui errait en se récitant les vers -de Moschus ou de Bion, croyait entendre le pivert frapper plusieurs -fois de son bec acéré l’écorce des bouleaux argentés. Erreur! C’était -l’œgipan qui, avant d’étreindre l’hamadryade, sur le tronc des chênes, -essayait sa jeune vigueur... - -Il recula son siège au milieu d’un murmure flatteur et la comtesse -de Fourcamadan, délirante à la pensée de posséder un tel amant, le -ceintura de ses bras et culbuta sa tête sur son épaule en lui faisant -embrasser tout ce qu’un érésipèle antérieur avait bien voulu lui -laisser de cheveux. - -La Truphot, ensuite, notifia qu’elle était chrétienne et spirite. A -son avis, l’Esprit, décortiqué par la mort de son enveloppe matérielle, -ne pouvait pas consentir à s’éloigner, immédiatement, des lieux et -des êtres qui lui avaient été chers. Les vérités de l’occultisme -s’appuyaient sur le péremptoire des vérités catholiques, pour former -le Tout du Surnaturel. Morbus, en somme, ne faisait qu’apporter des -réalités tangibles aux déductions des théologiens. Le Pape était mal -inspiré qui refusait d’enregistrer le miracle des tables tournantes. Il -y avait là une preuve manifeste de l’existence de Dieu et de la Sainte -Famille, une preuve équivalente au miracle de Lourdes, puisque c’était -une manifestation incontestable de l’Au-Delà. Dieu, qui voulait que les -sceptiques fussent confondus, ne s’opposait pas à ce que _l’Astral_ du -trépassé continuât à séjourner encore quelque peu ici-bas et répondît -à l’appel des initiés... Tout à coup elle se frappa le front d’une -main inspirée. Ah! elle avait une idée. Pourquoi ne profiterait-on pas -de la circonstance qui n’était point susceptible de se renouveler; -oui, pourquoi n’évoquerait-on pas, de suite, l’âme à peine envolée du -sculpteur, qui certes, devait rôder dans les environs? - -Siemans, muet jusque-là, arriva à la rescousse. Il déclara qu’il -possédait une médaille bénite, une médaille sanctifiée par Monseigneur -Potron, lui-même, au triduum des missionnaires, une pièce au profil de -la vierge. Si l’on venait à la jeter sur un guéridon en giration, comme -il l’avait vu faire chez un ami, le dit guéridon se démenait, ruait, -se cabrait aussitôt en un cake-walk désordonné, pour se débarrasser de -l’effigie bénéfique qui horrifiait le Malin, lorsque celui-ci habitait -sournoisement l’acajou ou le poirier noirci du meuble. C’était un -moyen infaillible pour se rendre compte si l’on se trouvait ou non -confronté avec une âme bienheureuse. Il confia aussi, qu’à l’exemple -de l’assistance, la Mort ne lui faisait pas peur. Il l’accueillerait -en brave, en honnête homme qui n’a rien à se reprocher. Il voulait -seulement un grand nombre de cierges et beaucoup de chants à son -enterrement, car la pompe chrétienne était ce qu’il y avait de plus -beau sur la terre et il aimait follement la musique. Dans quelques -années—il avait le temps encore—il commencerait à mettre de l’argent de -côté afin de réaliser un projet caressé. Il voulait doter sa paroisse -_du brassard gratuit_ pour les premiers communiants pauvres. Un capital -d’au moins vingt mille francs était nécessaire pour cette œuvre. Mais -pour en revenir à son trépas, il désirait être enterré au Cimetière -Montmartre, une nécropole bien famée, où il y avait beaucoup de grands -hommes, et où l’on ne rencontrait que des morts _qui se respectent_. -Il aurait bien aimé dormir près du général en bronze couché dans son -manteau, près du général Godefroy Cavaignac qui se tenait dans la -grande allée, à gauche, mais toutes les places étaient prises à ses -côtés. Il avait toujours rêvé, comme monument funéraire, d’une dalle -de granit gris cendré entourée de pensées et de myosotis au printemps, -d’un petit portique grec en ruines où deux déesses éplorées, en drapé -phrygien, soutiendraient un médaillon offert par ses amis, avec son -prénom seul et cette simple inscription: _A Adolphe, tous ceux qui -l’ont aimé_. - -La Truphot menaça d’être emportée, derechef, par un Niagara lacrymal; -elle se tamponna les yeux en gloussant, et cette manifestation -d’attachement ravagea Médéric Boutorgne qui croyait désormais posséder -victorieusement son esprit. Depuis une heure, il cherchait le moyen -de mettre tout le monde dehors pour passer la nuit seul avec elle, ce -qui parachèverait sa conquête. Mais son indigente imagination n’avait -suscité nul expédient. La vieille que l’évocation funèbre de son amant -avait remuée et reportait au mort, larmitait et se lamentait par -saccades. - -—C’est mon bon cœur qui m’a valu cela encore... On a beau dire, c’est -trop stupide à la fin d’être pitoyable... Me voilà maintenant avec un -mort sur les bras... Un cadavre qu’il va falloir faire enterrer. - -Le prosifère dut la consoler pendant que Siemans montait quérir sa -médaille et que l’on préparait la table. - -—Il ne sert à rien de vous désoler, Amélie, lui disait-il. Ne -sommes-nous pas là pour vous assister. Grâce à vous, la science -psychique va faire un pas décisif. Cette mort aura donc eu, en somme, -un côté profitable. - -Les lampes baissées, on avait fait place nette autour de la table, -pour qu’elle ne fût pas gênée dans les cabrioles et l’épilepsie que -Modeste Glaviot transmué en médium allait lui conférer. La veuve, -elle-même, avait désigné l’histrion en se portant garant de sa fluidité -et de son ésotérisme. Molaert, avec une moue d’improbation, s’était -fait disparaître. Il répugnait à l’occultisme qui, ainsi qu’il l’avait -confié à Sarigue, lui apparaissait «comme les sentines, le goguenot -de l’au-delà.» L’horloge de l’église proche égouttait lentement la -dixième heure et, par delà les fenêtres ouvertes, les beuglements des -pochards attardés et les sifflets des trains excoriaient le silence -nocturne. Les lumières qui illuminaient les vitres, dans les maisons -voisines, s’éteignaient une à une. C’était le moment où, ensuite de -la bâfrerie du dimanche, les bourgeois se préparaient à barater leur -épouse ou leur concubine, afin de parachever la liesse hebdomadaire. -Justine avait tiré sur leurs tringles les anneaux grinçants des vieux -rideaux de brocard encuirassés à la base par la poussière et le pissat -des chiens. Tous étaient assis, encerclant le guéridon d’un pourtour -de mines graves et solennelles. La comtesse poussait de petits cris -effarés devant l’imminence des esprits d’outre-monde, et la Truphot -avait reconquis un visage attentif et sapient de vieille sorcière, qui -se pourlèche devant un sabbat attendu. Déjà ils s’étaient rapprochés, -les paumes maintenant à plat sur le bord du guéridon et les yeux fixés -au centre, avec, au fond d’eux-mêmes, comme venait de le commander -Modeste Glaviot, «_l’énergique vouloir que la table tournât_.» - -Mais, subitement, tous tressautèrent, et restèrent les mains -suspendues, immobiles, et pleins d’une indicible terreur. Un à un et à -intervalles réguliers des coups résonnaient dans la cloison. C’était -distinct et net, précis et métallique. Aucun d’eux ne douta que ce fût -l’esprit du mort qui, plein de déférence, manifestait son bon vouloir -à sa façon, avant de venir se domicilier dans la table. Cet imprévu -déroutant, qui n’avait pas été consigné au programme, les glaçait. -Modeste Glaviot eut un redressement de son front penché qui signifiait -nettement: _hein, vous voyez_! Mais Sarigue, compatriote d’Apulée, ne -put se tenir d’aller le premier enregistrer le miracle. Il se leva -et dans l’autre pièce constata la présence de Molaert qui, armé d’un -fleuret, la figure zébrée de rides coléreuses, tirait au mur entre -deux lampes placées par lui sur un meuble.—Coupé-dégagé; je lie en -sixte... et je me fends... proférait-il, rageur... Et il boutonnait la -cloison... - -—Ah! fichtre, vous nous avez fait peur avec votre escrime, dit Sarigue, -au moment même où Madame Honved, dont la valise attendait dans le -corridor, survenait à la porte du salon, pour prendre sèchement congé -de la veuve. Juste en cette minute, deux coups de sonnette, un spondée: -deux appels longs et impératifs, retentirent à la porte d’entrée. La -Truphot s’était dressée toute pâle sous la couperose ordinaire de -son faciès, et le père Saça, le jardinier-concierge, accourait, en -trottinant, prendre des ordres, son dos circonflexe sautillant dans le -noir de la cour. Une inquiétude poignait la veuve. Si c’était le mari? -Après une seconde d’indécision, elle se décida pourtant à accompagner -le vieil homme pour parlementer à travers la porte et n’ouvrir qu’à bon -escient. Les spondées et les dactyles de la sonnette avaient repris -et, maintenant, c’était un carillon endiablé qui menaçait de ne point -s’apaiser et déchaînait l’émoi de tous les chiens d’alentour. Seuls, -ceux de la vieille, en bonne chiennerie scabreuse, s’étaient tapis sous -les meubles pour y cacher leurs affres et y évacuer les liquides de -l’effroi. Dans le salon, Médéric Boutorgne, le couple Sarigue, Siemans, -qui venait de redescendre avec sa médaille, et Modeste Glaviot, la -main en l’air, encore dans l’attitude injonctive propre à commander la -sarabande du meuble possédé, se frottaient les uns contre les autres, -travaillés eux aussi d’un malaise inexplicable. Enfin la veuve, accotée -à l’huis, s’était mise à faire jouer le petit judas encastré dans le -panneau et elle interrogeait. - -—Qui est là, à pareille heure? - -—Moi, Jacques Roumachol, que vous connaissez bien, Madame Truphot. -Ouvrez-moi vite; je viens pour une affaire importante et j’avais peur -que vous ne fussiez déjà couchée. - -La vieille, en effet, connaissait ce Roumachol, un peintre qui avait -dîné quelquefois chez elle, il y avait déjà plusieurs années, mais elle -restait inquiète quand même, ne se hâtant pas de faire jouer la serrure. - -—Êtes-vous seul, bien seul? ajouta-t-elle. - -Un rire s’éleva derrière la lourde porte. - -—Non, mais croyez-vous que je suis accompagné d’un escadron de -cavalerie, comme le _Petit-Père_ ou le Schah de Perse en vadrouille. - -La vieille, rassurée par cette gouaille d’atelier, se décidait enfin -à ouvrir. Elle tournait elle-même la clef. Alors, on vit une chose -inattendue. Le père Saça fut soudain enlevé de terre comme s’il avait -servi de projectile à quelque invisible catapulte, et son corps, qui -se ployait aux reins, tournoya ainsi qu’un gigantesque _boomerang_, -vira tel un de ces énormes morceaux de bois convexe qui servent aux -aborigènes de l’Australie à chasser le Kanguroo. Il vint s’abattre avec -un bruit crissant de feuillages écrasés au beau milieu d’une touffe de -lilas, où il se mit à geindre éperdument. - -—C’est lui! C’est lui, hurlait la Truphot, hispide, déchevelée, en se -sauvant, les bras au ciel. - -Comme elle le laissait entendre, c’était Honved qui, accompagné de -Jacques Roumachol, son ami, emmené par lui dans le but unique de -se faire ouvrir la porte, fonçait, tel un taureau échappé, et le -revolver à la main par surcroît. Il paraissait exaspéré, hors de lui, -vociférant d’effroyables choses, et son compagnon se pendait à son -bras, s’efforçant de lui arracher l’arme qui, d’un instant à l’autre, -pouvait produire un irréparable malheur. - -—Ma femme! Ma femme! toute seule dans ce mauvais lieu.... Ma femme -tombée dans un prostibule!... - -Rentré à Paris, vingt-quatre heures plus tôt qu’il ne le pensait au -départ, il avait trouvé au logis un mot de Madame Honved, épinglé à -la dépêche apocryphe, et lui expliquant qu’elle se rendait à Suresnes -selon ses conseils. Sans perdre une minute, devinant le traquenard, -il était allé chercher Roumachol, pour forcer par subterfuge—car sans -cela on l’aurait laissé dehors—la villa de la vieille et reconquérir -sa femme, coûte que coûte. Près de la porte entr’ouverte du salon, il -s’était enfin saisi de la Truphot, et il la secouait comme un prunier. - -—Où est-elle? dites-le tout de suite si vous ne voulez pas que je -vous étrangle. Et il lui fouaillait le visage de sauvages épithètes: -Misérable, vous vouliez la donner à votre amant, à votre Belge saumoné -pour mieux le river à vos sales jupons d’entremetteuse bourgeoise et de -brehaigne frénétique... - -Il se méprenait cependant sur les mobiles de la vieille, car si -celle-ci faisait du proxénétisme par amour de l’art, elle était -innocente du comportement trivial qu’il lui imputait et qui consiste -à s’adjoindre des aides. Elle s’estimait, bien au contraire, et pour -longtemps encore, apte à faire le nécessaire et même à distancer qui -que ce fût sur les couettes d’amour. - -Mais déjà, Madame Honved était dans ses bras et ils s’étreignaient -farouchement, cette dernière l’apaisant d’un coup par cette seule -protestation. - -—Est-ce donc que tu n’avais plus foi en moi pour verser dans un émoi -pareil? - -Siemans, Boutorgne, Glaviot, Molaert et le couple Sarigue, tous les -animalcules de la putréfaction, tous les protozoaires du croupissement, -avaient disparu, s’étaient obnubilés comme par miracle. Un instant, -sous la lumière fadasse de la lune qui s’était dégagée, on put voir -l’auteur de _Julius Pelican_ faire des efforts désespérés pour -hisser _l’ichtyomorphe_ de la Truphot pardessus le chaperon du mur. -Un jupon rose traînait sur une plate-bande pelée, que la comtesse -avait dû perdre dans sa fuite, puis un bruit de verre brisé et des -jurons s’entendaient chez le maraîcher voisin, émanant du grimacier -montmartrois, qui pataugeait et s’empêtrait, dans sa fuite, parmi -les châssis de salades, les cloches à cucurbites, où il s’était -imprudemment jeté en risquant les crocs du molosse ou les coups de -fusil du propriétaire. Les chiens Moka, Spot, Nénette et Sapho, ayant -enfin retrouvé l’usage de leur vaillantise, aboyaient à l’unisson, -vitupéraient furieusement Honved qui avait attiré sa femme dans le -salon et, près de la table, où l’esprit du mort, privé de l’adjuvant de -Modeste Glaviot, n’avait pu s’insinuer, sanglotait de joie, laissant -tomber sur ses mains les gouttes chaudes de ses larmes, rien qu’à -les retrouver intacte parmi ce lupanar non autorisé. Cette scène eut -même le don d’attendrir la veuve, car les spectacles de tendresse ou -de passion vécue précipitaient toujours, jusqu’au déluge, l’activité -de ses sécrétions intimes. Bien qu’elle eût tout intérêt à ne pas -s’exhiber d’aussi près et à laisser le peintre, Honved et sa femme -quitter en paix la maison, elle n’y put résister. - -—Vous l’aimez donc? questionna-t-elle d’une voix passionnée, d’un -timbre ravagé, où pantelait toute son âme de vieille amoureuse. Puis -comme Honved ne lui répondait pas et se contentait de botter Nénette et -Sapho qui s’étaient approchées trop près de ses chausses, elle pointa -autour d’elle un coup d’œil circulaire, aperçut les deux bonnes qui -avaient quitté la veillée du mort pour ne rien perdre de l’esclandre, -la cuisinière accourue elle aussi tout en torchant une casserole, et -elle se précipita sur leur sein, à tour de rôle, hululant contre leurs -joues, faisant dodeliner sa tête caduque, dans l’envol des mèches -grises, des épaules de l’une aux épaules de l’autre. - -—Ah! mon Dieu, si j’avais su! Ce n’est pas ce qu’on croit! Je suis une -honnête femme. On m’a diffamée, insultée!... - -Roumachol lui-même ne put l’éviter: avant qu’il ne se fût mis en garde, -elle était dans ses bras. - -—Si on peut me traiter ainsi, mon seul tort est d’avoir voulu inviter -Madame Honved, malgré tout. Je l’aime comme ma fille... Je l’aurais -défendue comme mon enfant... - -Quand le peintre fut hors de son étreinte, se secouant, luttant contre -la nausée que lui avait value cette embrassade, la Truphot chercha -des yeux quelqu’un encore sur le cou de qui elle pourrait tomber. -Chacun, hélas! hormis l’auteur dramatique et sa femme, avait reçu -son lot d’étreintes désolées, et en cette circonstance, les cinq -cents poitrines d’un bataillon d’infanterie en front de bandière, sur -lesquelles elle aurait ruisselé successivement, n’eussent point apaisé -l’accablement attendri de la veuve. Les yeux obscurcis de larmes, n’y -voyant plus très clair, elle se lança en avant, plongea des épaules, -se préparant, dans son deuil effréné, à accoler une des colonnes de -fonte soutenant, à la porte du salon, la plafonnée du vestibule et -que la cécité de son affliction lui faisait prendre sans doute pour -une personne humaine. La femme de chambre dut se précipiter et la -retenir juste comme elle allait s’arracher les joues contre le métal -sans aménité. Elle revint alors délirante vers Honved et sa femme qui, -amusés tous deux de la scène, riaient maintenant. - -—Je vous en prie, mes chers amis, ne nous quittons point en ennemis... -Je vous adjure, je vous objurgue, ne me gardez pas rancune.... - -Certainement elle allait les investir quand Roumachol arrêta son élan -en lui tendant une glace de poche, et en lui conseillant de s’expédier -dans le jardin où elle pourrait se donner un coup de peigne au clair de -lune... elle en avait besoin. - -La sortie de Honved, de sa femme et du peintre s’effectua entre quatre -gendarmes, muets et bien alignés, que Siemans et Boutorgne étaient -allés quérir en leur conseillant de se placer à la porte d’entrée, et -qui vinrent, comme il est décent, protéger la morale et la propriété -représentées par la veuve et sa trôlée d’entretenus. Cependant ils -ne se décidèrent pas à verbaliser ou à arrêter les envahisseurs, -malgré toute l’éloquence et l’impeccable argumentation usagées par le -gendelettre pour obtenir ce profitable résultat. - -Siemans ayant fait son devoir et confié à la maréchaussée le soin de -veiller sur la sécurité de la Truphot se sentit sans entrain pour -rejoindre la villa. Il déclara que d’importantes affaires l’appelaient -à Paris pour le lendemain; il lui fallait s’entendre avec l’architecte, -donner des congés, signer des engagements de locations, car il gérait -les immeubles de la veuve; d’autre part Honved et Roumachol pourraient -revenir, et il était trop pacifique pour endurer deux fois la vue des -armes à feu, bref il préférait rentrer à Paris par le dernier train. -Et il prit délibérément le bras de Boutorgne, pour le mener lui aussi -à la gare. Mais celui-ci se démena; il argua à son tour qu’il avait -laissé son manuscrit dans la maison, le manuscrit d’_Eros et Azraël_ -pour lequel il devait signer un traité avec le plus gros éditeur de -Paris. Il lui fallait, de toute force, reconquérir le précieux papier. -Ils se retrouveraient sur les deux heures de l’après-midi au café -de la Rotonde, car il ne voulait pas le faire attendre. Siemans eut -un rire équivoque, tapa sur le ventre du camarade en l’appelant... -sacré viveur.. et lui souhaita bonne nuit, de l’air bien tranquille -d’un Monsieur dont la situation est inexpugnable et contre qui on se -démène bien vainement. Puis il entra prendre son billet pendant que -le prosifère dégringolait à toutes jambes la sente chantournée et -rocailleuse qu’ils avaient ascensionnée pour arriver à la station du -Haut-Suresnes. - -Dix minutes après, il était de retour près de la veuve qu’il trouva -rassérénée, assise devant une bouteille de fine et occupée à griller -des cigarettes. La Prévôté était partie; la porte se trouvait libre -de baudriers jaunes. Les bonnes avaient abandonné définitivement la -chambre du mort et tenaient compagnie à Madame. Le père Saça, vautré -sur le canapé, se faisait frictionner à l’arnica par la cuisinière, -déclarait qu’il souffrait de lésions internes et qu’il était estropié -pour le restant de ses jours, bien sûr. Il jura qu’il intenterait un -procès à Honved et que Madame Truphot servirait de témoin, mais la -vieille ayant protesté qu’elle ne voulait pas d’esclandre, il parla -alors d’un viager qu’on devrait lui faire et, comme il finissait -d’ingurgiter un grog, il poussa de grands cris ininterrompus, -exigeant qu’on fît venir un prêtre, car ses douleurs augmentaient... -Certainement il ne passerait pas la nuit... La cuisinière affirmait -qu’elle avait vu rôder des fantômes dans le jardin, qu’un esprit -depuis une heure s’acharnait à lui donner des coups de pied dans -l’estomac, qu’elle avait les sangs tournés, et que le saisissement -allait la rendre hydropique. Tous ses gages désormais devraient passer -en médicaments, certes elle aimait bien Madame, mais le service de -Madame était trop difficile avec des événements pareils. Elle entrerait -le lendemain à l’hôpital, après avoir fait constater son état; son -dévouement ne pouvait aller jusqu’à mourir de gaieté de cœur pour -Madame. Boutorgne, que les incidents avaient servi, car il restait -maître du champ de bataille dont la veuve était le trophée, Boutorgne -victorieux de tous ses rivaux qui, pour la seconde fois, allait dormir -avec la vieille et profiter de la récidive pour sceller, sans doute, -leur union de définitifs serments, fut obligé de fuir avec elle devant -les piaillements ancillaires servant de prélude à leurs félicités -nocturnes. - -—J’ai l’foie décroché, j’ai pour l’moins attrapé une bonne hernie -étranglée... j’sens déjà mes boyaux couler sur mes cuisses! J’veux -ma suffisance, ma goutte et mon tabac pour l’restant d’mes jours, -lamentait le père Saça. - -—Qu’est c’qui m’gagnera mon pain quand je vas me gonfler d’eau comme -un cuvier à lessive, et que j’suis condamnée à tomber un beau jour en -_cacalepsie_, sur mes fourneaux, à la suite des souleurs de c’soir... -Faut qu’elle assure ma vieillesse, appuyait la cuisinière. - -—C’est elle qu’a fait mourir l’beau jeune homme, ce pauvre sculpteur -d’en haut pour en hériter, surajoutaient Justine et Rose, l’autre -bonne, en coulant leurs menaces dans la cage de l’escalier. - -Dans les bras de la vieille, pour qu’elle goûtât en toute béatitude -les voluptés que propulsaient sa voltige amoureuse, le prosifère dut -se porter garant qu’avec seulement deux billets de cinq louis, il -apaiserait, le lendemain, la sédition de toute cette racaille. - - - - -VI - - -La couche de la Truphot et ses tumultueuses délices retinrent très -tard le gendelettre à Suresnes. Comme il l’avait promis, il réfréna -pour presque rien l’insurrection des bonnes fédérées en une intention -commune de chantage. Le préposé au sécateur fut plus difficile à -réduire, lui. Couché et circonscrit par une multitude de pots de -tisanes, strapassé de sinapismes et constellé de ventouses, il ne -répondait au _prosifère_ que par des gémissements taraudants, des -glapissements prolongés. Sa femme, pour lui, maniait l’éloquence -émolliente: le vieux était déjà perclus de rhumatismes, une pareille -secousse allait le confiner pour toujours sur le fauteuil des -paralytiques... Avec des soins, surtout avec de l’argent pour faire -une saison dans le Midi, peut-être, cependant, à la rigueur, s’en -remettrait-il... Et puis, si on voulait bien lui donner une place de -concierge dans un des immeubles de Madame Truphot, à Paris... Là il y -avait les étrennes et il n’aurait plus besoin, tous les matins, dès -cinq heures en été et sept heures en hiver, de vaguer dans la rosée. -La nécessité d’un second matelas à son lit se faisait sentir aussi; -d’un autre côté, il avait une _ardoise_, une dette de 65 francs, à -l’_Espérance_: la déveine tenace de tout un hiver à la manille. Médéric -Boutorgne promit qu’on examinerait sérieusement la situation du vieux, -à condition pourtant qu’il se tînt coi et ne soufflât mot de ce qui -s’était passé dans la maison. - -Parti vers 4 heures et demie, le gendelettre rata Siemans au café de -la Rotonde. Il s’était commandé un bock et, énervé, avait filé dès que -l’orchestre de tsiganes, s’éveillant pour l’apéritif, avait _suppuré_ -sa première valse. Il savait où rejoindre son rival. Il n’avait qu’à se -rendre sur les six heures rue des Écoles devant les boîtes à loyers; il -était sûr d’y trouver le Brabançon qui, pour rien au monde, n’aurait -manqué de faire là, par les après-midi conciliants, une heure de -footing, inspectant les façades, le jambon rose de sa face tout épanoui -à la certitude de posséder cela un jour. Médéric Boutorgne se croyait -autorisé à penser, d’ores et déjà, que, peut-être, Siemans spéculait un -peu à la légère. A qui reviendraient les maisons? En l’état actuel des -choses, cela ne pouvait faire doute. - - Siemans, le bien laité, aux nageoires sagaces, - Siemans, l’ichtyomorphe, jadis pauvre alevin, - De sa belge laitance accourue de Louvain, - Humectait la Truphot aux soixante ans salaces. - -Comme avait écrit un confrère. Eh bien! Siemans humectait désormais -sans profit, car l’ocarina du sire ne pouvait rivaliser avec sa prose, -à lui Boutorgne, qui donnerait, un jour, lustre et notoriété à la -veuve. Cet imbécile avait laissé investir sa vieille maîtresse et, -quand elle serait défunte, il n’encombrerait guère les guichets du fisc -pour y verser des droits de succession, bien sûr. - -Il était six heures un quart quand le gendelettre arriva devant les -maisons convoitées. L’ocariniste ne s’y trouvait point. Longtemps, à -son tour, il se promena devant les façades odieusement rectilignes, -devant les balcons soutenus par des cariatides aux gorges déplorables, -dont la plastique consolerait celles des malheureuses qui, dans les -maisons Tellier sous-préfecturales, dispensent la volupté coupable aux -notaires anacréontiques; longtemps il croisa devant les porches béants, -qui semblent être des entrées de tunnel, où des nymphes lampadophores, -en drapé grec, s’épucent dans leur péplum en simili-antique. Plus -longuement encore il savoura l’architecture néo-béotienne de ces -immeubles impressionnants—les plus beaux de la rue—qui, un jour, -seraient à lui. - -—Voyons deux appartements au premier cela faisait huit mille; également -8.000 au second, puis 7.000 dans les deux autres étages: le cinquième -et le sixième évalués pour autant ensemble cela faisait un total de -37.000, mettons 35 qui, multipliés par 3, fournissaient un total de -plus de 100 mille livres de rentes, 85 mille net, au bas mot. La -Truphot en détenait pour le moins l’équivalent en biens-meubles. -Fichtre, c’était une jolie affaire! Et il sentit aussitôt une chaleur -d’enthousiasme serpenter de ses talons à l’occiput. Il redressa sa -petite taille, enfonça les mains dans les poches de son pantalon et, -commisérateur, toisa les vagues passants. Cependant Siemans ne se -montrait toujours point, et comme il guettait déjà le tramway qui, en -désespoir de cause, devait le ramener à la gare Saint-Lazare, car il -avait promis de retourner le soir à Suresnes, il vit enfin le Belge -déboucher tout à coup de la voûte de la seconde bâtisse. Celui-ci, très -animé, discutait avec la concierge et, les joues cramoisies, ponctuait -son discours des saccades violentes de ses gros bras. Quand Boutorgne -l’eût rejoint, il débonda sa colère. - -—Cette bougresse de concierge ne refusait-elle pas de laisser marquer -le gaz dont elle avait besoin pour son éclairage et sa cuisine au -compteur de l’immeuble, de telle façon que lui, Siemans, pût, en -lui faisant payer plus que sa consommation normale, se rattraper un -peu sur les dépenses exorbitantes de luminaire que nécessitait la -maison.—Une idée réellement _lumineuse_ qu’il avait eue. Et puis, -fichtre de fichtre! si des choses pareilles étaient permises dans -une maison honnête! Ne venait-il pas d’apprendre que deux des plus -anciens locataires, des locataires de sept années n’étaient pas -mariés, vivaient en concubinage. Ah! il allait te les flanquer à la -porte et rondement encore. Justement il les quittait, il sortait de -leur parler, de leur demander comment ils avaient eu le culot de -venir abriter chez lui leur dévergondage au risque de faire déménager -tous les riches voisins, parmi lesquels il y avait un conseiller à -la Cour, un professeur à Stanislas et un vicaire de Saint-Sulpice. -Ceux-là payaient trois mille cinq de loyer, et ils étaient en droit, -pour ce prix, d’exiger que l’immeuble fût convenablement habité et que -les voisins menassent une vie régulière et moralisatrice. Comme cela -tombait! Le conseiller à la Cour avait une grande fille qui allait -prendre le voile. S’il venait à connaître la chose, il pourrait avec -les autres lui faire un procès en résiliation. C’était son droit. Mais -le plus drôle était qu’un des concubins—l’homme—n’avait pas voulu s’en -aller à l’amiable, le menaçant de le jeter dehors, disant que cela ne -le regardait pas, qu’il payait régulièrement son terme et qu’il était -chez lui... Ah! oui, il était chez lui, mais pas pour longtemps. Il -courait de ce pas jusqu’aux plus prochains panonceaux; il lui ferait -donner congé par huissier. Eh! allez donc, ouste! - -Médéric Boutorgne, comme toujours, approuva. Ce n’était pas une raison -parce qu’on était au quartier latin pour vivre comme des pourceaux -sans sacrement ni contrat. Et tous deux, alors, se dirigèrent vers -l’huissier, vers l’usine à protêts, vers le fabricant de saisies qui -assistait la Truphot, en ses habituelles procédures, et, en bonne hyène -nécrophage, prenait le vent à son ordre sur le deuil et la misère. - -Mais, auparavant, Siemans saisit le bras du gendelettre, lui fit -traverser la chaussée, le planta sur le trottoir d’en face et d’un -geste large embrassa les immeubles de sa vieille maîtresse. Son œil -béat parcourut la ligne des trois façades, digéra voluptueusement la -niaise prétention de ces garennes à bourgeois, pareilles à toutes -celles, hélas! dont s’enlaidit la ville depuis dix ans. - -—Hein! quelle fortune... Dire que si elle m’avait écouté, avec un peu -d’économie, elle en posséderait le double à l’heure actuelle! - -A se frotter ainsi à la richesse de la veuve, à négocier et à -administrer pour elle, les deux drôles se trouvèrent investis d’une -audace incroyable. - -Chacun, in petto, pensait que de tout cet argent il serait le légataire -en un avenir prochain et ils acquéraient la confiance en soi, le -contentement épanoui du gros bourgeois qui se sent une puissance -sociale avec laquelle il n’y a pas à barguigner. - -En sortant du mouillage paludéen où, suscité par la Loi pour escorter -et surveiller l’esquif des riches, avaler les plus pitoyables épaves -et dépecer les moribonds et les cadavres qu’on lui jette en pâture, -l’huissier, le squale sans entrailles, présidait aux ébats de ses -clercs, scombres de moindre importance et très souvent affamés, qui, -eux, évoluaient parmi les bancs de paperasses et la mer des Sargasses -des dossiers calamiteux; en sortant de ce mouillage méphytique, -Boutorgne et Siemans, après avoir un instant tenu conseil, se -mobilisèrent vers la Préfecture de Police. - -Il s’agissait de savoir si un individu quel qu’il fût, se réclamant -de n’importe quel mobile, fût-il vingt fois péremptoire et autant de -fois légitime, avait le droit de venir faire du chichi, la nuit, et -les armes à la main, chez une personne de la notoriété, de la richesse -et du reluisant de Madame Truphot, veuve d’un maire de la rive gauche -par surcroît. Celle-ci avait beau ne point vouloir de scandale, il -n’en allait pas moins, si l’on se résignait au silence, de la dignité -de tous ses commensaux, qui se trouvaient du même coup déshonorés. -En utilisant, la veille, la rapidité de translation du zèbre et la -fugacité des étoiles filantes, ils avaient cru la mieux servir qu’en -versant dans un déplorable pugilat avec l’envahisseur. Donc on allait -voir. S’ils avaient peu de propension à affronter les calottes, ils -étaient des gens avisés à qui le dernier mot devait rester, puisqu’ils -avaient répudié le rôle de pourfendeur pour se réclamer judicieusement, -le lendemain, à tête reposée, de l’indiscutable légalité. Deux juges -d’instruction, à qui fut passé un carton leur notifiant qu’on venait -de la part de Madame Truphot, rentière et femme de lettres, et qu’on -se réclamait de la mémoire de défunt le mari, ex-maire, ex-conseiller -général de la Seine, se montrèrent dubitatifs et expectants, quoique -animés de la meilleure volonté à leur adresse. La violation de domicile -n’était pas très caractérisée. Honved, après tout, avait seulement -usé de ruse pour pénétrer dans une maison où il avait fréquenté -précédemment. - -Il y avait bien le délit de port d’arme prohibée, mais aucun -procès-verbal—au dire de ces Messieurs—n’avait été dressé. Bref, -le parquet, en tout cas, ne pouvait rien faire avant d’être saisi -d’une plainte régulière et encore cela regardait il le procureur de -Versailles. Déconfits, les deux compères squameux retraversaient -déjà mélancoliquement la Cour de Mai, et s’apprêtaient à franchir la -grille dorée, lorsque, tout à coup, Boutorgne se frappant le front -eut une idée: si on allait dénoncer Honved au Préfet de Police, comme -ayant, le revolver au poing, enlevé de force sa malheureuse femme qui, -lasse d’être maltraitée par lui, l’avait précédemment abandonnée, et -avait trouvé asile dans une maison amie où on l’entourait de soins et -d’égards? Insidieusement, on ajouterait que l’auteur dramatique était -bien capable de s’être porté sur sa conjointe aux pires déterminations, -qu’il avait quitté Suresnes en proférant des menaces de mort à son -encontre et qu’il n’y aurait rien d’extraordinaire, étant d’ailleurs -anarchiste et avec un tempérament comme le sien, à ce qu’il l’eût tuée -à l’heure présente. Ils affirmeraient que, depuis la veille, personne -n’avait rencontré Madame Honved, que l’appartement était clos, les -persiennes fermées, et, comme inquiets de l’issue de cette aventure, -tous deux s’étaient présentés chez lui vers midi, ils n’avaient pas -reçu de réponse: Honved, depuis qu’il était rentré n’ouvrant à -personne, au dire de la concierge. Ils ajouteraient cauteleusement -qu’un souci d’humanité les guidait seul dans cette démarche, et que -leur plus vif désir était de voir éviter un malheur, un drame que la -police pourrait prévenir, s’il en était temps encore, en surveillant -ce triste individu. La chose n’aurait aucune suite, mais l’enquête -de police embêterait toujours Honved. D’ailleurs après avoir reçu la -visite des inspecteurs il lui faudrait déménager, car quiconque a été -l’objet d’une enquête du Parquet est un homme capable de tout, d’après -la mentalité contemporaine. Les voisins le lui feraient bien voir. -Siemans, enthousiasmé par l’ingéniosité de son compagnon, ne crut -pas pouvoir lui marquer son admiration de façon plus probante qu’en -lui décochant, en toute aménité, un coup de poing qui faillit lui -luxer la clavicule. D’ailleurs, toutes les portes s’ouvraient devant -le Belge qui, dans l’endroit, paraissait jouir d’une considération -spéciale. Beaucoup de messieurs à mine torve, assis sur les banquettes -d’antichambre, se levaient à son passage et le saluaient avec -courtoisie. C’est en paonnant qu’ils doublèrent la ligne redoutable des -huissiers, pour eux pleins de condescendance, et qu’en moins de dix -minutes ils furent autorisés à embellir de leur personne le Cabinet -de Monsieur Lépine, _l’homme de la Bourse du Travail_, comme Monsieur -Thiers est l’homme de la rue Transnonain. - -Une heure après, ils s’éployaient à la terrasse du café du Palais. -Médéric Boutorgne avait racolé dans le lieu deux jeunes avocats chargés -par lui, à l’avance, de défendre les intérêts de la veuve. Ceux-ci, -saturés de respect, l’écoutaient parler d’une violation de domicile -commise, à main-armée, la nuit, par un anarchiste. Et ils ouvraient -d’énormes serviettes desquelles ils extrayaient, pour les brandir -sous le nez du _prosifère_, une invraisemblable quantité de lettres -élogieuses, à eux adressées par des clients dont ils avaient fait -triompher la cause, à ce qu’il en paraissait. - -—Le frère Prépucien, de la doctrine chrétienne, était convaincu de -dix-sept attentats à la pudeur, parfaitement caractérisés. Je plaide la -cause à Lorient. Acquitté..... - -—Bellencontre, l’administrateur du journal socialiste, _L’Eau du -Jourdain_, était poursuivi pour avoir soustrait 3.000 francs à la -souscription en faveur des grévistes de Monceau, alors affamés. -L’imbécile avait avoué et restitué. Je prends le dossier en mains et -sauve son honneur. Acquitté..... - -—Métivier, l’ex Premier-Président, à la retraite, et Directeur des -mines de nickel du Pôle antarctique, avait volé au moins trois cent -mille au fonds de réserve. Il fallait le sauver. On invente un caissier -malversateur et nous marchons contre lui en l’accusant de faux et de -détournements. Le bougre fait une belle défense et allait s’en tirer -quand, plaidant partie civile, je l’anéantis... Condamné... Cinq ans de -réclusion, comme Loizemant. - -—Je suis _collé_ avec la femme divorcée d’un substitut. Nous tenons -ce dernier par un tas de sales histoires. Si le Parquet ne veut pas -suivre sur la violation de domicile, nous ferons condamner votre homme -à l’aide des lois scélérates ou bien encore pour pornographie. Puisque -c’est un folliculaire anarchiste il a certainement dû _exciter_ à -quelque chose dans sa vie ou écrire des inconvenances. Son affaire est -sûre. Trois mois au moins, je vous promets trois mois..... - -A la verbosité pontifiante de Boutorgne et surtout à l’entrain dont -Siemans faisait preuve pour réitérer les apéritifs, les deux avocats, -poursuivant la conversation, purent se convaincre aisément qu’ils -avaient réussi sans grande peine à installer la confortante certitude -du triomphe dans l’esprit de leurs interlocuteurs. - - - - -VII - - Pour les pauvres, l’avortement n’est - pas seulement un droit, mais un devoir. - - -Madame Truphot, le jour même où Boutorgne s’expédia sur Paris, s’était, -sur les cinq heures de l’après-midi, désembastillée de sa villa -désormais fortifiée. La peur, malgré toutes les précautions prises, la -tenaillait fortement et elle pensa récupérer plus vite quelque sérénité -en allant humer un peu l’oxygène du dehors. D’ailleurs, elle haïssait -la solitude et il était sans exemple dans la vie qu’elle eût résisté -une journée entière aux affres de l’esseulement. Puis elle projetait -de faire certaine visite jusque-là différée. Rose, la bonne, grimpée -sur une échelle, avait inspecté la rue, par dessus le mur, et avait -assuré qu’elle était sans périls. Embellie d’un large chapeau bergère -en paille maïs, où pendaient des grappes de cerises en celluloïd, vêtue -d’une jupe et d’un corsage rouges, en toile d’Alsace imprimée, sur -laquelle folâtraient d’hybrides oiseaux bleu-ciel, elle se dirigea vers -le centre de la localité. Un face-à-main d’écaille la situait parmi les -intellectuelles. - -Au bout d’un quart d’heure de marche, elle se trouva dans le vieux -Suresnes, dans le pâté des bâtisses lézardées en mal d’éboulement, -devant les maisons découragées dont la plupart ne soutenaient leur -vétusté qu’à l’aide des étançons, des béquilles, du cacochyme. Là, -devant un lavoir qui se signalait par un drapeau de zinc, la puanteur -chaude de ses lessives et un bruit continu de vociférations parvenant -jusqu’au dehors, elle s’engagea dans une sorte de venelle coupée, -de deux mètres en deux mètres, par les flaques huileuses d’une boue -endémique. La porte charretière d’un loueur de voitures s’ouvrait vers -le milieu de la sente, découvrant une cour trouée de menues fondrières, -où des chars à bancs, des voitures à bras, cabrés sur l’arrière-train -attestaient le ciel de leurs brancards éplorés. Un peu plus loin, dans -un terrain vague sans clôture, c’était la décharge d’un entrepreneur -de démolitions, qui paraissait entreposer également toutes les gadoues -des environs. Des montagnes de gravats, des _sierras_ de détritus, -couraient parallèlement au chemin défoncé. Un gros chien borgne, à -l’œil de gélatine bleuâtre, au collier hérissé de pointes rouillées, -rôdait, qui vint flairer la Truphot et, après avoir savouré son -relent, frétilla d’une queue rongée d’eczéma. Au bout de l’impasse, -une porte vermoulue, mal close par une serrure aux vis en désarroi, -s’interposait. Sur les planches, d’un lie-de-vin pisseux, une plaque -ovale en cuivre énonçait: M. Marinot, docteur-médecin. - -La veuve sonna. Une petite bonne, très jeune, en sabots, en tablier -bleu maculé de sang et de fiente de poule, vint ouvrir en tenant à la -main la volaille malingre qu’elle était occupée à plumer auparavant. - -—Madame vient pour consulter? - -Sur la réponse affirmative de la vieille femme, la bonne l’introduisit -dans une antichambre longue et pénombrale, en ajoutant: - -—Le docteur ne vas pas tarder à rentrer. - -Les murs de la pièce, tendus d’un papier grisâtre, enguirlandés des -fleurettes invraisemblables dont s’enchantent les lambris du pauvre, -étaient parsemés de planches inattendues, d’insolites dessins -anatomiques reproduisant, à peu près tous, les organes de génération -de la femme. Sur un guéridon de bois rougi, imitant l’acajou, des -monceaux de brochures s’étageaient. Fascicules spéciaux: _Comité de -l’amélioration humaine._—_Des moyens pratiques d’éviter l’enfant._—_Le -salarié n’a pas le droit de prolonger sa misère._—_La Révolution -sociale réalisée par le Malthusisme._—_Imitez les bourgeois._—_Ne -procréez plus sans savoir et par instinct._—_L’accession de l’ouvrier -au bien-être: sa libération prochaine par la limitation du nombre des -enfants_, etc... - -Dans l’étroit cabinet d’attente: trois femmes. L’une, petite, assez -jolie, une gamine presque, n’ayant certes pas dix-huit ans, pleurait, -de temps en temps, par sursauts convulsés. Une jupe de cheviotte noire, -verdie par l’usure et trop courte pour avoir été sans doute rognée de -multiples fois, découvrait de pauvres souliers fatigués aux semelles -exfoliées. Une chemisette de percale mauve bondissait par à coups -sous les saccades d’une poitrine et d’une gorge dont on devinait sous -l’étoffe le ferme modelé, et qui recélaient, présentement, une douleur -trop véhémente pour concéder encore au respect humain. Un tour de cou -en satin noir servait de rehaut à sa grâce blonde et souffreteuse qui -rayonnait malgré la pauvreté de l’attifage. Un peigne de chrysocale -mordait le casque de son abondante chevelure. - -A côté d’elle, se tassait une femme du peuple dont les seins éboulés -gonflaient un caraco de pilou. Celle-là pouvait avoir avoir quarante -ans. Le corps dejeté, les yeux sans éclat, le cheveu raréfié, le regard -terne de chien battu, les joues ravinées par le soc des famines ou -des maternités successives, énonçaient le lamentable destin de la -plébéienne, la vie qui se déroule, de l’enfance à la vieillesse, dans -l’uniforme misère; la vie qui cahote de l’atelier, de l’usine au logis -le plus souvent sans pain, du contremaître féroce ou paillard au mari -plein d’alcool ou dont le salaire est trop infime pour nourrir la -nichée sans cesse accrue. Un cabas en fibres de bois empli de croûtes -de pain, de quelques oignons, et d’un cornet de papier contenant du -saindoux, était posé sur ses cuisses. - - * * * * * - -A en juger par la jupe d’un cramoisi exaspéré, par le corsage d’un -violet à faire éclater les molaires, par le boa en plumes blanches -maculées, par le chapeau hurleur dont d’innombrables ondées avaient -molesté les plumes, et par le parfum de bazar qu’elle dispersait, -la troisième consultante devait être une fille d’amour, une de ces -malheureuses qui font le soir les troisièmes classes des trains de -banlieue, ou défèrent à la réquisition du joueur de manille qui, après -avoir déclaré quatre heures durant, que «ça tombe comme à Gravelotte», -qu’il «est bien de la maison», se trouve, avant de rejoindre l’épouse -acariâtre, investi soudain par le désir d’affecter à des palpitations -illégitimes les gains successifs que lui a valu la possession continue -du «manillon bien gardé». - - * * * * * - -Toutes trois venaient postuler l’aide salvatrice du docteur Marinot. -Celui-ci, en effet, avait de sa mission sociale une conception -autrement belle, autrement grandiose que la plupart de ses confrères. -Fils d’un pauvre ouvrier doreur sur bois qui éleva six enfants, il -avait vécu sa prime jeunesse parmi les milieux de misère ouvrière, et -une compassion secourable pour ses anciens frères de classe l’avait -acheminé vers le seul, vers l’unique moyen de soulager efficacement -la détresse du prolétariat. Instruit à l’École primaire, il était un -des rares fils du peuple qui avait pu accéder jusqu’à renseignement -secondaire. Le diplôme conquis grâce à d’inouïes privations, il -n’avait pas été déterminé comme tant d’autres par le souci exclusif de -s’enrichir et de faire oublier ses origines. Il n’était pas de la race -des Burdeau, des Charles-Dupuy qui, fils de manœuvres, éduqués grâce -à ce que la Démocratie a pu arracher de justice aux classes nanties, -s’empressèrent ensuite de trahir le peuple et d’aller renforcer, en -combattants implacables, le nombre des exacteurs bourgeois. Il avait -compris aussi qu’on ne sauve pas le monde avec de la rhétorique et, -répugnant à s’enrôler parmi les suiveurs de Truculor, parmi l’Eunuquat -du collectivisme, il s’était, lui, l’isolé, courageusement mis à la -tâche pour lutter à l’aide de son seul savoir, de sa seule conscience, -contre la douleur humaine. L’origine du mal, la cause de la misère, -résidait en ce que les pauvres, à l’encontre des riches, ne savaient -pas éviter l’enfant. Lui, médecin, lui, fils d’asservi, rendrait à son -milieu l’assistance que tout jeune il en avait reçu: il énoncerait -aux humbles le moyen de se dérober à la procréation, mieux que cela: -il libérerait les malheureuses qui viendraient à lui. C’était le -_médecin-avorteur_, au rôle magnifique, que toute civilisation devrait -opposer au médecin-accoucheur. Bellement, avec un mépris superbe des -conventions, des préjugés, des opinions manufacturées d’avance, de la -réprobation universelle, il s’était mis à l’œuvre, résiliant d’avance -l’ambition de toute clientèle, l’espoir de tout bien-être et de tout -lustre social. Car le bourgeois qui pratique hypocritement la chose ne -saurait en concéder la légitimité au Pécus dans lequel toujours, il -veut pouvoir puiser le salarié, la prostituée et le soldat. - -Le docteur Marinot vivait maigrement des cinq mille francs dont -l’appointait, comme médecin attitré, une pouponnière voisine. Éviter la -vie à ceux qui devaient naître des déshérités; obvier si possible à la -mort de ceux qui avaient été jetés dans le monde, tel était son labeur -magnanime. Et la moitié au moins de sa maigre prébende était distraite -par lui pour servir à l’achat d’instruments spéciaux, de sondes et -d’aseptiques qu’il dispensait gratuitement, avec ses conseils et ses -soins, aux femmes qui le venaient trouver. Il enseignait à toutes -que, sans compter les différentes sortes d’obturateurs, l’irrigation, -avec une solution de tannin ou de permanganate de potasse, suffisait -la plupart du temps, après le petit acte, pour éviter la fécondation. -En tout cas, si l’engrossement n’était pas, grâce à cela, rendu -impossible, l’enfant n’était plus la norme, mais bien l’accident. -Ainsi, aucune privation du seul plaisir que les pauvres peuvent goûter -sans contrainte. D’ailleurs, l’injection intra-utérine, pratiquée à -l’aide d’une canule spéciale, deux jours avant l’époque présumée des -menstrues, exonérait de toute maternité débutante. Trois démonstrations -théoriques et pratiques de cinq minutes chacune suffisaient pour que -toute femme pût, sans aucun risque de se blesser, manier elle-même la -sonde libératrice. - -Et il accueillait toutes les victimes du sexe, sans inquisition -préalable, ne leur demandant que deux choses: ne pas le payer et -indiquer son nom et son adresse à toutes celles qu’elles pourraient -connaître et pour qui la grossesse est le cataclysme. Il donnait -ses soins indistinctement, aussi bien à l’amante bourgeoise, devant -qui la société va se dresser, qu’elle va réprouver, parce qu’elle -a été accidentellement féconde, qu’à la femme d’ouvrier, qu’à la -fille publique fruitée par hasard—car la Nature haïssable se plaît -plus souvent qu’on ne le croit à mettre des enfants au ventre des -prostituées. - -Des bruits sournois commençaient à circuler sur lui dans la localité, -mais il n’en avait cure et continuait son sacerdoce admirable sans se -soucier des ragots imbéciles ou des haines qui germaient sous ses pas. -L’année précédente, il avait affranchi plus de douze cents douloureuses -et il espérait bien que cette clientèle gratuite irait s’augmentant -sans cesse. Sa science, d’ailleurs, le mettait à l’abri de toute -catastrophe possible, puisqu’il n’intervenait jamais chirurgicalement, -mais seulement à l’aide de l’hydraulique. Et, de toutes ses forces, -il désirait un procès, prêt à s’offrir en première victime pour -revendiquer le droit du médecin à l’avortement, le droit du médecin -désintéressé, qui sauve, alors que la hideuse société, par son code -monstrueux, favorise le trafic vénal de la faiseuse d’anges, qui tue. - -Les peuples du Nord, Suédois, Allemands, Norwégiens, de mentalité -scientifique, d’intelligence sociale supérieure à la nôtre ont du -reste compris déjà la pitié sublime de ces théories. Dans toutes les -grandes villes protestantes, des légions de jeunes docteurs, conquis -à la lumière nouvelle, interviennent en praticiens afin d’éviter la -fécondité à celles qui n’ont pas le droit de créer. - -Et parmi ces races prolifiques, la natalité, qui s’élevait suivant une -constante effroyable, vient déjà d’être enrayée; la poussée de la -nature aveugle, l’effort de l’instinct stupide, a été en partie vaincu -par l’intelligence humaine: la constante est tombée. La statistique des -naissances accuse d’ores et déjà la consolante et quasi stagnation par -rapport aux chiffres précédents. Ce qui est énorme. - -Pour tous les esprits affranchis, pour tous les cœurs qui ne peuvent -pas prendre leur parti de la misère et de la souffrance, pour tous les -nobles cerveaux qui spéculent déjà sur un avenir meilleur, le docteur -Marinot, humble artisan de l’Œuvre miraculeuse, était le _Surhumain_ -digne d’être offert en exemple d’apôtre aux générations futures et -fraternelles. Les différentes religions qui se sont succédé sur la -terre ont accordé aux dieux le pouvoir de créer la vie et partant la -douleur; le docteur Marinot était donc plus qu’un dieu, puisqu’il -détruisait des dieux le labeur scélérat, puisque toute sa volonté et -tout son savoir réalisaient ce rêve: empêcher l’éclosion de la vie et -partant de la douleur. - -—Ma mère s’est aperçue que je n’avais plus mes règles; elle menace -de me jeter à la porte et mon père veut me tuer..., se lamentait la -petite blonde, répondant à une question de la Truphot, au milieu d’une -explosion de nouveaux sanglots pendant que des larmes giclaient de ses -yeux tamponnés du revers de sa main aux ongles filigranés de noir. - -La vieille scélérate, insidieuse, assise à son côté, paraissait -s’intéresser à son malheur. Elle était venue chez le docteur Marinot, -attirée par une brochure intempestive trouvée en les mains d’une de -ses bonnes; elle était accourue non pas dans le souci d’apporter son -obole à l’œuvre de salut, ni de requérir un secours dont son âge -n’avait plus besoin, mais dans le désir de frôler là des éplorées, -de se conjouir aux récits douloureux, de flairer l’odeur des pauvres -alcoves, de panteler aux détails des récits d’amour, de se volupter -aux traits pittoresques ou lamentables qu’elle pourrait glaner. -L’inextinguible ferment passionnel qui l’animait avait besoin de ces -caresses, de ces chatouilles qui l’exaspéraient. Au lieu du livre -scabreux, Madame Truphot préférait de beaucoup prélever dans la réalité -ce qui fouaillait délicieusement son imagination. C’étaient ses -excitants, sa cantharide, son satyrion à elle. Grâce à cela et aussi à -sa merveilleuse nature, elle goûtait encore les délectables paroxysmes, -malgré ses soixante ans bien sonnés. - -—Il s’appelle Charles; c’est le premier de la bonneterie, au -_Printemps_, continuait la petite ouvrière, bébête, dans ce besoin -qu’elles ont toutes de débrider enfin leur réserve, de conter, au -moindre signe de compassion, leurs amours trop longtemps dissimulées. - -La vieille ne se tenait plus; ses maigres reins sautillaient sur son -banc, sa gorge serrée rendait le passage des mots difficile. Elle -continuait néanmoins d’interroger, paterne et maternelle. - -—Je veux vous aider ma pauvre enfant: usez de moi. Et il vous aimait -bien? - -—Oh! oui, il était très doux, très caressant... et puis il savait des -mots distingués... - -—Vous vous rencontriez souvent? - -—Chaque soir, à la descente du train, près de la gare des Moulineaux, -et on filait dans le bois en traversant le pont... Oh! il était très -passionné... il m’embrassait que c’était comme un songe... même qu’il -allait trop loin... - -La Truphot, les yeux clos d’émotion, une houle intérieure battant -ses tempes, se préparait à requérir de plus grandes précisions dans -la confidence, lorsque la porte du cabinet de consultation s’ouvrit, -encadrant un homme de haute taille, à la barbe noire, au large -front dénudé, aux grands yeux bleus de bonté calme, qui souriait en -s’inclinant devant la misère, devant les clientes qu’il soignait -gratuitement, comme aurait pu le faire un praticien saluant les -consultantes millionnaires. Il était rentré, pénétrant dans son -cabinet par une porte latérale. Et la petite ouvrière, renfournant son -mouchoir, s’immisçait la première dans la chambre du salut. - -Le même manège pratiqué près de la quadragénaire au cabas n’amena -qu’une confession banale, sans détails affriolants. La pauvresse -avait six enfants déjà, se trouvait enceinte d’un septième et le -mari était homme d’équipe à la Compagnie de l’Ouest. Elle-même était -garde-barrière. Quatre francs cinquante, au total, à eux deux, pour -nourrir la nichée. Deux de ses garçons étaient malades: l’un atteint -de coxalgie et alité depuis trois ans, l’autre tombant du haut mal. -Le docteur Marinot les soignait bien gratis, mais il fallait payer le -pharmacien. Sûrement on allait crever de faim s’il ne lui évitait pas -sa présente grossesse, d’autant plus que le père était mal vu de ses -chefs, parce que socialiste. Cependant, ils travaillaient, eux, du -matin au soir, et avaient un emploi fixe. Que devait être la misère de -ceux qui connaissaient la morte-saison? Tout à coup, elle fut prise du -remords d’avoir parlé inconsidérément. Elle se saisit des mains de la -Truphot, et supplia. - -—Je suis trop bavarde, c’est mon défaut; mais Madame, qui, comme moi -sans doute a ses ennuis, ne dira rien. La Compagnie nous renverrait si -elle savait que je me suis fait avorter. - -La veuve promit; alla jusqu’à glisser cent sous dans la paume de -l’autre et s’autorisa à questionner derechef: - -—Mais dites donc, vous aimez donc bien ça, que vous faites tant -d’enfants? - -La femme protestait: - -—Non, non, c’est pas moi; mais qué qu’vous voulez, les hommes pour ces -choses-là, ça n’se contient pas... Ça n’peut pas s’faire une raison... - -Un quart d’heure s’était écoulé. La petite ouvrière, maintenant, -sortait, la figure rassérénée, un sourire même sur ses lèvres -chlorotiques. Elle serrait sous son bras un maigre paquet, des canules -et des poudres ficelées sous du papier gris, sans doute. - -La garde-barrière s’engouffrait à son tour dans la chambre de visites. - -La fille d’amour travaillée comme les autres manifesta quelque -défiance. Évidemment, elle redoutait l’intrusion de la police dans -ses affaires privées et avait peur que Madame Truphot ne fût de la -Tour Pointue. Pressée, avec des mots mielleux, des formules captieuses -d’apitoiement, elle prononça néanmoins: - -—Comment qu’j’ai attrapé ça? Est-ce que j’sais moi? Un miché d’ici -ou d’ailleurs... On a beau se laver après, pas? Il y a des types -plus _puissants_ les uns qu’les autres. Mais j’ai qu’trois semaines -de retard; faut qu’le médecin me l’décroche... Vous comprenez, j’ai -pas besoin d’gosse... Pour si qu’c’est un garçon qu’les bourgeois -l’envoient à Deibler, plus tard, et si c’qu’c’est une fille qu’a -soit forcée d’faire le truc comme moi.. Non, non... j’ai connu trop -d’misère... Au moins lui, il n’souffrira pas. - -Elle fit une pose, saliva sur son pouce et son index et arrangea une -de ses frisettes en l’étirant de l’autre main. Dans le besoin de -convaincre la veuve de sa bonne foi, elle ajouta: - -—Moi, vous m’entendez, si c’était pas pour le môme, ça m’serait égal -d’être grosse; ça m’supprimerait mes époques et m’éviterait quatre -jours de chômage par mois... Et puis quand on est enceinte, on fait -beaucoup plus d’argent... Il y a un tas d’cochons qui raffolent de ça... - -Mais, tout à coup, elle devint gouailleuse; transposant les rôles, elle -interrogea dans un rire de verre cassé. - -—Non, mais dites donc, pourquoi qu’vous êtes ici? A votre âge on peut -rigoler sans danger. - -La Truphot dut exposer impudemment qu’elle, une rentière philanthrope, -dans un désir admirable de soulager la détresse des pauvres, -subventionnait de son propre argent le docteur Marinot. En somme elle -était quelque chose d’assez semblable à une dame patronesse de son -œuvre. - -—Ben vrai... v’la qu’est chouette... si toutes les bourgeoises en -faisaient autant, y aurait bientôt plus d’exploités, approuva la fille. - -Et, comme la porte s’était ouverte, comme la prostituée se levait pour -succéder à la femme de l’homme d’équipe, Madame Truphot se hâta de -disparaître pour n’avoir pas à placer ce boniment au médecin sublime. -Il serait toujours temps de le lui servir une autre fois—quitte à -se tirer quelque maigre somme pour la propagande—si elle n’avait pas -d’autre expédient pour expliquer alors sa présence insolite dans -l’antichambre malthusienne. - - - - -VIII - - -Le sculpteur que les bonnes, la nuit précédente, s’étaient refusées -à veiller, et qui avait passé ses dernières heures à l’air libre, -tout seul au milieu de quatre bougies et sous les plaintes et les -crissements du sommier épileptique de la vieille, le décédé avait été -enterré le lendemain qui était un mardi. Boutorgne avait chargé une -agence de funérailles de faire toutes les démarches et de préparer les -choses, de façon à ce qu’il fût acheminé au cimetière sur les onze -heures du matin, au moment où les ronds de cuir et les négociants qui -composent, en quasi totalité, la population mâle de Suresnes, se sont -tous restitués à leurs pourrissoirs administratifs ou à leur flibuste -commerciale. De cette façon, les rues seraient solitaires et il n’y -aurait pas à redouter d’embêtements. Une messe basse avait été dite. -Un soutanier atteint de la pelade, aux joues bleutées et suppurentes, -au ventre pyriforme, qu’on déléguait sans doute aux viles besognes, -avait surgi d’une chapelle latérale et, accostant le cortège, s’était -mis, sans préambule, à donner l’essor aux barbarismes latins de son -répertoire. Deux enfants de chœur l’accompagnaient, deux jeunes -bardaches vêtus d’un surplis en dentelle de paquet de bougies sur une -souquenille d’andrinople. L’eau bénite, accompagnée de quelques gouttes -de pus stillées par les écrouelles du desservant était tombée sur la -bière. Ensuite de quoi le sacerdote, sans fausse honte, avait requis de -Boutorgne un supplément de tarif, et les deux gitons, ses assesseurs, -des cigarettes, cela avec le sourire alliciant et les mains frôleuses -de l’emploi. - -Le cimetière était à peu près sans visiteurs. Le gardien, un vieux -soldat médaillé, dont l’haleine encensait l’absinthe sur le dehors, -vint s’aboucher avec le maigre convoi. Il le guida, faisant ranger -sur l’accotement de l’allée unique deux ou trois vieilles femmes aux -vêtements noirs élimés, qui cheminaient armées d’arrosoirs. C’étaient -les veuves classiques des nécropoles, les veuves couperosées à qui le -trois-six fut consolateur et qui aiment à se rémémorer le cher défunt, -combien il était rigolo, le soir, après le _gloria_, et comme il -batifolait gentiment dans l’alcove embellie de punaises. - -Après que le sculpteur fût inséré dans l’hypogée, que la Truphot -munificente lui avait loué pour cinq ans, ce fut la nuée des -croque-morts, circonscrivant la veuve et le gendelettre d’une dizaine -de mains ouvertes, aux doigts énormes et spatulés, pendant que les -bouches grimaçaient dans la concupiscence du billon. Ils connaissaient -l’effroi, la répulsion que leur côte à côte inspire et ils en jouèrent -en artistes, marchant derrière le couple, faisant, à ses trousses, -sonner sur le pavé leurs gros souliers ferrés. Bien qu’on leur eût -donné toute la monnaie disponible, ils ne consentaient pas à se faire -disparaître, protestant d’une voix grasse qu’ils avaient eu beaucoup de -mal, que le mort était très lourd. - -Deux semaines alors se passèrent, pendant lesquelles, la Truphot -cuisinée par Siemans, Boutorgne et tous les autres, se résigna—sans -toutefois avoir l’audace de déposer une plainte formelle—à expédier, -au Parquet et à la Préfecture, un long factum exposant ses griefs, -dont les plus notables étaient «qu’un individu qu’elle ne connaissait -nullement—un fou sans doute—avait fait un soir irruption chez elle, -sous le prétexte d’y venir reprendre sa femme invitée à dîner, et -avec qui elle était en relations depuis seulement deux jours; et que -ce Monsieur l’ayant menacée d’un revolver, elle n’avait dû qu’à des -circonstances fortuites de n’être point assassinée.» - -Elle priait qu’on surveillât l’agresseur et «qu’on la défendît contre -le retour de pareilles entreprises.» Le prosifère et le belge, eux, -s’étaient rendus dans une agence Tricoche et Cacolet, une agence à 50 -francs le faux témoignage, qui avait promis de leur livrer tout le -passé de Honved, dans lequel—à moins d’être malchanceux au possible—on -trouverait bien quelque chose pour l’embêter. Puis ils avaient commandé -aussi dix agents _marrons_ chargés de renforcer la filature du quai -des Orfèvres. De la sorte, Honved, ni sa femme, ne pouvaient plus -faire un pas sans traîner à leur suite une théorie d’individus rasés -de l’avant-veille, vêtus de redingotes versicolores, coiffés de haut -de forme excoriés par un psoriasis opiniâtre ou lustrés par les ondées -et dont les mines redoutables permettaient de se documenter sur toutes -les variétés du prognathisme ou du chafouinisme humain. Siemans et -Boutorgne en surveillaient eux-mêmes les marches et les contremarches, -se gaudissant de la chose qui poussait Honved aux dernières limites -de l’exaspération. Ils étaient là-dedans comme dans leur élément, et -leur rêve était que ce dernier, rendu enragé, se portât un jour à des -voies de fait sur quelque mouchard trop acharné. Cela lui amènerait -une sale affaire qui les vengerait tous car, dans notre époque, le -mouchard est intangible. Et ils y travaillaient du meilleur de leur -obstination. Une trouvaille de Boutorgne consistait à faire accompagner -Madame Honved, dans toutes ses pérégrinations à travers la ville, par -deux estafiers occultes, l’un déguisé en tondeur de chiens, l’autre en -marchand d’habits. La malheureuse, obsédée, affolée, se réfugiait-elle -chez une amie ou dans une boutique de pâtisserie, le tondeur de chiens -survenait, offrant ses services pour couper le chat de la maison et le -regrattier ambulant s’insinuait peu après pour s’enquérir si on n’avait -pas des vieux chapeaux à vendre. Même, dans la rue, ils s’autorisaient -à lui parler, lui demandaient de l’argent ou bien devenaient galants, -lui faisaient des madrigaux en affirmant qu’elle n’avait pas besoin de -se gêner avec eux et que «son sale mari se foutait bien d’elle.» - -Puis une pétarade de petits échos à double entente, d’insinuations -perfides, partit dans les journaux nationalistes et, en moins de -trois jours, Honved, sourcilleux, eut quatre duels sur les bras, sans -pouvoir toutefois arriver à débusquer les deux porteurs d’ailerons: -les directeurs de ces feuilles, dont on prend surtout connaissance -par le côté anal, ayant préféré marcher que de découvrir ceux qui les -subventionnaient. Ah! Oui, il saurait désormais ce que ça coûte de -s’attaquer au maquerellat triomphant. - -La chose n’avait pas de raison de cesser jamais, si un beau matin, la -Truphot n’eût trouvé dans son courrier cette épistole, dont la lecture -lui fit supplier peu après Siemans et Boutorgne, de ne plus s’acharner -sur ce misérable Honved, car tout cela pourrait mal finir pour sa -personnelle tranquillité et sa précieuse personne. - - Paris, 3 juin 190... - - Madame, - - La persistance dans mon entour—ce matin encore—de deux individus dont - la qualité n’est pas suffisamment définie ou l’est par trop, et qui - n’ont d’autres moyens d’existence que vos bontés, m’oblige à vous - avertir que je viens de dilapider, ces derniers jours, toutes les - réserves de patience sur lesquelles je faisais fond pour continuer à - déférer plus longtemps au respect des hommes entretenus. - - Ces plénipotentiaires, à qui vous devez vos meilleures inspirations - et que vous avez pris l’habitude d’interposer dans toutes vos - négociations, se sont plu, il y a déjà deux semaines, à sortir de la - _mutité_ en laquelle se trouve confinée leur espèce animale, pour - verser en des intrigues de police, enquêter sur ma vie, et servir - actuellement de connétables à une bande de maltôtiers dans le marasme, - qui adhèrent à mes talons, avec une opiniâtreté digne d’un meilleur - usage. - - Qu’à Suresnes, ils s’aplatissent contre les murailles, versent - incontinent dans une irréfrénable _vésarde_ et courrent se réclamer de - la maréchaussée, au seul surgissement devant eux de deux personnes non - _squamifères_, qu’ils prenaient sans doute pour des _mareyeurs_, il - n’y a point là de quoi me surprendre. On est Belge, _écriturier_ sans - travail, nationaliste et autre chose et, conséquemment, on se doit à - ces différentes sortes de beautés. - - Mais qu’ils se livrent eux... eux!!!!! à des investigations sur mon - passé, dans lequel la plus irréfrénable lumière, le soleil le mieux - déchaîné, ne ferait pas surgir la plus petite tache, que par surcroît - ils déclarent à tous venants et vous fasse écrire—dans un libelle dont - communication m’a été donnée—_que vous ne m’aviez jamais vu_ avant le - soir de Suresnes et _que j’aurais l’intention de vous assassiner_, - voilà, je l’avoue, ce qui totalement m’éberlue. - - Hélas! Madame, les nécessités de gagner ma vie, en écrivant des - choses pour divertir les gens, m’ont fait asseoir deux ou trois fois - à votre table, car on se documente comme on peut, et il me fallut, - en ces occurrences et sans enthousiasme, je le confesse, profiter - visuellement de la silhouette que vous profilez avec tant d’harmonie. - Je me vis astreint, également, à bénéficier de vos discours, où - bien en vain, on chercherait l’esprit, les propos pertinents d’une - Créquy, d’une Dupin, ou de toute autre titulaire d’un Bostock à gens - de lettres des siècles précédents. Quant à vouloir vous assassiner, - grands dieux! pourquoi me livrerais-je à un tel carnage de votre - personne? Je n’épouse, en aucune façon, soyez-en assurée, les affaires - de votre entourage, pour vouloir, à ce point, précipiter l’ouverture - de votre succession. D’accord avec mon ami Roumachol qui me servit de - truchement, après m’être rendu compte du guet-apens que vous tendîtes - à ma femme, j’eus seulement le dessein de la retirer sur l’heure de - votre lararium infâme. - - Que j’y aie mis quelque hâte et plus encore de brutalité; que je me - sois présenté sans gants et sans civilité, après avoir oublié de - vous décerner ainsi qu’à vos invités les salams prescrits par notre - civilisation, que je me sois en un mot exonéré de toute excessive - urbanité, je le reconnais, mais, oserai-je vous faire entrevoir - que lorsque quelqu’un court le risque d’être asphyxié en quelques - minutes par un gaz mortel, l’acide sulfureux, l’oxyde de carbone, par - exemple, ou d’être foudroyé par l’acide prussique, on se débarrasse - pour voler à son secours des vaines contorsions de la politesse, et - que le rudoiement des bipèdes présents à la chose est sans grande - importance. Or, pour moi, tel était le péril couru par ma femme, les - vapeurs dégagées par les messieurs qui vous entouraient pouvant être - assez exactement comparées aux émanations délétères ou au toxique que - je viens de vous citer. - - Sachez bien, Madame, que tous vos comportements me furent contés. _Je - n’ignore rien_, pas même la scène saturée de pittoresque et d’imprévu - où, paranymphe déplorable, vous entonniez l’épithalame en faveur d’un - couple que je ne veux point nommer. Pour des cérémonies postérieures, - j’oserai vous recommander les vers que Catulle décerne à Julie et - à Manlius. Sans doute, ma femme était-elle destinée, elle aussi, à - l’honneur de vous voir tenir sur sa tête le voile et les myrtes de - l’hymen et devait-elle s’attendre à recevoir de vos mains augustes - l’anneau de fiançailles qui la devait consacrer à Modeste Glaviot. - Vouloir ainsi, à toute force, unir les autres, s’éjouir de la vue - des amours voisines en ce qu’elles ont de plus secret dans _leurs - exhibitions_, est un rôle fort difficile à faire accepter, malgré que - notre époque pour les _vésanies passionnelles_ soit bien tolérante. - Ce rôle, le monde et les tribunaux lui assignent, à l’ordinaire, - une épithète suffisante pour assagir les maîtresses de maison qui, - dans les salons où s’étalent leur munificence et leur bien-dire, - auraient quelques velléités de régenter autre chose que l’estomac et - l’intellect de leurs commensaux. - - Certes, j’étais bien décidé à ne point sortir de l’humeur paisible, en - laquelle, à l’issue de la soirée qui nous occupe, je fus me cantonner, - mais s’il me faut combattre à l’_épuisette_ ou à l’_épervier_, vous - m’y trouvez déterminé. Voyez comme j’étais bon prince. J’avais répudié - l’idée de tirer vengeance de l’imputation portée, boulevard du - Palais, par M. Médéric Boutorgne confédéré à M. Siemans, ce dernier - nous accusant, Roumachol et moi, de nous être présentés devant eux - armés d’un _engin prohibé_. Je n’avais voulu y voir qu’une tentative - maladroite pour surajouter, aux bénéfices de leurs emplois respectifs, - le menu salaire réservé aux indicateurs. Je pensais que la profession - de M. Siemans est fort encombrée en France, et j’augurais qu’il - faisait ainsi des efforts louables afin de se procurer un petit pécule - pour le cas où le Gouvernement de la République ne croirait pas devoir - priver plus longtemps S. M. Léopold d’un sujet aussi avantageux, et se - verrait forcé de solliciter son «_rapatriement_.» - - J’étais même plein de condescendance pour Monsieur Boutorgne—le - nouveau Shakespeare comme l’a expertisé Paul Adam, à ce qu’il - appert d’un papier à moi exhibé—qui cherchait ainsi sa voie et dans - l’impossibilité purement momentanée, où il se trouva, sans doute, de - recommencer _Othello_ se mit soudainement à jouer la _peur des coups_, - de Courteline, au naturel, puis, comme Cromwell, changea, quinze jours - durant, de domicile, à chaque vesprée, afin qu’il fût moins facile de - trouver le chemin de ses oreilles. - - Vous voilà donc, Madame, fort à propos avertie. Vous voudrez bien, - je pense, canaliser sur d’autres occupations les loisirs de ces - Messieurs. Sans quoi, je me verrais, peut-être, dans l’obligation de - porter le deuil parmi les habitants des grands fonds, de détériorer - deux ou trois paires de branchies, ou bien d’appliquer sur les - insectes de votre entourage un pyrèthre de coups de bâton, au - risque de nuire pour toujours au brillant de leurs élytres: ce qui - priverait le cours serein de votre existence de quelque agrément. - J’aurai, cependant, la magnanimité, pour que votre esprit ne soit - pas enchifrené d’un remords d’ingratitude, d’oublier que M. Médéric - Boutorgne vint me trouver, un certain jour, de votre part, afin - d’empêcher que le journal, aux destinées duquel je présidais alors, - n’ébruitât le suicide de Monsieur votre mari qui ne sut point opposer - jadis, à vos dérèglements, une âme d’artiste ou de dilettante - souverainement dédaigneuse des négligeables contingences. - - Veuillez croire, Madame, à tous les sentiments de rigueur en pareilles - circonstances. - - HONVED. - - _P. S._—Les épîtres en langue brabançonne de M. Siemans seront, je - dois vous en informer, fidèlement rendues au facteur et il me faudra, - hélas! me priver aussi de vos autographes. - - - - -IX - - Nil immundius hoc, nihiloque immundius illud... - - -La réplique à cette épistole ne se fit guère attendre. Bien que -Boutorgne et Siemans eussent promis à la vieille de ne point user de -représailles, Honved mesura, sans délai, l’étendue de leur crédit. -Sa femme fut, dès le lendemain, arrêtée pour racolage par les deux -agents des mœurs déguisés, l’un en tondeur de chiens, l’autre en -marchand d’habits, qui la poursuivaient depuis l’histoire de Suresnes. -La chose eut lieu comme la malheureuse se préparait à pénétrer dans -la Bibliothèque Nationale, afin d’y faire quelques recherches et d’y -draguer le document pour le compte de son mari. L’auteur dramatique, -après une nuit d’indicibles angoisses et d’affres assassines passées -à courir Paris à sa recherche, ne fut avisé qu’au matin, par un bref -de la Préfecture. Il pensa devenir fou et ne put jamais s’expliquer -par suite de quel inconcevable phénomène il n’avait pas, sur l’heure, -strangulé le Commissaire divisionnaire chargé de lui présenter, pour -cette gaffe déplorable, les excuses de M. le Préfet. Sans doute la -chose fut imputable à sa prostration. Une campagne de presse fut -amorcée qui demandait la révocation de M. Lépine, bien plus qualifié -pour commander la garde Albanaise à Ildiz-Kiosk que la police à Paris, -mais ce dernier, reprenant les aveux et les excuses de son sous-ordre, -mentit avec son impudence coutumière, comme il devait le renouveler -plus tard, du reste, pour l’affaire Forissier. Ce n’est qu’après -quinze jours qu’il consentit enfin à avouer sa méprise. Mais il se -vengea. A l’occasion de l’arrivée d’un roi à Paris, une perquisition -fut pratiquée au domicile de Honved, _anarchiste malthusien_ disait la -cote de la préfecture. Ses papiers furent saisis et ses manuscrits à -jamais raptés par les argousins du Boulevard du Palais. Il n’évita qu’à -grand’peine les compas, les appareils photographiques et les immondes -attouchements du kustchique Bertillon. - -L’auteur dramatique, trop intelligent pour user ses forces à lutter -ainsi sans espoir de réussite, dut se résigner. Il connut enfin qu’on -ne s’attaque jamais impunément au mouchard et au souteneur, rois de la -rue et rois de Paris. - -Les jours qui suivirent furent sans agrément à Suresnes. La veuve, -terrifiée par l’idée que Honved pouvait reprendre l’offensive, et -consciente qu’il avait cette fois acquis le droit de la trucider, se -barricadait dans sa villa transformée en citadelle. Des cadenas dignes -de l’ancienne Bastille et une chaîne transversale, pour le moins aussi -grosse que celle coupant jadis l’entrée des Dardanelles, rendaient -maintenant sa porte inexpugnable. Boutorgne, muni de fonds à cet effet, -avait râflé la moitié de la devanture de Gastinne Renette. Il veillait, -mieux armé que le Klepte à l’œil noir. Une demi-douzaine de revolvers -obstruant ses poches, un Hammerless toujours à la portée de sa main, le -rendaient plus redoutable qu’une tourelle de cuirassé. Mais l’ennemi ne -vint point. Et le _prosifère_ dut renoncer à l’emploi des arquebuses -et des proses laborieusement composées, des proses vitupérantes qu’il -avait préparées pour le recevoir en beauté. - -Le Belge s’était rendu invisible car le combat n’était décidément pas -dans sa manière. Sans doute avait-il décidé de profiter de la chose -pour s’offrir des vacances. Sa présence auprès de la Truphot n’était -plus indispensable puisque le gendelettre s’était délégué lui-même à -sa besogne accoutumée. Embossé à Montmartre, il ne sortait que le soir -pour vaquer à ses besognes d’amour et à ses besognes d’affaires. Car -Siemans avait le génie des entreprises. Il avait installé dans une -arrière-cour un fond de revendeuse à la toilette qu’il administrait -dans ses heures de loisir. Avec l’argent de sa maîtresse, il avait -acquis à l’hôtel des Ventes, en s’affiliant à la bande noire, ce -qu’il avait pu trouver de meubles fracassants et de mauvais goût, de -dentelles chichiteuses, de fourrures affichantes et de bijoux pour -Caraïbes, tout ce qui compose, en un mot, le luxe des filles galantes. -Et, au fur et à mesure des besoins de ces dernières, gîtées dans son -rayonnement, il les leur cédait au prix fort. Il tenait ses assises à -la Nouvelle-Athènes. - -C’est là que la chanteuse, la grue de Montmartre, allait le trouver -quand le prurit du meuble venait à la travailler et lorsque l’amant -sérieux, enfin déniché, lui permettait d’espérer le somptuaire et le -harnais grâce auxquels elle pourrait hausser désormais le tarif de ses -culbutes. Mais Siemans, homme d’ordre et d’économie, ne consentait -à entrer en pourparlers qu’avec les femmes en qui il débusquait -les mêmes qualités. A celles-ci, il faisait l’avance d’un mobilier -complet et disparate, prêtait à la petite semaine. Sa prescience, sa -sagacité étaient telles qu’il ne perdait jamais d’argent. Il faut -dire qu’il avait soudoyé trois employés du contentieux, du service des -renseignements de Dufayel, qui faisaient le quartier. Il possédait -grâce à eux tout un jeu de fiches, soigneusement rangées dans deux -grands classeurs, qui ne le laissaient prêter qu’à coup sûr. Les femmes -du quartier Bréda, pour la plupart, s’adressaient au successeur de -Crépin, achetaient chez lui à tempérament les indispensables frusques -et quand les payements avaient été effectués régulièrement pendant -plusieurs années, chaque mois, il n’y avait rien à craindre: on -pouvait consentir le crédit. On avait alors affaire à des filles qui -eussent été d’admirables ménagères, d’exemplaires épouses quant à la -bonne administration du foyer. Lui, Siemans, leur fournissait le luxe -hurleur, le mousseux, le clinquant, l’«objet d’art», tout ce qu’elles -ne trouvaient point chez le Sardanapale du boulevard Barbès, chez le -Poulpe qui suce le sang des pauvres, chez celui qui prit la main après -le petit crétin réalisé par Madame du Gast en si peu de jours. Le Belge -avait aussi mis des fonds dans un hôtel de passes merveilleusement -situé près de quatre grands cafés de nuit et de deux petits théâtres. -C’était une affaire hors ligne, ses capitaux lui rapportaient là, -depuis vingt-quatre mois, plus de deux cent cinquante pour cent. Il -fallait bien compenser de quelque manière que ce fût les manies de -gaspillage de la Truphot. Et Siemans se gardait; il n’intervenait que -dans les transactions de tout repos: jamais il n’avait consenti, à -l’instar de tous ses collègues, à pratiquer le recel, comme on l’en -avait sollicité maintes fois. Il tenait par dessus tout à rester un -garçon propre. - -Présentement il avait des ennuis. Une de ses clientes, une fille -d’avenir qu’il avait meublée à crédit, venait d’être assassinée rue -de la Rochefoucauld. Celle-là ne paraissait pas avoir été victime de -l’assassin classique, de celui qui chourine l’hétaïre pour la voler. -Elle ne faisait d’ordinaire ni les cafés, ni les music-halls, ni la -rue, mais se contentait de passer deux fois par semaine, à la quatrième -page du journal de M. Letellier, une annonce ainsi libellée: 19, rue de -la Rochefoucauld, de 8 à 11, _gymnastique hygiénique pour vieillards_. -Elle recevait beaucoup de monde: des officiers en bourgeois, des -magistrats et, disait-on, jusqu’à des évêques en civil, de passage -à Paris. Un matin on l’avait trouvée sur son lit dans une pose qui -paraissait naturelle étant donné son métier: à genoux sur les courtines -et la figure enfouie dans l’oreiller, sans aucune trace de sang. A y -regarder de près, elle avait une balle de revolver de petit calibre à -la base de la nuque, dans le cervelet. Rien n’avait été dérangé en la -chambre; les bijoux et la recette de la journée, des réserves d’argent -sous des piles de linge de l’armoire à glace, étaient intacts. Le -meurtrier avait écarté soigneusement les cheveux—on voyait encore le -sillon laissé par son doigt—pour trouver la profitable place où il -devait appuyer le canon de l’arme à feu, et la femme avait dû croire -à une caresse qui était dans le prix convenu. La malheureuse n’avait -évidemment point souffert, avait dû seulement s’étonner, quand la mort -pénétra dans son encéphale, de goûter une sensation aussi inédite, -une secousse pareillement térébrante comme elle n’en éprouvait point -d’ordinaire dans l’exercice de sa profession. Sans doute, c’était la -première fois qu’elle ressentait quelque chose. La justice enquêtait -sans pouvoir suivre aucune piste sérieuse. On se trouvait là devant -l’œuvre d’un maître, devant le travail d’un artiste, d’un cérébral. - -Le Belge était bien embêté. Depuis deux jours qu’il avait quitté -Suresnes, il courait du Commissaire de Police au Parquet et -rebondissait chez le propriétaire pour exhiber ses titres de propriété, -des traites qui représentaient au moins dix fois la valeur de ce qu’il -avait livré jadis à la fille galante. Il s’efforçait de récupérer -les meubles le plus tôt possible, mais tout était sous scellés. Il -n’était pas au bout de ses démarches et se répandait en anathèmes -contre l’assassin. Cela le déroutait; il croyait avoir tout prévu pour -éviter les désagréments. Et voilà qu’un scélérat anonyme compliquait -ses affaires. C’était une leçon; désormais, à l’instar des négociants -qui amortissent leur matériel en dix années, il majorerait ses prix du -cinquième pour être garanti contre les risques d’assassinat encourus -par ses clientes. - -La Truphot inquiète sur le sort du Belge le réquisitionnait par -dépêches mais il ne répondait point. Médéric Boutorgne, maintenant -qu’il se croyait en droit de ne plus le redouter, puisqu’il avait -mené si loin ses affaires, aurait eu bien besoin d’être relayé dans -sa besogne, pourtant. Comme il pensait avoir interverti les rôles -à jamais, il aurait volontiers, à son tour, accepté Siemans comme -coadjuteur. Le camarade était vraiment mufle qui le laissait ainsi -succomber à la tâche. Certes s’il avait été marié légitimement à la -Truphot, il ne se serait pas fait faute de la servir à sa guise, dans -la certitude de n’avoir plus rien à redouter. Mais il lui fallait -présentement témoigner d’une continuelle effervescence amoureuse, -conculquer des madrigaux et avoir toujours les lèvres en avant. Les -dernières et récentes émotions de la vieille avaient fait lever en elle -des appétits sans retenue. La prébende d’un ancien fermier-général -n’eût pas rétribué la chose à sa valeur. - -Un tempérament comme celui de la Truphot aurait été honoré dans la -Grèce antique. Des foules en pèlerinage, des théories pérégrinantes -d’artistes, seraient venues de loin pour accoster le miracle et -s’ébaubir du phénomène. Bien que sa vénusté fût toujours relative et -que ses grimaces de sexagénaire satyriaque eussent été pour décourager -ceux qui placèrent l’éjouissement de la rétine au-dessus de tous les -autres bienfaits de la vie, des poëtes sans nombre se seraient efforcés -de trouver à la chose des explications ingénieuses. Eros et Cupido et -Cotyto auraient été sommés sur l’heure de fournir le pourquoi d’une -bienveillance et d’une protection si longanimes. Certes, les aëdes en -gésine d’hexamètres n’auraient pas hésité à se porter garants, dans -des odes infinies et en citant tout l’Olympe, que la Truphot, en sa -jeunesse, avait été l’héroïne d’une aventure amoureuse ayant réussi à -toucher les dieux. Et ceux-ci, par reconnaissance, lui continuaient le -privilège de volupté bien après que la fonction eût été abolie. A Rome, -sans doute, sa notoriété n’aurait pas été moindre, mais le changement -des mœurs et la rareté de l’atticisme auraient bien pu l’y faire -condamner, par un quelconque des derniers Césars, à gratifier le cirque -de ses ébats, dans le ballet de Pasiphaë, dont parle Suétone. Il est -vrai que, peut-être, le taureau n’aurait pas témoigné d’un bon vouloir -équivalent à celui de Médéric Boutorgne. - -Après tout, cette femme était enviable qui connaissait la pérennité -du désir, et notre morale fausse incline seule à la blâmer. Le monde -et la conscience abusive dont il se réclame valent-ils qu’on se prive -d’une joie ou d’un agréable frisson? Un reste d’éducation imbécile, -un substrat de préjugés tenaces et de niaises conventions nous font -seuls blâmer ces choses. Si la Nature a décidé que certaines fibres, -dans un individu en décrépitude, vibreraient jusqu’à l’anéantissement -final, n’est-ce pas aller contre la Nature—le pire égarement d’après -la Société—que de se soustraire aux dites vibrations? Et la Truphot -n’eût-elle pas mis à jour une beauté héroïque si, au lieu de se cacher -de son mieux, dédaignant à l’improviste l’hypocrisie bourgeoise, -elle se fût tout à coup et sans contrainte offerte avec cynisme dans -tout l’emportement de sa salacité déchaînée et splendissime? Elle -était une force qui ne voulait point céder à la déchéance immuable -des êtres, une révolte admirable de la Vie contre la Mort. Mais elle -n’avait pas idée de cela, non plus que Siemans, Boutorgne et les -autres qui, de leur mieux, sans l’assouvir jamais, lui notifiaient le -plaisir d’amour. Ceux-là, après tout, étaient-ils excusables aussi. -Il y a de si sales métiers dans la Société, qu’on ne peut pas dire -que celui d’homme entretenu soit le plus abject. Ces derniers vivent -de leur corps, mais donnent de la joie au moins à des individus de -sexe contraire et parfois pareil. Parmi les hommes que révèrent leurs -semblables, parmi ceux qui s’en vont munis de tous les profits ou de -tous les honneurs civilisés, combien y en a-t-il dont la vie n’ait pas -été vouée exclusivement à la pire malfaisance? Combien y en a-t-il qui -exploitent autrui dans son corps ou dans son âme tout en lui faisant -pleurer des larmes de sang, sans jamais lui valoir une consolation ou -un apaisement quelconque? Oui combien sont-ils, parmi les enrichis, les -parvenus, les glorioleux, les respectés, les puissants, ceux dont les -comportements à l’arrière des décentes surfaces ne réhabiliteraient -pas par comparaison les marlous de tout ordre? Avez-vous pensé déjà à -ce que les façades muettes et sévères des maisons de Paris pouvaient -recéler d’horrifiantes infamies, de crimes invisibles en une seule -heure du jour ou de la nuit? Ah oui! si toute la ténèbre empoisonnée -qui s’extravase, tous les pensers démoniaques, qui grouillent sous -la calotte cranienne des meilleures bipèdes, des plus honnêtes -gens, pouvaient être mis à jour, d’un seul coup, il y aurait de -quoi suffoquer la Lumière et convaincre le Soleil de l’inanité de -son effort, quand la Terre fait un pareil usage de la chaleur et de -la vie qu’il lui dispense. Aussi lorsqu’on voit les Augures, les -Oracles, les autocrates de tout acabit, les archevêques, les grands -politiques, les «hommes du jour» et les _philanthropes_ s’en aller les -mains rouges de sang, ou la bouche poissée de purulents mensonges, -astreints, pour conserver leur prestige, aux plus immondes turpitudes -ou à la quotidienne prostitution, on n’a plus le courage d’en vouloir -aux pauvres petits entretenus. Et nul, après avoir seulement un peu -réfléchi, n’aurait le droit de haïr le Maquerellat, si celui-ci -consentait à se tenir tranquille et n’estimait pas profitable à sa -cause de promulguer une morale sous laquelle succombent les quelques -gens de cœur qui s’obstinent bien inutilement à déambuler encore dans -l’actuelle civilisation. - -Maintenant, la veuve déclarait que toutes les avanies, tous les -malheurs qu’elle venait d’endurer la rendaient lycanthrope. On n’était -jamais rétribué que d’ingratitude ici-bas. Sa faiblesse, qu’elle payait -cher, était de n’avoir pu traverser la vie toute seule. Mais était-ce -une raison pour qu’on la fît souffrir ainsi? La méchanceté des hommes, -leur bassesse d’âme lui avaient gâté tout son talent. D’abord son -mari n’avait jamais consenti à ce qu’elle se livrât à la littérature. -Et, désormais, alors qu’elle aurait pu profiter de ses dons, elle se -sentait finie. Cependant, elle aurait pu écrire tout aussi bien qu’une -autre, avoir du succès, si on n’avait pas empoisonné son âme. Ce -n’était pas si difficile après tout de faire une œuvre intéressante. -Elle était née pour chanter l’amour en des accents jusque-là inconnus. -N’était-elle pas un Tibulle féminin, comme le lui avait assuré -Péladan? Mais, présentement, elle commençait à apercevoir la misère -et l’inutilité de tout effort. Ah! oui, elle avait bien besoin de -consolations. - -Boutorgne alors la remontait; il s’esclaffait, trouvait drôles et -spirituelles les ordinaires pauvretés de sa conversation, se hâtant, -du reste, de les noter. Puis, pour faire chorus, car il était dans sa -nature de se mettre au diapason de tout le monde, il larmoyait sur -son propre destin, pleurait dans le giron de la veuve. Il affirmait -qu’il était à son tour poigné par une inexprimable mélancolie, une -volonté de renoncement, un dégoût de tout; il se découvrait une âme à -la _Manfred_. Oui, c’était çà une âme à la Manfred. Et il la pressait -d’en finir, la suppliait de faire venir les actes pour la publication -de leur prochain mariage. On s’en irait vivre à deux dans une Thébaïde, -avec des fleurs, de vieux meubles qui disent les charmes désuets du -passé, avec des livres, des poètes aimés; dans la douceur alanguie -d’être ensemble on méditerait l’œuvre projetée, tout cela, sous un -ciel gorgé d’azur, près de la mer amoureuse et lascive d’un golfe -grec... non loin des fûts cannelés de rose d’un ancien temple hanté -par les palombes, parmi l’harmonieux cantique, le prurit fervent de -la terre d’Hellas exaltée par le Soleil et la Beauté. Une villa à -Sunium! Pouvoir dater ses lettres de Sunium, y songeait-elle? Cela -serait le noble exil de deux êtres qui réprouvent la laideur moderne, -l’exode serein de deux cœurs trop délicats qui retournent enfin vers -la glorieuse Consolatrice, vers la Grèce, toujours divine, vers la -Mamelle sainte de Beauté et d’Harmonie. Mais la vieille hésitait, elle -répondait par des phrases dilatoires. Rien ne pressait encore; dans un -mois ou deux on verrait: à l’heure actuelle elle avait trop de soucis, -trop d’affaires en suspens. Elle voulait pouvoir apporter à son cher -Médéric une pensée libérée de toutes sollicitations secondaires. Et -le gendelettre, afin de se consoler et de confirmer la veuve dans -l’idée que jamais elle ne dénicherait un mari aussi bien doué que lui -sous tous les rapports, témoignait d’une frénésie de jouvenceau que -la vieille enfournait sans protester et, pour la _Revue héliotrope_, -écrivait articles sur articles signés Camille de Louveciennes, -imperturbablement. Dans le dernier, comme tous les crétins qui n’ont -rien dans l’esprit, il avait dit la beauté de Venise, sur un mode à -faire crever de jalousie Maurice Barrès lui-même et il projetait une -exégèse des primitifs italiens à effacer Monsieur Huysmans. - -D’un autre côté, la maison devenait à peu près intenable, car -l’insurrection des bonnes n’avait été apaisée que pour un temps. Elles -se levaient à onze heures, hurlaient dès qu’on leur commandait quelque -chose, volaient comme des missionnaires, sans compter qu’il fallait -leur donner la pièce à chaque instant devant leurs menaces éhontées. -Elles s’autorisaient à des quolibets sur le gendelettre, ricanaient au -nez de la vieille, et venaient même frapper à leur porte pendant la -nuit en leur demandant, avec ironie, s’ils n’avaient besoin de rien. -Le père Saça, lui, était toujours couché, le dos en forme d’hameçon, -déclarant qu’il avait l’épine dorsale brisée en deux endroits, au -moins. On devait le nourrir de poulet et de gelée de viande, car il -n’acceptait plus d’autre aliment, l’abreuver de liqueurs et lui fournir -de l’argent pour faire le piquet avec un vieil ami qui, tous les jours, -venait le voir et partager les bons morceaux. - -Aussi, un soir, désireux d’avoir enfin une journée de liberté, lui -qui assumait tout seul la charge de la vieille et tenait tête au -domestique, Boutorgne pria sa mère de lui dépêcher une lettre où -elle l’informerait qu’elle était souffrante. Il reçut le télégramme -libérateur, partit et vagua dans Montmartre, en quête d’un ami avec -lequel on pourrait, le soir même, se livrer à une petite orgie. Siemans -fut introuvable, rue Pigalle. Il avait des histoires avec les héritiers -de la fille galante qui ne voulaient point reconnaître ses créances. -Le gendelettre, alors, se décida à grimper la rue Lepic, encombrée à -cette heure de la matinée par les marchandes au panier, harengères, -vendeuses de lacets, négociants en cresson et petits camelots barrant -les trottoirs pendant que les boutiques dégorgeaient, vomissaient -des étalages de viandes, d’épiceries, de beurres, de volailles, -aux tonalités et aux senteurs confondues. Les façades étroites des -débitants crevaient de pléthore, semblaient éclater comme des ventres -trop gonflés qui répandaient leurs intestins de légumes, leurs boyaux -de charcuteries diverses, pendant que la rue tout entière clamait -la gloire de la boustifaille. Des relents insidieux de fromages -traînassaient, dominant la fadeur des quartiers de bœuf éventrés, -d’un rouge brun, ou l’odeur pointue des éventaires de fruitiers. -Une fourmilière humaine s’activait, flairant au travers de la voie -déclive les denrées étalées, se ruant sur les mangeailles, grouillant, -s’écartelant, se disloquant dans les rues voisines, toujours renforcée -par des coulées adjacentes de ménagères ou d’hommes en pantoufles, -porteurs de cabas. - -Vue du terre-plein de la place Blanche, c’était une fresque -extraordinaire, d’une vie énorme, un assaut gigantesque vers la joie de -manger, une artère excessive, une aorte monstre, charroyant, le long de -ses boutiques lie de vin, le sang et la nourriture de tout un coin de -cité. - -A l’angle de la rue de Maistre, un groupe de gens dessinait un cercle -placide et amusé, d’où partaient des rires et des encouragements à une -présumable bataille, car deux cannes s’enlevaient au-dessus des têtes, -à l’intérieur du cercle, et retombaient rythmiquement. Le gendelettre -s’approcha et, parvenu au premier rang des curieux, tout en jouant des -coudes, sa stupéfaction fut profonde. - -Sarigue et le comte de Fourcamadan se torgnolaient là, en tout -loisir et toute sécurité, circonscrits d’une triple haie d’individus -exhilarants et épanouis d’aise par ce spectacle toujours consolateur et -très fréquent dans Montmartre. - -—Le comte Gaspard de Fourcamadan est un escroc! vociférait Sarigue en -présidant de son mieux à l’envolée et à la chute de son rotin sur les -épaules armoriées. - -—Cet homme sort du bagne, Andoche Sarigue est un assassin! piaillait le -comte d’une voix de matou asexué. - -Il avait la figure résillée de rouge, un œil déjà violet; les revers -arrachés de son veston pendillaient lamentables, et il reculait, se -sentant le moins fort, pendant que les boucles frisottantes de sa -chevelure huilée de bardache napolitain lui coulaient sur le nez. - -—Ah! ça personne ne viendra donc nous séparer, implora-t-il, en dardant -sur l’entourage peu secourable des regards éperdus. - -Le prosifère dut se précipiter entre eux. Mes chers amis, voyons? -vous... un gentilhomme et un artiste se colleter ainsi comme des -portefaix... Ah! non vous m’affligez.. - -Le comte de Fourcamadan s’était accroché à son bras tout heureux du -secours imprévu. - -—Vous m’emmenez, n’est-ce pas Boutorgne? Ah! oui vous m’emmenez, je -vous conterai la chose... - -Et il lui détailla toute l’affaire. Sarigue lui avait pris sa femme. -Oh! cela n’était pas niable: il était cocu. Mais d’autres l’avaient -été avant lui, et le seraient bien après. Puisque Molière, Napoléon -et Hugo n’y avaient pas échappé il n’y avait aucun déshonneur à cela. -Il s’en serait consolé facilement. Mais voilà, Sarigue l’avait fait -jeter dehors par sa belle-mère laquelle trouvait enfin une aide et un -point d’appui pour réussir cette combinaison qui lui souriait depuis -longtemps déjà. Sarigue avait donc tenté cette randonnée non pas -tant sur la personne de la comtesse que sur son avoir. Oui, ce qui -l’avait séduit par dessus tout, c’étaient les 8.000 livres de rentes -du ménage, la maigre provende dont on vivotait chichement. Lui, le -comte n’avait que sa noblesse, son blason indéniable et son talent -d’auteur dramatique qui, avant peu, bien sûr, finirait par conquérir -les scènes du boulevard. On avait beau dire, trois de ses actes étaient -reçus au Gymnase et il en avait quatre aussi d’acceptés au Vaudeville. -Jadis les gentilshommes se faisaient verriers, lui avait préféré se -faire écrivain dans l’espoir de reconstituer un jour, avec les droits -d’auteur fabuleux, l’hoirie familiale dissipée par le feu comte, son -père. Mais comme jusque-là, il n’avait pu apporter quoi que ce fût au -ménage, sa belle-mère—qui n’était plus par les Boisrobert—sa belle-mère -qui avait une âme de boutiquière sordide avait louché sur la rente -mensuelle de deux cents francs dont Sarigue était détenteur. C’était -toujours ça. Le père de celui-ci, huissier en Tunisie, avantageait, -en effet, sa progéniture d’une pareille munificence et la mère de la -comtesse, cette vieille harpie—qui n’était plus du tout sa cousine par -les Montlignon, mais bien la veuve d’un marchand d’huiles de Béziers -décédé dans la déconfiture—avait escompté l’héritage du recors tunisien -qui devait revenir à Andoche Sarigue un jour ou l’autre. Bref, sa femme -l’avait plaqué là, lui poussant, un beau soir, la porte au nez et le -jetant sur le pavé avec ses hardes. Ah! il était frais, maintenant! A -quarante ans passés, il fallait se refaire une situation. Et tout cela, -pour avoir commis l’imprudence d’amener ce sale individu dîner une fois -chez lui! Si encore il s’était contenté de la femme seule, cela pouvait -aller, mais ce scélérat avait tout piraté: la matérielle, les rentes, -la villa sur les bords de l’Oise. Il s’était installé en maître dans la -place chaude et tous les jours, deux ou trois fois, contait le drame -d’Algérie à sa belle-mère, une vieille liseuse de romans. Désormais, -lui, le comte de Fourcamadan devrait retourner à sa vie de bohème, -reprendre les expédients du passé, faire d’affreux métiers, car son -actuel emploi de critique dramatique à l’_Aurige_ de Montmartre ne le -nourrissait pas. Il ne détenait plus qu’une ressource: le suicide, un -homme de son rang ne pouvait consentir à déchoir deux fois. - -Planté devant Boutorgne, il s’empara d’un de ses boutons, pendant que -son poing droit, dardé en l’air, menaçait les dieux. - -—Oui, mon cher, en un seul jour, j’ai perdu une femme, un enfant, une -fortune et une maison de campagne..... tout ça pour avoir été trop -confiant..... - -Il se répandit encore en récriminations. Sarigue n’avait-il pas eu -l’audace, le matin même, de lui dépêcher deux témoins: un pontife du -journalisme et un _tartinier_ de moindre encolure qui étaient venus -lui demander, au saut du lit, une réparation par les armes. Le comte -de Fourcamadan, qui cousinait avec les Montmorency, ne pouvait pas -croiser le fer avec un homme qui avait fait cinq ans de bagne et se -trouvait par cela même disqualifié. Non, lui portait une fleur de lys, -en verrouil, dans son blason, l’autre la portait sur l’épaule. C’était -ce qui les différenciait. Il avait eu beau l’expliquer aux seconds de -Sarigue, ceux-ci s’étaient emportés. Le pontife, à qui son altitude -imposait la retenue dans le discours, avait fait un signe à son -compagnon: - -—Je vous donne licence de qualifier ce Monsieur comme il le mérite, -avait-il proféré; et l’autre l’avait alors traité de lâche, lui -disant qu’il était comte «comme ses pieds», et que sa mère avait dû -le procréer d’un marmiton, derrière une porte, un soir d’orage. Sa -femme de ménage, appelée à la rescousse, en désespoir de cause, les -avait expulsés à coups de tisonnier, et deux heures après, alors qu’il -sortait pour porter sa copie à son petit canard, l’amant de sa femme -lui était tombé sur le dos, la canne haute. Il allait porter plainte et -le faire renvoyer à Cayenne. Cela ne traînerait point. - -Le noble comte ne mentait pas, le rapt de sa femme par Sarigue avait -bien été condimenté d’un cartel inattendu. Car c’est un fait à noter, -un trait précieux des mœurs contemporaines: les marlous bourgeois ne -lésinent jamais sur le point d’honneur. Ils s’envoient réciproquement -des témoins à tour de bras, se hâtant, du reste, de se modeler ainsi -sur leurs collègues du boulevard extérieur. Ceux-ci vident leurs -querelles au couteau, illuminent leurs écailles de l’éclair du surin, -sont très chatouilleux sur les atteintes portées à leur lustre -individuel et font tête au sergot en la suprême défense du sanglier -coiffé par les chiens, qui joue du boutoir en toute beauté. Aussi leurs -confrères en chapeau de soie se sont-ils empressés de ne point laisser -tomber en désuétude les coutumes de la Tribu. Dans Paris, du matin -au soir, circulent des Messieurs très bien qui vont portant le défi -de leurs commettants ichtyoïdes. Depuis l’entretenu légal, celui qui -a épousé la fille du tripier de Chicago, la milliardaire américaine, -celui qui restitue les fastes du passé et traite les rois de passage -comme Fouquet traitait Louis XIV: M. Boni de Castellane, par exemple, -jusqu’au plus petit _maqueraillon_ qui se respecte, tous ne barguignent -pas sur l’offense et pratiquent Chateauvillard sans omission. Il est -à présumer que Gastinne Renette et les salles d’escrime pourraient -fermer boutique du jour au lendemain s’ils n’étaient point assurés de -cette indéfective clientèle. - -Boutorgne en soutenant de son mieux l’aristocrate contondu, -l’introduisait chez un pharmacien où il pourrait se faire retaper, -rechampir de bandelettes et de sparadrap pour, ensuite, circuler -décemment dans l’apparence d’un Monsieur qui vient d’être victime d’un -accident d’automobile. - -—N’est-ce pas, très cher, pour tout le monde c’est un accident de -voiturette, avait prié le comte, et le gendelettre en était tombé -d’accord. Sur le seuil du potard, le _prosifère_ se retourna, pour voir -ce qu’était devenu Sarigue. Celui-ci était resté entouré de trois ou -quatre autochtones de Montmartre, qui le complimentaient sans doute sur -sa vaillance et recevaient de sa bouche le détail et le commentaire -de ses exploits. Mais quand il vit Boutorgne et Fourcamadan engagés -dans l’emporium à bocaux, il fit demi-tour brusquement, prit le pas -de course et fila par le haut de la rue Lepic, dans la direction de -son domicile, comme si, désormais, il n’avait plus un seul instant à -perdre. L’amant de la Truphot alla poser alors une main protectrice -et amie sur l’épaule du comte, dont un commis, armé d’une sorte de -coquetier et d’une petite éponge, lotionnait les orbites. - -Au café de l’_Aiglon_—un des centres les plus actifs du putanat -montmartrois—où tous deux accostèrent peu après, Boutorgne proposa -une petite débauche pour le soir; justement il était en fonds. Le -comte n’aurait qu’à se coiffer d’une casquette anglaise, à endosser -un cache-poussière que l’on irait quérir chez un sien ami chauffeur -demeurant tout près, et il passerait aux yeux de tous pour une -intéressante victime du sport. Fourcamadan paraissait enchanté. La -perspective de se riboter avec des grues lui faisait oublier tous ses -récents désastres. C’est cela, on prendrait au passage deux acteuses -d’un théâtre de la rue Blanche à qui—cela tombait bien—il avait promis -un coup d’encensoir dans son papier et on soupaillerait de compagnie. -Mais, s’étant enquis si Boutorgne comptait, après la fête, s’expédier à -Suresnes et ayant reçu une réponse négative, le noble comte réfléchit -une minute, fronça le front comme pour donner plus d’acuité à ses -concepts et changea d’avis tout à coup. Il avait trop présumé de ses -forces, dit-il. Voilà qu’il se sentait envahi par une migraine à faire -éclater le couvercle de son crâne, un mal de tête furibond, résultat -de ses émotions du jour. Et puis, il était tout moulu, courbaturé -atrocement. Il n’éprouvait aucune honte à le confesser: il n’était -point fait pour les pugilats. Le matin du jour où, en duel, il avait -reçu dans la cuisse la balle du prince Murat, ce qui était une blessure -noble, on lui aurait demandé de faire la fête, le soir, qu’il aurait -marché. Mais aujourd’hui, il était écœuré par l’odieux de ces procédés -de coltineur. Il préférait rentrer, oui, se mettre à la diète et demain -après deux bons massages, il n’y paraîtrait plus. - -Boutorgne dut le quitter après qu’il eût plusieurs fois consulté sa -montre et requis un indicateur: un train qu’il lui fallait prendre -à la fin de la semaine, expliqua-t-il. Et le _prosifère_ décida de -rejoindre Irma, une vieille connaissance du quartier latin, une fille -énorme, à la fressure toujours en émoi, qui pour moins d’un louis, -vous précipitait, une nuit durant, en des spasmes avantageux et de la -meilleure qualité. - - - - -X - - -Débarqué à Suresnes, le lendemain, sur les deux heures de l’après-midi, -Médéric Boutorgne précipitait le pas de ses petites jambes car il était -porteur de nouvelles affriolantes qui devaient, à son sens, faire -escalader à la veuve les différents échelons de l’allégresse. D’abord, -le dernier Camille de Louveciennes, de la _Revue héliotrope_, avait -été reproduit, _in extenso_, avec des commentaires laudatifs, par les -_Cahiers helvètes_, un fascicule de Lausanne dont le secrétaire de -rédaction était un ami à lui. C’était un article sur les primitifs -flamands du Louvre, réfléchis par son propre entendement, par le miroir -de son âme, après que la Truphot, au préalable, eût fait circuler ses -dires à travers les provinces radieuses de son esthétique personnelle. -Car la vieille avait des idées, beaucoup de concepts avantageux sur la -peinture en particulier. Elle détenait des aperçus qui eussent fait -passer Joris Karl pour un sacristain wallon, rien qu’à la confrontation -avec les verdicts de ce dernier; elle donnait aussi l’envol à des -théories que le sar Péladan n’eût pas répudiées pour se faire honneur -dans les salons où l’on calamistre le cinède. Puis, Médéric Boutorgne -serrait contre son cœur un précieux papier, une lettre bizarre reçue -le matin même qui, si elle n’était pas une pure fumisterie, promettait -quelque chose d’invraisemblable, un spectacle d’un haut ragoût pour -quiconque, comme lui, faisait partie des Lettres françaises. On se -rendrait à l’invitation formulée en cette épître avec la Truphot. Comme -tout arrive dans le monde de la Littérature, surtout les faits du plus -pur maboulisme, on pouvait—d’après le contenu de l’épistole et la -personne du signataire—conjecturer ce qu’il y avait de plus formidable -dans l’insolite et l’imprévu. - -Il se fit reconnaître, à la porte, en prononçant à trois ou quatre -reprises les paroles cabalistiques destinées à lui valoir l’accès de -la maison, car la veuve, toujours embastionnée, avait institué tout un -jeu de formules convenues afin que l’aventure de l’autre soir ne se -renouvelât pas. Parvenu en trois sauts jusqu’à la salle à manger, le -gendelettre, tout à coup, recula d’un pas et resta bouche bée, anéanti, -comme si un aérolithe venait soudainement de choir à ses pieds. - -Devant un petit guéridon poussé contre la table non desservie encore et -qu’encombraient les reliefs du déjeuner, la veuve, Justine, la femme de -chambre, Sarigue et le comte de Fourcamadan faisaient tranquillement un -petit poker à quarante sous de relance. - -—Cent sous et deux francs de mieux, disait l’Africain à l’homme -blasonné..... un carré de rois, rien que ça... votre full aux valets -est comme les pièces de Jules Lemaître, ou la parole d’honneur de -Truculor, il ne vaut rien... j’empoche. - -—Et moi qui avais un brelan d’as; bien sûr je me serais déshabillée -dessus, déclarait la Truphot, par manière de parler, sans que ses -partenaires parussent sursauter d’effroi à l’audition d’une telle -menace. - -—Quoi?... c’est moi qui _le suis_ et, contrairement aux proverbes qui, -décidément, sont la sagesse des imbéciles, c’est lui qui a la veine. -Non, mais, vous n’allez pas nous regarder comme ça, avec des yeux -grands comme des plaques tournantes, continuait le comte qui, cette -fois, interpellait Boutorgne à qui l’émotion venait de retirer l’usage -de la parole, comme le jour du dîner où il devait emporter de haute -lutte l’amour de Madame Honved. - -La veuve perdait douze louis que Sarigue et Fourcamadan empochaient par -part à peu près égale. - -—Ils ont couché avec elle... ils ont couché avec elle... se désespérait -_in petto_ le malheureux prosifère se rappelant tout à coup la fuite de -Sarigue la veille, dans le haut de la rue Lepic, et le manège du comte -refusant sa petite noce dès qu’il l’eût assuré qu’il ne devait pas -rentrer le soir même à Suresnes. - -—Je suis frit... c’est sûr... Mais voyons, Fourcamadan n’est parti que -le second; il a dû être distancé. - -Sarigue l’inquiétait peu quoique très redoutable dans les choses -d’amour. Mais il devait épouser la comtesse après divorce et avait été -fiancé par la veuve. Avec lui rien de durable n’était à craindre. Il ne -devait avoir comme but que de soutirer quelque somme. Le péril, c’était -l’autre qui se trouvait sur le pavé maintenant et n’avait plus d’autre -ressource que de placer son titre à nouveau. Si la veuve s’excitait -sur les armoiries, il n’y avait pas à dire, il était fichu, lui. Tant -d’efforts, tant de sales besognes acceptées et réalisées pour rien... -Ah! c’était bien là sa chance coutumière. - -Le comte ajustait présentement sur lui un visage d’un effroyable -coloris; ses deux orbites tuméfiées, d’un violet exaspéré se -nuançaient du savant dégradé des couchers de soleil; des cercles -concentriques de rose et de bleu sombre rayonnaient jusqu’au milieu -des joues recouvertes, elles aussi, par les torgnoles de la veille, -d’une frottée de pastels tenaces et polychromes. Le nez, au centre de -sa petite face chafouine, deux fois grosse comme le poing à peine, -se boursouflait sous une pourpre vineuse, et la lèvre inférieure se -gonflait, d’un rouge sale, tel un bourrelet de porte-fenêtre mal essuyé. - -Et puis il avait eu l’idée, plusieurs jours auparavant, de laisser -pousser sa barbe, une barbe qui était maintenant d’un noir sans -entrain, piquetée de blanc et qu’on aurait pu utiliser assez -pratiquement déjà comme brosse à décrotter, étant donnée son -inéduquable rugosité. - -Evidemment, avec un pareil extérieur, peu susceptible de déchaîner -les frénésies, il n’avait pu embarquer dans la couche de la Truphot, -diagnostiquait Boutorgne pour se conforter. Fourcamadan riait -d’ailleurs, s’avérait au mieux désormais avec son agresseur de la -veille qu’il tutoyait même par instants, réconcilié sans doute par -quelque flibusterie réalisée en commun. Le larcin de la femme, de la -fortune et de la maison de campagne paraissait avoir été amnistié par -lui, déjà. En gentilhomme qui sait vivre, il ne le chicanerait plus -dorénavant à propos de pareilles misères. Il avait été le moins fort, -et pour une fois le moins roué. Il acceptait l’ukase de la Fortune, en -patricien qui ne récrimine pas inutilement. - -Médéric Boutorgne, toujours sans voix, conservait l’apparence d’un -malheureux inopinément statufié. Il expirait de petits soupirs -d’angoisse et n’arrivait pas à proférer la moindre phrase. Cet -homme-là, certainement, était né _stupéfié_; il avait l’ébahissement -congénital. Malgré tout, en cette minute encore, il se trouvait plus -de savoir-faire qu’aux camarades et ne doutait point de l’issue du -tournoi. Sa campagne antérieure—d’une scélératesse si niaise—lui -apparaissait comme une petite merveille de rouerie compliquée. On -verrait bien qui l’emporterait en définitive. - -—Non, mais tournez-vous..., dit le comte peu difficile sur le choix de -ses plaisanteries, en désignant le gendelettre à ses compagnons, non, -mais il en bave comme un escargot qui regarde découcher sa promise... - -La vieille s’esclaffait, sans rien trouver d’injurieux au quolibet, -étant de trop bonne compagnie et ayant l’esprit assez large, par -surcroît—comme elle le disait souvent—pour ne pas tolérer les facéties -de ses invités. Tout cela l’amusait. Jamais elle n’avait été courue de -la sorte, même au temps de sa jeunesse, à l’époque de Monsieur Truphot; -d’autre part, peut-être, ne prenait-elle pas Boutorgne très au sérieux. - -—Eh! bien quoi? Arrivez donc, on va vous faire un jeu, commandait le -héros passionnel. - -—Amitiés à tout le monde, finit par évacuer le dérouté Médéric en -serrant les mains tendues et en baisant celle de la veuve. Excusez-moi, -j’ai marché si vite... un peu de dyspnée... et puis voir le comte dans -cet état. - -—Un accident d’automobile, les journaux sont pleins de ça... ce matin; -nous avons culbuté avec le duc de Valfreneuse à la descente de la côte -de Picardie. N’est-ce pas Sarigue? - -—Certainement, répondit l’autre avec le sérieux qu’il devait avoir -usagé pour répondre, jadis, au Président des assises. - -—J’apporte des nouvelles épatantes, réexpectora Boutorgne résolu à -pallier le désastreux de son arrivée. - -—Ah! oui, elles doivent être fraîches vos nouvelles, elles sont au -moins contemporaines de la première dent de Sarah Bernhardt, ou de sa -prime scène d’amour avec Damala, quand celui-ci posa sa blanche main -sur la gorge aussi immatérielle que déjà avancée, ce qui s’appelait, -en 82, _la prise du mamelon vert_... Non, mais nous prenez-vous pour -des gens sans accointances avec les gazettes?... On les connaît vos -nouvelles... Vous allez nous apprendre, n’est-ce pas, que M. Éliphas -de Béothus, le type qui voulait détruire la planète, le soir du dîner, -vient d’être arrêté pour avoir assassiné cinq personnes?... ironisa le -comte gouailleur à l’adresse du prosifère. - -—Comment vous savez? je tiens la chose d’un camarade qui est attaché -au Cabinet du préfet... aucun communiqué n’a encore été fait aux -journaux... répliqua Boutorgne. - -—Nous savons tout, fit Fourcamadan, sentencieux, l’index levé, et en -braquant sur l’autre son visage coloré comme un ciel d’Orient... Nous -savons bien d’autres choses encore... Celle-ci, par exemple; à moins -d’être menteur comme l’_Agence Havas_, vous confesserez que vous êtes -porteur d’un papier extravagant, dont la teneur est identique à ce qui -suit... - -Et le comte, debout au milieu de la pièce, se mit en devoir de donner -lecture, d’une voix crécellante, de la missive reçue par la Truphot, le -matin même, et en tous points semblable à celle que le gendelettre, en -surprise, se préparait à notifier son auditoire: - - Hôpital Ambroise Paré. - Place de la Nation. - Salle Velpeau. - - _Le plus notable Réprouvé des Temps modernes, à qui Dieu décerna - l’inconcevable honneur d’être choisi entre deux milliards de créatures - humaines, afin d’être supplicié durant vingt années sur un Calvaire - d’angoisse qui, seul, peut rivaliser avec le Golgotha_: CELA POURRA - RACHETER LE MONDE DE TROIS MILLE ANS DE POURRITURE LITTÉRAIRE, - _Jacques Paraclet, pour le nommer, informe les personnes qui, de - près ou de loin, s’intéressent encore à l’art d’écrire, qu’il tient - actuellement, à l’hôpital Ambroise Paré, l’emploi de moribond_. - - _Démuni des quarante sous nécessaires pour intéresser à son trépas - l’infirmier de service, il entend ne pas être privé des témoins_—LES - MÊMES—_qui, jadis, contresignèrent de leur présence les profitables - râles et les délicieuses convulsions du Fils de l’Homme. D’autre - part, comme il s’est toujours montré respectueux des plus légitimes - désirs de ses contemporains et qu’il n’ignore pas ce qu’on doit à ses - semblables, il fera le possible pour ne priver aucun individu de bonne - volonté du spectacle consolateur de son agonie_. - -Boutorgne était atterré. Le comte lui avait coupé ses effets un à un. -Mais les opinions fusaient déjà. - -—C’est une fumisterie, comme lui seul sait les conditionner, prononça -Sarigue. - -—Raison de plus pour y aller, répliqua la Truphot qui, sans doute, -n’en avait pas eu pour ses quinze louis et espérait quelque supplément -ultérieur. - -—S’il s’emploie à décéder, comment voulez-vous qu’il ait pu lancer -des faire-part? reprenait, avec assez de bon sens, le compatriote de -Jugurtha. - -—Oh! c’est un homme de précaution; je le connais: il devait les porter -sur lui depuis plusieurs années, en toute prévision; il n’y avait sans -doute que le nom de l’hôpital à apposer, émit Boutorgne. - -—Puisque c’est gratuit, pourquoi n’irions-nous pas? trancha le comte. - -D’un commun accord, il fut décidé qu’on irait. - -Et comme la petite bande, une demi heure après, s’engouffrait dans la -gare, le comte tira Sarigue par la manche, le ramena un peu en arrière -des autres en lui prenant les mains, et lui coula dans l’oreille, lui -parlant de sa femme qui, la veille, accompagnée d’un homme de loi, -avait envahi l’ancien domicile conjugal pour sauvegarder les meubles et -les nippes lui appartenant par contrat. - -—La comtesse est d’une nature aimante... tâchez d’être très caressant -avec elle... hier, elle m’a fait une scène... vous avez dû la -négliger... je ne voudrais pas qu’on se quittât en gens mal élevés... - - - - -XI - - -Une heure après cette lecture, toute la bande débarquait à la gare -Saint-Lazare. On s’entassa dans un fiacre pour gagner l’hôpital, et -comme justement on se trouvait être au jeudi—jour de visites—cela -allait au mieux, à moins cependant qu’on ne se présentât après l’heure -de fermeture des portes. Jusqu’à la place de la Bastille, tout marcha -parfaitement, mais là survinrent des incidents qui firent croire qu’on -n’arriverait jamais. Près de la colonne, le cheval se cabra à demi, -s’enlevant, tout à coup, dans les brancards, avec ce qui restait de -force nerveuse dans sa carcasse de bête boulimique insuffisamment -sustentée. Un bicycliste chassieux, coiffé d’une casquette à carreaux -noirs et blancs, les bas tombés sur les talons et découvrant des tibias -ennemis du savon, venait de lui passer sous les naseaux avec un cri -guttural, et maintenant il filait, exagérant la rotondité simiesque de -son dos, pendant qu’il adressait au cocher le vocable ayant servi de -pétarade dernière à Waterloo, vocable qui devait, à n’en pas douter, -constituer pour lui, comme pour la plupart de ses pareils, le lustre -principal de sa conversation. Maintenant l’automédon vociférait à son -tour, réquisitionnait dans ses lectures de l’_Intransigeant_, dont -la manchette dépassait la poche de sa houppelande, de péjoratives -épithètes, qu’il lançait de loin, à la volée, contre son ennemi occupé -à virer dans le tournant de la rue Jean Beausire. Un moment même, bien -que Boutorgne se fût accroché à ses basques, il parut vouloir l’y -suivre, le fouet haut, pour affirmer, sans doute, la supériorité et le -brio de sa coprologie alimentée aux sources des meilleurs polémistes. -Mais un autre pédard survint, coiffé celui-là d’un képi bahuté de -collégien, qui recommença la même manœuvre, et décocha comme invectives -à l’homme au chapeau ciré les noms de deux temps des verbes latins, que -celui-ci prit pour d’effroyables injures. - -—Sale supin... bougre de gérondif... - -—Quoi qu’il dit... l’entendez-vous... C’est toi qui en est un de supin, -hé youpin... vermine cosmopolite... fils de Franc-Maçon... vendu à -l’Allemagne... immonde dreyfusard!... tonitruait le cocher congestionné -qui fouaillait sa bête pour rattraper le cycliste échappé. - -—Cent sous si vous nous jetez à Ambroise Paré avant dix minutes, cria -Sarigue, en désespoir de cause. - -—Ah! pour sûr; faut qu’ça soit pour vous, mon prince, sans ça j’aurais -préféré rater ma _moyenne_ et lui arracher les oreilles à ce sectaire, -répliqua, en pointant sur la gare de Vincennes, l’homme de l’Urbaine -dont la triste destinée était de passer toute sa vie avec un ou des -bourgeois au derrière. Des passants amusés stationnaient au large -sur le terre-plein; un garde municipal tirait sa moustache cirée en -faisant miroiter complaisamment au soleil la bague d’argent, à chaton -bleu, qu’il portait à l’annulaire. Deux ébénistes s’étaient arrêtés -au ras du trottoir, l’un portant sur l’épaule un fronton, et l’autre -un panneau de lit, d’un style dit _Henri II_, dont la prépondérante -hideur réussit à contenter les bourgeois les plus difficiles, en mal -d’agencement mobiliaire, et dans lequel la plupart d’entre eux aiment à -se reproduire et à confabuler. - -—Tiens, pige donc l’aztèque de la haute... en v’la encore un qui a été -fait avec du sperme coupé d’eau... dit le premier en désignant le comte -de Fourcamadan dont le visage s’adornait toujours d’un coloris digne -d’une toile de luministe. - -—Sûr... il s’ra fait _sonner_ par Gérault-Richard, hier chez Vianey, -pour avoir interrompu le baron Millerand, ajouta l’autre. - -Tous deux se mirent à rire pendant que le comte criait à son tour, de -sa voix suraiguë. - -—Dix francs... vous entendez cocher... dix francs. - -—Un demi-louis, ah! votre Altesse est aussi généreuse que le général -Boulanger: c’est juste ce qu’il m’a donné pour le mener à la gare du -Nord, quand il a filé dare dare sur Bruxelles... car c’est moi qui l’ai -trimballé. - -La compacte fourmilière du faubourg Saint-Antoine, avec sa senteur -de bois vernis, avec son grouillement d’êtres enfiévrés coulant le -long des boutiques, obstruant la chaussée en un perpétuel prurit -d’activité, se fendit devant le fiacre dévalant à toute allure sur les -durs pavés pointillés, de loin en loin, par les taches d’or du crottin. -Les bars multicolores, tassés drus, sur la devanture desquels des -inscriptions en grosses lettres vertes ou blanches vantaient la qualité -des petits noirs et des alcools démocratiques—l’alcool, ce stupéfiant -maudit qui, avec son complice, le journal patrioteux, cette machine à -crétiniser les masses, interdisent pour jamais à l’artère plébéienne -de susciter un nouveau Santerre avec ses tambours—dévalaient les uns -après les autres. Puis ce furent au moins deux kilomètres d’armoires -à glace—écueil de la vertu faubourienne—et des pelotons compacts -d’hygiéniques tables de nuit, devant lesquelles, en veston bourgeois, -les patrons, bergers de ces meubles placides, faisaient la retape en -distribuant des prospectus de couleur avec obstination. - - * * * * * - -Faubourg Antoine! Terre magnanime d’où s’envola la Liberté! Tu t’égales -à la Voie Sacrée dans la mémoire des hommes à jamais reconnaissante. -Et ton histoire est plus belle si elle fut plus brève! C’est toi -qui traduisis pour la première fois la colère des Plèbes; c’est toi -qui suscitas les piquiers en haillons sublimes dont les framées -révolutionnaires, chevelées de rayons par l’astre de Messidor, allaient -faire entrevoir au Monde les clartés rénovatrices. Il déboula d’une -de tes mansardes, le Canonnier en qui hurlaient les voix de quinze -siècles d’esclavage demandant vengeance, le Canonnier du 10 Août qui, -allongé sur sa couleuvrine comme sur une femme amoureuse, prolongeait -son plaisir, n’osait point se relever dans la peur de voir s’abolir -trop tôt la volupté qu’il goûtait à te tenir enfin à la gueule de sa -pièce, ô Royauté. Il venait d’une de tes ruelles, le Forgeron divin -qui, dans les Tuileries prises d’assaut, dans le lit royal où s’était -continuée la lignée d’exaction, dans le lit encore chaud des caresses -de l’Antoinette, prit la parole au nom du Peuple, s’accroupit, et, -tranquillement... déféqua... - -Et tu connus toutes les générosités et toutes les clémences, immortel -Faubourg! Dans la victoire, tu allas jusqu’à sauver l’honneur de tes -plus cruels ennemis. On peut dire que, grâce à toi, Louis XVI a eu -toutes les chances dans la vie. De cocu ridicule et de roi imbécile -qu’il était, tu en fis un monarque sympathique aux populations -sentimentales. Quatre-vingt-treize dramatisa sa vie inepte de serrurier -couronné, de Bartholo diadémé. Il n’y eût pas jusqu’au 21 Janvier -qui ne fût pour lui un don du destin. Mieux encore, au moment où sur -l’échafaud il se préparait à donner l’envol à quelque confondante -stupidité, au moment où il allait proférer quelque solennelle sottise -dont il aurait porté le poids devant la postérité, tu eus pitié de lui -et ordonnas à Santerre de lui retirer la parole. - - * * * * * - -Au coin de l’avenue Ledru-Rollin, un gamin vêtu d’un sarrau de -percaline grisâtre, effrangé et roussi, où s’inscrivaient les carrés -plus foncés de multiples pièces, un gamin albinos aux yeux vermillon, -occupé à enfouir un piège à moineaux parmi un copieux amas de fiente -chevaline, voulut fuir devant le subit surgissement du fiacre. Son -pied s’embarrassa dans les ficelles noirâtres qui coulaient de ses -brodequins délacés et il s’allongea sur le ventre en piaulant d’une -voix éperdue, hors de la portée des roues cependant, mais après avoir -culbuté dans sa chute, au bord du trottoir, une marchande de marée -dont les paniers déversèrent sur le sol des poissons blanchâtres et un -torchon immonde, empesé de sang caillé auquel, pendant la vente, elle -s’essuyait les doigts. - -Maintenant le gamin, qui s’était relevé, hurlait plus fort, se frottait -les genoux, brandissait le poing droit, et injuriait le fiacre déjà -loin, en répétant frénétiquement: - -—Sales bourgeois... Sales bourgeois... - -La ventraille d’un hareng, qu’il avait écrasé en tombant, adhérait -encore à ses cheveux et pendillait le long de sa joue. Un cercle -s’était formé autour de lui. Des mégères s’exerçaient à l’éloquence -imprécatoire... Un garçon tonnelier et la marchande de marée, faisant -claquer son torchon rouge comme un drapeau, couraient après le véhicule -en s’efforçant de le rejoindre... - - —Arrêtez-les... Arrêtez-les... ils viennent d’écraser un enfant... - sous les yeux de sa mère... - -Il était deux heures trente-cinq comme ils passèrent enfin devant le -concierge de l’hospice. Précédés d’un garçon de salle alléché par -l’espoir d’un appréciable pourboire, ils traversèrent alors des cours -calamiteuses où pointait un gazon tenace, longèrent des bâtiments -rectilignes, badigeonnés de frais, enduits d’un crépi mélancolique, qui -semblaient exsuder tout ce qui peut être suspecté en fait de douleur ou -de misère et derrière lesquels venait battre sans trève l’inlassable -remous des géhennes humaines. C’était un des terrains de manœuvre -favoris, un des champs d’évolutions préférés de la Mort, dont on aurait -tort, en somme, de médire, puisqu’elle est, après tout, la seule chose -douce que la Nature, en une heure d’attendrissement et de pitié, ait -laissé tomber sur la terre en partage aux hommes. N’est-ce pas elle -seule, en effet, qui a le pouvoir d’éteindre les hurlements de damnés -qui s’échappent de ce monde supplicié et qui vont portant l’effroi -et la désolation jusque dans les espaces cosmiques? Ce n’est pas sa -faute à Elle si l’humanité imbécile s’acharne à faire de la vie et à -se continuer pour assurer la pérennité du Mal, de la Laideur et de la -Souffrance. - -Ils passeront devant la lingerie sur le seuil de laquelle jacassaient -deux sœurs au ventre énorme de bréhaignes bien nourries. - -—Nous n’avons pas fait grand’chose aujourd’hui, disait l’une, la -matinée a été très calme: nous n’avons coupé qu’une jambe. - -—Chez nous deux laparotomies et un trépan sur du vilain monde: des -filles-mères et un protestant... répliquait l’autre. - -Plus loin, dans le tournant brusque d’un couloir, la petite bande, tout -en se hâtant, se heurta à deux infirmiers qui débouchaient, convoyant -une civière. Les manches retroussées des deux hommes découvraient des -bras velus, cordés par des veines héliotropes, et un long tablier de -cotonnade bleue les sanglait autour des reins auxquels se maintenait -mal un pantalon de ceinture trop lâche qui coulait derrière les talons. -Sur le cadre de bois, recouvert d’un drap de grosse toile bise, quelque -chose de rigide, une forme imprécise et longue, fluctuait, tressautait -à chacun de leurs pas. C’était un cadavre. La Truphot, qui marchait -la première, recula, ainsi que les autres, instinctivement, et tous -se plaquèrent contre le mur dans un réflexe d’effroi. Les deux hommes -passèrent sans même les voir, occupés à mâchonner de vagues paroles, -des grommellements de colère. Mais, tout à coup, l’un d’eux, le second, -un grand maigre au teint de plomb, aux yeux charbonneux et éraillés, -s’arrêta net, forçant ainsi son compagnon, qui lui tournait le dos, à -interrompre sa marche, pendant que le mort, bousculé par ce brusque -arrêt, chavirait en partie sur le brancard et laissait pendre, en -dehors du drap, une jambe grêle et décharnée. D’une bourrade, l’homme -remit la jambe en place, rejoignit son compagnon, puis fouilla dans -la poche droite de sa cotte de toile pour en tirer une courte pipe de -terre et un cornet, un cône aplati de papier, d’où le «caporal», par de -multiples déchirures, fuyait en petites touffettes brunes. Un flot de -mots rageurs vint baver à ses lèvres. - -—C’est-i à croire! V’là que l’Administration nous supprime les dix sous -qu’on nous accordait pour la descente de chaque macchabée! - -La pipe bourrée et allumée, ils repartirent, arrivèrent près d’un -escalier dont le mur, à l’angle, portait un index surplombant le mot -«Amphithéâtre». La veuve et ses suivants les virent de rechef poser -le brancard, se rapprocher l’un de l’autre et reprendre leur mimique -indignée, épaule contre épaule; le grand maigre appuyant son discours -de coups de talon rageurs sur le sol. Quelque interne dut se montrer, -sans doute, au loin, car ils se mirent en devoir de ressaisir les -montants de la civière pour accoster la première marche, non sans que -le plus enragé des deux, retirant une seconde la pipe de sa bouche, -n’eût lancé un jet mol et long de salive noire dont la parabole -giclante et sans vigueur vint éclabousser le cadavre qui s’était -découvert dans la marche et que les cahots et les chocs tassaient sur -lui-même, faisaient se recroqueviller, tout petit et comme effaré, au -fond du brancard à nouveau brinqueballant. - -—Br... fit le comte, les sales garçons d’honneur que vous octroie -parfois la Camarde, quand on se marie avec elle!... - -La veuve en avait froid dans l’épine dorsale. Une carafe frappée qui -lui coulait dans le creux des os. Si elle avait su, certes, elle ne -serait point venue. Elle en aurait pour huit jours, au moins, à cuver -cette épouvante. Boutorgne fit diligence pour s’exhiber profond et -philosophe. Il plaça une phrase pessimiste, remémorée d’un livre. - -—Le voilà bien l’aboutissant final du spasme d’amour; fosse commune -pour fosse commune, hypogée pour hypogée, ceux de l’hydraulique -préventive, de la cuvette, étaient peut-être préférables... Le seul -moyen de narguer la Mort et de la terrasser à jamais, c’était de manier -l’injecteur contre la vie... - -Sarigue sursauta. Il controversa, pontifiant d’un geste arrondi en arc -de cercle qui faucha lentement l’air autour de lui. - -—Oui, mais nous n’aurions jamais eu alors Roméo et Juliette, Werther ni -René... Ce faisant, vous souilleriez l’amour et recouvririez la terre -d’un voile de deuil, de néant et de ténèbre..... - -—Quel forfait quand on pense qu’on aurait pu détruire ainsi avant la -lettre, en cette époque seulement, Aurélien Scholl et Paul Bourget... -celui qui fit des calembours immortels, qui porta l’esprit français -à son apogée, et l’autre qui déchiffra enfin le rébus des âmes, -surenchérit le comte dressé sur les ergots, en érigeant, au dessus de -l’épaule du gendelettre, le prisme solaire de ses contusions faciales. - -—Laissez le donc, il est toujours sentimental comme ça... il paraît -très sérieux à la surface et il se moque au fond des choses les plus -saintes; il blasphème la mort et ne respecte même pas l’amour, conclut -la Truphot froissée dans ses délicatesses. - -Médéric Boutorgne comprit qu’il venait de brandir une gaffe de -plusieurs décamètres. Un froid intérieur racornit ses viscères. -Diable! il semblait mal en cour près de la veuve, depuis l’intrusion -des deux autres! On avait dû le desservir sans doute. Il voulut en -avoir le cœur net. Dix pas plus loin comme on allait arriver enfin à la -salle Velpeau il poussa dans l’angle d’une fenêtre Sarigue qui marchait -le dernier. - -—Vous aviez donc besoin d’argent que vous êtes venu à Suresnes? - -—Oui, mon petit, répondit cyniquement l’autre, il me faut 2.000 francs -pour éteindre une dette... une vieille dette qui pourrait indisposer ma -future belle-mère. - -—Vous les aurez, je m’en charge, mais pourquoi le comte cuisine-t-il -Madame Truphot, lui aussi. - -—Ah! ça, c’est votre affaire, mais je vous conseille de vous méfier, il -a un titre à placer vous comprenez... dame! son blason pourrait bien -concurrencer votre littérature. - -Médéric Boutorgne rougeoya d’une pourpre de colère, ce qui était -peut-être sans précédent dans sa vie. Il exhaussa son maigre torse -ampoulé, leva le poing, et hors de lui, dédaignant le langage choisi, -il devint nature, s’exprima comme aurait pu le faire un de ses -confrères de la périphérie. - -—Gare à lui... gare à lui... s’il s’avise jamais de _marcher dans mon -boulot_... - - - - -XII - - J’entrerai dans le ciel avec une couronne d’étrons... - - JACQUES PARACLET. - - -La salle Velpeau était trop petite pour contenir tous ceux qui -avaient répondu à l’extraordinaire invitation de Jacques Paraclet. -La plupart conjecturaient la fumisterie bizarre, le comportement -paradoxal dont le pamphlétaire catholique était coutumier. Mais -quelques imbéciles étaient accourus dans l’idée que cela _pourrait -bien être vrai_. D’autres, des _vedettes_ notoires se dissimulaient, -cachant leur figure derrière le chapeau tenu à la main, tout pâles de -joie rentrée, s’accrochant quand même à l’espoir ridicule qui leur -faisait escompter la béatifique consolation de voir finir là, sous -leurs yeux, celui qui les avait scalpés ou désossés dans la guerre -d’indien sioux déclarée par lui, pendant vingt ans, à toute la Presse -et à tous les littérateurs sensationnels. On s’était précipité comme -à une _première_, car c’était le fait du jour dont on parlerait une -semaine au moins dans les cénacles et les dîners de confrères, la -chose originale qu’il faudrait commenter sous peine de passer pour un -Béotien ou un provincial. A son tour, d’une manière ou d’une autre, -le Sauvage était attaché au «poteau de couleur». On allait donc voir -comment il crèverait; et si ce n’était qu’un gigantesque humbug, il ne -pouvait s’en tirer que par un trait inimaginable et sans précédent, -digne du génial banquiste qu’il était. On le savait à la hauteur et -son public s’était donc mobilisé, en se pourléchant les babines, dans -la conjecture de l’une ou l’autre circonstance dont l’agrément se -balançait, en somme. - -A quelque vingt pas de la salle, la Truphot parut vouloir se -dérober.—C’est un _bluff_ pour sûr, dit-elle, cet homme-là ne m’a fait -venir que pour me taper encore d’une vingtaine de louis. Mais comme -Boutorgne, Sarigue et le comte n’étaient point en cause, et n’avaient -rien à redouter de ce côté, ils la poussèrent en la rassurant. - -—Il y avait bien trop de monde, certainement il n’oserait pas. - -Des gens débordaient de la porte, revomis par la petite pièce qui -contenait six lits dont les malades, des convalescents du reste, -avaient déserté devant cette subite invasion de leur home dolent. -Quelques individus refoulés dans le corridor cherchèrent à les retenir -au passage. Pourquoi entreraient-ils puisqu’il leur fallait, eux, -rester dehors faute de place? Un hourvari, un vacarme verbal, de -véritables bramellements s’entendaient, qui surexcitèrent au plus haut -point la curiosité de la petite bande. En jouant des poings et des -coudes, elle fit proue de vaisseau et fendit enfin la cohue. - -Hirsute, debout sur son lit, la face turgescente encore sous un restant -d’érésypèle qui faisait redonder ses joues, les yeux en flammes, et -le capillaire embroussaillé de son estomac mis au vent par sa chemise -arrachée, Jacques Paraclet trompettait d’effroyables périodes... - -Il avait atteint son but. Circonscrit par la famine, sans journal pour -y vociférer et l’éditeur le plus amène se regimbant désormais devant -l’apport de tout manuscrit, il avait été jeté vivant—ce qui était -pour lui le plus effroyable des supplices—dans le cul-de-basse-fosse -du silence. Il pouvait à la rigueur consentir à crever de misère, -mais il ne pouvait périr aphone; ce qui aurait été du reste à son -honneur, si le moindre levain de sincérité eût jamais fait fermenter -son indignation. Mais il n’en était rien. Jacques Paraclet s’était -imprudemment fourvoyé dans le catholicisme, voilà tout; et la -cléricaille—qui préférera toujours l’insidieux venin du trigonocéphale -aux rugissements du tigre à jeun—avait fait subitement _sacristies en -arrière_, à la vue de ce démonomane qui prétendait, à lui seul, changer -le relief moral du continent affecté au lymphatique Jésus. Les brûlots -dont il était le Commodore n’avaient rien incendié et lui étaient -restés pour compte: de là son satyriasis blasphématoire, lorsqu’il fut -trop tard pour orienter sur d’autres étoiles. - -Convaincu qu’il était perdu sans retour, il avait alors machiné -de toutes pièces la présente scène, en se décidant tout à coup à -reconquérir un auditoire, ne fût-ce que pour quelques instants, et -au prix de n’importe quel subterfuge. Un érésypèle assez conciliant -s’étant impatronisé dans sa personne, il en avait profité pour lancer -des invites à assister à son agonie: assuré qu’on viendrait toujours, -qu’il pourrait donner ainsi sa représentation d’adieu, et, comme il le -disait: se dresser une dernière fois aux yeux de tous, sur ses tropes -paroxystes, comme Attila sur son bûcher de boucliers... Maintenant, il -les tenait. - -La Truphot et ses compagnons avaient manqué l’amorce de l’olynthienne, -mais il en restait encore de quoi satisfaire bien des gens. - -Présentement, l’outlaw fulgurait et fracassait comme un tonnerre -éperdu, ramassant son public épeuré, malgré tout, d’un bras véhément -qui semblait échappé à la camisole de force, et il jetait d’effarants -blasphèmes qui éclataient telles des fougasses, tels des coups de mine. - - * * * * * - -...Il est vraisemblable qu’à un instant précis de la fuite du Temps -à travers les âges, et dans la nuit d’un désert, les ancestrales -femelles, dont vous êtes issus, se sont accouplées à des chacals, -afin de vous fournir l’âme toute de sordide bassesse que nous vous -connaissons... - -Il est à présumer aussi que, grâce à votre besoin de vous reproduire et -de proliférer, la planète va voir s’accroître trop rapidement le lot de -putréfiences dont la véhiculation, concurremment avec celle des gens -de cœur, lui est assignée; et qu’elle s’arrêtera un jour, immobile et -éperdue dans l’espace, se refusant à translater plus longtemps un tel -surcroît d’immondices autour de son centre solaire... - -Car vous êtes les borborytes et les bousiers des plus pestilentiels -cloaques, et la prospérité de votre fourmillement vermiculaire est -l’indice des immédiates décadences... - -Vous ignorez la justice, le désintéressement et la générosité, toutes -ces menues étoiles qui trouent la nuit de l’âme humaine et l’autorisent -encore à croire qu’elle ne s’est pas introduite indûment dans -l’harmonie du monde, et qu’elle n’est pas la parfaite saleté destinée à -polluer un ordre de choses jusqu’à elle admirable... - -Vous tous qui m’écoutez, bourgeois, artistes, intellectuels, -entretenus, écrivassiers ou imbéciles de tout poil ou de tout lustre, -vous n’êtes que des eunuques, des tueurs de faibles, des Surhumains de -l’abjection, des égorgeurs de vaincus, et votre aplatissement devant le -Puissant n’est comparable qu’à l’allure rampante du lombric, quand cet -intéressant annélide conjecture tout proche le talon implacable qui va -lui faire épandre, par écrasement, les sales viscosités dont son corps -est empli... - -La plupart d’entre vous se réclament de la qualité d’écrivains et, -pour satisfaire la fringale de beauté qui torture, à n’en pas douter, -les masses contemporaines, ils ouvrent toute grande la braguette -de leur âme, puis éjaculent la gravelle et l’albumine de leurs -concepts: c’est ainsi qu’on vous doit des livres! Quelquefois, aussi, -comme énonciateurs d’Idéal, vous prenez l’Époque à la cravate pour -l’entraîner avec vous dans le pourrissoir d’équarrisseur où achèvent -de se désagréger les charognes phosphoreuses qui doivent, dites-vous, -remplacer les chevaux du fils de Clymène et traîner sur le monde, -jusqu’au plus prochain Eridan, le flamboyant Soleil de Vérité et -d’Amour que vous êtes occupés à attiser... - -Tous, d’ailleurs, avec ponctualité et sans lassitude, vous attentez -à la langue française, cette seule et dernière Idole qui nous reste -à étreindre dans la déroute de tout. Et il faut avouer que c’est un -insondable problème pour la raison humaine de comprendre comment il se -peut faire que les mots, ces choses adorables où frémissent et chantent -les âmes confondues de quatre races, ne voient pas immédiatement -s’abolir tout leur sens au seul contact de vos sordides plumes! - -Rien qu’à vous dévisager, l’immédiate sensation qui surgit et s’impose -induit à se demander, étant donné ce que sont les hommes, comment les -poux peuvent encore les supporter; aussi, une immense pitié, de suite, -saute et s’installe dans l’âme, en faveur de ces acarus diligents et -déshérités réduits, pour conquérir leur nourriture, à implanter leurs -suçoirs en de tels épidermes... - -Nul ne saurait contester que vous avez dépassé l’outrepassable -et suborné l’ignominie, que le souffle de vos poitrines et la -transsudation de vos âmes ressusciteraient, par simple contact, -les charniers et les croupissoirs abolis et lubrifiés depuis dix -mille ans. Quiconque vous approche, gens de lettres de nos jours, -reconnaît et confesse que votre seule présence infuse une vigueur -nouvelle à l’excrément qui s’apaise et que, jalouse d’égaler la vôtre, -sa puanteur, noblement stimulée, dévergonde aussitôt et devient -hystérique. Cela c’est le secret et l’explication de l’horrible odeur -de certains soirs d’ici-bas... - -Tels que vous êtes, cependant, votre exécrable infamie, dont la -description impossible confond d’impuissance le Verbe humain, est -pourtant la seule chose qui maintienne le monde en équilibre et -diffère, pour quelque temps encore, l’abolition de notre habitacle. - -A considérer, comme en ce moment vos faces, écarquillées et sanieuses, -se congestionner d’attention rentrée; à voir vos cous se gonfler sous -la cravate et décharger vraisemblablement les matières viscides de -leurs multiples écrouelles: indice certain de la constriction angoissée -de vos individus, il n’est point ridicule de diagnostiquer que vous -attendez de moi encore l’effroyable et surprenant postulat accoutumé, -seul explosif capable de secouer votre torpeur, comme le coup de savate -dans les gencives de la prostituée est seul capable de la sortir -pour un temps de sa passivité coutumière et de lui restituer ainsi un -semblant d’état humain. Eh bien! je dirai donc qu’il n’est plus niable, -en effet, que la Hideur et le Crime, sur lesquels la Vie repose, sont -une condition indispensable de son existence et de sa durée, et que, de -cette proposition, vous êtes la démonstration péremptoire. - -Oui, si la fin de notre planète fut cent fois déjà vaticinée et plus -de fois encore tout près de se réaliser, de par l’accomplissement d’un -phénomène cosmique, vous fûtes toujours, vous autres, les Archanges -breneux qui la sauvâtes à l’instant délectable désiré par tous les -cœurs soucieux de voir enfin le Mal s’abolir, et qui aspirent, depuis -tant de siècles, à l’avènement du Néant, cet Absolu du Bien. Je dis -donc que les comètes, les comètes de beauté, les comètes belliqueuses -empennées de lueurs, accourues du fin fond de l’Infini à seule fin de -nous occire, ont, tout à coup, reculé d’épouvante, à la seule idée de -gagner à votre contact le chancroïde infâme dont vous êtes atteints!... - - * * * * * - -Comme son souffle ne pouvait pas le porter plus loin, Jacques Paraclet -fit une pause d’une seconde; sa poitrine se gonfla d’une haleine ainsi -que la voile d’une yole se gonfle de vent, et il bascula enfin sa -péroraison. - -—Aussi, l’ultime espérance qui nous reste à nous autres, épris de -l’impérieuse justice, c’est de penser que la terre, lasse à son tour -d’errer sans profit dans le sein mystérieux de l’éther frémissant, -lasse de battre son quart avec ses six compagnes autour de son -inexorable marlou, de son incorruptible soleil, sans autre salaire -que de vous continuer, finira bien un jour, un jour proche, par -acquérir l’horreur de vos sales pieds, et qu’un hoquet de dégoût, un -spasme d’infini vomissement, venu du plus profond du sphéroïde, le -projettera dans les distances, le fragmentera en vingt éclats infâmes -et purulents, capables à eux seuls de contaminer tout l’Absolu!... - -Six infirmiers précédés d’un chef de service accouraient enfin pour -maîtriser et recoucher Jacques Paraclet qui écumait des salives -rosâtres.—Ah! bien, fit l’homme en tablier blanc, ce gaillard-là me -dira encore qu’il agonise. On va lui signer son exeat et vite, et -mettez-moi tout ce peuple dehors. - -L’auditoire, malgré sa volonté de blaguer, était quand même aplati -par cette conflagration d’inconcevables anathèmes, cette torrentielle -chevauchée de périodes ruées comme des cavales crachant du feu par -les naseaux. Nul ne se sentait le souffle congruent à riposter en -équivalence. Seul, le petit Troussenoir, du _Diogène_, eut le sentiment -de la situation et sauva l’honneur de l’assistance. - -Il jeta au milieu de la salle son chapeau mou aux bords graillonneux, -qui, en moins de deux minutes, fut rempli de billon lancé à la volée. - -—La quête, Messieurs... la quête... n’oubliez pas l’artiste... - - - - -XIII - - Que la Vie dépose son excès d’impudeur, - les écrivains satiriques déposeront - leur excès de langage. - - -La Truphot, depuis la veille, était arrivée à Luchon où elle avait -décidé de passer les mois caniculaires tout en suivant un traitement -pour sa gorge. Les thermes de l’endroit ont pour mission, comme on -sait, de retaper et de déterger les muqueuses appartenant à tout -ce que l’Europe compte de plus notoire. Elle avait emmené Médéric -Boutorgne, qui ne la quittait plus d’une semelle, et Siemans réapparu -deux jours avant le départ, au moment où on y pensait le moins, et -quand le _prosifère_ remerciait déjà le sort d’avoir fait disparaître -son plus sérieux rival, sans qu’il eût besoin pour cela d’user du -moindre machiavélisme. Le Belge, devant le désarroi de la maison et la -domesticité, de plus en plus insurgée, avait poussé les hauts cris. Ah! -c’était ainsi qu’on administrait durant son absence. C’était du propre! -Sans barguigner une seule minute, il avait jeté les deux bonnes, -Justine et Rose, à la porte, et procédé également à l’éviction de la -cuisinière. Puis, il était allé tenir certain discours au père Saça -qui, ayant ouï la chose, s’était décidé sur l’heure à interrompre enfin -les cris de kanguroo en gésine qu’il poussait depuis le soir de son -_accident_, comme il s’exprimait. - -Médéric Boutorgne, une semaine avant l’exode de Paris, s’était -battu en duel avec le comte de Fourcamadan. Oui, il avait eu cet -héroïsme. De la fumée et deux détonations avaient été échangées à -trente pas, les yeux fermés et dans un réciproque trismus de terreur, -parce que le gendelettre ayant réuni contre l’aristocrate—afin de -ruiner ses entreprises sur la Truphot—un dossier formidable, qui -ne recélait pas moins de quarante preuves d’escroqueries, abus de -confiance et grivèleries diverses commises jadis en province, par le -susdit patricien, celui-ci lui avait cassé une dent, d’un coup de -poing, en plein Napolitain. Dam! il avait bien fallu, le lendemain, -aller requérir chez Gastinne Renette, moyennant trois cents francs -déposés d’avance, la paire de pistolets dont la fonction est d’être -parfaitement inoffensifs et de laver par surcroît, les injures entre -_gens d’honneur_. Au retour de cet exploit, la Truphot, attendrie par -l’idée qu’elle était capable, malgré son âge, de susciter des massacres -tout comme Hélène, dans la cité d’Ilios, la Truphot avait juré au -gendelettre, magnifié par le péril couru, un amour auquel la Mort -elle-même ne pourrait attenter cette fois. Elle s’était laissé passer -au doigt l’anneau des définitives fiançailles. Puisque Siemans, pour -qui elle avait tout fait, se moquait d’elle à ce point, et laissait -le meilleur de soi chez des gourgandines, maintenant elle n’hésitait -plus. Jamais, bien sûr—elle le reconnaissait spontanément—elle ne -rencontrerait une tendresse et un dévouement comme ceux de Médéric. -Le voyage en Grèce était décidé pour le lendemain de la mairie. -Même—c’était une idée à elle—à quoi bon s’épouser, en ce pays -médisant? On pourrait se marier là-bas, devant le consul d’une -quelconque bourgade d’Hellas, ce serait bien plus pratique. Et le -gendelettre, radieux, habita l’Empyrée pendant plusieurs jours. Mais -quand l’amant légitime reparut, il lui fallut déchanter. En quelques -heures, l’attitude de la veuve changea du tout au tout à son égard. -Elle sauta au cou de Siemans, dès qu’elle le vit, en rappelant «son -cher Adolphe», son «fils chéri» qu’elle avait cru perdre. Car à -l’instar de Rousseau et de Madame de Warens, elle croyait utile de -pimenter la chose d’appellations maternelles, pour lui donner une -apparence d’inceste dans les paroles. Puis, elle s’était enfermée avec -le Belge un après-midi tout entier. - -Boutorgne, rôdant près de leur chambre, y avait entendu des bruits -significatifs qui l’avaient empli de rage. Et quand tous deux -redescendirent pour le dîner, leurs yeux sombres et battus, leur -mutisme volontaire étaient pleins de mésestime à son égard. Pourtant -l’écriturier réussit à se faire emmener à Luchon. Là-bas on verrait -bien; il trouverait sûrement un moyen, quel qu’il fût, de se -débarrasser du Belge sans retour possible cette fois. Cependant comme -il se méfiait de son imagination, à l’ordinaire plutôt paupérique, -il avait emporté dans sa malle un Balzac complet. Il y puiserait de -quoi corser sa scélératesse ingénue. L’auteur de la Comédie humaine -ayant décrit et rendu toute la vie, son cas, sans aucun doute, devait -y être étudié. Il n’était pas possible, en effet, qu’il eût oublié le -Maquerellat et qu’il se fût à ce point désintéressé d’un des principaux -modes de la vie contemporaine. Mais Balzac était vague dans son -esprit; il l’avait lu trop jeune: il lui faudrait le piocher ferme. Les -péripéties inhérentes à Rastignac et à Rubempré, qu’il se remémorait -en flou, ne pouvaient guère être utilisées par lui. Il ne se mouvait -pas dans le noble faubourg, ni dans les milieux d’élégante richesse qui -extraordinèrent si fort le génial romancier. La Truphot n’était pas la -duchesse de Grandlieu, encore moins la duchesse de Maufrigneuse. Donc, -cela ne s’adaptait pas; les procédés d’arriviste des deux célèbres -ambitieux étaient ou trop forts ou trop faibles, et pas dans leur -ambiance, en tout cas. Il analyserait les _Célibataires_. La lutte des -deux demi-soldes pour la conquête de la Rabouilleuse enrichie pourrait -lui fournir l’expédient cherché. Oui, mais la veuve n’offrait pas -grande similitude avec la pêcheuse d’écrevisses berrichonne. Et puis, -diable, il répugnait à en venir au duel farouche, à la ruée sabre -contre sabre qui dénoue le roman. Enfin, il allait quand même disséquer -Balzac, à tête reposée et, pour plus de sûreté, il y adjoindrait -Stendhal pour la psychologie. Après tout, pourquoi ne serait-il pas une -sorte de Julien Sorel? Ainsi que ce dernier, il avait essuyé le feu -d’un pistolet. Mademoiselle de la Mole, pour lui, dans son personnel -_Rouge et Noir_, avait soixante ans, voilà tout. - -Munis d’adresses réquisitionnées dans une agence de location, tous -trois erraient maintenant dans la station thermale, en quête d’une -villa à bon compte. Siemans avait décidé qu’on ne vivrait pas à -l’hôtel pour éviter dans la mesure du possible les déprédations et -le stellionat des aborigènes qui ont porté l’escroquerie, envers les -étrangers, à l’altitude de leurs montagnes. Et Boutorgne, dédaigneux -des enseignes, et laissant au camarade le soin vil de découvrir les -boîtes à louer, éployait déjà son âme de poète sur la cime des monts -voisins, et préparait des vocables de couleur pour, aux oreilles de la -veuve, chanter le paysage en beauté. - -Luchon! Il serait puéril autant que ridicule de silhouetter cet endroit -que le Bœdeker et Monsieur Jean Lorrain enseignent abondamment. -La présomption d’une prose descriptive quelconque apparaîtrait -flagrante après les adjectifs, émanés des plumes les plus augustes, -qui ruisselèrent antérieurement sur ce décor. Tant de gaves de copie -se sont précipités du sommet de ces monts pour déferler dans les -plaines basses des journaux et des éditeurs bien achalandés, tant -de majestueux oracles ont pris la peine de _sentir_ les Pyrénées, -comme ils ont _rendu_ Venise, que les dites Pyrénées ne toléreraient -pas une minute l’effroyable sacrilège qui consisterait à s’attaquer -à elles d’une plume sans autorité. Ce serait courir le risque de -voir les pics de Bagnères-de-Luchon—qui sont des pics bien appris -et reconnaissants envers qui les glorifia—se renverser incontinent -sur leurs pointes en esquissant des cabrioles d’effroi. L’auteur se -gardera donc bien d’avancer la moindre épithète, qui pourrait induire -les pesants contreforts et les cimes altières en une désastreuse non -moins qu’affligeante rupture d’équilibre. Ce n’est que lorsqu’on tire -couramment à cent éditions qu’on a le droit de palpiter devant la -superbe de ces sommets, car les paysages sensationnels, en littérature, -ne sont point à tous venants, comme on serait tenté de le croire. -Les municipalités qui les exploitent doivent les défendre contre -l’inconséquence et la maladresse possibles des jeunes écrivains. -Or, comme celui qui écrit ces lignes est fort pauvre, il ne se -relèverait pas d’un procès que pourraient lui intenter, pour crime de -lèse-Pyrénées, les chatouilleuses édilités circonvoisines. - -Les aubes de Luchon, quand la Truphot et ses deux suivants, cuirassés -d’écailles, s’y manifestèrent, faisaient donc de leur mieux pour -ne pas déchoir, en attendant la venue de leurs glorieux et annuels -panégyristes. Le soleil de midi, non moins que son confrère, le soleil -couchant, était toujours le brave luminaire dont, des millions de -fois, nous furent contés les prouesses et le talentueux savoir-faire -en matière de déroutant coloris. L’horizon, au prélude du soir, se -nuançait de «rose évanescent», de «mauve clair», de «violet lamé d’or», -de «jaune topaze» et «d’ambre vert» comme il sied à un horizon qui se -respecte et dont on parle beaucoup dans les quotidiens du boulevard. -Et il n’était pas jusqu’aux escarpements, ou aux _aiguilles_ les moins -réputées, qui ne tinssent à honneur de parader, eux aussi, dans les -plus surprenantes et les plus subtiles tonalités. On aurait pu épuiser -d’un coup plusieurs dictionnaires analogiques sans parvenir à exprimer, -de façon convenable, les ressources géniales de leur esprit d’invention -informé de ce qu’on doit aux bourgeois qui payent sans lésiner. Mais -derrière tout cela, il faut le dire, derrière les vains oripeaux de la -couleur et l’harmonie des lignes, qui suffisent à récréer et à extasier -l’œil et l’esprit humains uniquement amoureux de la forme _toujours -imbécile_ ou des surfaces _toujours mensongères_, derrière tout ce qui -fait évacuer à la littérature des diarrhées d’irréfrénable rhétorique, -se cachait comme toujours l’âme sordide, maléficieuse et carnassière de -la vraie Nature embusquée sous son fard de grâce et de douceur, pour -perpétrer l’œuvre abominable, tout en ralliant le suffrage des insanes -bipèdes que le prurit du tourisme précipite dans la pérambulation. - -Il était près de six heures, et ils avaient déjà visité nombre de -«villas à louer». Partout, ç’avait été les mêmes prix impossibles, les -mêmes pièces étroites et basses, orientées à contre-jour, sur le «point -de vue», les mêmes cretonnes sirupeuses, cuirassées par la fiente des -mouches, les mêmes hécatombes de moustiques écrasés contre les vitres -et les glaces, les pareilles murailles si minces qu’on les aurait crues -construites avec des cloisons de boîtes d’allumettes suédoises, les -identiques et présumables phalanstères de puces, les insidieux forums -de punaises tapis derrière les tentures, et surtout les inévitables -«commodités»... anhydres. Pour avoir de l’installation moderne, il -aurait fallu mettre trois mille au moins. Siemans se récriait. Payer -ça, mille ou douze cents francs pour la saison! ah! non, c’était plus -cher qu’au Vésinet, ou qu’à Trouville, près des Roches noires. Là-bas -au moins il y avait le bois, la fraîcheur et la mer, tandis qu’ici, -avec leurs sales montagnes, ces manufactures d’entorses ou de coups -de soleil, il préférait reprendre le train. L’excessif éloignement -de Paris et de Montmartre devait le faire enrager, sans doute, car -il parlait de s’aller terrer à Enghien, où il y avait des eaux -sulfureuses, des rastas et des petits chevaux, tout comme à Luchon. Et -puis, du lac, près de Saint-Gratien, on voyait le Sacré-Cœur: c’était -au moins aussi beau que le _Vénasque_. - -Enfin, dans la périphérie de Luchon, ils finirent par découvrir cinq -pièces et une grande cuisine à peu près habitables, dans une maison -élevée d’un rez-dechaussée et d’un étage et posée au beau milieu d’un -bout de pré où quatre chèvres noires étaient à l’attache. Trois cents -francs par mois de location, c’était acceptable, d’autant plus qu’un -marché en plein vent se tenait non loin de là, deux fois par semaine, -et qu’on pourrait s’y approvisionner à bon compte. Voilà ce qu’il leur -fallait. Siemans donna parole de revenir le lendemain pour la signature -de l’engagement et de l’inventaire. - -Précédés des inévitables Moka, Spot, Nénette et Sapho qui claudiquaient -sous le poids de leur adiposité de bêtes trop repues, et qui -s’arrêtaient à chaque pas pour ne rien perdre du fumet des déjections -rencontrées sur la route, ils regagnèrent le Luchon fashionable, -et se trouvèrent inclus dans la cohue élégante des baigneurs qui -regagnaient la table d’hôte pour le dîner. Médéric Boutorgne rapprocha -sa chemise saumon clair, son panama cabossé, son impeccable pantalon -de flanelle et ses bottines fauves, des élégances accostées et, -délibérément, se trouva à la hauteur, avec, toutefois, l’esprit et -le talent en plus. Car il n’y avait pas à dire, ce qu’il entendait -des parlottes de ces gens le consolait de sa propre conversation. -Visages bouillis par la noce stupide, orbites liquoreuses, faciès où -la sottise avait entreposé ce qu’elle avait de meilleur, profils de -rapaces ou d’usuriers parvenus, tous les cercleux, les sportsmen, -les enrichis, les gens d’affaires de Paris, que Juillet débuche des -halliers ou des officines du ridicule et de la malfaisance, dans quoi -ils s’étaient complus l’automne, l’hiver et le renouveau, confluaient -en cet endroit, satisfaits, diserts et hannetonnants. Les femmes qui -ont payé très cher ces maris ou ces amants, poussaient dans les -groupes leurs jupes courtes, leurs corsages clairs, leurs boas de -plumes floconneuses, leurs cheveux peints, avec dans leur allure tout -ce que les trépidations sur le _matelas_ bourgeois peuvent imprimer de -malformations morales ou physiques. Elles aussi faisaient le possible -pour requérir l’attention à l’aide de jacassements appropriés, de -gloussements vérifiés dans les salons, de jeux d’ombrelles ou de -faces à main, tout en se réclamant, en des verbes très hauts, des -neurasthénies à la mode. Des imbéciles surérogatoires, le pantalon -haut retroussé, en chemise de flanelle cuivre ou vert-nil, coiffés -de petites casquettes quadrillées, porteurs de raquettes, et qui -avaient représenté sur leur nuque, à l’aide d’une raie médiane, -l’endroit qu’on ne peut nommer, contaient leurs exploits au tennis -du jour en recevant les félicitations exclamatives de leur épouse, -de leur maîtresse ou de leurs sœurs, émues de tant de prouesses. -C’était l’accoutumée population des villes d’eaux consacrées, dont -le contact donnait alors au trio de la veuve, de Médéric Boutorgne -et de Siemans de petits frémissements d’aise et les affermissait, -par surcroît, dans l’idée qu’ils participaient, eux aussi, à une -minute précieuse de la plus inouïe des civilisations. Les cloches, -appelant pour le dîner, sonnaient les unes après les autres, dans une -belle discipline qui, sans doute, en avait fixé, au préalable, par -règlement municipal, l’ordre de préséance. Et le Métropole-Hôtel, le -Highland-Hôtel, le Splendissime-Hôtel, l’Exaction-Hôtel, le Rasta-Hôtel -et le Flibust-Hôtel, qui érigeaient autour du Casino leurs façades -pontifiantes, d’un luxe solennel et niais, buvaient à longues goulées -de leurs porches béants, cette ruisselée de villégiateurs catalogués au -_Gotha_, au _Bottin_ ou dans les Greffes des «correctionnelles». - -La Truphot, Siemans et son coadjuteur s’étaient arrêtés près de la -porte de l’Établissement thermal, devant un éventaire de bibelots -indigènes aussi horribles que coûteux, et ils flanochaient un peu, -marchandant des photographies de sites et des pétrifications diverses, -avant de rejoindre la pension de famille exempte de faste où ils -avaient fait porter leurs malles, la veille, au débarqué du train. Sur -le trottoir d’en face, à dix pas d’eux, un petit homme, au nez busqué, -au front concave, brun comme la sépia, qui portait, ridiculement passée -sous son bras, l’anse d’osier d’un gros panier de ménagère, palabrait -avec un muletier, tout en accompagnant ses dires d’une profusion de -clin d’yeux enjôleurs et de gestes captieux. Le muletier, un robuste -fils de l’âpre Pyrénée, était un gas superbe, dont le buste svelte -et élancé, bien pris dans la veste courte, filait en lignes fières -et souples vers un col noblement éjecté, pâtiné par le hâle de la -montagne, et que niellait, d’une ombre bleue et sous-jacente, la -résille délicate des veines juvéniles. Il avait le profil aquilin du -Béarn et l’œil noir, aux paupières lourdes cillées de soie épaisse, qui -déchargeait l’éclat aigu d’une prunelle comme enduite d’un virulent -siccatif. Tout à coup, on entendit un retentissant _viédaze!_ et le -petit homme roula alors sur la chaussée, précipité en dehors des -assises de ses larges pieds par un magistral coup de tête en plein -sternum, pendant que le mulet du montagnard, accourant à la rescousse -de son maître, le bourrait de basses ruades décochées au ras du sol. Le -panier qu’il tenait au bras ayant été projeté à plusieurs pas de son -propriétaire, un chat s’en échappait maintenant, un angora, au poil -d’un noir violâtre et magnifique, aux deux yeux d’ambre jaune mouchetés -de noir. Et le muletier, désormais placide, la bride de sa bête au -poing, s’éloignait, du pas mesuré et solennel d’un grand d’Espagne, qui -vient d’accomplir, au mieux, une délicate fonction d’ambassade. - -La veuve et ses deux compagnons s’étaient retournés au bruit. - -—Eh! mais, je ne me trompe pas, c’est Cyrille Esghourde, un bon copain -du _Napo_! exclama Médéric Boutorgne à la vue du petit homme au panier, -qui se démenait en geignant parmi le crottin de la chaussée, à la plus -grande joie des boutiquiers surgis de l’abri de leurs éventaires. - -Tous trois coururent le relever. La Truphot, en possession de -l’identité du personnage, et connaissant désormais que c’était un -_gendelettre_, le brossait d’une main maternelle. - -—Cette brute vous a-t-elle sérieusement blessé, questionnait-elle, -secourable. - -—Ah! vous pouvez le dire, Madame, c’est une riche brute, répondait -Cyrille Esghourde, avec un toupet monstre, après s’être précipité -dans les bras de Médéric Boutorgne, et comme ce dernier achevait les -réciproques présentations. Imaginez-vous que j’étais en pourparlers -avec lui pour me faire conduire dans un village de l’extrême-montagne, -où, au lever du jour, on peut chasser le gypaëte à l’affût... Je lui -offrais un louis pour deux heures d’ascension: 1800 mètres d’altitude -quoi, et voilà comment ce pacant ivre m’a répondu. Mais je vais déposer -une plainte, vous avez tous été témoins... cela ne se passera pas comme -ça... Ah! fichtre et ma chatte, avez-vous vu ma chatte... Aphrodite... -Aphrodite... ici... mimi... - -Deux cireurs de bottes ambulants étaient accourus, et sous la manœuvre -diligente de la brosse, qui le nimba d’un nuage de sternutatoire -poussière, Cyrille Esghourde redevint présentable en quelques minutes. -Avec un peu d’arnica, comme le lui conseillait la Truphot, la bosse -qu’il portait au front se résorberait très vite. C’était l’affaire de -deux jours. Siemans revenait avec l’angora, Aphrodite, qu’il avait -trouvée blottie dans un angle de porte, dix pas plus loin, et miaulant -désespérément. On emmenait dîner Cyrille Esghourde, à la pension -de famille, et, tout en marchant, il conta qu’il était sorti dans -l’intention d’aller donner à un ami la chatte qu’il avait emmenée -de Paris pour ne pas la laisser, durant son absence, aux soins de -mains mercenaires qui lui avaient fait crever, l’année précédente, -un chat de Siam, pure merveille. Sur sa route, il avait rencontré le -contondant muletier. Sa chatte était merveilleuse de beauté, mais -elle était enragée d’amour, continuellement sous l’influence de son -sexe, disait-il, et comme il répugnait à la laisser se mésallier avec -les matous d’alentour, il en était réduit à la confiner chez lui. -Aphrodite, alors, cassait tout, arrachait les rideaux, transformait les -tentures en vermicelle, et, par ses plaintes vrillantes, ameutait les -voisins. La veille, même, elle lui avait déchiré tout le plan de son -futur roman, _l’Ephèbe-dieu_, un embryon de manuscrit d’une dizaine de -pages, qu’il aurait la plus grande peine à reconstituer. Il ne voulait -plus risquer pareille avanie. La Truphot, séduite, sollicita la bête. - -—Elle serait très bien soignée; il pouvait en être sûr; elle adorait -les animaux, et Aphrodite ferait, sans nul doute, le meilleur ménage -avec Nénette, Spot et Sapho qui, d’ailleurs, lui témoignaient déjà de -l’amitié, car ils donnaient l’assaut aux jupes de la vieille femme pour -flairer, de plus près et avec des frétillements, la fragrance sexuelle -de leur nouvelle camarade. - -—Je n’osais point vous l’offrir, madame, acquiesça Cyrille Esghourde, -mais je ne peux vraiment souhaiter meilleur destin pour la pauvre -compagne de ma solitude. Puis, dans un besoin d’informer l’assistance -de sa nature «artiste», il ajouta: - -—Jusqu’ici j’adorais les chats, le sonnet de Baudelaire m’avait -emballé, car j’aime à me conformer aux opinions littéraires les plus en -faveur, je le confesse. J’en possédais toujours deux ou trois chez moi, -mais depuis quelque temps je trouve que ces animaux de perversion sont -un peu surfaits! Ils copulent avec platitude, odorent désagréablement, -et n’ont rien des adorables complications humaines. Or la complication -est la condition une, essentielle, de l’amour des raffinés. A l’heure -présente, je me demande comment le poète des divines névroses a pu -s’éprendre de ces félins sans détraquement, qui aiment et caressent à -la façon des portefaix ou des chefs de bureau. Comment a-t-il osé son -fameux sonnet, lui, l’immortel satanique, comment n’a-t-il pas rougi de -ces vers, d’ailleurs insanes? Souvenez-vous: - - Les amoureux fervents et les savants austères - Aiment également en leur mûre saison - Les chats puissants et doux, orgueil de la maison... - -—Est-ce que «les amoureux fervents» ne sont pas ridicules dans leur -mûre saison? triompha-t-il finalement. - -La Truphot eut envie de cingler l’autre d’une aigre réplique. A voir -Boutorgne se dresser déjà sur ses mollets étiques d’homuncule, elle -perçut que celui-ci se déclarait tout prêt à accourir à la rescousse, -à venir renforcer sa controverse, et à démontrer péremptoirement que -les «amoureux fervents», n’étaient jamais ridicules quelle que fût -leur indécente longévité. Mais un besoin de savoir la refréna. Que -voulait donc dire Cyrille Esghourde avec ses «adorables complications -humaines»? Serait-il, lui, en possession d’un nouveau mode d’aimer? Ce -diable de petit homme aurait-il inventé un nouveau péché pour pimenter -et rénover un peu les frottements de l’homme et de la femme? Aurait-il, -d’un seul élan, d’un seul coup de sa tête circonflexe, culbuté le «mur» -qui défend de s’évader, de s’éloigner des voluptés archi-connues? - -Alors comme le gendelettre, le _Matulu_ cabossé marchait entre Médéric -Boutorgne et Siemans, elle fit un crochet brusque, puis, l’œil -brasillant, vint le frôler, cheminant désormais à son côté, dans -l’espoir, sans doute, d’une profitable initiation. - -Hélas! la veuve errait lamentablement dans ses inductions sans acuité. -Si Esghourde avait été, comme elle, un possédé de l’amour congru, -Médéric Boutorgne se serait bien gardé de le prier à dîner pour -compliquer encore un peu ses affaires qui n’allaient pas au mieux. - -L’ami du prosifère poussait à un trop haut degré le respect de soi -pour se conformer à la norme amoureuse et requérir le petit spasme à -l’égal de son père, par exemple. Il n’avait pas l’esprit d’imitation -et de plagiat poussé à ce point. Ses œuvres le prouvaient. Au temps -de son éphébat, comme Perse à l’entrée de Suburre, il s’était trouvé -placé à l’entrée des deux chemins de la vie. Seulement, à l’encontre de -l’auteur des _Satires_, il avait dédaigné le Portique, pour aiguiller -sur le... _gros raifort_, dont parle Aristophane. - -Cyrille Esghourde était l’auteur de trois livres: _Mémé_, _Joël_ et -l’_Antinoüs_, à l’aide desquels il s’était situé dans la littérature -comme le chantre opiniâtre de la Sodomie. C’était le _Barde_ des -_Bardaches_. Catholique pratiquant, élevé chez les Jésuites, comme -il prenait le soin d’en avertir ses lecteurs, il s’endeuillait -ponctuellement, pendant cinquante pages au moins, au début de chacun de -ses livres, à l’idée que la République attentait à la sérénité de «ses -doux maîtres», molestait les fils vireux de Loyola, qui enseignent à la -jeunesse, en surplus des mathématiques et des «colles» pour Saint-Cyr, -les façons d’aimer d’Elagabale Antoninus. A ses dires, la plupart de -ses camarades, de ses labadens, élevés comme lui sous le mancenillier -de la Jésuitière, s’étaient trouvés investis, à son égal, à l’approche -de la puberté, par ce _delirium_ indéfectible, auquel préside -placidement, dans les dortoirs pieux, un Christ bénévole, dont la seule -fonction et l’unique récréation, ici-bas, paraissent être, tantôt dans -les dites chambrées, tantôt dans les alcôves bourgeoises, d’assister -en parfait voyeur aux ébats et aux soubresauts de ses créatures -tout en les bonifiant de son effigie. Donc, en sortant de chez les -Pères—il nous faut bien croire ce qu’il raconte lui-même—Cyrille -Esghourde s’était trouvé stigmatisé pour toujours de ce travers qui -devait le condamner à passer la plus grande partie de sa vie, inclus, -les pommettes congestionnées et les phalanges exacerbées, dans les -urinoirs, dans les _théières_ de l’Agora. A peine émancipé, il s’était -mis à _télescoper_ des gitons, à se _coaguler_, à s’_agglutiner_ à -tous les ascyltes fomentés rue des Postes, sans dédaigner toutefois -ceux que mensure M. Bertillon, à circuler en un mot, à travers ces -alléchants individus avec la vitesse et la furia du Métropolitain dans -son tunnel. Au bout de quelques mois de ces exercices, il pouvait -traverser le cinède le plus coriace avec le même brio qu’un clown -traverse un cerceau de papier. C’est ce qu’on peut appeler le _sport -ciné... détique_. Aussi, s’était-il empressé de dénicher un éditeur -pour détailler au public, par le menu, les exploits les plus notables -de son éréthisme d’inverti. - -Dès qu’il avait amassé quelques sous à perpétrer des marchés avantageux -pour le compte d’un marchand de charbons en gros où il était préposé à -_la place_ et au Grand-Livre, Cyrille Esghourde sollicitait un congé -et, ayant par surcroît soutiré quelque argent à son libraire ou à ses -auteurs—de petits rentiers—il se précipitait en Espagne ou en Italie -pour y retrouver ses amis, les valets de _cuadrilla_ ou les voyous du -Transtévère, les _cioccari_, les modèles pouillasseux de la _Trinita -del Monti_, les _Birrichini_, qui ont toujours la roupie aux fesses et, -pour une pièce de billon, vendent des violettes ou bien leur croupe au -voyageur, au _forestiere dilettante_. - -A Paris, où abondent les Philistins, comme il disait, il modérait ses -exploits, adoptait volontiers une attitude cafarde, la joue facilement -rougissante et l’œil baissé, et, comme des mésaventures lui étaient -survenues—le bruit courait qu’un jour il avait fallu requérir les -pompiers pour retirer un zouave disparu dans sa personne—il préférait -de beaucoup s’ébattre de l’autre côté des Pyrénées ou des Alpes, où, -paraît-il, le culte de la _Beauté_ n’est pas encore aboli, tant s’en -faut. A chaque ligne de ses écrits, en effet, Cyrille Esghourde, -élégiaque, se réclamait de la _Beauté_, la Beauté morte avec l’Hellas! -sanglotait-il infatigablement, car il n’avait, celui-là encore, retenu -de la Grèce que l’endémique pédérastie. C’était l’André Chénier de -l’arrière-train. - -Pauvre Beauté, que de solécismes, de turpitudes et d’abjections on -commet en ton nom! Hélas! si vous interrogez tous les imbéciles qui -s’en vont barrissant, à propos de n’importe quoi, ce mot de Beauté, -si vous leur demandez ce qu’ils entendent par lui, au juste, vous en -trouverez les cinq sixièmes qui exciperont de sanies équivalentes à -celle de Cyrille Esghourde. De temps en temps, d’âge en âge, un mot qui -ne renferme rien, un mot vide de sens, mais à l’aide duquel on excuse -tout, un mot que répètent éperdument tous les hommes, se met en devoir -d’hystérier ferme le bétail réputé pensant. - -Il n’y a pas longtemps encore, c’était le mot de Dieu qui a abouti -à supprimer l’intelligence du monde pendant plus de quatre-vingts -siècles. Depuis que ce vocable diffamé a perdu son crédit, et qu’il -n’impressionne plus que les catins sur le retour et les généraux -de division, celui d’_honneur_, entendu au sens bourgeois, prit la -suite pour commettre les mêmes méfaits; puis un suivant, puisé dans -l’antique, se hâta de prendre la main. C’est celui de _Beauté_, terme -sidérant, à quoi se reconnaissent les pseudo-artistes, mot qui nous -assassine, et grâce auquel le crétin le plus oblitéré arbore des -yeux chavirés d’aise, et s’autorise à tout faire, pendant que la -compacte multitude de ses semblables rugit autour de lui: ô Beauté! -Vivre en Beauté! Agir en Beauté! Tout pour la Beauté! Car l’Humanité -est impuissante à tirer parti de son périple, à se libérer de sa -gangue de sottise. Lassée de ses hochets de vieillesse, elle retourne -aux excrétions de l’enfance, aux tétines flétries dont l’allaita -le Paganisme. Sommez un peu tous ces bipèdes enragés, qui délirent -en cette extravagance, de définir la Beauté. Ils ne savent pas du -tout ce qu’ils doivent entendre par ce son articulé, mais ils le -meugleront sans trêve, jusqu’à ce qu’ils soient tombés sur le sol, sans -connaissance, comme les Convulsionnaires de Saint-Médard. - -Les poètes les mieux inspirés ont cassé leur viole à vouloir nous en -élaborer une définition acceptable. - - Je trône dans l’azur comme un sphynx incompris - J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes - Je hais le mouvement qui déplace les lignes - Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. - -profère sans rire le plus goûté des ébarbeurs d’hexamètres -contemporains. Et voilà pourtant de quoi les _éphémères_ sont amoureux -à l’heure présente; ils se déclarent ravagés, par ce hiératisme de -catalepsie, par cette Entité, cette Divinité mal définie—que le poète -lui-même n’a pu formuler—et qui, à l’exemple de la métaphysique et de -toutes les théogonies, n’est jamais tombée sous leur entendement. La -Beauté, comme les Grecs l’ont enseigné et comme les contemporains l’ont -promulgué, n’est pas ce _qui recrée et enchante la prunelle humaine_ -ou bien fait se dérouler dans l’intelligence une fugace et agréable -vision. _La Beauté est ce qui éjouirait l’œil et apaiserait en même -temps l’esprit._ Or ce qui pourrait réunir de façon réelle ces deux -conditions simultanées, _n’existe pas_ sur terre ni dans aucun des -espaces cosmiques. La gladiature qui était une chose merveilleuse pour -l’œil, qui mettait en valeur le courage et l’habileté dans le combat, -et exerçait ainsi une sorte de fascination morale, la gladiature -n’était en soi qu’un spectacle de laideur et d’épouvante puisqu’il -était pour affoler la conscience du juste en pouvoir de raisonner -et de résister au choc premier des abusives sensations. Celui-là -s’inscrivait déjà contre l’opinion de son temps, or qu’est-ce que -c’est que la Beauté sinon un mode du goût accepté et transitoire? Le -sage des siècles à venir pensera de notre Esthétique ce que le juste -du temps de Galba pensait de la gladiature, de la beauté admise, et -ainsi de suite à travers les âges. La Vénus de Milo perd sa grâce, -et devient ridicule si l’on découvre qu’elle n’est après tout que la -représentation corporelle d’une femme, d’une Pougy de son temps, en -qui prospéraient probablement les _strychnines_ de sottise communes à -la quasi-totalité de son sexe. Les planètes, les étoiles, elles-mêmes, -s’exhibent hideuses et réprouvables si l’on spécule que les unes -et les autres rendent possibles d’affreux drames semblables à ceux -d’ici-bas. Et l’harmonie et l’équilibre du monde, eux aussi,—les -superlatifs de la Beauté pourtant—ne sont en somme que la parfaite et -exécrable architectonie de la Douleur. Aussi, périsse la Beauté pourvu -qu’advienne la Justice! - -Les _surfaces_ et les _extériorités_ sembleraient donc avoir fait -leur temps. Mais le pouvoir quasi-hypnotique qu’exerce sur les hommes -le captieux éclat de quelques apparences n’est pas près de s’abolir -encore. La chose a été voulue, décrétée par la Nature qui se trouvait -bien dans la nécessité d’offrir quelque pâtée à ses créatures, qui se -voyait dans l’obligation de les amuser, de les empêcher d’analyser, de -détourner leur attention de la vérité profonde, de les _appeauter_, -en un mot, afin que n’éclatât pas, dans son entier épanouissement, -toute l’infamie du Monde. La grande scélérate, qui a tout créé et -tout édifié, ne faisait pas grand cas de l’intelligence humaine, et -elle n’a pas pris la peine de diversifier outre mesure ses moyens de -domestication ou ses procédés de mensonge. Des règles et des travers à -peu près identiques régissent et dupent toutes les espèces animales. La -mentalité des bipèdes qui pantèlent à l’infini, sur ce qu’ils nomment -grotesquement le Beau, n’est pas différente de celle des phalènes ou -des cétoines qui viennent palpiter aux lampes des soirs d’été, ou qu’un -rais de lumière culbute dans les dernières limites de l’épilepsie -voluptueuse—leur corselet est moins coruscant, voilà tout. - -Le Christianisme a empoisonné la terre d’idiots qui se sont conglomérés -pour, disent-ils, vivre dans la parfaite mysticité et adorer Dieu dans -le silence des cloîtres. La Beauté a fait de même: elle a suscité -des milliers d’acéphales prétendus inspirés et mystagogues, eux -aussi, qui fondent des Cénacles, des Écoles d’Esthétique, vivent dans -la contemplation platonique d’une abstraction sans aucune réalité -subjective ni objective, et jurent, avec des gestes de Corybantes -qu’ils en sont les Grands-Prêtres. Certains prédestinés ont, il est -vrai, réalisé de-ci, de-là, des tours de force dans les œuvres de la -couleur ou du ciseau. Qu’est-ce que cela prouve? Est-ce que l’art, -après tout, n’est pas un vain hochet avec lequel l’homme s’amuse, -croyant endormir sa douleur et alentir sa détresse? Est-ce que ce n’est -pas le palliatif ridicule à la hideur de tout, hideur qui, à la longue -et sans lui, serait insupportable et induirait l’humanité, peu à peu, à -la seule solution logique: celle de ne pas se continuer? Est-ce que ces -œuvres sont suffisantes pour masquer, dérober désormais l’iniquité de -l’Univers, le rendre agréable, ou lui faire pardonner? - -Ceci est d’une telle évidence que l’on voit la plupart de ces Maîtres, -de ces disciples et de ces thuriféraires de la Beauté, s’agripper à -l’occasion, et dissimuler derrière ce culte éperdu de l’esthétique leur -malpropreté personnelle, leur impuissance à raisonner, leur eunuchisme, -ou leur négation de la Vérité; d’autres, comme Cyrille Esghourde, -leur vésanie ou leur pédérastie; mais tous, quels qu’ils soient, vous -trucideraient sur l’heure si vous ne leur concédiez pas la mirifique -qualité _d’artiste_. - -Dites-leur donc que la _Forme_ est haïssable, que l’Antiquité à la fin -nous obsède avec sa statuaire uniquement vouée au geste des palestres -ou à l’anatomie des athlètes forains, avec son éternelle eurythmie -de croupes et de gorges; dites-leur que les peuples adonnés à la -contemplation quasi-exclusive de la Forme, comme les Grecs et plus -tard les Romains qu’ils empoisonnèrent, étaient des _peuples-enfants_ -immanquablement voués à l’abrutissement final et au joug des Barbares; -criez-leur qu’il y a autre chose que cela dans la vie, que Littré avec -sa face de laideur effroyable, que Renan avec son masque adipeux, aux -tombantes bajoues, où brillait le génie étaient, même au point de vue -de _l’enveloppe_, autrement beaux que le _Laocoon_, le _Discobole_ ou -l’_Apollo_ du Belvédère; criez-leur que la Forme a toujours usurpé -indûment l’attention des hommes, que la plastique la plus vénuste, ne -vaut pas, aux yeux du véritable civilisé, un théorème de mathématiques -ou un impeccable syllogisme; hurlez-leur que la _Ligne_ et -l’_Extériorité_ sont exécrables, parce qu’elles mentent inévitablement, -et que tant qu’elles auront un culte et des desservants, nous ne -nous serons pas affranchis de la mentalité des primates; vociférez -que l’Intelligence seule est digne d’adoration, mais qu’Elle est -l’adversaire forcené de la fameuse Beauté, parce qu’Elle décortique les -surfaces—seules agréables et visibles aux yeux de myopes des foules -modernes—parce qu’Elle fait apparaître la réalité, _l’essence profonde_ -des choses _toujours hideuse_; époumonez-vous à énoncer tout cela et -vous les verrez tomber incontinent en des pamoisons de quadrumanes -indignés. Ah! oui, est-ce qu’on ne va pas bientôt nous laisser en -paix avec cette prostituée qu’on appelle la Beauté? avec la Beauté -qui ne produit, ne suscite que _le dilettante_, alors que dans le mot -dilettante il y a toujours _tante_, à la finale. - -Donc Cyrille Esghourde, lui aussi, chantait la Beauté, et l’amour qu’il -nourrissait pour elle était à ce point désordonné qu’il lui rendait -grâces, le plus souvent possible, sous forme de lècherie de bardaches, -et qu’il dilapidait, de son mieux, le sphincter que la nature lui -avait donné. Il était, à trente ans, le poète préposé par les 30.000 -sodomites de Paris, à la glorification et au pansement de leurs -_gomorrhoïdes_. Et vous pouvez croire qu’il s’employait avec passion à -cette besogne que récompensait déjà une dizaine d’éditions successives. - -Son dernier livre, l’_Antinoüs_, était, sans conteste, son pur -chef-d’œuvre. Il y débutait agréablement par conduire le lecteur, à -Rome, dans un lupanar de gitons où, sous motif de pastels, de sanguines -et de charbons exécutés d’après le _Nu_, un tenancier de prostibule -antiphysique—tous les hommes au salon—faisait l’article et le boniment -pour Volturno Pozzi, _il tipografo_, Lucio Bolli, _il barbiere_, -Giovanni Bocchi, _il orologiaio_, trois remarquables échantillons -des infusoires de vespasienne, qui, sous les yeux du consommateur, -gigotaient d’un arrière-train encore sans fistules et garanti sans -iodoforme. Et depuis peu, Cyrille Esghourde sentait prospérer son -audace. Déjà, dans ce livre, il réalisait, en partie, les antérieures -promesses faites à la clientèle, et dont la crainte du Procureur -général et de la dixième chambre lui avaient conseillé de différer -l’exécution jusque-là. Car Cyrille Esghourde, terrorisé par l’idée de -poursuites possibles, s’était contenté, dans ses œuvres précédentes, -d’écouler une blennorrhagie sentimentale de modillon inverti. Il y -poursuivait de ses obsécrations les _tignasses_ des femmes, comme il -disait, pour consacrer trois chapitres à la louange de la _tignasse_ -rousse de _Mémé_, son héros, qui se donnait à lui, un soir d’Août -plein d’électricité, emmi la chapelle de la Jésuitière. Dans le -dernier livre, le lingam instauré entre les lignes était déjà pour -satisfaire les plus exigeants; les épousailles à la Pétrone, tout le -vice grec, y étaient décrits par un auteur enfin maître de sa langue; -la Priapée unisexuelle y rugissait, copieuse, et, selon le mode païen, -l’extravagant délire de la Chair dévoyée, ruée en dehors de sa bauge, -y bramellait fort congrûment déjà dans les sentines purulentes de la -perversion génésique. - -A l’heure actuelle, Cyrille Esghourde, muni de cinquante louis avancés -par son éditeur sur le prochain manuscrit de l’_Ephèbe-dieu_, destinait -sa personne à parachever le lustre des villes d’art de l’Espagne: -Cordoue, Séville et Grenade, où il se proposait de passer quatre ou -cinq semaines à étudier de près les jeux de l’ombre et de la lumière -sur les torses conciliants, à scruter en «artiste» les replis et le -sinus rectal des plus affriolants mignons ibériques. - - - - -XIV - - Il faut placer la Vérité avant les convenances. - - -Madame Truphot, Boutorgne, Siemans et Cyrille Esghourde s’étaient -mis en route dès sept heures du matin, par un brouillard piquant, -qui devait se dissiper certainement sur le coup de midi, au dire des -guides. Il s’agissait de gagner Ponalda, un village perdu de la haute -montagne, accroché au flanc roidi d’un pic perdu, au-dessus duquel, -à s’en rapporter aux affirmations de l’auteur de _l’Antinoüs_, le -gypaëte aimait tacher le bleu frissonnant du ciel de son vol immobile, -de ses ailes figées dans la torpeur voluptueuse et le spasme du vide. -Ce n’était pas uniquement le désir d’apercevoir quelques-uns de ces -oiseaux de proie, amis des vertigineux espaces et des distances -impolluées, qui avait déterminé la veuve à subir la demi-matinée de -mulet que nécessitait l’ascension. Non, Cyrille Esghourde l’avait -alléchée d’un possible spectacle bien plus calcinant pour elle. - -La veille, au soir, longuement, il avait conté par le menu ce qui -constituait pour lui le réel pittoresque de Ponalda, situé sur la route -du Pic de la Mine. Certes, bien qu’il fût un artiste, ce n’était pas -non plus le point de vue, ni les gypaëtes qui l’attiraient en ce coin -sauvage; ce n’étaient point les pics qui attentaient à la nue, les -cascades échevelées qui déroulaient, du haut en bas de la montagne, -leurs floconneuses tresses d’argent; ce n’étaient point les petits -bois de chênes-lièges dépouillés de leur écorce qui, avec leurs fûts -rougeâtres, semblaient aligner des milliers et des milliers de troncs -humains, écorchés vifs et sanguinolents, des torses suppliciés érigeant -des bras tordus et noirs, comme si un Genghis Khan, un Tamerlan -ressuscités, avaient laissé là, le matin même, des témoignages de leur -verve en fait de massacre. Ce n’était point le torrent déferlant en -bas, dans la plaine, avec un fracas de train express, encore moins -l’éboulis des roches, vert-pâle, violacées, lilas tendre, safranées, -toisonnées de mousses crépelées comme des chevelures de nègres, -pendant que d’autres ruisselaient d’une pourpre humide et fumante, -sous le premier soleil, comme si elles venaient de remplir l’office -de parvis pour quelque effroyable et mystérieux égorgement nocturne. -Ce n’était pas le terrifiant chaos des sommets, des gorges et des -ravins, toute cette épilepsie initiale de la Nature qui s’est amusée à -bouleverser, à sabouler son ménage, son domaine péniblement ordonnancé, -tout ce désordre qui, en somme, démontre l’inintelligence de la Force -éternelle, chavirant en partie son œuvre première en une ribote d’homme -ivre, œuvrant de préférence en de continuels cataclysmes, créant par à -peu-près, dédaignant la _normale_, la suite voulue des circonstances, -pour ne tirer parti que de _l’accident_, c’est-à-dire du conflit ou -des hasards de la matière, n’enfantant que par à coups, ne suscitant -le chef d’œuvre que sans le savoir, et ne perpétrant l’homme que -par mégarde pour ensuite le torturer sans relâche. Non, tout cela -indifférait Cyrille Esghourde qui ne prêtait attention, lui, qu’aux -décors des capitales pourries et à la ronde-bosse des croupes viriles -et malléables. - -Il avait donc conté à la veuve et à ses commensaux cette particularité -de Ponalda: - -Quelques-uns parmi les touristes qui étaient montés, certains jours, -au village,—un agglomérat de masures en basalte trébuchantes et mal -closes—avaient été extraordinés de n’y voir âme qui vive dans l’unique -raidillon de trois cents mètres formant la rue principale. Tout y -semblait mort; les portes calfeutrées ne laissaient passer aucun -bruit, et nul être vivant ne s’aventurait au dehors. Pas une poule -picorante, pas un chat rôdeur ronronnant dans une coulée de soleil, -pas un pourceau vautré à même les fanges comme on en rencontre dans -les bourgs pyrénéens, ne se montraient sur la chaussée. Quelles que -fussent la sérénité et l’allégresse de l’heure estivale, si profondes -en ces endroits, où l’ardeur solaire se trouve refrénée et comme -blutée par la frigidité limpide des hautes altitudes, aucune femme, -jeune ou vieille—les hommes étant occupés à la garde des troupeaux ou -aux besognes serviles et mercenaires de la station thermale—ne filait -le rouet sur le seuil des chaumines, ne faisait accueil à l’étranger -pour vanter l’auberge, lui vendre quelque fruste bibelot, ou requérir -la sportule, comme il est de coutume dans les lieux où déambule le -pérégrin préalablement abêti par le paysage. On avait beau heurter -successivement à l’huis de toutes les maisons, personne ne répondait. -Des mouvements et des rires étaient seuls perceptibles derrière -le chêne épais des vantaux cadenassés. Un silence goguenard, une -atmosphère de réprobation, semblaient réellement peser sur le dehors, -à l’approche du voyageur, dans ce hameau perdu entre ciel et terre. Cet -endroit était-il donc le lieu de retraite, la Thébaïde des sages qui -entendaient protester à leur manière contre la niaiserie des Béotiens -déambulant l’alpenstock et le Bædeker à la main? - -Mais si le touriste favorisé par le sort était tombé au moment -profitable, à la bonne minute, de l’après-midi où le même fait se -reproduisait chaque semaine, au pareil jour, avec une régularité -infaillible et périodique, il ne tardait pas à recevoir l’explication -de cette insolite désertion de l’habitant. Tout à coup, dans le haut -du village, un trompettement humain exaspéré, une clameur terrible, -incisait le silence pour se prolonger en trémolos et finir en -point d’orgue perforant, suivi immédiatement d’un fracas de porte -lancée avec violence contre un mur de pierre. Alors, une galopade -furieuse résonnait sur les pavés pyriformes; un stropiat déboulait -en claudicant, les bras levés, le torse gibbeux, et un goître énorme -servant de pendantif flaccide à un cou de taureau rougeoyant et -congestionné. - -C’était l’hebdomadaire et ponctuelle ruée de l’idiot, l’effrénée et -tragique randonnée de l’hydrocéphale, qui fonçait dans le village, -tenaillé, possédé d’une flambée de satyriasis, et menaçant de mettre -à mal toute femelle rencontrée sur sa route. Plusieurs fois, hagard -et terrible, il emplissait de sa course furieuse et de sa plainte -effroyable l’unique rue aux angles capricieux, battait les murs, -se cognait aux portes, se précipitait au pourchas des voyageurs en -déroute, les yeux injectés de filaments rouges et la bouche poissée -et toute dégoulinante de salives mousseuses, en continuant à pousser -des beuglements de bête affolée que le stupre tourmente. C’était le -Sexe triomphant et dominateur qui passait, le Rut invincible porté à -la pression des cent atmosphères de la continence, qui se déchaînait, -farouche, tempétueux, immonde et cependant magnifique. Et quand -l’idiot avait tapé vainement du poing à toutes les murailles, quand il -s’était usé les dents à mordre au passage dans tous les chambranles -hermétiquement verrouillés, il se lançait au dehors du village; de -sa même course qui faisait voleter les écumes de ses lèvres, il se -précipitait dans les sentiers tortueux, dans les landes caillouteuses, -où il tournait en rond, en des spires affolées, dégringolant le revers -des âpres pentes. Et on le voyait, de loin, rouler parfois sur lui-même -pour remonter en s’agrippant des genoux et des ongles, jusqu’à ce -qu’il tombât enfin, épuisé, mais pantelant encore, sur la terre qu’il -embrassait de ses bras frénétiques, dans un besoin farouche d’étreintes -et d’enlacements.... - -C’était fini. Désormais, il était calmé pour une semaine au moins. -Toutes les portes des maisons s’ouvraient alors. Des femmes en -sortaient, amusées, rieuses et jacassantes. Les poules et les chats -réintégraient la chaussée pacifiée. On courait voir où le goîtreux -était tombé.—Tiens il a été plus loin que la dernière fois... ma -Doué... Et une grande fille brune, au masque tragique et impérieux—sa -sœur—filait derrière les autres. Dès qu’elle avait rejoint le -malheureux, elle le retournait la face au soleil, essuyait d’un -mouchoir son front et ses joues tachées de glèbe, ou écorchées par les -silex. Quand il avait cessé de hoqueter ses sanglots d’impuissance, -quand il versait enfin dans une immobilité quasi-cadavérique, qui -terminait toujours en coma d’agonie l’froyable crise où le plongeait -la sédition de la Chair inassouvie, elle le veillait une heure, deux -heures, assise près de ses épaules, le regard croché à la ligne -céruléenne de l’horizon, comme pour demander la raison de cette -épouvante et de cette fatalité aux espaces mystérieux qui doivent -savoir le pourquoi des choses. Puis, dès qu’il pouvait se remettre -debout, elle le soutenait par les bras et, droite, tranquille, -regagnait à son côté la pauvre demeure, les yeux absents et le front -dédaigneux, sous les quolibets du village enfin ressuscité. - - * * * * * - -Leur père était un ancien instituteur d’Amélie-les-Bains qui était -venu mourir à l’endroit natal, une fois acquise sa minime retraite. -L’hydrocéphale soldait sans doute, lui, quelque faute ou quelque tare -d’un ancêtre ignoré, dans ce terrifiant processus de l’hérédité qui -fait payer au dernier issu la défaillance physique de l’ascendant et -fait éclater, de façon péremptoire, le Crime de la Puissance créatrice. -Tous deux, le frère et la sœur, vivotaient d’un maigre bien dans la -maison familiale; la fille s’étant résignée au célibat pour mieux -soigner son frère qui passait ses journées, assis au coin de la vaste -cheminée, à saliver sur sa blouse de toile bleue, et à râcler, d’un -couteau infatigable, des morceaux d’échalas dont il faisait d’inutiles -copeaux, du vermicelle broussailleux, des filaments ténus, piétinés -ensuite, par lui, toutes les heures, avec passion. - - * * * * * - -—C’est des cheveux d’blonde... y sont dorés et doux comme des cheveux -de blonde. Mé... j’si laid... j’si éfirme... elles voulent point -d’moué... répétait-il tout le long du jour, d’une voix à peine -articulée, le menton continuellement enduit de crachats gazeux que sa -sœur essuyait sans trève, d’une main secourable et sans répugnance. - -Il était complètement inoffensif d’ailleurs, à part ses crises -périodiques, dont le village averti par la sœur se garait de son mieux. -Mais il fallait le laisser sortir, le laisser galoper, se saoûler -de fatigue, car si on avait calfeutré son explosion satyriaque, il -se serait brisé la tête contre les murs. Et on les entourait même -d’un respect vague, eu égard à la mémoire de leur père, un homme de -beaucoup d’instruction, disait-on couramment. Jamais, nul besoin de -délation, jamais l’idée de faire interner le possédé n’étaient venus -à ces montagnards libres et noblement dédaigneux du secours ou de la -délivrance qu’auraient pu leur apporter les ergastules de la ville -à l’usage des fous. Ils préféraient s’accommoder du dément, qui -avait droit, lui aussi, à la liberté, et qui ne leur imposait qu’une -servitude pas plus désagréable en somme que les corvées d’édilité ou la -sujétion pécuniaire du percepteur. On se contentait de rire de lui. Et -le goîtreux, victimé par une effroyable dynamique sexuelle sans issue -pour lui, corrodé à jour fixe par l’ignition génésique que la nature -impose comme une loi indéfectible à tous les êtres, même à ceux dont la -déchéance devrait trouver grâce à ses yeux de bourrelle ne se délectant -qu’en les plus effarants forfaits, le pauvre diable d’idiot, sous la -sauvegarde et le dévouement admirables de sa sœur, aurait pu continuer -longtemps à faire des copeaux et à baver des glaires sur son menton en -forme de rostre, s’il ne s’était point, un jour, rendu coupable d’une -inconsciente et déplorable facétie. - -Un après-midi, un curé, un desservant de la plaine, était monté au -village avec deux ou trois collègues, au moment même où l’idiot salace -galopait farouchement. Énorme, effroyablement obèse, avec une coulée -de ventre quasi-liquide que ses cuisses maigres éclissaient mal, ce -soutanier béarnais n’avait pu fuir assez vite et, en quelques secondes, -il avait été rejoint, culbuté, toutes jupes troussées, par le Priapique. - -—Laisse-moi... laisse... moi... malheureux... tu vois bien que j’suis -un prêtre... - -—T’es une femme que j’te dis... t’es une belle brune... une de celles -qui voulent point m’aimer... tu vas y passer... - -Et il avait fallu employer des fourches pour faire lâcher prise -au frénétique induit en erreur par le cotillon du vicaire, et que -le relent dégagé par les profondeurs de ces sortes d’individus ne -parvenait point à éclairer... - -L’oint du seigneur, outragé dans sa pudeur et malmené dans son -épiderme, outré peut-être d’avoir subi un traitement que son évêque ou -ses pairs étaient seuls en droit de lui infliger, avait regagné Luchon -plein d’une juste rage. Et malgré les supplications de la sœur, il -avait déposé une plainte en règle. Des gendarmes étaient accourus pour -enquêter; une demande en internement, que le maire du village, menacé -par l’autorité ecclésiastique, s’était cependant refusé à signer, était -revenue, accompagnée d’une lettre comminatoire du sous-préfet. L’idiot -cette fois était condamné à aller finir ses jours sous la bastonnade et -les sévices sournois des chiourmes, si sa sœur n’avait point pris, tout -à coup, pour le sauver, une décision héroïque. - -Depuis quatre heures et demie, au moins, la petite bande ascensionnait, -à dos de mulet. Boutorgne avait réussi à pousser sa bête à côté -de celle de la Truphot, et, tout en magnifiant le paysage avec un -sens de la nature réquisitionné dans le meilleur de Rousseau ou de -Chateaubriand, tout en ne répugnant pas à la faute de français, il -faisait son possible pour rentrer en cour près de la vieille. A deux -ou trois reprises, il était descendu de son bât pour disparaître -derrière des ronciers ou des roches moussues, et revenir ensuite, la -face rayonnante, les lèvres enduites de l’hydromel des béatitudes, -tenant à la main—à la destination de la veuve—une _édelweiss_, une de -ces fleurs d’un blanc gras, une de ces corolles dont l’ingénuité et la -grâce ont été chantées par tant de poètes, et qui semblent positivement -avoir été modelées dans la stéarine ou découpées à même un vieux gilet -de flanelle amidonné de suint.—Pour vous, Amélie, en souvenir de -notre excursion. La veuve, touchée, coulait vers Boutorgne un regard -humide et paraissait reprendre goût à son thorax en forme de carène de -vaisseau. Siemans et Cyrille Esghourde marchaient derrière, et, à un -moment donné, comme leurs mulets s’étaient rapprochés, on put entendre -ce dernier dire à son compagnon: - -—Si, si, je vous assure, je n’ai jamais vu à personne un teint pareil -au vôtre... vous avez une carnation à la Rubens... - -Et le Belge, redressé sur sa selle, pointait très haut la tête, se -pavanait, au pas méticuleux de son porteur, de l’air satisfait d’un -monsieur qui, désormais, se sait détenteur de joues pareilles à celles -de Marie de Médicis. - -Ils étaient arrivés à seize cents mètres d’altitude et le brouillard, -qu’ils avaient dépassé, s’étendait maintenant sous leurs pieds, -emplissant la vallée d’une nappe nitide, d’une sorte de mer laiteuse. -Les pointes des sapins trouaient sa surface de milliers d’aiguilles -qu’on aurait prises pour les clochetons d’une ville submergée et -disparue. Le soleil criblait les petites vagues de la brume opaline et -dense de ses sagettes lumineuses, de ses myriades de javelots d’or, -et, grisé de superbe, dans un échevèlement, dans une menstrue de feu, -il montait vers le zénith. Les versants dénudés s’enlevaient en jaune -d’ocre sous la lumière blonde. De loin en loin, un morne désolé, avec -son sol pierreux, ses monceaux de caillasses, ponctuait la ligne de -crête d’une bosse de dromadaire, gris sale, hérissée par le poil fauve -des herbes folles desséchées par le vent nocturne. Puis, des prés -verts, des pâturages drus, comme vernissés d’une peinture trop fraîche, -tachaient les pentes, ainsi que des pièces disparates ajustées sur -le revers de la montagne. D’invisibles sonnailles tintinnabulaient -à l’arrière des lointains boisés; des fumerolles tire-bouchonnaient -dans le ciel effervescent. Des pommes de pins, mordues par le froid -de la nuit, se détachaient et tombaient mollement sous la réaction de -la tiédeur envahissante, tandis que la terre en langueur et pâmée, -lubrifiée par les rosées matutinales, s’étirait paresseusement, et -craquelait sous l’étreinte de Midi. - -Siemans, conquis par le charme et la grâce de l’heure, étendit la -main et fit arrêter les mulets. Avec le geste et l’onction d’un -grand-prêtre, il donna l’ordre aux autres de descendre puis, assis à -l’extrême bord d’un palier surplombant le précipice, il tira l’ocarina -de la poche de son veston et, une flamme mystique dans les yeux, -célébra le paysage en jouant le _Ranz des vaches_. Quinze jours durant, -il avait répété ce morceau: une surprise qu’il réservait aux camarades -pour la première circonstance profitable. - -Trois cents mètres plus haut, comme on s’était remis en route, Cyrille -Esghourde tira le Belge par la manche, et lui montrant un sommet qui -perforait le brouillard lactescent d’un cône héliotrope: - -—Le pic de la Mirandole, devant vous, ami... - -—Ah! vraiment, et quelle hauteur a-t-il? questionna Siemans en toute -candeur. - -—2830 mètres, affirment les guides... il faudra en faire l’ascension, -répondit Esghourde en contenant mal un accès d’hilarité. - -Un quart d’heure plus tard, on était arrivé. Bien avant que les autres -eussent quitté le bât de leurs montures et dégourdi leurs membres dans -l’indécision et le malaise des premiers pas, Cyrille Esghourde avait -disparu, filant dru, au pas accéléré de ses petites jambes, vers le -village proche. - -Dix minutes s’écoulèrent; il revenait enfin, la figure déconfite, et la -mimique en désarroi. - -—Ah! bien vous savez! dit-il, nous n’avons pas de chance; nous sommes -refaits! - -—Bah! et comment cela? questionna la veuve. - -C’était un véritable désastre, comme il voulut bien le conter. Avoir -ascendé pareille altitude pour être à ce point désillusionnés, il y -avait de quoi invectiver tous les dieux: l’Olympe et la Jésulâtrie. -Pouvait-on imaginer malchance pareille? Voilà, il revenait du pays -qu’il avait trouvé animé et vivant, avec des femmes plein l’unique -rue, bien qu’on fût un jeudi, jour où se produisait immanquablement le -débuché du fou. Il s’était enquis, avait-on enlevé le malheureux pour -l’incarcérer dans un cabanon, sous l’éternelle menace de la douche, -seul mode d’argumentation qui lui soit intelligible? Les vieilles -femmes interrogées s’étaient gaussées de lui, se réintroduisant dans -leurs maisons sans vouloir lui répondre. Une jeune fille, prolixe et -fûtée, que son bon air avait conquise sans doute, lui avait seule -expliqué pourquoi le village était désormais tranquille, parfaitement -assuré de ne plus voir se reproduire jamais la ruée farouche du -goîtreux. - -Pour sauver son frère de la mort certaine qu’allait lui infliger -l’asile d’aliénés, pour lui éviter la fin effroyable des érotomanes -préalablement garrottés dans la camisole de force, et taraudés vifs par -le jet pointu des douches, comme seul remède, la sœur avait consenti à -se sacrifier, à s’immoler, elle, dans un holocauste admirable et sans -précédent digne d’être chanté, jadis, par les grands Tragiques grecs, -qui traduisirent l’Impératif terrible de la Fatalité. - -Elle s’était donnée à lui, tout simplement, dans un inceste -quasi-divin, acceptant l’immonde contact, les baisers terrifiques, -toute l’horreur de cette lubricité de cauchemar, de cet accouplement -d’enfer, pour le racheter, le rédimer, au bord du gouffre et l’apaiser, -en berçant sa chair de monstre désormais assouvi, contre son sein -palpitant d’une fraternité sublime. - -—Fichtre de sort, il n’y a pas à dire, c’est beau, clama Médéric -Boutorgne. Je vais fabriquer avec ça trois actes pour le Français ou -pour Antoine. Sûr, il y a là un effet final, un coup de théâtre à faire -éclater le bois des banquettes. - -Cyrille Esghourde crut bon de controverser. Il émit, d’un ton pincé, -quelques aperçus doués de vraisemblance pour mieux cacher la mésestime -en laquelle il tenait, sans doute, un inceste qui n’était pas perpétré -exclusivement par deux individus de sexe mâle. - -—Ça ne passera pas mon cher. Pour forcer le public des agents de change -et des salons à accepter pareille chose, il faudrait exciper du mobile -chrétien. Pour conquérir les suffrages des intellectuels, il faudrait -commander la pièce à un Russe, à un Allemand ou à un Polonais. Si Jésus -ou la mentalité du nord n’intervient pas dans l’affaire, vous êtes -fichu. Dans cet ordre d’idées je vous mettrai, si vous le voulez, en -rapport avec un père Jésuite. Celui-ci, qui est un admirable humaniste, -unira habilement les deux esthétiques. Il n’y aura qu’à belgifier un -peu sa prose. Il ne prend pas cher; c’est d’ailleurs lui qui fournit -Sienkiewitz, ainsi vous voyez. - -—Dites donc, Esghourde, il ne faut pas blaguer mon pays, interrompait -d’une voix rogommeuse Siemans, qui avait le mot de _belgifier_ sur le -cœur. N’oubliez que nous avons, nous aussi, des notoriétés littéraires. -Après tout, c’est nous qui vous avons donné Ruysbroeke l’admirable et -Francis de Croisset. - -—Sans compter Maëterlinck, ajouta en s’inclinant l’auteur de _Mémé_, -soucieux d’éviter une préjudiciable dispute. - -—Maëterlinck... le _cinématographe des limbes_... _le Ripolin des -âmes_... _le cornac des préexistences et du lymphatisme incorporel_... -conclut Médéric Boutorgne qui citait les définitions d’un ami. - -Mais la Truphot était nerveuse. Peut-être avait-elle eu des intentions -quant à l’idiot. Sa personnelle littérature, malgré la récente -progression de son talent, malgré toute l’envergure de son érudition -alimentée aux meilleures fréquentations, n’était pas encore à la -hauteur du débat engagé. Elle ne pouvait pas intervenir brillamment. -Une lancination autre la travaillait d’ailleurs: voir de près le couple -consanguin... et s’il se pouvait, diable! ce serait là un spectacle -ravageant, assister un peu à leurs comportements. Depuis qu’elle avait -quitté Paris, depuis les derniers incidents de Suresnes, elle souffrait -de ne plus frôler de pittoresques amours, et surtout de ne plus -pouvoir en ordonnancer tout près de sa couche. Elle proposa donc de -donner congé aux guides jusqu’à trois heures, et d’aller prosaïquement -déjeuner, car elle mourait de faim. Ensuite, on se rendrait à la maison -de l’Inceste. - -Sur les trois heures, ils en sortaient désillusionnés. Ils n’avaient -trouvé là qu’un idiot qui ressemblait maintenant à tous les idiots du -monde, et qui n’était pas très différent, en somme, de quelques-unes -de nos gloires sociales qui circulent avantagées du respect de leurs -congénères. Il se tenait avec plus de simplicité, voilà tout. Il était -bossu, c’est vrai, mais Ésope, Scarron et le maréchal de Luxembourg, -étaient bossus, eux aussi. Maintenant, il ne bavait plus; il portait -une blouse nette, exempte de toutes maculatures et, dans son extérieur, -il était certes bien plus reluisant et moins oléagineux que cette Babel -d’acarus qu’on a pris l’habitude d’appeler Drumont dans les rédactions -du boulevard. Quant à son parler, désormais mesuré et suffisamment -articulé, il aurait été difficile de le différencier de celui de -Monsieur Bertillon, par exemple. Contrairement à celui-ci, même, il -ne maniait ni kustch, ni chaîne imbriquée, et ne taquinait nullement -le mécanisme d’un _appareil destiné à projeter en l’air les mots d’un -bordereau_ quelconque. Il était encore goîtreux, c’est vrai; mais, -après tout, l’humanité n’est pas bien sûre qu’il soit moins avantageux -de porter un goître au cou que d’y porter la Toison d’or, la croix -de grand-officier, ou des scapulaires. Il n’y a que des affirmations -dogmatiques là-dessus et aucune dialectique nettement déterminante. -Cette tétine flasque, appendue à sa glotte, lui avait été dispensée -par la Nature avec la même inconséquence qu’à d’autres fut dispensé -le talent; et le malheureux, à l’encontre de beaucoup parmi ces -derniers, n’en faisait aucun usage désavantageux pour ses semblables. -Cet ornement étant tout à fait inoffensif, il ne pouvait pas s’en -servir pour idiotifier le voisin, ce qui est à considérer et suffirait -à le placer—aux yeux des sages qui se plaisent à analyser et à -raisonner—bien au-dessus de ceux qu’on appelle couramment les brillants -orateurs ou les grands écrivains. Au surplus, circonstance adventice -mais digne d’être retenue, ce goître l’avait préservé, lui, le pauvre, -du _farcin_ de l’orgueil, du _charbon_ de la vanité ou de la _morve_ de -suffisance dont sont atteints la plupart de ses collègues en humanité, -lorsqu’ils peuvent se réclamer d’un profil potable, de leur compte -réglementaire de membres, d’un suffisant capillaire, d’une certaine -habileté dans le discours ou l’écriture, ou bien encore lorsque le -monde a décrété qu’ils étaient détenteurs d’une pseudo-intelligence -capable de retenir et de leur faire réciter, sans défaillance, tous les -versets du Psautier de sottise ânonné en commun. - -La sœur, elle aussi, était d’une simplicité à dérouter les moins -exigeants. Un bonnet de linge sommait les cannelures de sa coiffure à -la catalane, et sa jupe de cotonnade à stries grisâtres se gonflait -sous l’emphase naissante d’une maternité héroïquement consentie. Elle -paraissait être tout à fait ignorante de l’attitude qu’aurait pu lui -imposer la littérature après une si magnifique abnégation de soi. -Elle ne s’éployait pas en des récitatifs à l’Iphigénie, n’avait point -connaissance des poses adéquates à tout emploi d’héroïne. Sans doute, -elle était sans culture, car sans cela il aurait été difficile de -comprendre pourquoi elle ne se hâtait pas de traduire son âme et de se -raconter en des discours indéfinis, comme l’enseignent l’esthétique -grecque et sa puînée, la psychologie contemporaine. Elle n’accusait la -Fatalité, ni le Destin, et pourtant si, comme la fille de Clytemnestre -et d’Agamemnon, chantée par Euripide, elle n’avait pas sauvé sa patrie, -en apaisant la colère des dieux par sa propre mort, elle avait, en -s’immolant, apaisé, pour son frère, le Sexe exaspéré, divinité bien -autrement redoutable et douée d’une bien autre existence que celles de -l’Hellas. - -Médéric Boutorgne traduisit, d’un mode lapidaire, la déception de la -petite bande: - -—C’est une brute; elle ne comprend même pas la beauté de son acte!... - -Puis, comme il était sans intérêt, après tout, de considérer plus -longtemps cette grande brune dans ses allées et venues, que ne -rehaussait aucune glose saugrenue; comme cette sœur sublime n’éprouvait -nullement, devant les étrangers, le besoin de définir sa _psyché_, et -se contentait de vaquer en toute placidité aux soins du ménage, tous -sortirent de la petite pièce, à la queue leu leu. - -Siemans, qui venait le dernier, n’était pas dehors que, tout à coup, -Cyrille Esghourde, les bras écartés, se mettait soudainement à plonger, -la tête en bas, en une sorte de frénésie, ployant plusieurs fois son -petit buste à la charnière de ses reins, tout comme s’il manœuvrait à -l’improviste une invisible pompe à bras. - -—Cher maître... cher maître... vous ici... râlait-il d’une haleine -violentée par l’émotion, et la gorge strangulée par une crise -inattendue de suffoquant respect. - -Il paraissait positivement vouloir disparaître sous terre, rasait le -sol de son corps quasi-horizontal, offrant, sans doute, à l’inconnu, -son dos à fouler, tel un eunuque à l’apparition du Padischah. - -Un _cher maître_ érigeait, en effet, son auguste personne dans l’entour -immédiat. Et la Truphot dut accourir pour soutenir aux aisselles -_l’embasicœte_ qui menaçait de verser dans une syncope de ravissement. - -Le bonze, surgi comme par miracle, était Georges Sirbach, auteur du -_Golgotha_, du _Labyrinthe des tortures_, des _Mémoires d’une cuvette_ -et de dix autres livres tout aussi retentissants. Ce jour-là, il était -accompagné de son ami, le célèbre docteur Zagolbus chargé de lui -définir le cas du goîtreux au point de vue médical, et de déverser -sur la chose le plus possible de substantifs grecs et de termes -scientifiques. Car Georges Sirbach avait l’intention d’introduire, si -possible, cette péripétie dans son livre, alors sur le chantier, _Les -quarante-deux jours d’un épileptique_, dont l’action se déroulait à -Bagnères-de-Bigorre. - -Georges Sirbach, qui manœuvrait dans la Prose actuelle les grandes -orgues de la Désespérance et fouillait l’anatomie sociale du scalpel -crissant de l’ironie, était entré jadis dans la Lice contemporaine -revêtu de l’armure niellée de deuil, du noir gorgerin larmé d’argent, -d’un Samnite, d’un Andabate du Nihilisme. - -Dès ses premiers heurts d’armes, la notoriété, en bonne fille soumise -qu’elle est, désireuse cette fois de varier un peu ses _passes_, était -venue s’offrir à lui, attirée par sa rancœur douloureuse de mâle -désabusé. Jusqu’à trente ans passés, son humeur de révolté littéraire -qui menait le rude assaut de la Raison victorieuse sur l’imbécile -Espérance ne s’était donc point ralentie. Quasi seul, parmi la presse à -grand tirage, il avait noblement combattu le Béhémot de l’hypocrisie, -la Tarasque bourgeoise avec des ruses et des rages de gladiateur que -la victoire de son escrime, enfin imposée, récompensait, du reste, à -l’issue de chaque tournoi. Et Georges Sirbach avait bénéficié, lui, -de ce fait miraculeux: du haut de la loge impériale où, entouré des -_Augustans_ de la critique, trône l’Opinion—plus cruelle et plus abêtie -que les Césars romains—le don de la vie lui avait été fait, la grâce -de ne pas mourir de faim, comme tous ceux qui luttent pour les idées -libres et sont vaincus d’avance, lui avait été octroyée, royalement, -dans le hourvari des buccinateurs sonnant la fanfare du succès. -_Plaudite Cives!_ - -Désireux d’entériner au plus vite cette gloire nouvelle, le photographe -des _grands hommes chez eux_ s’était voituré alors jusqu’à son -domicile. Et c’est à partir de cette minute qu’il prit place aux -étalages de la rue de Rivoli, entre le dernier cliché de Pierre Loti -ayant revêtu le burnous d’Abd-El-Kader pour recevoir _son frère Yves_, -et celui de Rigo avec toutes ses bagues. Dans le fond d’un cabinet de -travail vert-pomme, Georges Sirbach accotait à la cheminée une élégance -de patron boyaudier élégiaque et, du mieux qu’il le pouvait, informait -les populations, qu’en haine du lieu commun, il portait à droite. Dès -lors, devant la consommation exagérée que Paris, les Amériques et les -petits théâtres firent de cet alléchant portrait—auquel, sans doute, -il dut son destin,—Georges Sirbach put se convaincre qu’il était, sans -conteste, l’heureux _manager_ d’une âme capable d’affronter les plus -hauts sommets de l’altruisme. Il décida, soudainement, que, phénomène -unique dans l’Epoque, il offrirait, aux masses éberluées, le surprenant -exemple d’un homme qui vit et réalise enfin l’Esthétique dont il est -le _Barnum_. Il n’y avait pas à dire, il se sentait incapable de -différer plus longtemps le soin d’être à lui tout seul un Apostolat ou -quelque chose comme un Mètre unique, un inconcevable Régulateur auquel -pourraient se rapporter et se régler toutes les palpitations généreuses -de ses concitoyens. Tolstoï, justement, venait d’écrire _Résurrection_, -où il exposait les différents stades d’une intelligence et d’un cœur -qui se libèrent peu à peu des liens infâmes dans lesquels la mensongère -civilisation, en son œuvre de mort, les avait bandelettés. Tolstoï -venait d’offrir au monde le symbole admirable du prince Nekludoff -s’efforçant de racheter, du plus profond de sa gangrène, la Maslowa; -rénovant, par l’offre de son nom, celle qui était devenue l’immonde -fille de joie et avait été précipitée, de gouffre en gouffre, par le -seul maléfice d’un de ses baisers de satisfait, jusque dans le puisard -sans fond de l’hébétude et de l’amour vénal. Le patricien, _redevenu un -homme_, accourait pour exhumer la malheureuse de la prison-léproserie, -du cul-de-basse-fosse où la Justice parque les Réprouvés, et dans -lequel elle avait été jetée au milieu des cris de rage impuissants, -des hurlements à la mort des maudits, des vomissements de l’alcool -et des propos abjects coulant comme une dyssenterie effroyable de la -bouche des prostituées—cantique d’horreur et d’épouvante qui s’élève -chaque jour des entrailles profondes, des ergastules de la Société pour -chanter sa propre gloire. Eh bien! Georges Sirbach s’était déterminé à -épouser, lui aussi, une pierreuse, à racheter, à son tour, une Maslowa, -à procéder, en public, à une personnelle _Résurrection_. Seulement, la -prostituée que Georges Sirbach avait épousée possédait trois cent mille -livres de rentes acquises par une pratique et un sens judicieux du -putanat portés aux dernières limites du savoir-faire. - -Et pour cet homme, vous entendez bien, le monde n’avait jamais été que -sourires; jamais il n’avait souffert de la famine; jamais il n’avait -succombé sous l’hallali des huissiers! - -Mais vous croyez, peut-être,—tant la chose vous semble hypertrophiée -d’énormité, si on peut ainsi s’exprimer—que le glorieux _prosifère_, -en agissant ainsi, avait un but caché, en puissance de le faire -absoudre postérieurement. Vous conjecturez, peut-être, que ce n’était -là qu’un défi truculent jeté à l’odieuse civilisation, et qu’il avait -l’intention, par la suite, de retourner cet Alaska réalisé, ce Klondike -épousé, venu du prostibule bourgeois, contre la Bourgeoisie elle-même. - -Vous pensez, sans doute, qu’il employa ce claim, dont les sables -aurifères avaient été lavés, pendant vingt-cinq années, au tamis d’une -cuvette sensationnelle, à frêter des révoltés, par exemple, à noliser, -lui aussi, des justiciers qui devaient se conformer à ses écritures, -combattre des exacteurs dans le vieux monde; vous présumez qu’il poussa -contre le flanc de l’esquif social, plein de pirates en frairie et -d’esclaves affamés, une torpille quelconque. Vous ne doutez pas qu’il -s’efforça de laver cet or infâme de sa souillure originelle, et qu’il -lui affecta un emploi généreux. Vous êtes convaincu, puisque vous -n’avez jamais ouï parler du bruit fait par un de ces comportements -tragiques, que Georges Sirbach, répugnant à cette outrance dans l’acte, -se décida à donner plus prosaïquement ses millions aux pauvres, qu’il -fonda une œuvre enfin, non pour qu’il fût parlé de lui tous les ans -comme du fienteux Montyon, mais pour sauver de l’inanition et de la -mort une partie de ceux qui s’en vont hululant la faim et le désespoir. -Vous gifleriez, sans hésiter, comme tenant des propos attentatoires à -la dignité de toute l’humanité, le Monsieur qui affirmerait, devant -vous, que ce Pactole, produit par le stupre sordide, n’a pas servi à -consoler des filles-mères, des parias de naissance, des bâtards, tous -ceux que la lâcheté du mâle, après l’amour, condamne aux supplices -de la misère et de la solitude. Eh bien! vous auriez tort, car si -vous croyez cela c’est que vous accordez encore une importance, une -valeur quelconque, à tout ce que peuvent écrire ou proférer les -hommes notoires quand ils parlent de Pitié ou de Justice. C’est que -devant les gens chargés d’honneurs, vous n’avez jamais, en vous-même, -proféré cette parole de vérité sociale: _Pour t’élever si haut, tu -as dû descendre bien bas._ C’est que, toute votre vie, vous serez -dupe des pitres, des histrions, des paillasses, des grimaciers, des -queues-rouges, des joueurs de tympanon, des porteurs de cymbalum, -des sonneurs de tuba, des Paraclet, des Truculor, des Sirbach, des -phénomènes de tout ordre qui, sur les tréteaux de la célébrité, se -disloquent, bondissent, ruent, vocifèrent, en des cabrioles, des -contorsions éperdues, tirent la langue, soufflent du feu, mangent -du verre pilé, pour retenir le public devant la _banque_, devant -_l’entresort_, et l’opérer de son argent, de son intelligence ou de sa -vaillantise, avec des mots magiques plein la bouche et de la poudrette -plein l’âme. - -Liberté! Justice! Droit! Honneur! Civilisation! Socialisme! Anarchie! -les vocables divins crépitent, fulgurent, flamboient, comme un orage -des tropiques, le Sinaï s’embrase, la nue s’entr’ouvre et les _grands -hommes_ passent le licou, font les poches ou le bulletin de vote à la -clientèle pâmée qui s’est hissée sur le _Plateau_. - -Non, Georges Sirbach ne versa pas dans cette épilepsie philanthropique. -Il n’était pas jeune à ce point. _Les affaires sont les affaires._ -Il employa avec beaucoup plus d’à propos la dot de la prostituée à -jouir abjectement de tous les profits bourgeois que donne l’argent. Il -barbota à pleins ailerons dans le purin du bien-être, et s’ébattit, -toutes squames dilatées, dans les fanges de la somptuosité. Mais un -souci le lancinait: celui de placer sa _respectabilité_ à l’abri de -toutes les randonnées de la malveillance. Il fit donc râfler, chez -les marchands, les antérieures photographies de sa femme, où, dans -l’exercice de sa profession précédente, elle était représentée, -décolletée jusqu’aux orteils—ce qui avait eu longtemps pour résultat de -faire rater le bachot à nombre de rhétoriciens auxquels la remembrance -de cette subjugante plastique, entrevue un jour de flane, faisait -déserter Cicéron pour les endroits solitaires. - -Georges Sirbach, néanmoins, déféra à l’opinion dans une certaine -mesure. Il se retira de Paris, mouilla dans le petit hâvre d’une -localité de la grande banlieue, et, après avoir chaussé les pantoufles -de remploi, les pantoufles de tapisserie ornementées d’un cœur percé -d’une flèche, il y passa quelques années à ne plus exhiber sa personne -dans les lieux publics. Mais il continua farouchement à collaborer -aux gazettes, où il fit paraître, comme par le passé, des chroniques -de désenchantement amer, des écrits stigmatisant sans répit les -scélérats de la finance, les forbans de la réaction, les flibustiers de -l’industrie, les rufians des lettres et les malfaiteurs sociaux de tout -acabit. Et le procédé était bon. Quand la clientèle révolutionnaire -entend quelqu’un hurler aux chausses des bandits, elle ne prend jamais -la peine de discuter l’aloi de son indignation; elle oublie de regarder -ses mains pour s’assurer qu’elles sont sans souillures; elle oublie -de lui crier: d’où viens-tu, qu’as-tu fait, toi qui nous parles de -Justice, et de Vertu? Elle le sacre du coup «une belle âme». Jamais -elle ne lui demandera si son passé est vierge de tout forfait, si -son corps ou son âme sont exempts de toute prostitution. Non, il lui -suffit, pour l’instaurer honnête homme, qu’il serve ses passions du -moment. C’est ce qui fait qu’elle a été si souvent vendue à l’ennemi -et le sera toujours. En possession de cette évidence, Georges Sirbach -avait intelligemment décidé de ne point briser ses armes premières, -mais bien d’exagérer son mode initial de combat. Il avait compris -qu’il était pour lui sans profit majeur, d’aller grossir le nombre des -champions rétrogrades en luttant, à son tour, pour la défense de la -Religion, de la Famille et du Capital. Ces trois hypostases du monde -bourgeois régnaient, chez lui, respectées, enviées et indestructibles; -la suprême habileté consistait donc à paraître vouloir les démolir -dans la société. Et il s’y employa en toute ardeur. Chaque fois que, -dans un recoin du canapé, dans un repli du divan, il trouvait un bouton -de culotte qui n’était pas à lui, un poil de... barbe oublié là depuis -des années, il vitupérait le mariage, jetait l’anathème à l’argent, -exaltait l’union libre et désintéressée. Aussi, après deux ou trois -campagnes, sa copie se mit à atteindre des prix fabuleux. Toute la -Critique fut d’accord, un jour, pour l’arbitrer, comme le plus grand -ironiste, le plus parfait satirique des temps contemporains. - - _Quis cœlum terris non misceat et mare cœlo,_ - _Si fur displiceat Verri, homicida Miloni_, etc.. - -_Qui, dans son indignation, ne serait tenté de confondre ciel et terre, -si Verrès condamnait le brigand, et Milon l’homicide? si Clodius -dénonçait les adultères? Si Catilina accusait Céthégus_, etc.?.. Il -n’y a que Juvénal pour verser dans une ire aussi enfantine à propos de -pareilles misères. C’est ce que pensa Georges Sirbach en se restituant -à Paris. On le vit acheter incontinent un hôtel avenue du Bois, -acquérir une seigneurie en Seine-et-Marne, engorger ses antichambres -d’une domesticité en culottes de panne et en boucles d’argent, -instituer à l’égard de _Son Anarchisme_ un protocole dont rougiraient -les chefs d’État. Et, à la suite d’avantageux traités passés avec les -gazettes et les gros éditeurs, il continua à basculer un dévoiement -de proses d’un subversisme sous-jacent, que surexcitait, cette fois, -le laxatif d’une verve ragaillardie, le ricin d’un enthousiasme qui -n’a plus à craindre désormais d’être licencié par les directeurs de -journaux, au lendemain de quelque éclat. Puis, comme l’importance -de ses comptes de dépôt dans les banques le mettait, pour la vie, à -l’abri de toute mésaventure, et que, puissance sociale, il en imposait -à son tour aux autres puissances sociales, et n’avait point ainsi à -redouter les lois scélérates, son courage ne connut point de bornes. Il -se mit à charger à boulets rouges la couleuvrine du roman-pamphlet, la -caronade de la pièce à thèse, préconisant la _reprise individuelle_ et -le meurtre politique, tirant sans défaillance, en pointeur inviolable, -sur la Propriété, la Famille et le Capital, collaborant à ses moments -perdus au _Régicide_, petite feuille qui vécut quelques mois, juste le -temps de faire coffrer ses rédacteurs, et de les faire impliquer dans -le fameux procès des Trente, hormis lui, naturellement. - -L’argent va à l’argent, chacun sait ça, mais plus il est infâme, plus -il radie un magnétisme attractif qui aimante vers lui les filons -monétaires en désarroi. L’or appelle l’or, comme le dépotoir les -déjections éparses: c’est pourquoi, juste en ce moment, Georges Sirbach -s’enrichit d’une hoirie nouvelle. - -Un littérateur célèbre, qui, associé à son frère mort avant lui, -avait exploité pendant vingt-cinq années une marque de fabrique cotée -très haut à la Bourse du succès, venait de trépasser, à son tour. -Les derniers jours de ce grand écrivain avaient été pénibles. Dès la -disparition de son puîné, il avait commis une lourde faute: celle -de s’acharner à vivre pour démontrer inconsidérément, mais de façon -définitive, que ce n’était point lui qui détenait le talent de la -rubrique commune. A partir de cette époque, en effet, nulle œuvre -recevable n’avait succédé à la série des livres documentés élaborés -en commun. Et on avait vu le malheureux, désireux de faire figure -malgré tout, s’acharner, sous prétexte de _Mémoires_, à colliger les -notes de son blanchisseur, les ragots de son perruquier, les mots -de sa ventouseuse, les puériles anecdotes qui avaient trait à son -existence de vieux garçon solennisant les moindres événements de son -privé, de sa vie de célibataire égotiste qui ne peut pas se résigner à -n’être plus une vedette sensationnelle. Tombé dans le bric-à-brac et -la frénésie du bibelot, il encombrait la presse de ses commentaires -sur le XVIII^e siècle qu’il avait presque réussi à faire haïr, allant, -dans son impuissance de raté enrichi, de l’exégèse de la Guimard, par -exemple, à celle du Japonais Outamaro; roulé d’ailleurs par tous les -juifs de Paris qui tenaient emporium de curiosités. Couramment, on lui -vendait, à des prix fabuleux, pour des Boulle ou des Riesener, tous les -similis fabriqués rue Traversière ou rue Amelot. Il se ruinait pour -acquérir des laques et des cloisonnés que le bazar de l’Hôtel-de-Ville -entrepose d’habitude. C’était un alarmant échantillon du gendelettre -célèbre retourné à l’enfance qui, à l’instar des catins périmées, ne -peut pas consentir à s’effacer, à disparaître, et, la figure maquillée -et rechampie, s’en vient faire la fenêtre, aux heures du soir, pour -raccrocher encore le client, le lecteur, avec des grimaces séniles et -les minauderies de ses fanons pendants. - -Pendant dix années, chaque dimanche, il avait réuni dans son grenier -d’Auteuil une basse-cour de littérateurs, qui picoraient autour de -lui, avec des gloussements d’aise, les rogatons et les vieux détritus -d’une conversation de fossile inane et prétentieux. Depuis longtemps -déjà, il projetait de ne point décéder sans s’être, au préalable, -confectionné un trépas plein d’inattendu, qui longtemps encore—à défaut -d’autre chose—assurerait à son nom la voluptueuse publicité. Comme -bien vous pensez, il ne pouvait se dissoudre à l’instar d’un simple -mortel; il ne pouvait être récupéré par le néant sans tapage prolongé. -Par testament, il décida donc la création d’une Académie libre, dite -_Académie Goncourt_, devant faire pièce aux Coupolards de l’Institut et -perpétuer ainsi, à travers les âges, sa mémoire auguste de Gonfalonier -littéraire. Pareil à une vieille fille asthmatique et onaniste qui, en -mourant, laisse toute sa fortune à ses chats ou à ses serins favoris, -il légua tout son avoir—soit 6.000 francs de rente pour chacun—à -ceux qui avaient assisté sa vieillesse d’une oreille longanime et de -caresses intéressées. - -«Il restitua à la Nature la forme que celle-ci lui avait prêtée», -comme dit Bossuet, juste au moment où son œuvre allait être enfin -glorieusement couronnée. Il avait, en effet, passé les trois dernières -années de sa vie dans les cabinets de chalcographie, afin de doter ses -futurs académiciens d’un costume qui leur assurerait le respect des -foules et contrebalancerait celui des quarante vieillards de la Sainte -Périnne des lettres. Ses légataires, on s’en doute, étaient décidés -à accepter n’importe quel déguisement, n’importe quel chienlit, pour -encaisser la monnaie. Longtemps, il hésita entre un bonnet de talapoin, -des babouches à pointe recourbée, une robe de mandarin en soie violette -adornée de dragons griffus, de flamants roses, ou de fleurs de lotus, -et l’habit de cour du Régent. La question de l’épée l’angoissait -aussi. Il mourut comme il venait de donner enfin la préférence à la -longue canne de jade des lettrés du Nippon sur la brette en verrouil -du XVIII^e siècle. Mais le Destin ne s’était pas trop acharné sur cet -homme. Il avait eu le temps de fixer le protocole de réception des -futurs récipiendaires! - -Georges Sirbach fut naturellement un de ses élus. Et sur le champ, en -égard à cette conjoncture, la compassion de ce dernier pour la détresse -humaine devint surprenante et démesurée. Douillettement embossé -dans la citadelle imprenable de sa fortune, qui, malgré le succès -de ses proses, sentait toujours le bidet mal essuyé et le périnée -effervescent, coulant, lui, des jours exempts de deuil et de tristesse, -cela dans un faste renouvelé des collecteurs d’impôts de l’ancien -régime, il dénonça sans faiblir les puissants et les satisfaits à la -vindicte des meurt-de-faim. Tout en détachant ses coupons et en signant -l’ordre d’expulsion de ses locataires impécunieux, il écrivit ceci, un -jour de l’an dernier: _Ah! elle est bien trop lâche la misère pour oser -brandir le poignard et secouer la torche sur la joie des heureux!_ - -Il faut être impartial et ne rien celer de ce qui peut être à la -décharge de ce Révolté. Georges Sirbach, contrairement à Truculor, -avait réussi à inoculer à sa femme l’amour rédempteur de la vérité. -Lors d’un procès célèbre, qui se déroula en août-septembre 1899, -la conjointe, désireuse d’égaler son mari, accourut bellement à la -rescousse de la civilisation en péril. Et tous les lecteurs d’un -journal, _Le Crépuscule_, qui tirait alors à 100,000, purent savourer -un article étançonné de son parafe, où elle exhortait les _Dames de.. -France_ à s’unir, dans un effort final, pour faire triompher le Droit -et la Justice[3]. - -A la suite de cette tartine, les leçons de syntaxe furent très -demandées dans le Marbeuf, les beuglants et parmi ces dames des -Music-Halls. Nulle parmi les filles galantes n’ignorait plus qu’avec -des michés rémunérateurs, quelque sagacité dans l’élimination des -amateurs contaminés—ce qui permettrait d’atteindre la cinquantaine—et -surtout beaucoup d’acharnement à pratiquer l’entôlage pour amasser -la forte dot, après s’être payé sur le tard, au sortir de la maison -chaude, un petit homme dans la littérature, on pouvait espérer -collaborer aux journaux répandus et apporter sa contribution à -l’Ethique contemporaine. - -C’est ainsi que se manifeste dans toute son ampleur la réconfortante -équité, qu’à la moindre occasion, fait paraître notre Époque. La -République ayant pour toujours supprimé le pouvoir césarien, ces dames -ont abdiqué l’espoir d’épouser un Empereur, comme la Beauharnais ou -la Montijo, et de gouverner ainsi notre pays. Mais les mœurs eussent -été sans excuse de leur interdire l’hyménée avec les gens célèbres -et de les empêcher de régenter, dans la mesure de leur savoir, -l’intelligence du public. On ne voit pas pourquoi le _Dispensaire_ -ou le _Joubert_ n’épouserait pas dans les Académies, n’écrirait pas -dans les gazettes, alors que Madame Adam, Mademoiselle Lucie Faure ou -la princesse Mathilde, par exemple, tinrent boutique d’esprit et ont -accaparé l’industrie spéciale qui consiste à muer en immortels des -Costa de Beauregard, des Faguet ou autres Thureau-Dangin. Il serait par -trop imprudent, on le conçoit, de décourager toute une caste, pleine -de bon vouloir, qui contribue au lustre et à l’éclat de notre patrie, -maintient hors de pair, dans le monde entier, la réputation de nos -lupanars, et fait accourir les étrangers, bien plus que si Descartes, -Pascal, Auguste Comte et Renan, ressuscités à point pour embêter M. -Izoulet, se donnaient la répartie, en public, au Café Napolitain. - -Qu’on ne nous oppose pas qu’il est malséant et incivil de contrister -les filles publiques retirées des affaires après fortune faite, pour la -raison, qu’en somme, ce sont des femmes. Nous nous faisons gloire, tant -est grande notre aberration, de ne point déférer à la morale sociale -quand elle promulgue qu’un homme qui se vend peut conférer l’honneur à -la femme qui l’achète. Ah! s’il s’agissait d’une pauvre et lamentable -pierreuse de la rue, certes il faudrait trouver des mots qui seraient -plus doux que des caresses de mère, des vocables qui seraient un opium, -un baume, un dictame de réconfort, pour panser les blessures que la -Vie et la Société ont faites à cette douloureuse. Mais que dire de la -catin enrichie qui, toute sa jeunesse, besogna, se troussa, encaissa la -semence des snobs, mit son sexe à l’encan, pour fréquenter les Caisses -d’Épargne et, une fois l’âge mûr, rentrer dans le giron des classes -respectées! Pour celle-là, il faudrait inventer des flagellations de -feu, des knouts dont les lanières seraient des éclairs déchaînés, un -bûcher fait de bouse de vache d’où sa graisse immonde, sous la flamme -justicière, ruissellerait sans que jamais la mort secourable pût mettre -fin à son agonie. Oui, la carrière de l’Hétaïre est belle, quand fille -du peuple, chair à salacité, elle sème autour d’elle, pour venger -sa classe, et le deuil et la ruine et la folie et la mort; quand, -insatiable et farouche, dans une révolte superbe, elle broie les riches -pour venger les siens asservis. Et si les plèbes étaient intelligentes, -elles ne procréeraient des filles que dans le but unique de ravager -avec elles, comme avec des brûlots, la Société qui les écrase. Mais -l’autre, l’autre prostituée, qui, soumise, entasse les proies et les -rapines, thésaurise et vend l’amour à faux poids pour, plus tard, -acquérir de la _considération_, ébaubir son époque du reluisant de -l’homme qu’elle s’est payé! Dans quel lointain continent d’immondices -faudrait-il l’enfouir vive, celle-là, afin que sa puanteur ne vînt pas -asphyxier les gens propres!... - -Comme l’histoire des délectables jours que nous vivons est tissée -d’une trame subtile d’événements paradoxaux, une réconciliation -touchante venait d’épuiser d’un seul coup le stock d’attendrissement -que détenaient encore le boulevard et le monde des lettres. Georges -Sirbach faisait sa paix avec Abraham Méderheyer, juif jusque-là sans -précédent dans l’infamie et la putridité. Ce tenancier de journal -mondain, commensal et usurier de la plus haute aristocratie française, -ne pouvait être comparé qu’à ce pou de bois qui s’accroche par grappes -aux oreilles des chiens, au _tiquet_ dont parle Toussenel, à qui la -nature a refusé un orifice anal et qu’elle condamne à s’engraisser, à -se gonfler de ses propres excréments _jusqu’à ce qu’il en crève_. A -Rennes, toujours en août 1899, l’auteur du _Labyrinthe des tortures_ -avait flanqué une torgnole célèbre à ce copronyme de Ghetto, à cet -insecte scatophage, qui, en son papier, butinait, comme du bran, la -mentalité de l’_Armorial_. En l’heure présente, Abraham Méderheyer -avait récupéré les bonnes grâces de Georges Sirbach en promettant, sans -doute, de présenter Madame à la duchesse d’Uzès et de lui faciliter -l’accès de quelques salons où régnaient les bonnes façons et non plus -la _sous-maîtresse_. Et l’auteur _du Golgotha_, sollicité par l’éditeur -d’un illustré, d’un pamphlet hebdomadaire, de placer le juif dans -une galerie de _Têtes de Turcs_, qui devait paraître prochainement -sous sa signature, s’y était énergiquement refusé, en poussant des -glapissements d’effroi. Même, il avait proposé de résilier la commande, -plutôt que de verser dans un aussi effroyable sacrilège. - -Avant d’entrer dans le journalisme, Méderheyer avait tenu la -comptabilité des coucheries chez une catin du second Empire, nettoyant -les démêloirs, épongeant le petit meuble, déjouant à l’avance, par -l’acuité de son odorat, les entreprises des clients gratinés de -calomel ou voués à l’iodure, cirant les bottines et aidant les vieux -messieurs à se mettre au lit. Il se portait garant auprès des amateurs -que sa patronne était sans gonocoques. Abraham et le _prosifère_ -se rejoignaient donc sur le tard de la vie, dans une conjonction -touchante, après des dissensions et des pugilats qui ne pouvaient, -dorénavant, qu’exagérer la saveur de l’amitié finale. L’un avait débuté -comme _secrétaire_; l’autre finissait comme _mar... i_. - -Quelques individus doués de longévité indiscrète, des macrobes -persévérants qu’on rencontrait encore, de cinq à sept sur l’asphalte, -s’autorisaient au passage de chacun d’eux à d’affligeantes remarques. - -—Abraham faisait les poches quand on était couché; ses doigts crochus -déchiraient toutes les doublures, proférait l’un. - -—Georges a une bien belle pelisse, aujourd’hui; _c’est la mienne_. -Madame, jadis, me l’a fait laisser en gage, un matin de 69, que je -n’avais pas la coupure de 25 louis pour le dessous du chandelier, -ajoutait l’autre. - - * * * * * - -Chose surprenante, la Morale éternelle, la Loi inflexible qui -ordonnance la conscience des justes, l’infrangible apanage de la -dignité humaine, que cet homme avait bafoués, tiraient de lui une -implacable vengeance. Dans ses œuvres, les lamentations du supplicié -qu’il était, malgré sa fortune, s’orchestraient sourdement. Le Rut dont -il s’était enrichi lui avait déclaré une vendetta farouche, et on en -pouvait démêler à travers ses livres toutes les cérébrales péripéties. -La lancination continuelle des souvenirs infâmes, l’impuissante -furie contre le passé, avaient implanté dans son esprit d’analyste -l’aiguillon rougi et barbelé d’une endémique _constupration_. Il avait -dédié trois cents pages à la folie furieuse de la chair, entonné -pendant tout un volume le Magnificat du Sadisme et, dans chacun de ses -romans, il y avait un viol, le déchirement lamentable d’une enfant par -un vieillard forcené. Sa littérature traduisait sa perpétuelle hypnose: -il avait, par contraste, _la hantise de la virginité_, des vierges sur -lesquelles, par rage, sans doute, il faisait s’acharner les démoniaques -lubriques sortis de son imagination. Et une douleur terrible issait -de ces pages, ruisselait de ces immondes amours: tout le martyre d’un -être qui ne peut pas effacer ce qui est, toute l’angoisse d’un homme, à -qui le Sexe, monstrueusement symbolisé, dans le tête-à-tête coutumier, -offre et dérobe en même temps son mystère, la torture d’un malheureux -usant ses ongles sur le sphynx de granit, ayant besoin de tout savoir -pour se racheter devant soi-même, pour se trouver une excuse ou une -joie peut-être, et qui, avec des désespoirs et des râles, s’acharne à -faire l’impossible clinique de la Volupté! - - * * * * * - -On aurait pu l’ignorer et laisser à la carapace d’opprobre qui -l’étreint et l’étouffe lentement le soin d’en faire justice si l’on -ne s’était rappelé à temps qu’il souillait des idées nobles et leur -faisait perdre peu à peu, en combattant pour elles, le pouvoir qu’elles -gardent encore sur quelques âmes ingénues. Qu’il détaille les prouesses -immuablement imbéciles et nous initie aux délectations cutanées des -antropopithèques, des _amants_ contemporains, en mal d’amour; qu’il -fasse panteler l’adultère sur le divan d’analyse de Paul Bourget; -qu’il nous conte, s’il le veut, les sursauts, et nous montre les -écumes de la viande bourgeoise travaillée par la fringale du Pouvoir -ou des fornications; mais qu’il ne touche pas aux saintes formules -de Pitié et de Réparation sociale. Nul n’a le droit de parler à la -foule d’Équité et de Justice, si son pelage n’est pas d’une hermine -impolluée. Le Chabanais n’a pas le droit de nous dire qu’il sait où -se trouve la Vérité. Il faut trancher net, au bord de l’autel, d’un -glaive sans miséricorde, la main breneuse de l’officiant putride qui -prétend s’emparer du hanap, du calice miraculeux, où gît la liqueur -de miséricorde, capable de délier, peut-être, le cœur des hommes -du mensonge, de la férocité et de l’égoïsme. La première œuvre qui -s’impose, avant la mise en route vers la Civilisation supérieure, -consiste à arracher aux épaules des drôles, des rufians, des fourbes -et des ophidiens à face humaine, les paillons fallacieux sous lesquels -ils se plaisent à parader. Le seul labeur qui ne saurait être différé -commande de les jeter à bas de leurs tréteaux, après leur avoir, au -préalable, cassé les dents pour les marquer à jamais. Et la lumière -ne sera réellement douce et consolante que lorsque les excrémentiels -ne pourront plus la contaminer, lorsqu’il sera interdit aux putois de -diriger le combat des lions, lorsqu’il sera interdit aux alligators de -sortir de la vase pour pleurer sur le destin des hommes, lorsqu’il sera -interdit aux garçons de prostibule d’étancher de leur tablier visqueux -le sang qui rougit les flancs magnanimes de Prométhée! - -Souvenez-vous. Ce n’est pas une brute obtuse, ce n’est pas un -nationaliste, ce n’est pas un être à l’entendement de bivalve, qui -jamais n’a pu prendre conscience des pensers sereins, des étoiles -magiques, plafonnant de leurs gemmes la mentalité humaine, que l’on -évoque ici. C’est au contraire un écrivain compréhensif, qui savait ce -qu’était l’honneur, puisqu’il signa jadis un article retentissant où il -accusait les cabots de _déshonorer_ la vie, de _déshonorer_ la passion, -de _déshonorer_ la mort. - -Aussi, quand cet homme-là parle de Mélancolie, de Désespérance et de -Pessimisme, trois des plus nobles choses qu’il y ait sous le soleil, -cela paraît aussi effroyablement douloureux et sacrilège que si l’on -pouvait voir Flamidien s’emparer de la Simarre de Château-Thierry pour -rendre la justice; que si l’on apprenait tout à coup que l’Arétin s’est -introduit insidieusement dans le pourpoint de Roméo, et chante l’amour -à sa place sous le balcon de Juliette!... - -Cyrille Esghourde était venu, en courant, quelques minutes après -sa rencontre avec Georges Sirbach, informer la Truphot qu’il ne -redescendrait pas avec elle à Bagnères-de-Luchon. Le cher maître -condescendait à le tolérer en sa présence; il l’avait même invité à -dîner. Et il énonça la chose d’une voix chevrotante d’émotion, avec un -redressement orgueilleux de son profil busqué. Médéric Boutorgne sentit -son âme distiller un fiel noir à la pensée que lui, un écrivain et un -artiste aussi, ne bénéficiait pas de la même faveur, et que l’auteur du -_Golgotha_ n’avait même pas daigné le remarquer. Une pensée néanmoins -le consola. Après tout, il n’était pas à proprement parler ce qu’on -pouvait appeler un confrère, puisqu’il n’avait point encore réalisé -la veuve. Quand ce serait fait, quand, à son tour, il aurait un hôtel -et un nombreux domestique, Georges Sirbach ne lui marquerait plus un -pareil dédain. Qui l’empêcherait, d’ailleurs, de surenchérir sur lui et -de l’extraordiner, s’il le voulait, par la virulence de ses théories -libertaires? Si le journal qu’il était dans l’intention de fonder ne -réussissait pas dans la réaction, après quelques transitions savantes, -il en ferait, au bout d’un an ou deux, une feuille subversive. Une fois -qu’il aurait été décoré, rien ne le retiendrait plus; il lui serait -loisible de s’installer anarchiste et de jouer de mauvais tours au -gouvernement. Cela serait d’ailleurs sans danger, puisqu’à l’instar de -Georges Sirbach il aurait accédé au million. - -La vieille femme, quand Cyrille Esghourde eût tourné les talons, trouva -la chose un peu mufle. - -—Nous plaquer comme ça! - -—Ce garçon-là ne saura jamais _ce qu’on doit aux femmes_; il faut en -prendre son parti, expliqua Boutorgne, d’une voix réprobatrice. Et il -proposa, en manière de conclusion, de rejoindre le guide et les mulets -pour redescendre immédiatement. - -La Truphot, pourtant, depuis quelques minutes, donnait des signes -évidents d’effervescence. La vue de l’ex-satyriaque, le sacrifice de -la sœur, cette histoire, ces événements, où la chair exaspérée tenait -le premier rôle, la râclaient, la ruginaient intérieurement. Ses joues -flambaient maintenant à ces souvenirs sous une poussée d’incarnat; ses -mèches grises, humides de la transsudation de son front, s’envolaient -sous le tic de sa tête agitée par saccades nerveuses. Sa figure se -plissait en myriades de petites rides, tel un ris de veau. Mais ce -jour-là, le ferment qui la galvanisait toujours à la moindre occasion -et ne devait s’éteindre qu’avec elle, l’avait mise en un tel désarroi, -que sa plate laideur coutumière se haussait presque au tragique de -la furie qui n’est pas sans beauté. Positivement, avec son torse -maigre, ses bras trépidés de longs frissons qu’elle n’arrivait point -à maîtriser, ses prunelles cerclées de fauve, ses épaules inquiètes -et sursautantes, qui semblaient vouloir d’elles-mêmes rajuster une -invisible nébride, elle ressemblait à quelque vieille ménade qui va se -déchaîner. La fureur utérine était manifeste. Et ce fut Siemans qu’elle -choisit, comme Agavé choisit Penthée, pour le déchirer sans doute. -Stupéfait, Médéric Boutorgne les regarda filer sur l’auberge—sous le -ridicule prétexte à lui donné d’y rechercher un porte-cartes égaré -durant le cours du déjeuner. - -Resté seul, le gendelettre se sentit envahi par le découragement. -D’amères pensées investirent son esprit, et il en scanda le deuil, les -yeux vides et les tempes bourdonnantes, en frappant de son alpenstock -les cailloux du chemin poudreux. Sa défaite était consommée. En cet -instant encore, c’était le Belge que la veuve choisissait, c’était la -brute qu’elle réquisitionnait en dédaignant la littérature représentée -par sa personne. Entre un garçon boucher sentant le sang frais, et -Spinoza, les doigts humides encore de l’encre qui traça l’_Ethique_, -la Femme n’hésitera pas: elle choisira la brute: car le génie est sans -emploi dans l’alcôve, se dit Boutorgne. Mais ce postulat n’arriva point -à le consoler. Tous ses efforts précédents étaient perdus; tous les -engrais avalés, tous les baisers vomiques, son duel même, ne comptaient -pas au regard de l’ingrate Truphot. Il s’était dépensé en pure perte; -elle ne l’épouserait jamais. Et lui, un homme de talent, devrait crever -de faim dans son âge mûr, et n’aurait même pas la chance qu’avait eue -ce Sirbach de lever un traversin rembourré de billets bleus. Pourtant -il ne voulait pas perdre la partie sans avoir lutté désespérément. -Nietzsche démontrait qu’on pouvait faire des miracles avec la volonté. -Eh bien, s’il le fallait, dans sa lutte contre Siemans, il serait le -_Surhomme_ qui ne recule devant rien. Une intelligence dressée aux -meilleures méthodes, comme la sienne, ne devait jamais se courber sous -l’autocratisme des faits. Son imagination susciterait des circonstances -qui retourneraient l’état d’âme de la Truphot. On allait bien voir qui -allait l’emporter de la destinée imbécile ou du Vouloir humain. - -Et Médéric Boutorgne, dans un grand coup de son bâton ferré qui fit -décrire à un caillou inoffensif une trajectoire d’au moins vingt -mètres, se confirma à lui-même cette détermination irrémédiable: -éliminer le Belge coûte que coûte et s’il ne pouvait y réussir, se -venger impitoyablement. - - - - -XV - - -C’était le seizième jour qu’ils passaient tous trois dans la petite -villa isolée de la rue du Mont-Ventoux. Cyrille Esghourde était parti, -s’expédiant en Espagne dès le lendemain même de l’excursion, sans -être venu les voir, après leur avoir fait seulement porter quelques -mots d’excuses par le chasseur du café _de la Bidassoa_. La maison -ne comportait qu’un rez-de-chaussée assez élevé et un premier étage -mansardé, de deux pièces seulement, dont une servait à la bonne. -Cette servante était très drôle. Sa conversation, où fracassait un -effroyable accent du Béarn, se composait uniquement de sentencieux -aphorismes sur la cherté des légumes, l’impolitesse du garçon boucher -et de reniflements... Ses fosses nasales, obturées, lui commandaient, -à chaque minute, de placer son index sur sa narine gauche, et de faire -entendre ainsi le cri du canard inquiet de sa lignée. La bâtisse -s’enclavait dans un jardinet rechigné et poudreux qu’un autochtone, -salarié par le propriétaire, venait, une fois par semaine, molester -d’un rateau pessimiste et, au travers duquel, sans aucun résultat -appréciable, d’ailleurs, il promenait un fallacieux arrosoir. Les -boniments, la conversation des bourgeois qui, chaque année, louaient -cet endroit, devaient avoir découragé toute tentative honnête de la -végétation. Les roses de juin et les glaïeuls ingénus s’entêtaient à -ne point éclore et, seuls, deux ou trois buissons hispides témoignaient -d’un bon vouloir tenace qui leur faisait s’agripper au passage, de -toutes leurs épines, aux vêtements des hôtes ou des fournisseurs. -Trois chambres à coucher, en arrière de la salle à manger et d’un -salon exigu, s’ouvraient sur le corridor pénombral du rez-de-chaussée, -qui desservait également, tout au fond, la cuisine et le petit retiro -placé là à point, semblait-il, par une trouvaille de l’architecte, pour -condimenter les odeurs culinaires de ses remugles sournois. - -La Truphot et Siemans faisaient chambre à part, tout au moins en -apparence. Accompagnée de ce dernier, la vieille femme filait -ponctuellement, chaque matin, dès dix heures, à l’Établissement -thermal pour y confier sa gorge aux appareils de fumigation ayant -assumé la curatelle de la vétusté, du découragement et des végétations -insolites, qui se permettent de ravager sans aucun respect le larynx -des gens à leur aise, le larynx qui leur a été concédé par la nature -pour proférer, leur vie durant, le plus de sottises possible. Elle en -revenait vers midi pour déjeuner et repartir ensuite avec le Belge -qui ne la quittait plus. La plupart du temps, Boutorgne restait seul, -vaquait l’après-midi à travers la ville, désorienté et mélancolique. -On ne l’invitait pas à faire de compagnie la moindre promenade. La -Truphot paraissait même tenter tout le possible pour qu’il prît congé -et filât sur Paris, de sa propre inspiration. Siemans qui, jusque-là -avait montré un beau désintéressement et un parfait dédain de toutes -ses tentatives de main-mise sur sa maîtresse sexagénaire, avait-il -compris qu’à la longue il finirait peut-être par devenir dangereux? -Ou bien la veuve avait-elle confessé que le gendelettre lui avait -proposé, à Suresnes, de l’enlever pour aller vivre, tous deux, en -Grèce, et s’y marier en justes noces? Toujours est-il que Siemans -braquait parfois sur Boutorgne un regard où celui-ci pouvait démêler -déjà la volonté manifeste de procéder à son évacuation, dès la première -circonstance profitable. Et le _prosifère_ acharné sur Balzac, rué sur -Beyle, ne trouvait toujours pas l’expédient pratique, la talentueuse -machination, qui le débarrasserait de son rival. A l’heure actuelle, il -feuilletait les bas feuilletonistes, les Montépin, les Jules Mary, les -Decourcelle, les Malot. Si ceux-là ne donnaient rien, il compulserait -Paul Bourget en désespoir de cause. Mais ce dernier ne s’occupait -que des gens distingués, ne fournissait que le traquenard de salon. -L’humanité ne commençait pour lui qu’aux personnes qui ont cent paires -de bottines, comme Cazals. Penché sur les bidets armoriés, il révélait -au public, avec des cris d’admiration, ce que la semence des gens -du monde contient de principes supérieurs. Et puis, il exprimait en -langage suisse des pensées de chef de rayon. C’était à croire qu’il -faisait fabriquer ses romans chez Dufayel. Il était donc déraisonnable -d’espérer qu’il eût entrevu comme possible l’existence d’une femme -aussi démunie de particule que Madame Truphot, d’un homme comme lui -qui s’habillait à la _Belle-Jardinière_, se chaussait chez _Raoul_ et -pratiquait le rufianisme autre part que dans les salons du faubourg -ou les _pince-choses_ de l’île de Puteaux. Seuls, les romanciers -populaires lui seraient secourables, évidemment. Il y retournerait, -les lirait ligne par ligne. Diable! il allait oublier Georges Ohnet, -le plus fécond d’entre tous, celui dont les monceaux de volumes -représentent dans la librairie contemporaine quelque chose comme la -_Cordillère_ de la sottise. - -Il irait au plus tôt requérir à la bibliothèque municipale -quelques-unes des _Batailles de la vie_. Puis il réquisitionnerait -l’_Arriviste_, de Champsaur et _Sébastien Gouvès_, de Léon Daudet, -ce morphinomane qui n’hésite pas à traîner dans les sentines du -nationalisme le nom de son père, l’auteur de _Tartarin_. Qui sait, -parmi les plus imbéciles on trouve quelquefois l’embryon d’une idée -qui devient géniale dès qu’elle a été cultivée et mûrie dans la -serre chaude d’un esprit averti, comme le sien, par exemple? Il n’y -avait du reste plus à hésiter. Chaque soir, en effet, il demandait -ostensiblement deux lampes à la petite servante renifleuse qui -composait à elle seule tout le domestique; il ne manquait pas de -faire savoir à la vieille qu’il se sentait dans une veine de travail -extraordinaire, et que, bientôt, le manuscrit destiné à être signé -par elle et lui serait presque charpenté. Eh bien! Madame Truphot ne -bronchait pas; Madame Truphot ne manifestait aucun enthousiasme. Elle -se contentait de hocher la tête plusieurs fois, d’un air maintenant -détaché. Il avait eu beau faire donner les réserves, sortir de sa -malle et lui exhiber une liasse de papiers de famille démontrant qu’il -pourrait relever, quand il le voudrait, son marquisat créole, elle -ne paraissait plus s’exciter sur la possibilité de s’administrer une -particule, un génitif, dans un hyménée légitime. Que faire? que faire -alors si son imagination ou les inventions des romanciers glorieux ne -lui fournissaient pas la pratique péripétie qui le débarrasserait du -Belge? Il ne pouvait pourtant pas, dans une excursion de montagne, -le précipiter d’un coup de tête dans une crevasse. Son tempérament -de civilisé et sa nature d’artiste protestaient d’avance contre la -vulgaire brutalité d’une pareille détermination. - -Un matin, comme il sortait de sa chambre, les paupières violacées -d’insomnie, Siemans, solennel et componctueux, l’arrêta par le bras. -Il avait une allure inquiétante, un air de gravité insoupçonnable -jusque-là en ce lourdaud empêtré. Et le gendelettre, un instant, -redouta un discours de diplomate qui, avec mille et une précautions -ou circonlocutions, avise un confrère que ses lettres de rappel sont -sur le point d’être signées. Mais l’amant de la Truphot, sans doute, -ne se sentit point à la hauteur d’une telle tactique; il dédaigna tout -prolégomène et tout déploiement oratoire pour ne garder seulement que -la gourme du plénipotentiaire et dire à l’autre: - -—Mon pauvre ami, nous partons à Pau dans huit jours et nous ne pouvons -pas t’emmener. Madame Truphot demande ce qui te serait nécessaire pour -gagner Paris. - -Atterré par ce coup du sort qui, bien qu’il s’y attendît un peu, -tombait sur son crâne comme la masse d’un bélier tombe sur un pilotis, -Boutorgne trépida un instant sur ses courtes jambes pendant que des -flammèches de toutes couleurs dansaient devant ses yeux vagues. - -Néanmoins, avec crânerie, il vint se planter devant le Belge. - -—Alors c’est toi qui me chasses? questionna-t-il, sa poitrine en côte -de melon gonflée d’une humeur belliqueuse. - -Siemans roulait un œil commisérateur, que gênait dans les coins un -petit diaphragme de chassie matinale, et il évaluait Boutorgne en -promenant avec insistance sur sa chétive personne un regard en zigzag, -qui supputait un à un tous les ridicules plastiques du malheureux -_matulu_. - -—Non, mon vieux, mais Madame Truphot a reçu des lettres anonymes, dans -lesquelles ton rôle se trouve commenté sans bienveillance, et il ne -faut pas que sa _respectabilité_, à laquelle elle tient par dessus -tout, tu le conçois, puisse en souffrir. - -—Tu mens! Tu mens! s’enrageait Boutorgne, devant la vision de toute sa -carrière brisée. - -Le Belge sans doute eut pitié. Des sympathies confraternelles -l’envahirent. Peut-être aussi, superstitieux, eut-il peur que trop de -sécheresse d’âme indisposât plus tard et, à son tour, le Destin en sa -faveur. - -Il rétorqua: - -—Non, je ne mens pas; c’est en copain que je te parle; il n’y a rien -à faire pour toi ici. Tu peux encore te créer une _situation_ par -ailleurs. N’use pas tes forces contre l’impossible... - -Alors, remis d’aplomb en toute sa suffisance; se carrant à nouveau -dans son égoïsme et la bonne opinion qu’il avait de soi, il se sourit -béatement, se donna, pour ravaler son interlocuteur, deux grands coups -de poing sur le thorax qui résonna comme du métal. - -Le _prosifère_, comprenant que la prolongation de ce débat serait -oiseuse, regagna sa chambre d’un pas aussi solennel que celui de -Napoléon après son abdication, à Fontainebleau. Seulement, supérieur à -l’autre, il n’entailla aucun guéridon d’un canif rageur. - -Il murmura: - -—C’est bien, je m’en irai dans quatre jours: le temps d’attendre mon -courrier. - -Mais le Belge sentit ses brutalités naturelles prédominer. Il redevint -féroce, n’ayant pas la victoire élégante; voltant lui aussi, de loin, -il jeta avec cynisme, sans se retourner: - -—Tu as raison, car ferais-tu un chef-d’œuvre; serais-tu un jour et tout -ensemble Baudelaire et Verlaine, Balzac et Flaubert, tous les types -dont tu nous rases, que tu pourrais encore te bomber... - -Et il éclata d’un gros rire. Une minute après on entendit l’ocarina qui -donnait l’envol à _Petite brunette aux yeux doux_. - -Rentré dans sa chambre, Médéric Boutorgne envoya rebondir, d’une -bourrade, jusqu’aux rideaux de la fenêtre, où elle s’accrocha en -miaulant désespérément, la chatte de Cyrille Esghourde, la malheureuse -Aphrodite, qui le hantait de préférence aux autres, et était venue se -frotter à ses jambes. Puis il se jeta sur son lit, la joue appuyée à -son coude, médita farouchement en une pose romantique de héros terrassé -par le sort, besogna du plus aigu de son esprit à trouver enfin le -moyen de salut tant cherché. Et la chatte, rassurée par son silence -et son immobilité, peu à peu s’enhardissait. Dans le clair obscur de -la pièce, avec son dos violâtre et chantourné, sa queue éployée en -forme de guivre de blason, elle escalada le dos d’un fauteuil qu’elle -écussonna, héraldisa, de sa ligne inquiétante, quasi-fantômale, -éclairée par les deux topazes en flammes de ses yeux. - -Supprimer Siemans, oui, l’assassiner par un moyen génial et qui -n’éveillerait point le soupçon, c’est à peu près ma seule ressource, -pensait froidement Boutorgne qui, malgré les apparences, ne s’avouait -pas complètement vaincu. Tout, tout, plutôt que de réapparaître au -_Napolitain_ sans faste et sans gloire, comme par le passé. Faire -un beau livre n’était rien, l’emporter de haute lutte sur la vie -contraire, voilà où résidait le talent. Et il ne voulait pas, lui, qui -était destiné plus tard à de grandes œuvres, se charger l’âme du poids -de la déroute; il ne voulait pas consentir à la castration morale du -vaincu. Parmi tous les procédés de meurtre sournois et sans danger -que la littérature avait inventés, il était prêt à choisir le plus -décisif. Mais auquel donner la préférence? Son imagination surexcitée -évoqua d’abord les crimes fabuleux de l’Asie, le lacet de soie, le -venin de trigonocéphale injecté dans la veine jugulaire pendant le -sommeil, l’épingle d’or rapidement insérée dans le cervelet. Puis ce -furent les thyrses de Bacchantes, les poisons de Locuste, l’aspic de -Cléopâtre, la coupe de Médée, l’étouffement sous des pétales de roses -découvert par Héliogabale, les breuvages de la Brinvilliers, qui tous -manquaient d’à-propos. Il n’était point un dynaste oriental, un chef de -Janissaires séditieux, ou un prétendant de souche royale; en tout cas -il se trouvait par trop démuni d’esclaves noirs pour œuvrer selon le -mode asiatique. Restait l’assassinat plus moderne, l’empoisonnement par -certains alcaloïdes qui ne laissent aucune trace, mais il était dénué -de connaissances en toxicologie, et le dangereux de l’affaire était, en -l’occurrence, le pharmacien toujours délateur. Alors quoi? Qu’avait-il -à sa disposition pour en finir? Il avait le bouillon de culture du -tétanos, de la typhoïde, de la diphtérie, versé à pleines cuillerées -dans le potage comme l’avait enseigné M. Eliphas de Béothus, le soir -du dîner, chez la Truphot. Oui, mais les flacons de coli-bacilles, -de septocoques, ne couraient pas les rues. On n’en trouvait chez -nul épicier. Il aurait fallu être avantagé d’un ami dans un institut -séro-thérapeutique et lui avoir, au préalable, filouté la précieuse -fiole. Il n’était pas dans ce cas. Bigre!... quelque chose de rudement -fort était la mouche charbonneuse, gorgée de pus cadavérique, insinuée -dans la chambre à coucher. Le charbon donnait-il toujours la mort? Où -trouver la mouche à tarière empoisonnée? Pourquoi ne pas injecter à -Siemans, dans son sommeil, à l’aide d’une Pravaz, quelques ptomaïnes -puisées dans la charogne d’un animal putréfié? Oui, mais si le Belge se -réveillait? - -Aucune de ces solutions ne satisfaisait complètement Boutorgne. Et pour -la première fois de sa vie, il commença à douter de son esprit inventif. - -Sur les quatre heures de l’après-midi, le gendelettre, qui avait -déjeuné en ville, promenait dans l’allée d’Etigny son front couturé -des rides de la préoccupation, raviné par la scarifiante idée fixe. Il -n’avait pas encore trouvé le mode d’assassinat inusité avec lequel il -pourrait perpétrer l’acte en tout repos, sans avoir à redouter jamais -le juge d’instruction ou la fâcheuse Cour d’Assises. Malgré tous ses -efforts, sa cérébration avait été sans résultats, et il en était venu -à s’avouer à soi-même que, puisqu’il était resté ainsi à court de -toute invention, ce continent de l’activité humaine qu’on nomme la -littérature dramatique lui serait fermé à tout jamais. - -Sous la feuillée épaisse, sous la voûte continue des frondaisons -de la célèbre promenade, la foule était dense. Tous les kakatoës, -tous les busards, toutes les orfraies, tous les tiercelets et toutes -les perruches des perchoirs civilisés ou de la forêt de Bondy -bourgeoise, réconciliés dans la même parade de sottise, jacassaient, -lissaient leurs plumes, ou se frôlaient avec amour sous les ombrages -conciliants, à l’heure que préconise le bon ton. Cette humanité -déambulante n’était plus que sourires; les différents individus qui -la composaient, ayant chacun avantagé leur plastique du rehaut et -des vêtures qui étaient pour la mettre en valeur et pour investir le -prochain de sexe adverse du désir d’y goûter, donnaient libre cours -à leur sociabilité. Des gens se présentaient les uns aux autres, en -émettant, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, les banalités émétiques -qui, pour les personnes bien élevées, servent à traduire, par avance, -la joie qu’ils éprouveront désormais à commercer. Les grimaces -congruentes à la bonne société se multipliaient pour mieux masquer -l’intention profonde qu’avaient tous ces bimanes de se flibuster -réciproquement leur femme, leurs maîtresses, ou leurs capitaux, -avec toute l’hypocrisie et la cautèle de rigueur. Les beautés du -boulevard, les catins érectionnantes, ayant transporté leur retape -en Pyrénées, circulaient sous des harnais fracassants, empierrées -de joyaux, malgré le plein soleil, et laissaient derrière elles une -rumeur d’exclamations admiratives et un sillage de mâles en pâmoison. -D’aucunes, ayant réussi à appâter de leurs charmes quelque crétin -évidemment pécunieux, se hâtaient vers les petits _gigotoirs_ qu’elles -s’étaient ménagés dans les hôtels somptueux ourlant la voie de leurs -façades pontifiantes et niaises. A la table d’hôte Sacarron, à travers -les baies large-ouvertes, on pouvait apercevoir le geste obscène de -Jean Lorrain mangeant des bananes, car il dînait là tous les soirs -à cinq heures. Près de lui, un officier de la Légion d’honneur, un -bourgeois _autophage_, dévorait une tête de veau. D’autres drôlesses, -que le sort n’avait pas encore favorisées, imprimaient à leur croupe -une saltation cadencée et s’efforçaient, en frôlant les hommes, de les -allumer au pyrophore de leurs hanches redondantes. Et beaucoup parmi -les conjointes légitimes, qu’escortait un mari découragé, un mari dont -le tripot de l’endroit ou l’hiver dispendieux de Paris avait anémié le -revenu ou saccagé la matérielle, travaillaient à rendre leurs prunelles -fascinatrices, besognaient pour déterminer l’éréthisme dans leur -voisinage, et lever, elles aussi, l’amant qui apaiserait les créanciers -et sauverait les meubles de l’Hôtel des ventes. - -Boutorgne, dans le désarroi de son esprit, et affreusement seul -parmi cette foule, considérait stupidement depuis une minute, le -respectable Mont Ventoux, au front chenu, au chef enneigé, qui trônait, -patriarcal et majestueux, parmi le clan des pics de sa tribu. Mais -les yeux du gendelettre se trouvèrent arrachés à la contemplation -de ce furoncle géant par une légère bousculade dont il fut l’objet. -Un lot de rastas émanés des Tropiques, au teint iodé, au complet -polychrome, circonscrits par le feu des gemmes dont leur plastron, -leur cravate et leurs manchettes étaient imbriqués, venaient de le -dépasser. Instinctivement, en homme qui connaît la vie, Boutorgne -mit la main à ses goussets: sa montre de nickel et la monnaie dont -il était détenteur n’avaient point déserté sa personne. Rassuré, il -allait reporter ses prunelles sur l’impassible Mont Ventoux, afin de -le bien implanter dans son esprit et de pouvoir en tirer, si besoin -était, une prose subséquente, quand, tout à coup, il tressaillit. Les -gentlemen de Montevideo ou de Caracas, en débarrassant sa perspective -immédiate, venaient de lui démasquer un spectacle inattendu, une scène -quasi-symbolique et représentative à elle seule de presque tout l’ordre -social. La Truphot était devant lui, assise à dix pas, sur un pliant, -et un vieux Monsieur, grand, très grand, qui éployait le chasse-mouches -d’une longue barbe blanche, au proboscide démesuré plongeant presque -jusqu’au faux-col, un vieux monsieur vêtu d’un _suit_ gris clair, que -Boutorgne reconnut immédiatement pour être le roi des Welches, se -dirigeait vers elle, accompagné d’un jeune homme mince et blond, son -aide de camp sans doute. - -En deux bonds, le gendelettre fut à portée, dissimulé derrière le tronc -rugueux d’un gros platane. - -La vieille, à la vue du roi, s’était levée toute droite, la face -cramoisie d’émotion joyeuse. Les mains à plat sur la jupe, elle -esquissait, dans sa gaucherie ridicule, de successives et irréfrénables -révérences, qui faisaient plonger son buste maigre et donnaient l’essor -aux tire-bouchons de ses frisettes grises. Les efforts manifestes -qu’elle faisait pour proférer des paroles d’accueil, pour émettre des -propos de servilité attendrie, n’aboutissaient qu’à lui faire propulser -de petits cris inarticulés. Siemans, près d’elle, les joues envahies, -lui aussi, d’une pampination véhémente, ne savait plus où mettre ses -mains, et les fourrait alternativement dans ses poches ou l’entournure -d’un gilet, privé d’élégance, probablement conditionné aux _Cent mille -paletots_ de M. Jaurès. Un moment, son trouble fut si grand qu’il -tira par contenance un étui à cigarettes de la poche de son veston, -l’ouvrit, parut hésiter à en offrir une au monarque plein d’aménité -qui lui souriait avec bienveillance, puis, finalement, n’osa pas et se -contenta, avec sa grâce coutumière d’hippopotame atteint de cor au -pied, de faire tomber sa chaise sur les jambes de l’homme couronné. Le -roi, sans déroger aucunement à sa parfaite et condescendante urbanité, -la ramassa d’un geste sans aigreur. - -—Votre santé s’améliore-t-elle, Madame? Vous me verriez fort heureux -d’apprendre que les eaux vous sont secourables.... - -La Truphot éperdue, bafouillait des Votre Altesse..., des Majesté..., -dont la plupart, d’ailleurs, n’arrivaient pas à se libérer de sa -salivation intempestive. Une minute, au paroxysme de l’émotion, elle -alla jusqu’à l’appeler successivement: Mon Roi!... Noble Prince!... -_Grand Sire!_... - -Le Constitutionnel welche souriait toujours. Mais désireux sans doute -d’abréger les affres respectueuses de la vieille femme, il tendit la -main à Siemans, la secoua par deux fois, en lui disant pour prendre -congé. - -—J’espère, _mon cher compatriote_, que vous emporterez de Luchon le -même bon souvenir que moi. - -Accolades, embrassades des rois, des putes et des marlous! ces derniers -étant leurs meilleurs soutiens. - -Et quand le roi se fut mis en route vers l’hôtel Sacarron où il -logeait, Médéric Boutorgne put voir la Truphot passer le bras dans son -pliant, serrer avec frénésie les mains de son compagnon, et l’entraîner -en courant, pour, sans doute, loin de la foule et des regards profanes, -aller cuver ensemble leur délire enthousiaste. - -Ce que le prosifère ne savait pas et ce qui fournissait l’explication -de cette scène était ceci: depuis dix ou douze jours, Madame Truphot, -dans l’allée d’Étigny, faisait sa cour au Roi. Elle l’attendait -là, chaque quatre heures, sur une chaise, trompant les longueurs de -l’attente en coupant, avec des soupirs et des larmes sentimentales, -les pages de _Cruelle énigme_, de Paul Bourget. Puis, du plus loin -qu’elle l’apercevait, elle lui adressait à distance force risettes de -ses vieilles lèvres parcheminées, exhibant le ris de veau de ses joues -plissées, ployant son dos en arc de cercle, bien avant qu’il fût arrivé -à sa hauteur, allant même, un après-midi, jusqu’à le précéder, pour, -avec le Belge, effeuiller devant lui des pétales de roses et d’œillets, -négligemment, comme sans y prêter attention. Vingt fois, peut-être, -elle avait recommencé le même manège, si bien qu’un soir, vers six -heures, le porteur de sceptre, touché par les attentions de cette -vieille dame qui nourrissait pour sa personne un culte si exagéré, -était allé spontanément lui décerner quelques mots aimables. Et chaque -fois qu’il la rencontrait depuis, il ne manquait pas de s’arrêter et de -prendre des nouvelles de sa santé. - -Exagérer sa courtoisie et son terre à terre hypocrite avec quiconque du -fretin, faisait partie, en dehors de son royaume, de la politique de -ce Chef d’État, qui ne répugnait pas à être, en même temps, le _miché_ -le plus sérieux de toute l’Europe. Ce monarque très chrétien exerçait -ailleurs, en Afrique, dans une partie du Congo, le métier de négrier, y -rénovant de son mieux le commerce du bois d’ébène. Les noirs y étaient -suppliciés par dizaines de mille, les villages brûlés, les fœtus -arrachés du ventre des femmes grosses, les enfants lancés en l’air et -reçus à la pointe des baïonnettes en un plaisant jeu de bilboquet, -quand il arrivait que les malheureux indigènes ne montraient pas assez -d’empressement à travailler sous la courbache, ou à livrer l’ivoire -et le caoutchouc qui servaient au roi à payer ses _passes_ dans les -alcôves dispendieuses. Le bruit d’extraordinaires bénéfices et de -massacres à ravaler son collègue Abdul-Hamid parvenaient de-ci de-là -en l’Europe amusée, qui continuait à lui faire fête et savait qu’une -partie de cet argent viendrait à ses lupanars. Dernièrement, il avait -fait traiter ses sujets de Louvain comme ses esclaves du Congo, et il -déchaînait l’admiration de ses collègues en royauté pour la poigne -terrible qu’il cachait sous ses gants à côtes rouges de gentleman. -Chaque année, il accourait ponctuellement faire une saison à Luchon où -il expédiait à l’avance son faux ménage,—ce qui ne l’empêchait pas de -goûter à toutes les grues retentissantes. Et il venait, tout récemment, -de se montrer impitoyable pour les écarts de traversin des personnes de -sa famille, et de témoigner d’un rigorisme incoercible en flétrissant, -de façon publique, deux de ses filles qui, à son exemple, s’étaient -autorisées à coucher illégitimement. - -Ah! si la Truphot avait été de sang assez noble pour le recevoir chez -elle, le traiter avec faste, comme le comte Boni de Castellane venait -de le faire, et ensuite border ses draps en surveillant les coups de -rein de ce gigolo septuagénaire et diadémé, c’eût été le couronnement -de sa carrière. - -Médéric Boutorgne, derrière son platane et sur la fin de cette scène, -s’était mis subitement à gratter la terre du pied, comme un jeune -étalon. C’est qu’une cinglée de lumière, une idée rayonnante, tel un -éclair fulgurant, venait de zigzaguer dans son esprit et de l’emplir -d’un crépitement de flammes. - -L’expédient tant cherché, le moyen qui assurerait la victoire, il le -tenait enfin! Oui, à regarder la Truphot, Siemans et le roi des Welches -se faire de réciproques salamalecs, l’idée, jusque-là rebelle, s’était -offerte, s’était élancée, avec tout l’imprévu et la belle furia des -idées de génie. Et, maintenant, il filait le long de la ligne des -arbres pour se mieux dissimuler, et ensuite il appuyait brusquement à -gauche, pour se jeter en ville, détalant toujours de son allure la plus -précipitée. Il s’était au moins embrayé à la troisième vitesse, comme -disent les chauffeurs. Parvenu devant le bureau de poste de Luchon, -il s’arrêta, s’épongea, et, une minute, souffla à pleins poumons. A -nouveau, il ausculta son idée, pour voir si elle n’avait pas perdu, -à ses propres yeux, sa force déterminante et le plus clair de sa -magie, comme il arrive souvent aux idées de génie qui, sournoisement, -emballent sur l’heure les cérébraux comme lui et apparaissent -enfantines dans l’instant qui suit. Non, la sienne, à l’examen, -conservait la qualité merveilleuse, toute la force avec lesquelles elle -était venue au monde. - -Alors, délibérément, il poussa la porte. Puis, arrachant une feuille de -télégramme de la boîte appendue à la cloison fuligineuse de l’endroit, -il œuvra en l’élaboration d’une dépêche adressée à un libraire de -Toulouse dont il avait, au préalable, puisé l’adresse dans un Bottin, -obligeamment prêté par la buraliste. En deux phrases concises, il -priait ce commerçant d’adresser aux initiales A. S. poste restante, -par le plus vertigineux et le plus prochain des express, tout un lot -de revues, de brochures, de quotidiens et d’hebdomadaires spéciaux. -Un mandat télégraphique devait, d’ailleurs, accélérer le bon vouloir -de cet homme. Et, s’étant relu trois fois, Médéric Boutorgne, qui se -sentait vivre une minute stendhalesque, égale au moins à celles que -vécut jadis Julien Sorel, s’approcha du guichet et tendit son papier, -avec un front aussi impassible et le même empire sur ses nerfs qu’avait -pu en montrer le héros du _Rouge et Noir_, lorsqu’il approcha l’échelle -de la fenêtre de Madame de Rénal, ou qu’il se prépara, plus tard, à -escalader le balcon et la personne de Mademoiselle de la Mole. - -Quand il se retrouva dehors, des cloches et des carillons sans nombre -bien plus nombreux qu’à Bruges-la-Morte—ville réputée pour l’effroyable -pullulement de ses sacristies et l’excellence de sa sodomie -monacale,—molestaient la placidité de l’atmosphère et annonçaient -l’imminence de la «croûte au pot», du «potage bisque» ou de la «barbue -sauce câpres» dans les différentes tables d’hôte de la ville. - -D’un talon qui sonnait cette fois victorieux, et la cigarette -belliqueuse pointant sa tache de feu vers le bord de son chapeau, -Médéric Boutorgne regagna alors en se dandinant et sans hâte aucune le -couvert frugal de la Truphot. - -Jamais les hôtes de la petite maison de la rue du Mont-Ventoux ne -s’étaient montrés si aimables pour lui que ce soir-là. Siemans et -la veuve semblaient se livrer à son profit à un véritable tournoi -de prévenances et de politesses. En surplus d’un potage au lait, il -y avait une omelette aux pointes d’asperges et un _poulet marengo_, -plats que le gendelettre affectionnait particulièrement, puis un foie -gras, aux truffes véritables qui avaient dû être commandées exprès pour -lui. La vieille femme prêtait attention à tous les détails du service -et la petite bonne fut saboulée d’importance, parce qu’elle avait -oublié, une fois, de passer à Boutorgne une assiette chauffée à point. -Si certaines circonstances qui n’emportaient point l’amitié, comme -voulut bien le dire la maîtresse de céans, imposaient une séparation -douloureuse pour tous, rien ne pourrait affaiblir ni diminuer leur -sympathie réciproque. On se retrouverait à Paris, l’hiver suivant, -voilà tout. Là-bas, loin des méchantes langues, on reprendrait la bonne -vie précédente. Et, comme la vieille hypocrite déchira d’un sanglot, -à cet endroit de son discours, la sérénité du repas, et fit pleuvoir, -dans son assiette, une averse de larmes parfaitement machinée, elle -crut le moment venu de passer, sous la nappe, à Siemans, pour que -celui-ci la remît à son tour au _prosifère_, une lettre toute froissée -et maculée. - -—Vous pouvez lire, vous pouvez lire, cher ami, autorisa-t-elle... vous -verrez comme c’est immonde. - -Et Boutorgne ayant placé la chose—un papier anonyme—près de sa -fourchette, lut, en effet, qu’un habitant de Luchon, soucieux de -rester inconnu, accusait la Truphot de coucher avec son amant: un sale -journaleux entretenu, cela devant son fils, impuissant, lui, à empêcher -cette infamie. Car l’auteur de la missive, en toute ingénuité, prenait -Siemans pour la géniture de la veuve. Pas une seule minute, d’ailleurs, -le gendelettre ne douta que le truc de l’épistole ne fût issu de la -coopération de leurs imaginations coalisées. - -—Pour l’honneur d’une femme, n’est-ce-pas? il vaut mieux céder... lui -disait le Belge; d’ailleurs, si je pince le scélérat qui a écrit cela, -il passera un fichu quart d’heure. - -Mais Boutorgne, ayant repoussé la lettre après avoir demandé un bol -et un morceau de citron pour se laver les mains contaminées par -cette ordure, fut admirable de chevaleresque abnégation. Il avait -complètement oublié les paroles de Siemans, au matin. Lui, Médéric, -ne comptait pas, déclara-t-il, ils ne devaient point se préoccuper de -sa personne. S’il avait pu prévoir que Madame Truphot, pour qui il -éprouvait une affection désintéressée dont la preuve n’était plus à -faire, subirait, à cause de lui, de pareilles tristesses, il n’aurait -jamais consenti à venir à Luchon. C’était sa faute. Mais avec des -intentions pures, une âme liliale, peut-on prévoir jamais la vilenie -du troupeau d’alentour? S’il lui avait été possible de conjecturer la -dixième partie de ce qui arrivait, certes, il aurait préféré se faire -tuer dans son duel avec le comte de Fourcamadan. Quant au polisson qui -avait perpétré cette petite immondice, conclut-il, avec une candeur -admirablement feinte, nul homme d’honneur ne pouvait songer à se -commettre avec lui. Siemans devait donc le laisser tranquille. Le -châtiment d’un pareil être consistait en ce qu’il ne pouvait comprendre -l’amitié ou la Beauté, en ce qu’il ne pouvait percevoir la noblesse -ni l’altitude des sentiments qui avaient prospéré en son âme à lui, -Boutorgne. - -Aussi quand le dîner fut achevé, après l’inévitable discussion -esthétique où tout vint aboutir et dans laquelle le gendelettre exposa, -en un compendium lumineux, son mode de régénération humaine qui devait -rendre impossible le retour d’infamies semblables à celles dont ils -souffraient; après que la Truphot eût déclaré qu’elle voyait le salut -dans le retour à la vieille religion de nos pères; après que Siemans -eût confessé sa foi en la rédemption sociale par la musique conjointe -aux sports athlétiques, à la sagace éducation du muscle: le foot-ball -ou la pelote basque, par exemple, dont il était, depuis son arrivée à -Luchon, un adepte fervent; quand fut venue enfin l’heure du dormir, -Médéric Boutorgne passa des bras de l’une, dans les bras de l’autre, -fut imprégné par eux de larmes attendries, endolori d’étreintes et aux -trois quarts étouffé d’embrassements. - - - - -XVI - - -Un opium d’espoir, un haschich divin de fol enthousiasme, grisa le -gendelettre cette nuit-là. Débarrassé de Siemans par le coup de maître -qu’il avait préparé, il se voyait déjà, ralliant Paris après une -année passée à voyager à travers le monde, regagnant le Napolitain -après douze mois d’exode à travers l’Espagne, l’Italie et la Grèce -et, indissolublement marié à la Truphot, laissant tomber, parmi les -confrères ahuris, la nouvelle qu’il allait fonder un grand journal. - -Il se visionnait dans le cabinet directorial, donnant des ordres -à son secrétaire de rédaction, brassant des affaires, piratant le -bien d’autrui, arrimant des prises, comme il est de règle pour un -potentat du papier noirci qui règne sur trente deux colonnes. Dans -le brouillard indécis des jours à venir, il s’évoquait, entouré -d’appareils téléphoniques, le doigt impératif, le verbe autoritaire, -prenant ses dernières dispositions pour que le ratelier de sottise -où le public vient brouter chaque matin fût abondamment garni des -luzernes et des _regains_ affectionnés. Il traiterait d’égal à égal -avec les sommités politiques, et il aurait à son tour de l’influence -sur les destinées de son pays. Sa feuille serait à grand tirage, car -il s’attacherait à prix d’or, en l’enlevant à un autre quotidien, -Charles Florent, un escroc notoire, un logicien impeccable qui n’avait -jamais été emballé par aucun enthousiasme mais seulement trois fois -par la police. Dans sa gazette, à lui, ce dernier, dont le solécisme -était aimé des foules, chanterait la Patrie, la Famille, dirait son -fait à l’Allemagne, et se lamenterait congrûment sur les fils de roi -que «leur mère abandonne», comme la princesse de Saxe pour se prêter -à la saillie des précepteurs plébéiens. Avec lui, la petite troupe -éperdue des reporters faméliques devrait filer droit. Le premier qui -blufferait, à la porte! Jamais il ne tolérerait qu’on lui carottât des -frais de voiture ou de déplacement pour perpétrer des _interviews_ de -chic, et colliger d’imaginaires feux de cheminée, après la manille, au -café de Suède.—Dites donc, vous, là-bas, Tirouflet, votre viol, dans -le numéro d’hier, était sans couleur; vous ne poussez pas les choses -assez loin.—Et vous, Flicampoix, c’est à désespérer; je vous avais dit -de me mettre des morts comme s’il en pleuvait dans le coup de grisou de -lundi; il fallait insister sur la douleur des veuves et des orphelins, -Nom de Dieu! montrer la terre qui crache du feu... évoquer l’enfer, la -géhenne, que sais-je? parler du Styx ou bien du Dante... vous n’en avez -rien fait, votre petit caca était quelconque et sans pittoresque. - -—Mitasseux, au galop, faites-moi deux cents lignes sur l’éruption des -volcans de la Martinique. Foutez-moi là dedans des raz de marée, des -cyclones de flammes, des pluies de cendres à n’en plus finir. Vingt -mille victimes au moins, et surtout, n’oubliez pas, une croix de -bois avec son Christ, qui reste seule intacte, au milieu d’une ville -détruite... pour la clientèle bien pensante. - -Lui-même se chargerait de la politique, tous les jours un filet, un -éditorial _à la Magnard_. Ah, il en culbuterait des ministères... au -moins autant que de petites femmes sur le divan en pourtour de son -bureau. Toutes les cabotes, depuis la simple acteuse jusqu’à la grande -vedette, qui viendraient solliciter un écho ou une lèche dans son -papier, devraient agir dans le sens horizontal et se documenter au plus -exact sur les rides de son plafond. Et les coups de bourse donc! Quand -son journal s’inscrirait à la hausse sur les terrains aurifères de la -planète Mars, les chalets de nécessité du Sahara, ou le métropolitain -de Tombouctou, malheur à qui marcherait contre lui. Et les belles -campagnes patriotiques!.. La repopulation.. la ligue pour la défense -de la vie humaine.. la protection des fœtus contre les traumatismes -abortifs ou contre l’hydraulique malthusienne.. Sûr, il les ferait -chanter à son tour les ambassades.. Le Chargé d’affaires teuton devrait -casquer d’au moins deux cent mille s’il ne voulait pas voir insérer que -le Kronprinz, déjà investi de la syphilis l’année précédente, venait de -mettre le comble au deuil de sa famille en s’unissant sournoisement, -dans un mariage morganatique, avec une chanteuse de café-concert. - -Le lendemain, après avoir averti la bonne qu’il ne rentrerait pas pour -déjeuner, il fila sur le bureau de poste. Il n’y avait rien encore -aux initiales A. S. Trop fébrile pour songer à s’alimenter de quoi -que ce soit, il alla fumer de successives cigarettes sur une chaise -de l’établissement thermal, près d’un des mille petits ruisseaux du -parc radotant à son oreille sa rengaine d’eau courante si chère aux -poètes de toute langue et de toute latitude, que le plus futile détail -des particularités de la nature a toujours le don d’extraordiner. -Repris d’inquiétude, tourmenté par un malaise pessimiste, Médéric -Boutorgne se demandait si, en cette occurrence encore, le Destin -ne lui réservait pas quelque nouvelle noirceur. Enfin, sur les deux -heures, n’y tenant plus, il se représenta devant le guichet grillagé, -où une vieille demoiselle, en manches de lustrine, au porte-plume -planté dans le petit bouchon grisâtre d’un chignon étiolé, interrompit -un moment un ouvrage de tricot pour lui remettre un volumineux paquet. -Il le tenait, il le tenait donc cette fois l’outil de sa fortune! -Il la caressait maintenant de la main la borne fatidique où, tout à -l’heure, allait venir se fracasser le char de Siemans, l’aurige au -dos versicolore! Et, comme la veille, avec une magnifique possession -de soi, sans qu’un de ses nerfs se permît de broncher sous la férule -de sa volonté, le gendelettre arracha une minute de télégramme, puis -une autre encore, dans le dévidoir de similis-buis fixé à la cloison, -devant lui. La première de ces dépêches partit à l’adresse du préfet -des Hautes-Pyrénées, à Tarbes, la seconde à l’adresse de la Sûreté -générale, à Paris, et toutes deux étaient signées du même nom: _Opos_, -car les humanités précédentes de Boutorgne lui avaient permis de -choisir brillamment, parmi quelques autres dont il se souvenait encore, -ce substantif qui, comme on sait, signifie œil en grec. - -Dehors, il enveloppa son précieux paquet d’un journal, prit une voiture -à l’heure, et se fit conduire allée d’Etignym. - -Comme il l’avait diagnostiqué, la Truphot et le Belge étaient là, -assis tous deux côte à côte, dégustant l’un et l’autre les gazettes -nationalistes de Paris, prenant patience, dans l’attente de la -promenade quotidienne du roi des Welches, dont ils espéraient encore, -sans doute, quelques politesses honorifiques. Et les ayant constatés, -le _prosifère_, remonta dans son locatis avec un ricanement qui -n’aurait point déparé, pensa-t-il, le masque de Machiavel. - -—Cocher, rue du Mont-Ventoux; vous arrêterez à mon ordre. Dix minutes -après, il trouvait fermée la porte de la villa. Circonstance profitable -et que le sort pour une fois complice lui devait bien: la bonne était -sortie, dans le dessein, sans doute, d’aller négocier l’achat des -provisions du soir, ou de retrouver peut-être le garçon de bains avec -qui elle réalisait le voluptueux simulacre de se continuer. - -Médéric Boutorgne avait une clé; il entra, poussa la porte avec -précaution, s’immisça dans la cuisine, s’y empara d’un large couteau -à découper, et s’assit sur une chaise, pour, bien tranquillement et -en toute minutie, l’astiquer avec un torchon et la brique à polir. -Cinq minutes ainsi, il fourbit la terrible lame, puis quand elle -fut à point, redoutable et bien nette, il en entoura la pointe d’un -chiffon de papier, reprit son paquet et pénétra dans sa chambre. Là, il -déposa le tout sur son lit, et couché à demi sur une petite table lui -servant à travailler, il tira à lui une large feuille de papier qui, en -quelques instants, se trouva couverte d’un dessin bizarre. En lignes -nettes et précises, il y avait configuré un torse d’homme avec la tête, -l’attache des bras et le renflement des pectoraux. Cela tenait à vrai -dire plus de la planche anatomique que de l’académie. - -Le cœur, les poumons, le foie, les intestins s’y trouvaient indiqués -avec l’encerclure des côtes, toute la cage thoracique. Quand il eut -fini de situer ces viscères avec assez d’à-propos, il zébra la feuille -de petites inscriptions brèves, en écrivant de la main gauche, pour -dénaturer son écriture. - -—_Le cœur est difficile à atteindre, se méfier du portefeuille qui fait -cuirasse._ - -—_Dédaigner les poumons où la blessure est quelquefois guérissable._ - -—_Le ventre est, en somme, l’endroit comportant le moins d’aléa, et où -le coup est toujours mortel._ - -Le dessin séché à la chaleur de son haleine pour éviter les traces -compromettantes au buvard, Boutorgne quitta sa chambre et passa -d’une allure décidée dans celle de Siemans. Il défit son paquet, qui -contenait une dizaine de brochures anarchistes rouges et noires, au -titre farouche et menaçant, des journaux de petit format aux manchettes -comminatoires, des fascicules sans aménité où, à chaque page, se -trouvait proclamée la nécessité d’incendier sur l’heure la porcherie -sociale. Une ficelle tranchée d’un coup de canif fit ébouler à ses -pieds, en dehors du papier d’emballage, cinq à six opuscules incarnats -intitulés: _Les crimes de Iaveh_, d’Aurélien Faible, le plus notoire -des bateleurs verbeux de l’Idée libertaire, un drôle qui travaille dans -l’anarchie comme d’autres dans la traite des blanches, un Galimafré -nauséabond, qui dénonce sans relâche la malfaisance du bourgeois, et -gagne à ce métier, comme il s’en vante, trente mille francs par an, -employés non à faire de la propagande, mais à trousser des femmes et à -se vautrer en des noces hypocrites, loin des compagnons affamés qu’il a -embarqués sur son bateau. Cet écumeur de l’ingénuité révolutionnaire, -qui a réussi à sauver son épiderme de toute malencontre quand ses -disciples catéchisés par lui donnaient leur tête sur l’échafaud, fait -étalage de pauvreté dans un galetas sordide de Montmartre et galvaude -en d’innommables ribotes les revenus de millionnaire qu’il extirpe -a la simplicité des déshérités. Sa sincérité est du même aloi que -celle de Georges Sirbach et son talent du même acabit que celui de -Truculor. Les miséreux, qui viennent ouïr ses conférences, ruissellent -bientôt sous les humeurs peccantes, la leucorrhée intarissable, d’une -sentimentalité de _premier à la soierie_, dont il est l’éclusier -vigilant. Il évoque à chaque instant, par exemple, les «_oasis de -l’avenir_», chante sur l’air de «Au temps des cerises», le «_temps -d’anarchie_», parle des «_femmes qui, n’étant plus obligées de se -vendre, seront heureuses de se donner_.» Et rien ne peut réfréner cette -romance scrofuleuse, cette averse implacable de fleurettes bleues -trempées dans le jus des écrouelles de la niaiserie. - -Médéric Boutorgne truffa alors la couche du Belge de toutes ces -brochures, insinuant de préférence celles d’Aurélien Faible sous le -sommier; il en farcit l’armoire ainsi que les piles de linge, et en -plaça quelques-unes sur la planche du porte-manteau. Puis il inséra -son petit dessin dans la doublure d’un vieux veston, et, déchirant -la couture du matelas, il y hébergea le terrible couteau de cuisine. -Dix fois, il trembla à l’idée que la petite bonne pourrait rentrer à -l’improviste et le surprendre, mais le sort continuait à le protéger. -Maintenant, il ne restait plus qu’à refaire le lit, à remettre toutes -choses en place. Satisfait de soi, il ramassa quelques tordions de -papier traînant à terre, borda soigneusement les draps, aplatit la -couverture, s’attardant à ces détails en homme qui n’a que des éloges à -s’adresser et, en conséquence, décerne mentalement un satisfecit à sa -volonté trempée aux meilleures aciéries _Nietzschéennes_. Il résista -même, de son mieux, au besoin lancinant de proférer quelques-unes de -ces paroles mémorables que la littérature a mises dans la bouche de ses -héros ou de ses archétypes en des situations d’importance à peu près -équivalentes. Cependant, sur le palier, il pensa que l’acte n’avait -aucune valeur par lui-même, après tout, s’il ne se réclamait d’un -parler adéquat, seul en pouvoir de le magnifier. Le poing tendu vers un -supposable horizon, il défia la vie, le destin, l’au-delà, tout ce que -les hommes peuvent évoquer en désignant les lointains de leur dextre -crispée. - -—L’Intelligence a violenté la Fortune, proféra l’avorton, le cou rentré -dans le buste, et la bouche presque au ras des épaules. - -Le reste de la journée se passa sans incident; la Truphot et son -amant, qui rentrèrent vers sept heures pour dîner, l’entourèrent -comme la veille d’attentions et de prévenances émues. Siemans lui fit -même cadeau d’un porte-cigarettes arabe, en maroquin noirâtre clouté -d’acier, qu’il avait acheté pour lui près du casino et sur lequel il -avait fait graver: _A Médéric, souvenir d’amitié._ Réintégré dans sa -chambre, après la détente de bavardage qui prolongea le repas, il mit -de l’ordre dans ses affaires, réunit en tas le plus gros de ses nippes -vagabondes, de façon à pouvoir filer au plus vite si la nécessité d’un -départ précipité s’imposait. Et il se coucha très tard, assuré par -avance d’une insomnie fiévreuse, dans l’attente du soleil qui devait -prêter sa lumière à des événements d’ordre capital pour lui. - -Le lendemain, les circonstances s’engrenèrent les unes dans les autres -comme il l’avait prévu, et le dénouement escompté se déclencha bref et -terrible, couronnant ainsi sa stratégie d’un plein succès. - -Caché derrière les arbres obèses de l’allée d’Étigny, il vit, sur les -cinq heures, deux individus sans élégance, aux mains énormes, presque -aussi grosses que celles qui, en fer-blanc, servent d’enseigne aux -gantiers provinciaux, deux individus, embellis d’une redingote aux plis -métalliques de frère mariste en civil, se détacher subitement du roi -des Welches qui commençait sa promenade, s’approcher de Siemans déjà -prosterné, et le cueillir sans douceur pour l’entraîner en dehors de la -foule, malgré ses protestations et les coups de pliant de la Truphot. - -—C’est un anarchiste que l’on arrête, disait Médéric Boutorgne à -quelques baigneurs témoins du fait; il est venu ici pour tuer le roi -des Welches. - -Et bientôt des cris de mort retentirent sur les talons des deux -policiers, de la vieille femme et de son malheureux amant. - -—Branchez-le! branchez-le! il faut le lyncher!... hurlaient des -gentlemen du dernier genre dont les moustaches, le capillaire et le -reluisant profil, chaque jour et durant de longues heures, étaient -évidemment sarclés, travaillés et entretenus, sans que jamais leur -intelligence parût bénéficier de semblables soins. - -—Écorchez-le vivant! vociféraient, les ongles tendus, d’affriolantes -femelles du grand monde et du demi dont la fonction unique, dans la -société, consistait à entrebâiller leurs orifices à tous venants. - -En quelques minutes, la figure du Belge fut gouachée de rouge, pommelée -de vert, sous les contusions multiples. Extraordiné, rendu stupide par -l’invraisemblance de ce qui lui arrivait, il promenait autour de lui -des regards d’aliéné. Un moment, il parut reconquérir le sentiment -de la circonstance; le dos rond, les bras tendus en avant pour se -protéger, une épaule plus haute que l’autre, il protesta de son -loyalisme, de son amour d’entretenu pour toutes les autorités sociales. - -—Vive le Roi... vive l’Empereur... vive le Président... vive le Pape... -vivent tous les Rois!.. hurla-t-il, dressé sur les pointes. Mais sur -lui, les cannes des snobs se levèrent comme des sabres dans une mêlée -de cavalerie, retombèrent sur sa tête comme elles étaient retombées sur -le dos des femmes au Bazar de la Charité. Les ombrelles des merluches -polyandres pointèrent vers ses orbites. Son effort n’aboutit qu’à lui -faire cracher trois dents, alors qu’une de ses oreilles pendillait, -sanguinolente. - -La police municipale, accourue à la rescousse, réussissait enfin à -faire la haie et à amener un fiacre. C’est sans doute à cela que le -rival de Boutorgne dût de ne pas être écartelé vif. - -Effondré sur un banc, à portée de la scène, le _prosifère_ déliquesçait -de joie sauvage, se pâmait en la volupté des vengeances assouvies. -Se moquer de lui coûtait cher. Le rustre en garderait longtemps le -souvenir, même s’il parvenait à se tirer de là. D’ailleurs, il aurait -beau se défendre, jamais il ne récupérerait la Truphot, car, en sa -qualité d’étranger, les brochures anarchistes incluses dans son lit -et sa chambre serviraient de prétexte plus que suffisant à la police -pour l’expulser, le restituer à sa belle Patrie. Arrivât-il à démontrer -surabondamment son innocence, il n’en était pas moins fricassé. - -Deux heures après, désireux de ne rien perdre de ces péripéties -supérieurement amenées par lui, Médéric Boutorgne alla établir une -croisière au large de la villa de la rue du Mont-Ventoux. Comme la -brune venait, il aperçut le Belge sortant, le cabriolet au poing, -au milieu des deux argousins qui l’avaient arrêté, pendant qu’un -troisième, accompagné du juge d’instruction, chargeait dans la voiture -tout le résultat de la perquisition. Ça n’avait pas traîné. Et à voir -tous les soins dont on entourait un petit paquet long et étroit, le -gendelettre n’eut pas de peine à se convaincre que le coutelas de -cuisine avait été saisi, lui aussi, avec les fascicules et les livres -subversifs. Le fiacre passa à vingt pas de lui, peut-être, au milieu -d’une frange d’indigènes menaçants et de baigneurs hostiles accourus -jusque-là. Quand il eut disparu, au trot allongé de ses deux tarbais -pie, vers la gare sans doute, Médéric Boutorgne pensa qu’il était de -son devoir d’aller, de son mieux, consoler la Truphot. - -Il la trouva assise au milieu de la chambre, les mains posées à plat -sur les genoux, l’œil arrondi en disque, trépidant de tout son maigre -corps en de continuels sursauts régulièrement espacés, comme si elle -avait été placée sur une sellette d’électrocution. Elle poussait -des cris trépanants, de successifs hou! hou! de terreur folle, la -prunelle diluvienne, la stéarine ravinée de sa face agitée de brusques -remous, happant l’air par saccades de sa bouche aux gencives sanieuses -et aux dents nécrosées. Elle gloussait, hurlait: Adolphe! Adolphe! -Et, Maria, la bonne en désarroi, virait autour d’elle, une tasse à -la main, questionnant Madame, veut-elle du vinéraire?.... Tout à -coup, l’orbite de la vieille femme parut s’orienter sur une vision -particulièrement hallucinante. La bouche crispée se tordit plus encore, -rétracta ses commissures; une langue enduite de mousses gazeuzes issa, -se démena pour ensuite se réintégrer dans le trou noir de la gorge; -les vêtements s’envolèrent, planèrent un instant sous la rotation -intérieure des membres affolés, et un glapissement continu prit -l’essor, pendant que la figure devenait extatique et immobile sous -l’emprise d’une névrose exaspérée. La crise d’hystérie! pronostiqua -Boutorgne. Et, en effet, elle ne tarda guère: les phobies accoururent, -infligeant à ce cerveau de rentière l’estrapade des hypnoses -cauchemaresques. - -Elle tendait les mains autour d’elle comme pour se préserver, les -rejetait à son côté, les doigts frémissants, semblant chercher -un appui, une aide impossible... Au secours!.... Au secours! -hululait-elle.... la torche... l’incendie.. les forêts flambent... -les villes croulent!... Ah! cette ruée! ce fleuve rouge qui submerge -le monde!... pourquoi m’avoir placée sous une fontaine de sang, -misérables? grâce!... grâce!.. ils ont coupé la tête d’Adolphe et son -sang gicle dans ma bouche.. épargnez-moi.. je vous donnerai tout.. ma -fortune, mon or... laissez-moi la vie!. Elle bondissait au-dessus de sa -chaise, paraissait vouloir, dans sa terreur paroxyste, ascensionner, -escalader l’espace à l’aide des détentes brusques de ses reins -spasmodiques. Puis, brusquement, dans une dernière retombée du corps, -elle resta immobile, figée dans une sorte d’épouvante léthargique, -de catalepsie farouche, scrutant le vide de ses yeux fibrillés de -rouge, le bas de la face englué de crachats huileux. Pris de peur, -le gendelettre et Maria, la portèrent sur le lit. Là, elle resta un -instant, la tête dans les coussins, et, subitement, se détracta, se -roula sur le ventre, telle une femme égorgée, nagea avec les mains, -cisailla l’air de ses jambes écartées en forme de V et ramenées ensuite -vers les talons qui cliquetèrent comme des castagnettes. Alors un -glougloutement tenace s’entendit; son ventre borborygma; une malepeste -terrible prit possession de l’endroit, car elle se vidait comme un -cadavre, évacuant par toutes les ouvertures. Et, dans la chambre, -bientôt, ce furent les allées et venues continuelles de la bonne -étanchant l’ordure, convoyant sans trêve le vase diffamé. - -—Ma fiancée! dire que c’est ma fiancée! murmurait, _in petto_, le -gendelettre. Et l’effroyable symbole s’offrit à son esprit. C’était -la Bourgeoisie, la classe dirigeante, qu’avec son or scélérat, -son imbécillité congénitale et son stupre infectieux, la Truphot -synthétisait, de façon merveilleuse, dans son agonie prochaine. -Comme la vieille femme, elle finirait abjectement, quand on lui -aurait supprimé ses derniers souteneurs, le Prêtre et le Soldat; elle -s’anéantirait immergée dans ses excrétions, sans force pour lutter, -sans courage pour se défendre; elle s’engouffrerait, avalée par sa -propre immondice, quand accourrait la victorieuse multitude des -Justiciers, ou quand le peuple, ayant enfin refusé de se reproduire, -de se continuer, aurait décrété sa perte. L’analogie était si juste -et si profonde, que la Truphot, avant d’être terrassée par la crise, -réclamait Adolphe à tous les échos—Adolphe qui était le prénom même de -Monsieur Thiers, un des plus notoires et des plus féroces défenseurs -de cette vieille hystérique qu’on appelle la classe moyenne—Adolphe -Thiers, le plus squalide et le plus étronniforme des Bourgeois, au dire -du grand Flaubert. - -Cependant, la veuve ne mourut pas; un médecin, que Boutorgne partit -quérir au plus vite, comprima le bas de l’abdomen, pressura les -ovaires, et la crise disparut peu après. Même le sommeil fut assez -calme. Aussi, le lendemain, sur les neuf heures du soir, comme la nuit -tombait, un omnibus à galerie vint-il se ranger près de la porte de -la villa. Trois malles y furent chargées, que Médéric Boutorgne avait -bourrées, la veille, pendant la nuit, après avoir décidé la veuve à -fuir avec lui, au plus vite, car qui sait si l’idée ne viendrait pas -à la police, de l’inquiéter, elle aussi, pour avoir donné asile à un -anarchiste? Sa qualité de bourgeoise, dûment rentée et de situation -sociale avantageuse, l’avait sans doute prémunie contre des poursuites -immédiates, mais des ordres pouvaient venir de Paris pour l’impliquer -dans l’affaire. Il valait mieux filer de suite, s’il en était temps -encore. En Espagne, on aurait tout le loisir de rechercher les -mobiles inconnus, de définir l’imprévue et mystérieuse transformation -qui avaient mué Siemans en libertaire implacable. Il se promettait -d’appliquer à cela toute sa psychologie. Madame Truphot opina dans son -sens, car elle tenait pour infaillibles les décisions de la police. La -servante avait donc été licenciée vers midi, avec un mois de gages en -supplément et un billet bleu donné comme gratification par sa patronne -munificente. Boutorgne lui-même avait été la mettre dans le train pour -Fontarabie, où elle avait un frère chez qui elle se proposait de passer -quelques semaines. Eux allaient, si la route était encore libre, se -rendre à Perpignan, d’où, par Elne, ils gagneraient Barcelone, et là -mettraient ensuite le cap sur Gênes. - -Déjà, les derniers cartons à chapeau étaient entassés dans la voiture, -car on n’emportait que les _impedimenta_ indispensables, en laissant -au propriétaire le soin d’expédier postérieurement sur Paris tout -ce qui restait du bagage. La Truphot, geignante encore, exsufflant -des plaintes, matelassée de fichus, embossée dans un ample manteau, -venait de se tasser entre les deux valises et, en minaudant par -intervalles, se laissait enlever tout comme Proserpine. Médéric -Boutorgne, une sacoche en bandoulière, la cigarette aux lèvres, et le -geste désinvolte, donnait les derniers ordres en prévision de ce départ -qui, pour lui, devait aboutir enfin à la terre des Argonautes. Déjà, -il cueillait l’ultime sac à main au bras tendu du jardinier qui, la -casquette basse, exagérait ses prosternements dans l’espérance d’un -copieux pourboire, lui soufflait dans la figure de surabondants: mon -doux monsieur.. oui mon bon maître... et, très myope, lui faisait -flairer le parfum de trois-six de son haleine, en même temps qu’il lui -mettait sous le nez la loupe poilue ornementant son crâne; déjà Médéric -Boutorgne pêchait dans sa poche le louis destiné à déterminer l’exode -de cette affliction de l’œil et de l’odorat, lorsqu’un coup de théâtre -formidable se produisit. Siemans était là, devant lui, non pas dans un -phantasme, mais en toute réalité, avec sa figure tuméfiée, avec ses -joues excoriées et hersées par les ongles de la foule, avec, au front, -les trois ou quatre petites pommes d’api que les poings contondants y -avaient fait pousser la veille, et son oreille mal rajustée. Les deux -mains aux épaules du gendelettre, momifié de terreur, il le secouait, -lui criant au visage, dans le sifflement bizarre de sa bouche édentée. - -—Misérable! C’est toi qui as monté toute cette affaire, et qui m’as -dénoncé... - -Médéric Boutorgne se débattait; un flamboiement rouge passa devant ses -yeux à l’idée, qu’une fois de plus, sa fortune s’écroulait. Il eut -presque du courage, recula d’un pas, exhibant le canon d’un revolver. - -—Je suis en état de légitime défense; qu’il ne me touche pas ou je le -brûle, ce sale anarchiste... ce régicide évadé... - -Un instant on put craindre que les deux hommes, à l’instar de leurs -collègues du boulevard extérieur, allaient se ruer en beauté l’un -sur l’autre, s’ouvrir le ventre et se débobiner les tripes comme -des serpentins de pourpre; on put croire qu’ils allaient rouler à -terre, s’agripper réciproquement du harpon de leurs doigts avec des -hurlements tragiques, comme deux mâles luttant pour la femelle ou pour -la proie. Hélas! ils n’étaient que des _petits hommes_ bourgeois, eux, -et ils n’avaient pas, poussé à cette culminance, le point d’honneur, -ou l’insouci de soi-même, qui déchaîne le massacre entre Sans-Peur -de la Glacière ou le Bicot de Ménimulche, par exemple. Le début de -leur confrontation fut tout ce qu’il y eut d’épique entre ces deux -entretenus de la classe moyenne. D’ailleurs, en cette minute, le Belge -venait de recevoir, en travers du corps, lancée comme un projectile, -la Truphot délirante qui, à sa vue, s’était désencagée de son fiacre -et, dans l’extravagance de son bonheur, poussait maintenant des cris -de locomotive en émoi. Elle s’était accrochée à son cou, et l’avait -fait tomber avec elle au milieu des hardes, du manteau de voyage et des -deux plaids ayant chûté de ses épaules. Éperdue, elle l’embrassait, -l’embrassait goulûment, salivait sur ses joues; le baignait de larmes -attendries et du relent diarrhéique qu’elle dégageait depuis la -veille. Un moment, tous deux disparurent presque, et se débattirent, à -demi-enlinceulés dans le tas des nippes étalées. Mais Siemans aidé du -jardinier qui recommençait à son adresse des: mon vénéré Monsieur... -des: juste et bon maître... la portait dans la maison, car elle -gigotait déjà en un prodrome de crise nerveuse, qui promettait d’être -identique à celle de la veille. - -Le gendelettre alors, s’interrogea. Les suivrait-il? Oui, certainement. -Le contraire serait trop lâche. D’ailleurs, que craignait-il puisqu’il -était armé, au contraire de l’autre? Et il se décida, donna l’ordre -au cocher de descendre les malles, de conduire à la gare ce qui lui -appartenait en propre, franchissant à son tour le seuil du jardinet. - -Siemans l’attendait dans le corridor, à peu près calme maintenant. -Sans doute, au fond de soi, devait-il trouver d’une jolie force la -machination de son rival: ce qui lui faisait concevoir pour lui une -sorte d’admiration craintive. Puisqu’il triomphait, ne valait-il pas -mieux que les choses se passassent en douceur? D’autant plus que -le gendelettre pouvait détenir en réserve une scélératesse aussi -redoutable que la précédente. Désormais, il était préférable de ne le -point pousser à bout. Néanmoins, il se planta devant lui. - -—Tu n’avais oublié qu’une chose, Boutorgne, _c’est que je suis de la -Police_... Il m’a suffi de faire vérifier mon identité à Paris. - -Aplati, laminé par cette déclaration, le _prosifère_ flotta un moment, -à court de stratégie; il bredouilla, puis chercha à se disculper par un -mensonge proféré avec l’assurance des plus probes sincérités. - -—Ce n’est pas moi qui ait fait cela, Adolphe; ce doit être Cyrille -Esghourde. Rappelle-toi ses propositions à peines déguisées, le matin -de Ponalda... l’amitié dont il t’entourait, ton teint à la Rubens... tu -n’as pas voulu marcher... Alors... - -Le Belge hésitait; il oscillait d’une conviction à l’autre, mais, après -une pause méditative, il finit par dire: - -—Non, non, çà ne peut être que toi... Va-t’en, va-t’en... - -Et pour couper court à une conversation au bout de laquelle il n’était -pas sans redouter le revolver, il tourna les talons, et pénétra chez la -veuve. Boutorgne l’entendit donner deux tours à la serrure et pousser -le verrou de sûreté. - -Il se retrouva seul, seul avec sa médiocrité à laquelle les récentes -péripéties le restituaient inexorablement. Il n’avait plus qu’à partir, -à regagner le Paris hostile où il serait ridicule et désargenté plus -qu’auparavant. Hébété, il considéra, avec des affres de stupidité, la -petite lampe de jardin posée à même une chaise dans le vestibule, le -lumignon falot qui avait éclairé cette dernière scène, car dehors la -nuit imminait. Il fit quelques pas et le bruit de ses talons sur le -carrelage vibra douloureusement dans son cerveau où s’élaborait, goutte -à goutte, le vitriol du désespoir. Machinalement, il s’arrêta devant -la cuisine, s’éloignant malgré lui de la porte, car il ne voulait pas -encore contresigner sa défaite d’un exode sans retour. Il spéculait, -contre toute évidence, sur une impossible conjoncture qui retournerait -les situations et arracherait la victoire à Siemans. Et, tout à coup, -une idée scélérate, une pensée terrible, une obsession de criminelles -représailles, l’assiégea, qu’il chassa d’abord, mais qui reparut -ensuite, harcelante et forcenée, pour dominer enfin dans son esprit. -La cuisine s’ouvrait juste en face la chambre à coucher du couple, et -il remarqua que la porte de cette dernière ne joignait pas exactement -le sol, qu’il y avait à la base une solution de continuité, une -fissure d’au moins un centimètre et demi. Il recula déterminé à fuir, -mais revint bientôt à pas feutrés, souffla la lampe, pénétra dans la -cuisine, se cabra près de l’évier, avança la main, la retira; vira une -dernière fois pour échapper à la hantise effroyable et, se décidant -enfin, blême et la bouche tordue d’un rictus de terreur, il tourna le -robinet du gaz qui fusa avec un bruit doucereux et quasi-imperceptible. -Alors, il fila sur les pointes, referma soigneusement l’huis d’entrée, -en prenant la précaution de coller contre, au ras de la dalle, le large -paillasson de sparterie pour empêcher l’air de se renouveler durant la -nuit. Et quand il traversa le jardin, il se vit approuvé, au passage, -par le sourire imbécile et béat de la lune, qui se dégageait lentement -d’un amas de nuages couleur d’asphalte. - - - - -XVII - - -Le train filait vertigineux, déchirant le sein de la ténèbre de son -éperon d’acier, se vautrant dans la nuit, secouant un moment la torpeur -des campagnes du crissement et des plaintes forcenées de toutes ses -ferrailles en émoi. Un vacarme de métal épileptique courait au ras du -sol; les roues affolées battaient le vide, semblaient s’amuser en des -virtuosités d’équilibre, puis retombaient, secouant les cloisons, et -faisant jouer, tel un harmonica, les vitres trépidantes, pendant que la -locomotive stridulait comme une bête en gésine. Les essieux violentés -se lamentaient en des cris discords auxquels répondaient le ronflement -des viandes humaines éparses sur les banquettes, le hiement des gorges -malmenées par l’air empoisonné du wagon, où se jouaient la fétidité des -haleines nocturnes et les pointes acérées des poussières charbonneuses. -Les gares traversées crachaient, faisaient gicler, au passage, des -lumières violentes, des disques verts, des lanternes rouges, des fanaux -violets, laissant apparaître des silhouettes falotes d’automates -galonnés, pointillées de boutons luisants, agitant d’un geste cassé et -plein de nonchaloir, un petit drapeau sale, roulé en tampon comme une -lavette à vaisselle. Les plaques de fonte grondaient menaçantes; au -sortir des halls fuligineux, une succession de heurts, d’à-coups, de -crans d’arrêt, semblaient menacer le convoi dans sa marche, s’acharner -contre lui, pour l’arrêter, le bloquer malgré tout. Et l’élan -reprenait. Une invisible cravache fouaillait la bête monstrueuse, en -rut de vitesse, qui laissait derrière elle, sur la terre, un long -frisson d’émoi. Les taches d’encre des vallées, qu’ocellaient les -flaques miroitantes des mares ou des étangs, disparaissaient, coupées -de loin en loin par le vert pâle d’une rivière ou la gibbosité d’une -colline. Le sexe béant d’un tunnel engloutissait tout à coup le rapide -frémissant qui reparaissait ensuite, comme un reptile gigantesque, -agitant ses souples anneaux, et dardant contre les lointains sombres -ses yeux nyctalopes. - -Depuis des heures et des heures, Médéric Boutorgne roulait ainsi -dans le fracas impitoyable qui servait d’orchestration satanique aux -plaintes intérieures de son épouvante paroxyste. Une terreur panique -l’avait saisi, une fois son acte consommé. Il s’était rué à la gare, -requérant un billet, promenant autour de lui des prunelles hagardes, -redoutant déjà que son forfait fût connu et qu’on vînt l’appréhender. -Mais non, son regard n’avait cueilli que des figures placides et -détachées, et, acculé dans le coin de son compartiment, malgré le -réconfort de cette immédiate impunité, il avait de suite grelotté, -enviant désespérément le calme ou l’insouciance de ses voisins. -Vainement, il s’était chapitré, se répétant à soi-même que la preuve -de son crime était impossible à faire, que le tout retomberait sur -la petite bonne et serait imputé à sa négligence. Quand il portait -la main à son front pluvieux, une rosée tiède mouillait ses mains. -Déjà il avait saturé deux mouchoirs de cette transsudation fade, et -maintenant il s’essuyait du revers de sa manche, affolé par la nuit, -par l’obscurité de ce recoin tressautant où la lampe du plafond était -voilée de sa paupière de lustrine bleue. - -Une gifle de lumières polychromes sur le train. Morcenx! L’arrêt fit -sursauter un tas de chairs sébacées qui jusque-là s’était contenté -de ronfler dans son coin, d’émettre des rauquements cadencés. Une -casquette de voyage, gris clair, se libéra d’un col de pardessus; des -favoris en fibre de bois, d’un blond poussiéreux, parurent, agrémentant -une tête sphérique, aux lèvres minces, aux yeux en forme d’accent -circonflexe. L’homme tira par la manche un autre voyageur arrimé dans -l’angle voisin. La bouche aux linéaments rectilignes, qui ressemblait à -la fente d’un tronc d’église, s’ouvrit et laissa passer: - -—Avez-vous suivi l’affaire intéressante que j’ai plaidée au -commencement de l’hiver? Le meurtre Landajoux? - -Le colis humain réveillé, sans doute un rongeur procédurier également, -s’ébrouait. - -—Oui, oui,.. Ah! non, je regrette.... - -Dans son coin, le sang de Boutorgne était au-dessous de zéro. - -Voilà qu’on donnait un corps à son angoisse, qu’on parlait de -meurtre tout près de lui. Ses tempes battirent comme des cloches; il -diagnostiqua deux policiers qui raffinaient, se jouant de lui, en -artistes. - -Mais la conversation se poursuivait. - -—Mon argumentation était déterminante; tous mes calculs avaient été -établis pour démontrer que l’héritier, qui était l’accusé, était -exhérédé par le fait même de la loi, et qu’il devait restituer à -son co-héritier, le sieur Morizeau. L’accusation s’effondrait. Le -substitut qui est un homme loyal me complimenta. Quant au président—un -juriste—il aime assez les conclusions bien faites. - -—Ils en sont tous là. - -—Oui, il nous l’a même dit, un jour, en termes exprès, à Confolens: -L’avenir est à ceux qui apportent des conclusions bien faites... - -Maintenant, ce héros des prétoires agitait des petits bras, et son -torse énorme tanguait sur la banquette. Il fouilla dans sa poche, en -tira un étui à cigares, offrit des havanes à trois pour un décime. - -—Vous savez que le tabac finit par paralyser le cerveau, réprouvait son -interlocuteur. - -—Au contraire, _ça éclaircit l’idée_. - -Le gendelettre, par deux fois, dut se coller le front à la vitre, avec -tant de force qu’il faillit la faire éclater, pour ne pas céder à la -tentation stupide de requérir, de suite et par avance, les bons offices -de cet imbécile, de ce chicanous providentiel qui faisait acquitter les -accusés. - -A Bordeaux, bien que ses deux compagnons eussent évacué le wagon -avec leurs bagages, Boutorgne n’avait pas osé descendre, redoutant -imbécilement le baudrier jaune qui plaçait les quais de la gare -Saint-Jean sous l’égide des lois, et vouait la personne du gendarme à -l’admiration continue et aux suffrages d’amour de la quinquagénaire -qui tenait l’éventaire aux journaux. A Poitiers, n’y tenant plus, il -releva son col, enfonça son chapeau sur ses yeux, que l’angoisse et -l’insomnie obscurcissaient d’une cire, d’une paraffine tenace, et -descendit avec des précautions de cambrioleur méticuleux. Il se remonta -d’un consommé, et après avoir tourné trois fois autour du kiosque de -Hachette, se rendit acquéreur de tous les journaux du Sud-Est qu’il -put trouver. Dans un accès de terreur folle, il eut envie de fuir, -parce que la femme le retenait un instant pour lui rendre sa monnaie, -et le considérait, à demi-penchée, en fouillant, avec une contraction -de la joue, dans la grosse poche de son tablier bleu. A nouveau terré -dans son angle, il déplia ses gazettes, et les rejeta, n’osant point -les parcourir. Il les reprit enfin, envahi par un froid intense qui -rayonnait de sa poitrine et congelait ses extrémités, les mâchoires -serrées comme par un étau, dans un trismus que sa volonté était -impuissante à combattre. Il n’y avait rien, pas un écho, pas un fait -divers énonçant le crime ou l’accident de Luchon. Pour dérouter son -effroi qui subsistait malgré tout, il voulut lire tous les articles, -en pénétrer le sens; il n’y parvenait pas et, arrivé au bas de la -quatrième page, il répétait avec une frénésie stupide le nom du gérant, -dont les syllabes de leur son intérieur semblaient vriller son cerveau. -Il avait beau s’injurier lui-même, se répéter que, puisque l’acte -était commis, il fallait faire face à la nouvelle destinée d’un front -impassible, sa terreur augmentait à mesure qu’on se rapprochait de -Paris. Son âme, au lieu d’être coulée dans un inoxydable métal, comme -il l’avait toujours cru, après s’être vingt fois analysé au cours de -sa vie, selon les méthodes de Nietzsche et de Monsieur Barrès, n’était -donc qu’en fondante gélatine? Malgré lui des procès d’assises, des -exécutions capitales, se présentaient à son souvenir. S’il était pris, -condamné, exécuté, quelqu’un, au moment suprême, crierait-il, bravo -Boutorgne! comme on avait crié jadis bravo Lebiez! Mais non, il ne -serait pas inquiété; il échapperait sûrement. Il n’aurait même pas de -remords, ses nuits seraient tranquilles, pareilles à celles des autres -hommes. - -Comme eux il récupérerait facilement sa quiétude, car si tous ceux -qui ont commis quelque forfait s’en allaient dans la vie, dévorés -intérieurement par les affres de leur conscience révoltée, il n’y -aurait pas beaucoup d’yeux limpides ni de visages sereins de par le -monde. Après tout, c’était la Fatalité qui l’avait voulu. Au moment -où il allait à son tour saisir la richesse, au moment où il pouvait -espérer goûter, lui aussi, aux voluptés que procure l’argent; quand -marié à la Truphot, il aurait pu comme les autres choisir désormais -ses maîtresses, et serrer contre lui des femmes jeunes et charmantes; -quand il lui aurait été permis de goûter à la Beauté enfin, alors qu’il -s’était contenté jusque-là des laissés-pour-compte de l’amour et des -rogatons de l’alcôve; quand il aurait pu devenir quelqu’un, diriger -un journal, donner de soi au voisin une opinion avantageuse, faire -trembler les confrères, n’être plus en un mot le pauvre hère que l’on -traite négligemment, et qui se voyait, au Napolitain, dans la nécessité -de prolonger ses éclats de rire pendant une durée minima de cinq -minutes à la moindre stupidité prétentieuse évacuée par les pontifes; -lorsqu’il se saisissait du bonheur pour tout dire et de la liberté, la -Destinée marâtre était accourue pour lui faire lâcher prise. Et il ne -serait pas vengé...—Saint-Pierre des Corps, cinq minutes d’arrêt! - -A nouveau, dans son coin, avec une figure verte et crispée de -cholérique, il déplia des gazettes, des feuilles de Paris et de -province. Toujours rien, de la première page à la dernière! Si, quelque -chose, les _Petites Nouvelles_ lui apprirent que Molaert venait -d’être nommé officier d’académie. Alors son angoisse redoubla, il -eut préféré savoir, être débarrassé de cette taraudante incertitude -au sujet de son crime. La chose, évidemment, était imputable à un -défaut d’informations, mais lorsque l’homme en redingote, coiffé d’une -casquette blanche d’amiral, eût donné sur le quai le signal du départ, -il s’accrocha des doigts au capiton de la banquette, semblant vouloir -s’opposer, résister à ce train qui l’emportait vers la dernière étape, -vers le Paris où il allait peut-être connaître de sombres jours. Il lui -apparaissait que, tant qu’il roulerait, tant que le voyage n’aurait -pas pris fin, l’Irrémédiable ne serait pas prononcé. Il sentait toutes -proches les minutes formidables où le Sort allait laisser tomber sur -lui son verdict sans appel. Jamais il ne pourrait lutter; s’il était -pris, il avouerait! Et le rapide, faisant craquer ses jointures, se rua -à nouveau dans son délirium de vitesse, s’envola au ras du sol, tel une -trombe de fer, dans le vrombissement des rails, pendant que de chaque -côté fuyaient les fils télégraphiques, comme de gigantesques portées -de musique, dont les pinsons et les verdiers, badauds et désœuvrés, -perchés sur les parallèles noirâtres, la queue en l’air, semblaient -être les notes menues, les croches ou les béquarres. Le long de la voie -des peupliers fusaient droit vers le ciel; d’autres, dénudés, sommés -d’une petite touffette de feuilles, ressemblaient à de gigantesques -cure-oreilles. Aux Aubrais, un voyageur, son compagnon depuis Bordeaux, -lui demanda s’il n’était point malade à voir sa face contractée, ombrée -de teintes d’un violet sombre. Il fit signe que non de la tête, et -répondit qu’il avait seulement la migraine. Mais tout de suite son -épouvante s’exagéra. Cet homme, sans doute, était de la police, comme -Siemans; et il eut envie de fuir, de sauter à travers la portière, -sur la voie, coûte que coûte. Un reste de lucidité le réfréna. Mais -à partir de ce moment, ses dents claquèrent, dans un petit bruit de -taquets heurtés, d’appareil Morse qu’on actionne régulièrement. Et -il en vint à rêver d’une impossible catastrophe, d’une conflagration -d’express qui, providentiellement—dût-il périr—empêcherait le retour -à Paris. Désormais, il chercha en vain sa salive, voulut en lui-même -formuler des mots, pour se prouver qu’il n’avait pas perdu l’usage de -la parole et ne put y parvenir. Tout valsait autour de lui, en une -saltation folle: le compartiment, le paysage, le plafond, la lampe -sphéroïdale, qui placée au-dessus de son crâne, comme un œil, devait y -lire, pensait-il, ses plus secrètes pensées. Austerlitz! Il sursauta -par deux fois, comme si tout à coup un invisible pal se fût insinué -en lui. Le manœuvre qui, armé d’un maillet, vint frapper les roues du -train, lui parut symboliquement river ses propres chaînes, une manille -de forçat ou des poucettes, qu’il ne quitterait plus qu’au matin blême -de la mort flétrissante. Quand le train se remit en marche, cette fois, -d’une allure lente de convalescent ou d’épuisé, il n’était plus, dans -son angle, qu’un petit tas de chair roulé en boule. Mais des cris et -une salive d’épileptique lui sortirent des lèvres lorsque le convoi, -sous le tunnel, frôla le Palais de Justice. C’est là qu’on le jugerait, -pensa-t-il. Et il versa ensuite dans un engourdissement torpide, dans -un coma qui effaça le réel et supprima l’ambiance. - -Maintenant le rapide avait stoppé. Des gens s’accolaient sur le quai. -Des maris tamponnaient de leur barbe le visage et les orbites aqueuses -de leur femme, hoquetante d’émotion simulée. Des pères passaient leur -moustache, comme une brosse à reluire, sur le front de leur progéniture -qui abandonnait une minute le gâteau entamé pour escalader leurs -jambes. Des chapeaux tombaient sous le choc des embrassades. - -Des voyageurs, le dos incurvé, défonçaient de leurs valises propulsées -comme des béliers, au bout de leurs deux bras écartés, la foule -obstruant l’étroit vomitoire. Les locomotives au repos, satisfaites du -devoir accompli, poussaient des hennissements aigus, pendant qu’autour -d’elles, les mécaniciens, la face enduite d’un cold cream de cambouis, -tournaient, apaisant, du contact fébrifuge des burettes et de l’éponge -mouillée, la congestion de leurs bielles et de leurs roues surexcitées. -Deux employés à sacoches cueillaient les billets sans conviction, et ne -déféraient que par intermittences aux questions angoissées d’une cohue -avide de renseignements. Les gabelous, armés d’un morceau de craie, -près des portes, bonifiaient les bagages du signe de la rédemption, -après s’être documentés sur le linge intime et n’avoir rien dédaigné -du fumet des chemises sales incluses dans le profond des malles. Le -sous-chef de gare courait entre les groupes, stimulant le zèle de -ses esclaves, dont la casquette bizarre laissait pendre à l’arrière -une sorte de lanterne vénitienne en toile vernie, et il distribuait -des amendes, en tétant un sifflet de nickel. Les hommes d’équipe se -lançaient à l’assaut, au sac du fourgon, faisant décrire aux colis -une voltige savante, jouant au foot-ball avec les menus paquets, -charroyant du pied les petites caisses étiquetées «Fragile», édifiant -des portiques, des sortes d’arc de triomphe bientôt éboulés avec les -_chapelières_ recouvertes de toile grise, marquetées des vésicatoires -rouges, noirs ou blancs, que semblaient être les étiquettes des hôtels -et de la consigne. Et l’accueil immédiat de la civilisation parisienne, -à cette humanité accourue ou rapatriée des lointains provinciaux, -se manifestait sous les auspices de cinq ou six grues circulant en -des corsages de pourpre fracassante ou des jupes outrageusement -céruléennes, à qui la compagnie, désireuse de ne dédaigner aucune -recette, avait sans doute concédé l’exploitation de ces cent mètres de -bitume avantageux. - -Quand le dernier voyageur eut été absorbé par les porches de sortie, -quand le quai, constellé de crachats, fut restitué à la déambulation -des morceaux de papier d’emballage, des brandons de paille et des -vieux journaux, que les courants d’air forcenés précipitaient dans -un chassé croisé capricieux, quand la dernière malle, après avoir -reçu le nombre de contusions et de blessures perforantes prévues par -le règlement, eut disparu, on put voir, devant le wagon de Médéric -Boutorgne, s’agiter tout un lot d’employés. Un homme à galons d’or se -hissa même sur le marche-pied, parut remuer violemment son bras dans -l’intérieur du compartiment, puis, redescendit, en haussant l’épaule -d’un geste découragé. Une minute après, deux facteurs de la voie, -l’un aux pieds, l’autre à la tête, emportaient quelque chose de mou, -un corps brinqueballant et roulé sur lui-même, en spirale. C’était le -gendelettre inanimé qui n’avait pu supporter le poids de son crime. -Transporté dans une salle d’attente, affusé de vinaigre, malgré le -réactif des sels anglais et une demi-heure d’efforts, il ne reprit -point connaissance. En désespoir de cause, il fallut le transporter à -l’hôpital où l’interne de service diagnostiqua, de suite, une fièvre -typhoïde pleine de savoir-faire. - - - - -XVIII - - Ni procréer ni détruire. - - -L’audience finissait en une touffeur d’asphyxie. Propulsés par la -foule encaquée, une notable variété de relents humains, exaspérés et -fouaillés encore par l’activité du calorifère, cherchaient à se réduire -l’un l’autre, se disputaient sournoisement la finale prépondérance. -Cela sentait l’houbigant, le chypre de bazar, la dent cariée, le suint -aigre d’avocat échauffé, la jupe mouillée, la puanteur cauteleuse -des estomacs malades et le haillon de miséreux, car une trentaine de -pauvres diables, uniquement ondoyés par l’averse, las, sans doute, de -contempler la Joconde, ou de s’exciter sur les Rubens, étaient venus -dormir là depuis que le Louvre, pour eux, devenait sans intérêt. -Le municipal, assis à la gauche de l’accusé, en butte depuis midi -aux œillades assassines d’une grosse dame aux cheveux couleur sauce -tomate, dont le corsage amarante craquait sous la poussée tenace d’une -déferlante poitrine en fermentation, avait décidé qu’il succomberait -sur les neuf heures du soir, son service terminé. Quatre filles -sortaient, convoyant chacune un vieux monsieur congestionné: la Cour -d’Assises, où jamais la _rafle_ ne sévit, étant, comme on sait, un -champ d’opérations merveilleux, avec sa cohue frôleuse, ses incidents -dramatiques et ses luttes oratoires qui mettent les nerfs à mal, et -induisent impérativement en la nécessité d’amour. Coup sur coup, le -deuxième assesseur venait, en lui-même, de réussir quatre jeux de mots -destinés à une feuille du soir, où, sous un pseudonyme, il signait -des charades et des nouvelles à la main. Ce magistrat avait remporté -l’année précédente le second prix de calembour au concours du journal -_Le Pêle-Mêle_, et il s’entraînait louablement pour, cette fois, -décrocher la première place. - -Et le Christ qu’il faut toujours évoquer quand on parle du Prétoire, le -Christ, succombant un peu plus encore en cette fin d’après-midi sous -le poids des bétises entendues depuis qu’il faisait là son métier de -supplicié, érigeait, dans le fond de la salle, ses aloyaux mystiques et -ses deux bras fades de célibataire trop continent. - -La Truphot et Siemans étaient là, assis en bonne place, ayant bénéficié -d’une invitation personnelle du président. Car la veuve et le Belge -étaient sortis pleins de vie de la villa de Luchon, au lendemain -de la machination criminelle du gendelettre. Boutorgne le raté, -condamné à tout rater dans la vie, n’avait pas même pu réussir ce -petit assassinat. Il avait compté sans une circonstance: la chatte -de Cyrille Esghourde, la chatte Aphrodite, qui était alors sous -l’influence de son sexe, après avoir concédé son amour et ses faveurs -à quelques matous bien râblés des environs, était rentrée, la croupe -copieusement ensemencée, au milieu de la nuit, en poussant la petite -fenêtre de la cuisine, dont le loquet n’était pas mis: ce qui aéra la -maison. Elle paya de son existence le crime avorté du _prosifère_. Le -sort, d’ailleurs, se hâta de venger cette victime. Dix jours après, -exactement, Boutorgne décédait à l’hôpital à la suite de la fièvre -typhoïde qui l’avait investi. - -L’avocat venait de répliquer au ministère public, et il se rasseyait -parmi les murmures d’approbation de la salle, tout en repêchant, par -contenance, une manchette timide dans le vaste entonnoir de sa manche. -Mélancoliquement, le Président des assises songeait que cette fois -encore il allait rater l’accusé. C’était la cinquième tête qui lui -échappait depuis moins de deux ans. Comme le lui avait dit sa femme, -au retour d’une de ces précédentes et néfastes audiences, il n’aurait -jamais la croix de Commandeur avec une pareille maladresse! Ce jour-là, -cependant, il était excusable, car il avait eu affaire à forte partie. -Le défenseur, en effet, était un avocat nouveau jeu, un malin qui, dès -le stage, répugna à chevaucher, pour arriver au succès, la vieille -jument corneuse et bréhaigne de la routine. C’était un novateur, plus -que cela même, un psychologue, il faut bien le dire, puisque ce mot -confère le lustre ultime à l’intelligence humaine, depuis que Monsieur -Paul Bourget a pris soin de définir la civilisation, promulguant par -surcroît la pensée aux gens qui se respectent, après avoir enseigné la -manœuvre du _spéculum_ qui permet de s’enfoncer sûrement dans les âmes -contemporaines. Cette jeune gloire du barreau avait donc un procédé -à lui, bien à lui, pour enlever l’acquittement. C’était fort simple -d’ailleurs: il étudiait son jury, pas plus; scrutait les faciès, -notait les attitudes, expertisait de l’œil les vêtures, et tout cela, -servant de points d’appui à une induction d’une stratégie et d’une -sûreté merveilleuses, lui faisait déterminer les tares, le mental, -les manies, les goûts et les aspirations de classe ou d’individu de -chacun des douze membres composant la machine sybilline à éjaculer -les verdicts. La liste générale le renseignait exactement, d’autre -part, sur la position sociale des bimanes occasionnellement graves -qu’il lui fallait déterminer. Avait-il devant lui, par exemple, comme -ce jour-là, trois ronds-de-cuir au masque bovin et glorifiés par les -palmes, cinq rentiers dont le ventre plein d’emphase dénonçait le -brio des déglutitions et la prépotence des viscères inférieurs, un -architecte dont la moue improuvait la fade ordonnance de la salle, deux -officiers retraités, alcooliques, vénériens ou anencéphales, _gens -hircosa_, comme dit Perse, et un riche bookmakers strapassé de bijoux? -Il n’hésitait pas et, de suite, improvisait sa plaidoirie. Au lieu de -flagorner les jurés en tas, de les enfumer avec l’encens éventé des -vieilles formules laudatives que se repassent les maîtres du crachoir, -il s’attachait à les séduire un à un, lui. Les ronds-de-cuir, d’abord. -Avec une extraordinaire souplesse, une prodigieuse habileté, après -les quelques lieux communs obligatoires de l’exorde, il se lançait en -d’ingénieuses louanges sur l’Administration. Il vantait la vie des -bureaux, la stagnation parmi l’émonctoire des paperasses, le travail -paisible, la vie sans heurt, qui vous font accéder à la sérénité -de l’âme, et donnent à l’intelligence, débarrassée de tout poids -mort, cette acuité particulière qui permet de décortiquer les vaines -apparences entassées à plaisir par le Ministère public. Les _assis_ -se rengorgeaient; même, ils apprenaient quelques-unes de ses phrases -par cœur pour les servir, le soir, à la manille, aux partenaires qui -tenteraient de ridiculiser leur profession. Puis, par de subtiles -nuances, par des dégradés insaisissables, il arrivait aux rentiers. -Leur classe constituait le rempart, l’indéfectible redan de la Société -française. Grâce à son concours jamais marchandé et à son abnégation -toujours prête, la Patrie, jadis, avait pu cicatriser ses blessures, -payer la rançon à l’envahisseur, et étonner le monde par sa vitalité. -La France immortelle, la France qui renaît de ses cendres, ainsi que -le Phénix, Messieurs....., proférait-il en ces tropes poncifs, en ces -métaphores béotiennes, sympathiques aux grandes éloquences du Barreau, -et qui font dire, au Palais, que maître un tel a du génie comme Lysias -ou Berryer. Pendant dix minutes, au moins, il chantait les gloires du -3%, et rassurait les rentiers en leur dénonçant comme impossible le -vote de l’impôt sur le revenu. Sans doute, chacun d’eux regrettait-il -qu’il ne fût plus célibataire, eux qui avaient des filles à marier! -Aux officiers, maintenant. Celui-là, le petit gros, aux pommettes -fibrillées, comme par une potée de vers de vase sous-jacents, avait été -en Crimée, sans nul doute: son âge en témoignait. Il réquisitionnait -donc tout son lyrisme, afin d’évoquer le Mamelon vert, pour, ensuite, -se rappeler à propos la concision de César..... Le 8 septembre, au -matin, le maréchal Pélissier donna l’ordre au 63^e de ligne et au 2^e -zouaves d’avancer jusqu’au ravin de la Séméneskoïa..... Le vieux à -rosette n’en revenait pas; il crispait au bord de son banc une main -épaisse et rougeaude; de l’autre, il s’arrachait le poil des oreilles -pour mieux entendre, et il pleurait à grosses larmes. Quelquefois, il -interrompait: - -—Il était sept heures, exactement, lorsque l’ordre nous parvint, -Monsieur l’avocat... Son voisin, à monocle, aux moustaches en forme -d’arbalète, était un cavalier, sûrement; cela se voyait à sa jaquette -bien coupée, à la raie médiane de la nuque, à la niaiserie figée et -prétentieuse de la face et aux _leggings_ avec lesquelles il était -venu. Il avait dû faire 70. En avant le Plateau d’Illy... le calvaire -de Floïng... les chevaux barbes des régiments d’Afrique... Il n’est pas -une charge. Messieurs, non pas une, pas même celle des quatre-vingts -escadrons de Murat, à Eylau, qui aille plus avant dans l’épopée... -Ah les braves gens! les braves gens! comme s’exclamait l’empereur -d’Allemagne, lui-même... Touché, l’ex-officier saluait discrètement -de la tête. Et c’était le tour de l’architecte. S’il diagnostiquait -un petit manieur de tire-ligne, vite, il exaltait l’aménagement, le -confort moderne des clapiers à bourgeois, qui permettent aux plus -humbles de participer aux bienfaits de l’hygiène; s’il conjecturait, -au contraire, un brasseur de plans gigantesques, il faisait l’apologie -de l’art contemporain qui déposa, dans Paris, tant de monuments d’une -difformité sans seconde et d’une hideur prépondérante. Quelquefois, -pour être sûr de ne pas se tromper, il alternait les deux cantiques. -En dernier lieu, il s’agrippait au bookmaker. A celui-là, il chantait -l’amélioration du pur sang qui permit de rénover notre cavalerie; -il disait les gloires hippiques et la splendeur des Grands-Prix. Et -l’homme au complet quadrillé, _racé_ tel un garçon de lavoir mais bagué -tel Héliogabale, qui, pour la première fois, dégustait le panégyrique -de sa profession, se sentait attendri comme le jour où, en plein Derby -de Chantilly, sa maîtresse avait _levé_ le duc d’Orléans venu en France -avec un sauf-conduit du ministère opportuniste—ce qui avait amorcé -sa fortune. Il était forcé de réfréner sa subite tendresse et les -premiers témoignages de sa gratitude, pour ne pas lui crier: Jouez -_Montézuma_ à 12 contre un, dans l’Omnium; c’est couru! Et l’avocat -continuait, continuait; maintenant, il en était à la péroraison... -Les faits de la cause il ne les avait évoqués que pour mémoire; il ne -s’en était servi que pour opérer la suture entre les diverses phases -de son discours. Qu’importait au Jury? Celui-ci n’avait-il pas une -dette de reconnaissance à acquitter envers lui. Contrister un homme -aussi aimable, était-ce possible? Et les «Non» itératifs et spontanés -répondaient à tous les chefs d’accusation. Maître Pompidor, d’ailleurs, -n’avait qu’une seule fois raté l’acquittement—par manque d’audace, ce -qui ne lui arriverait plus désormais. Ayant appris, un jour, à n’en -pas douter, qu’un juré avait des mœurs antiphysiques, il n’avait pas -osé, dans sa plaidoirie, faire un éloge discret de la pédérastie. Et -son client avait été condamné à une voix de majorité, la voix du juré -sodomite! - -A deux ou trois reprises, en des audiences antérieures, un même -Président s’était efforcé, il est vrai, d’intervenir, mais il avait été -rabroué d’un tel: - -—On porte _atttintte_ aux droits sacrés de la défense! qu’il se l’était -tenu pour dit, cet homme, et qu’il avait préféré se traduire, ce qui -était plus conjouissant, deux ou trois vers scabreux de V. Martial, -qu’il admirait fort, et qui l’aidait à endurer les longues journées -d’assises. - -Avec un pareil avocat, si on pouvait y mettre le prix—10.000 au bas -mot—il était sans danger, comme on le voit, de trucider ses créanciers -ou d’égorgiller le voisin. L’assassinat, pour les gens riches, Maître -Pompidor ne plaidant pas pour le Pecus, devenait un sport bien moins -périlleux que l’automobile et beaucoup plus récréatif—à la condition -d’être doué, naturellement. - -Donc, ce procès allait une fois de plus aboutir à un triomphe -personnel, il en était sûr, car, avec l’inspiration du génie, ne -venait-il pas de répliquer au Ministère public en citant un des mots -d’esprit du Président du Jury lui-même, qui était vaudevilliste à la -ville! - - * * * * * - -—Accusé n’avez-vous rien à ajouter pour votre défense? - -L’homme déféré à la vindicte des lois, qui n’était autre que M. Éliphas -de Béothus, l’ancien commensal de madame Truphot, s’était levé. Il -était toujours maigre et très grand, osseux et glabre. Ses yeux, d’un -noir inquiétant, semblables à deux grains de raisin muscat sur lesquels -on aurait marché, brasillaient, comme au soir du dîner, derrière des -paupières bordées d’andrinople; et de ces orbites un peu plus ravagées -encore par le vice, la scrofule congénitale ou les insomnies du -talent—est-ce qu’on sait jamais?—ardait un tel feu intérieur que l’on -comprenait fort bien que nul poil, nul capillaire, n’eussent consenti -à végéter sur un habitat aussi torride. Le nez descendait acéré, -froid et long comme une lame de scalpel, sur une bouche chantournée -et grimaçante, toujours en forme de balafre de yatagan. Mais, malgré -la laideur agressive de cette figure, malgré les traits en conflit -dans toutes leurs lignes, un rayonnement indéfinissable venait, par -instants, magnifier ce visage où la Nature avait affirmé tout le brio -de son dolosif savoir-faire. Un pantalon impeccable, un gilet de soie, -signés par un tailleur inspiré, ainsi qu’une redingote qui eût pu, -tout comme pour Monsieur Deschanel, pousser son propriétaire à la -présidence d’une de nos assemblées délibérantes, venaient, d’ailleurs, -corriger ce que l’allure générale pouvait avoir d’insolite. Le corps -penché au-dessus de son banc, l’index et le pouce rapprochés comme -s’ils réduisaient une puce à l’impuissance, il parla, dans l’attitude -appropriée à toute démonstration rigoureuse. - -—Je pourrais, dit-il, profitant du droit que la loi m’accorde, parler -aussi longtemps que je le jugerais utile à ma défense. Je pourrais -discourir deux, trois, cinq jours entiers, ou même quatre semaines -durant; je pourrais employer tous les modes de langage connus, -m’exprimer en alexandrins, en vers libres ou en prose rythmée, usager -les dernières formules littéraires que Monsieur Hanotaux vient de -léguer à l’art contemporain, ou me servir du patois dosimétré de -Monsieur Rostand, que vous n’auriez point à protester... - -Je pourrais même, si tel était mon vouloir, réquisitionner la grâce -attique de Monsieur Brunetière, ou les inexorables déductions de -Monsieur de Voguë et, comme vous le supposez, il me serait facile, -à l’aide de ces moyens et de ces genres divers, d’anéantir votre -entendement. L’exercice de la parole, pour un accusé qui défère à -l’invite du Président, étant sans limites, sous peine de cassation, -rien ne me serait plus aisé que de vous annihiler sans rémission. Après -avoir glosé à l’égal des maîtres que je viens de citer, je n’aurais -plus à vous redouter, puisque vous seriez hors d’état de prononcer -sur quoi que ce fût, et que vous auriez, en peu d’heures, restitué au -néant l’illusoire apparence humaine à laquelle vous vous accrochez avec -tant d’âpreté. Je n’en ferai rien, cependant, car depuis que je suis -prisonnier, depuis que je suis un assassin nettement qualifié, j’ai -horreur de l’artifice, de l’oblique et de la cautèle. Et deux heures de -discours me suffiront. Jadis, lorsque j’étais encore un honnête homme, -je mentais à tous propos et à tous venants, et je me servais des moyens -sanctionnés par la loi pour duper mon congénère en toute occasion -profitable. Comment donc répudier à jamais mon ancienne et exécrable -qualité «d’honnête homme» et entrer ainsi dans le plein d’une condition -de criminel, si ce n’est en répudiant le mensonge qui est la nécessité -constante, en même temps que le plus délicat plaisir de l’honorable -citoyen? J’ai l’orgueil de ma situation, et je rends grâce au destin de -me l’avoir impartie, depuis que ce truisme a pénétré mon intelligence: -à savoir que, dans une Société bien organisée, les entreprises des -assassins sont moins à redouter, pour la plupart de ses membres, que -les entreprises des honnêtes gens... - -Des experts légaux ou cités par la défense sont venus il n’y a pas une -demi-heure déposer à cette barre. Ils vous ont exposé componctueusement -tous les genres de folie ayant cours. Les uns, qui ont pris la -chose de très loin, m’ont rangé tout d’abord dans la catégorie des -dolichocéphales, d’autres dans celle des sous-brachicéphales. Trois -d’entre eux, pour appuyer leur démonstration, ont sollicité de Monsieur -le Président la permission de me palper la tête. Un petit, très vieux, -avantagé de la rosette de Commandeur, s’est écrié, vous l’avez entendu: - -—Si je pouvais, d’après la méthode de Broca, emplir le crâne de -l’accusé de grenaille de plomb—sans qu’il soit besoin d’examiner le -cerveau, tant le cas est simple—je ferais la preuve, sans contestation -possible, que nous nous trouvons en présence d’un cas manifeste -d’_hémophilie_. - -—Et moi, répliquait son contradicteur, un grand maigre avec une tache -lie de vin sur l’œil gauche, et moi, s’il m’était donné de mesurer -sa capacité cranienne à l’aide de sable, contrairement au procédé de -Broca, j’établirais indiscutablement qu’il y a là les manifestations -péremptoires de l’hystérie _biophobique_. Une nodosité de la boîte -osseuse a rétréci sans nul doute la cavité cervicale et déterminé le -repli d’une muqueuse avec adhérence certaine... - -Comme le conflit tournait à l’état aigu, Monsieur le Président a dû -intervenir pour les empêcher de se pugiler à l’audience, alors qu’à -bout d’arguments, après s’être jeté à la tête l’École de Nancy, le -professeur Toulouse et le docteur Lombroso, ils allaient en venir aux -mains. Et bien! tous étaient imbéciles, ou mentaient impudemment. -Je ne suis pas atteint de vésanie, d’aliénation mentale, comme ils -l’ont affirmé, et point n’était besoin de tant de détours ni d’un -pareil abus de vocables tirés du grec. Ils n’avaient qu’à énoncer -cette évidence, sans controverse possible, ils n’avaient qu’à formuler -ceci: la cervelle des gens de ma caste, le crâne des bourgeois, et par -conséquent le mien, élabore à l’ordinaire, grâce à une éducation et à -un entraînement appropriés, plus de caca que l’intestin. Le cerveau des -bourgeois étant indéniablement une tinette, qu’a-t-on besoin d’ajouter -après cela? Ainsi, j’étais expertisé du coup. Mais vous pensez que je -suis occupé à vérifier l’opinion émise sur moi, à faire la preuve que -je suis fou. Non, seulement, je vous le répète, délié de tous les liens -civilisés, j’ai maintenant horreur du mensonge et de la sottise. Or, -tout le monde a menti devant vous: les témoins dont l’intelligence -et la lucidité ne vont pas jusqu’à se remémorer exactement ce qu’ils -ont vu, et le Ministère public qui prête à nos actes des mobiles -qu’il sait parfaitement erronés. Celui-ci ment par métier, et gagne à -cela autant d’honneur que de profit: ce qui le fait jalouser par mon -avocat qui vient de flagorner les jurés, lui, qui a vanté leur bêtise, -leur ignorance, leurs turpidités, et qui allait me faire acquitter, -l’animal, si je n’étais intervenu à temps, moi, qui ne saurais endurer, -depuis que je ne suis plus un homme respecté, qu’on jette les baves et -les mucus du mensonge, les purulents crachats de l’hypocrisie sociale, -au visage de la grelottante, nitide et virginale Vérité! - -L’acte d’accusation me reproche d’avoir, en moins de deux ans, commis -cinq assassinats, successivement sur la personne des sieurs Auguste -Moulubas, dit «l’Albinos du Sébasto», Félix Mitou, dit «la Punaise -des Abattoirs», Ernest Loupi, dit «le Deschanel de Ménilmonte», -Emile Leviandé, dit «le Costo de Javel» et Son Excellence Marie -Serge Demétrius de Soukanarine, prince de Tépéïoff, lieutenant aux -Chevaliers-gardes de S. M. l’Empereur de Russie. - -Pourquoi un homme comme moi, inscrit au Tout-Paris, membre de deux -grands cercles, et possesseur par surcroît de trois cent mille livres -de rente, a-t-il assassiné cinq personnes, dont quatre étaient des -souteneurs avérés? Voilà ce qu’il serait peut-être intéressant de -déduire, car j’imagine que vos intelligences, Messieurs de la cour -et Messieurs du public, ont, depuis longtemps, fait justice de la -divagation des scientistes qui m’arbitrent fou à lier et que votre -droiture naturelle s’est révoltée, d’autre part, devant la manœuvre -géniale mais artificieuse de mon avocat. - -S’il faut en croire l’état civil que m’assigne l’accusation—état civil -faux peut-être—je suis issu de la conjonction cutanée d’un couple de -bonnetiers enrichis, et je vins au monde dans le Faubourg Saint-Denis, -en la maison même qu’illustra pour jamais la naissance de M. Félix -Faure. Toujours d’après l’accusation, je vécus ma jeunesse parmi le -pilou, les cotonnades, la rouennerie et les mouchoirs de Cholet, à -l’exemple de Sully-Prudhomme. Comment suis-je donc parvenu à ce mode -cérébral si compliqué, auquel la science, tout à l’heure, n’a rien -compris? Oui, comment, engendré par des gens aussi simples, dont la -cogitation et la volition étaient pour le moins problématiques ou -comparables seulement à celles des arapèdes et des vieux parapluies, -comment suis-je devenu, moi, au point de vue mental—je m’autorise à -le dire—une sorte d’objet d’art, quelque chose comme un de ces vases -murrhins, œuvres des Parthes et de la Carménie, une de ces coupes -que Corinthe fabriquait jadis, et qui mariaient à la transparence -adamantine du cristal les lueurs fugaces, métalliques et capricieuses -des plus subtils émaux? Oui, comment suis-je devenu cela, moi, alors -qu’eux, mes auteurs, restaient la poterie fruste, l’argile grossière -façonnée maladroitement par une Société abêtie? Voilà ce que je ne -m’explique pas. Quelque inconnu aura, sans doute, au lieu et place -de mon père, jeté dans mes veines un sang moins plébéien, un sang -distillé et décanté vingt fois par les alliages les plus généreux, ou -bien encore sublimé par le feu divin du génie... Mais... je vois aux -mouvements de l’assistance et des jurés, qu’une lourde réprobation, -de ces paroles, doit être la récompense... Qu’ai-je dit Messieurs?... -Ah! c’est vrai! j’ai jeté le soupçon sur ma mère, ma mère qui n’était -peut-être pas la conjointe d’un bonnetier. Pourquoi de tels sursauts -indignés? Ne vous avais-je pas averti tout à l’heure que je n’adorais -plus qu’une chose, que je n’avais plus qu’une idole: la Vérité. En -parlant ainsi, sans aucun souci de la déférence filiale, j’ai sans -doute, à vos yeux, perdu le droit de me réclamer encore du ton de la -bonne compagnie. Mais laissez-moi vous dire que les gens bien élevés, -le parfait crétin ou l’académicien reluisant, ce qui est la même chose, -qui sacrifient avec ténacité aux belles manières, à la mode, aux -bienséances, non moins qu’aux opinions reçues, sont animés d’un tel -besoin de sacrifice qu’ils paraissent, aux convenances, avoir sacrifié -jusqu’à leurs vésicules séminaux. Or, moi, j’entends déambuler à mon -aise dans l’idéologie des gens qui ne sont pas émasculés. Traitez-moi -de cynique, de fils dénaturé, d’impudent ou d’amoral, cela m’indiffère, -puisque le premier qui parla d’immoralité fut sans doute un impuissant -ou un pédéraste s’efforçant de donner le change; tout comme le premier -qui inventa la Loi, et assura ainsi la sauvegarde des canailles à -venir, fut à n’en pas douter, un scélérat condamné par l’opinion -pour un méfait notoire et qui s’efforça désormais d’avoir raison -devant tous par un subterfuge inattendu. Ceci, nettement déduit—et -il est bien malheureux que de telles évidences vous viennent d’un -assassin—pourquoi me priverais-je d’émettre à propos de ma mère une -hypothèse vraisemblable? Que me font vos billevesées sociales et le -respect préconçu des ascendants immédiats? Ma mère m’a jeté de force -dans une aventure qui s’appelle la vie, dans une effroyable aventure -dont je ne puis sortir que par la mort. Elle ne s’est point préoccupée -de savoir si ma mentalité, mon caractère et mes aspirations, qui ne -devaient surgir que plus tard, s’adapteraient à la vie. Elle m’a -conçu par plaisir et mis au monde par nécessité. Elle m’a précipité -de force moi, _pauvre ovule sans défense_, dans un monde auquel, -peut-être, je n’aurais pas souscrit. Pourquoi voulez-vous que je lui -décerne le respect et l’amour, tout de suite, _à priori_, sans jamais -réfléchir sur un pareil forfait. NI PROCRÉER NI DÉTRUIRE, c’est la -loi de la civilisation supérieure dont je n’ai pu, hélas! réaliser -que la première partie. Elle a obéi à la Nature, direz-vous, triste -explication! Elle m’a donné le jour, pourriez-vous ajouter encore, -mais c’est justement ce que je lui reproche. _Abstiens-toi_, a dit -le philosophe athénien. Esclave imbécile d’un instinct scélérat, que -n’a-t-elle pu connaître et goûter la divine sagesse, en cette parole -incluse! - -Vous le voyez, il faut en prendre votre parti; je suis de ceux dont -parle le Dante, «qui blasphèment Dieu et leurs parents, la race -humaine, le lieu, le temps où ils naquirent et la semence de laquelle -ils sont issus.» - -Messieurs, je continue... A la fin de ce discours, mais seulement à -la fin, je dévoilerai ma personnalité réelle; jusque-là je veux bien -consentir au _curriculum_ que l’avocat de la République m’a imparti, -réservant pour plus tard les aveux définitifs sur l’être énigmatique -que je suis. Vous pourrez alors toucher du doigt l’inanité de vos -instructions judiciaires et le ridicule de vos débats d’assises. -L’ordinaire cortège des témoins, préalablement travaillés par les -agences Tricoche et Cacolet à 50 francs le faux témoignage, l’éloquence -glaireuse du Ministère public, les lieux communs en décomposition -des grands avocats, sont, à n’en pas douter, pour que la femelle du -gorille s’applaudisse de n’avoir pas, avec son espèce animale, versé -dans la Parole, et partant dans l’idée de Justice, quand la chute qui -la précipita du haut d’un cocotier et la peur qu’elle en ressentit lui -firent faire cette fausse couche qui, depuis cette minute mémorable, -s’appelle l’Homme. - -Mais, pour en revenir à ma cause personnelle, et s’il faut en croire -le porte-vindicte de la Société, je me montrai jusqu’à la mort de -mes parents un fils parfait, une géniture en tous points profitable, -un embryon dont la fécondation n’était vraiment point à regretter. -Toujours d’après lui, dès que je fus mon maître, je négociai avec la -Nonciature l’acquisition d’un titre à particule, et je disparus. - -La Société perd ma trace pendant dix années et ne me retrouve que -depuis exactement vingt-deux mois. Qu’ai-je fait pendant ces deux -lustres? Quels sont les travaux glorieux, les hauts faits ou la plate -et bourgeoise existence dont je puisse me réclamer afin de dissiper -ce qu’il y a de mystérieux dans ma carrière? Vous dirai-je qu’à peine -lancé dans la vie, parmi mes congénères, je me trouvai bientôt, -comme tout être intelligent doit s’y attendre, dans la posture d’un -nageur qui traverse un bras de mer peuplé de requins. Cela vous est -indifférent, n’est-ce pas? et vous préféreriez sans doute que je -descendisse des nébulosités du général aux précisions du particulier? -Mais ce que j’ai fait vous ne le saurez point, car vos mentalités -respectives seraient incapables d’en savourer la sublime grandeur. -Qu’il vous suffise d’apprendre que les deux conceptions, les deux -œuvres magnanimes auxquelles j’avais voué ma pensée et ma fortune -durent être abandonnées, l’une après l’autre, et que de surprenantes -phases morales, à partir de cet instant, commencèrent pour moi. - -Dès que je fus vaincu, dès que j’eus roulé à terre, l’âme saignante, -pantelante et tronçonnée, l’Hydre de Bêtise qui, telle Echidna, le -monstre à cent têtes, trône assise sur le monde, et dont tous les -humains lèchent le périnée avec ferveur, poussa vers moi une de ses -tentacules, m’aggrippa et m’attira sur son sein.—Vis comme les autres -hommes, me souffla-t-elle; emploie le formulaire tout préparé qui leur -sert de conversation; donne des poignées de main aux scélérats; fais ta -cour aux crapules respectées; sois neutre, atone et sans originalité; -garde-toi de la sincérité comme du typhus; dépense ton argent à goûter -à tous les cacas dispendieux et à tous les pipis réputés, connus dans -les grands restaurants sous le nom de boissons ou de nourritures; -va-t’en dans les cercles ajouter des chapitres infinis au sottisier -en honneur dans les salons; que la famine du Pauvre et la douleur des -suppliciés te soient source d’appétit et de réconfort; en surplus, -chemine de ton mieux dans les pertuis et les orifices de la Femme, car -par dessus tout, tu entends, _il faut faire l’amour_. - -Que répondre à cela? Jusque-là, les seuls débats de l’esprit m’avaient -attiré, et j’ignorai tout ce qui compose le bonheur selon la définition -acceptée. A cette énumération savante des délices civilisées, un ressac -intérieur bouscula tous mes organes; des salives voluptueuses et plus -déferlantes que l’embrun d’équinoxe emplirent ma gorge, roulèrent en -tumulte dans ma poitrine, parurent même refluer jusqu’à mon cerveau, -habité déjà par la horde furieuse de toutes les concupiscences. Ah! -oui, _vivre, vivre, vivre_! comme dit l’École naturiste; je hurlai -ce verbe sur tous les tons, en un besoin, un désir farouche, des -pamoisons qu’on venait de me citer... je répétai ce mot VIVRE, dans -un _crescendo_ furibond, en modulant ses deux syllabes avec tous les -_dièzes_ de volonté que j’avais à ma disposition. - -Les entreprises par lesquelles je résolus de débuter, furent l’amour -et le sport, entreprises qui permettent immédiatement à un homme de -ma condition de s’imposer au respect et à l’envie de ses semblables. -Hélas! Hélas! pourquoi la Nature m’avait-elle conditionné pareillement? -Une rancœur morale, une détresse physique, une panique d’âme et de -nerfs, survenaient toujours à l’issue du moindre de mes comportements -amoureux. Je n’évoque pas ici, Messieurs, les trahisons de mes -maîtresses, trahisons qui, pour un être de complexion raffinée, sont le -véritable et même le seul charme d’aimer. La trahison, en effet, remue -profondément la bile, active toutes les sécrétions peccantes, précipite -l’amant, désireux de se réhabiliter devant soi-même, à la recherche -d’autres femmes qui découvriront enfin toutes ses qualités méconnues -par les précédentes; elle l’empêche de se vautrer dans la bauge de -l’habitude, le restitue à sa norme immuable de sottise et de méchanceté -et, selon le vœu de l’Espèce, l’actionne vers des croupes subséquentes -qui remplaceront ou feront oublier l’arrière-train coupable. - -Hargne et ironie du sort! quand j’avais goûté à ce que l’humanité -proclame être la plus grande des voluptés, une pestilence d’asphyxie, -un remugle de puisard, accouraient pour emplir mon esprit et ma chair à -ce seul souvenir et me faire grelotter de dégoût et d’effroi pendant -d’interminables semaines. Qu’était-ce donc? Peut-être n’y avait-il -là que morbidité passagère ou manque d’entraînement. Je m’acharnai, -j’inventai des dialectiques à mon usage, ce fut en vain. Toujours, en -me traînant par les cheveux, pour ainsi dire, je me ramenai chez la -courtisane, la pallaque ou la femme du monde, comme un malheureux, -après avoir fui, se traîne à force de volonté devant le davier du -dentiste. Toujours, toujours, je revenais de la chose avec le même -goût indélébile de fange ou d’assa fetida dans la bouche. Les deux -sexes de l’humanité, sans compter les sexes adventices, qui passent -la majeure partie de leur existence à se flairer réciproquement, qui -se fourbissent l’épiderme de la caresse de leurs paumes, comme on -fourbit du ruolz avec une peau de daim, qui échangent la fadeur de -leurs haleines, les relents hypocrites de leur larynx et accolent -leurs babines, cependant que les moustaches se promènent sur les -faciès adverses au milieu des petits hi! hi! de plaisir et du roulis -des sclérotiques renversées, tout cela, y compris la confondante -imbécillité du langage d’amour, l’inénarrable ridicule des «aveux», la -puante scurrilité de l’accouplement, qui fait soubresauter les deux -bipèdes en travail à l’instar d’hamadryas qu’on empalerait vivants, -tout cela s’exhibait à mes yeux comme d’un grotesque à déconcerter -l’esprit de Monsieur Leygues, lui-même. - -Effroi! Soudain, à l’issue d’un de ces désarrois, une question terrible -se posa pour moi. Avais-je sans le savoir des goûts contre nature? - -Affolé, terrifié, anéanti à cette pensée, je vécus des jours sans -nom, et, un soir, avec la belle franchise et la décision spontanée -qui composent le fond, l’idiosyncrasie de mon individu, je résolus -d’élucider le point délicat. J’accolai des cinèdes fameux, des -bardaches _cupidonés_, je perforai des gitons dont eussent rêvé -les Valois, les papes de la Renaissance et quelques-uns de nos -plus brillants chroniqueurs. Je devins un habitué de «_l’arbre -d’amour_», dans notre promenade élyséenne; je hantai quelques-unes des -«_Théières_», c’est-à-dire des vespasiennes les mieux achalandées de -nos boulevards. Et il m’arriva de dévorer un homme dans son centre, -comme dit Catulle. Ah! ce fut pis encore! du guano empouacra ma gorge, -des geysers de purin giclèrent dans mon âme... Alors seulement, je -connus que seul d’entre tous les hommes, peut-être, je n’avais pas été -embrigadé parmi les serfs du désir, parmi les leudes de l’amour normal -ou antiphysique. Mais que faire, que faire sur cette planète, si l’on -répugne à chevaucher d’autres êtres avantagés d’un pubis ou porteurs de -génitoires? Ce fut atroce, Messieurs, d’autant plus atroce que le vide -et le néant du Monde m’apparurent dans leur entier, et que le sport, -du même coup, en vint à me dégoûter. Monter en steeple; au pesage de -Longchamps, huer M. Combes, le seul Républicain qu’on ait vu au pouvoir -depuis la Convention; être un des premiers maillets du golf ou du -polo; faire du 130 à l’heure en palier; ouïr Monsieur Edmond Blanc; -fréquenter Monsieur de Dion; frôler Madame du Gast, s’avéra stupide non -moins que déshonorant pour un homme de ma mentalité. - -J’aurais pu, étant données ma nature sensitive et ma remarquable -compréhension capable de tarauder l’inconnu et le mystère le plus -rebelle, j’aurais pu, me direz-vous, m’orienter vers les arts. Mais -quoi? Faire de la littérature? Traiter, par le julep gommeux du -roman à 3 cinquante, le catarrhe esthétique des personnes qui ont -la déplorable habitude de s’intéresser, à travers 400 pages, aux -comportements d’autrui? Assembler des vocables, perpétrer des phrases, -distiller et passer vingt fois à l’alambic la saveur des épithètes, à -quoi cela sert-il? Créer des types, modeler à nouveau des Werther, des -René, des Rastignac, des Rubempré, sur lesquels, immédiatement, des -imbéciles, à défaut d’originalité propre, seraient venus se modeler -avant que le néant ne se fût refermé sur eux, comme l’eau du fleuve se -referme sur l’ablette qui vient de gober une mouche, à quoi bon? - -Et puis ayez un style sage et poli, soyez juste milieu, tout à fait -réservé dans vos adjectifs, et même castré un peu; pour toute couleur, -passez votre prose à la mine de plomb, alors vous serez un écrivain. -Mais ne vous hasardez jamais à faire éclater le creuset de la phrase -sous les flammes généreuses de l’indignation ou de l’enthousiasme: -votre genre ne serait pas recevable disent les pontifes. Cela n’a pas -grande importance, du reste, car l’écriture, le style, l’imagination, -le talent, ont-ils servi à autre chose qu’à formuler de nouveaux modes -de mentir ou de se leurrer soi-même? L’homme est animé d’un étrange -besoin, qui suffirait à lui seul à faire éclater l’infériorité de son -espèce animale: celui d’élaborer des fables, pauvrement imaginées -pour la plupart, et d’en bercer sa douleur. Est-ce que c’est le fait -de l’intelligence de croire à des contes, si brillants soient-ils, -et de remplacer les mythes, au fur et à mesure de leur putréfaction, -par d’autres mythes? Depuis les histoires de corps de garde et les -pugilats de soudards grandiloquents qu’a formulés Homère, jusqu’aux -affabulations carnavalesques du père Hugo, l’être humain en est -resté à la mentalité des enfançons: il faut toujours qu’une nourrice -lui murmure à l’oreille quelque chanson niaise pour le calmer ou -l’endormir. Voyons, je vous le demande un peu, quel poème de vérité, -quel roman aux mille phases, quelle tragédie suant l’horreur et -l’effroi, approcheront jamais de cette constatation à la portée du -premier venu: à savoir que la Nature est la Gouine scélérate qui a -volontairement créé le mal, qui a fait l’homme mauvais, qui a décrété -que toutes les espèces s’entredévoreraient, afin de jouir sadiquement -de la Douleur emplissant l’univers, dans le besoin où elle était -d’assurer la pérennité du crime, et qu’à cela, il n’y a rien à faire.... - -Or cette constatation suffit à tout; après elle, la littérature -s’exhibe ridicule et infatuée de sa propre impuissance à rien changer -de l’état de choses. _Tout est inutile, puisqu’on ne réduira jamais la -malfaisance de la Nature_, voilà la seule chose digne d’être écrite. -Ceci dit, il convient de se taire. Hormis cela, le reste n’est plus que -proses à l’adresse des crétins, qui veulent à toute force qu’on leur -ourdisse des histoires d’amour, qu’on les intéresse, qu’on leur tire -des pleurs, avec les aventures douloureuses de leur prochain, quand -ce même prochain, venant à périr de famine sous leurs fenêtres, ne -leur tire pas une larme, parce que les péripéties n’ont pas passé par -l’imprimerie. Car, vous l’avez tous constaté, la Douleur, la Misère, -dans la rue, n’excitent la compassion de personne. Dans un livre elles -font pleurer tout le monde. - -Si je me sentais peu enclin aux Belles-Lettres, il restait la peinture -et la musique, pourrez-vous répondre, dans l’intention visible de -m’embarrasser. Or, je n’éprouve aucune gêne à confesser maintenant -que la peinture et la musique—sur lesquelles je me suis tout d’abord -illusionné—sont bien les derniers travers dans lesquels un homme puisse -verser. Qu’est-ce que c’est que la peinture? La représentation d’une -chose, d’un décor, d’un homme, à un moment donné de son époque, de sa -vie, et une fois pour toutes. La peinture, vous en convenez, ne peut -reproduire qu’un aspect momentané, qui désormais ne variera plus. Mais -n’est-ce pas la négation même de la Vie, que de nous offrir cette -vision figée, stéréotypée, immuable, que rien ne saurait plus modifier -sans attenter à l’œuvre d’art, alors que la condition de la vie est de -se modifier sans cesse et d’être non pas _une immobile_, mais _diverse_ -et _mouvante_? Quel ridicule effort vers l’insaisissable, la peinture -a-t-elle donc tenté? _L’humanité n’est pas encore sortie des limbes de -la civilisation_; nous sommes en pleine barbarie, voilà pourquoi il y -a encore des tableaux, dont la juste destinée—qui nous venge bien—est -d’être vantés par Péladan, d’embellir l’intérieur de tous les snobs, de -tous les Chauchard ou autres ploutocrates acéphales de cette planète -justement diffamée. - -Quant à la musique, ce n’est qu’une chatouille à tous les endroits -obscènes de notre individu, une _titillation sur le prépuce -sentimental_. Elle ne s’adresse qu’à la fibre, jamais à la Raison, ne -déchaîne que des sensations, et fait ainsi lever dans la chair tout -ce que la Nature y a entreposé d’abject ou de ridicule. Prenez, en -effet, Messieurs, les animaux les plus vils de la création, la vipère, -le crapaud, l’araignée, le scolopendre ou l’officier de cavalerie; -jouez-leur en partie un oratorio de Bach, ou une sonate de Beethoven, -vous allez les voir donner, sur l’heure, les signes les plus évidents -de la volupté; leurs écailles ou leurs pustules, vont immédiatement -s’épanouir, se dilater d’aise infinie, de plaisir exacerbé. Pour mieux -établir ma démonstration, j’ajouterai que si vous leur récitiez, dans -la minute qui suit, la _Prière sur l’Acropole_, de Renan, ou la _Mort -du loup_, de Vigny, la vipère, le crapaud, l’araignée, le scolopendre, -l’officier de cavalerie, se feront immédiatement disparaître avec -toute la vélocité dont ils sont capables. Le silence, d’ailleurs, aura -toujours plus de génie que les musiciens, n’est-ce pas? Voilà, je -suppose, qui est parler. - -Puisque je répugnais «aux ambitions du grand art», pour me servir -de votre langage, il m’eût été loisible,—pourrez-vous penser—de me -déterminer vers des virtuosités moindres. J’aurais pu, à votre sens, me -faire journaliste? Maintenir dans le même état d’hébétude la clientèle -d’un journal; vivre de maquerellat, de chantage ou de prostitution; -être loué à la journée ou au mois par les marchands de suppositoires -retirés des affaires qui détiennent les feuilles à grand tirage; -consentir pour _arriver_ à ce que mon sphincter serve d’encrier aux -pontifes de la Rubrique; me mettre en carte aux fonds secrets; échanger -sans résultat des balles à vingt-cinq pas ou des aménités à bout -portant avec M. Arthur Meyer, autant valait, tout de suite, faire les -lits de la Nonciature. - -Voyager alors? figurer parmi ce bétail éperdu que le snobisme et les -«Baedeker» incitent à la déambulation, de juin à septembre, et qui, de -wagon en paquebot, de la plage à la montagne, vient déferler en bêlant -devant les _beautés naturelles_ que le crétinisme contemporain, secondé -par les hôteliers et les imbéciles des journaux, a mises à la mode. Un -kodak brinqueballant dans le dos, afin de bien affirmer qu’on a été -délesté de toute intelligence, affronter la vague estivale, la mer, -cette grande proxénète, cette grande entremetteuse des adultères de -la classe moyenne. A Trouville, dans la saison, pendant que l’employé -du Casino, armé d’une gigantesque écumoire, écrême les flots crétés -de pellicules par le bain des touristes, comprendre enfin les colères -de l’Océan, ses furies vengeresses des mois sombres, quand, plein -d’une rage légitime, il se lance à l’assaut des falaises, semblant -ainsi vouloir dévorer la terre pour la punir d’avoir déversé sur lui, -à travers seize semaines, les boniments des snobs, les propos des -bourgeois et la stupidité des paroles d’amour. Vous me direz que devant -la mer il y a le soleil qui, telle une hostie sanglante, est avalé par -l’horizon céruléen. Moi, quand le soleil se couche, je pense à tous les -crimes, à tous les forfaits, à toutes les hideurs, que sa lumière a -permises encore ce jour-là. Et je le hais, je l’exècre, je l’abomine; -et pour ne pas être le «voyageur» qui salue sa beauté maléfique, je -préférerais être prisonnier des ténèbres les plus visqueuses, des -ténèbres d’Église; je préférerais passer ma vie à remplir, avec zèle -et les yeux crevés, la charge la plus horrible, l’office de Grand -Masturbateur du Vatican, par exemple! - - Mais vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes, - Toute lune est atroce et tout soleil amer. - -Pourquoi, si tout te dégoûtait, ne t’es-tu pas révélé orateur ou bien -encore sociologue? Je vous attendais là. L’Occident est ravagé par -deux maux: la syphilis et la manie de l’éloquence. Le tribun qui, -sur le _plateau_, désoblige la sérénité des couches d’air ambiantes, -donne l’essor à ses prosopopées, met en valeur chacune de ses tirades, -et fait un sort à tous ses mots, est un individu qui n’a jamais -pris conscience du grotesque. De plus, c’est un cabotin-né. Comment -sans cela pourrait-il consentir à se démener, afin d’embellir sa -marchandise par sa propre gesticulation? Et comment quelque jour, ne -s’enfuit-il pas en se frappant la poitrine pour s’en aller décéder de -remords, dans un coin ignoré, au souvenir des stupidités qui lui ont -forcément échappé? Affamé de célébrité, avide de gloire, l’orateur -consent à tout, aux plus immondes attouchements, afin de se concilier -la Foule et il n’hésite jamais à lubrifier le coccyx du Public de sa -langue opiniâtre. Non, voyez-vous, _tout homme qui besogne sur des -tréteaux est un prostitué_. Pour ce qui est de la sociologie en quoi -Monsieur Drumont et Monsieur Jaurès brillent, d’un éclat pareil, tout -ce qu’elle peut enfanter se manifeste imbécile suprêmement; et les -systèmes des Réacteurs comme ceux des Révolutionnaires se rejoignent -avec ensemble au même confluent de puérilité. Chaque fois qu’il vous -sera donné d’entendre un des fantoches de la partie vous parler de -Société harmonique, vous affirmer qu’il est en possession de supprimer -la misère, le mal et la douleur, vous n’avez qu’à engager avec lui ce -petit dialogue: - -—As-tu le moyen de décrocher, d’éteindre le soleil, ou d’empêcher les -hommes de se reproduire? - -—Non. - -—Eh bien! alors tais-toi, car ce sont les seuls expédients pratiques -pour abolir ce dont tu parles. - -Mais il restait, vous y avez tous songé, la carrière politique. -M’instaurer candidat nationaliste et sauver la Patrie, là était le -salut, n’est-ce pas, Messieurs les patriotes du Jury? Non, cela -n’était pas possible. Mon comité m’aurait enjoint, toute affaire -cessante, de railler les Bretagnes, d’accourir à la rescousse des -croyants coprophiles qui, là-bas, remplacent les roses, les lys et les -myrtes de l’autel par la fiente des dépotoirs. Passer des journées -entières, assis sur le chaperon d’un mur, à embrener les commissaires -du Gouvernement et prouver ma qualité de bon Français par un brio de -stercoraire, me parut être une attitude sans élégance. Un aiguillage, -un seul, me restait à tenter: devenir un dilettante, un raffiné; en un -mot, me muer en imbécile à l’égal des cérébraux. Désireux d’obtempérer -aux conseils dont je vous ai parlé tout à l’heure, anxieux de vivre -selon la norme de ma caste tout en restant un intellectuel, je m’y -essayai. Et, en toute habileté, je résolus de profiter des dernières -créations de la littérature, d’additionner froidement des Esseintes -à Monsieur de Phocas. Mes dispositions naturelles me servirent et -en moins de deux mois je possédai une âme et un logis appropriés. -Après avoir pâli sur Ruskin, j’eus des tableaux de primitifs, des -Quentin Metzys, des Memmling, des Franz Hals, des Pordenone que je -ne compris pas tout d’abord, qui me semblèrent hideux en fort peu de -temps, mais au pied desquels je récitai infatigablement les proses de -Monsieur Huysmans ou de Monsieur Jean Lorrain. J’achetai une copie de -la Joconde, plus belle que l’original à ce que m’affirma le copiste, -car, me dit cet homme, j’ai ajouté aux beautés de l’œuvre et j’ai -corrigé les défauts. Ah! cette Mona Lisa, ce sourire agaçant, ce -visage de loueuse de chaises du XVI^e siècle, ce paysage tourmenté, -ces Buttes-Chaumont épileptiques qui servent de fond à la toile, -comme cela m’a fait hurler après seulement quelques semaines, quand, -n’y tenant plus, je retournai Gioconda contre le mur! N’importe! Je -me consolai avec d’insolites tapisseries, des soies extraordinaires, -d’impossibles lampas, d’inouïs brocarts, des tabis, des orfrois -magiques, dignes de susciter les plus nobles écritures. J’acquis des -collections de pierres fabuleuses: des péridots, des opales, des rubis -gros comme des testicules et des sardoines gigantesques taillées en -forme de phallus. Je possédai des émaux, des cloisonnés, des gemmes -byzantines, des bijoux phéniciens, des pendiques, des torques, des -fibules syriaques, un cure-dents carthaginois en or jaune avec les -initiales de son propriétaire gravées en caractères puniques, un -incontestable suspensoir d’Alcibiade et même un bigoudi en byssus -ayant appartenu indiscutablement à la divine Salomé! Je brûlai des -essences précieuses, du nard et de la myrrhe conculqués pour moi à -Bagdad même. Bref, ma demeure, en peu de temps, ressembla à quelque -fabuleux et artistique lupanar d’invertis dont M. de Montesquiou et -d’Adelsward eussent été les tenanciers, ou bien encore à une chapelle -bien famée, pour millionnaires érotomanes. Et vous pensez si j’inventai -des déraisons, des détraquements! Un jour, sous le Pont-Neuf, je -stipendiai une cardeuse de matelas et je m’introduisis tout nu dans les -étoupes et le crin de son chevalet. Une heure durant, je me fis battre -à l’aide de ses longues baguettes, de ses verges d’osier, et, à chaque -coup, chaque fois qu’un sillon bleuâtres se dessinait sur ma chair, je -sentais la volupté violenter mon être, alors que mes doigts, crispés -par le plaisir, cardaient et grignaient la laine, comme auraient pu le -faire les crochets d’acier de la brave femme. Chez des brocanteurs, -je négociai l’acquisition d’un nombre respectable de vieux sous-bras -et, rentré chez moi, le soir, j’orchestrai, je symphonisai ces odeurs, -ayant dépassé en cela, de bien loin, le célèbre des Esseintes, si -ridicule, n’est-ce pas, Messieurs, avec son parfum de frangipane? Un -matin, comme je venais de lire la prose célèbre de Mallarmé, la prose -divine, en laquelle il conte la mort douloureuse d’une syllabe, je me -vêtis de noir, et j’allai moi-même, à la mairie, déclarer le décès de -la _Pénultième_. J’étais donc heureux, je vivais libre, affranchi du -sexe et, comme un admirable artiste, j’étais parvenu, d’autre part, à -l’ultime degré de la civilisation, au dernier stade de l’affinement -mental. - -Survint alors le cataclysme intérieur qui devait m’amener devant vous. - -Un après-midi, dans la _Villa des Muses_, nous discutions esthétique -avec le comte Robert—vous le connaissez tous—et il venait de sonner -son officieux ou plutôt son esclave noir, un merveilleux éphèbe, nommé -par lui Hiéroclès, qui, en l’œuvre de volupté, ne devait servir qu’une -fois, comme tout ce que touche le comte Robert. _Infibulé_, l’esclave -portait encore l’anneau d’argent destiné à défendre sa virginité ainsi -qu’il était d’usage dans la maison de quelques patriciens romains -soucieux des plus délicats plaisirs de la chair et de l’esprit. -Entièrement nu, l’adolescent à la toison crépelée, oint d’essences -précieuses et d’aphrodisiaques parfums, les tétons fardés, les orteils -bagués de chrysoprases et les cuisses constellées de larges émeraudes, -déposa sur un guéridon, d’onyx deux tasses contenant du lait de -zibeline, deux tasses de jade sur lesquelles couraient des chimères -d’or onglées de rubis. Après avoir trempé ses lèvres dans le précieux -liquide, seule nourriture des vrais esthètes, que des trappeurs à sa -solde recueillaient pour lui, à grands frais, au fin fond du Canada, -tout en brisant la coquille d’un œuf d’épervier cuit et durci sous la -cendre du bois de santal, aliment qui donne la vigueur et le plein -essor, le comte Robert me dit sa nostalgie: - -«_Il portait l’inapaisable regret des vers inconçus des poètes -défunts._» - -Et moi, citant ses propres vers, je répondais, chantant la gloire du -divin poète, et le consolant de mon mieux: - - O vous, l’Homme sur qui toutes turquoises meurent, - J’en suis épouvanté! - Et nos velléités d’alliance demeurent - Comme un mort enfanté. - Où sauver les boutons, les bagues et les cannes - Que vous allez tuer? - Comment du bleu qui sort de mes cent sarbacanes - Me déshabituer? - -Tout à coup, je me frappai le front avec un cri sauvage, comme dit à -peu près Musset. Mystérieuse genèse des idées! Germination occulte -de la pensée salvatrice! Comment le désir éperdu de vouer ma vie à -une grande œuvre, à la seule grande œuvre digne de mon intelligence, -m’était-il venu, en cette minute? Comment avais-je réalisé une aussi -miraculeuse trouvaille, et cela rien qu’à réciter cette strophe -immortelle dont nul hémistiche, nul mot pourtant ne pouvaient -m’induire en semblable découverte? C’était l’Inouï tout simplement, -et les Goëtistes, les Spagiriques eux-mêmes ne pourraient définir le -processus d’un fait pareillement fabuleux. - -Toujours est-il que j’étais déjà dehors, sans autre souci, ni dépense -de politesse à l’égard de mon hôte qui, d’étonnement, avait ouvert et -refermé plusieurs fois la bouche, ce qui avait eu pour résultat de -faire choir son dentier sur le parquet. Même sa stupéfaction avait été -telle qu’il avait bavé un peu de son lait de zibeline sur son corset de -soie blanche escaladé d’iris noirs et de sataniques orchidées couleur -de soufre. - -Trois jours après, j’avais enlevé Hiéroclès, l’esclave nègre du comte -Robert, et j’avais prélevé dans un cénacle littéraire une jeune femme -éthérée, aux cheveux cuivre en fusion, aux bandeaux préraphaëlites, -coiffée en oreilles de setter-gordon, venue de sa province pour se -conformer aux dires de l’École symbolico-décadente, non sans avoir été -engrossée, au préalable, par un robuste vicaire de son département. - -Je n’eus point de peine à démontrer à cette botticellesque personne—une -figure de Pietro della Francesca—désireuse avant tout d’esbrouffer son -époque et d’être louangée par les postérités, que nous pouvions, si -elle s’y prêtait, réaliser quelque chose auprès de quoi la conquête de -la pierre philosophale, le grand rêve des Alchimistes, apparaissait -comme une simple misère. Oui, la gloire était là! Nous pouvions réussir -ce qu’Héliogabale et le Sar Peladan n’avaient point réussi. Susciter -l’Androgyne nous était loisible. Rien moins. - -Entendez-moi bien. Nous n’avions nullement l’ambition de faire -apparaître derechef l’Androgyne naturel, tel qu’il se manifesta dans -les premiers âges de l’animalité. Le naturel, vous le savez, est en -horreur aux délicats qui, avec juste raison, lui préfèrent l’artifice -et le simili. Mais pour un autre motif, celui de _surpeupler la terre_, -nous éloignions de nous, avec frénésie, l’idée de recréer la Gynandre -détenteur des deux sexes, parfaitement normaux, se fécondant soi-même. -En effet, messieurs, vous n’êtes pas sans savoir que l’être primordial, -l’homme si vous voulez, était ainsi conditionné. Comme certains -mollusques la possèdent encore, il possédait l’enviable faculté de -se fruiter par auto-fécondation. Par surplus, il nourrissait, il -alimentait sa progéniture de son propre lait, à l’instar des mammifères -femelles d’à présent. Les tétons parfaitement inutiles que nous portons -tous, nous, les mâles, nos mamelles, nos glandes mammaires, atrophiées -parce que ne servant plus depuis que l’humanité s’est partagée en deux -sexes _principaux_, sont une preuve formelle, définitive de ce que -j’avance. Car pourquoi la Nature qui ne saurait errer, qui ne fait rien -de superflu, nous aurait-elle donné des tétons si nous n’en avions -jamais fait usage? Et ceci explique la pédérastie, tare de toutes les -races, la pédérastie qui n’est après tout qu’un rappel du passé, une -sorte de retour inconscient vers l’antériorité, un impératif d’atavisme -poussant certains individus à revenir, sans qu’ils en aient conscience, -à la règle d’amour primitive, à la norme initiale imparfaitement -abolie encore. Je m’explique: ceux qui besognent les deux sexes, -soit cinquante pour cent environ des sodomites, sont des êtres en -qui l’_hermaphrodisme subsiste, perdure, en puissance_. Ils vont de -l’homme à la femme avec un égal plaisir. Les autres, qui recherchent -exclusivement le mâle, sont ceux en qui le sexe femelle s’est prolongé -_de façon virtuelle_, et prédomine sur l’autre. Ces derniers qui -possèdent tous les attributs du mâle se désolent en réalité et sans -le savoir de la perte des organes féminins. Ils errent, se débattent -et s’efforcent de revenir au premier mode de la vie, sans en avoir une -nette conscience. Et cela est si vrai que, de temps en temps, la Nature -a une distraction; par défaillance, par oubli, par accident, elle crée -des hermaphrodites véritables. Elle semble vouloir ainsi revenir en -arrière; elle élabore un monstre bisexué qui, présentement, n’est qu’un -phénomène, alors qu’au début de l’espèce humaine, il était le type -courant. - -Tout à l’heure, je vous disais que nous avions repoussé avec horreur -l’idée de recréer la Gynandre originelle. - -Vous comprenez le danger que créerait le surgissement d’un pareil être -apte à s’engrosser tout seul. Pour me servir d’une comparaison qui -m’est chère, le pullulement de ces acarus, de ces coprivores, de ces -cloportes de la grande famille des _conéoptères_ qu’on appelle les -hommes, finirait bientôt par avoir raison, en la dévorant toute vive, -de cette rogne galeuse qu’est la planète. Déjà, ils s’y trouvent aussi -serrés que les mouches sur une fiente exposée au soleil. Et le malaise -règne à l’état endémique parmi eux, parce que beaucoup n’ont point -une part suffisante des puanteurs nourricières qu’elle distille avec -un soin jaloux. Dans ce temps-là, d’ailleurs, j’étais revenu de mon -projet; je ne voulais plus supprimer la Terre... - -Deux mois après donc, Hiéroclès et la maîtresse d’esthète, désireux -l’un de s’enrichir grâce à ma munificence et l’autre de s’immortaliser, -s’étaient prêtés à ce que j’avais exigé d’eux. Écoutez bien ceci. -L’esclave noir du comte Robert avait consenti à l’ablation de sa -mentule et de ses appendices, et un chirurgien de mes amis,—la gloire -de la science future—avait pratiqué la greffe de la virilité d’ébène -sur la plastique lactescente de la jeune nymphe des cénacles. Mais -voyez jusqu’où va mon talent, et sur quel culminant sommet, sur quelle -Alpe de génie, la fréquentation des artistes est capable de vous -hisser. J’avais remarqué que la Nature, en sexuant la femme, avait -agi avec la dernière grossièreté, avec un manque absolu de savoir -et d’intuition. Pourquoi, oui, pourquoi, avoir placé la chose, de -façon à ce qu’en s’hypnotisant sur elle, comme tout mâle vigoureux -et sain est en devoir de le faire, les pieds—partie ridicule de -l’individu—soient toujours visibles? Pourquoi aussi l’avoir située à -proximité du brûle-parfums d’arrière, vase naturel des immondices? Ces -néfastes particularités anatomiques sont pour affoler les rustres les -plus opaques, vous en conviendrez, et je résolus d’y obvier. Il n’y a -aucune raison, pensai-je, pour que l’hiatus en question n’ouvre pas -son gouffre, son maëlstrom de délices, à côté du cœur par exemple, -puisque ce viscère, qui entrepose toute notre noblesse, sert toujours -à expliquer les déréglements de la cavité précitée. Une vulve fut -donc pratiquée au bistouri, en le milieu du sternum, et maintenue -ouverte par une canule d’argent, toute proche de la mentule du nègre -qui profitait là comme une bouture sur un cep adolescent. Les eaux -capillaires furent mises à contribution. Et ainsi ce fut parfait. -Pubis et pénis, tous les organes dont se recrée l’homme, voisinaient -l’un l’autre en une parenté familière, et, triomphe de la logique, se -trouvaient réunis sous la main, dans l’heureuse opposition de leur -couleur! - -—Ça n’a pas le sens commun, dites-vous. - -—Messieurs, le sens commun, comme son nom l’indique, est le sixième -sens des imbéciles. - -Le bruit de ce haut-fait, de cet invraisemblable miracle, réalisé par -moi, courut Paris incontinent, et ce fut ma perte, car il est dans mon -destin, hélas! de toujours rouler de l’Empyrée dans l’Hadès. Monsieur -Huysmans ayant appris la chose, et inconsolable à la pensée qu’un -seul de mes travaux avait, pour jamais, aplati son des Esseintes, -Monsieur Huysmans, dans sa honte, courut s’enterrer tout vivant à -Ligugé, et, du même coup, décréta la fortune du pharmacien de l’endroit -qui, désormais, passa son temps à aider de son mieux à la résorption -des bosses frontales de la communauté en dispensant à profusion, aux -bénédictins et à l’auteur d’_à Rebours_, l’arnica et le sparadrap que -rendait nécessaires chacun de leurs entretiens sur la liturgie ou la -mystique chrétiennes. Car, ainsi que vous en êtes informés, on se -contusionnait ferme dans cet endroit. - -Quelles semaines d’ineffables délectations je vécus dans la -cohabitation permanente avec mon androgyne, je ne saurais vous le dire! -Il faudrait inventer une langue plus expressive que la nôtre afin -de vous les conter! Certes, j’aurais dû exister solitaire et caché, -tout entier à ma béatitude, mais j’étais homme encore, et le démon de -l’ostentation me tenta. Je voulus donner une fête et m’exhiber dans -mon bonheur et ma victoire, comme le Consul antique, puisque j’étais -le Paul-Émile de la greffe animale. Le comte Robert y vint et se -vengea. Ce soir-là, il était paré d’un corset de satin noir assailli -et constellé de scarabées d’or. Et, comme le Crispinus de Juvénal, il -portait des _bagues d’été_. C’étaient des torsades de fils minces, -des linéaments quasi invisibles, des réseaux de follicules d’or -vert, comparables pour la finesse et la ténuité au premier duvet, au -capillaire hésitant des vierges à peine pubescentes. La complexion -délicate du comte, sa nature véritablement féminine, la morbidesse -si captivante de sa sodomie, ne lui permettaient pas de s’adorner de -joyaux pesants, d’anneaux trop lourds, bons tout au plus pour les -sous-officiers rengagés ou pour M. Paul Bourget. Sans doute, il usa -d’effroyables sortilèges, de la magie des pierres, de l’envoûtement -des mots, du philtre des rythmes, car à l’issue de la fête il enlevait -mon androgyne et, par la suite, resta introuvable dans Paris. Je sus -plus tard qu’il l’avait emmenée en Amérique et l’exhibait à Boston, à -New-York, à Chicago, comme témoignage de son génie et de son horreur -du banal, pendant que les journaux d’Europe dissimulaient la chose et -annonçaient de lui une banale tournée de conférences. - -J’aurai l’orgueil de vous cacher les affres qui suivirent, les -tortures renouvelées de Prométhée, et je ne mésuserai point de votre -condescendance pour vous peindre les heures affreuses qui furent -miennes. Le Dante, dans son enfer, a oublié l’homme à qui on a volé son -androgyne. - -Je ne croyais pas pouvoir sortir jamais de mon hébétude, du coma dans -lequel j’étais enlizé, lorsqu’un matin dont je me souviendrai toujours, -un matin de février, alors que le ciel était couleur de pansement -sale, et que la nue blennorrhagique éjaculait itérativement les mucus -jaunâtres de ses dernières neiges fondues, je me sentis poigné par -une sensation inusitée, par une détresse plus forte encore que les -autres et jusque-là inconnue. Mon âme paraissait s’être ouverte à -l’intérieur comme un sillon, une cicatrice d’humeur froide mal fermée, -et je restai pantelant, transi, l’esprit et la chair en désarroi, comme -si quelque insidieuse et vénéfique scrofule s’était glissée dans mes -veines grelottantes. Cela dura une, deux, trois heures, peut-être, je -ne sais plus. Il faisait grand jour, et cependant je haletais dans une -ténèbre à ce point dense et opaque, Messieurs, qu’elle me semblait -solide et que je m’efforçais à l’entamer, de la déchirer avec mes -dents. Puis, tout à coup, au moment même où j’allais hurler, appeler -mon valet de chambre, une révulsion! J’étais debout, me secouant, -halluciné, affolé, cherchant je ne sais quoi de mes mains tendues, me -tordant les doigts, de l’écume aux lèvres, avec, en mon être, tout -le hourvari d’une lamentation intérieure qui ne pouvait cependant se -traduire par aucun cri. Eh bien! savez-vous ce que je cherchais, sans -presque en avoir conscience? Oh! c’est à peine si j’ose le dire. Je -cherchais à étrangler quelqu’un!... Oui, je sentais que si j’avais eu -là, devant moi, un corps humain, un corps de femme, de préférence, cela -m’eût calmé sur l’heure, cela eût détendu immédiatement la contraction -forcenée de mes muscles et de mes nerfs. Ah! pouvoir nouer l’étreinte -implacable de mes phalanges autour d’un cou, d’un col blanc à la chair -fine et jeune, et le stranguler lentement, lentement, en d’impossibles -joies, en d’ineffables délices... Et pendant tout le reste de la -matinée, je me roulai à terre, barrissant d’impuissance et de rage. On -me releva en syncope. Depuis ce jour, je n’osai plus sortir de chez -moi. Vous comprenez: ces cous de jeune fille que je me remémorais, -ces tiges graciles et tièdes et satinées, entrevues jadis dans Paris! -Je n’aurais pu y résister, j’aurais sûrement fait un malheur. Et -l’infernal supplice, l’inexorable crucifixion commencèrent pour moi. -Las de lutter, un jour, je fis venir des médecins à qui je contai tout; -je me traînai à leurs pieds, les suppliant d’abolir cette effroyable -hantise, de me tirer de ce gouffre gorgonien. Quelques-uns essayèrent -des thérapeutiques impossibles, flairèrent mes crachats, examinèrent -mes selles, goûtèrent mes urines, parlèrent de neurasthénie, me -conseillèrent la campagne, la vie des brutes, et d’autres ne revinrent -pas. - -Un d’entre eux, cependant, me révéla une chose stupéfiante à laquelle -je n’avais pas pensé jusque-là.—Vous êtes, me dit cet homme, une -victime de la civilisation. Stimulé par les récentes littératures, -vous vous êtes mis en devoir de réaliser les types les plus alléchants -qu’elles venaient de fomenter. Alternativement, vous avez été des -Esseintes ou M. de Phocas, et vous avez lu sans doute _De l’assassinat -considéré comme un des beaux-arts_, de Quincey. Ainsi vous parveniez -au palier suprême de l’affinement mental; vous aviez parcouru enfin -le cycle qui va du primate à ces individus parachevés. Mais il est -un point ultime qu’on ne franchit jamais sans catastrophe, mon cher -client, car la Nature, comprenant très bien que l’être qu’elle a -suscité, comme tous les autres pour des besognes déterminées, va lui -échapper si son intellect s’élargit encore, la nature _naturante_ le -réfrène avec sa brutalité coutumière, donne un brusque coup de mors -sur ses maxillaires douloureux. Par une régression terrible, elle -le ramène brusquement en arrière, à l’état de l’homme primitif, et -substitue ainsi à toutes ses aspirations d’artiste trop compliqué -le goût initial, le besoin inné de tuer qui se trouve présentement -enseveli au fond de la plupart des occidentaux sous les alluvions de -trente siècles de culture. Depuis ce moment, l’individu,—vous-même, -en l’occurrence—redevient l’anthropoïde ancestral, le grand bimane -carnassier: il lui faut tuer, tuer, car tuer était jadis le plus -divin des plaisirs..... Et il me quitta sans laisser derrière soi la -moindre ordonnance, mais en exigeant deux mille francs pour prix de sa -consultation. - -Je restai plongé dans ma ténèbre, enlinceulé dans mes rouges visions -d’assassinat. Une idée secourable accourut néanmoins. Pourquoi ne -tromperais-je pas mon hallucinant désir, mon torturant besoin par -l’artifice? Je commandai donc un mannequin à un de ces industriels -spéciaux qui fabriquent des femmes en caoutchouc, ayant toutes -les apparences de la vie, et, qualité suprême, _ne parlant pas_, -qui confectionnent des Junons en vulcanite et des Anadyomènes en -gutta-percha pour enchanter l’esseulement des navigateurs. Le négociant -fit un chef-d’œuvre. C’était à s’y méprendre la réalisation du fameux -portrait de Miss Siddons, de Gainsborough. Ce cou de patricienne, de -grande aristocrate du siècle dernier qu’on se représente effleurant, du -galop ramassé de son alezan, les gazons froids, les allées guindées des -parcs anglais vernissés par la pluie dolente et paresseuse! Vous vous -rappelez les vers de Chénier cités par Musset, n’est-ce pas, Messieurs? - - ....Un cou blanc, délicat - Se plie, et de la neige effacerait l’éclat. - -C’était ça. Ah! les voluptés paroxystes que je goûtai d’abord. Mes -doigts, serrés comme le collier d’une cangue, comme un carcan de -bronze, s’enfonçaient par gradations lentes, par pressions savantes et -calculées, dans le caoutchouc, à qui mon imagination avait enjoint -d’être la pulpe fraîche et satinée d’un col de patricienne. Et puis, -elle tirait la langue ma femme en simili, car le fabricant lui en avait -mis une, en basane cramoisie, et des cris gutturaux se bousculaient -dans le larynx de baudruche. Pendant huit jours, je crus avoir sinon -vaincu mon mal, tout au moins transigé avec lui. Et mes domestiques -me ramassèrent trois fois évanoui aux pieds du mannequin. Mais un -soir l’impérieuse nécessité, l’injonction terrible revinrent plus -formelles. Quasi fou, pressentant que j’allais succomber, je me jetai -dans le Sud-Express. Où allais-je? questionnerez-vous. Ah! C’était -bien simple, je m’expédiais en Espagne, dans l’espoir d’y soudoyer le -bourreau pour le remplacer le jour où l’on exécuterait une femme, car -on étrangle là-bas. Vous saisissez: le garrot d’acier, c’eût été mes -doigts de métal... J’aurais serré doucement, doucement, sans à coups, -avec une précision savante, pendant que tout se serait fondu dans -mon être comme au contact d’une flamme voluptueuse qui eût léché mes -nerfs avec ses langues caressantes. Peut être aurais-je été pacifié du -coup. Mais je n’avais pas de chance, la dernière anarchiste, une jeune -fille de dix-sept ans, venait d’être suppliciée avec sa mère, il n’y -avait pas une semaine, à l’occasion de la majorité du roi. Il fallait -attendre et c’était impossible. Un psychiatre ibérique, consulté -par moi en désespoir de cause, me conseilla de tuer des animaux ou -d’assister à leur supplice. Je me rendis à deux ou trois corridas... -J’en sortis avec la nausée. Ces matadors aux fesses proéminentes, -fanfreluchés comme des filles de maisons closes, encaustiqués de -pommade, qui croupionnaient dans l’arène, avec leurs passequilles et -leurs passementeries d’hommes de joie, me rappelèrent les gitons -d’antan. La foule hystérique, déferlante et pâmée à la vue du sang, -me fit fuir avec le seul regret qu’il ne fût pas possible de lâcher -sur elle une quinzaine de tigres à l’issue du spectacle. Je revins en -France, et, de suite, me précipitai dans un tir aux pigeons. En peu -de temps je devins un fusil sensationnel, un fusil capable d’effacer -le roi de Portugal lui-même, et je ne tardai pas à être de toutes -les chasses retentissantes. Je fus héroïque, car, pour abattre par -centaines les perdreaux et les faisans, j’allai jusqu’à supporter la -conversation de nos grands propriétaires, de nos financiers fameux et -des potentats en balade. Il fallait me voir! Je tirais sans relâche, -ne manquant jamais, courant ensuite devant les porte-carniers pour -ramasser moi-même les bestioles blessées. Je les soulevais délicatement -d’une main, de l’autre, j’enserrais le col, et je nouais, je tordais -mes doigts en trépignant, pendant qu’un tumulte de cris rugissait dans -ma poitrine. Ah! c’était bon, bien bon! Je me souviens de l’une d’elles -tombée dans un sillon. Elle agonisait, les plumes hérissées, gonflées -comme par un vent intérieur, le gorgerin rougeâtre secoué de spasmes, -l’œil se vitrifiant lentement, tandis que le bec, jusque-là convulsé -par un trismus, s’ouvrait, tout à coup, pour laisser passer la langue -qui jeta trois appels, trois stridulations de souffrance et d’effroi -démesuré. Je courus sur elle... je l’emportai dans une clameur, dans -un bramellement de plaisir et, les bras coulés entre les jambes, à -demi-courbé, je l’étranglai, je comprimai mes poignets avec mes genoux -pour avoir plus de force... On m’avait vu. - -—Quel chasseur vous faites! C’est plaisir de vous inviter; vous avez -le feu sacré, au moins, me dit, avec une tape amicale sur l’épaule, le -baron Cormoran. - -A quinze jours de là, je tombai malade. Ce fut une nuit sans fin, -mais béate. Il me semblait exister sous un tunnel indéfini, dans une -agonie latente que pas un rêve, pas un phantasme ne vinrent troubler. -Ah! Comme c’était délicieux et confortant. Pourquoi, pourquoi, cette -nuit n’a-t-elle pas duré toujours? Pourquoi en suis-je sorti? Sans -doute pour connaître de nouvelles tortures, car lorsque je revins à -l’intelligence, je m’estimai guéri, libéré, rédimé définitivement. Eh -bien! non, je ne l’étais pas. Je n’avais fait que changer de bagne, -passer entre les mains d’un nouveau tourmenteur. - -La Nature, que j’avais combattue jadis, s’était dit sans doute -que ma volonté était plus forte que la sienne, et que jamais je -n’obtempérerais pour devenir l’étrangleur passionnel qu’elle avait -décrété que je fusse. Elle s’y prit plus sournoisement, cette fois, -avec une politique bien supérieure. Au lieu de tuer comme moi, -insinua-t-elle, au lieu de massacrer au grand jour avec impudeur -et cynisme; au lieu de supplicier les êtres avec furie, maëstria -et sadisme, ainsi que je le fais, pourquoi ne tuerais-tu pas sans -risque avec beaucoup de ruse et plus de science encore, en protestant -à chaque minute de la pureté de tes intentions ou en affirmant ton -droit légitime à agir ainsi, comme la Société, par exemple? Regarde, -la Société tue tous les jours, par la guerre, l’usine, l’alcool, -la famine, la diffusion de la bêtise, la misère, la caserne et -la prostitution. Pourquoi, diable ne ferais-tu pas comme elle, -puisqu’en l’occurrence, il y aurait volupté pour toi? Avec un peu de -savoir-faire et de l’audace tu t’en tireras certainement. - -A son égal, tu as de la surface, de la respectabilité acquise, qui -donc songera jamais à t’incriminer? Et puis, même, si tu te faisais -prendre, tu n’aurais qu’à arguer que tu as pratiqué en petit, toi, -ce qu’elle pratique en grand. Pense à ses mensonges et à ses crimes -coutumiers. Si un jour elle te traîne devant un de ses tribunaux, en -te reprochant de l’avoir attaquée, de lui avoir nui grièvement, tu -pourras lui rétorquer: Ta justice est en équilibre instable sur pas -mal de principes dont l’un en particulier énonce: _Nul n’a le droit -de se faire justice soi-même_; or, pourquoi t’élèves-tu contre moi, -prétends-tu me juger, toi, Société, qui, en l’espèce, es juge et -partie? Pourquoi t’accordes tu à toi-même, Entité mal venue, le droit -que tu refuses aux individus?... Tu vois, ricanait la Nature, la Nature -scélérate que j’avais voulu égorger jadis, tu n’as rien à craindre,... -rien à redouter, même des Cours de Justice... - -J’étais vaincu par le lumineux de cette argumentation. Je résolus donc -de plagier la Société au plus près et d’assassiner avec une maîtrise et -une duplicité au moins équivalentes. Pourquoi ne l’aurais-je pas égalée -en hypocrisie? _Bourgeois, riche, d’une honorabilité indiscutée, je me -déterminai à pratiquer l’attaque nocturne sur les rôdeurs._ C’était -de tout repos. D’ailleurs, il y avait assez longtemps, n’est-ce pas, -qu’ils la pratiquaient, eux, sur les Bourgeois? Pourquoi leur laisser -les joies et le bénéfice de l’attaque nocturne? Ne convenait-il pas -d’enlever ce privilège à la classe réprouvée comme le Tiers-État lui -avait enlevé un à un tous ceux dont la Révolution l’avait un moment -nantie. - -Je sortis donc un soir dans l’équipage ordinaire du monsieur cossu. -Une énorme chaîne d’or coupait en deux, comme un équateur coruscant, -la sphéricité de mon abdomen: large ventraille rebondie obtenue à -l’aide de force étoupes. Ma cravate était avantagée d’un diamant qui -eût ravalé ceux du Padischah ou de M. Gérault-Richard, et mes doigts -s’adornaient d’une véritable bijouterie d’archevêque. Dans la poche -de côté de mon pantalon, une merveille de revolver, un «_Smith and -Wesson_», plat et long, au mécanisme impeccable, caressait ma main -de son frais contact et de l’ébène quadrillé de sa crosse. Je pris -l’omnibus et descendis dans une de ces rues pestilentes et noires qui, -comme un intestin engorgé, s’enroulent et sinuent sur elles mêmes, -autour des Halles. Il y avait là justement un hôtel à filles. Je les -regardais venir de loin, marchant à pas précipités, se retournant pour -voir si l’homme qui suivait leurs jupes boueuses ne transitait pas par -ailleurs. Il y en avait de jeunes, des gamines presque et d’autres qui -étaient pour le moins sexagénaires, mais toutes avaient cette figure -d’uniforme vieillesse, ces traits sans âge, cette chair bleutée, ces -joues cuites et ces yeux éraillés que donnent l’alcool, la misère, -et les coups des hommes. Toutes les catégories sociales défilaient -d’ailleurs à leur suite: Il y avait des ouvriers qui secouaient leur -pipe à la porte du bouge et des bourgeois qui, hâtivement, retiraient -leurs gants ou leur décoration. Parfois, un homme entrait avec deux -ou trois filles pour sa consommation personnelle. Je vis même poindre -un gentleman, d’une trentaine d’années, qui venait de faire arrêter -son coupé au coin du boulevard pour marcher derrière une horrible -souillasse, et qui, sans doute, lui murmurait des saletés dans le -cou, car subitement la larve qui l’accompagnait détala après avoir -crié.—Ah! ben non, pas avec toi, t’es trop cochon... Plus loin, -claudiquait un vieux cassé et cacochyme qui ne pouvait presque plus -marcher, qui s’appuyait sur une canne, et qu’une petite, gibbeuse et -presque chauve, les cheveux dévorés par le mercure, soutenait aux -épaules. Un quart d’heure après, les hommes sortaient, jetant des -regards inquiets sur leur tenue, comptant leur argent pour voir si on -ne les avait pas entôlés; puis, sur leurs talons, surgissait la femme -qui scrutait de l’œil la rue déserte pour s’assurer qu’elle était vide -d’agents. C’était l’ordinaire défilé des amours de fange et de sentine: -les lamentables, les déshérités, qui s’en vont là trouver l’exutoire -requis par la Nature, les bourgeois à qui le contact journalier de -leurs épouses donne du goût pour la chair des plus viles prostituées, -et puis ceux que le vice malmène jusque dans l’ultime vieillesse, les -petits vieux qu’on a couchés et bordés, le soir, les vieux bien propres -de _Sainte Périnne_ ou _des Petits Ménages_ que la police recueille -là, parfois, surinés par la gigolette ou ayant évacué leur âme, près -de la cuvette d’ordures, dans un hoquet trop fort, dans une secousse -trop véhémente d’immonde salacité; d’autres encore, ceux à qui le -galetas empuanti par l’odeur des sexes, le taudion plein de punaises, -le parquet ponctué de taches obscènes, les draps séreux et la fille -engluée, peuvent seuls procurer l’extase suprême et le taraudant -frisson. - -Ce soir-là, je fus accosté par une prostituée. - -—_Fais-tu voyeur_ ou _fais-tu moineau_? me dit-elle... Ça ne te coûtera -pas cher... - -Faire voyeur, je savais ce que cela voulait dire; faire moineau, je -l’ignorais. Elle m’instruisit, car elle avait le don des métaphores et -sa métonymie était pertinente: cela devait s’entendre tout simplement -d’imiter les passereaux qui, au bord d’un toit, ne s’attardent pas à -leurs amours, fruitent leurs femelles et puis déguerpissent. - -Lorsque je fus dans l’hôtel, je formulai hautement toute ma répugnance -à faire moineau. - -La prostituée répliqua: - -—Alors pour la _voyure_, mon petit, c’est un louis au patron et deux -thunes pour moi. Mais tu vas _rigoler des châsses_ sur quelque chose -d’épatant... La princesse est justement en mains... Tu sais... on dit -que c’est la Cobourg... une fille du roi des Belges... - -Je tressaillis... et j’éclairai. Deux minutes après, l’œil collé à un -trou de la muraille, j’assistai à une scène bien faite pour porter au -dernier degré de l’exaltation cérébrale un intellectuel comme moi, qui -ne poursuit en toutes choses que l’insolite, l’infini ou l’absolu. - -Une femme grande, trente-cinq ans peut-être, bien en chair, d’une -merveilleuse beauté brune, aux yeux d’ombre phosphorescente, aux -cheveux de ténèbre odorante, était couchée sans un mouvement, rutilante -de pierreries, pavée de bijoux, sur une carpette mangée d’usure, -sur un tapis rongé de pelade et maculé de taches séminales. Vêtue -seulement d’une chemise et d’un pantalon d’arachnéennes dentelles, -une demi-douzaine de filles en haillons visqueux, choisies sans -doute parmi les plus repoussantes, s’acharnaient sur elle. Les -prostituées tournaient autour de la chambre comme des hyènes encagées, -fonçaient subitement sur le corps prostré, reculaient pour revenir et -l’enserrer, épileptiques, dans des spires de démoniaques, dans des -orbes d’hallucinées, se battant, s’attouchant en d’immondes contacts, -s’écroulant ensuite en grappe, en monceau, approchant leur bouche de -celle de la femme toujours étendue et comme figée dans la béatitude. -Soudain elles se dévêtirent, jetant leurs loques à la volée, exhibant -de terrifiantes anatomies, des sexes purulents qui eussent découragé -tous les chirurgiens, des ventres rhomboïdaux, des décombres de -gorges, des tétines énormes et fluctuantes qui nourrissaient le désir -de conjoindre les orteils, et qu’elles promenèrent une à une sur les -lèvres de la princesse, sur ses flancs marmoréens, en leur infligeant -d’innommables et intimes caresses. - -Quasi léthargique, la patiente ne bougeait pas; je la crus morte. - -—Mais on l’assassine... elles l’ont tuée... au secours! - -—Non, non, tu vas voir... c’est très courant... Ça s’appelle se _faire -faire les puces_. - -Tout à coup, une prostituée à cheveux gris, terrifiante de hideur, -se dressa sur les pointes, darda vers le plafond un bras épidermé de -crasse et, déchevelée, hulula, pendant que sa poitrine gélatineuse -moutonnait effroyablement en des hoquets d’ivrognesse. Car toutes -étaient saoûles. A ses cris, la petite troupe des ribaudes déchaînées -s’enfuit pour s’aller plaquer contre la muraille. La vieille clamita -derechef, et la ronde infernale recommença. Puis, toutes se ruèrent, -arrachant par lambeaux le pantalon et la chemise de valenciennes, -découvrant un impeccable corps dont les lignes seulement commençaient -à se soulever, dont les lombes palpitaient enfin. Folie! Une culbute -générale submergeait la Junon immobile d’une houle, d’un ressac de -poitrines, de reins, de cuisses, de croupes frénétiques..... - -Un remous parut alors venir du tapis, fit osciller le monceau -effroyable. La patricienne, reconquise par la vie, sortait de sa -torpeur... Une main fine, aux ongles translucides, troua le tas des -chairs mouvantes, lança à travers la pièce des bagues, de l’or, des -peignes, des colliers, qui roulèrent et rebondirent, fouettant la pièce -de lueurs violentes... - -Et pendant dix minutes, un quart d’heure peut-être, on n’entendit plus -que des sifflements d’haleines affolées, des rauquements, des ahans -éperdus... - -—Assez... Oh si! encore, toujours, toujours... susurrait une voix -agonisante et pâmée. - -Moi je n’y pus tenir. La malepeste des haleines, le remugle effroyable -des croupes, le suint des épidermes, les arpèges, les trilles de -puanteurs qui, à travers les fissures des cloisons, arrivaient jusqu’à -moi me firent reculer. Mes nerfs trahirent mon esprit qui venait de -goûter les joies divines du fantasque et de l’inattendu. Mon œil quitta -la fente. Je crus que j’allai vomir et vacillai. - -—Ben quoi... remets-toi, me disait la pierreuse... il y en a beaucoup -comme ça, tu sais, des femmes du monde... il en vient tous les jours -ici... Plus ça pue, plus ça leur zy va... C’est une spécialité de la -maison... - -En descendant, près du bouge, j’avisai un cabaret borgne. Un des -rideaux relevés montrait par l’étroite vitre fuligineuse quatre -souteneurs perpétrant une manille sensationnelle. Près de la porte, un -cinquième surveillait les filles et comptait les _passes_. - -C’était le patron lui-même qui les marquait, d’un trait de craie, -sur une ardoise. En me penchant, je vis que chaque fille était -désignée par son sobriquet et j’entendis un des rôdeurs s’exclamer -joyeusement:—Chouette, v’la _Bath en tiffes_ qui monte pour la -quatrième fois. Moi, j’allais et venais devant la porte, choisissant, -parmi ces hommes, celui que je devais, du même coup, condamner à mort. -Messieurs, je ne balançai pas longtemps. Il y en avait un petit, mince, -d’un blond pâle, avec d’hésitantes moustaches, à peine un duvet flave -et indécis au-dessus des lèvres. Oui, celui-là s’imposait; plus que -tous les autres, il serait agréable de l’abattre, de le voir panteler -à mes pieds dans les derniers sursauts, la convulsion définitive. -Pourquoi? Parce qu’il était jeune et plein de santé, et que détruire -de la chair jeune est une autre caresse à l’épiderme et une autre joie -dans l’esprit que de supprimer de vieux êtres hors d’usage. J’attendis -qu’ils fussent sortis, que le cabaret et le bouge eussent mis leurs -volets et dégorgé leurs derniers amateurs. Il pouvait être deux heures -du matin quand ils s’égaillèrent et que je pris la chasse derrière -l’«Albinos du Sébasto». Je savais que, lui aussi, comme les autres, -devait aller retrouver sa femme à l’issue du travail et vérifier -la recette. Je ne lui en laissai pas le temps. A l’angle de la rue -voisine, j’étais devant lui, face à face, le revolver braqué, sans un -mot, à la hauteur du visage. Surpris, l’homme recula, enfonça sa tête -dans les épaules, recula encore et me dit: - -—Eh ben quoi!.. si vous êtes de la rousse, pas tant de _magnes_... on -va vous suivre... - -Alors devant ses mains dressées pour se garantir, je fis monter et -descendre le revolver... - -—Tu vas mourir, tu vas mourir... répétai-je. - -Je jouissais atrocement de son angoisse, car il venait de comprendre, -rien qu’au rictus de ma bouche, que c’était sérieux. Il tournait, et je -virais avec lui, l’enserrant d’un cercle inexorable. Maintenant, il -était vert et des gouttelettes de sueur tombaient de son front sur le -pavé. Il ne songeait même pas à crier. Et moi, je guettais le moment où -il allait se ramasser pour le bond en arrière qui aurait pu le mettre -hors d’atteinte... déjà il ployait les genoux, prêt à se détendre, -comme un puma... alors, d’une main, j’arrachai ma chaîne de montre, -lacérant par surcroît la poche de mon gilet; je froissai ma cravate et, -de toutes mes forces, je hurlai: - -—A moi... au secours... à l’assassin! et je lâchai le coup. - -Il était tombé atteint au ventre. Je le voyais se tordre comme un ver; -un jet de sang giclait en bouillonnant hors de sa ceinture, tel un jet -de vin hors d’une futaille percée; ses ongles écorchaient le pavé; par -trois fois, il essaya de se relever, puis retomba, écumant, la bouche -pleine de salives rouges. Son corps ensuite se noua en des soubresauts, -des anhèlements, toute une trépidation frénétique, et, brusquement, -il s’apaisa, sa tête heurtant seulement le sol en un rythme placide -largement espacé. Moi, avec, dans les flancs, le coup de rasoir d’une -sensation, d’un spasme extraordinaire, je m’étais accoté à la boutique -voisine. Non... Le plus furieux désir, le rut le plus impétueux qui -s’assouvissent enfin ne peuvent produire cela... Il me sembla que tous -mes viscères s’étaient décrochés en même temps, et qu’à l’intérieur de -mon être tout s’en allait en une dérive d’une indicible volupté... - -Des sergents de ville, des passants attardés accouraient: - -—Cet homme m’a attaqué, dis-je, j’étais en état de légitime défense; -j’ai tiré. Au Poste de police, je montrai ma cravate, mon gilet -arrachés, ma chaîne de montre brisée en deux morceaux; je produisis des -papiers établissant de façon indiscutable mon identité, ma reluisante -situation sociale. Le Commissaire me félicita de mon sang-froid. - -—Il est mort, vous savez, ah! si nous en avions beaucoup comme vous, -Paris serait bientôt nettoyé de cette vermine. - -Chose bizarre, Messieurs, le lendemain de cette affaire, j’avais repris -goût à l’amour. Un prurit inconnu jusque-là me poussait vers la femme. -Je connaissais enfin la fièvre et l’impérieuse passion. J’étais même -inapaisable comme si j’avais ingéré quelque virulent satyriaque. Moi, -qui jamais n’avais pu endurer l’ineptie et la désolante niaiserie -du geste d’amour, je ne vécus plus que pour l’amour. Je devins -célèbre dans Paris. Les professionnelles me fuyaient à cause de mon -irrassasiable boulimie passionnelle. Et parmi les femmes honnêtes, je -rebutai les plus enragées, celles qui, malgré l’exode des moindres -retenues, ont toujours la croupe en ignition. Oui, voilà le fait -inexplicable: le sang m’avait réintégré dans l’amour. Quelle trame -sournoise, quelles accointances mystérieuses les relient donc l’un à -l’autre et les font ainsi voisiner? Voilà ce que je ne puis expliquer, -avec mon faible génie. Mais que mon expérience personnelle serve au -moins de contribution à ceux que tenterait l’étude du phénomène. - -Vous voyez que mon stratagème était infaillible. Je pouvais, en toute -sécurité, moi, bourgeois, pratiquer l’attaque nocturne sur les rôdeurs. -Cinq ou six de mes confrères, dont deux millionnaires, la pratiquent -encore à l’heure actuelle, du reste. Je sévérai donc. Un jour -cependant, un de mes assassinés,—«Le Deschanel de Ménilmonte»—étant -parvenu à guérir de ses blessures, eut l’inconcevable audace de révéler -le truc en pleine audience. Ne croyez pas que je tremblai. Non; j’étais -certain de ce qui allait survenir. Le Président des assises, en effet, -le remisa si vertement et lui démontra si bien toute l’inanité de son -système de défense que le malheureux attrapa le maximum de la peine -pour attaque nocturne à main armée. Il est encore au bagne à l’heure -actuelle. Mon Dieu, que c’est drôle! - -Comme vous vous en rendez compte, la chose aurait pu durer toute -ma vie, si je n’avais pas, une fois, joué de malheur. Ce soir-là, -je n’avais rencontré, dans ma quête silencieuse, que de vagues et -quelconques souteneurs sans saillie ni pittoresque, qui ne valaient -certes pas le coup de feu. J’allais regagner mon logis, quand je me -heurtai, au sortir d’un bar mal famé, à un individu court et trapu, -aux yeux d’indigo défaillant, au nez de Kalmouck, aux rouflaquettes -poussiéreuses, et rayonnant je ne sais quoi de particulièrement -bestial, je ne sais quel air de férocité tendue et glacée. Je présumai, -à la radiation mauvaise de cette prunelle hésitante et torve, une -prunelle de bête primitive, que je me trouvais devant un rôdeur -redoutable qui, lui aussi, devait avoir tué bien des hommes dans les -combats farouches des rues désertes. C’était un être à ma taille, -quoique tout à l’opposite de moi-même qui suis trop civilisé et trop -compliqué. Au geste impératif avec lequel il congédia deux individus -vêtus comme lui, je reconnus le chef de bande donnant ses derniers -ordres. A nous deux! me dis-je, et je le suivis. Vous savez le reste: -C’était un prince russe déguisé qui faisait la tournée des bouges, et, -comme cette fois, ma victime n’était pas un souteneur, mais bien un -brigand armorié, entretenu, non par une femme, mais par la Société, mon -subterfuge fut découvert. - -J’ai donc à répondre de tous ces actes. Je viens d’étaler devant vous -ma psychologie; vous avez cheminé à ma suite dans les circuits, les -dédales de mon intelligence; vous êtes descendus dans les puisards -de mon âme. J’aurais pu me dispenser d’être non moins prolixe que -véridique puisque maître Pompidor venait de me sauver au moment précis -où je me suis emparé de la parole. Mais je ne veux point passer -pour un fou et répugne à l’idée de devoir mon salut à la ruse ou au -mensonge. J’ai tué cinq hommes, dites-vous? Hé! c’est un crime moins -grand aux yeux du Sage que d’avoir fait cinq enfants. A l’aide de quel -raisonnement, je vous le demande un peu, établissez-vous, de façon -irréfragable, le droit que vous avez de donner la vie, alors que vous -prononcez que supprimer son prochain est criminel? Vous posez un _a -priori_, je le sais bien, vous dites: satisfaire à l’acte génésique, -procréer est un acte _imposé par la Nature_, c’est une fonction, un -vertige auxquels nul n’échappe dans le règne animal. Et tout ce que la -Nature impose est légitime et sacré. Moi je vous répondrai: le besoin, -le vertige de tuer pour certains êtres est aussi injonctif, aussi -impérieux que celui d’enfanter. La Nature l’a glissé, l’a coulé dans la -chair comme une folie équivalente à sa contraire. Alors, puisque toutes -deux sont naturelles, émanent de notre Mère à tous, l’une ne saurait, -d’après votre définition même, être un forfait quand l’autre est une -vertu sociale: attendu que votre argumentation _offre la Nature_ comme -_seul criterium_ et pierre de touche ultime. Le monstre étant celui qui -entre en rébellion avec la Nature, vous flétrissez de cette épithète -celui qui verse le sang. Vous avez tort, il serait seulement un monstre -s’il refusait d’obéir à ses poussées profondes, s’il refusait de -tuer, s’il s’écartait de la règle naturelle à laquelle il ne peut pas -désobéir, tout comme est un monstre celui qui, par volonté, s’abstient -de la copulation. - -D’ailleurs, il y aura toujours une excuse à invoquer pour l’assassin: -c’est que celui-ci ne fait souffrir sa victime que quelques secondes, -quelques minutes au plus, tandis que le mâle qui crée fait souffrir le -lamentable, issu de son plaisir, quelquefois soixante ans. - -Homme, en possession déjà de la mentalité de l’avenir, j’entends ériger -au-dessus de la Société et de la Nature une intelligence prépondérante. -Je ne me réclamerai donc pas, devant vous, de l’exemple de la première -et de la dialectique de la seconde qui me déterminèrent, cependant, -comme j’ai eu l’honneur de vous l’exposer. J’ose donc espérer, -Messieurs, que votre entendement se haussera jusqu’à l’aperception de -mon personnage. Je me suis courbé, moi, comme tous les individus du -reste, sous des impératifs contre lesquels la rébellion était vaine. -Avec quelques Écoles modernes, j’aurai l’audace de poser en principe -que _nul n’est responsable de ce qui est en lui_ et, partant, que vous -n’avez pas le droit de juger. Non, vous n’avez pas le droit de _punir_; -vous avez seulement le droit de _prévenir_. Vous tolérez l’ignorance, -la misère, la prostitution, l’atavisme et vous vous étonnez des -fruits qu’ils portent. Désarmés, je le veux bien, devant les tares de -l’hérédité, vous reconnaissez spontanément que l’être qui les récèle -n’en est point responsable, et cependant vous le flétrissez et le -frappez quand, à l’instar de moi-même, il est déféré à vos tribunaux. -Les _tarés_ ne devraient pas procréer, et vous proscrivez l’avortement. -Quelle logique! Vous ressemblez à des botanistes qui reprocheraient -à la Ciguë, à l’Euphorbe, aux Strychnées d’être vénéneuses et qui -s’acharneraient sur elles, briseraient leurs tiges, les décapiteraient, -les brûleraient pour les punir des propriétés que la nature leur -a conférées. Car, pour l’homme, il en est de même: vous ne pouvez -pas conseiller la grande et scélérate Nature; il vous faut accepter -les hommes qu’elle crée et ne pas leur en vouloir—ce n’est pas leur -faute—s’ils sont mauvais. Vous ne pouvez que vous efforcer de les -améliorer par une thérapeutique sociale, qui échouera encore dans la -plupart des cas. - -Au lieu d’avoir des Cours d’assises, des Chambres correctionnelles, -que n’avez-vous des Assemblées _préventives_, des Cliniques morales, -des Conciles permanents de Justes ou de Sages—si la société actuelle -en façonne encore—où tout individu, qui se sentira sur le point de -verser dans le crime, viendra, après avoir crié sa détresse, chercher -aide ou réconfort, secours matériel ou électuaire mental, quelles -que soient ses peccadilles ou ses fautes préalables? Quand plus un -seul être ne criera la faim, vous pourrez frapper seulement ceux qui -volent, et quand l’atavisme ne fera plus payer aux fils les fautes des -ascendants, vous pourrez frapper ceux qui tuent. Il y aura toujours -des criminels, répliquez-vous. Et puis après? Puisque vous acceptez -la cécité ou l’épilepsie, pourquoi, dans une vision supérieure, -dans une optique sereine qui prend son parti de l’Irrémédiable, ne -soigneriez-vous pas le criminel, comme vous soignez les tuberculeux, -par exemple, alors que le tuberculeux, lui aussi, sème la mort dans -son entour? Pourquoi l’assassin, serait-il plus responsable du besoin -de tuer que la Nature a insinué en lui, qu’il ne le serait de la -phtisie qu’elle aurait pu glisser dans ses poumons, par exemple? Cet -homme n’a pas demandé à vivre, par conséquent à être mauvais. Alors -que vous en êtes arrivés à accepter, à vouloir guérir même, au nom de -la collectivité, les tares physiques du citoyen, vous vous insurgez -encore devant les tares morales tout aussi ineffaçables, peut-être. -Quand les imbéciles ricanent au passage d’un infirme, d’un disgracié, -vous dites spontanément, vous la mentalité supérieure:—Ce n’est point -sa faute. Pourquoi ne diriez-vous pas d’un criminel:—Il n’est pas -plus responsable de ses attirances néfastes que s’il était né borgne, -aveugle ou bossu. Vous me rétorquez:—Mais à la suite de passions -odieuses, on peut verser dans le meurtre alors que le fond primordial -était bon. Eh, oui... Certains deviennent coupables par suite d’un -concours de circonstances psychologiques ou de faits particuliers, -comme ils deviendraient lentement aveugles, par exemple, sans rien -pouvoir contre. Les malformations apparentes trouvent grâce devant -vous, pourquoi le scélérat, qui n’est autre chose qu’un stropiat -mental, ne serait-il pas amnistié par le philosophe qui, remontant de -l’effet à la cause, de l’être créé à la cause créatrice, s’en prend à -la Nature, à la Nature uniquement responsable, et la cite seule à la -barre de l’humanité, en lui demandant compte de ses forfaits? - -Certes, vous auriez le droit de juger et de punir les hommes si le -même tempérament moral, la même mentalité, les mêmes désirs, avaient -été coulés en eux au début de leur vie. Alors, partis d’un point -initial commun à tous, surveillés de près par une Société maternelle -et soucieuse de faire triompher l’Ethique définitive, inexcusables -seraient ceux qui s’écarteraient de la route commune pour s’orienter -vers le Mal. Mais votre Société se désintéresse des êtres qui la -composent, ne les découvre que lorsqu’ils ont failli, et la Grande -Force agissante se moque de vos lois puériles et de vos clabaudements. -Le caractère, les aspirations, les tendances, tout le réel, le _moteur_ -d’un être, en un mot, vous échappent; _vous ne pouvez comprendre -la genèse d’un acte_ et vous vous érigez en justiciers! L’individu -élaboré par ce qu’une philosophie appelle la Matière et ce que d’autres -appellent Dieu, l’individu, suscité pour être actionné dans tel ou tel -sens, ne peut pas plus résister à ses rouages moraux, aux _bielles_ -mystérieuses qui sont en lui, que les machines que vous construisez, -vous-mêmes, pour un but défini. Pas plus que ces dernières, il n’a -pouvoir de raisonner ni d’abolir sa _dynamique_ intérieure. Encore une -fois, la Nature, Volonté atroce, qui engendre le Mal et la douleur -à sa fantaisie, se plaît aux complications; elle a horreur de cette -uniformité qu’ont décrétée les Sociétés humaines. Et, tant que vous -ne l’aurez pas astreinte à doser les êtres suivant les intérêts de -votre civilisation ou les préceptes de vos morales contingentes et -protéiformes, votre justice ne reposera sur aucun principe vraiment -équitable, ne se pourra légitimer devant aucune conscience... - - * * * * * - -Comme le Président des assises, estimant sans doute qu’il avait fini -de discourir, étendait la main pour lui retirer la parole, l’accusé -protesta. - -—Messieurs, je suis loin d’avoir fini... Ce que vous venez d’entendre -n’est que la première partie de mon plaidoyer personnel; je vais -m’autoriser à plier, à articuler la seconde sur la petite charnière qui -les relie l’une à l’autre. Mais, auparavant, je demanderai à mon avocat -de vouloir bien me faire la gracieuseté d’un de ces bonbons qui aident -sans doute à saliver, et dont je lui ai vu faire usage tout à l’heure... - -Maître Pompidor, sans rancune et en toute bonne grâce, ayant obtempéré -avec un sourire, M. Eliphas de Béothus, après avoir croqué la pastille, -repartit au bout d’une minute, la main ponctuante et la parole toujours -incisive. - -—Messieurs, voici comment j’aurais plaidé, voilà comment j’aurais -fait ma propre psychologie, voilà comment j’aurais dialectiqué, et -voilà comment, après m’être défini moi-même, j’aurais établi votre -impuissance à connaître les mille et trois facteurs d’un acte, et -partant votre inaptitude à condamner, si je me nommais réellement -Eliphas de Béothus, si, tel M. Sully Prudhomme, j’étais la résultante -d’une fornication de bonnetiers enrichis, ainsi que le prétend encore -l’accusation. - -Mais je n’ai argumenté comme je viens de le faire; je n’ai été de -moi-même au devant d’une peine terrible, que dans la certitude qu’il -vous serait impossible de me frapper lorsque je me rasseoirai après -ma définitive péroraison. Aussi, me suis-je amusé à manier l’arme, -toujours dangereuse pour un accusé, d’une logique implacable au lieu -de nier avec acharnement, tel un politicien concussionnaire, ou bien -encore d’apparaître à vos yeux comme travaillé, fouillé vif par les -tenailles rougies d’un remords du meilleur aloi. J’ai réservé, en -effet, pour la dernière phase, la dernière reprise de cette passe -d’armes, la circonstance accessoire, la contingence vile à mes yeux, -n’ayant aucune valeur logique, morale ou rationnelle, mais qui, -cependant, et pour cela même, va me faire acquitter tout à l’heure. -Bien que je voie en ce moment, sur les bancs du jury, le bookmaker qui -en fait partie, offrir à ses collègues, _en payant dix_, le pari que -je ne sauverai pas ma tête, je vous affirme et vous réitère que ma -condamnation est impossible. Et je m’attache, dès maintenant, à vous -convaincre de cette évidence... - -Messieurs, l’état civil que le ministère public a bien voulu m’octroyer -ne m’est pas applicable. Les papiers qui le composent, je les ai -achetés. Je n’ai point été conditionné par les soubresauts passionnels -d’un ménage de bonnetiers; mes yeux ne se sont point ouverts, pour la -première fois, sur la hideur du monde, dans la bonasse rue Saint-Denis, -et mon nom ne saurait être Béothus, comme vous paraissez le croire, -malgré tout. Ah! je me nomme d’un bien autre nom, allez! Et quand je -l’aurai proféré, d’ici une heure, à peu près, il n’y aura point assez -de gardes en cette enceinte pour la faire évacuer, dans la terreur où -vous serez tous, magistrats et jurés, que j’en dise plus long encore. - -Loin, bien loin d’ici, dans un des plus vieux palais d’Europe, où il -est de règle depuis longtemps déjà de vivre et de réaliser au naturel -les drames Shakespeariens, dans un palais où les Hamlet ne se comptent -plus, où il y a toujours de nombreux convives autour d’un perpétuel et -mystérieux banquet d’Inverness ou de Meyerling, dans un palais où les -princesses du sang descendent volontiers des marches du trône sur le -trottoir, le plus glorieux des médecins de la ville trancha un jour mon -cordon ombilical, et, m’enlevant du paquet d’immondices verdâtres où -s’était parachevée ma floraison, il me jeta dans la vie. - -Je me crois autorisé à dire qu’en aidant les nouveau-nés à conquérir -ainsi l’existence, avec tout ce qu’elle comporte immuablement de -hontes et de douleurs, les chirurgiens ne commettent pas un acte dont -ils puissent se réclamer devant les esprits affranchis des opinions -toutes faites. Comme le dit Montesquieu: «Ce n’est pas à la mort des -personnes qu’il convient de pleurer, mais bien à leur naissance.» Où -est-il donc, en effet, celui qui dans l’âge mûr ne regrette point de -n’avoir pas été, en naissant, empoisonné par le méconium ou étranglé -par le forceps. Qu’on me le montre, l’homme intelligent qui se félicite -de vivre! Quand votre civilisation décrète qu’il est licite de jeter -un être dans la vie, est-ce qu’elle n’agit pas comme la Rome antique -qui jetait le vaincu, armé d’un épieu, aux fauves de l’arène? l’enfant -que vous lancez dans le monde se trouvant, dès sa naissance, aux prises -avec les monstres, les fauves bien autrement redoutables de la vie, -qui s’appellent: le typhus, la tuberculose, le mensonge, la laideur, -la cautèle et l’imbécillité. Et il ne leur échappera momentanément que -grâce à une suite de hasards quasi-miraculeux, pour succomber, tôt ou -tard, sous leurs griffes forcenées. - -Mais vos esprits indéfrichables, Messieurs, où les idées -conventionnelles et les préjugés poussent comme des ronciers hargneux -et des orties arborescentes, ne vous permettent pas de goûter la -sublime grandeur et la sauvage beauté de ces considérations nihilistes. -Vous êtes enlizés dans les préjugés et la routine comme le coléoptère -merdiphage dans son caca nourricier. Je reviens donc à moi-même, pour -poursuivre, sans digressions désormais, le cours de mon récit. - -Mes regards tombèrent, dans l’enfance, sur ce que l’humanité compte de -plus servile; on ne me parlait qu’à la troisième personne et je n’étais -pas encore sevré, ni tout à fait maître de réfréner l’exode intempestif -de mes excrétions, que l’on me traitait déjà d’Altesse Royale. Mes -jeunes ans s’écoulèrent donc circonscrits par un horizon de dos -courbés, dans un milieu de servilité, de duplicité, d’hypocrisie, de -vaine étiquette et d’abjecte platitude. Jamais, vous entendez, jamais -je ne connus comme les autres enfants la joie de jouer sans contrainte -ni de parler loin des pédagogues. Un peuple d’esclaves chamarrés, -de valets coruscants, de courtisans aplatis au ras des planchers, -veillait sur moi pour m’insuffler son âme sordide, pour m’apprendre les -conventionnels propos d’où la sincérité, l’enthousiasme, l’épanchement -juvénile, étaient proscrits par les règles du protocole. - -Et la Nature, par paradoxe sans doute, m’avait doué d’un esprit -spéculatif et d’un lancinant et précoce besoin d’observer! Mon âme, -blottie à l’arrière d’un extérieur apathique, interrogeait les choses, -s’efforçait de scruter les êtres et les faits parmi lesquels se -déroulait ma vie coutumière, et sur lesquels, vaguement, je devinai -qu’on ne me disait point la vérité. Car ce fut une des douleurs les -plus vives, un des deuils les plus tenaces de mon existence d’enfant, -de m’apercevoir un jour, qu’à propos de tout, les hommes mentaient -autour de moi. J’avais vu tuer des animaux sous mes yeux, j’avais vu -mourir un jour un vieux serviteur, et j’avais entendu des cris de -souffrance. Quand je questionnai là-dessus le vieil abbé qui me servait -de précepteur, il me répondait que les animaux avaient été créés par -Dieu pour servir aux besoins de l’homme ou à sa nourriture, que leur -souffrance ne comptait pas, puisqu’ils n’avaient point d’âme; quand -je lui demandai: pourquoi la mort? il m’enseignait qu’elle était la -conclusion de la vie et permettait au juste de gagner le ciel; et -quand je lui répliquai: alors pourquoi la douleur, Dieu, qui est -juste, n’aurait-il pas pu nous donner le bonheur sans cette épreuve? -il se perdait en des considérations théologiques, et absorbait d’une -seule narine le contenu de sa tabatière. Déjà je me faisais une triste -idée du pion constipé, du vieillard hargneux, qui trône dans les -espaces. Puis, toujours ma pensée revenait à ceci: l’homme ne peut donc -soutenir son existence qu’en suppliciant des créatures inférieures, -qu’en faisant couler le sang, qu’en mangeant des proies mortes, et -qu’en dupant effrontément son prochain pour excuser ses fautes ou ses -crimes. Et par delà tout ceci je pressentais confusément bien d’autres -épouvantes, bien d’autres forfaits encore. Tout me semblait affreux, -mon esprit, déjà, était martyrisé par l’idée que jamais ces choses -qui me faisaient mal ne prendraient fin, puisque mes semblables les -accomplissaient avec sérénité, et qu’ils croyaient en une divinité -encore plus monstrueuse qu’eux-mêmes, laquelle avait ordonné tout cela. - -J’avais perçu aussi derrière les portes d’immondes propos de laquais; -j’avais assisté à d’innommables scènes que, plus tard, je sus être -de l’amour, et mon âme trop fine, trop sensible, dans l’effroyable -et prématuré besoin de savoir qui la rongeait, me faisait rechercher -la société des domestiques, car j’avais démêlé qu’eux, parfois, à -l’encontre de mon professeur, disaient la vérité sur certains points -qui m’intéressaient. Seulement, tout fiers de m’apprendre quelque -chose, ils me parlaient avec gouaille, en employant des mots orduriers. -Comme eux, je devenais sournois, rétractant, la minute d’après, ce -que je venais d’exprimer, et le vieux prêtre, après avoir deux ou -trois fois constaté le fait, hocha la tête avec satisfaction et me -demanda un jour si je ne voudrais pas, plus tard, au lieu d’être -fringant officier, devenir un prince de l’Église. Si je répugnais à -entrer dans les ordres, ajoutait-il, il croyait démêler déjà que mes -qualités me permettraient de briller dans la conduite d’un État. Et il -m’inculquait les rudiments de l’histoire, me parlait des batailles où -Dieu avait assisté le plus fort et lui avait donné la victoire après un -massacre de trente ou de soixante mille hommes. Alors je courais vers -les offices, près des écuries, et, tapi sournoisement, je regardais -le cuisinier couper le cou à un canard, essuyer ses mains rougies -aux plumes encore frémissantes, pour essayer de me représenter, en -multipliant cette horreur, ce que devait être le massacre de trente -mille hommes. On me retrouvait pleurant, dans un angle de couloir, les -dents claquantes, le front couvert de sueur, et lorsqu’on sollicitait -de moi le motif de mes larmes, je répondais: c’est Wilhelm, le premier -valet de chambre, qui m’a pincé. Dans mes promenades à cheval, au -travers des campagnes environnantes, je voyais des paysans s’acharner -sur la terre, travailler de longues heures, le corps ployé en deux, -mener la charrue sous l’âpre bise de décembre, ou couper les blés -sous l’affolant soleil d’août qui dévore les cervelles. J’eus un jour -la curiosité de m’approcher d’eux comme ils s’étaient interrompus -pour prendre leur repas, et je restai stupéfié en voyant qu’ils -mangeaient du pain noir, dur comme du silex, et du lard rance couleur -de rouille dont les chiens courants de mon père n’eussent pas voulu. Je -questionnai le vieil abbé.—La terre qu’ils cultivent ne leur appartient -donc pas? Il éclata de rire:—Pourquoi voulez-vous qu’elle leur -appartienne? Dieu les a créés pour ensemencer vos champs, Monseigneur. -Rien ne leur appartient en propre que leur âme et encore la perdent-ils -le plus souvent. Mais ne les plaignez pas, ils sont libres, bien qu’on -ait eu tort sûrement, de les émanciper du servage que Dieu avait -ordonné... - -Le même après-midi, nous allâmes visiter une aciérie. Là, devant le -brasier flamboyant des fours à puddler, parmi un décor infernal, -j’aperçus des hommes demi-nus, cuits vivants dans leur propre sueur, -rissolés au passage par les effroyables flammes dardées des foyers -gigantesques, des êtres n’ayant plus rien d’humain, brandissant des -pelles immenses, luttant à coups de ringard contre les rigoles, contre -les ruisseaux de fonte en fusion crachant des étincelles et des vapeurs -sifflantes, qui les encerclaient et menaçaient à chaque seconde de les -engloutir. - -L’abbé lui-même formula ma pensée.—C’est l’enfer, me dit-il, vous -irez dans un endroit semblable, après votre mort, Monseigneur, si -vous n’avez pas servi les desseins de Dieu. Et je sus que ces hommes, -eux aussi, mangeaient à peine à leur faim, mais que l’usinier, leur -patron, était le roi des aciers, c’est-à-dire un des plus fabuleusement -riches parmi les riches. J’appris qu’ils souffraient cette géhenne -pour fabriquer des canons afin de tuer d’autres hommes.—L’agriculture -et l’industrie! résumait, la main en l’air, mon professeur didactique: -ce qui fait la richesse d’une nation que Dieu protège, Monseigneur. -Toujours, il me parlait de cette divinité invisible qui me semblait -patronner tout ce qui était injuste, tout ce dont souffraient mes -neuves sensations et mon jeune esprit éveillé trop tôt. - -Quand je le questionnai sur Ses desseins, sur les moyens par Elle -employés pour convaincre l’humanité de son existence, il me parlait de -la révélation et des miracles, me citait les pastours et les vachères -auxquels Elle était apparue dans les champs ou dans les grottes. Alors -je m’étonnais que Dieu eût préféré s’exhiber sans contrôle à des -gardeuses d’oie hystériques au lieu de surgir tout à coup au milieu des -multitudes assemblées ou quand les foules, ainsi qu’on me le disait, -criaient parfois d’angoisse vers Lui en dressant des bras implorateurs. -Comme on m’avait déjà incité à raisonner droitement à l’aide de la -logique, je ne trouvais là aucune marque de l’Intelligence qui avait -dû ordonnancer le monde. Et quand nous revenions, moi toujours triste -et le vieux prêtre toujours guilleret, des mendiants, une nuée de -miséreux en haillons, couraient vers nous, la main faisant sébille. -Lui, me défendait de leur donner trop pour ne pas encourager le -vice, disait-il. Et je me rappelais que chez nous, souvent, j’avais -vu la livrée ivre se battre jusqu’au sang; je me rappelais que deux -gentilshommes avaient été surpris dans un salon de jeu, trichant au -baccara, et que Tiercelet, le grand piqueur roux, m’avait dit, un -soir, en riant, que ma sœur aînée «avait plusieurs amants», ce qui -me semblait être du vice aussi et du meilleur. Une fois, un de ces -mendiants me stupéfia. Devant nous, sur la route, il fouillait un tas -de crottin de ses maigres mains, semblait positivement le picorer avec -ses doigts, et emplissait ensuite une écuelle de terre avec ce qu’il en -extrayait. - -—Qu’est-ce qu’il fait donc? demandai-je, intrigué. - -—Il ramasse les grains d’orge et les grains d’avoine que les chevaux -n’ont pas digérés, afin d’en faire une bouillie pour lui et ses -enfants. C’est un juif; il ne mérite aucune pitié... - -Ainsi, ainsi, à part quelques heureux comme moi, qui détenaient toute -la richesse, et à qui, dès le premier âge, on enseignait l’aridité du -cœur et l’atroce égoïsme, il n’y avait donc que des misérables ou des -résignés sur la Terre! - -Alors une voix profonde, une voix plus forte que celle de mes maîtres, -s’éleva pour crier en moi: - -—Ce n’est pas juste! ce n’est pas juste! - -Et pendant des années, mon existence se prolongea pareillement. Des -bons soins de l’abbé, je passai à ceux d’un Jésuite qui m’apprit à -mentir avec science et génie. - -—Dieu lui-même ne dit jamais sa pensée; imitez-le, Monseigneur, et -vous deviendrez un prince célèbre, affirmait-il, le regard sinueux -et la lèvre pincée. Puis un bataillon de professeurs hiérarchisés -succéda à l’Ignacien. Mais tous, quels qu’ils fussent, prêtres ou -laïques, me dupèrent avec méthode, travestirent la réalité du monde, -arrangèrent l’Histoire et la Vie, comme me l’apprirent des livres: -l’immense Rabelais, les Encyclopédistes, les auteurs du XVIII^e siècle: -Montesquieu, Condorcet, d’Alembert, Voltaire, Diderot, les poètes: -Gœthe, Vigny, Léopardi, les penseurs comme Bayle, Proudhon, Buchner, -Renan et le Maître incontesté des libres intelligences: j’ai nommé -Schopenhauer, que je fis acheter en cachette parce qu’on les avait -vilipendés devant moi. A la bouche de tous ceux qui m’approchent, -purule le mensonge, pensai-je; ces livres doivent être beaux puisqu’on -m’affirme qu’ils sont odieux. D’ailleurs, est-ce que les crabes -peuvent juger les goëlands? me dis-je, en évoquant mes professeurs -qui expertisaient les grands hommes. Et ils me façonnèrent. Là, toute -ma prescience d’adolescent trop sensitif, toutes mes inductions -personnelles vinrent se vérifier avec une précision mathématique. - -Tous les mois, l’Empereur venait nous voir. C’était un grand vieillard, -svelte et droit, staturé en force comme un coltineur de Trieste, et qui -en avait, à peu de chose près, la mentalité. L’Impératrice, sa femme, -avait été d’une beauté sensationnelle et d’une intelligence, d’une -cérébralité véritablement indécente parmi les Cours européennes. - -Amoureuse de toutes les œuvres de l’esprit, passionnée d’art, -miraculeusement compréhensive, un Sophocle ou un Euripide eussent, à -peine, été dignes de son choix et de sa couche. Elle était mariée avec -un balourd qu’elle fuyait onze mois sur douze pour aller vivre à Capri, -dans une villa grecque, au péristyle de marbres rares, aux colonnes -doriques, au pur fronton, qu’elle avait fait élever d’après le modèle -de celles qui, jadis, ourlèrent le Pnyx ou le Céramique. - -L’Empereur se consolait en allant chasser l’isard dans le Tyrol ou la -gélinotte en Styrie. - -Invariablement, il parlait chasse avec mon père. - -—Il me part un coq de bruyère à 50 pas... vous comprenez, duc... un coq -de bruyère... je récite la moitié d’un _ave_, les dix premiers mots -d’un _pater_, et je l’abats... à plus de 60 toises... - -—Oui, je sais, répliquait mon auteur, vous êtes le premier fusil de la -planète, Sire... vous aimez la virtuosité... vous ne tirez jamais de -suite. - -—C’est ça... c’est parfaitement ça... autrement mes gardes en feraient -autant... - -Et il prenait mon père par le bras, s’épanchant alors sur le compte de -l’Impératrice. - -—Vous savez qu’elle est folle... voilà qu’elle s’est toquée des œuvres -d’un poète juif... un nommé Henri Heine... Connaissez-ça, vous?... - -—Connais pas, ne lis jamais de saletés, Sire... Mort aux juifs!... - -Une fois par semaine, je voyais ma mère qui avait un évêque pour amant. -Et cela n’étonnait personne dans ce milieu où les coutumes féodales -s’alliaient aux mœurs florentines. - -Elle me faisait mander dans son oratoire, me posait la main sur -l’épaule, sans jamais m’adresser la parole, me tenant une minute sous -la radiation de son œil bleu, pour me renvoyer après avoir déposé -sur mon front un baiser distrait qui sentait le musc et l’encens -d’église. Mon père, l’être responsable du crime de m’avoir enfanté, ne -s’inquiétait pas de moi deux fois dans l’année. Le bruit courait dans -le château qu’il était au début d’une paralysie générale, tare de -notre maison. C’était un petit homme qui, bien qu’il n’eût pas plus de -cinquante ans, assumait déjà l’apparence vétuste d’un vieillard tout -cassé et égrotant. Il passait ses journées dans une immense volière -qu’il avait fait construire dans le palais en abattant les cloisons de -quatre grandes salles. Quinze cents oiseaux de tous pays et de tout -plumage voletaient, piaillaient, bruissaient dans ce hall treillagé, -et mon père ne voulait laisser à personne le soin de remplir leurs -mangeoires ou de nettoyer leurs déjections. Constamment, il allait -parmi eux, en basquine de soie violette,—car il affectionnait, dans -le privé, les habits d’ancien régime—les mains pleines de mil ou de -chénevis, incitant de la voix les serins néerlandais ou les perruches -du Brésil à venir prendre leur nourriture dans ses paumes ouvertes. - -Pendant de longues heures, on entendait ses petit... petit... cui... -cui... frou... frou... Et quand il était fatigué, il s’asseyait dans -un large fauteuil à oreillettes et, béat, considérait ses oiseaux d’un -œil extatique, ne s’arrêtant de rêvasser que pour essuyer d’un mouchoir -de batiste, au chiffre impérial, les fientes tombées sur le dos ou -les épaules de son habit. Souvent on lui apportait là les pièces à -signer par délégation, les pièces d’État que, parfois, les bestioles -irrévérencieuses blasonnaient à leur tour d’un sceau blanchâtre, d’une -pastille molle et intempestive, que le chambellan, lui, recouvrait -gravement de poudre d’or. - -—Petit... petit... cui... cui... cui... frou... frou... frou... faisait -mon père en apposant son parafe, infatigablement, et sans lire jamais. - -Il avait eu, paraît-il, des chagrins d’amour dans sa jeunesse. La -diplomatie, en mariant à un autre prince la femme qu’il aimait, lui -avait porté un coup terrible. Immédiatement, il était devenu poète, -passant ses nuits à composer des vers élégiaques dans lesquels il -prenait les nuages, les étoiles, le soleil et la lune, la lune surtout, -à témoin de son malheur. On m’avait montré ses poèmes en me disant -que, moi aussi, je n’aurais pas le droit de choisir ma fiancée, car -cet avantage que possède le dernier des rustres est refusé à la souche -royale, pour motifs supérieurs et raison d’État. Une autre de ses -passions était de panneauter des chats—ennemis nés des oiseaux—de les -prendre au traquenard d’une chatière. Ce sport, seul, atténuait pour -lui le deuil de ne pouvoir chasser, par suite de l’état débile de sa -santé. Il avait fait lâcher un peuple de matous à travers le palais, -et tous les caniveaux, tous les recoins des cours, étaient semés de -ces pièges, de ces chausse-trappes qu’il amorçait d’un morceau de -viande saigneuse. Quand un chat était pincé, l’ancien maître d’équipage -sonnait du cor à pleines lèvres, faisant entendre l’hallali triomphal. -Et mon père quittait ses oiseaux, accourait tout joyeux, en boitillant, -appuyé sur sa canne, toussant, crachant, par les vestibules et les -perrons, pendant que les familiers et les larbins s’écartaient chapeau -bas.—Plus vite, plus vite, Frédéric, criait-il au grand laquais -galonné, en culottes de soie et en catogan, qui le suivait à dix pas, -portant à la main des pots de couleur et des pinceaux. Alors, pendant -que le valet maintenait la malheureuse bête prisonnière, mon père -longuement la peignait avec délices, en bleu, en rouge, en vert, lui -attachant par surplus une casserole à la queue. Puis, il la lâchait -brusquement, roulait parfois à terre, tant il riait d’un petit rire -aigu, devant le bond désordonné, la trajectoire folle du chat terrifié -qu’on libérait enfin. - -—Ah! ah! comme il court! On dirait l’Italien à Custozza. - -Et il retournait à ses oiseaux. - -Un soir, le Surintendant de Police nous le ramena, car depuis trois -jours il avait disparu du château. Il avait été arrêté dans un jardin -public de la Capitale voisine, à la nuit tombante, sous la pluie -rageuse d’un après midi de mars. Mon père, en cette circonstance, -était, paraît-il, accompagné de deux individus entre lesquels il -marchait pendant que l’un d’entre eux—celui de gauche—tenait un large -parapluie destiné à abriter le déambulant trio. Vingt fois ainsi, -revenant sur leurs pas, ils avaient parcouru une allée écartée, -cependant que mon père... comment dire cela?... je n’ose... cependant -que mon père, de chacune de ses mains, travaillait ses compagnons, -comme le duc d’Angoulême avait l’habitude de se travailler soi-même... - -L’Empereur, à la suite de cet incident, donna l’ordre de ne plus le -laisser sortir. Et désormais, il vécut dans sa volière où il avait -fait dresser un lit, et dans laquelle on lui portait ses repas. Il ne -voulait plus voir personne, et si parfois quelqu’un s’approchait des -grillages, un être étrange, en habit de cour, enlinceulé de blanc par -les fientes des oiseaux, s’offrait à sa vue qui, d’une voie cassée, -chantait des _lieds_ d’amour et faisait des vers en comptant sur ses -doigts. Deux ou trois fois par mois, seulement, le maître d’équipage -venait le chercher pour forcer un chat. - -A l’époque de ma puberté, dois-je vous le dire? les chambrières ne -manquèrent pas de m’enseigner l’accouplement, de me faire goûter à -leurs caresses vicieuses, de m’initier à des dérèglements sournois, -pendant que leurs amants, les valets de chambre, me suggéraient des -habitudes, des travers de prisonnier. - -—Avec ça on devient un grand prince; on évite l’écueil des femmes, me -disaient-ils en fanfaronnant dans leur turpidité et leur cynisme. Aucun -d’eux ne manifestait la moindre crainte au sujet d’un renvoi possible. -Qui donc oserait les chasser? Ils avaient bien trop de secrets. Et, -moi, je leur étais reconnaissant, car ils m’apprenaient tous les -potins, tous les scandales, toutes les hontes de la ville et de la cour. - -A dix-huit ans, on me questionna sur mes goûts; on me demanda si -j’avais fait choix d’une carrière. Je répondis sans hésiter que je -voulais servir l’Église, que depuis soixante ans ma famille n’avait -fourni aucun cardinal à la chrétienté, et que je réparerais cette -lacune de ma lignée. Tous les miens me félicitèrent, et pendant deux -jours, comme faveur et témoignage insigne de satisfaction, mon père qui -était sorti de sa volière—ce qui ne lui arrivait plus deux fois par -année, peut-être—m’autorisa à assister, à sa droite, au laisser-courre -de ses chats. Ma mère, elle, me fit cadeau de son médaillon enrichi de -brillants, et l’évêque, son amant, m’embrassa au front, de ses lèvres -peintes. Alors, je fus déféré à tout un lot de théologiens chargés de -me donner l’enseignement sacerdotal. - -Pendant vingt-quatre mois, Messieurs, je témoignai de la ferveur la -plus grande, de la piété la plus édifiante; pendant vingt-quatre mois, -je ne levai pas trois fois peut-être les yeux sur les gens pour les -dévisager, car le regard de mon semblable me paraissait toujours être -un outrage à moi-même. Cela fera un saint, disaient les soutaniers, -mes professeurs, qui vivaient dans un perpétuel émerveillement. Et la -veille même de mon ordination, je priai mon père de les réunir avec ma -mère et mes autres parents, dans la grande salle du palais, pour ouïr, -de ma bouche, une déclaration importante. Quand tous furent assemblés, -quand d’un signe, l’auteur de mes jours, m’eut autorisé à parler, je -tirai de ma poche un petit manuscrit, fruit de mes veilles littéraires, -et je me mis en devoir de le leur lire incontinent. - -Cette nouvelle, Messieurs, vous n’en serez point privés. La voici... - -Et, comme il en avait menacé l’auditoire, l’accusé sortit de sa poche -un fascicule broché et donna lecture de ce morceau: - - -CONTE BIBLIQUE. - -Marie de Béthanie, debout sur le seuil de sa maison, scrutait de sa -prunelle saphirine des lointains poudreux de la route de Jérusalem, -que rejoignait, là-bas, vers l’horizon, un grand ciel de pyrope et -de safran, balafré par les stries violâtres du soleil au déclin. Une -tiédeur douce, une onde de joie chaude, enchantait tout son être, -quand aux heures du soir, comme en ce jour, elle attendait son nouvel -amant, le Nazaréen, à la parole balsamique et aux cheveux volutés. -Marie, cependant, n’était point entièrement heureuse. Un pli soucieux -creusait son front, exhaussé par un cimier de nattes couleur de -cuivre, lorsqu’elle venait à songer que jamais encore, malgré ses -plus vives instances, le nouveau Prophète n’avait consenti à partager -complètement sa vie. Pourtant, depuis la dernière Pâque, elle vivait -dans l’espoir qu’il cèderait enfin. Et, pour subvenir aux charges -lourdes de l’existence commune, le plus souvent possible, elle dérobait -à la rapacité de sa mère la majeure partie des monnaies diversement -effigiées, avec lesquelles les centurions du Proconsul acquittaient le -loyer de son corps. - -La mère de Marie de Béthanie avait fourni à Rome une belle et longue -carrière de mérétrice retentissante. Pendant vingt-cinq années au -moins, l’or fumeux de ses cheveux roux avait été chanté en vers -hexamètres, glyconiques, phaleuces ou asclépiades par les plus réputés -des poètes qui florissaient dans la ville des Césars, et souvent on -s’était égorgé pour elle dans le camp des Prétoriens. A quarante ans, -quand elle était belle encore, elle s’était repentie d’avoir délaissé -les cataphractaires ou les chrysaspides du Palatin pour les porteurs de -lyre, car, l’un d’entre eux, après avoir juré, sans doute, de mourir -de façon bizarre et inusitée, avait fait d’elle une infirme dont le -visage ne pouvait plus que semer l’épouvante. Ayant acquis, moyennant -quinze aureus, la faveur d’être aimé une nuit, il avait sournoisement -bu l’euphorbe avant les étreintes, puis s’était lié à la mère de Marie -par un réseau de cordes fines qu’il avait, dans une rage d’amour -décuplée par l’approche de la mort, serrées comme au cabestan. Cinq -heures durant, il avait hoqueté, écumé et pantelé dans les affres de -l’agonie, ponctuant les joues, le front et les lèvres de la courtisane -de la mousse verdâtre de ses derniers spasmes. Et, lorsqu’au matin des -voisins, attirés par ses hurlements, étaient entrés chez la courtisane, -ils l’avaient trouvée accolée à un cadavre déjà froid et couleur de -bronze oxydé. L’épouvante de la malheureuse avait été telle que son -visage s’était tordu comme en une convulsion tétanique qui ne devait -plus disparaître, et que ses yeux la veille encore si beaux, semblaient -converger toujours vers la même horreur, dans un strabisme définitif. - -Aussi, la mère de Marie, de retour à Jérusalem, avait-elle décidé que -sa fille ne servirait jamais qu’au plaisir des militaires qui lui -avaient laissé de bons souvenirs, et avec lesquels pareille aventure -n’était point à redouter, car s’ils s’entretuaient parfois après les -orgies, ils étaient notoirement incapables, par pur dilettantisme, de -pareils détraquements. - -Les centurions de la légion de Judée aimaient en Marie de Béthanie la -facile composition. D’humeur passive, elle ne les injuriait pas au -matin quand il leur arrivait de se refuser à verser le salaire que, par -Perséphone, ils avaient juré la veille. Sa chair de blonde toujours -amoureuse était en grande réputation à Iérouchalaïm. Des lettrés -qui faisaient profession de n’aimer que les Grecques s’étaient même -discrédités auprès de leurs pairs en recherchant ses faveurs, qu’elle -leur avait refusées par surcroît. Et ceux-ci s’en allaient répétant, -comme excuse spécieuse à leur faiblesse, qu’elle pouvait à la rigueur -passer pour une femme d’Ithaque ou de Céphalonie, puisqu’elle savait -danser aux crotales tout comme les filles de l’Archipel. - -Marie jouissait d’une large aisance jalousée par la plupart de ses -compagnes. Si le Nabi devait se refuser toujours à vivre sous son toit, -elle pouvait tout au moins, songeait-elle, l’arracher à la grande -route et, comme deux ou trois de ses amies l’avaient fait pour des -garnisaires, le mettre dans ses meubles, dans des meubles de cèdre -ou de santal précieux, et lui acheter des toiles de Perse et des -manuscrits hellènes, pour orner sa demeure ou son esprit. Oui, l’avoir -constamment près d’elle, ne le quitter que pour satisfaire rapidement, -le plus rapidement possible, et comme à la dérobée, aux exigences de sa -profession! Cette pensée la confortait quand ses nuits étaient prises -par les caresses vénales. - -De beaucoup, elle préférait son destin à celui de sa sœur Marthe -occupée aux besognes ménagères, alors que son frère Lazare, associé -avec un grammate émigré d’Athènes, à la suite de canailleries majeures, -avait édifié un Cottabéion à Hyérosolyma. Sans compter les osselets -et le cottabe, Lazare y dépouillait fort congrument la jeunesse du -négoce—entichée par pose des mœurs de l’Agora—à l’aide de dés pipés -que maniait, avec un art incomparable, une équipe salariée par lui. -Trois philosophes d’Ionie, ayant depuis longtemps blasphémé la sagesse, -composaient cette équipe, que venait renforcer un Ripuaire, staturé -comme Héraklès, et sans rival pour contondre les récalcitrants. Le -frère de Marie espérait, grâce à l’argent amassé et à la protection du -Grand Prêtre, pouvoir acheter, plus tard, une charge de magistrat et -finir ainsi ses jours dans le respect unanime. - -Donc, avant de connaître Jésus, Myriam n’avait éprouvé d’autre désir -que celui d’une prompte fortune, acquise d’après l’exemple maternel. - -Lorsque riche elle serait seule au monde et libre ainsi d’orienter son -destin, elle conjecturait qu’il lui serait facile de goûter les joies -de l’hyménée avec un jeune caravanier, ou bien avec quelque lettré -ayant plus de gloire que de pécune. - -L’âge et la vénusté de ses amants l’avaient jusque-là indifférée. Comme -ses veines charriaient en profusion les généreuses calories d’amour, -l’homme, l’individu, s’effaçait à ses yeux pour n’être plus qu’une -force, qu’un choc destiné à faire issir la volupté continuellement -rembuchée dans la coulée intérieure de ses moelles trop actives. Une -seule fois—l’année précédente—elle avait refusé de dormir avec un -de ceux qui la sollicitaient, parce qu’avec lui, réellement, aucune -conjonction épidermique n’était envisageable. Celui-là était un chef -de cohorte. Des sèves sournoises avaient institué sur son visage des -sortes de végétations quasi-madréporiques; ses joues boursouflées -étaient semblables à de grosses éponges imbibées d’eau malsaine; et des -bourgeonnements, des cryptogames charnus et de polychromie désolante, -s’incrustaient à ses maxillaires en dispensant une inéluctable -fétidité. Cette maladie provenait, paraît-il, du lointain pays des -Mèdes, et plusieurs médecins de la ville disputaient sur elle jusqu’au -point d’en venir au pugilat public. Cependant, le chef de cohorte, sur -qui toute médication avait été essayée, sacrifiait à Isis en désespoir -de cause et consultait les poulets sacrés qui avaient prononcé que -la Déesse, déchirant ses voiles, viendrait elle-même le guérir un -jour, par simple imposition des doigts. Cinq ou six centurions qui -pratiquaient, eux, les étranges rites d’amour en usage sur les rives -chaudes de la Gétulie avaient trouvé Marie complaisante et même -intéressée par tout leur inédit. Jamais non plus, elle ne bayait aux -récits parfois itératifs que lui faisaient de leurs campagnes et de -leurs blessures quelques-uns de ses amants qui avaient combattu chez -les Daces. Elle était donc de toutes leurs nuits orgiaques, quand le -kinnor et la sambuque assourdissent imparfaitement les stridulations -des femmes en amour, quand l’air se poisse du parfum des cassolettes, -des fleurs et des toisons, et que dans le lointain des chairs moites -s’enroulent, rampent et se déroulent, comme des vipères possédées, les -nerfs que la volupté a tordus. - -Mais, contrairement aux intérêts de Marie, les mœurs des centurions -commençaient à se modifier sous l’influence des coutumes asiates. Déjà, -ils fréquentaient les éphèbes qui servaient aux vices patriciens. Ils -ne sortaient plus qu’en litière, gesticulaient avec préciosité en -coupant l’air à l’aide de petites baguettes d’agate ou de jade. Ils -rémunéraient moins largement les courtisanes, et débitaient contre -le peuple d’Israël de violentes diatribes apprises par cœur et que -confectionnaient des érudits à gages. La mère de Marie et Marie -elle-même vengeaient de leur mieux le peuple élu en leur subtilisant, -à chaque occasion propice, quelques-uns de ces bijoux travaillés par -les meilleurs orfèvres d’Alexandrie, dont ils alourdissaient maintenant -leurs doigts et leurs chevilles, et où s’enlevait, en fines intailles, -le scarabée d’Égypte. - -Trop souvent à son gré, maintenant qu’elle aimait un homme supérieur, -Marie de Béthanie était forcée de consentir aux caresses salariées. -Ah! ne partager qu’avec lui la couche basse, marquetée d’ivoire, parmi -la nuit aphrodisiaque, aux senteurs opiacées du pays galiléen! Et ce -soir-là, douzième soir des Ides du renouveau, elle édifiait en pensée -la petite maison du bonheur, la petite maison sertie dans un parterre -de passeroses et d’anémones d’Assyrie, où il serait si doux de vivre à -deux, toujours... alors qu’à la veillée, avant l’heure amoureuse, il -lui conterait à voix basse, quelqu’une de ces histoires de tendresse et -d’élégie, qu’ignorent, les centurions au parler rude, et qui font se -volupter les âmes sentimentales. - -Mais guérir Jésus de son vagabondage? - -Tout à coup, il parut devant elle, à l’angle de sa demeure, haut de -taille, découplé en vigueur, le profil de chèvre, la peau saurée, -les lèvres épaisses et très rouges, toisonné par les frisons, par -l’astrakan d’une chevelure brune, en pur Syriaque qu’il était. Elle -fut surprise, car elle n’avait point remarqué l’habitude qu’il avait -adoptée depuis quelque temps de cheminer dans les fossés des routes ou -de se dissimuler derrière les rideaux d’oliviers, pour surprendre les -personnes catéchisables, ce qui doublait la profondeur de ses paraboles -de tout l’effroi d’un surgissement imprévu. Quelques-uns le disaient -thaumaturge et initié à la pratique du pantarbe. Et Marie de Béthanie -fut près de croire qu’il était venu, porté sur les ailes du vent -d’Arabie. - -—Me voilà, femme, dit-il, pourquoi rester ainsi dehors et ne pas -employer mieux le recueillement du soir? - -Mais elle n’avait point perçu le sens de ses paroles, toute à la -délectation de le revoir, l’oreille pleine de délicieux frisselis et -les yeux papillotants, ne pouvant point croire encore à l’ineffable -réalité, à la joie divine de sa présence. Elle vint à lui pour épouser -son corps d’une étreinte; mais elle n’osa point aspirer à sa bouche. -Une minute elle resta immobile; puis elle fléchit les genoux. Ses bras -frais et nus ceinturèrent les flancs du Nabi, et, se traînant à demi, -elle l’entraîna dans la maison. - -—Chien errant, voleur de filles, renégat, contempteur de la Loi, honte -d’Israël! vociféra une vieille femme bigle, aux paupières sirupeuses, -dont l’affreux rictus découvrait les canines crochues, alors que -la grisaille de ses poings tendus trouait de vagues blancheurs le -clair-obscur de la pièce basse, mal éclairée par la lampe de bronze. -C’était la mère de Marie, que chaque visite nouvelle du Nazaréen -précipitait aux dernières limites de la fureur: Jésus, loin de payer, -recevant des subsides. Et cela la faisait écumer, elle, qui poussait -le souci maternel jusqu’à ne point vouloir gêner les ébats de sa fille -par sa présence. Car chaque soir productif, elle allait requérir -l’hospitalité d’une voisine et revenait aux premières heures du jour, -pour passer une éponge mouillée sur les courroies des sandales et -battre la toge militaire avec des verges de roseau. Ses tarots lui -avaient appris, d’ailleurs, qu’il dégoûterait sa tille de la profession -qui toutes deux les faisait vivre, et qu’il vouerait leur race à une -éternelle exécration. - -Jésus, depuis sa prime enfance, était habitué aux injures. Les siens, -eux-mêmes, l’accusaient d’être de mauvaises mœurs et de _n’avoir jamais -su se faire une position_, malgré toute sa facilité à discourir. Il -se tourna donc vers la vieille femme et répondit de sa voix toujours -quiète: - -—Garde tes injures pour tes péchés, femme qui as trop vécu, et -invective seulement ta propre nature qui se projette en avant de tes -yeux et de ton esprit, et que tu découvres en toutes choses... - -Hors d’elle-même, à la pensée que l’amour de sa fille allait, cette -fois encore, rester sans salaire, la matrone, les bras dressés, -attestait le ciel. - -—Malédiction sur nous! La misère et le mauvais sort sont dans notre -demeure, depuis que tu y es entré, mauvais fils. Qu’allons-nous -devenir, dis, si tu détournes ainsi mon enfant de ses devoirs? -Tiens, regarde—et elle brandissait sous le nez de Jésus une paire de -chaussures à lunule—regarde, regarde donc, le dernier homme qui est -venu visiter Marie nous l’avons pris pour un chevalier romain... Eh -bien! ce n’était qu’un décurion, un pauvre décurion qui avait volé les -chaussures de son chef. Le matin, il a payé en sesterces périmés, en -sesterces du premier des Césars, du «_Mœchum calvum_» comme il disait -en riant, ce bouc de sabbat, et j’ai dû garder ses sandales en gage... - -—Le _Mœchum calvum_! exclama Jésus en jetant sur la porte des regards -inquiets... Tais-toi, vieille, on pourrait nous entendre. Respecte -l’autorité et les maîtres du monde... n’injurie pas César, surtout, -redoute le Proconsul... - -Et, marchant sur elle, il traçait dans l’air des signes d’exorcisme. - -—Hors d’ici... hors d’ici, car Adonaï pourrait bien changer en crottin -de mule les deniers d’or de ton fils Lazare, et, d’un voleur riche, en -faire un gueux très pauvre... - -La vieille, atteinte au creux de l’être par cette évocation sinistre, -poussa coup sur coup deux glapissements de terreur; son rictus de -cauchemar découvrit plus amplement ses maxillaires saigneux, un pleur -résineux tomba de ses paupières dentelées en crête de coq, et, à -reculons, elle s’achemina vers la porte, définitivement vaincue, non -sans emporter toutefois, par crainte d’un larcin possible, un miroir -d’argent niellé et une robe de lin astragalée d’or, cadeaux d’amour du -vieux Caïphas à sa fille. - -Alors Jésus tendit ses pieds pour l’ablution du soir. Dehors, des -millions de topazes gemmaient le firmament qui enchapait la terre, -comme toujours, de son pérennel et méprisant silence. - - * * * * * - -C’était le temps béni où l’éclat de rire des hommes venait en partie de -renverser l’Olympe, où la plupart des dieux païens jonchaient déjà de -leurs débris le sol civilisé. La Raison, fille du Portique, la Vertu, -formulée par Zénon, allaient convier le monde aux agapes de paix et -d’éternel amour. Mais un calembour imbécile, à peine digne d’un barbier -de Suburre: «_Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église_» -prévalut sur Aristote. Mais la sanction du vol et du banditisme fournie -par cette maxime: «_Rends à César ce qui appartient à César_», car -César ne possède rien qu’il ne l’ait volé ou extorqué par la force, -permit aux forbans et aux supplicieurs de récupérer la Terre. Mais -la lâcheté et le servilisme affirmés en cet apophtegme: «_Si tu as -reçu un soufflet sur la joue droite, tends la gauche immédiatement_», -étranglèrent la dignité humaine et eurent raison du stoïcien qui tenait -la Nature en échec sur le granit aurifère de son âme. L’Occident, -énervé par la superstition nouvelle, roula donc entre les jambes des -barbares pour la saillie monstrueuse, et, pendant dix-huit siècles, -l’humanité devait macérer dans la Ténèbre, le Mensonge et la Peur! - - * * * * * - -Le logis de la pécheresse n’était point sans luxe, ni même sans art. -Son deuxième amant, un centurion qui rêvait, par le discours et la -stratégie, de s’égaler au Grec Phocion, lui avait laissé, à son départ -pour Rome, trois terres cuites, trois figurines de Myrina, plus une -coupe signée par Euphronius lui-même, et dont les rouges silhouettes -historiaient l’aventure de Thésée chez Amphitrite. - -Des vases à relief et à lustre noir, des poteries et des hydries -de Cumes, servaient aux soins de son corps. Des nattes fraîches -recouvraient la mosaïque, près de laquelle, sur une console, parmi -des pots de fard, des crayons d’antimoine et des lettres d’amour, -s’encanaillait un manuscrit que Marie de Béthanie montrait volontiers à -ceux qui lisaient les caractères grecs, et où le centurion prétendait, -lui aussi, avoir configuré les véritables dieux. La table, ce soir-là, -était frugalement servie d’une moitié d’agneau rôti, d’olives du Carmel -et de figues de Chio, blondes et ambrées; dans trois lécythes de terre -blanche odorait lourdement le vin noir de Syrie. Jésus, soucieux, avait -mangé en silence et Marie, après l’avoir servi sans presque toucher aux -mets, s’était assise à terre, s’appuyant à la tiédeur de ses genoux -pour embrasser le bas de sa robe, chaque fois qu’il daignait baisser -les yeux sur elle. Soudain, comme le sablier marquait la dixième -heure, gagné sans doute par la quiétude du foyer, émollié par l’amour -de la courtisane, ou se trouvant peut-être en une de ces minutes de -découragement où le fond de l’âme remonte comme un flux irréfrénable -aux lèvres des plus forts, Jésus parla: - -—Je suis las, dit-il, femme, bien las. Les douze au retour de Bethsaïda -ont perdu courage pour n’avoir pas réussi à immatriculer un seul -esprit dans la foi nouvelle. Comme eux, je suis près de connaître la -défaillance... Le doute, le doute affreux m’a envahi... Comprends-tu -ce qu’un pareil mot veut dire pour moi? Jusque-là, je croyais tout -savoir... Je croyais pouvoir tout expliquer avec les paroles jaillies -du cœur. Je croyais que le sentiment devait être enfin victorieux. Un -Grec aujourd’hui m’a montré que la raison seule est souveraine. - -«Écoute-moi, m’a dit cet homme, comme j’enseignais près du mur aux -prières, écoute-moi, bien que ma façon de discourir doive répugner à ta -race illettrée, aux hommes dont tu es le frère et qui n’étaient point -dignes du sacrifice de Prométhée. - -«Je ne sais point parler sans préambule, et il me faut te dire pour -donner quelque poids à ce qui va suivre que j’enseignai, jadis la -Philosophie proche la fontaine de Callirhoë. Mon académie n’était point -sans réputation, et j’allais définitivement bénéficier de l’épithète -de Sage, lorsque j’eus le malheur d’improuver un Patricien puissant. -Tu vois que je n’avais point droit au titre de Sage! Le Patricien fit -fermer mon école, et j’aurais été réduit à la plus noire misère, si -l’archonte au pouvoir, qui professait le scepticisme, n’était venu à -mon secours et ne m’avait fait donner le poste d’œnopte, c’est-à-dire -d’inspecteur des vins. - -«Pour un philosophe, veiller à ce que le délire bachique de ses -compatriotes soit de bon aloi me semblait plaisant, et j’admirais la -prévoyance des dieux, qui fomentèrent la vigne afin que leurs créatures -pussent, la bouche empâtée, bénir la vie, dire le plus de bêtises -possible et oublier ainsi la scélératesse des Olympiens. Un jour, ivre -moi-même, pris de vertige ou d’un prurit de sincérité, je dénonçai -l’archonte mon protecteur, qui possédait des ceps en Achaïe, comme -un vil trafiquant de breuvages adultérés, et j’allai même jusqu’à -l’accuser de ne m’avoir nommé œnopte que pour pouvoir, en toute -impunité, empoisonner la divine Athènes. Je dus m’exiler et devenir ici -garçon d’étuve. Comme tout Grec, tu le sais, je puis être, tour à tour -ou en même temps, grammairien, rhéteur, peintre, augure, mime, médecin, -magicien, proxénète. C’est ce qui me vaut aujourd’hui le plaisir de -dialoguer avec toi. - -«Plusieurs fois déjà, je t’ai entendu te proclamer Dieu et prophétiser -en ce sens. Tu es de bonne foi, évidemment. La croyance en ta divinité -a dû germer en ton esprit, parce que tu t’imaginais parler autrement -que le restant des hommes. Tu parles mal, crois-moi, tu ignores -l’enthymème et le syllogisme, et tes gloses ne feraient pas une drachme -sur l’Agora. D’ailleurs, si tu es Dieu, rien n’est plus facile à -prouver. Tu dois en cette qualité connaître dans son plus petit détail -la mécanique du monde. Explique-moi alors comment les étoiles tiennent -dans le ciel sans crochets apparents et sont douées de régulières -annulations? Quelle force les approche l’une de l’autre, sans qu’elles -viennent jamais à se heurter, et les éloigne ensuite en leur faisant -décrire des orbes que d’aucuns prétendent avoir calculés? Définis, -analyse l’air, l’eau, le feu, le mouvement, la procréation. Pythagore -affirme que le soleil est immobile parce qu’il est 1. Es-tu de son -avis? Le Dieu ton père n’a pas manqué de t’enseigner tous les secrets -que recherchent vainement les hommes, et tu pourrais m’apprendre -pourquoi un corps lancé dans les airs ne suit pas toujours l’impulsion -première et retombe immuablement vers le sol... Tout cela prouverait -autrement ta divinité que tes hyperboles mal construites... Ton père -doit être un fameux géomètre, crois-tu que les propositions d’Euclide -sont justes?» - -Jésus s’était levé et marchait dans la pièce... - -—Cet homme avait raison, confessa-t-il. Je ne sais rien, rien, ou -si peu! Je lui répondis néanmoins par une parabole:—En ce temps-là, -les hommes orgueilleux désiraient la Science, mais Dieu leur envoya -son fils qui leur apporta l’amour... Cependant mon contradicteur, -paracheva le Nazaréen, de la voix qu’il devait retrouver plus tard -dans sa passion, devenait sarcastisque et la foule, visiblement, était -pour lui.—«Pose tes métaphores et réponds-nous sans fioritures... -Tu n’es pas Dieu, puisque tu ne connais rien à la création et te -défiles en mauvais rhéteur...»—Oui, oui, il n’est pas Dieu, grondait -le peuple menaçant. Des pierres volaient vers moi; déjà les vieilles -femmes commençaient à me lancer des excréments... Je dus fuir... fuir, -pendant que le Grec, grimpé sur une borne, proférait la terrible, -l’épouvantable parole que je redoutais depuis tant de jours, et qu’il -avait trouvée, lui... - -«Pourquoi le Dieu, ton père, qui pouvait faire le monde heureux et bon, -l’a-t-il fait douloureux et scélérat? Est-ce qu’un homme, un simple -humain, coupable d’un pareil crime ne serait pas digne de toutes les -malédictions? C’EST NOUS AUTRES, LES CRÉATURES, QUI AVONS LE DROIT DE -JUGER LE CRÉATEUR, ET NON PAS LUI... Arrière, imposteur! Tu dis venir -nous racheter après que ton père nous a vendus. Qu’est-ce que c’est que -cette vente monstrueuse et que ce rachat stupide? On voit bien que tu -es d’Israël, à qui toujours les termes du négoce viennent à la bouche, -que tu es de la race de Sem, éternellement vouée au commerce et à -l’usure!» - -Une suette d’angoisse secouait Jésus frissonnant... une exprimable -détresse faisait transsuder son front d’une rosée fumante... Ah! n’être -qu’un homme, rien qu’un homme, avoir le droit d’être faible, ignorant -et lâche! ne plus agir, rêver! ne plus parler, aimer! Et ses deux mains -tombèrent aux épaules de la fille, soudain dressée devant lui. - -Un ressac de joie délirante et folle venait de chavirer l’âme de -Marie de Béthanie. Elle comprit que son rêve, son rêve si longtemps -caressé, touchait à sa réalisation. Depuis qu’elle le connaissait, -pour le conquérir à jamais, elle désirait un enfant du Nabi, un -enfant qui serait blond comme elle, et, plus tard, sentencieux comme -le père. Ainsi, elle le posséderait jusqu’à la mort. La maternité, -estimait-elle, lui serait facile, car antérieurement elle avait failli -concevoir des œuvres d’un scribe de l’Ethnarque. Mais sa mère, experte -aux simples qui délivrent, avait résolu facilement la conjoncture -improfitable au commerce charnel. Son ventre, frotté d’aromates, poli -comme un albâtre pentélique, était donc resté sans rides, et ses seins -n’étaient pas bagués à la pointe des larges cernes bleuâtres qui -éloignent les lèvres de l’amant. Elle offrait tout cela à Jésus. Elle -consentirait avec joie à moins de beauté si la vie qu’il éveillerait en -ses flancs pouvait l’unir à lui, indissolublement. - -La chair grumelée sous le feu qui ardait du profond de sa féminéité, -dans l’envol de sa chevelure cinglant la pièce de parfums âcres, elle -clama, les bras au cou du Nazaréen, accolée à lui de tout son être: - -—Prends-moi, possède-moi, rends-moi mère, et que tu m’appartiennes à -jamais! - -Ivre à son tour de volupté réflexe, le thaumaturge chancela, pour -descendre vertigineusement, en une seule minute, jusqu’au fin fond du -gouffre où le Désir est roi. Pour la première fois, il comprit qu’il -venait d’être confronté enfin avec le seul, avec l’unique, avec le -véritable Dieu, avec Celui qui enfante la Vie dans la lumière et les -étreintes, dont la flamme immortelle galvanise les mondes et régente -l’Univers, avec le Désir, tour à tour Créateur, Unité et Absolu. Sur -l’holocauste de son orgueil, Jésus pleura; deux larmes ravinèrent ses -joues, deux larmes qu’il offrit comme rançon expiatrice aux hommes que, -sans l’amour de cette fille, il était sur le point de tromper. Avec -son seul vouloir, à l’aide de la Raison indéfectible contre quoi tout -attentat est inexpiable et vain, l’humanité accéderait peu à peu à la -divinité du Savoir. Et Jésus ouvrit les bras pour étreindre la femme, -ouvrit les bras pour la posséder. - -Mais on frappa à la porte, et l’homme de Bethléem se recula. - -—Accès du seuil au noble Valerius Livianus, mon maître! disait une voix -impérative. - -C’était en effet le riche Valerius Livianus, tribun militaire et cousin -du Proconsul, qui venait rendre visite à Marie de Béthanie. Quatre -Nubiens, aux cheveux cotonnés, aux muscles de bronze frissonnant, -soulevaient sa lectique aux rideaux de pourpre, et son intendant, -précédant les esclaves, heurtait l’huis de sa baguette d’ivoire, afin -de discuter avec la pécheresse le prix de la nuitée de son maître: car -Valerius Livianus était économe et l’affranchi soucieux de ne perdre -aucun courtage. La mère de Marie s’insinuait derrière le Romain, tout -heureuse de l’aventure qui la vengeait du Nazaréen, Un ricanement -victorieux accentuait l’hiatus de sa denture, et, comme le vin au miel -qu’elle avait bu chez la voisine avait ajouté à son habituelle force -d’invectives, Jésus, sous une nouvelle ventée, sous un raz de marée -d’anathèmes, disparut par le jardin. - -Il allait vers le Golgotha; le monde était perdu! - - * * * * * - -A nouveau, M. Éliphas de Béothus, ayant terminé la lecture de son petit -conte, sollicitait une pastille de maître Pompidor, et ce dernier, -avec une bonne grâce qui ne défaillait pas, lui passait le drageoir. -Un silence tombal planait dans la salle, un silence d’hypogée que seul -un prêtre—qu’on était du reste en train d’expulser sur l’ordre du -président—avait troublé en protestant à haute voix contre les atteintes -portées à la mémoire de Celui dont il était ici-bas le voyageur de -commerce, et pour le compte duquel il louait des chambres dans le -paradis. - -Placidement, l’accusé attendit que le double tambour de la porte se fût -refermé sur le placier en miséricorde, et, le geste toujours élégant, -la voix sans trouble, il repartit... - -—Trois mois d’arrêts furent la récompense de ce talent littéraire et -subversif exhibé en famille, trois mois de dure geôle que je passai -sans livre, sans papier, sans le réconfort d’une parole amie, mais -aussi sans professeur ni jésuite. Au sortir de ma forteresse, je reçus -des mains d’un fonctionnaire une feuille de route pour un régiment -de cavalerie, où je devais être immatriculé comme cadet. L’envie de -m’enfuir, de gagner l’étranger, de vivre au loin d’une libre vie, -me vint, mais où aller, puisque j’étais sans ressources aucunes et -totalement inapte à me créer des moyens d’existence? J’obtempérai -donc, et pendant sept ans, donc cinq d’épaulettes, j’existai parmi les -patriciens à sabretaches et à éperons. Mon Dieu! que j’en ai entendu -des bêtises, d’outrageantes bêtises, des niaiseries vingt fois vomies -et remâchées parmi ces hommes à belliqueuses moustaches dont tout le -savoir-faire est orienté vers l’alcôve et l’écurie! Et le plus fort -était ceci: lorsque je m’efforçais de montrer à mes soldats, aux -cavaliers de mon peloton, quels sots et prétentieux mannequins, quels -scurriles fantoches étaient les officiers, mes collègues, ils ne me -croyaient point. - -Lorsque je leur disais que le plus brillant d’entre eux était certes -mieux obturé que le plus hébété des gardes d’écurie, ils reculaient et -baissaient les yeux, mal à l’aise. J’avais beau leur démontrer que le -dernier des humains pouvait quelquefois penser par soi-même, conquérir, -de par son propre entendement si mince fût-il, une parcelle de vérité, -et l’officier jamais, car celui-ci pensait toujours à l’aide des idées -toutes faites, des idées de sa caste ou de son école; j’avais beau -m’acharner à faire vingt fois la preuve de tout cela, les malheureux -balbutiaient et se reculaient apeurés et tremblants. Sans doute, -l’hérédité d’esclavage était trop forte pour qu’ils pussent jamais se -libérer. Sans doute, croyaient-ils que mon intention était de leur -soutirer quelque parole d’approbation pour, ensuite, les faire passer -au Conseil de guerre. Alors je m’acharnais, car je venais de lire -Tolstoï et Ibsen et je voulais réaliser leur morale. A l’encontre de -mes égaux ou de mes supérieurs, je m’étais de suite montré humain avec -mes hommes, et maintenant une rage de fraternité m’emportait vers eux; -je les traitais comme s’ils eussent été de mon propre sang, je leur -parlais amicalement, me faisant conter leur vie; je leur distribuais -non seulement tout l’argent de ma solde mais encore la plus grande -partie de ma pension; je leur répétais dix fois par jour, peut-être, -que j’étais officier malgré moi, et que je ne me reconnaissais pas -le droit de leur donner des ordres, car nul n’a le droit légitime de -commander à son semblable, ici-bas, rien n’y faisait. J’élevais ensuite -le débat, espérant mieux me faire comprendre. Je définissais la Patrie, -telle qu’elle aurait dû leur apparaître, la Patrie qui ne leur a jamais -concédé aucune justice, mais qui, à chaque instant, confisque leur -travail, leur liberté et même leur vie. Je leur disais que la Patrie -c’était la somme des profits, des privilèges et des jouissances des -riches, qu’eux qui ne possédaient rien devaient se désintéresser des -querelles que la Patrie pouvait avoir avec les Patries d’à-côté. En -quoi cela pouvait-il leur importer que le Français, le Germain ou le -Slave triomphât chez eux, puisque toujours ils seraient pareillement -exploités. Si les puissants et les satisfaits, en un moment donné, -voyaient leurs biens menacés par l’envahisseur, ils n’avaient qu’à -les défendre eux-mêmes, à combattre jusqu’à la mort, à mettre à jour -de l’héroïsme, sans pousser à l’abattoir les multitudes qu’ils ont -dépouillées et qu’ils maintiennent dans l’ignorance et la servitude. -Puisqu’au sens des exacteurs, la gloire est une belle chose, et que -les prouesses guerrières ennoblissent un peuple, pourquoi ne la -réclamaient-ils pas pour eux seuls et réservaient-ils aux autres -le soin d’accomplir les hauts-faits? J’ajoutais que, dans quelques -siècles, jamais les historiens ne pourraient reconstituer l’état d’âme -des foules misérables, des foules asservies et spoliées ne connaissant -que l’endémique famine, et qui, cependant, sur un signal donné par -un gouvernement, couraient s’égorger, de frontière à frontière, pour -défendre le bien de leurs oppresseurs et assurer ainsi la pérennité -du joug qui les écrasait. Tout était inutile, pas un œil ne brillait -dans la joie de concevoir enfin la vérité et la dignité humaine; pas -un front ne se relevait fier et libre parmi la double rangée de têtes -rasées que j’avais devant moi. Non, ils ne pouvaient pas comprendre: -la classe dont ils relevaient étant asservie depuis toujours; ils ne -pouvaient pas m’entendre, car il leur était impossible de croire à la -loyauté de mes intentions. J’offris de partager entre eux la moitié de -ma fortune afin qu’ils pussent fuir, déserter, vivre heureux au loin, -et ils restèrent muets et terrifiés. C’est un fou, pensaient-ils, ou -bien c’est un scélérat. Tous redoutaient quelque effroyable traîtrise, -tant il leur semblait insolite qu’un grand de la terre pût venir un -jour à les plaindre ou à les secourir. - -Et moi, rentré dans ma chambre, je pleurai tout seul parmi -l’interminable nuit, car j’avais compris enfin que, quoi que je fisse, -je ne serais jamais aimé, que je venais de trop haut pour être adopté -par les humbles, que je pourrais être bon, pitoyable et généreux, nulle -affection sincère ne s’approcherait de moi; j’avais reconnu qu’il -était dans la destinée des puissants de toujours semer autour d’eux la -haine, la peur ou la défiance, et que l’amour véritable ou l’amitié -désintéressée leur avaient été équitablement refusés par la Fortune, -jalouse de leur faire payer de cette affreuse rancœur les privilèges -abominables du pouvoir et de l’argent. - -Alors, à quelque temps de là, un soir de l’an 1889, je pris mon -sabre d’ordonnance, mes épaulettes, mes croix, mes parchemins, et -j’allai jeter le tout dans les latrines, seul reliquaire approprié à -ces reluisantes ordures. Puis je m’expatriai; je courus le monde; je -fis des conférences; j’écrivis dans les journaux; je stigmatisai le -ridicule, l’infamie, la malfaisance du milieu en lequel j’avais été -élevé. Je restituai, en toute sa réalité, à l’aide de la parole et de -l’écriture, le vieux décor dont je m’étais évadé, le décor anachronique -qui n’abuse plus personne, les figurants ni les spectateurs. Moi -qui sortais du sein de cet abominable organisme, moi qui aurais pu -y vivre toujours avec les bénéfices et les apanages qu’il confère à -ses élus, j’en dénonçai le mensonge et la scélératesse; j’exhortai -tous les hommes à s’unir, à fédérer leurs volontés, à surmonter un -moment leurs dégoûts, leurs nausées, pour enfouir, d’un seul effort, -ce vertige tenace, cet excrément maléfique du passé. Les bourgeois me -considéraient bouche bée. - -—C’est un dément, disaient-ils, comme mes anciens soldats. Car vous -entendez bien, ils ne pouvaient pas penser, eux aussi, que je fusse -sincère ni lucide. Ils avaient besoin de croire à ce dogme social, au -principe d’autorité, au principe de droit divin; ils avaient besoin de -révérer ce hideux et vétuste édifice d’exaction et de s’aplatir devant -lui, malgré moi qui m’en étais évadé, malgré moi, archiduc, prince du -sang, qui leur en faisais subodorer le souffle délétère, la peste de -mort et de ténèbre.—Il parle de République, de Fraternité, de Justice, -de Pitié, arrêtez-le, au bagne! à l’eau! à mort l’anarchiste! Ah! s’ils -avaient été à ma place, eux, ils n’auraient pas quitté le bateau..., -non; ils auraient plutôt renforcé le nombre des forçats qui rament -dans la chiourme, ils auraient plutôt calfaté avec des cadavres les -voies d’eau que la Raison a faites à la galère maudite. - -Malgré tout, je ne me décourageai pas, et puisque les hommes ne -voulaient pas de la Vérité et de la Justice, je résolus de faire fumer -quelque encens personnel sur les autels de ces deux déesses diffamées. -Écoutez bien ceci: moi, apparenté à des rois, je devins l’ennemi des -rois, et je fondai, là-bas, en Amérique, un collège où, pendant dix -années, l’on enseigna l’assassinat des tyrans. Puis, je fis mieux -encore lorsque j’en vins à reconnaître que cette œuvre était inutile. -Oui, tant ma soif d’équité et ma volonté de supprimer la douleur -étaient surhumaines, je voulus détruire la Terre et la précipiter -dans le Néant consolateur avec sa cargaison de damnés, d’imbéciles, -de bourreaux, de tortionnaires et d’esclaves, avec ses multitudes de -suppliciés qui ne peuvent pas s’abstenir de perpétuer la souffrance -en perpétuant la vie monstrueuse. Et si l’homme de génie qui devait -machiner la catastrophe libératrice ne s’était pas senti faiblir, -ne s’était pas suicidé un mois avant qu’elle fût à point, je ne -serais pas sur ce banc, et vous n’auriez point le loisir, Messieurs, -de me considérer tous, présentement, avec des yeux plus larges que -des hublots de transatlantique et des maxillaires qui pendillent -lamentables, comme de vieilles montures de porte-monnaies. - -Désâmé, rejeté en dehors de mon axe d’intelligence par l’effondrement, -la chute à plat de ce dernier espoir qui était mon unique rai son de -vivre, je fus surpris, emporté comme un fétu par les vents alizés, par -le mousson de sottise qui balaient les vastes espaces de la mentalité -humaine. De l’infini éthéré où m’avait hissé mon sublime concept, -je culbutai d’un coup dans les marécages des attirances, des mobiles -et des désirs normaux. Je déférai au stupre, au rut, à la salacité, -aux braiments sentimentaux, à tout ce qu’en un mot, vous appelez -l’amour. C’était sans doute le pénultième désastre que la vie me -réservait. D’avoir promené mon corps, ainsi qu’une varlope frénétique -sur l’académie de trois ou quatre femmes, je crus que mon cœur, mon -cerveau, mon âme allaient exploser sous les déflagrations d’une -panclastite de dégoût et d’effroi. Ah! elle est délectable et vaut -d’être recherchée, la plus grande des voluptés humaines. - -Parlons-en! Comme je vous le disais tout à l’heure sous une autre -forme: brouter les chardons du platonique ou bien grouiner dans -l’auge sensuelle; évacuer immédiatement toute intelligence, constater -en soi la subite intrusion d’une frénésie démentielle qui saccage -l’organisme, annihile la volonté et passe les muqueuses au rouge -incandescent; sentir son épiderme s’enflammer et crépiter comme une -allumette suédoise; gesticuler telle une grenouille touchée par le fil -électrique; brasser des sueurs fétides d’aisselles; se rouler dans -les pestilentes odeurs du delta périnéal; puis, tout à coup, libérer, -du bain-marie des reins où elle mitonnait insidieusement, l’affreuse -liqueur qui donne la vie. Évidemment, ma lymphe, trop subtile, épuisée -par une permanente consanguinité, adultérée par les successifs incestes -d’une lignée vieille de quinze siècles, m’avait fait percevoir ces -horreurs qui vous sont parfaitement agréables, Messieurs, et réalisent -pour vous, de la puberté à la mort, le superlatif du plaisir. Et c’est -alors qu’après m’être acharné, qu’après avoir cru un moment au mensonge -de l’art: putréfaction égale à toutes les autres putréfactions -humaines, après avoir fait tout le possible, en un mot, pour, comme mes -semblables ici-bas, m’amuser d’un hochet ou désirer n’importe quoi, -fût-ce une immondice, je sentis s’introduire sournoisement en moi le -goût du sang, le besoin du crime. Après avoir quitté le palais de mes -pères, après m’être débarrassé de ma livrée d’officier, j’avais cru -m’évader, me libérer définitivement, devenir un être sain et fort, me -transmuer en juste, en rentrant dans la société de mes congénères. -Eh! bien, non! cela n’était pas possible, toujours je devais rester -ce que j’étais: un patricien, un aristocrate, un dégénéré élaboré -pour opprimer les foules et non pour les secourir. Ma pitié, ma soif -de vérité, mon amour des déshérités, mon besoin effréné de lumière -et de justice, admirables chez autrui, étaient condamnés, de par ma -naissance, à n’être en moi qu’insanes ou ridicules. Puisque j’avais -répudié la carrière d’exaction; puisque je n’avais pas consenti à être -un _chef_, il aurait fallu me suicider sur l’heure, car autrement, _je -ne pouvais être qu’un monstre_. Je ne pouvais plus redevenir un homme. -Toujours, je devais errer sans mesure, toujours je devais aller du -génie cimmérien à la folie meurtrière, pour finalement retourner, en la -diversifiant un peu, à l’imbécillité de mes ancêtres. - -Pareil à un aérolithe qui s’est volontairement détaché par dégoût d’une -planète scélérate et qui vagabonde sans guide dans les nuits sablées -d’or, parmi le pollen des étoiles, j’étais astreint à errer, désorbité, -jusqu’à ce que je vinsse m’écraser sur un centre d’attraction aussi -horrifique que le premier. L’hérédité me commandait de mentir, de -duper, de tuer; une âme de carnassier, quoi que j’entreprisse, -devait me remonter aux lèvres, parce que j’étais fils de rois... oui, -entendez-vous, fils de rois, parce que j’avais derrière moi, dans les -ténèbres du passé, une ascendance de potentats fourbes et menteurs, -de carnassiers absolutistes et d’hommes de proie couronnés. Le sort -m’avait destiné à être un Malfaiteur acclamé, et si je m’étais mis -en marche vers une morale supérieure, si j’avais résilié le pacte -infâme, rien ne pouvait étouffer dans mon esprit et dans mon cœur le -levain congénital qui, sournoisement, les gonflait, pour, finalement, -les faire éclater. A la mamelle sainte de Pitié et d’Amour, tu ne -boiras jamais, m’avait dit la Nature, car tu es engendré d’un tyran, -et, malgré tout, devant la détresse et la misère du Monde, j’avais -approché mes lèvres, et mes lèvres s’étaient gelées avant que j’eusse -fini de me désaltérer à la source bénie. Bien que tu eusses la -volonté d’être bon, la conclusion de ta vie ne sera jamais la Bonté, -avait-elle ajouté. Et moi, stupide, dans une minute d’espérance, -j’avais cru fuir, m’échapper, libre, secourable, heureux, reconquérir -mon autonomie d’être pensant, m’affranchir de l’opprobre, éviter les -souillures du Pouvoir, devenir un sage! Ce n’était qu’un leurre. -Toujours, l’inexorable Destinée devait me réintroduire de force dans -le cycle monstrueux que j’avais osé franchir un soir de ma jeunesse. -Vainement, je m’étais révolté; vainement je m’étais efforcé, avec des -râles et des cris d’épouvante, d’exterminer ma personnalité profonde, -celle que m’avait léguée mes aïeux. Tout avait été illusoire et vain. -Où que j’allasse, quoique je devinsse, j’étais marqué pour créer de -la souffrance, pour jouir de la douleur, faire couler le sang et être -malheureux. Fils de rois j’étais... Fils de rois, je devais rester... -et il n’était pas en mon pouvoir d’échapper au mensonge et au crime... - - * * * * * - -Messieurs, je suis l’archiduc Salvador qui prit un jour la mer, sur le -brick _la Marguerite_, et disparut sous le nom de Jean Orth... - - * * * * * - -Et ce que l’accusé avait vaticiné se produisit alors. Le Président des -Assises se dressa dans un geste si violent que sa robe, s’arrachant à -l’épaule, découvrit un tricot de laine, un vieux gilet de chasse lie -de vin qu’au lieu et place d’un veston il portait sous sa toge, par -économie sans doute. Un triangle de chemise, ponctué des maculatures -séniles du café et du tabac à priser, apparut par surcroît. D’une voix -étranglée par la terreur et qui avait perdu la majesté congruente -aux solennels débats, il criait, pendant que ses deux assesseurs -se démenaient, eux aussi, éperdus, boxant l’air de leurs poings -désordonnés. - -—Gardes... gardes... faites évacuer la salle... l’accusé est fou... -l’audience est suspendue. - - -FIN. - - -Mayenne, Imprimerie CH. COLIN. - - - - - TABLE DES MATIÈRES - - - CHAPITRE I. PAGE 3 - II. 42 - III. 136 - IV. 159 - V. 167 - VI. 218 - VII. 228 - VIII. 241 - IX. 250 - X. 269 - XI. 277 - XII. 287 - XIII. 295 - XIV. 319 - XV. 357 - XVI. 377 - XVII. 396 - XVIII. 406 - - - - - NOTES: - - -[1] _Recueil de mes discours parlementaires_, Truculor. - -[2] M. Laurent Tailhade, à qui j’avais lu quelques feuilles de mon -manuscrit, a bien voulu faire à ce passage le très grand honneur de -l’intercaler dans un de ses articles. - -[3] Voir la collection de ce journal à l’époque indiquée. - - - - - - -End of Project Gutenberg's Le salon de Madame Truphot, by Fernand Kolney - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SALON DE MADAME TRUPHOT *** - -***** This file should be named 51876-0.txt or 51876-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/8/7/51876/ - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Le salon de Madame Truphot - moeurs littéraires - -Author: Fernand Kolney - -Release Date: April 27, 2016 [EBook #51876] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SALON DE MADAME TRUPHOT *** - - - - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - -<div class="limit"> - -<div class="chapter"> -<div class="transnote p4"> -<p class="pc large">NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:</p> -<p class="ptn">—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.</p> -<p class="ptn">—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.</p> -<p class="ptn">—Les erreurs contenues dans la page «ERRATA» ont été corrigées dans ce livre électronique.</p> -<p class="ptn">—La table des matières a été rajoutée dans ce livre électronique.</p> -<p class="ptn">—La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur; -l’image a été placée dans le domaine public.</p> -</div> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_i" id="Page_i">[i]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<p class="pc4 mid">LE</p> -<p class="pc2 elarge">SALON DE MADAME TRUPHOT</p> -<p class="pc2">—MŒURS LITTÉRAIRES—</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_ii" id="Page_ii">[ii]</a></span></p> - -<p class="pc4 lmid">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p> - -<hr class="d1" /> - -<p class="pi4 p4"><b>Contes bibliques</b>, <i>épuisé</i>.</p> -<p class="pc2 lmid"><i>POUR PARAITRE PROCHAINEMENT</i></p> -<p class="pi4 p1"><b>L’Androphobe</b>, roman.</p> -<p class="pc4 lmid"><i>EN PRÉPARATION:</i></p> -<p class="pi4 p1"><b>La Civilisation dans cinq mille ans</b>, roman.</p> - -<hr class="d2" /> - -<p class="pc4 reduct">Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays,<br /> -y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norwège.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_iii" id="Page_iii">[iii]</a></span></p> - -<p class="pc4 large font1">FERNAND KOLNEY</p> - -<hr class="d3" /> - -<h1><span class="small">LE</span><br /> -SALON DE MADAME TRUPHOT</h1> - -<p class="pc4 mid">—MŒURS LITTÉRAIRES—</p> - -<p class="pi15">.....Il était de ceux qui blasphèment Dieu et<br /> -leurs parents, la race humaine, le lieu, le temps<br /> -où ils naquirent et la semence dont ils sont<br /> -issus.....</p> -<p class="pr4"><span class="smcap">Dante.</span></p> - -<div class="figcenter"> - <img src="images/logo.jpg" width="200" height="215" - alt="" - title="" /> -</div> - - -<p class="pc4 lmid">PARIS</p> -<p class="pc1">ALBIN MICHEL, LIBRAIRE-ÉDITEUR</p> -<p class="pc1 reduct">59, RUE DES MATHURINS, 59</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_iv" id="Page_iv">[iv]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">ERRATA</h2> - -<p class="pe">Page 4, 31<sup>e</sup> ligne, lire <i>ce gros homme sale</i>, au lieu de <i>ce gros, homme -sale</i>.</p> - -<p class="pe">Page 7, 33<sup>e</sup> ligne, lire <i>s’il en avait jamais eus</i>, au lieu de <i>s’il en avait -jamais eu</i>.</p> - -<p class="pe">Page 12, 22<sup>e</sup> ligne, lire <i>On ne le rencontra plus</i>, au lieu de <i>Désormais, -on ne le rencontra plus</i>.</p> - -<p class="pe">Page 28, 27<sup>e</sup> ligne, lire bateleur <i>redondant</i>, et non <i>redonnant</i>.</p> - -<p class="pe">Page 35, 31<sup>e</sup> ligne, lire <i>alcôve</i> et non <i>alcove</i>.</p> - -<p class="pe">Page 40, 5<sup>e</sup> ligne, lire <i>bien que ce fût</i>, au lieu de <i>bien que cela fût</i>.</p> - -<p class="pe">Page 44, 11<sup>e</sup> ligne, lire <i>quoi que ce fût d’approximatif</i>, au lieu de <i>quoi -que ce soit</i>, etc.</p> - -<p class="pe">Page 60, 3<sup>e</sup> ligne, lire <i>semblaient hurler tous ses livres</i>, au lieu de -<i>semblaient parler tous ses livres</i>.</p> - -<p class="pe">Page 70, 15<sup>e</sup> ligne, lire <i>avoir mises hors l’amour</i>, au lieu de <i>avoir -mis</i>, <i>etc.</i></p> - -<p class="pe">Page 79, 18<sup>e</sup> ligne, lire <i>déclencher</i> et non <i>déclancher</i>.</p> - -<p class="pe">Page 87, 15<sup>e</sup> ligne, lire <i>innommable</i> au lieu de <i>innomable</i>.</p> - -<p class="pe">Page 89, 7<sup>e</sup> ligne, lire <i>des Brutus, des Alibaud et des Aristogiton</i>, et -non <i>des Brutus, des Castaing et des Aristogiton</i>.</p> - -<p class="pe">Page 112, 26<sup>e</sup> ligne, lire <i>Parturiante</i>, au lieu de <i>Parturiente</i>.</p> - -<p class="pe">Page 122, 11<sup>e</sup> ligne, lire <i>Oui</i>, au lieu de <i>Certes</i>.</p> - -<p class="pe">Page 142, 16<sup>e</sup> ligne, lire <i>alliacée</i>, au lieu de <i>aliacée</i>.</p> - -<p class="pe">Page 164, 18<sup>e</sup> ligne, lire <i>ce catholique, qui à quelqu’un</i>, <i>etc.</i>, au lieu -de <i>ce catholique, quelqu’un</i>, <i>etc.</i></p> - -<p class="pe">Page 171, 11<sup>e</sup> ligne, lire <i>à en juger par la navrance de leurs vêtures</i>, -au lieu de <i>à en juger la navrance de leurs vêtures</i>.</p> - -<p class="pe">Page 172, 8<sup>e</sup> ligne, lire <i>obstruaient la rue jusqu’à la chaussée</i>, au -lieu de <i>obstruaient jusqu’à la chaussée</i>.</p> - -<p class="pe">Page 172, 25<sup>e</sup> ligne, lire le <i>grésillement des fritures, appuyé</i>, au lieu -de <i>le grésillement des fritures appuyée</i>.</p> - -<p class="pe">Page 186, 28<sup>e</sup> ligne, lire <i>pleine bouche</i> au lieu de <i>pleines bouches</i>.</p> - -<p class="pe">Page 194, 26<sup>e</sup> ligne, lire <i>hyménée légal</i>, au lieu de <i>hyménée légale</i>.</p> - -<p class="pe">Page 217, 2<sup>e</sup> ligne, lire <i>cuvier à lessive</i>; au lieu de <i>cuvier à la lessive</i>.</p> - -<p class="pe">Page 219, 13<sup>e</sup> ligne, lire <i>le jambon rose de sa face tout épanoui</i>, et <i>non -le jambon rose de sa face tout épanouie</i>.</p> - -<p class="pe">Page 220, 9<sup>e</sup> ligne, lire <i>lampadophores</i>, au lieu de <i>lampadophoses</i>.</p> - -<p class="pe">Page 224, 12<sup>e</sup> ligne, lire <i>le procureur</i>, et non <i>le proreur</i>.</p> - -<p class="pe">Page 230, 25<sup>e</sup> ligne, lire <i>concéder</i>, au lieu de <i>déférer</i>.</p> - -<p class="pe">Page 242, 5<sup>e</sup> ligne, lire <i>mains</i>, au lieu de <i>mnas</i>.</p> - -<p class="pe">Page 249, 20<sup>e</sup> ligne, lire <i>dérèglements</i>, au lieu de <i>comportements</i>.</p> - -<p class="pe">Page 258, 34<sup>e</sup> ligne, lire <i>avanies</i>, au lieu de <i>avaries</i>.</p> - -<p class="pe">Page 265, 10<sup>e</sup> ligne, lire <i>son poing droit, dardé en l’air</i>, au lieu de -<i>son poing droit dardé en l’air</i>.</p> - -<p class="pe">Page 280, 23<sup>e</sup> ligne, lire <i>s’abolir trop tôt la volupté</i>, au lieu de <i>s’abolir -la volupté trop tôt</i>.</p> - -<p class="pe">Page 290, 4<sup>e</sup> ligne, lire <i>telles des fougasses</i>, au lieu de <i>tels des fougasses</i>.</p> - -<p class="pe">Page 300, 20<sup>e</sup> ligne, lire <i>eux aussi</i>, au lieu de <i>elles aussi</i>.</p> - -<p class="pe">Page 313, 15<sup>e</sup> ligne, après <i>transitoire</i>, lire cette phrase sautée: <i>Le -sage des siècles à venir pensera de notre Esthétique ce que le juste -du temps de Galba pensait de la gladiature, de la beauté admise, et -ainsi de suite à travers les âges.</i></p> - -<p>Sans préjudice des coquilles de ponctuation que la sagacité du lecteur -aura, d’elle-même, redressées.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[1]</a></span></p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="pc4 mid">A LAURENT TAILHADE</p> -<p class="pc2 lmid">CE LIVRE</p> -<p class="pc2 lmid"><i>en témoignage de fraternelle affection</i>.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[2]</a><br /><a name="Page_3" id="Page_3">[3]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<p class="pc4 xlarge">LE SALON DE MADAME TRUPHOT</p> - -<hr class="d4" /> - -<h2 class="p4">I</h2> - -<p class="pch">Il ne faut pas croire que Madame Truphot -soit, en raccourci bourgeois, le -type désormais historique de la princesse -Mathilde.</p> - -<p>Médéric Boutorgne sortait du <i>café Napolitain</i> où -il aimait à fréquenter. De cinq à sept, c’était le confluent -de toutes les salles de rédaction et l’endroit -de la planète où l’on se giflait le plus. Même un -gérant inspiré avait eu, un moment, l’idée d’y installer -un appareil ambulatoire destiné à distribuer les -calottes. Ainsi toute fatigue superflue aurait été évitée -à MM. les gens de lettres, journalistes, marchands -d’hexamètres et <i>prosifères</i> de tout ordre, déjà -exténués par le colossal labeur qui consiste à enfanter, -chaque jour, la pensée de tout un peuple, à être -quelque chose comme l’encéphale d’une race réputée -pour le brio de son génie. Médéric Boutorgne hantait -le lieu avec acharnement. Malgré l’hostilité des -courants d’air qui avaient fini par tuer le patron du -lieu, lui-même, et l’élévation à 75 centimes du prix -des absinthes, il persistait, chaque fin d’après-midi, -à passer avec des mines respectueuses et attendries,<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[4]</a></span> -la carafe frappée, le <i>Temps</i> du soir ou le pyrophore -aux maîtres incontestés, aux maharajahs du Lieu -commun qui régnaient dans les gazettes. Et il aimait -à ce point la littérature, qu’à deux ou trois reprises, -il n’avait point hésité à se précipiter pour payer le -fiacre quand l’augure fébrilement attendu n’avait -point de monnaie, ce qui arrivait souvent. Grâce à -cela, il était l’homme qui, avec les arbres du boulevard, -les sites célèbres et l’hémicycle de la Chambre, -avait entendu, sans broncher, le plus de sottises. -Auditeur bénévole, la bouche en oméga, il sirotait -tous les cancans qu’on voulait bien lui notifier, se -montrait ravi d’une telle condescendance et s’exclamait -toujours à point, en des superlatifs aussi nouveaux -qu’avantageux, lorsqu’il devenait nécessaire -d’expertiser l’esprit de la <i>vedette</i>, du chroniqueur ou -du <i>tartinier</i> occupé à éjaculer des bons mots. Malgré -cela, il ne perçait point. Il savait, par exemple, que la -belle Fridah, des <i>Bouffes</i>, était allée faire une scène, -en plein domicile conjugal, au mari de cette pauvre -Madame Desroziers, un critique influent, parce que -cette dernière qui concubinait encore avec elle, il -n’y avait pas un mois, l’avait salement plaquée, pour -retourner à l’amour masculin. Il n’ignorait pas non -plus que Flamussin, de l’<i>Escobar</i>, s’était mis en -ménage avec un déménageur de pianos, et qu’il avait -tenté la semaine précédente de se suicider: car -l’homme de chez Pleyel, après deux semaines seulement -de parfaite félicité, était décédé subitement à -Cochin, d’une appendicite. Il était informé aussi que ce -gros homme sale, givré de pellicules, d’âge indéfinissable, -assis en face de lui, qui s’ivrognait ponctuellement, -fabriquait tous les livres de Pornos qui tirait -à quatre-vingt mille. Cet auteur avait même traité<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[5]</a></span> -avec le patron, moyennant une somme fixe à l’année -pour que son tâcheron se ribotât sans inquiétude: -car il ne travaillait jamais mieux que dans le -plein d’une bonne soulographie.</p> - -<p>Oui, nul autre avant Médéric Boutorgne ne donnait -l’accolade à Pornos, lorsque ce dernier, coiffé d’un -<i>bords plats</i>, les yeux exorbités comme un barbillon -qui vient de perdre son frai, pénétrait dans le -<i>Napolitain</i> avec son allure de commis-voyageur en -photographies obscènes, de placier en suppositoires. -Le premier, il avait reçu de cet écriturier plein de -génie la mémorable confidence: «Un homme -de mon talent n’est-il pas vrai? ne doit pas se -surmener au point de vue sexuel. Nous recevons -deux fois par semaine; il vient beaucoup de confrères, -alors ma femme choisit.» Il connaissait -aussi le métier du grand maigre, porteur de linge -en celluloïd, chaussé d’une bottine à boutons et d’un -soulier molière qui ne craignait pas d’affronter les -élégances de M. Jehan de Mithylène, et hâtivement, -d’un stylographe profitable, donnait à la copie de -notre moderne Tallemant des Réaux, l’allure et le -tour du grand siècle.</p> - -<p>M. Jehan de Mithylène, de son vrai nom Dimitri -Argireanu, sujet serbe ou bulgaro-macédonien d’origine, -on ne sait pas au juste, était venu des Balkans -à Paris dans le dessein d’y rénover le dandysme non -moins que le bonapartisme et d’y brandir le bichon -de la faute de français, afin de donner, lui aussi, un -coup de fer au <i>Petit Chapeau</i>. C’était le <i>bagotier</i> du -char de la dictature. On le voyait courir derrière les -fiacres de tous les possibles dictateurs pour descendre -les malles, abattre le strapontin, accomplir les -basses besognes et recevoir la sportule. Il arborait<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[6]</a></span> -sur le boulevard des pantalons en tire-bouchons -et de suffocantes redingotes 1830, sanglées à la -taille et qui allaient s’évasant à partir des hanches, -en forme de fustanelle, de jupon de Palikare. Au -débarqué de l’Orient-Express, tout heureux de s’être -dérobé à une destinée identique à celle de ses -auteurs qui vendaient des cacaouètes sur les quais -de Salonique, il s’était engouffré, chaque jour, avec -ponctualité, pendant deux ans, sous le porche de la -Nationale non pas, comme on aurait pu le croire, -dans l’intention louable de s’initier à la langue française -ou à l’orthographe rudimentaire, mais bien -pour prélever dans le Cabinet des Estampes un -modèle de <i>galure</i> capable de compléter la chienlit -de son personnage. Ainsi avantagé, sur les conseils -d’un autre ratapoil, le baron Toussaint, <i>alias</i> René -Maizeroy, il avait cru de son devoir d’apprendre -par cœur les mémoires de Barras, ceux de la -duchesse d’Abrantès, le Mémorial de Sainte-Hélène -et de les découper en menues tranches pour les -lecteurs d’un grand quotidien du matin, où le prince -Victor, qui le subventionnait alors et payait son -gargotier, l’avait fait embaucher comme manœuvre. -Nul, comme ce Bulgare, n’était ferré sur le décret -de messidor an VII qui règle les préséances; personne -mieux que ce demi-Turc ne connaissait les -traits de Talleyrand, les mots de Cambacérès et les -rites du nationalisme dont il était le nouveau Brummel. -Ses beuglements, lors d’une gaffe du Protocole, -quand ce dernier fit éclater le ridicule et la misère -d’esprit du roi d’Italie en le laissant bafouiller à -l’Hôtel de ville, pour ne l’avoir point prévenu que -le Préfet de la Seine allait le speecher et qu’il avait -à lui répondre, ses beuglements d’indignation sont<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[7]</a></span> -restés célèbres. M. Jehan de Mithylène avait même -failli déborder du Napolitain, parloir des gens de -Lettres, sur la scène du Monde. A la suite de -la tragédie de Belgrade et pendant l’élection de -Pierre I<sup>er</sup>, il fut en effet, douze heures entières, l’<i>outsider</i> -de la Skoupschina: car il avait par télégraphe -posé sa candidature à la succession du mari de -Draga. Présentement, chaque matinée, il se rendait -à Saint-Gratien pour enfoncer le pessaire à la princesse -Mathilde.</p> - -<p>L’homme qui assistait ce jour-là M. Jehan de Mithylène -<i>fabriquait des œuvres posthumes</i> de son métier. -Qu’on ne s’étonne pas, il n’était point le seul, en -Paris, à travailler dans cette partie qui n’enrichissait -guère. Un grand écrivain, une Pensée dont l’altitude -voisinait avec celle des étoiles les plus renfrognées, -venait-il à disparaître, sa femme se réfugiait -une année, comme il est décent, dans les ténèbres -de ses voiles et s’immergeait dans le silence et la -douleur. Ce délai écoulé, on apprenait ordinairement -que le trépassé dont l’art contemporain, au dire des -papiers publics, était incommensurablement endeuillé -avait laissé des fonds de tiroirs, d’inestimables -manuscrits qui ne tarderaient pas à être livrés au -culte des foules éperdues de désir. Et une savante -réclame fonctionnait judicieusement. Puis un beau -jour la veuve allait trouver le spécialiste, <i>le fabricant -d’œuvres posthumes</i>. Il s’agissait pour ce malheureux, -moyennant un salaire infime et quelquefois une partie -de la garde-robe du défunt, de s’introduire assez -congrûment dans la peau du <i>de cujus</i> afin que les -pastiches de son style et de ses idées, s’il en avait -jamais eus, puissent être pris, par l’éditeur dupé, -par le marchand de secousses littéraires, pour<span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[8]</a></span> -les propres excogitations de l’homme célèbre, que -le papier, plein de soumission, avait recueilli de son -vivant. Chaque année, paraissaient ainsi de nombreux -recueils d’«Impressions», «Notes», «Souvenirs», -«Aphorismes» signés du nom d’un mort -illustre et qui étaient fabriqués dans des mansardes, -moyennant des rétributions qui variaient de 150 -à 300 francs par mois. Trente-cinq éditions de -«Mémoires» élaborés de semblable façon et supérieurement -écrits furent enlevés, récemment, en -moins de six mois et la Critique en resta stupéfaite, -car cette fois, le grand homme, soucieux de retenue -et de modestie, avait attendu son décès pour manifester -enfin quelque talent. Oui, Médéric Boutorgne -savait cela, et bien d’autres choses encore, mais malgré -tout, il n’arrivait pas. Jamais—ce qui était son -plus grand désir—il n’avait pu pénétrer dans une -grande feuille au tirage fabuleux. Une vigoureuse -offensive et l’appui de ses belles relations l’avaient -seulement amené, un jour, à collaborer comme chef -des échos à un de ces journaux hypothétiques qui -ont pris coutume depuis vingt ans, au moins, de se -mettre en ménage, à trois ou quatre dans une unique -chambre du Croissant, pour pouvoir être en -mesure le jour du terme, tout comme les maçons, -les <i>ligorniaux</i> de l’île Saint-Louis.</p> - -<p>Médéric Boutorgne avait débuté dans les lettres -par un livre qu’il avait intitulé: <i>Drames dans la -Pénombre</i>. Sa prose chassieuse et la molle pétarade -de ses métaphores ataxiques y faisaient sommation -à la Vie, aux Êtres, aux Choses, à l’Univers lui-même, -de livrer, sur l’heure, l’atroce mystère de -leur Absolu, non moins que l’incognescible de -leurs Futurs et de leurs Au-delà. Il est inutile<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[9]</a></span> -d’ajouter que tout ce qui vient d’être énuméré n’avait -rien révélé du tout, hormis la seule inanité de l’auteur. -Un grand écrivain, à la réception de cet ouvrage -abondamment dédicacé, avait évalué Médéric Boutorgne -comme un «nouveau Shakespeare». Cet -arbitrage bonifiant ayant été rapporté sur l’heure au -plus grand nombre d’amis possibles, un de ces derniers -lui avait fait remarquer que d’être un «nouveau -Shakespeare», cela ne comptait pas: attendu -qu’il y en avait déjà une quinzaine qui circulaient -en se réclamant de ce titre avantageux, notamment -un Néerlandais, un Marseillais qui écrivait en provençal -sans compter sept ou huit Scandinaves et -tous les impubères des jeunes Revues qui, à leur -deuxième écriture, avaient, pour le moins, ravalé -le grand Will. Médéric Boutorgne cependant avait -persévéré. Il avait travaillé trois ans à la confection -de deux bolides qui devaient, à son avis, rayer de -leur aveuglante fulguration, la nue jusque là ténébreuse -et morne des Lettres Contemporaines. Le premier -s’appelait: <i>Épopées dans la Conscience</i>, le second -s’abritait sous ce titre: <i>Julius Pélican</i>. Mais sa pyrotechnie -devait avoir été maléficée ou compissée à -l’avance: car sa trajectoire la plus tendue ne l’avait -menée que dans les boîtes des bouquinistes des quais -où les deux bolides s’étaient engouffrés avec ensemble, -sans projeter la moindre étincelle, ni susciter la -moindre monnaie.</p> - -<p>Médéric Boutorgne, ce jour-là, devant les confrères -glorieux, inventoriait sa vie ainsi que son -présumable avenir. Quel destin contraire, quel mauvais -sort enragé s’accrochait donc à ses grègues pour -l’empêcher de se faufiler lui aussi? Tous ses camarades, -un à un, finissaient par se hisser; lui seul<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[10]</a></span> -restait enlizé dans le marasme. Quelques heures -auparavant, un de ses amis l’avait écrasé encore de -sa fortune naissante. Promu soudainement à la -dignité de <i>chef des Informations et du Chantage</i>, il -l’avait entraîné dans la salle de rédaction du <i>Gallo-Romain</i>, -une feuille du boulevard battant pavillon -de flibustiers et dont le directeur, un créole argentin, -devait, plus tard, être choisi comme plénipotentiaire -par une jeune République hispano-américaine désireuse -d’être, sur l’heure, initiée, par ce maltôtier -milliardaire, à toutes les ressources de la piraterie -occidentale qui permettent à un peuple nouveau-né -de s’imposer au respect des chancelleries et lui assurent, -à bref délai, l’estime des autres nations civilisées. -Arrêté devant le cadre fileté d’or, qui devait -offrir aux regards de la clientèle les profils des nouveaux -articliers de la maison, le camarade de Boutorgne -touchait du doigt la place où, dès le lendemain, -s’imposerait son front aux géniales radiations. -Aussi Médéric sentait-il sourdre en lui une admiration -profonde, enfiellée cependant de quelque amertume -à l’égard du confrère pareillement favorisé. Mais, la -Fortune cette fois, s’était montrée intelligente dans -son choix, comme il dut le reconnaître devant le -toupet du personnage soudainement mis à jour, toupet -monstre qui, dans la littérature, permet d’accéder -aux plus hautes situations.</p> - -<p>Ils ne s’étaient pas retournés, en effet, que dans -un froufroutement de fracassantes soieries, un feu -d’artifice de lueurs et d’aveuglants rayons émané -de soixante bagues et d’au moins quatorze colliers -ou pendiques, parmi le déchaînement des parfums -racoleurs où perçait cependant la note aiguë d’une -pointe d’iodoforme, sortait la belle Otero venue<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[11]</a></span> -pour solliciter une lèche de quelques lignes de ces -messieurs.</p> - -<p>Et l’ami s’était précipité vers le garçon de bureau.</p> - -<p>—La belle Otero chez le patron? Elle a au moins -cassé l’ascenseur, en montant?</p> - -<p>—?????</p> - -<p>—Oui, elle casse tous les ascenseurs: elle a -démoli le mien, avant-hier, en venant chez moi.</p> - -<p>Boutorgne qui savait dans quel taudion d’une -maison ouvrière de la rue Lamark, dans quel galetas -situé au plus haut d’un escalier, feutré les soirs -de paye par le vomis des locataires, demeurait le -<i>chef des Informations et du Chantage</i>, admira sans -réserve et n’osa plus solliciter son admission dans -un journal où, pour la moindre besogne, on pouvait -requérir de lui, un égal savoir-faire. A s’ausculter soi-même, -il reconnut qu’il lui faudrait au moins six mois -d’entraînement rationnel et journalier dans l’imposture -pour, à l’improviste, témoigner d’une pareille -maîtrise.</p> - -<p>C’était ce même jouvenceau,—auteur du <i>Cloporte -cramoisi</i>—qui, à peine évadé de sa sous-préfecture -tardigrade et installé depuis huit jours à -Montmartre arrêtait au passage un ami journaleux -pour lui tenir ce petit discours:</p> - -<p>—Mon vieux, je sors de chez Puvis de Chavannes.</p> - -<p>—Ah bah!</p> - -<p>—Oui, et il m’a dit en me montrant sa dernière -fresque: «Comment trouvez-vous cela, mon cher? -Est-ce que cela vous plaît?»</p> - -<p>Mot admirable et grâce à quoi on entrevoit Verlaine -prenant conseil de Théodore Botrel; Renan, -angoissé, demandant son avis à Francis de Croisset, -par exemple.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[12]</a></span></p> - -<p>Le camarade de Boutorgne était d’ailleurs le plus -frappant exemple de la crétinisation indurée que le -métier de gazetier peut conférer à des individus nés -pour tenir exclusivement avec lustre l’emploi de -calicot suburbain ou d’adjudant rengagé. Comme une -certaine littérature avait mis la pédérastie à la -mode dans le monde des petites chapelles d’esthétique, -et comme un <i>tartinier</i> notoire, Jacques -Flamussin, faisait profession dans un grand journal -de jouer à la ville le rôle d’un Pétrone brabançon -dont la prose saccageait les ronds de-cuir en mal de -satanisme, notre éphèbe, dans le désir d’approcher -ce dernier et de se décrasser aux yeux de tous de -ses allures départementales, s’était fait initier à la -sodomie passive, par dévouement professionnel. -Désormais, il traita de saligauds ceux qui pratiquaient -l’amour normal. Par surplus, afin de se conformer -aux écritures de ce maître révéré, qu’il projetait -d’égaler, Arthus Mabrique: c’est le nom de notre -animalcule, s’était mis à boire l’éther et avait fait le -possible,—bien que tout cela le dégoutât peut-être,—pour -devenir morphinomane. On -ne le rencontra plus qu’avec Jacques Flamussin, -racolant pour lui tous les Adelsward, tous les Warren, -tous les Ephestions de trottoir qui déferlent de -la Madeleine à la rue Drouot. Et il vous soufflait dans -le nez, l’air dolent et exténué.</p> - -<p>—Ah! si vous saviez! demandez à Jacques, mon -<i>collabo</i>: l’éther me ravage, et je suis saturé de -morphine, je vais bientôt sauter: pensez donc, trois -piqûres par heure et par dessus tout cela, comme -Jacques, j’ai la hantise... la maladie des masques... -mais tous deux nous haïssons les brutes repoussantes -de santé...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[13]</a></span></p> - -<p>La Nature hélas, bien que Boutorgne fût parisien, -l’avait affligé d’un empois tenace de provincial. Et, -mâchant et remâchant le fiel extravasé d’une pareille -constatation, il en arrivait à se dire qu’il était -oiseux de lutter, qu’il ne serait jamais une signature -retentissante; que quoi qu’il fît, puisqu’il n’était qu’un -arriviste balourd, ses œuvres postérieures, comme -les précédentes—où il avait cependant entreposé le -meilleur de ses moelles et de son cerveau—seraient -enterrées dans la fosse commune de l’indifférence. -Pourtant, pourtant, il était de la race des écrivains! -Cela, il en était sûr. Alors, pour évoquer l’ignorance, -la mauvaise foi et la méchanceté des hommes -à l’égard de l’artiste qu’il découvrait en lui, il se -murmura, <i>in petto</i>, les vers de Baudelaire:</p> - -<p class="pp6 p1">Dans le pain et le vin destinés à sa bouche,<br /> -Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats...</p> - -<p class="p1">Quels gratte-fesses que tous ces littérateurs, mes -confrères! Dire que le public coupe là-dedans, lui -que les journaleux traitent couramment de grand -enfant imbécile, à l’incoercible crédulité, dire qu’on -le guérira de tout excepté de la chose imprimée; -dire que si la clientèle pouvait assister aux conversations -de tous ces gens-là, quand ils se demandent -quelles bourdes ils vont lui conter, sur quel bateau -ils vont l’embarquer, elle marcherait encore dans le -besoin où elle est de révérer quelque chose ou quelqu’un -quand même et toujours, proféra-t-il à voix -contenue. Devenu nihiliste et iconoclaste, pour hélas! -seulement une seconde, il surenchérit en lui-même, -tout en claquant la porte: Certes, une peuplade -d’Araucaniens, une horde de la Papouasie est supérieure -au mental et au moral à la Tribu des gens de<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[14]</a></span> -lettres. Et, rageur, d’une allure précipitée, il doubla -sans le voir, l’homme à la serviette sous l’aisselle, le -gérant, qui inclinait la tête à son adresse en deux ou -trois flexions amicales. Il avait, cependant, peiné -près de quatre ans pour conquérir ce geste! Oui, il -lui avait fallu de longues années d’assiduité avant de -capter ainsi l’attention du personnel, avant d’être -intronisé à tout jamais dans la maison. Désormais, -cette politesse du gérant était une sorte de consécration -et aux yeux des garçons, qui ne lisaient, eux, -que le <i>Paris-Sport</i> ou bien les lettres décachetées -dans les poches des pardessus, il pouvait passer -pour avoir du talent puisqu’il figurait parmi les littérateurs -qu’on salue.</p> - -<p>Dehors, il pressa le pas dans la douceur de la -soleillée finissante. On était en mai, et le ciel, tendu -tel un velarium de soie indigo, rougeoyait des derniers -brandons de l’astre au couchant, semblait palpiter -et se soulever sous l’effort d’une brise légère -et attiédie qui promulguait les jouvences nouvelles. -Faces plates de cercleux vides d’intellect, visages -malmenés par la hantise de l’argent ou de la femme -à conquérir, bouches tordues par toutes les sales -concupiscences, prunelles de flammes, yeux torves, -chassieux ou hagards des fauves civilisés en tendance -vers la proie, rumeur sourde faite des plus -pures émanations de l’accablante sottise, locutions à -la mode jetées d’un groupe à l’autre en manière de -blague ou d’appel, rires de femmes, invectives de -cochers, hurlements de camelots, poussière dansante -et fine sablant les crachats épars, coudoiements -voluptueux, mystère, menace des figures glabres ou -poilues, retape de la fille, du giton ou de la tribade, -journalistes en quête d’une bêtise à monnayer: le<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[15]</a></span> -boulevard s’encombrait, pendant qu’une pestilence -d’absinthe, émanée des terrasses de café où se -tenaient les grandes assises de l’alcool, assaillait -les passants.</p> - -<p>Muni d’un carton ovale, Médéric Boutorgne stationna -un quart-d’heure dans l’attente laborieuse de -<i>Batignolles-Odéon</i>. Il se rappela, à propos, la boutade -d’un confrère: Si Paris, désormais, ne peut plus -faire de révolutions, s’il s’est résigné à accepter -toutes les molestations et toutes les turpitudes, s’il -est tombé à l’apathie dernière, la faute en incombe à -la Compagnie des omnibus qui, depuis cinquante ans, -l’accoutume à tout subir et, peu à peu, l’a amené à -ce degré de vachardise dans la résignation. Ah! les -gouvernants, quels qu’ils soient, peuvent être tranquilles: -les citoyens capables de supporter pareilles -avanies sans se révolter, jamais plus n’arracheront -les pavés. Rebuté encore à la troisième voiture surgissant -archi-comble, il passa devant la devanture -d’un tailleur voisin, affronta le verdict de la glace, -s’entrevit, comme toujours, petit, syncéphale: le cou -dans les épaules et la poitrine trop bombée, en ventre -de poulet. Blond, d’un blond sale identique à la -paille d’avoine qu’on extrait parfois des couettes, -des paillots d’enfant, alors qu’ils ont été exagérément -humidifiés, l’allure anglaise qu’il devait à un -<i>Raglan</i> de la <i>Belle-Jardinière</i> et à un faux-col des -<i>Cent-mille chemises</i> n’arriva point à le consoler. Contristé -par sa propre image, il revint au bord du trottoir, -alluma une cigarette. Et tout à coup, il resta -stupéfié, le bras en l’air, sans plus penser à jeter -le tison qui, sournoisement, lui brûlait les doigts.</p> - -<p>Devant lui, à trois pas, dans une victoria sobre, -attelée de deux trotteurs anglais supérieurement<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[16]</a></span> -racés que l’engorgement de la chaussée faisait piétiner -sur place, il venait de reconnaître le prince de -Tabran. Un demi siècle au moins, le prince avait fait -peser sur Paris la dictature de ses élégances, avait -été le patricien célèbre qui régente le bon ton et -promulgue aux pantalons, aux jaquettes et aux cravates, -non moins qu’aux attitudes, les brefs du goût -parfait. Frappé quinze mois auparavant d’une attaque -de paralysie générale: car rien, on s’en doute, ne -peut liquéfier l’encéphale, ou ravager les méninges, -comme de se trouver, chaque matin, dans la nécessité -d’infuser du génie aux tailleurs de la gentry et de -confabuler avec les esprits aussi adamantins qu’armoriés -du Jockey-Club, il n’était restitué à l’air -libre que depuis peu de jours, gâteux à un point -indicible et ayant à peu près perdu l’usage du son -articulé. En l’heure présente, il se manifestait sous -les apparences d’un tas de chair amorphe élaborant -des salives mousseuses qui floconnaient le long des -commissures et qu’une femme, <i>une institutrice</i>,—il -ne pouvait tolérer les hommes à son côté,—étanchait -de minute en minute. Cette femme <i>était -chargée de lui réapprendre à parler</i>, de lui indiquer -la valeur et le sens des mots, comme elle aurait pu -le faire à un enfant. Et rien n’était plus triste que de -voir la main gantée de la compagne du vieillard -pointer, au hasard, pendant que sa voix répétait -plusieurs fois le nom de la chose, ou de l’être -désigné, sans que rien d’autre qu’un bégaiement confus, -une sorte de borborygme arrivât aux lèvres du -prince. Tour à tour, l’institutrice, requérant toute son -attention à l’aide d’intonations câlines, avait dit, le -bras tendu:—un kiosque—un café—un chien—un -soldat—la face du patricien, retourné aux limbes<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[17]</a></span> -puérils, était restée plus morte que jamais. Mais, tout -à coup, la femme montra la lamentable haridelle -somnolant dans les brancards d’un fiacre en station -et articula lentement: <i>cheval, cheval</i>, à deux reprises. -Alors, comme si ce mot qui lui rappelait les -gloires, les fastes hippiques qu’il avait présidés jadis, -fût doué pour lui d’un pouvoir magique, le prince fit -un suprême effort, son œil s’alluma d’une lueur d’intelligence -et, très distinctement, il dit:</p> - -<p>—<i>Dada! Dada!</i></p> - -<p>Médéric Boutorgne se préparait à philosopher, -comme il est du devoir d’un bon littérateur de le -faire quand le hasard place devant lui un geste -drôle, une circonstance pleine d’enseignement ou -une conjoncture pittoresque de la vie. Il n’en eut -pas le loisir. Le voyant arrêté et comme statufié au -bord du trottoir, une <i>marchande de spasmes</i> quinquagénaire, -à l’arrière train tumultueux, qui n’avait point -lésiné sur la tripe ni le téton, s’efforçait de l’aguicher -depuis un bon moment déjà. Il murmura:—Vieille -peau, à son adresse et fut admis enfin à -s’insinuer dans le gros omnibus—le cinquième qui -venait de passer. A peine assis, il se trouva gratifié -de la puce classique que la compagnie, en surplus -de la correspondance, tient à la disposition de tout -voyageur. Et il donna ses trois sous d’impériale, -cependant que le conducteur, dont c’est la fonction, -lui marchait opiniâtrement sur les pieds.</p> - -<p>Le gendelettre, tout en se grattant, convoqua ses -soucis cuisants, les pensées douloureuses, l’<i>urticaire</i> -mentale dont il était investi depuis longtemps -déjà. Certes, il n’y avait rien à faire pour lui dans la -littérature, s’entêter désormais serait stupide. Et il -se remémorait les rancœurs subies, les crapauds, les<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[18]</a></span> -poignées de cloportes qu’il lui avait fallu avaler -quand il était petit reporter. C’était à lui que le mot -suivant avait été dit: Un matin de décembre, après -avoir trotté pendant deux heures avec des bottines -spongieuses, dans la boue glacée des rues, il s’était -présenté pour la deuxième fois dans la même semaine -chez un augure, dans le dessein de lui soutirer à -nouveau une interview et de faire ainsi du deux sous -la ligne. Plein d’audace, la nécessité de gagner sa -vie lui infusant du courage, il avait échappé au valet -de chambre, au grand dam de sa jaquette après -laquelle ce dernier s’agrippait afin de l’empêcher -d’envahir le logis sacré où habitait la Gloire. Il avait -culbuté avec un égal brio un autre larbin accouru à -la rescousse et, finalement, s’était insinué dans la -chambre à coucher, le crayon en arrêt et l’oreille -attentive décrassée, préalablement, par un coup d’ongle, -de la cire, du cérumen de la nuit. Alors l’oracle -en chemise, le poil des jambes et de l’estomac hérissé -de colère, s’était précipité sur lui.</p> - -<p>—Comment c’est toujours vous! Qu’est-ce que -vous voulez que je vous montre encore.... Mon âme -ou mon pot de nuit?</p> - -<p>Un confrère, à qui Boutorgne confessa la chose, -réfléchit une minute, et conseilla:</p> - -<p>—Mon vieux, tu as sous la main une vengeance -épatante: conte dans ton papier que tu as trouvé un -Larousse chez le bonze; il sera discrédité....</p> - -<p>En effet, dans le métier des lettres, le Larousse est -le parent pauvre. Il n’est pas d’injure plus forte -pour un porteur de prose, pour un <i>prosifère</i>, que -d’entendre dire de son érudition: il a pigé ça dans -le Larousse. Un écrivain accepterait plutôt d’être -traité de pédéraste que d’être accusé d’avoir chez<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[19]</a></span> -lui l’infamante encyclopédie. C’est le monument -inavouable qu’on cache aux visiteurs, qu’on relègue -dans la pénombre, près du seau à charbon de la cuisine, -et auquel presque tous cependant doivent leur -savoir. Pauvre Larousse, combien d’ingrats éduques-tu -tous les jours, toi qui as déjà fait entrer tant de -gens sous la coupole des Quarante ou à l’Académie -des Inscriptions et Belles-Lettres!</p> - -<p>Boutorgne, ingénu en cette occurrence comme en -toutes autres, n’avait pas su discerner la sombre -scélératesse du conseil donné par le collègue. Celui ci -rêvait de cumuler, d’adjoindre à ses appointements -de <i>soiriste</i> les maigres émoluments de Médéric en lui -râflant son emploi. Et cela ne tarda guère. L’augure -accusé de posséder le Larousse courut d’un trait -chez le Directeur du journal et incontinent fit débarquer -le lamentable Boutorgne.</p> - -<p>Ah! oui sortir de là au plus vite! Résilier l’ambition -de prononcer des phrases éternelles, des mots -qui enchanteront les siècles futurs, abdiquer l’espoir -de monnayer jamais son jaspin, mais s’évader de -cette rotonde d’hamadryas qu’on appelle la Littérature, -le Journalisme, le quatrième État, tout ce -que vous voudrez. D’autant plus que le cap de la -trentaine était doublé depuis trois années, et il en -avait vraiment assez de cette vie paupérique, de cette -existence sans faste qu’il menait avec sa mère. Puisqu’il -n’avait pas réussi à devenir notoire, il fallait -abandonner l’idée du beau mariage. Les Lettres sont -un moyen aussi certain de conquérir l’héritière -bourgeoise que l’épaulette, et la plupart des vocations -d’écrivain sont déterminées, comme les vocations -militaires, par ce fait archi-connu. Mais -néanmoins convient-il de sortir du rang. Quand on<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[20]</a></span> -s’établit négociant en solécismes et manufacturier de -banalités, faut-il que la boutique soit achalandée -pour capter la pintade enrichie, désireuse de lisser -ses plumes parmi les <i>volaillers</i> du beau langage. Or, -il ne se trouvait nullement dans ce cas. Les dots -fabuleuses ou même simplement acceptables étaient -pour d’autres que lui. Tout au plus pouvait-il espérer -épouser dans le demi-monde sur le retour. Et -encore! Car ces dames devenaient exigeantes depuis -que plusieurs d’entre elles avaient réussi à convoler -dans les ambassades, l’Académie, ou avec les gloires -du roman contemporain. Pourtant, coûte que coûte, -il fallait trouver un expédient durable et nourricier.</p> - -<p>Madame Boutorgne, sa mère, veuve d’un rond de -cuir du ministère des Colonies, vivotait de la maigre -retraite du père jointe à une prime d’assurances -que le charançon administratif avait eu le bon esprit -de souscrire pour sa femme, de son vivant. Le -revenu annuel ne montait pas à 4.000 francs et ils -étaient deux à s’alimenter dessus: lui, ne rapportant -absolument rien. Même, un équipage décent -était nécessaire: car Médéric, ravagé du besoin de -paraître et profitant de ce que son auteur avait -gratté jadis du papier à la Guadeloupe, accréditait au -<i>Napolitain</i> le bruit qu’il était engendré de planteurs -ruinés par des cyclones. Par surcroît, il confiait -même à d’aucuns, de temps en temps—dans l’espoir -d’allécher le nationalisme occupé alors à racoler des -plumitifs reluisants—qu’il était marquis authentique. -Mais, ajoutait-il, le ton désinvolte, il préférait -laisser tomber son blason en désuétude, puisqu’il -n’avait plus les 300.000 livres de rentes nécessaires à -le porter dignement. On a beau avoir du talent, vous -comprenez, n’est-ce pas, mon cher? Traîner un titre<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[21]</a></span> -dans la littérature, c’est diminuant, sans compter -que cela vous classe toujours comme amateur. Non, -ce n’était plus à faire depuis ce pauvre Villiers qui -avait roulé le sien dans tous les gargots et tous les -monts de piété de Paris et que sa particule avait -empêché d’être pris au sérieux et d’arriver au gros -public. Lui, l’Isle-Adam, avait au moins une excuse. -Il n’aurait jamais, certes, grossoyé de la copie si -la France ne l’avait pas mis dans cette nécessité en -lui refusant le trône de Grèce—auquel il avait -des droits certains de par sa généalogie qui, d’après -ses dires, le racinait aux Basileus de Byzance—quand -il était venu supplier l’Empereur de le lui faire -obtenir.</p> - -<p>Ce soir-là, Médéric Boutorgne allait dîner, rue -de Fleurus, chez Madame Truphot, tenancière d’un -cénacle qui, deux fois par semaine, traitait des peintres, -des orateurs, des gens de lettres et toutes sortes -d’autres phénomènes. Peut-être de ce côté-là, y avait-il -quelque chose à espérer. L’événement imprévu, la circonstance -fortuite qui le tirerait d’affaire pouvait se -produire dans ce milieu. Cependant il ne spéculait -sur rien de précis, n’arrivait pas à fixer ni même à -formuler son espoir. Enfin, il se tiendrait aux aguets -de la moindre conjoncture. On verrait bien. Et il se -représentait la femme, repassait son <i>curriculum</i>.</p> - -<p>Bien qu’elle eût soixante ans pour le moins, -Madame Truphot, depuis deux lustres, vivait avec -un garçon de trente-cinq à peine, qu’elle entretenait -de son mieux, le gros Siemans, un Belge à la face -poupine, au cheveu rare, aux joues de jambon -rose, aux épaules de coltineur, si complètement dans -son rôle qu’il était muet à l’accoutumée comme ses -congénères et, en toutes occasions, imitait des<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[22]</a></span> -cyprins le silence prudent. La seule passion de cet -homme, hormis celle de la musique, était d’aller se -promener avec obstination devant la façade des -trois immeubles tout neufs que Madame Truphot -possédait rue des Écoles. On le rencontrait là, régulièrement, -de quatre à cinq, quelque temps qu’il fît, -suivi d’une théorie de petits chiens hideux et recroquevillés, -gros comme le poing à peine, des fœtus -de chiens inquiétants et louches, à la chassie opiniâtre -de bêtes puantes qui ne pouvaient pas le -souffrir d’ailleurs, aboyaient contre lui en rebellion -constante et s’efforçaient de le mordre sournoisement, -à la moindre occasion. Mais Siemans veillait -sur eux, réfrénait leurs tentatives d’évasion, s’efforçait -de se faire tolérer, leur prodiguant même des -noms d’amitié, des épithètes câlines, dans l’épouvante—faut-il -le croire?—où il pouvait être -d’accomplir seul désormais la besogne de tendresse -à laquelle se refusaient peut-être les carlins et les -griffons. Sans doute, devant ce million des trois -bâtisses, il se répétait les yeux crochés sur les balcons -et les porches béants: Cela sera à moi un jour. -Et des bouffées d’orgueil venaient crever à la mafflosité -de sa face, tout son être éclatait de joie contenue -pendant qu’il tirait sur lui les avortons à la queue -chantournée, aux yeux laiteux. Fils d’un savetier de -Louvain, il se voyait déjà retournant au pays après -avoir réalisé la vieille, informant les gens de l’endroit -qu’il avait gagné sa fortune à écrire des partitions -avec son beau-frère, le compositeur—car sa -sœur avait épousé un vague maëstro roumain qui -pastichait Wagner et intriguait pour accéder à -l’Opéra-Comique. Celui-ci lui avait donné quelques -leçons et, dès lors, Siemans, rebuté par le piston et<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[23]</a></span> -le violoncelle trop difficiles se souvint à propos qu’il -avait été <i>serpent</i> dans sa jeunesse, à la paroisse natale, -et il se mit à l’<i>ocarina</i>, un instrument dédaigné, mais -dont on pouvait tirer des merveilles avec un peu -d’art. Pendant de longues heures, sans relâche, il -jouait du Tagliafico. Le <i>Voulez-vous bien ne plus -dormir</i> succédait impitoyablement à la <i>Chanson de -Marinette</i>.</p> - -<p>Ses harmonies jetaient le désarroi dans les muqueuses -féminines, ravageaient les cœurs d’alentour -portés sur le sentiment. Un prêtre, qui habitait la -maison, tout en lui reprochant d’introduire le trouble -dans les âmes pieuses, était même venu le demander -en mariage de la part d’une de ses pénitentes: -une dame mûre mais très bien encore, la veuve d’un -officier qui avait un fils à Saint-Cyr et qui portait -un chignon de soie. Madame Truphot, mise au courant -par des indiscrétions de domestiques, avait dû -placer le propriétaire dans l’alternative de choisir -entre elle, 2.000 francs de loyer, et cette personne, -1.200 à peine, le menaçant d’un congé s’il ne -résiliait pas la location de l’autre. Et ce n’est -qu’après le déménagement de cette énamourée que -le Belge eut à nouveau licence de cultiver l’ocarina. -Depuis quelques jours, il s’attaquait à Ambroise -Thomas, auquel il correspondait, par nature, disait-il, -et il épanchait <i>Mignon</i>, sur l’alentour, inexorablement. -Dans l’immeuble, on affirmait que la vieille -dame rebutée se mourait, rue d’Assas, d’une maladie -de langueur, ce qui valait à Siemans une auréole -d’amant fatal et faisait rager sa maîtresse sexagénaire.</p> - -<p>De menus incidents revenaient encore à l’esprit -de Boutorgne. Il évoquait l’enterrement de la fille de<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[24]</a></span> -Madame Truphot, morte dans le célibat, à quarante -ans, après avoir lutté sans succès, après s’être épuisée -en querelles et en inutile stratégie pour éloigner -l’amant qui tenait sa mère par on ne sait quelles fibres -honteuses. Ce jour-là l’homme entretenu avait fait les -honneurs du logis endeuillé, en maître désormais -incontestable, avait marché bravement, tenant les -cordons du poële, à la tête de la famille, au regard -d’une notable partie du Tout-Paris de l’art et de la -politique, car M. Truphot, mari, avait été longtemps -chef du municipe, maire d’un des arrondissements -les plus riches de la capitale. Même, Boutorgne se -revoyait, certain jour, courant les rédactions pour -empêcher les quotidiens de révéler que M. Truphot -avait été trouvé, un matin, au pied de son lit, la -tempe trouée d’une balle. Pendant longtemps, cet -homme, conjoint à une hystéromane, s’était efforcé -de ne rien voir. Puis, quand il lui avait fallu, de -mauvais gré, ouvrir les yeux sur les priapées de son -logis, il avait versé en des scènes atroces, mais -pour pardonner chaque fois, dans la crainte qu’un -esclandre public ne l’astreignit à répudier l’écharpe -tricolore à laquelle il tenait par dessus tout. Il -s’était contenté d’expurger un peu son foyer, évacuant -du mieux qu’il le pouvait la racaille de -lettres qui mangeait à sa table et polluait sa literie, -surveillant de près l’homme du gaz qui venait -vérifier l’appareil, ou le frotteur qui, la brosse au -pied, esquissait des entrechats excitants et dansait -la croupe en l’air. Madame Truphot, en effet, -ne répugnait à rien, s’accointait avec les plus viles -espèces, dilapidait ce qu’on est convenu d’appeler -«l’honneur conjugal» avec des histrions du théâtre -Montparnasse, des pîtres de <i>Bobino</i>. Un jour<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[25]</a></span> -même, elle avait été cause de la révocation d’un sergent -de ville albinos, pour l’avoir, quand il était de -faction, attiré dans la chambre de sa bonne en lui -promettant de l’épouser, après divorce. Par la suite, -M. Truphot, las sans doute de mener ici bas une vie -dont les seules voluptés consistaient à marier les -autres et à être plus cocu que le prince de Chimay -ou le futur roi de Saxe, s’était mis subitement à la -poursuite d’autres délices et s’était laissé induire en -l’alcool. Pendant quatre années, il avait entrecoupé -la quotidienne lecture des articles du Code d’abondants -hoquets et aromatisé la salle d’honneur de la -mairie d’une haleine où les senteurs du pernod et le -relent du bitter réalisaient l’indissoluble hyménée. -Comme on le voit, c’était dans toute son ampleur -l’ignominie bourgeoise, la gangrène qui, à l’arrière -de la façade impressionnante, de l’armature et des -fonctions dignitaires ou honorifiques, ronge, comme -un cancer, la chair et l’âme des classes possédantes. -Mais l’honorable magistrat municipal, en une heure -pessimiste où l’irréductible ignominie de sa compagne -et le malaise de sa «bouche de bois» s’étaient -faits particulièrement insupportables n’avait pu -résister à la nécessité de se liquider d’un coup de -revolver.</p> - -<p>Madame Truphot, débarrassée du mari, avait réalisé -un rêve longtemps caressé. Elle avait ouvert un salon -littéraire. Le symbolisme alors battait son plein et -des tiaulées d’imbéciles, opérés de toute syntaxe et de -toute orthographe, travaillaient à surpeupler les maisons -de fous en proposant à l’admiration des masses -d’invraisemblables rébus, des formules aussi inouïes -qu’hermétiques où, paraît-il, ils avaient <i>emprisonné -la Beauté</i>. Madame Truphot fut donc préraphaëlite<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[26]</a></span> -ardemment. De jeunes hommes, quelque peu -Kleptomanes, visiblement détachés des ablutions et -pédérastes comme il convient, vinrent, chaque mardi -et chaque samedi, déverser chez elle le trop plein -de leur génie, sous forme de pentamètres, d’hexamètres -et de myriamètres, tout en faisant suinter, de -leur mieux, les écrouelles de leur esthétique. Après -quelque résistance, le Sar Péladan, coiffé d’une -brassée de copeaux à la sépia, d’une bottelée de -paille de fer, le Sar Péladan, lui-même, finit par -céder et, pendant une année, honora son logis de -ses pellicules et de ses oreilles en forme d’ailes -d’engoulevent. Grâce à ses bons soins, la veuve fut, -sur l’heure, immatriculée dans la religion de la -Beauté et n’ignora plus tout ce que le <i>Saint Jean</i> -du Vinci ou la sodomie vénale dérobe aux profanes -de splendeurs cachées.</p> - -<p>Son argent et sa personne furent, longtemps, l’âme -du salon des Rose-Croix où elle figura sous les -apparences d’une Salomé maigre; et deux ou trois -artistes de l’<i>Ermitage</i> travaillèrent à la munir des -proses gonorrhéiques aptes à glorifier en toute occasion -les œuvres du divin Sandro ou de Cimabué. -En sa demeure, Jean Moréas qui, depuis trente ans, -menace le monde angoissé d’un chef-d’œuvre selon -la norme grecque et se contente de ressembler à -Euripide, qu’il traduit, comme Hadji-Stavros ressemble -à Miltiade, Jean Moréas se vit acclamé à l’unanimité -chef de l’<i>Ecole Romane</i>. Même, un moment le -lustre de Madame Truphot fut tel que M. Huysmans -alla jusqu’à parler de la mettre dans un de ses livres, -quand elle eût donné dans les Bolandistes et fourni -l’argent d’une messe noire. Mais le mauvais destin -veillait et si la veuve ne fut point léguée à la postérité,<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[27]</a></span> -telle une M<sup>me</sup> Chantelouve d’un mode avantageux, -c’est que son crédit politique s’avéra insuffisant -pour faire octroyer le ruban rouge à l’auteur d’<i>A -Rebours</i>. Sans doute, la sexagénaire serait arrivée -avant peu à l’androgynat que lui préconisait le -génial Joséphin, mais le Belge, son amant, rendu -fou furieux par les dépenses exagérées d’un tel état -de choses, avait un beau jour jeté tout le monde -dehors. Nettement, il posa la question de confiance. -Elle aurait à choisir désormais entre ce faubourg de -Gomorrhe, ces Commodores de l’Insanité et son -amour de mâle préféré. Et Madame Truphot, geignante, -tout en protestant qu’il assassinait en elle et -l’intelligence et la beauté avait cédé, sans trop de -défense, dans la peur terrible où elle était de le perdre -pour toujours.</p> - -<p>Mais elle souffrait d’être, depuis cette époque, -tenue à l’écart du mouvement littéraire et de n’avoir -plus aucune action sur la pensée des hommes de -son temps. Ses dîners hebdomadaires n’étaient plus, -hélas! les Conciles d’antan. Et il lui était douloureux -de ne plus manœuvrer, comme auparavant, la manette -qui imprimait la direction au génie symboliste.</p> - -<p>Médéric Boutorgne, qui se préparait à descendre à -la station de Saint-Germain-des-Prés, se murmura -tout à coup, en se frappant sur les cuisses:</p> - -<p>—Ah! non, c’est trop drôle!</p> - -<p>Il se remémorait le soir des <i>Sociétés savantes</i> où -en compagnie de la Truphot éclectique, de son -amant et de trois ou quatre autres camarades, il -était allé entendre Truculor, le tribun socialiste. -Truculor les avait fait placer sur l’estrade, tout près -de lui et, de suite, il s’était mis à besogner de son<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[28]</a></span> -métier sur les tréteaux, tonitruant, de sa voix fracassante.</p> - -<p>—Oui, Citoyens, l’ordre qui régit les justes consciences -et les esprits en possession de la Beauté, de -la Vérité et de la Justice, sera l’ordre même de la -Société nouvelle, de la Société que tous nous voulons -créer, de la Société que nous voulons accoucher -enfin de son idéal supérieur...</p> - -<p>—Dans deux mille ans, coupa un prolétaire sceptique.</p> - -<p>Mais Truculor, se tournant vers lui, continuait -imperturbable:</p> - -<p>—Je répondrai à mon interrupteur: Quai ce qu’ai -c’est quai deux mille ans dans l’histoire du Minde? -Quai ce qu’ai c’est quai deux mille ans de souffrince -encore, étant donné que la misère existe depuis l’origine -des sociétés et qu’elle menace de durer toujours? -Et si le Sô-cia-lis-me venait dire à l’Hu-ma-ni-té: il -est en mon pouvoir de faire régner la paix et le -bonheur sur la terre, mais seulement dans deux -mille ans, le Sô-ci-a-lis-me devrait être accepté avec -enthousiasme par tous les hommes généreux...</p> - -<p>Spontanément, Siemans, l’homme entretenu, s’était -mis debout et avait donné le signal des applaudissements -en heurtant l’une contre l’autre ses grosses -mains poilues de roulier wallon, tandis que la Truphot, -empoignée par l’éloquence du bateleur redondant, -criait: bravo! bravo! de sa voix suraiguë de fifre -avarié. Et Truculor ensuite avait été à ce point persuasif -et admirable que, pendant trois jours, la veuve -et le Belge—rétrogrades à l’ordinaire—ne parlèrent -plus que du devoir où se trouvaient les bons -citoyens, de coopérer au bonheur des hommes. -Rénover la famille, supprimer les parasites dans<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[29]</a></span> -la Cité future, oui, ils étaient travaillés par ce -désir!</p> - -<p>L’appartement de Madame Truphot, où elle concubinait -avec son amant, était situé à l’entresol d’un -pavillon en retrait sur la cour, dans une maison -quiète et tranquille, d’allure balzacienne avec sa -pénombre constante, les petits judas grillés de chaque -porte et les tentatives de végétation de la cour: -fusains empoussiérés et buis maupiteux dont le vert -noirâtre, inexorable et agaçant, entretenait là une -note de préau d’hôpital, de jardin de prison ou de -presbytère calviniste. Mais Madame Truphot aimait -cet immeuble dont l’allure compassée et réfrigérante -marouflait le réel de sa vie d’une ombre austère et -d’une décence profitable. Quand Médéric Bourtogne -ascensionna l’escalier, il fut baigné par les ondes -d’une mélodie qui, traversant les portes et les -cloisons, rayonnait sur le dehors. C’était Siemans -occupé à interpréter sur l’ocarina le «<i>Si vous ne -m’aimez plus, oubliez la fenêtre...</i>» en fignolant les -traits et en soignant les finales; ce qui, sans doute, -devait avoir encore pour résultat de perturber, au -sixième, les mansardes ancillaires et d’infuser aux -femmes de professeurs dont la maison s’embellissait, -l’irréfrénable désir des péripéties sentimentales. -Parvenu au second et reprenant haleine, car il avait -le souffle court, le jeune littérateur essuya, avec précaution, -ses <i>Raoul</i> au paillasson et tira le cordon de -sonnette dont l’appel intérieur détermina immédiatement -la frénétique effervescence des roquets favoris. -Une bonne vint ouvrir et, tout en garant le bas -de son pantalon des crocs de <i>Moka</i>, <i>Spot</i>, <i>Nénette</i>, -<i>Chiffe</i> et <i>Sapho</i>, Médéric Boutorgne préleva le meilleur -de ses compliments et réussit à élaborer un sourire<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[30]</a></span> -du plus pur aloi pour répondre au bon accueil du -Belge et de la Truphot.</p> - -<p>Très maigre et plutôt petite, avec un reste de cheveux -gris insociables et envolés dont les courants -d’air ou les torgnoles de son amant paraissaient -prendre un soin jaloux, les joues caves creusées d’un -coup de pouce et les pommettes rubéfiées; avec cela -un verbe criard de marchand d’habits ou de robinettier -ambulant, telle était la veuve de l’officier municipal. -Possédée de la passion du bric-à-brac, ses deux -salons ressemblaient à l’arrière-boutique d’un regrattier -montmartrois ou à quelque sous-dépotoir de -l’hôtel des Ventes, sentaient la poussière surie et -le vieux matelas, s’encombraient de ferrailles archaïques, -de lampadaires défaillants, de bahuts stropiats, -de faïences qualifiées historiques qui avaient dû servir -de projectiles dans les précédentes disputes du -ménage et de soies juteuses quoique sans modestie. -Cet entour sertissait merveilleusement, d’ailleurs, -Madame Truphot, dont les corsages évanescents et les -jupes instables, toujours pendantes au bout de quelque -cordon mal sanglé, évoquaient un personnage -de manucure douteuse qui, dans les périphéries, travaillerait -les vicaires louches, les vieux messieurs -décorés qui font leurs Pâques ou les sacristains promis -à la correctionnelle. Parfois, elle faisait venir un -artiste capillaire qui moyennant deux louis la séance -la plâtrait et la cimentait avec perspicacité.</p> - -<p>—Charles, il faut que vous me donniez trente-cinq -ans aujourd’hui.</p> - -<p>—Alors ça sera soixante francs; Madame sait bien -que pour deux louis, je ne peux donner à Madame -que l’apparence de quarante ans.</p> - -<p>Elle s’en allait alors, filait en des expéditions mystérieuses,<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[31]</a></span> -courait Paris, ne rentrait que le lendemain -au soir, avec des yeux battus, des joues gaufrées de -rides, où le fard écaillé mettait des esquarres de moisissure. -Et dans l’heure qui suivait, des jeunes gens -à figure sinistre, les orbites bistrés, la voix dolente, -venaient apporter des bouquets qu’elle avait payés -d’avance, du reste.</p> - -<p>—Tu ne seras pas jaloux, disait la Truphot à Siemans, -en ces sortes d’occasions. Vois je n’y peux -rien; ils sont fous de moi; ils me pourchassent dans -la rue. Hier, l’un d’entre eux, le pauvre mignon, a -voulu se jeter à l’eau parce que je le repoussais...</p> - -<p>Le Belge devait avoir l’espoir qu’un de ces drôles -assassinerait sa vieille, quelque jour, car il ne protestait -pas, veillait seulement à ce que cette vermine ne -coutât pas trop cher. En cette prévision, il accaparait -le gros des monnaies, ne laissait à sa maîtresse que -des sommes peu élevées et retournait dans sa chambre, -bien tranquille, jouer de l’ocarina et s’administrer -des bolées de café au lait et des tartines de -<i>cramique</i>—une passion tenace qu’il gardait du pays -natal.</p> - -<p>—Avant toutes choses, mon petit, dit Madame Truphot -à Boutorgne, après l’avoir attiré sur une bergère -claudicante dont la poussière, insuffisamment combattue -par le balai apathique des bonnes peu surveillées, -s’envola en une petite nuée ocreuse, avant toutes -choses, vous allez me traduire cela, car vous êtes -l’érudit de la maison. Ce sont des vers latins, des -vers d’amour qu’un petit polisson inconnu m’a dépêchés -ce matin sous le couvert de l’anonymat, et je -voudrais bien savoir s’il a l’impudence de m’y conter -fleurette... Et elle lui tendait un papier.</p> - -<p>A la seule pensée que ses humanités improbables<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[32]</a></span> -pouvaient être requises pour traduire quoi que ce -soit ayant une relation quelconque avec la langue de -Cicéron, le gendelettre sentit ses fibres intérieures se -glacer. Néanmoins il fut beau joueur; il sortit son -porte-cartes, en tira un carré de papier, brandit un -crayon et dit:</p> - -<p>—Je vais, Madame, vous traduire ce poulet tout -de suite, et sans <i>Quicherat</i>.</p> - -<p>Heureusement pour lui, la veuve l’arrêtait.</p> - -<p>—Oh! ça ne presse pas; vous me donnerez la -chose demain.</p> - -<p>Rasséréné, Médéric Boutorgne pensa alors à un sien -ami, un desservant très calé sur Tertulien, qui pourrait -lui rendre ce service.</p> - -<p>Le papier de Madame Truphot, portant dûment les -deux timbres de la poste, convoyait bien des vers, -mais hélas! c’était le madrigal tout particulier -qu’Horace dépêche à la vieille Chloris:</p> - -<p class="pp6 p1"> -Uxor pauperis Ibyci,<br /> -Tandem nequitiæ fige modum tuæ,<br /> -Famorisque laboribus.<br /> -Matura propior desine fumeri,<br /> -Inter ludere virgines,<br /> -Et stellis nebulam spargere candidis, etc, etc.</p> - -<table id="t01" summary="t01"> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - -</table> - -<p class="pn reduct">«Femme du pauvre Ibycus, mets enfin un terme à ton dérèglement,<br /> -«à ces travaux qui t’ont rendue tristement fameuse.<br /> -«Déjà mûre pour le trépas, déjà près de la tombe...<br /> -«... ton partage, à toi, c’est désormais le travail de la laine<br /> -«tondue près de la noble Lucérie, non la cithare, non la pourpre<br /> -«des roses, non les amphores mises à sec jusqu’à la lie;<br /> -«car maintenant tu es vieille.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[33]</a></span></p> - -<p class="p1">Ceci devait être un tour du Sar Péladan éconduit.</p> - -<p>Trois coups de doigts rageurs dans l’emmêlement -gris de son chignon malingre et la Truphot ajoutait:</p> - -<p>—Maintenant, autre guitare. Oh! non pas que je -veuille vous recommander d’avoir particulièrement -de l’esprit, tout à l’heure, c’est une superfluité que -de vous prier d’être en veine: vous l’êtes toujours. -Non, j’attends de vous bien autre chose. Voilà: J’irai -au fait avec la belle franchise spontanée que vous -me connaissez. Comme je vous l’ai écrit, nous avons -Truculor et Jacques Paraclet que j’ai invité lui, sur -vos conseils, puis un type extraordinaire, confondant, -une sorte de fou ou d’inspiré, on ne peut pas savoir, -mais qui est bien l’homme le plus bizarre de tout -Paris. On dit même que c’est le fils naturel d’un -roi. Ceux-là, avec vous et trois ou quatre autres -de moindre encolure, vont nous faire une table amusante. -Mais écoutez-moi bien. Ce soir, par dessus -tout, nous avons Honved et sa femme, vous connaissez -bien Honved, l’auteur dramatique, Honved de -<i>l’Ame païenne</i> qui s’est marié récemment?...</p> - -<p>A cet endroit de son discours, la Truphot se levait -et, s’emparant délibérément du bras de Boutorgne, -elle le forçait à arpenter la pièce à son côté, puis -volubile:</p> - -<p>—Mon petit, j’ai décidé que vous seriez l’amant -de M<sup>me</sup> Honved et cela, dès demain, car c’est tout -simplement une indignité, Honved a dix-huit ans de -plus que sa femme qui n’en a pas vingt-cinq, elle; -or, cela ne peut durer, il faut à toute force rompre -une pareille union. La pauvre petite ne peut pas, -ne doit pas aimer son mari. Je l’ai deviné. Or, moi, -je veux que tous ceux qui m’entourent soient heureux. -L’amour seul vaut de vivre n’est-ce pas? Et<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[34]</a></span> -puis il y a des caractères qui ne savent pas vouloir: -il faut les placer devant le fait accompli et aller -ainsi au devant de leurs secrètes aspirations. C’est -le cas de Madame Honved, j’en suis sûre....</p> - -<p>Un peu ahuri par cette proposition quasi-injonctive, -le gendelettre aux côtés de la vieille femme, -marquait un écart et son pied venant à écraser la -queue de <i>Sapho</i>, roulée en boule sur le tapis, celle-ci -se mettait à pousser des glapissements suraigus -immédiatement appuyés par ceux des autres.</p> - -<p>La Truphot les calmait, en opérant une diversion -d’une minute.</p> - -<p>—Ah! ça! la paix <i>Spot</i>, <i>Moka</i>, <i>Chiffe</i>... Oh! les -vilaines bêtes... mais il faut leur pardonner car elles -sont très énervées en ce moment... un peu de neurasthénie... -je pense... croiriez-vous, mon cher Boutorgne? -Nénette et Sapho sont malades... Oui, -Nénette est cardiaque et Sapho a des aphtes dans la -bouche, la digitale pour l’une, de la kola pour l’autre... -Voyez mes soucis... On a bien du mal, allez, -avec ce qui vous est cher...</p> - -<p>Déjà elle avait ressaisi le bras du <i>gendelettre</i>, -donnant à nouveau tête baissée dans son projet, -qu’elle n’avait pas eu l’audace, peut-être, de formuler -d’un seul élan.</p> - -<p>—Oui, nous pouvons, vous et moi, réparer une -grande injustice, une des pires de la vie et du Destin: -libérer une jeune femme d’un homme déjà -vieux. Je fais appel à votre caractère chevaleresque. -D’ailleurs, vous allez passer des jours sans rancœur. -Ah! mon cher! Quels yeux! quelle plastique! une -gorge à déchaponner un sénateur inamovible, -comme dit mon scélérat de coiffeur... Et puis, si vous -réussissez, ce qui n’est pas douteux, ma maison est<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[35]</a></span> -à vous, vous en pourrez disposer, car vous n’avez pas -de garçonnière... hein? Les garnis sont coûteux et -si répugnants, n’est-ce pas?...</p> - -<p>Elle l’avait empoigné des deux mains aux épaules, -l’œil brasillant, une large tache rouge à chaque -pommette...</p> - -<p>—C’est entendu, dites, vous voulez bien?... -Ah! quelle bonne odeur, quel charme cela -mettra dans ma maison si triste parfois... Une odeur -d’amour, la meilleure brise pour parfumer l’existence... -Vous me connaissez, j’adore qu’on s’aime -autour de moi... Mon Dieu! Entendre le bruit -des baisers! voir des caresses! pressentir les -étreintes voisines! C’est jeter un défi victorieux -à la mort et c’est ne plus vieillir... Aussi, avec moi, -pas de fausse honte, pas de gène ridicule. Si vous -avez besoin d’argent, un signe, et je suis à votre disposition. -Du reste je m’arrangerai avec Madame -votre mère pour qu’à partir d’aujourd’hui vous ne -lui coûtiez plus un sou...</p> - -<p>Elle défaillait presque... ayant fini d’énoncer la -chose d’une haleine ininterrompue, cette fois, avec -des petits crissements de plaisir à la chute des mots. -Et maintenant l’ordinaire cramoisi de ses joues -avait fait place à une blêmeur un peu verte. Des frissons -la secouaient, ses mains se rétractaient en des -tics convulsifs, comme si son corps frémissait tout -entier, à l’intérieur, à la promesse de ces amours qui -allaient se dérouler tout près d’elle, à portée de son -épiderme et sous son égide de matrone experte aux -palpitations d’alcôve.</p> - -<p>Cependant elle n’avait point terminé encore. Derechef -la fadeur caséeuse de son haleine revint dans -la figure de Boutorgne. Son discours heurté roula<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[36]</a></span> -des mots choisis, des phrases triées et apprises -d’avance, sans doute, qu’elle n’arrivait à sortir que -très péniblement.</p> - -<p>—Et puis voilà la vérité, lâchait-elle, j’ai de la vie -une optique de philosophe et d’artiste. Nos mœurs -sont stupides. Aucun de nous n’est fait pour n’aimer -qu’un seul être. Je considère qu’il est du devoir de -certaines intelligences d’empêcher les gens de s’encroûter -dans un amour unique. N’est-ce pas d’un -noble cœur et d’une grande âme d’intervenir, l’occasion -se présentant, pour amener les circonstances, -susciter les faits qui pousseront vos amis vers d’autres -bras que les bras accoutumés. Régenter, administrer -pour ainsi dire la chair d’autrui, au mieux de -son bonheur et sans qu’il s’en aperçoive; deviner -quels sont les êtres créés l’un pour l’autre et qui se -correspondent parfaitement, c’est œuvrer supérieurement -à Dieu lui-même et c’est se montrer plus grand -que la vie stupide; c’est une tâche digne de mon -esprit altruiste et de ma fortune. Je veux marquer la -voie à la civilisation nouvelle, moi... S’efforcer d’affranchir -l’Occident de l’imbécile monogamie est un -beau rêve. Hommes et femmes ont droit à toutes les -étreintes que le Destin peut leur offrir et les règles -sociales sont criminelles qui les empêchent d’aller où -leurs sens et leur cœur les entraînent. Répandre -dans le monde une plus grande quantité d’amour, -la répartir plus justement est une volonté autrement -magnifique que celle du Socialisme qui veut répandre -plus de bien-être matériel. C’est ma Sociologie et ce -sera le labeur de ma vieillesse. Ah! si beaucoup -m’imitaient, bientôt ainsi que l’a dit Raimbaud, en -ces deux vers cités par Verlaine, chez moi, un soir -de jadis:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[37]</a></span></p> - -<p class="pp6 p1">Le monde frémira comme une immense lyre<br /> -Dans le frémissement d’un immense baiser.....</p> - -<p class="p1">Médéric Boutorgne, bien qu’auparavant il n’ignorât -rien de la femme, en restait quelque peu abasourdi. -Comment, cette vieille frégate tant de fois -incendiée par le brûlot du stupre toujours collé à ses -flancs, comment, cette vieille tartane ne pouvait pas -se résigner à gagner quelque hâvre de désarmement! -Voilà qu’elle allait faire la remorque maintenant, -sans y mettre plus de formes, et en résiliant d’un -coup toute l’hypocrisie bourgeoise indiquée en -pareille matière. Cette haquenée hors d’usage, à qui -les dents rasées et les membres asséchés par les -éparvins et les suros ne permettaient plus que très -difficilement les gambades et les larges broutées dans -le pacage sensuel, se précipitait écumante encore vers -la senteur proche, le fumet d’amour, l’odeur d’accouplement, -qui devaient revigorer ses vieux tendons, -galvaniser ses flancs périmés, être en un mot le stimulant -nécessaire aux nouvelles ruades, aux bondissements -désordonnés de la fantasia lubrique! Le gendelettre -exhumait maintenant de son souvenir une -précédente histoire. La femme du peintre Maubuée -qu’elle avait amenée à divorcer, sans but précis, uniquement -pour le plaisir, par souci d’un proxénétisme -désintéressé, poussé jusqu’à l’art, et qu’elle avait fiancée, -elle-même ensuite, au petit Foinoir. Cette soirée -de fiançailles était restée célèbre parmi les cénacles -littéraires de la rive gauche. Le beau-frère du Belge -avait interprété un de ses <i>oratorios</i>, et quand la Truphot -portant le voile en paranymphe avait entonné -elle-même l’épithalame, le gaz s’était éteint, tout à -coup, au bon moment. Lorsqu’il se ralluma, Elphège<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[38]</a></span> -Brucoglan, du <i>Mercure</i>, prétendait que la chose avait -été machinée pour permettre dix minutes de <i>peloting</i> -intensif et que, pour s’en convaincre, il n’y avait -qu’à regarder cinq ou six messieurs qui n’osaient -plus sentir leurs doigts. Trois heures après, la veuve -couchait les tourtereaux non sans s’être assurée au -préalable du bon fonctionnement de l’hydraulique -dans les cabinets de toilette. Mais jamais plus les -fiancés n’étaient revenus; ils étaient partis panteler -ailleurs: ils avaient des doutes au sujet de certains -trous insolites ménagés dans la cloison. Maintenant -ils vivaient en parfait collage après avoir -touché la petite dot que la Truphot leur avaient -libéralement octroyée pour faire face aux premiers -besoins: car cette femme était très généreuse en ces -sortes de circonstances et elle se serait ruinée—si -son amant n’y eût veillé—afin de satisfaire ce -qu’elle appelait couramment <i>ses petits travers dix-huitième -siècle</i>. Un rien de pudeur, un rogaton de -préjugé, sans doute, la retenait encore, puisque riche -comme elle l’était, elle aurait pu aller jusqu’au bout -de son penchant, instituer par exemple une <i>campagne</i>, -une folie, comme à l’époque du Régent, une -sorte de lupanar gratuit à l’usage de la littérature -dont elle aurait administré les coucheries et frôlé le -personnel.</p> - -<p>Médéric Boutorgne pensait à tout cela. Cette -femme, après tout, n’est pas sans logique. On donne -bien à manger, pourquoi ne pas donner aussi à culbuter? -Ce serait pratiquer l’hospitalité bien entendue. -On regarde les autres danser, pourquoi diable, ne -pas les regarder aimer? La danse n’est qu’une excitation -passionnelle, une mimique hypocrite des étreintes, -et seul le puritanisme social s’oppose à la contemplation<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[39]</a></span> -du geste de volupté. Mais que sera le -puritanisme social dans deux siècles, ou même avant, -quand l’humanité pratiquera la civilisation parachevée, -quand la science et la philosophie l’auront convaincue -que procréer est monstrueux et stupide, quand -l’amour aura été justement décrété ridicule par la -littérature? car c’est une question de mode que la -beauté de l’amour. Si quinze mille poètes et trois ou -quatre fois autant de prosateurs ne s’étaient point -avisés, depuis l’origine des sociétés, de glorifier les -bêlements sentimentaux et les soubresauts de l’arrière-train, -l’espèce humaine n’aurait jamais eu l’idée -d’établir en dogme la magnificence de l’amour. Les -animaux, sous ce rapport, nous sont bien supérieurs: -ils ne paraissent pas tirer vanité de leurs -copulations. Dans quelques générations peut-être, -il ne sera pas plus malséant d’assister aux ébats -des couples qu’il ne l’est, à l’heure actuelle, d’assister -aux ébats du Corps de ballet. Bien des -choses, de ce seul fait, seront remises à leur place; -la <i>transmutation des valeurs</i>, dont parle Nietzsche, -sera réalisée pour le meilleur profit de la morale, et -le petit spasme n’aura pas plus d’importance dans -la vie des hommes, que l’acte de nutrition ou d’évacuation. -Ce pôle majeur de la Sottise qui s’appelle -l’amour, n’attirera donc plus sur lui, pour la stupéfier, -la plus grande partie de l’intelligence en pouvoir -de comprendre désormais qu’il y a autre chose que -l’ébriété épidermique dans l’existence.</p> - -<p>Madame Truphot, conclut le gendelettre, a trop -gigoté par elle-même et, se sentant sans doute quelque -embarras dans les jointures, elle s’amuse à faire et à -voir gigoter les autres. Cela lui continuera l’illusion -qu’elle œuvre et besogne pour son propre compte.<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[40]</a></span> -Elle s’affinait présentement, voilà tout. Agir en n’importe -quel sens est grossier. Manœuvrer pour déterminer -autrui et n’être que le spectateur est, en toutes -choses, d’un artiste. Elle avait compris cela peut-être, -bien que ce fût extraordinaire d’une pareille -cervelle. Surajouter la joie du dilettantisme au bénéfice -de la contorsion personnelle, la classait parmi -les cérébraux. Mais elle y perdait tout de même -quelque chose: la possibilité de se dire un beau -mécanisme humain dont le dynamo sexuel fonctionnerait -jusque dans l’ultime vieillesse. Pourquoi prosaïquement -ne pas rester ce qu’elle avait été? Une -pauvre chair tourmentée et pitoyable, qu’Eros traquait -et pourchassait, de retraite en retraite, comme -une bête aux abois, une esclave passionnelle, que le -rut fustigeait de ses lanières de feu, ébouillantait toute -vive, sans trêve ni repos, qui, sans jamais reprendre -haleine, et sans connaître la moindre halte miséricordieuse, -devait gravir, une à une, jusqu’à la mort, sur -ses paumes saigneuses et ses genoux à vif, les âpres -cîmes de l’escarpement sensuel. Qui sait? Il est possible -qu’elle demandât grâce, parfois, dans ses nuits -abjectes, devant l’homme infâme qu’elle payait; -peut-être tendait-elle les bras vers une impossible -clémence. Marche! marche! hurlait la voix du Sexe, -pendant que des fers rouges tisonnaient ses reins -fumants, pour lui faire précipiter sa course sénile -vers un invisible sommet d’immondices charnelles. -Elle répudiait tout cela, ce côté épique en somme, -pour les rôles d’entremetteuse et de voyeuse bourgeoise! -C’était décourageant.</p> - -<p>Maintenant le raté se reportait à la promesse de -Madame Truphot. Il allait être l’élève, le <i>cadet</i>, le -sujet brillant dont on paye les frais d’étude et qu’on<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[41]</a></span> -subventionne dans l’espoir d’un profitable avenir. -Si sa matérielle, comme il était permis de l’entrevoir, -ne devait plus rien coûter à sa mère, ne fût-ce -que pendant quelques mois, un profitable virement -de fonds en ferait de l’argent de poche. Trois jours -par semaine, il pourrait stupéfier les amis et le <i>Napolitain</i> -d’un luxe inattendu. Ah! il ne serait pas si -bête que ce crétin de Foinoir qui avait déraillé par -suite de pudeur incongrue. Certes, il ne s’avèrerait -pas imbécile à ce point. Les trous de la cloison, il -s’en moquait un peu, lui, à peu près autant que de -son premier solécisme. D’autre part, circonstance -seconde, Madame Honved n’était point sans agrément. -Mais comme il tirait gloire, à l’ordinaire, de -son chic anglais qui lui enjoignait de ne pas être un -impulsif et de ne pas se prononcer sur le champ, il -répondit par des paroles vagues qui ne l’engageaient -guère:</p> - -<p>—La petite Honved. Ah! oui, je vois, dit-il.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[42]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">II</h2> - -<p class="pch1">Il n’y a rien d’odieux dans la satire<br /> -qu’on exerce contre les méchants: elle<br /> -mérite, au contraire, les éloges de tout<br /> -homme de bien qui sait juger sainement.</p> -<p class="pchr"><span class="smcap">Aristophane.</span></p> - -<p>La chère fut excellente et le potage bisque, la barbue -<i>Jean Bart</i> et même le cœur de filet <i>Rossini</i> se -trouvèrent déglutis au milieu des banalités, des -calembours ou des plaisanteries qui avaient déjà fait -leur temps à l’âge de pierre, mais qui servent de -liant invariable aux convives les plus spirituels. -Puis les propos s’égaillèrent et, dès l’apparition du -faisan rôti qui valut à Madame Truphot des exclamations -laudatives, la chasse étant fermée depuis quatre -mois, plusieurs convives dûment assouvis, se mirent -en devoir de besogner ferme pour faire briller leur -génie.</p> - -<p>A la place d’honneur, à la droite de la veuve, dont -il avait jadis fréquenté le mari, trônait Truculor, le -Tribun socialiste. Verbe incontesté des plèbes, -sa phraséologie graissée au meilleur cambouis de -l’École normale devait introduire le Pecus dans la -Jérusalem nouvelle, dans la Terre promissiale de -Fraternité et de Justice, à moins qu’auparavant -notre système solaire ne devînt tout à fait caduc et -que la planète, intempestivement ne trépassât de -vieillesse. C’était un gros homme, à la face halitueuse -et patinée d’une teinte de grès roussâtre, qui -ressemblait assez exactement à un contremaître<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[43]</a></span> -potier dont le visage aurait été vernissé par le feu -de son four. Trapu et d’encolure massive, le thorax -redondant de cet orateur était une sorte de buffet -d’orgue où s’alignaient les tuyaux, les cuivres et les -pipeaux de fer-blanc, le cor et l’alto, le hautbois et -le basson d’une éloquence polyphonique qui se -passait à l’ordinaire du stimulant de l’Idée ou de la -plus menue conviction, tout comme un piano mécanique -se passe du secours d’un vil doigté. La spécialité -de Truculor était le déchaînement dans la -forme classique: ce qui faisait percevoir aux moins -compréhensifs le puffisme du procédé, car dans -chacune de ses gloses l’humanité et l’enthousiasme -véritable avaient été expulsés par huissier pour que -la rhétorique pompeuse pût, tout à son aise, se mettre -dans ses meubles, s’installer dans le faux acajou des -tirades. Bien qu’il prît soin, couramment, dans ses -parlottes, de ne point ravaler ses collègues du Parlement -de toute la vastitude de son érudition, on pressentait -néanmoins, grâce à lui, ce que les Grecs -eussent pensé de la conjoncture et combien il eût -fallu d’épithètes aux Romains pour évaluer l’événement. -Aux jours d’inspiration, aux minutes vaticinatoires, -quand le rhéteur brandissait au-dessus du verre -d’eau et des sténographes un facies congestionné -et prophétique, quand il menaçait l’assemblée rétrograde -de convoquer devant elle un avenir gros de -menaces, quand il proposait d’éclairer les ténèbres du -futur avec les fulgurations de son génie, ce cracheur -de feu, dont les lèvres, à son dire, avaient été touchées -par le charbon ardent d’Élie, n’arrivait que très -péniblement à déflagrer une lamentable flammèche -oratoire, un feu follet neurasthénique, une théorie de -fumeuses étincelles totalement incapables d’embraser<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[44]</a></span> -quoi que ce soit de l’ordre établi ou d’incendier -le moindre fétu. Avec ce révolutionnaire, la Révolution, -en effet, s’était muée en bonne fille et il convenait -de faire son deuil de la véhémence de cyclone, -de la lame de fond des grands Conventionnels qui, -comme des éléments déchaînés, chavirèrent l’ancien -Régime. Ce n’était plus la houle, le coup de bélier -sur les portes d’airain de Danton, la froide logique, -les théorèmes acérés de Robespierre qui eurent raison -du vieux monde, qui désossèrent l’inique société, -ou quoi que ce fût d’approximatif. Non, c’était une -voix de bugle qui finissait toujours en soupirs de -serinette; l’élan magistral partait pour emporter d’assaut -l’Ilios bourgeoise et s’arrêtait pas bien loin, dans -les bosquets anacréontiques, sentimenteux ou élégiaques -de l’ancien Romainville... <i>sur la petite chanson</i>. -N’en doutez pas, si Truculor au lieu de siéger sur les -bancs socialistes de la troisième République avait -siégé sur les bancs de l’ancienne Montagne, au soir -du 10 août, il se fût transporté incontinent dans la -loge du logographe pour consoler Louis XVI et -l’aurait emmené avec les camarades boire du <i>Samos</i>, -avant de lui faire récupérer ses Tuileries. Puis, le -lendemain, trente-deux colonnes de son journal -eussent expliqué à Samson déconvenu et au peuple -fumisté tout le lumineux de cette détermination.</p> - -<p>Dans ses discours protéiformes, tous les genres -du poncif prétentieux se coudoyaient. Tantôt, il -endossait les paillons du sublime, se goudronnait -d’un empois pisseux, n’usageait que le mot noble, tels -les évêques fameux et bavards de Louis XIV; tantôt, -il apparaissait constipé et solennel, comme les cuistres -qu’on appela jadis les <i>grands parlementaires</i>, ou -bien il brandissait des pistolets d’enfant, des foudres<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[45]</a></span> -en aluminium, lorsqu’il s’avérait utile de terroriser -l’adversaire, fluant aussitôt par toutes les ouvertures -en un attendrissement diluvien, quand survenait la -nécessité d’appliquer un émollient sur le cœur de -bronze des majorités. Et cet instrumentiste vacarmait -comme un orphéon, devenait à lui seul plus -imposant, plus tumultuaire et tout aussi artiste que -l’harmonie de Dufayel qui désoblige les moineaux -du dimanche dans les squares parisiens. Pathétique, -oh combien! l’emphase scoliaste gonflait ses tirades -comme un coup de pompe un pneu de bicyclette, et -il régnait sans conteste sur la foule des porteurs -d’églantines extraordinés et ravis d’avoir enfin un -orateur ayant victorieusement passé son bachot.</p> - -<p>Truculor avait été proclamé jadis le premier orateur -de l’époque, parce qu’il s’était mis en devoir de recouvrir, -à chaque ouverture de session, à chaque -automne, le vieux parapluie quarantehuitard de l’éloquence -parlementaire d’une silésienne de métaphores -fuligineuses, d’affligeantes banalités ou d’incorrections -dans le genre de celles-ci: «<i>Jamais -dans le chaos des peuples et des races, dans la forêt -des passions et des haines humaines, jamais une -aussi large clairière de paix n’avait été pratiquée.</i>»—C’est -de la poésie, lui criait alors Monsieur de -Dion, athlète justement réputé pour la bêtise incoercible -de ses propos, et qui, impressionné par la -<i>forêt des passions</i>, prenait ce pathos pour la langue -de Pindare. D’ailleurs, dans tous les discours de -Truculor, il y avait une forêt, comme dans les démonstrations -théologiques des trois derniers siècles, -il y avait le mécanisme de la montre et l’argument -final: Qui donc, si ce n’est Dieu, est l’horloger? Il -ne sortait pas de là, c’était son trope le plus fabuleux,<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[46]</a></span> -sa tautologie préférée. «Je gravissais un <i>soir</i>, -la rue, avec l’émotion religieuse d’un néophyte. Sous -un <i>soleil mêlé</i> d’azur triste et de blanches nuées, <i>je -sentais une haute espérance</i> grandir en moi, <i>assez -forte pour remonter</i> le flot de misère et d’inquiétude -qui dévalait le long de la voie assombrie<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.» Il -gravissait, un soir, sous un soleil et il sentait une -haute espérance, assez forte pour remonter!!! Non, -Paul Bourget, lui-même, répugnerait à conculquer -un pareil tapioca, à battre en mayonnaise un pareil -vomis. «Comme l’aigle qui monte vers le soleil.» -«Ce discours <i>dont les vagues poussées par le vent du -large</i>», continuait le tribun jaloux de colliger toutes -les images qui le feraient refuser au certificat d’études -de la laïque, anxieux de ne résilier aucun -pompiérisme et de surpasser, si possible, Georges -Ohnet, d’infamante mémoire, tout cela afin de faire -la preuve, sous les bravos frénétiques des trois -quarts de la Chambre, qu’un homme de réel talent -ayant le sens du ridicule, le souci de la forme et -l’exécration de la solennelle niaiserie, un <i>orateur</i> -enfin, qui serait tout le contraire de lui, ne pourra -jamais prospérer dans une assemblée délibérante. -Quel magnifique langage! disait-on à chacune de ses -gloses, dans le Parlement non moins que dans la -Presse, et «l’Aigle», la «Forêt», «le vent du -large», toute cette éloquence ravagée par un herpès -de propos éculés passait aux yeux de ses collègues -et des <i>matulus</i> des gazettes, pour la suprême manifestation -du Verbe humain.</p> - -<p>Cependant, malgré l’opinion acharnée à le magnifier, -Truculor, avec ses éternelles palinodies, la<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[47]</a></span> -nécessité où il se trouvait de se déjuger sans cesse, -l’obligation où il était de renier à la Tribune toutes -les campagnes menées par lui dans son journal, -Truculor, le Logomaque, commençait à lasser les -honnêtes gens et les intelligences de son parti et -pour beaucoup il n’était plus déjà qu’un Béotien -ayant fait ses humanités. Ce Cacique du Socialisme -voyait autour de lui déserter les Incas. Il faisait, du -reste, tout ce qui est indiqué pour cela. Lui, hier -encore révolutionnaire, ne venait-il pas d’être amené -à confesser, en pleine séance que l’accointance avec -l’autocrate du Nord était utile et louangeable, après -lui avoir, vingt fois auparavant, jeté l’anathème. Et -il avait suffi d’une mise en demeure d’un leader du -centre pour lui faire approuver, en l’alliance russe, -les horreurs de la Sibérie, les massacres de paysans -dans les provinces, le vol de la Mandchourie, la -persécution de Tolstoï, tous les crimes enfin du -Tsarisme scélérat, dont la France porte sa part, -puisque c’est avec son argent qu’ils ont pu être perpétrés.</p> - -<p>Le triomphe de Truculor était la réunion publique. -Hissé sur les tréteaux, il s’employait—avec le -meilleur de son accent languedocien—à faire -résonner de suite le fer-blanc de ses périodes, le -chaudron mal étamé de ses prosopopées, besognant -de son mieux pour griser son public, d’un seul coup, -avec le trois-six de ses tirades, se démenant en des -gestes de mangeur d’étoupe enflammée, les bras -giratoires et la tête renversée en arrière, menaçant -chaque fois d’éteindre le lustre sous une averse de -postillons issue des profondeurs de son larynx tempétueux. -En Aïssaouah de la Révolution, il y dévorait -tout vivant le <i>lapin</i> du bonheur futur. Sans<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[48]</a></span> -rémission, il chevrotait les incidentes, abusait du -trémolo, la voix jouant de l’accordéon sur les finales, -à la chute des phrases, ce qui faisait déferler les -applaudissements. Pendant deux heures, inexorablement, -on le voyait d’abord s’appuyer au soutènement -de l’érudition, évoquer tour à tour Locke et -Buchner, Proudhon et Auguste Comte, Karl Marx et -Bernstein; puis il s’autorisait ensuite, pour son propre -compte, à faire jouer les grandes eaux du -Truisme, submergeant ses ouailles sous une Mer -Egée de lieux communs dont sa Sociologie maritornesque -et puérile était l’Amphitrite dépenaillée.</p> - -<p>On aura touché du droit la belle spontanéité de -cette nature quand on saura que, pendant quatre -années consécutives, il avait servi aux étudiants de -l’Université de Toulouse, où il professait, sa fameuse -phrase sur la misère humaine bercée par la vieille -chanson: phrase qui était alors un anathème spiritualiste -jeté au matérialisme vainqueur. C’est tout -ce que son génie devait enfanter jamais comme -suprême offrande à la mentalité moderne. Il n’était -pas un postulant de la licence qui n’eût bénéficié, -là-bas, de cette formule avant qu’elle ne s’envolât -pour faire le tour du monde en toute célébrité. Élu -député, il avait placé son unique effet, sa trouvaille -estomirante dans sa malle, sous une pile de gilets -de flanelle ou un lot de chaussettes, et il était -accouru à la Chambre pour lui faire un sort immédiatement.</p> - -<p>Le bagage de Victor Cousin devant la postérité se -réduit à deux définitions heureuses du mysticisme et -du scepticisme; le bagage de Truculor, plus mince, -se réduira vraisemblablement à cette sentimentale -ineptie. Cependant l’amour que nourrissent les foules<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[49]</a></span> -contemporaines pour les <i>mirlitonades</i> est poussé -à un point tel que celle-ci suffit, d’un coup, à lui faire -conquérir la perdurable gloire.</p> - -<p>Et «<i>le grand tribun</i>» apostat de l’opportunisme, -Coriolan du centre gauche qui, en 1894, avait accusé -les anarchistes d’être subventionnés par l’Église, -poursuivait un but qui n’était autre, que celui-ci: -corser d’un peu de machiavélisme et de politique -<i>vaticane</i>, la défense jusque-là maladroite du Capital -et de la Propriété en danger imminent, les sauver, -pour tout dire, en allant, lui, s’offrir au peuple, pour -le mieux abuser. La caste possédante sait très bien -que les masses populaires ne peuvent point, impunément, -être toujours heurtées de front. Il convient de -temps en temps d’employer la cautèle. Ce que dit -l’esclave Démosthènes au charcutier, dans <i>les Chevaliers</i> -d’Aristophane, s’appliquait, se juxtaposait -merveilleusement à Truculor et définissait son cas:—Il -faut attirer le peuple par des caresses de cuisine -et le duper. Tu as d’excellentes qualités pour -agir sur lui: la voix forte, l’éloquence impudente, le -naturel pervers et la charlatanerie du marché.</p> - -<p>Aussi en moins de six années, grâce à l’influence -qu’il exerçait sur les masses passives et abêties, il -venait de réussir à passer un anneau, une fibule dans -les naseaux de l’ours socialiste dont les bras, en se -refermant, auraient pu, d’une étreinte, étouffer la vieille -société, et, en l’heure présente, il le faisait danser en -rond devant la classe au pouvoir, en bon plantigrade -qui ne sait plus qu’exécuter des courbettes et lécher -éperdument les pieds de ses maîtres. Et dans la partie -de bonneteau que la Bourgeoisie, depuis plus d’un -siècle, avait engagée avec le vieillard Démos, pendant -qu’elle faisait miroiter à ses yeux les cartes biseautées<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[50]</a></span> -d’un hypocrite apitoiement ou d’un profit illusoire, -Truculor s’était promu à l’emploi <i>d’allumeur</i>, -de compère, de <i>comtois</i>, incitant le Pecus à tenir -l’enjeu de moitié avec lui, protestant avec de grands -coups de poing sur la table volante, qu’on allait enfin -gagner la partie, exhortant, en un mot, le malheureux -à choisir le néfaste expédient, à tourner la -mauvaise carte.</p> - -<p>—C’est celle-ci qui gagne, tourne la rouge, vieux, -tourne la rouge, et tu vas empocher....</p> - -<p>Le vieillard Démos, dédaignant la <i>noire</i>, tournait -la <i>rouge</i> sur ses conseils et n’encaissait qu’un surcroît -de famine et un supplément de coups de fusil...</p> - -<p><i>Crainquebille des lieux communs</i>, Truculor se -remettait alors à pousser devant lui la petite voiture -du marchand des quatre-saisons de la rhétorique -électorale, dans laquelle se trouvaient entassés pêle-mêle -les choux-fleurs, les carottes et les navets, -tous les légumes flétris de l’art oratoire. Et à côté -de lui, attelé à la même bricole, barrant la chaussée -du tangage de ses épaules, la poitrine adornée d’une -médaille de la préfecture, déambulait, pour défendre -sa marchandise contre les coups de main des mauvais -garçons, une sorte de fort de la Halle, de coltineur -endimanché. Cet individu, ancien peintre en -bâtiment, avait débuté, lui aussi, en la Sociologie, -comme rufian dans les bouges de Montmartre. Il y -sollicitait naguère des consommateurs, avec une profusion -de coups de casquette, la permission de vider -le fond des bocks, de ramasser les mégots ou de -chanter la romance et, maintenant, le collectivisme -du <i>Larbinat</i> ministériel l’avait promu à une des -dignités les plus en vue de la <i>Soutenance</i> politique. -A chaque nouvelle aurore dans son journal, il préconisait<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[51]</a></span> -la servilité et la castration à la multitude -prolétarienne et emportait comme salaire le billon -négligeable des fonds secrets, la menue monnaie -périmée qui traînait dans les tiroirs de la place Bauvau. -Puant l’alcool et sans qu’il fût possible de l’exonérer -de l’odeur indélébile des mauvais lieux, son -patron lui avait donné un maître d’armes et lui avait -fait remplacer le coup de tête dans l’estomac, des -fortifs de sa jeunesse, par le coupé-dégagé des bretteurs -les plus en vue. C’était le <i>Saltabadil</i>, le <i>Cloutier</i> -de la bande. Mais il fallait le surveiller encore -et le rétribuer toutes les fois avec munificence pour -l’empêcher de <i>sonner</i> l’adversaire sur le pavé au lieu -de le découdre, à Villebon, devant les quatre malfaisants -imbéciles et les médecins odieux qui se -prêtent encore aux grotesques gesticulations des -affaires d’honneur. Il finissait les vieilles chaussettes -et les pantalons hors d’usage des premiers ministres -et, comme il parlait nègre par don congénital, on en -avait fait—juste vengeance—un député de la -Pointe-à-<i>Pitre</i>.</p> - -<p>Jadis, pourtant, Truculor avait épouvanté la classe -au pouvoir. Le fait est à peine croyable, mais il fut. -Depuis la commune—cette secousse qui n’est pas -encore éteinte dans ses moelles—la Caste exactrice -vit dans la teneur de voir, un jour, incinérer le -Grand-Livre. C’est ce qui la décida à embaucher -Truculor. Le capital et lui ne pouvaient-ils pas vivre -en bons frères siamois, réunis par la même membrane -d’imposture? Truculor qui promenait dans la -vie une sensualité ingénue de paysan mal façonné -et un besoin irrésistible d’être, par tous, consacré -grand homme était facile à allécher. Aussi, la Bourgeoisie, -avec la plus extrême facilité, l’avait-elle pipé<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[52]</a></span> -au trébuchet de ces deux travers. On avait laissé traîner -à sa portée quelques rogatons dont les enrichis ne -voulaient plus, quelques jouissances putrides du luxe -et de la somptuosité, tant désirés jadis, du fond de sa -province; on l’avait fait vice-président de la Chambre, -on l’avait admis officieusement dans les conseils -du Gouvernement, et il s’était précipité sur ces -détritus avec des voracités d’otarie affamée, cependant -que les journaux respectables recevaient le mot -d’ordre de lui attribuer chaque jour, une somme -incommensurable de génie—dilapidé, par lui, hélas! -dans la mauvaise cause, disaient-ils.</p> - -<p>Immédiatement, Truculor avait donné des gages.</p> - -<p>Pendant les dix années qui précédaient, il avait, en -effet, déclaré la guerre au catholicisme, le dénonçant -comme le pire ennemi de la civilisation, mettant en -batterie, chaque soir, les balistes ou les mangonneaux -de sa dialectique pour sabouler le Concordat, effondrer -l’Église et ravager les dogmes, et, un beau matin, -le monde stupéfié avait vu Truculor conduire sa -fillette à la sainte table pour lui faire ingérer la plus -notoire et la mieux famée des trois hypostases. C’était -pour avoir la paix chez lui, avait-il excipé ingénument, -en un débordement de copie qui n’était point -encore réfréné. Et, le bon public, le bon public simpliste -qui n’a point pris à l’École normale le goût -des arguties byzantines se demandait vainement -depuis ce jour, comment il se faisait qu’un homme, -nourrissant pour la paix un goût si immodéré, vînt -s’offrir comme stratège de la plus effroyable bataille -que les histoires auront à enregistrer. Car, il n’y a -pas à dire, il conviendrait pourtant de choisir entre -le personnage de Déménète, de Plaute, ou celui de -Spartacus. Truculor pourrait peut-être se rappeler<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[53]</a></span> -qu’il est incongru de déclarer sur les tréteaux que la -révolte est <i>esthétique</i> pour, rentré chez soi, se laisser -rosser par sa femme. Les foules, en mal de soulèvement, -feraient preuve de quelque intelligence -en refusant de s’encombrer plus longtemps d’un -chef, à ce point audacieux, qu’un coup de torchon -de la conjointe le fait rentrer à la cuisine, pour -éplucher les légumes, lorsqu’il se permet d’en sortir -afin de prendre la parole chez lui et d’avoir une -opinion.</p> - -<p>Le plus beau titre de gloire de ce rhéteur était -d’avoir tronçonné en deux, déshonoré pour toujours -peut-être le socialisme en le faisant verser dans une -ribote de trois années dont il sortait à peine, avec un -mal aux cheveux terrible, la bouche gougloutante de -hoquets, ayant barboté à pleins grouins dans l’auge -bourgeoise. Et maintenant, quelques-uns parmi les -plus notoires des amis politiques de Truculor, à -qui l’aventure avait permis de devenir ministre -comme Millerand <i>l’Iscariote</i>, de se paver de joyaux, -d’acquérir des terres historiques et de s’étouper de -billets de banque, faisaient la roue devant le prolétariat -toujours jugulé, criaient, avec leur bonisseur, -aux quatre coins du pays:—Ayez confiance, citoyens, -vous avez vu? Nous nous sommes ivrognés à d’augustes -tables, nous avons été tolérés dans les -parlottes de l’État; même nos femmes ont dîné avec -le Tsar. C’est ce qu’on appelle le socialisme réformiste, -la conquête des pouvoirs publics et la Révolution -en marche...</p> - -<p>Oui, le forfait irrémissible de cet homme—qui -s’était offert en 1885 à la liste réactionnaire de sa -circonscription—l’inexpiable crime de ce politicien, -accouru du lointain de sa sous-préfecture pour faire<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[54]</a></span> -un sort à sa sonorité et à sa truculence, dans un -parti quel qu’il fût, était d’avoir naufragé à jamais -l’ultime chance de salut des multitudes spoliées, -l’inamnistiable scélératesse de ce collectiviste devenu -sous-ministre était d’avoir flibusté le Pauvre de sa -dernière espérance et de l’avoir jeté à l’eau, par un -croc-en-jambes sournois, devant la Bourgeoisie exultante, -alors qu’à grands coups de pavés et avec des -sourires mielleux, il renfonçait pour toujours dans le -gouffre de mort et de ténèbre la Face douloureuse, -tordue par les spasmes de la faim, la Face sainte et -tragique, qui employait son dernier souffle à réclamer -encore la Justice et la Pitié!</p> - -<p>Mais ce négociant en truismes et malfaçons oratoires -ne connaissait pas le remords, rien ne pouvait -décrocher la satisfaction béate qu’il arborait -sur son visage. La destinée du compère, ministre, -baron et multi-millionnaire, l’avait émotionné au point -de lui faire perdre toute retenue dans l’impudeur et -il totalisait les différentes sortes d’apostasies, de -mensonges, de compromissions et de traîtrises à la -Cause qui ont pu, jusqu’ici, être cataloguées. A l’instar -de Dieu qui, d’après son témoignage, était une -<i>Somme</i>, car il avait jadis publié un livre chez Alcan: -800 pages intitulées: <i>De l’irréalité du monde matériel</i>, -dans quoi il avait entassé toutes les balayures -philosophiques de la rue d’Ulm, à l’instar de l’entité -chère à M. de Mun et à Paul Bourget, Truculor était -la <i>Somme</i> des impostures possibles pour parler son -jargon. Il y a dix ans, à Carmaux, il chantait la <i>Carmagnole</i> -sur la nappe des banquets, et la classe dirigeante, -dès qu’elle le jugea utile, le fit retourner d’un -coup de botte au cantique de sa jeunesse à l’«Esprit -saint descendez en nous» et au <i>benedicite</i> de la table<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[55]</a></span> -conjugale. Un homme d’État, dont la stratégie politique -digne de l’auteur du <i>Prince</i> suscitait la joie des -intelligences amoureuses de belles manœuvres et que -sa connaissance parfaite de la saleté humaine non -moins que son mépris superbe de l’humanité vile -faisaient l’égal des plus grands dans l’antique et le -moderne, un premier ministre dont le savoir-faire -réduisait par comparaison ses confrères du passé: les -Dubois, les Barras, les Talleyrand à la condition -d’obscurs manœuvres, avait pu réaliser, grâce à -Truculor et à ses acolytes, un coup de génie surprenant, -qui assurait pour toujours le triomphe de la -Bourgeoisie un instant en péril. Lorsque la Révolution, -à la suite d’une affaire célèbre, paraissait avoir -reconquis enfin quelque lucidité et quelque énergie, -lorsqu’elle vint déferler de ses premières lames contre -les balises du Capital, en menaçant cette fois de -le submerger, ce tacticien eut une inspiration merveilleuse. -Il se rappela à temps le procédé employé -jadis, au <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, dans les colonies anglaises -pour étouffer les insurrections de nègres.</p> - -<p>Quand les noirs révoltés, ayant coupé quelques -têtes et s’étant conditionné des pennons rouges -avec les intestins fumants de deux ou trois colons, -dévalaient en horde rugissante parmi les fracas des -tam-tams et derrière leurs tabous ou leurs sorciers, -on sait que les soldats des trois royaumes n’avaient -cure de verser dans les inutiles fusillades. Ils se retiraient -simplement à l’arrière de la ville, après avoir -roulé au milieu de la rue principale quelques barils -de tafia. Alors, ils attendaient, placides, en chantant -le <i>God save the king</i> ou en jouant au bezigue. Au -bout de deux heures, ils revenaient, la pipe aux dents, -car il n’y avait plus d’insurrection.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[56]</a></span></p> - -<p>Tous les nègres, ivres-morts pour avoir défoncé -les barils de <i>raki</i>, se vautraient à l’entrée des -paillottes, exactement à point pour être jetés à -la mer. Ce fut la tactique du Secrétaire d’État -chargé de sauver les exacteurs. Il avait fait rouler en -travers de la route quelques menues voluptés bourgeoises, -des provendes bien immondes, des honneurs -qui contaminent, des sacs de piastres, des décorations, -du vin de Samos, des prostituées, des pelisses -de fourrures, des coupons de loges d’Opéra, des -abonnements au Chabanais, un portefeuille de ministre, -sans oublier des caisses de savon à l’opoponax, -du linge de corps, des corsets de la <i>Samaritaine</i>, de -l’astrakan de conducteur d’omnibus, des bijoux de -la rue Rambuteau et quelques marlous des grands -bars pour les femmes et, au bout de quelques minutes, -tout l’État-major socialiste était ivre-mort, poussait -des cris de chimpanzés hystériques, s’étouffait -de mangeries, se battait pour se filouter réciproquement -les nourritures au fond de la gorge, bâfrait à -même la fange, forniquait dans le ruisseau, éructait -à faire trembler les vitres voisines, s’enfonçait les -doigts dans la bouche, afin de se libérer l’estomac et -de manger encore, toujours, dans le geste itératif et -le vomissement éperdu de Vitellius<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<p>Alors, il les avait incorporés à sa domesticité et -leur avait fait vider ses crachoirs.</p> - -<p>Juste en face de Truculor, s’embusquait un profil -inquiétant, une tête de marchand d’esclaves, d’écumeur -de naufrages ou de pirate barbaresque. C’était -Jacques Paraclet, le pamphlétaire catholique, héritier<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[57]</a></span> -du <i>gueuloir</i> de Veuillot qui, moyennant cent sous -ou un dîner, tenait, dans les journaux ou les cénacles, -l’emploi de la Colère céleste et pulvérisait l’assistance, -au dessert, en précipitant sur elle le courroux -des trois Personnes de la Trinité qui, pourtant, -n’en font qu’une et tiennent dans la même à la -suite d’on ne sait quelle pénétration sodomique; -Jacques Paraclet, qui, avant le vestiaire, incendiait -ponctuellement les lieux maudits où il venait néanmoins -de fréquenter, en laissant choir sur les convives -la pluie d’étoiles en fromage mou d’une Apocalypse -redevable à l’alcool de son meilleur ordonnancement. -Ce chrétien maniait, à l’ordinaire, une prose -<i>à faire tourner les mayonnaises</i>, mais dont il tirait -parfois un effet surprenant. Coprologue et stercoraire, -il était à proprement parler, le Ruggieri de l’excrément, -le Liberty de la fécalité et, sous le prétexte -de glorifier son Dieu, il n’avait point son pareil pour -bâtir des Alhambras en guano et des Parthénons en -poudrette. Ce fut lui qui, jadis, on s’en souvient, -qualifia Zola de <i>Triton de la fosse d’aisances naturaliste</i> -sans prendre la peine de considérer qu’il pouvait -être à son tour le Parsifal d’un Niebelung -étronnifère qui, brandissant un fanion ponctué de -naïves virgules, se serait lancé à l’escalade d’un -Mont Salvat au sulfhydrate d’ammoniaque.</p> - -<p>Ancien communard, d’après son propre aveu, -enragé de n’avoir pu prélever dans l’insurrection du -18 Mars, ni dans les années qui suivirent, une notoriété -quelconque, tenu à l’écart par les premiers -rôles et confiné au rang de vague doublure, il avait -été, un jour, offrir sa marchandise dans la boutique -adverse, changeant soudain de paroxysme et transmuant -en catholicisme d’inquisition sa frénésie<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[58]</a></span> -révolutionnaire. Il s’était présenté chez l’auteur des -<i>Diaboliques</i> pour demander aide et réconfort. Barbey -d’Aurévilly, ce nomenclateur enamouré des plus -ridicules attitudes, que les vieilles cagotes et les -sang-bleu de Valognes prennent encore pour le dernier -aristocrate du Logos, pour le Connétable des -Lettres, l’avait gratifié du meilleur accueil en s’engageant -à le présenter au comte de Chambord à la -première occasion et dès qu’il aurait du linge. Tout -en se rengorgeant sous ses jabots achetés aux ventes -du Mont-de-piété et ses dentelles d’Antony sexagénaire, -qui avait acquis l’impérissable amour du pourpoint -et du panache, pour avoir sans doute dans sa -jeunesse, entendu chanter Saint-Bris au fond de sa -province ataxique, il interrompit net la réfection de -ses cravates qu’il reprisait lui-même et il lui conseilla—par -goût du paradoxe hugonien et de l’anachronisme -romantique—de revêtir le harnais de -combat et de se confectionner l’âme chrétienne d’un -Joseph de Maistre, qui aurait, cette fois, réquisitionné -le meilleur de sa polémique et de sa langue -dans les conflagrations du Marché de la volaille et -du Pavillon de la marée.</p> - -<p>Le soir même de ce jour d’il y a vingt ans, Jacques -Paraclet, muni d’une apostille du Maître, s’était, à -défaut d’autre débouché, mobilisé chez Rodolphe -Salis, le propriétaire du <i>Chat-Noir</i> qui régnait alors -comme conservateur sur ce musée Dupuytren de -l’Histrionat.</p> - -<p>Après la deuxième absinthe, le libelliste boulimique, -désireux d’affirmer son savoir-faire, s’étant mis soudain -à pousser des glapissements de chacal à qui on -extirpe un ongle incarné, le gentilhomme cabaretier -l’avait engagé sur l’heure pour rehausser de quelque<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[59]</a></span> -inattendu sa troupe de bateleurs édentés. Il avait été -chargé d’abord d’enlever les pardessus, de distribuer -les petits bancs aux dames et de jeter du sable jaune -sur les crachats, dans les couloirs, puis permission -lui fut octroyée, par la suite, de collaborer au boniment -et d’invectiver le public afin de le porter au -point culminant de l’enthousiasme. Comme son -bagoût avait permis de hausser de quinze centimes -le prix des bocks, Salis donna des ordres pour que -deux colonnes du journal de l’endroit, dirigé par -Emile Goudeau, fussent mises à sa disposition, avec -toute licence d’étriper les pontifes. C’est ainsi que -s’amorça son destin. Rue de Laval, Jacques Paraclet -était déjà le Marseille, le Bamboula d’une boutique -de tombeurs littéraires et, caleçonné d’une -peau de tigre eczémateuse, chaussé des bottes à -gland doré du bestiaire suburbain, poitrinant sous -le dolman et les brandebourgs cramoisis d’un Bidel -cagneux, il offrait le gant aux adversaires, pratiquait -avec brio la «ceinture devant» et le «tour de -tête», alors que pleuvaient les décimes dans la -sébille de fer étamé et qu’il criait:—Encore dix-neuf -sous et j’vas vous crever Renan.</p> - -<p>Depuis, il avait persévéré, ne s’attaquant jamais -du reste qu’à la Civilisation, se battant en Tétanique -contre la Science et la Pensée, braquant sans -relâche, en homme-canon, contre Hugo, Michelet, -Zola, contre tous ceux dont s’honore la culture -moderne, un obusier forain bourré de phrases au -picrate irascible, une vieille caronade de corsaire -chargée d’explosives épithètes à triple percussion, -pendant que faisait rage, alentour, il faut le dire, -une formidable mousqueterie de tropes empoisonnés, -de démentielles métaphores.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[60]</a></span></p> - -<p><i>Je suis un gigantesque et divin Sodomiste, car, -seul j’ai couché avec le Verbe et, seul, je l’ai fécondé</i>, -semblaient, dans leur superbe, hurler tous ses -livres. Ce serpent python s’était donc dressé devant -la société libre-penseuse pour l’avaler d’un seul -coup, ainsi qu’il le prétendait, mais comme celui du -Jardin des Plantes, il n’avait avalé qu’une couverture -et encore était-ce celle des livres de Veuillot, ce dont -il avait failli mourir empoisonné et ne guérirait jamais. -Rongé vivant par un lupus d’orgueil, hypertrophié -par un éléphantiasis de vanité, il exerçait dans la -périphérie parisienne le métier de prophète et prélevait -sa nourriture sur les sacerdotes, les soutaniers -et les confrères que terrorisait sa copie. Il avait pris -aux livres qualifiés saints, aux livres des Vaticinateurs -ou des grands hystériques juifs, tout l’anachronisme, -toute la mécanique de sa prose laborieusement -composée, toute l’architectonie de son style -qui, pour moderniser les aboyeurs d’Israël, avait -spolié à peu près tous les siècles: Juvénal, le vieil -Agrippa, Chateaubriand, Baudelaire et même, tout -arrive, son conseil d’antan: Barbey d’Aurévilly, -mais dans lequel il éclusait seul un inéluctable -gulf-stream de scatologies. Ce courant intérieur -avait ses grandes marées, son flux et son reflux et -roulait implacablement sous des aurores boréales et -des arcs-en-ciel fécaloïdes que l’auteur pourléchait -avec amour. Cependant, par une virtuosité qui lui -était personnelle, il arrivait souvent à rebondir de la -tinette à l’étoile. On le croyait parfois enlizé dans la -fiente: il était dans la voie lactée. C’était sa façon -à lui de manier l’antithèse et d’infliger la sensation -du prodigieux au lecteur, pareillement démuni d’analyse -et d’entendement, qui se précipite tête baissée<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[61]</a></span> -dans tous les traquenards du livre à trois francs cinquante. -Un effroyable gongorisme était d’ailleurs -l’art préféré de ce dernier adepte du romantisme -transformé par lui en orchestre de monstres, en tératologie -malmenée par le tétanos.</p> - -<p>Et cet homme n’était pas moins fier de sa <i>beauté</i> -que de sa prose. Dans sa dernière œuvre: Je <i>m’obsècre</i>, -la vénusté de son profil était dévolue à l’admiration -des multitudes sous la protection de ce titre: -«<i>Promesse d’un beau visage</i>—mon portrait à 18 ans, -peint par moi-même à l’huile de requin.» La prunelle -de l’innocent lecteur pouvait s’y délecter d’un -facies impubescent de garçon marchand de vin, -d’une tête de calicot congestionné qui vient de rater -«une guelte», de bonneton ou de bobinard qui voit -un client faire «un rendu».</p> - -<p>Carapacé, tel le <i>Tancrède des Stercoraires</i>, d’une -armure de bran durci à l’usage de la balle, il était -néanmoins d’une intaille singulière, et cet échantillon -d’un autre âge réclamant pour lui-même l’honneur -de tenir le couteau à dépecer l’humanité dans les -grands abattoirs catholiques, ce spécimen inattendu, -ne se pouvait cataloguer dans la platitude accoutumée, -dépassait la pelade contemporaine de toute -la hauteur d’une lèpre effroyable et surprenante. -Comme Truculor, il avait en poche la solution de la -question sociale et cette solution était très simple, -elle consistait:</p> - -<p>1<sup>o</sup> A traîner le cadavre de Renan jusqu’au plus -prochain dépotoir;</p> - -<p>2<sup>o</sup> A ériger au sommet du Panthéon une croix d’or -<i>du poids</i> (?) de plusieurs millions;</p> - -<p>3<sup>o</sup> A astreindre tous les Français à communier au -moins une fois par semaine, sous peine de mort!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[62]</a></span></p> - -<p>Oui, ce n’était pas plus difficile que cela, et on se -demandait vainement, à la suite de cette écriture, -comment l’époque, qui n’avait pu offrir à Jacques -Paraclet l’Escurial d’un nouveau Philippe II, ne lui -avait pas ouvert, sur l’heure, la cage de fer des aliénés -de Bicêtre.</p> - -<p>Il est juste de dire, cependant, qu’on avait de lui, -dans son livre, <i>l’Imprécateur</i>, un chapitre sur la bondieuserie, -la coprolâtrie de Saint-Sulpice, qui était -une manière de chef-d’œuvre définitif, avec deux -ou trois rugissements adventices assez bien expectorés.</p> - -<p>C’était Boutorgne qui avait conseillé à la Truphot -d’inviter Jacques Paraclet, d’elle ignoré, dans l’espoir -d’incidents peu ordinaires. Jusque-là, cependant, il -avait été déçu, Truculor, ravalant le meilleur des Baedekers, -s’était lancé en une description pointilleuse -de son pays natal, des gorges du Tarn, et le squale -catholique s’était contenté de déglutir ferme et de -considérer en silence la beauté svelte, les yeux -d’écaille blonde, la lourde et érugineuse chevelure -de Madame Honved dont les pesantes torsades la -casquaient de rouille sanglante et chaude. Il ne -s’était même pas enquis, au préalable, par une de ces -interpellations foudroyantes dont il était coutumier, -si cette dernière avait fait congrûment ses Pâques, -car Jacques Paraclet, au café, dans les bureaux d’omnibus, -les rédactions et les mangeries bourgeoises -faisait la place pour Dieu le père, informait les gens -de Ses volontés les plus récentes et répercutait Iaveh -avec une bien autre infaillibilité que le déguisé du -Vatican. Malgré que ce soir-là, il se tînt coi et parût -avoir été passé au chloral, il agaçait Honved qui, sans -la présence de sa femme et dès le second service<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[63]</a></span> -n’aurait point su résister, sans doute, au plaisir de -lancer, contre le fulminate désormais mouillé de -cette torpille de sacristie, quelque perforant brocard -destiné à la faire exploser, si toutefois elle en était -encore capable. Le pugilat verbal avec Jacques -Paraclet, étant donné tout ce qu’il comportait d’obscénités -littéraires, lui répugnait devant sa compagne. -Cela eût été drôle, tout de même, d’inciter le -catholique à un combat singulier, de l’attirer en rase -campagne, après qu’il eût d’avance bourré sa faconde -de ses invectives habituelles dont la moindre aurait -été capable de donner des hauts-le-cœur à une pompe -nocturne. Oui, c’eût été amusant de le suivre sur son -terrain, pour, tout à coup, faire pleuvoir sur lui le -feu grégeois d’une série d’anathèmes trempés dans -les laves du meilleur Juvénal.</p> - -<p>Par trois fois, Honved remisa le cartel, rengaina la -brette terrible de ses mots qu’il dissimulait, à l’ordinaire, -sous les rubans, les velours et les fleurs d’une -excessive politesse venant encore ajouter à l’acuité -de l’ironie. Honved, auteur dramatique jusque-là -très discuté, était arrivé enfin à la grande notoriété -avec ses trois derniers actes de l’Odéon: <i>L’âme -païenne</i>. La grâce antique oblitérée par dix-huit siècles -de catholicisme, enterrée sous les mucus et les -excrétions de tous les exégètes, avait enfin été exhumée -victorieusement, comme un bronze intact quoique -deux fois millénaire, dont la jeune lumière à nouveau -vient caresser amoureusement le svelte contour -et la chaude patine.</p> - -<p>Les initiés et les érudits avaient crié au miracle -devant ce sens aigu du génie latin, et son art, sa -technique, son dialogue, toute la grâce sereine et -fauve, le culte ardent de la vie, immortelle et redoutable,<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[64]</a></span> -acceptée avec ferveur en toutes ses joies, ses -faiblesses et ses hontes, uniquement parce qu’elle est -la minute fugitive qui permet de prendre conscience -de l’univers imparfait et vain comme l’homme, disait-il; -les amants effeuillant des tubéreuses sous les -térébinthes et les portiques de marbre noir, avec du -sang aux doigts, du sang d’esclave rebelle ou de tyran -abattu, les chants d’agonie des patriciens venant de -se <i>procurer la mort ainsi qu’une débauche</i>, selon le -mot de Flaubert, et s’interrompant de mourir pour -donner un conseil aux couples enlacés, réciter un -vers d’Horace ou fixer un point de philosophie -<i>Rerum pulcherrima Roma</i>; tout cela revivait comme -aux jours de Tibulle et de Properce, et semblait -avoir été signé par un de ceux qui, les premiers, -scandèrent le Verbe et le Génie humain en une -forme définitive. L’<i>âme païenne</i>, est-il besoin de le -notifier? avait eu exactement dix-sept représentations, -et la plus belle recette qu’elle atteignît jamais -s’éleva à 833 francs: le directeur de l’Odéon, secondé -par d’inénarrables grimaciers, ayant fait tout le possible -pour que le public parisien ne prît goût à un -art qui se permettait d’entrer en si parfaite hétérodoxie -avec celui du <i>Quo Vadis</i> ou de <i>l’Aphrodite</i> de -M. Pierre Louys. Et ce fonctionnaire doit être remercié, -car placé à la tête d’un département de l’esthétique -moderne, il doit avant tout veiller à la conservation -des choses existantes, éviter les révolutions -intellectuelles, les brusques changements d’optique -et toutes autres perturbations aux gens bénévoles -qui, ayant le loisir d’acquérir, sous les galeries, -moyennant trente-cinq sous, Plaute, Molière, Racine -ou Lucien versent à son comptoir des sommes beaucoup -plus importantes et viennent ouïr MM. Cornaglia<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[65]</a></span> -ou Albert Lambert, ancêtre, qui vagissent tous -les soirs ce qu’il y a de mieux dans l’œuvre d’Émile -Augier, Paul Bourget, Alexandre Bisson ou André -Theuriet.</p> - -<p>Médéric Boutorgne, placé à côté de Madame Honved, -venait d’épuiser le lot de ses comparaisons favorables -et de ses épithètes avantageuses. Présentement, -il n’avait plus à sa disposition un seul vocable littéraire -pour exprimer l’extraordinaire couleur des prunelles -de sa voisine. Après l’avoir successivement -confrontée à Bethsabée, à Cléopâtre, à la reine de -Saba, elle-même, après s’être porté garant qu’elle -ravalait, par simple comparaison, les fées Mélusine, -Viviane ou Urgande, après avoir affirmé qu’elle -détenait des yeux comme il devait en brasiller jadis, -dans les coins d’ombre de l’Alhambra, palais des -rois Maures, il restait coi, effroyablement muet, et, -de la prunelle, faisait le tour de la table comme pour -implorer quelque improbable et mystérieux secours. -Déjà, en deux ou trois circonstances antérieures, -cette chose lui était arrivée. Quand quelqu’un, un -fait inattendu, ou plus simplement la vue d’un objet -banal, totalement incapable de dispenser l’émoi au -restant de ses semblables, l’impressionnaient, un -trou noir se faisait dans son esprit, des mouches -diaprées et des lucioles bizarres dansaient devant -ses yeux et il était investi d’une subite et irréductible -aphasie. A cela même, il devait d’avoir raté le secrétariat -d’un mandarin désireux de se lancer dans la -politique et qui avait besoin d’un scribe amoureux de -la faute de syntaxe, pour pouvoir se faire comprendre -de ses électeurs et de ses collègues du Parlement. -Boutorgne, convoqué par lui, un matin à dix heures, -était resté invraisemblablement aphone et, malgré<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[66]</a></span> -les encouragements et la bienveillance du Maître, -n’avait réussi qu’à s’extirper des plaintes et des -gémissements qui l’avaient fait passer pour un aliéné -en circulation indue. Et voilà, maintenant, que cela -recommençait, juste à la minute où il avait besoin de -tout son talent pour affrioler Madame Honved et l’induire -dans la nécessité d’entreprendre, sans retard, -l’adultère avec lui. Effaré, il violenta sa volonté, se -râcla désespérément le palais avec sa langue et n’accoucha -d’aucun son qui pût, à la rigueur, passer pour -une parole et, encore moins, pour une pétarade de -mots brillants. Alors, avec le rictus d’un homme -qui se noie, il recommença à promener autour de -lui un regard affolé. Hélas! les autres ne se souciaient -guère de le repêcher, ne s’apercevaient même -pas de sa détresse, et nul ne s’occupait de lui pour -l’interpeller directement, rompre ainsi le charme -maléfique, ce qui lui aurait permis sans doute de -reprendre souffle ou d’abandonner décemment le dialogue -avec Madame Honved. Effroi. Il n’entendait, -dans son entour, qu’un bruit confus de conversations -dont il n’arrivait même pas à saisir le sens: chaque -convive parlant à son voisin, mais aucun d’eux ne -pérorant encore dans le silence de tous, en potentat -indiscuté de la parole, du savoir ou de l’esprit.</p> - -<p>—Monsieur, je vous en prie, lui dit la femme de -l’auteur dramatique, amusée de son désarroi et trop -parisienne pour le laisser barboter en paix dans les -marécages de sa maladive sottise; il vous reste encore -les évocations stellaires, les étoiles et les météores, -les soleils et les comètes. Ne me jugez-vous pas digne -de ces dernières? Il y en a justement une au -zénith en ce moment.</p> - -<p>Cette pointe éberlua encore un peu plus le malheureux<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[67]</a></span> -Boutorgne, qui disparut cette fois dans l’hébétude -comme si un boulet de 80 l’eût tiré par les -pieds. Pour toute réponse, il ouvrit et ferma convulsivement -les yeux, se démena frénétiquement sur -son siège, avec la grâce d’un jeune pingouin qui se -serait laissé choir sur quelque hypocrite harpon. -Madame Honved, renversée au dossier de sa chaise, -riait maintenant d’un rire cristallin et cruel dont les -fusées railleuses perforaient le lamentable gendelettre -qui, les paupières closes et la bouche pincée, -s’enfonçait les ongles dans les cuisses pour se punir, -sans doute, d’être à ce point idiot. Certes, il aurait -dû prévoir la chose: cette femme l’impressionnait -trop pour qu’il pût jamais la conquérir. Et, un cataplasme -de ténèbres sur les orbites, il vivait dans la -terreur de revoir au moindre dessillement des paupières -les deux redoutables prunelles sablées d’or, -et couleur de feuille morte qui le médusaient, le restituaient -à sa véritable nature et le faisaient redevenir -crétin, indiciblement. Enfin, il se ressaisit d’une -parcelle d’entendement: ce fut pour se précipiter à -la recherche d’un quelconque des deux ou trois mots -de dîner dont il avait spolié certains auteurs et qui -pouvaient se placer toujours, en n’importe quelle -occasion. Mais dans le désarroi de son esprit, au -moment précis où il allait faire crépiter l’étincelle, il -crut l’avoir placée déjà, et il se retint, exsudant de -terreur, pour ne pas récidiver et faire apparaître, -dans son entier, l’indigence de son esprit inscrit à -l’Assistance publique du plagiat.</p> - -<p>Un moment, il perçut sous la table un concert de -pieds froissés. Évidemment, cette ironique M<sup>me</sup> Honved, -qui lui avait tendu la chausse-trappe d’un sourire -pour mieux le faire marcher, qui douchait ses<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[68]</a></span> -emballements et ses meilleurs effets des cascades -réfrigérantes de son rire, prévenait son mari d’une -accolade de cheville, afin qu’il ne perdît rien de sa -déconfiture. Déjà, Honved se penchait par dessus -l’épaule de sa femme, considérait un moment le -grotesque du personnage dont la poitrine de poulet -bombait plus fort, d’angoisse rentrée, dont le cou -s’enfonçait davantage dans les épaules, et il eût un -susurrement, que Médéric Boutorgne perçut néanmoins:</p> - -<p>—Dépêche-toi de le regarder une fois encore; -tout à l’heure, il ne sera plus visible: son thorax est -en train d’avaler sa tête...</p> - -<p>Le <i>Prosifère</i> sentit des flammes terribles brasiller -sur sa face jusque-là verte. Il chercha vainement une -riposte, ne la trouva point, s’entêta, s’acharna, et -n’aboutit qu’à prolonger presque sur le dehors quatre -ou cinq lamentations profondes et intérieures. -Alors il serra frénétiquement les lèvres pour réfréner -la tentation qu’il avait de vagir quoi que ce soit -d’informe. Voyons, personne ne lui adresserait donc -la parole? Et, tout à coup son cœur se fondit de -reconnaissance; il délira de gratitude éperdue; il -eut même envie d’embrasser Siemans, quand celui-ci, -qui n’avait pas encore proféré un mot, lui dit de -sa voix lente et épaisse:</p> - -<p>—Vous savez, c’est beaucoup plus dur que mon -beau-frère ne me l’avait fait entrevoir: le sol dièze est -très difficile à attraper; il faut boucher le dernier -trou aux trois quarts comme ça... avec le petit -doigt...</p> - -<p>—Vrai? ah! pas possible, répondit Médéric Boutorgne -du timbre altéré d’un monsieur qui se voit -tout à coup nanti d’une confidence et d’une révélation<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[69]</a></span> -dont l’extraordinaire intérêt est capable de le -culbuter dans l’embolie. Et, libéré enfin de sa -mutité par l’inconsciente intervention du Belge, il -se passionna, devint avide de renseignements, s’intéressa -au jeu de l’ocarina, tout heureux de filer par -la tangente dans une conversation exempte, cette -fois, de périls, dans une conversation où les yeux de -Madame Honved ne lui verseraient plus, comme -tout à l’heure, le maléfique inébriant.</p> - -<p>Mais Madame Truphot avait vu la scène et avait -assisté à l’effondrement du malheureux. Elle haussa -les épaules, eut une lippe de pitié. Un homme qui, -en une heure, n’était pas capable de se faire agréer -d’une femme n’était qu’un imbécile ou un castrat -pour elle. Elle décida que, désormais, Boutorgne -serait réservé pour ses bonnes, puisqu’il n’était bon -qu’à cela.</p> - -<p>Et elle se frotta avec plus d’insistance à son voisin -de gauche, à Sarigue, un grand garçon sec et blond, -au nonchaloir affecté, qui s’efforçait de maintenir -son masque au point voulu de mélancolie et de -byronisme, comme il sied à un mortel sur qui -pesa le <i>Fatum</i>, selon une expression de lui favorisée.</p> - -<p>Ah! celui-là fleurait bon l’amour au moins; il -exhalait une senteur ravageante de passion tragique -même, car il odorait le cadavre, ayant tué sa maîtresse -en un drame fameux, qui jadis, occupa toute -l’Europe. Un matin du printemps de 1890, on l’avait -trouvé dans la chambre à coucher d’une villa du -littoral algérien, la joue éraflée d’une égratignure, -faisant de son mieux pour répandre des hémorrhagies -apitoyantes et copieuses, et simulant des râles -d’agonie près du cadavre de la femme d’un protestant<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[70]</a></span> -notable de l’endroit, réputée jusque-là pour son -rigorisme et son horreur des illégitimes fornications. -L’épouse du momier, d’une beauté péremptoire -quoique déjà aoûtée, avantagée par surcroît d’une -fortune impressionnante, avait le front fracassé -d’une balle et, préalablement à la minute où elle fut -décervelée par Andoche Sarigue, elle avait répudié -ses derniers linges: ce qui est un sacrifice conséquent, -comme on sait, pour les personnes conseillées -par Calvin. De ce dernier fait, l’assassin argua la -passion, la frénésie sentimentale et charnelle qui -peuvent, à la rigueur, précipiter dans ce que le -bourgeois appelle l’<i>inconduite</i>, les mères de famille -jusque là placides et que la quarantaine semble -avoir mises hors l’amour. L’accusation rétorqua, -en objectant les viles manœuvres, la suggestion, -l’hypnotisme, et même le viol. Sarigue, avec des -mots choisis, en une véritable page de littérature, -s’était efforcé de faire au Jury la psychologie du -drame. Il avait expliqué que les voluptés cardiaques -ou génésiques n’étaient pas suffisantes pour le couple -sublime qu’ils formaient tous deux; qu’ils avaient -décidé d’y surajouter celle de la mort, que la conjonction -dans le néant avait été résolue d’une commune -entente, mais qu’après avoir tué froidement -la malheureuse, la Fatalité avait voulu qu’il se manquât, -à la minute suprême.</p> - -<p>Ah! il ne s’était pas fait grand mal; il ne s’était pas -dangereusement blessé, lui. Non, le revolver s’était -senti sans entrain pour saccager une peau d’amant -aussi reluisante, et, c’est à peine, si au lieu de cervelle—en -admettant qu’il en possédât une—il -s’était fait sauter quelques poils de la moustache. Il -avait fait cinq ans de bagne sur les huit qui lui furent<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[71]</a></span> -octroyés et, maintenant, il cuvait son désespoir et -promenait son âme inconsolablement endeuillée dans -tous les bouges, les bouis bouis et les bals de Montmartre. -Il couchait chez toutes les filles qui voulaient -bien marcher à l’œil et racontait infatigablement ses -aventures avec des gestes affaissés ou des tirades à -la Mélingue, devant des piles de soucoupes, dans tous -les gynécées publics de la butte,—ce goitre de sottise -appendu à la gorge de Paris. Très couru d’ailleurs, -il était l’amant inquiétant et trouble, le -survivant tragique d’une épopée de traversin, et il -procurait le frisson romantique dans le <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> arrondissement -et les alcoves mieux famées où l’épiderme -sans imprévu des agents de change est devenu insupportable. -Un grand journal du matin s’était même -attaché sa collaboration et, plusieurs fois par semaine, -ce cabot de l’assassinat passionnel, plus vil et plus -lâche, certes, que le dernier des chourineurs, car il -avait histrionné dans le suicide et dupé sa maîtresse -avec les contorsions d’un Hernani de sous-préfecture, -ce grimacier algérien notifiait la Beauté et l’Amour -à deux cent mille individus. Il discourait aussi sur -<i>l’honneur</i>, depuis qu’il avait échappé à sa chiourme -et s’était récemment offert comme témoin pour assister, -dans un duel, un ami journaleux. En sa petite -garçonnière de la rue des Martyrs, se réunissaient -de doctes conciles. Des <i>tartiniers</i> notables, ses protecteurs, -accréditaient le logis où l’on fabriquait de -menus actes pour les théâtres à côté. Son crime -n’était plus retenu que comme un chapitre littéraire, -un chapitre vécu, écrit avec du sang, qui lui assurait -pour le restant de ses jours une place enviable, en -librairie. Et l’impudeur de cette époque qui s’en va -pourléchant avec passion les drôles les plus nidoreux,<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[72]</a></span> -la terrifiante inconscience de cette Société qui -a déjà fait périr de famine ou de désespoir tant de -gens de cœur, pour décerner toute la considération, -tout le lustre ou tout l’amour dont elle dispose, aux -plus atroces bandits, est à ce point confondante, -qu’une pièce vengeresse dont il était le premier rôle -immonde et flagellé n’avait pas réussi à le faire -vomir, dans une nausée, comme un tronçon de ténia -empoisonné, par le Paris des Lettres.</p> - -<p>—Voyons, Sarigue, prenez-vous mon bras pour -une... enseigne... de vaisseau... glapissait, en lui -passant la salière, un petit homme, à figure chafouine -et olivâtre de Maltais dont la chevelure en -boucles de karakul frisottait au-dessus de deux -yeux d’un noir indécis et louche. C’était le sieur de -Fourcamadan, comte indiscutable à son dire et irréfragablement -apparenté, nous devons le croire, aux -plus augustes familles et même à un duc de l’Académie, -qui trouvait le moyen de notifier à la société -son lustre indéniable d’ancien lieutenant de vaisseau. -Chaque mortel, en effet, après deux minutes -de conversation avec ce fils des croisés, ne pouvait -plus ignorer que, sorti du <i>Borda</i>, il avait été promu, -au bout de quelques années, à la dignité d’aide de -camp de l’amiral Aube, mais qu’il lui avait fallu briser -sa carrière et quitter la marine à la suite d’un -duel retentissant avec le prince Murat. Sans un -décime d’avoir personnel, d’ailleurs, après une vie -affreuse de bohème, après avoir été courtier au service -d’un marchand de papiers peints, après avoir -vendu dans Paris aux mercières désassorties des -boîtes de carton pour leurs rubans ou leurs collections -de boutons de culotte, il avait fini par épouser, à -Béziers, la dernière descendante d’une lignée de<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[73]</a></span> -négociants en graines oléagineuses, qu’avait esbrouffée -le titre de comte dont il se réclamait.</p> - -<p>—J’ai épousé ma cousine, disait-il à tous venants. -Ma cousine qui est par les Montlignon et les Boisrobert.... -une brave fille et qui ne crache pas dessus.... -achevait-il, avec un sourire égrillard et une -claque sur l’épaule de l’interlocuteur, car M. de -Fourcamadan, désireux de rénover les meilleures -traditions aristocratiques, estimait congru d’initier le -prochain au tempérament de sa conjointe.</p> - -<p>Avantagé d’une belle-mère grippe-sou, d’une avarice -sans seconde, qui ne le lâchait pas d’une semelle, -l’accompagnait de par la ville, par crainte de dépenses -outrancières, et obscurcissait son blason par le -côte à côte d’affligeants corsages et de cottes reprisées -à peine dignes d’une marchande de lacets ambulante, -ce gentilhomme vivait dans la plus complète -servitude domestique, sans un liard d’argent de -poche, ne trouvant chez lui que la matérielle chichement -dispensée. Réduit aux expédients, il s’astreignait -à rapter les monnaies des amis par toutes sortes -de basses manœuvres, acculé qu’il était à la -nécessité de râfler les pièces ayant cours traînant -sur les meubles, pour pouvoir, de-ci, de-là, satisfaire -ses fringales de juponnier et combler les acteuses -des quartiers excentriques de bonbons sébacés -ou de bouquets fossiles.</p> - -<p>La nature n’ayant point permis qu’il fût Saint-Simon, -Vauvenargues ou la Rochefoucauld, il écrivait, -lui aussi, pour le théâtre, élaborait de préférence -des vaudevilles à thèse, et les personnages en caleçon -qu’il faisait circuler sur le <i>plateau</i>, au lieu de -perdre leur temps à se reculotter ou à rajuster leur -suspensoir après l’adultère, préféraient s’employer à<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[74]</a></span> -dire leur fait à la société et à vaticiner des avenirs -meilleurs et prochains sous le nez ébaubi des commissaires -de police dont l’arrivée, selon les règles de -l’art, clòturait immanquablement la dernière scène. -Ce patricien avait l’opérette révolutionnaire et les -malformations plastiques des marcheuses au rabais -dont son génie réglait les ébats sur les planches, toute -la <i>fessarade</i> de ses petites pièces montmartroises -étaient à intention de chambardement. L’ordre de -choses actuel, selon lui, devait être combattu à -l’aide des quiproquos, de la conjuration dans les -placards, des justiciers en pan de chemise, et de la -Croupe installée à poste fixe devant le trou du souffleur. -Avec ce marchand de coq-à-l’âne, ce n’était -plus le cheval de bois qui devait permettre aux -combattants de s’emparer de la cité d’exaction, mais -bien le petit meuble en forme de violon pattu.</p> - -<p>Dans quelque lieu qu’il fréquentât, M. de Fourcamadan -se préposait au calembour et, dès lors, les assistants -pouvaient perdre l’espoir d’arriver à jamais placer -un mot. C’était une logodiarrhée intarissable, une -menstrue d’anas et de calembredaines, un effroyable -boniment de camelot marseillais. Aussitôt que cet -aristocrate, qui détenait, du reste, un appétit de chemineau, -avait en partie apaisé sa boulimie, il se saisissait -de la parole et réduisait l’assistance à merci en -lui propulsant au visage les plus fines essences de son -esprit, tout comme cet étrange coléoptère, dit coléoptère -<i>pétard</i> ou <i>bombardier</i>, qui sort victorieux de -toute mêlée, rien qu’en déflagrant, devant l’olfactif -de ses voisins, le contenu des vésicules gazeuses de -son arrière-train.</p> - -<p>Il joignait, d’ailleurs, la manie du parler solennel -et le besoin de commenter sa généalogie à la passion<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[75]</a></span> -du calembour—cet esprit des gens qui n’en ont pas. -Et il n’attendait point que la conversation lui permît -de placer ses traits avec à-propos. Il intervenait au -hasard sans se soucier jamais de l’opportunité. Pour -le moment, dans le registre aigu de sa voix acidulée, -et d’un ton condescendant pour la vile roture qui -s’ébrouait à ses côtés, il informait toute la tablée d’un -incident de sa prime jeunesse.</p> - -<p>—Oui, Messieurs, la scène se passait au château, -devant la comtesse, ma mère, et mon oncle, le marquis, -président à la Cour. On finissait de dîner dans -la salle à manger de l’aile centrale. Soudain, le vieux -Baptiste—le plus ancien des valets de chambre -qui était né chez nous, du reste—entra, la figure -bouleversée, ruisselante de larmes et si ému qu’il -s’appuyait aux meubles pour pouvoir marcher. Avec -des précautions infinies et les mains tremblantes -comme s’il touchait une précieuse relique, il portait -un plateau d’argent blasonné aux armes des Montmorency, -nos parents, dont ces derniers avaient fait -cadeau au feu comte mon père, et, sur ce plateau, -une épée était posée en travers, toute petite, à fourreau -de maroquin rouge et à poignée de nacre.</p> - -<p>—L’épée de Son Excellence l’Amiral, prince de -Fourcamadan, dit Baptiste d’une voix qui, d’émotion, -succomba dans la finale.</p> - -<p>Nous ne comprenions rien à la scène.</p> - -<p>—Quelle épée? quel amiral? questionnâmes-nous.</p> - -<p>Alors Baptiste expliqua: Son Excellence le prince -de Fourcamadan, bisaïeul de défunt M. le comte, -était le propre père du commandeur de Malte, de -la branche aînée, cousin lui-même du Légat du pape -et arrière-petit-neveu du Connétable qui, le premier, -entra dans Byzance à la tête de l’armée du<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[76]</a></span> -Christ, et voilà l’épée qu’il portait sur le pont du -vaisseau le <i>Grand-Dauphin</i>, à la bataille de Stromboli.</p> - -<p>Et Baptiste nous conta ensuite, par le menu, comment -il avait retrouvé la sainte chose, en pratiquant -des recherches dans les oubliettes de la tour de -l’ouest, avec la prescience qu’il devait y avoir là d’augustes -vestiges du passé. Le marquis, mon oncle, -fut si ému qu’il embrassa Baptiste en l’appelant: -noble serviteur, et que la comtesse, ma mère, décida -qu’il cesserait de faire partie de la livrée et mangerait -dorénavant avec nous sur une petite table voisine -de la nôtre. Puis la comtesse, ma mère, et le -marquis, mon oncle, me firent jurer sur l’épée de -l’amiral et devant le portrait de feu le comte, mon -père, qui était le quatorzième à gauche dans la galerie -du Nord que je serais marin à mon tour. Six ans -plus tard j’entrai au <i>Borda</i>.</p> - -<p>Il convient d’ajouter qu’un ami sceptique, ayant -eu l’idée, un jour, d’écrire au commandant du <i>Borda</i> -et de requérir de son obligeance quelques renseignements, -reçut la communication suivante:</p> - -<div class="limit1"> -<p class="pc2"><span class="smcap">École Navale</span></p> -<hr class="d5" /> -<p class="pc">VAISSEAU LE BORDA</p> -<hr class="d5" /> -<p class="pc"><i>Le Capitaine de vaisseau<br /> -commandant.</i></p> -</div> - -<div class="limit2 reduct"> - -<p>Monsieur,</p> - -<p class="pn1">En réponse à votre lettre -du 15 avril courant, j’ai l’honneur -de vous faire connaître -qu’aucun élève du nom de Fourcamadan -n’a figuré sur les matricules de l’École -Navale.</p> - -</div> - -<p class="p2">Un silence tomba: tout le couvert digérait la chose. -Mais le comte n’était point homme à abandonner<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[77]</a></span> -pour si peu la tribune aux harangues. Cet esprit -primesautier et saugrenu était habile au décousu et -aux plus déroutantes variations. Le buste incliné sur -la nappe, rasant de la tête les plats du service, à -nouveau il conquérait la parole.</p> - -<p>—Ah! messieurs, je ne peux pas résister au désir -de vous faire savoir à tous ce que j’ai répondu il n’y -a pas un quart d’heure à mon voisin qui me demandait -mon opinion sur le remarquable discours de -M. Deschanel et qui voulait savoir dans quel parti je -rangeais l’orateur. Vous me direz si j’ai tort. M. Deschanel, -lui ai-je répliqué, n’appartient à aucun groupe, -il est <i>lui-même</i> et c’est assez, car s’il y a dans la -Chambre des anti-ministériels, des anti-militaristes, -des anti-cléricaux et des anti-sémites, lui, tout simplement, -est Anti... <i>noüs</i>...</p> - -<p>Un murmure flatteur et des rires de la meilleure -spontanéité furent le salaire de ce trait d’esprit. -Truculor sortit même un <i>très-bien</i> aussi sonore que -ceux dont il avait coutume d’appuyer les discours -des ministres, sur les bancs de la majorité.</p> - -<p>—Fourcamadan, contez-nous donc l’histoire du -crabe et du matelot, dit Boutorgne, qui venait de -récupérer dans son plein l’usage de l’entendement.</p> - -<p>Mais le comte se défendait.</p> - -<p>—Un peu osée... trop spéciale... je n’ose vraiment -pas... Cependant, comme cela flattait sa manie -de fin diseur, il ne prit point plus longtemps la -peine de consulter l’assistance de l’œil. Comme s’il -y fut autorisé, il ajouta, dans le malaise de tous.</p> - -<p>—Enfin, puisque vous le voulez... Vous savez que -je la mets dans la bouche d’un pair de France, à la -table de Louis XVIII, le roi spirituel, dans le petit -acte que je termine en ce moment pour le Grand<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[78]</a></span> -Guignol. Et, sans aucune retenue, avec la plus belle -inconscience, il se lança, une demi-heure durant, -dans un monologue fécal, détaillant les aventures -d’un gabier marseillais qui, sur le sable d’une grève, -luttait d’ingéniosité contre un crustacé sournois, -pour empêcher ce dernier de profiter de l’excédent -de ses digestions.</p> - -<p>—Té, mon bon, maintenant que cela déliquesce... -tu n’es plus à la hauteur avec tes pinces, si tu veux -y goûter, tu prendras une cuillère... paracheva le -comte qui avait un peu bu.</p> - -<p>Les deux tiers de l’assistance éclataient. Truculor -devenu hilare et dont la chose chatouillait agréablement -l’inéliminable substrat de rusticité qui faisait le -fond de sa nature, Truculor riait aux larmes et complimentait -le patricien. Siemans, épanoui d’une grosse -joie, donnait des coups de coude dans les flancs de -Boutorgne qui avait définitivement abandonné la -conquête de Madame Honved. Seuls l’auteur dramatique -et le convive extraordinaire, M. Eliphas de -Beothus, signalé par Madame Truphot au gendelettre, -ne disaient rien, non plus que Jacques Paraclet, qui -paraissait surtout occupé à ne pas laisser disparaître -la bonne avec les reliefs du faisan. Il lui faisait de -gros yeux, lui enjoignait, d’un froncement de sourcils, -d’avoir à remplir son assiette, et requérait le -maître d’hôtel qui versait les vins, d’un geste de -l’épaule remontée très haut, lorsqu’il venait à passer -près de lui.</p> - -<p>Le comte de Fourcamadan, ivre de succès, abreuvé -à nouveau et en proie au vertige du génie, ne s’arrêtait -plus. Debout, dressé sur la plante des pieds, -il pointait au-dessus des convives sa petite tête ratatinée, -déjà gaufrée de rides, et ses boucles de karakul<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[79]</a></span> -tout humides des abondantes et faciles transsudations -méridionales.</p> - -<p>—J’en ai encore de plus drôles... La cantharide, la -cantharide? voulez-vous, disait-il, déchaîné.</p> - -<p>Cela menaçait de devenir scabreux. Bien que Madame -Honved fût tout le contraire d’une bégueule, -elle imprimait un sursaut à sa chaise. Mais cela n’arrêtait -point le sire.</p> - -<p>Comme on le voit, ce salon littéraire n’avait qu’une -parité et une relation très vagues avec ceux du -xviii<sup>e</sup> siècle, ceux de Madame Dupin ou de Madame -d’Épinay ou bien encore le parloir qui eut en primeur -la lecture de la <i>Pluralité des Mondes</i>, de Fontenelle. -Après tout, ceux-là étaient peut-être pareils. Mais -telle est généralement l’attitude des bourgeois beaux-esprits -à l’heure de la fermentation des estomacs. -Les stupidités sanieuses qui ne dérideraient plus -aucun corps de garde ont l’heureux don de déclencher -leur plus déferlante hilarité et de mettre à -jour le meilleur de leur âme. La grossièreté congénitale -et la bassesse de leurs coutumières attirances -ne demandent pas de caresse autrement savante -pour venir s’ébrouer à la surface. Dans leurs festins -les plus gourmés, on démêle toujours un peu de la -noce à Coupeau.</p> - -<p>—Voilà, commençait déjà le comte de Fourcamadan, -en s’essuyant le coin des babines de sa serviette -roulée en tampon, comme un zingueur qui s’apprête -à en dégoiser une,—un soir, la cantharide aux -élytres bruissantes...</p> - -<p>Mais il ne put pas continuer. Un cri perçant, un cri -aigu tel le sifflement d’une locomotive hystérique ou -le coup de sirène d’un paquebot déchira l’air. Parmi -un éboulis de vaisselles et un effondrement de verres<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[80]</a></span> -et de bouteilles, un individu d’une quarantaine d’années, -maquillé et rechampi, qui s’efforçait, grâce -aux fards et aux cosmétiques, de persévérer, aux -yeux de tous, dans la jouvence et l’extérieur d’un -éphèbe, venait de disparaître sous la table. Jusque-là, -cet Eliacin en simili s’était tenu tranquille, se -contentant de lustrer sa chevelure digne de Clodoald -et de faire pleuvoir des averses de pellicules, d’une -main satisfaite baguée d’art nouveau. Même il avait -répondu aux menues questions de ses voisins d’une -voix timide de pucelette qui fait sa première sortie. -Maintenant ses yeux chaviraient dans l’orbite et ses -deux mains crispées à la nappe la secouaient furieusement -au milieu de la danse éperdue de tout le -service. Les carafes, les fourchettes, les plats et les -bouteilles d’un Corton 1889 qu’on venait d’apporter -entraient en saltation bruyante, tout comme si Papus -ou l’ombre de feu Madame Blavatsky eussent surgi -à l’improviste. Et l’éphèbe quadragénaire hululait, -se tordait, se tendait et se détendait en des secousses -d’épilepsie pareilles à celles qu’eussent pu lui -procurer le contact d’un plot, d’un électrode saturé. -En quelques instants, il fut couvert de nourritures, -de sauces et de vins, cependant que le trémolo de -ses hurlements se faisait plus impitoyable.</p> - -<p>—C’est Boromée Pharamond Venceslas Robomir, -du <i>Pégase</i>, expliquait Madame Truphot alarmée, -mon Dieu, il a sa crise!</p> - -<p>—C’est la grande hystérie, opina Sarigue, qui s’y -connaissait.</p> - -<p>—Appuyez-lui sur les ovaires, alors, conseilla -Honved, ironiquement.</p> - -<p>Transporté dans le salon voisin, l’homme du -<i>Pégase</i>, ne tarda pas à reprendre ses sens sous<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[81]</a></span> -les affusions de vinaigre et les vigoureuses tapes -dans les mains dont le gratifiait le Belge, qui faisait -tournoyer ses bras, comme s’il eût voulu marteler -un boulon sur le fer d’une enclume. Ses yeux -s’étaient ouverts et, bientôt, après deux ou trois tentatives -infructueuses encore, il bégaya par à coups, -d’une voix blanche et ténue comme un fil.</p> - -<p>—Pardonnez-moi! J’ai ça de commun avec le -grand Flaubert, je suis épileptique... C’est le surmenage... -la fin de mon poème me coûte bien du -mal... je ne peux pas arriver à mettre debout le -dernier chant... Quand la Princesse Rupéronde, fille -du roi Nabuchodonosor, vient de consommer l’inceste -avec son père changé en bête... Vous comprenez -cette complication de l’inceste par la bestialité, -la zoophilie, est très difficile à rendre.</p> - -<p>Il fit une pause; puis se dressant tout d’un coup, -désormais ressuscité, il claironna d’une voix terrible.</p> - -<p class="pp6 p1"> -<i>Pendant que flosculait la brume argyrescente,<br /> -Tu mordis par trois fois ma gorge intumescente<br /> -Animal-Roi! Mon père! O toi l’Amphicéphale!</i></p> - -<p class="p1">Devant la menace de postérieurs alexandrins et -d’un dolosif poème tout entier en rimes féminines, -la société, du coup, opérait, en désordre apeuré, son -transfert sur des lieux moins redoutables.</p> - -<p class="p2">—Ce gaillard-là a fait exprès de se trouver mal -pour nous placer ses vers, dit, de sa voix de cuivre, -Truculor, qui pour la première fois de sa vie, peut-être, -énonçait une vérité.</p> - -<p>Et de peur qu’il ne continuât, on décida de le -laisser quelque temps encore aux soins de la femme -de chambre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[82]</a></span></p> - -<p>—Surtout, ne l’embrassez pas, notifia Madame Truphot -à cette dernière; vous savez <i>qu’il est pour -homme</i>: il vous arracherait les yeux ma fille.</p> - -<p>Mais le comte de Fourcamadan, enragé que cet -incident lui eût coupé son effet, s’accrochait à la -manche du Tribun socialiste.</p> - -<p>—Écoutez, tout à l’heure j’en ai trouvé une bien -bonne; vous en aurez la primeur: Sarigue me -demandait à moi, qui suis marié, mon opinion sur -le mariage. Je lui ai répondu que ce qu’on devait -en penser était formulé par les termes mêmes dont -on désigne les époux. Ne dit-on pas d’eux qu’ils -sont des <i>conjoints</i>?..</p> - -<p>Alors tous deux, éboulés sur un canapé, se roulèrent.</p> - -<p class="pc xlarge">⁂</p> - -<p class="p1">Au bout d’un quart d’heure de papotages dans le -grand salon, la table se trouva remise au point et -l’on reprit le cours du dîner.</p> - -<p>Monsieur Eliphas de Béothus, le type prétendu -extraordinaire, annoncé par Madame Truphot et de -qui, selon ses prières préalables réitérées à chaque -convive, on devait tout endurer, les pires paradoxes, -comme les fantaisies les plus insolites, s’était tu jusqu’à -ce moment. C’était un homme très grand, exagérément -maigre, à la face bossuée de méplats, au -teint couleur d’urine, à la tête aplatie comme celle du -basilic, aux yeux noirs machurés qui, sous le coup -de quelque émotion, lui saillaient parfois de l’orbite, -et qu’il semblait porter, alors, à la façon de certains -insectes qui les brandissent au bout de leurs antennes. -Une bouche tourmentée et grimaçante, en forme de<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[83]</a></span> -balafre de yatagan, complétait cette laideur irritante -non moins qu’hoffmanesque.</p> - -<p>—Vous considérez ma hideur avec étonnement, -dit-il à Honved, qui, depuis longtemps déjà, le dévisageait -stupéfié. Je suis très laid, en effet, Monsieur, et -cependant, comme la plupart des autres hommes, -mon être intime est de beaucoup plus affreux encore -que mon relief apparent. Mais, ainsi que vous le -voyez, je me suis débarrassé au moins, moi, du préjugé -commun à mon espèce animale, qui consiste à -se rattraper sur les splendeurs cachées, à vouloir -être expertisé favorablement au point de vue moral -quand l’extérieur est sans avantage et que la nature -vous a joué de vilains tours du côté plastique. Je ne -suis pas soucieux de cette compensation. Vous trouvez -en moi un individu pour qui l’opinion de ses -congénères, leur blâme, leurs suffrages ou leurs -louanges n’ont pas plus d’importance que ce qui -peut se passer dans une autre planète. J’existe dans -la plus belle liberté intérieure et les paroles ou les -jugements qu’on peut prononcer sur moi ont tout -juste à mon sens la valeur d’un son qui contrarie -bien inutilement la sérénité du silence. Si quelqu’un -prenait jamais le souci de vouloir m’analyser—chose -bien vaine, car qui peut analyser un être?—soyez -assuré que je répugnerais à la règle d’éducation -civilisée qui commande d’apparaître «en Beauté» -et de parquer immédiatement dans les écuries invisibles, -dans les porcheries profondes de la Psyché -ou du cœur les sentiments qui prennent la peine de -s’agiter <i>intra-muros</i>. J’ai coutume, moi, de les laisser -barboter aux yeux de tous et même à ceux du psychologue -dans leurs auges préférées. L’Humanité, -n’est-ce pas? ne vaut pas qu’on lui mente.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[84]</a></span></p> - -<p>Toutefois, je n’ai pas toujours été aussi laid que -présentement. Il paraît même que je fus beau, très -beau sur mes vingt ans et, si j’en crois mes souvenirs, -je n’avais pas alors assez de mes jours ni de -mes nuits pour déférer à la requête de toutes les -femmes qui désiraient frotter leurs muqueuses aux -miennes. Mon profil aquilin était tout à fait dissemblable -de celui que je fais circuler à l’heure actuelle, -mon œil était bleu, ineffablement céruléen au lieu -d’être comme aujourd’hui d’un noir bizarre qui fait -penser à la suie des vieux poëles, et il n’était pas -jusqu’à ma bouche, désormais vulvoïde et indécente, -qui ne fût, en ce temps-là, menue à point et dessinée -comme l’arc d’Eros. Bref, j’étais élaboré pour susciter -l’amour autour de moi et retirer aux femmes, -à l’aide de ce sentiment, le peu de lucidité que la -Nature leur a toléré. Même il m’était possible d’escompter -la passion des mâles, et si j’avais vécu à -Rome, il n’aurait pas été malséant, pour moi, de -songer à me faire épouser par un César tant j’étais -un Jouvenceau cupidoné.</p> - -<p>—Alors, comment diable êtes-vous devenu si -laid? interrogea Honved qui riait franchement.</p> - -<p>—En me penchant sur la réalité de la vie, -monsieur. Jusque-là, <i>ante pilos</i> je n’avais rien vu, -et lorsque la hideur, l’infamie et la scélératesse -du Monde me sont apparues subitement, mon -âme a soubresauté d’épouvante et le choc a été -tel que mon facies, par contre-coup, éclatait, pour -ainsi dire, brisant son noble contour et détruisant -pour jamais l’harmonie et la pureté de ses lignes. -L’ovale de mon visage a été rompu, le nez s’est mis -à plonger d’effroi, la couleur de mes prunelles s’est -insurgée, et la bouche s’est tordue dans une grimace<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[85]</a></span> -de perpétuelle horreur. Un médecin en Amérique a -voulu redresser mon masque par l’électricité, il -paraît que c’est possible là-bas.</p> - -<p>—Allons bon, vous êtes allé en Amérique, vous -aussi, comme les autres, comme tout le monde, et -vous vouliez reconquérir votre vénusté première -dans l’intention de vous marier avec une milliardaire -sans doute, interrompit Honved que le personnage -amusait.</p> - -<p>—Je vous remercie, Monsieur, de m’interrompre, -ce qui m’évite de discourir d’un seul tenant, chose -toujours fâcheuse au point de vue de l’art; mais pour -en venir à votre question, je vous répondrai: Bien -que mon nom se décline au génitif, ce qui est très -demandé dans les alcoves de Chicago, je n’avais -pas l’intention de négocier ma particule. Je suis un -nihiliste et un homme laid, par conséquent débarrassé -de toutes les tares, de toutes les hontes, de -toutes les prostitutions et de tous les sales attouchements -que vous imposent l’ambition et la beauté. -J’étais allé outre-océan pour y faire tout simplement -un judicieux emploi de ma fortune, pour y créer -une institution comme on n’en avait jamais vue -encore sous le soleil.</p> - -<p>—Eh quoi, vint lui dire à l’oreille le comte de -Fourcamadan, tout à fait aviné, qui s’était levé de sa -chaise, espériez-vous donc réaliser le trust des maisons -chaudes et du calomel? Être maître ainsi du -prix des coucheries honteuses et de leurs néfastes -incidences, sur les marchés du monde?</p> - -<p>—Mieux que cela, mieux que cela, Monsieur, -quoique ce fût d’un autre ordre. Je suis un philosophe -avisé et non le parent d’Eva la Tomate et de -Félix Faure. Mon but était de fonder, là-bas, comment<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[86]</a></span> -dirai-je? un gymnase préparatoire, un collège -professionnel, une école d’application, en un mot, -pour régicides... Rien que ça... une sorte de Saint-Cyr -ou de Polytechnique, pour tueurs de Rois.</p> - -<p>—Ah, bah, l’idée, au moins, était originale, fit -Truculor.</p> - -<p>—Je n’ai que des idées originales, moi. Monsieur, -je ne suis pas socialiste... et comme tout le -couvert était devenu attentif, Eliphas de Béothus -éleva la voix pour mieux conquérir son auditoire.</p> - -<p>—Oui, j’avais remarqué que la plupart des attentats -contre les dynastes échouaient par insuffisance -d’entraînement des révoltés. Riche à dix millions, je -résolus de pallier à cet inconvénient qui faisait rater -les meilleures tentatives. Si vous me demandez pourquoi -je me déterminai ainsi, je vous répondrai que -la Société me dégoûte, que les bourgeois, mes frères, -parmi lesquels j’ai trop longtemps vécu, ayant trouvé -le multiplicateur suprême de la bêtise et de la putréfaction -et s’étant empressés de porter leur sanie et -leur squalidité à cet effroyable <i>cosinus</i>, je résolus, -un beau matin, de leur déclarer la guerre à eux, -ainsi qu’aux potentats et aux différentes autorités -auxquelles ils se raccrochent comme la roupie au... -nez du singe.</p> - -<p>Je pouvais, n’est-ce pas? employer ma fortune à -faire du sport, des femmes, à monter des chevaux, -des yachts, des automobiles, à palabrer dans les cercles -fermés et à ajouter ainsi quelques versets au -Koran de la sottise, mais le crétinisme de ces différents -comportements s’étant présenté à moi, je me -suis décidé à utiliser, de façon autre, mon intelligence, -mon argent et mes loisirs. Pourquoi, oui -pourquoi, ne me serais-je pas assimilé l’état d’âme<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[87]</a></span> -des grands aristocrates du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, qui applaudissaient -des deux mains aux coups portés à leur -caste, à la condition que le coup fût dirigé avec art, -et le trait bien empenné? Pourquoi ne pas être le -bourgeois qui sort de sa classe et le premier combat -sa classe? Les révolutions ne peuvent être -faites que par des patriciens ou des privilégiés -qui s’acharnent contre le privilège du Patriciat. -Tibérius Gracchus et Mirabeau sont là pour le -démontrer. Et la Bourgeoisie se verra perdue quand -se dresseront devant elle, pour la combattre, sans -quartier ni miséricorde, seulement quelques bourgeois -ne postulant d’autre récompense que celle de -voir enfin s’écrouler par leurs soins l’édifice abominable, -l’innommable pyramide d’exaction qui porte à -sa pointe, comme la fumerole d’un caca pyriforme -et triomphant, la divinité bicéphale de l’Argent et -de la Force.</p> - -<p>J’achetai donc des terrains très loin de New-York, -là-bas, dans le Colorado. J’y fis édifier des bâtiments, -circonscrire un champ de tir avec des buttes, -des remblais, des cibles à toute distance. J’engageai -d’avance des professeurs d’escrime et de balistique, -d’anciens officiers pour la plupart et des maîtres -du genre, dans le civil. J’eus un laboratoire de chimie -où un pontife de Faculté, ignominé par ses semblables -et qui entrait en belligérance avec la Société, -lui aussi, devait venir donner des leçons, trois fois -par semaine, clandestinement. Je m’assurai le concours -d’un grand toxicologue, qui chez moi, enseignerait -les simples et les alcaloïdes en tout point -inexorables. Tout fut prévu. Je nolisai deux professeurs -de belles manières et de civilités afin qu’il fût -possible à mes élèves de se présenter dans les Cours,<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[88]</a></span> -et d’y tenir des emplois variés dont la gamme -devait aller de la fonction de marmiton à la charge -de chambellan. Il fallait, vous le comprenez, que mes -<i>Magnicides</i> pussent, le cas échéant, se tirer des griffes -d’un mouchard en l’impressionnant grâce à leur -savoir-vivre, à leur élégance ou à leurs imparfaits du -subjonctif. Je n’oubliai pas, vous vous en doutez, de -m’adjoindre un Espagnol de la Catalogne qui pratiquait -supérieurement la <i>navaja</i>, non plus que quatre -polyglottes parlant toutes les langues du monde. -Je louai des ingénieurs qui, sur mes indications, -construisirent une voie ferrée et l’approvisionnèrent -de matériel roulant: cela pour répéter l’explosion -de dynamite à l’usage des Tsars.</p> - -<p>Quand ma petite caserne où des appartements -munis de tout le confort moderne, empreints cependant -d’une note de sévérité nihiliste, avaient été -ménagés pour mes futurs élèves se trouva au point; -quand le laboratoire, le polygone, le champ d’essai -des bombes furent prêts à être utilisés, quand me -furent parvenus des meilleures armureries d’Europe -des merveilles de carabines, des bijoux de revolver -et des poignards d’une trempe indéfectible; quand -mes clapiers regorgèrent de cobayes pour l’essai des -poisons; quand mon professeur de maintien et mon -<i>archididascalus</i> d’éloquence m’eurent assuré, qu’en -moins de six mois, ils pouvaient dégrossir le rustre le -plus inculte et en faire un gentleman capable d’éclipser -dans les salons et les belles-lettres, Monsieur -Deschanel lui-même, je gagnai alors la capitale des -États de l’Union. Vous me comprenez bien? Je -voulais faire des régicides aptes non seulement à -tuer vulgairement dans la rue, mais habiles encore -à s’insinuer dans le monde fermé des Cours, dans<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[89]</a></span> -les milieux les plus défendus, et à tuer en habit noir -comme en bourgeron souillé. Grâce à moi, les tyrans -et les grands de la terre, autocrates, rois constitutionnels -ou bourgeois retentissants, ne devaient plus -connaître un seul instant de quiétude ou de repos. -Il me fallait élaborer des Chœreas et des Louvel, des -Brutus, des Alibaud et des Aristogiton en nombre -indéfini. Je voulais que, dans le vieux monde et le -nouveau, l’attentat devînt endémique et qu’une pluie -de sang bleu fécondât le sol rajeuni, ainsi que les -gouttelettes chaudes d’une ondée de printemps; je -voulais qu’une série de meurtres prestigieux déchirassent -la sérénité de la civilisation scélérate et crevassent -enfin le phlegmon social, tel l’orage à la chevelure -d’éclairs qui débride le ciel d’août congestionné -comme un abcès.. Oui... oui... je voulais que -dans le cocher qui conduit le coupé, l’huissier qui soulève -la portière de soie, le cuisinier qui conditionne -les plats, le familier rencontré par la ville, le passant -quelconque ou la maîtresse conquise depuis peu, le -Dynaste médusé, le satisfait hagard, pussent, tout à -coup, découvrir le justicier fomenté par l’Invisible et -qu’ils s’abattissent enfin, devant la valetaille en -déroute, sous le couteau empoisonné de ptomaïnes -ou la balle explosible trempée dans le curare!...</p> - -<p>Un froid subit circulait parmi l’assemblée, des -frissons de malaise secouaient les nerfs de la plupart -des convives. Truculor, Sarigue et le comte de Fourcamadan -jetaient sur la porte des regards apeurés -comme s’ils craignaient la subite intrusion de la police.</p> - -<p>L’auriculaire planté au milieu du front, une flamme -verte tirebouchonnant en dehors de ses yeux étranges, -Monsieur Éliphas de Béothus continuait.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[90]</a></span></p> - -<p>—Installé dans un petit logement de la <span class="smcap">XIX</span><sup>me</sup> avenue, -dès le lendemain de mon arrivée, je fis circuler, -parmi les journaux à grand tirage, une annonce -ainsi libellée:</p> - -<p>«Les désespérés qui se sentent prêts à se retirer de -la vie, et qui se sont, d’ores et déjà, condamnés -à mort, sont priés de s’adresser au Révérend -S.A.W. Murchill qui offrira consolations et combinaisons -pratiques.»</p> - -<p>En moins de quatre jours, je reçus vingt-sept -visites. Pour faire un tri parmi elles, j’avais revêtu -l’habit de clergyman et je m’étais enduit d’une vaseline -papelarde, d’un opiat d’hypocrite apitoiement, -comme il sied à un ministre de Dieu. Ah! Messieurs, -il y eut bien du déchet. Il me fallait, vous le saisissez, -négliger tous ceux que la misère avait déterminés -au suicide. Évidemment, après avoir mangé, -après s’être requinqués un peu, ces individus-là ne -voudraient plus entendre parler de la guillotine ou -de la pendaison magnifiantes et me glisseraient -dans les doigts. De même je devais négliger les crétins, -les confondants imbéciles qu’un désespoir -d’amour pousse à abolir leur falote personne.</p> - -<p>La tourte moustachue qui, dans la vie, n’a découvert -que l’amour, qui ne peut pas se consoler d’avoir -été répudié, ou à qui le souvenir d’un nez établi de -telle façon, d’une prunelle douée, pour lui, de quelque -agrément, d’une chevelure colorée selon son -goût, la tourte moustachue, à qui la perte de tout cela -fait croire qu’il ne pourra plus jamais frétiller aussi -voluptueusement avec d’autres femmes, est un bipède -qui mésuse de la lumière solaire et, quand il se -replonge dans le néant, la chose ne doit lui demander -aucun effort, car il ne paraît pas en être jamais -sorti. Ce fut surtout ceux-là qui abondèrent. Pauvre<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[91]</a></span> -de moi! En ai-je entendu de ces confessions! Il -aurait fallu être M. Hugues Leroux, lui-même, pour -les écouter sans faiblir et leur donner des conseils -par surcroît, dans le <i>Journal</i>. Un moment, j’eus -l’envie de lui écrire, ainsi qu’à M. Paul Bourget qui, -grâce à eux, aurait pu diversifier un peu les thèmes de -ses affabulations. Mais je me décidai pour le geste -beaucoup plus rapide qui consista à les jeter dehors, -et je leur demandai s’ils me prenaient pour un vicaire -catholique en s’autorisant ainsi à me raconter toutes -leurs saletés. De cette fournée de vingt-sept désespérés, -je n’en retins qu’un seul qui me déclara, lui, -qu’il voulait se donner la mort parce que la vie -le dégoûtait tout simplement, pas plus. Lorsqu’on a -une âme tant soit peu affinée, au bout de trois ou quatre -années, à partir de l’âge de raison, n’est-ce pas? -me confia-t-il, on est définitivement écœuré par tous -les plaisirs que l’existence tient en réserve. La gloire, -l’argent, l’ambition, c’est un identique guano qui se -recommence et se diversifie à peine. L’indigence -d’imagination de la Nature apparaît alors manifeste -et on se demande vainement pourquoi elle nous a -convoqués avec tant d’âpreté, ici-bas. Il reste bien -l’amour, ajouta encore cet homme, mais il faut être -un collégien indécrottable pour jouer encore, passé -vingt-cinq ans, à cet éternel et fadasse saute-mouton. -Je cherche depuis déjà six mois, sans pouvoir le trouver, -le moyen de faire une sortie décente, acheva-t-il, -en s’emparant d’une de mes manchettes pour me -secouer le bras. Connaîtriez-vous un mode <i>d’évasion</i> -un peu moins niais que celui employé couramment -par mes frères en désespoir. Je faillis l’embrasser.—Si -j’en connais, lui dis-je; je vous emmène, je vous -emmène, nous partirons demain... Ah... oui. Je vais<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[92]</a></span> -vous l’indiquer, moi, le seul moyen de partir en -beauté!...</p> - -<p>—Ah! ça vous ne respectez donc rien, pas même -l’amour? flûta Madame Truphot, en coulant vers -son convive un regard où elle avait insinué tout ce -qui lui restait d’ondes magnétiques et d’effluves langoureux.</p> - -<p>—Vous l’avez dit, Madame... Et ceux qui croient -à la beauté de l’amour, à la nécessité de procréer, à -la gloire, en Dieu et autres obscénités, sont avisés -que, dans mes propos, ils ne trouveront pas une -seule parole pour ensemencer leur... entendement...</p> - -<p>J’avais un élève vous disais-je; je n’avais donc -pas perdu mon voyage et de suite je l’installai dans -l’École des Régicides en le priant de patienter un -peu. Pendant un an, tous les mois, je revins à New-York -et je réussis à découvrir encore sept désespérés -du même ordre, ou d’acabit à peu près similaire... -Douze mois après, j’en avais vingt. Où sont-ils donc -les philosophes asinaires qui prétendent que l’optimisme -et sa fille, la volonté, sont occupés, présentement, -à régénérer le monde? Je pourrais leur faire -toucher du doigt le noir filon de pessimisme que j’ai -mis à jour, moi, avec mes seuls moyens... Ah! les -affaires du vieux monde vont mal, et s’il se rencontre -comme cela, aussi facilement, une telle proportion -de jeunes hommes qui ont déclaré la guerre à -la vie, uniquement parce qu’elle est immonde et faite -pour saoûler d’effroi les cœurs de sereine fierté; si -du jour au lendemain peut se recruter ainsi une telle -phalange de nobles êtres se réclamant du Nihilisme -non pas parce qu’ils sont pieds bots comme -Byron ou bossus comme Léopardi, mais bien parce -qu’ils ont éventé le piège grossier de la Nature, on va<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[93]</a></span> -assister à des spectacles intéressants sur cet excrément -sphéroïdal, que l’emphase humaine a appelé la Terre!</p> - -<p>En même temps que le judicieux entraînement de -mes pupilles commençait, j’entrai en correspondance -avec tous les cercles anarchistes du monde. Et -ceux-ci prirent l’engagement solennel de me fournir -ma <i>remonte</i>, par voie de tirage au sort, afin de remplacer -ainsi ce que l’échafaud aurait décimé. Les -moyens, les dons physiques ou moraux, de mes -pensionnaires ayant été sagacement analysés, je les -sériai en diverses catégories, je procédai à leur -répartition dans les classes de bombe, de revolver, -de couteau, de carabine ou de poison.</p> - -<p>Qui eût pu prévoir l’entrain et le réconfortant -enthousiasme de mes <i>cadets</i>? Ces hommes jusque-là -sombres, sarcastiques et d’une misanthropie redoutable -se prêtèrent tout à coup avec la plus grande -souplesse, la plus merveilleuse docilité, à ce que -j’étais en droit d’exiger d’eux. Leur front crispé se -détendait; dans leurs yeux s’allumait une flamme -juvénile, lorsqu’il m’arrivait de leur fixer la date -approximative où tout permettait de croire qu’ils -seraient prêts enfin. Les chrétiens qu’on destinait au -Cirque ne témoignèrent pas jadis d’une pareille -ardeur au martyre... Je dois dire, cependant, que ce -qui me coûta le plus à obtenir de la plupart d’entre -eux, ce fut le silence de trappiste, l’absolu mépris de -la parole. La certitude qu’ils allaient mourir en -héros avaient déchaîné en eux une extrême loquacité: -ils se racontaient par avance et préparaient -déjà, avec des gestes appropriés, leurs réponses aux -juges ou aux jurés. Or, un régicide ne doit pas parler, -ni <i>avant</i>, ni <i>après</i>. Il convient qu’il méprise -l’inutile parole humaine, qu’il s’embusque dans une<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[94]</a></span> -mutité farouche et obsècre le langage articulé qui -aide les hommes à se pénétrer de la réconfortante -certitude qu’ils sont identiquement idiots les uns -les autres...</p> - -<p>Mais il fallait les voir, dans les exercices préparatoires, -travaillant à miner la voie ferrée ou transperçant -d’un coutelas inspiré, au passage de la voiture -lancée au triple galop, le mannequin chamarré qui -tenait l’emploi du potentat...</p> - -<p>Et puis les prouesses réalisées au tir à la cible! -En moins de trois mois, quatre de nos futurs tyrannicides -mettaient les sept balles de leur revolver -dans un pain à cacheter, à quarante pas, bien que -leurs camarades, jouant le rôle de policiers, les -assommassent à demi de coups de canne, s’accrochassent -à leur bras qui, malgré les bourrades, ne -tremblait pas plus que..... celui du Destin, comme -disent les poncifs. Au bout de l’année, j’eus deux -artistes qui, à cinq cents mètres, avec la carabine, -vous plaçaient une balle dum-dum dans le fond d’un -chapeau, impeccablement. De plus, comme mon chimiste -m’avait fabriqué une poudre <i>qui ne détonait -plus</i> et ne dégageait pas la moindre fumée, vous -voyez cela d’ici: dans une ville encombrée de foule, -au passage d’un souverain ou d’une puissance -sociale, la mort qui, au loin, part tout à coup, fulgurante, -se déchaîne d’une fenêtre invisible, et tombe -du ciel, sans qu’on puisse arriver jamais à trouver le -point initial de son envol...</p> - -<p>Autre merveille. L’Europe avait inventé les rayons -Rœntgen, les rayons X, qui perforaient l’opacité de -la matière et permettaient d’explorer l’organisme. -L’Amérique, elle, inventa les rayons Z qui rendirent -ténébreuse toute chose éclairée par la lumière et<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[95]</a></span> -conférèrent au corps humain, à l’homme, la propriété -de se rendre invisible à volonté, aux yeux de -ses semblables. Un élève, un lieutenant d’Edison me -vendit deux cent mille dollars la découverte miraculeuse -qui permettait à tout être de s’abstraire, de se -soustraire du monde ambiant et cela à son gré, au -regard des foules aveuglées, comme s’il s’était sur le -champ transmué en effluences insaisissables. Cela -tenait du sortilège, de l’hypnose; cela faisait penser -à certaines expériences des brahmanes indous. Le -régicide, une fois l’acte consommé, n’avait qu’à toucher -un commutateur placé au creux de sa poitrine -pour s’effacer subitement, pour obnubiler son relief, -pour disparaître de l’espace et se fondre pour ainsi -dire, à tout jamais... hors d’atteinte, dans la lumière -ou la nuit éparse. Je dois dire qu’il ne s’en trouva -que deux ou trois parmi mes justiciers qui voulurent -se servir des rayons Z et se dérober ainsi aux responsabilités -de leur geste sublime. Les autres donnèrent -sang pour sang, vie pour vie. C’était plus -noble mais moins pratique.</p> - -<p>Et je les galvanisai moralement mes cadets, car il -fallait, vous pensez bien, que l’âme fût trempée -comme le corps. Des lectures leur étaient faites de -tous ceux, classiques anciens et modernes, qui exaltèrent -le régicide. Je ne veux point vous les énumérer, -le pédantisme étant le seul recours des crétins. -Je leur détaillai par le menu les plus récents -forfaits des têtes couronnées, le satyriasis d’assassinat -du sultan rouge, la cruauté du Petit-Père, les -horreurs de la Sibérie, les proscriptions en masse, -le Knout qui torture et avilit et la dernière invention -du Romanoff: le croiseur destiné au transport -des condamnés politiques, où, tout près des cages<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[96]</a></span> -de fer de l’entrepont, une <i>machine à ébouillanter</i> -amorçait à la chaudière d’eau brûlante deux lances -horrifiques braquées, à toute heure du jour et de -la nuit, sur les révolutionnaires jugulés, sur les -doukhobors enchaînés, sur les plus nobles cœurs -de l’empire moscovite. Je leur citai le mot de Mallarmé -interviewé sur les anarchistes: <i>Je ne suis -pas assez pur pour parler de ces saints</i>.....</p> - -<p>Ici Médéric Boutorgne crut de son devoir d’intervenir, -en entendant Monsieur Eliphas de Béothus -approuver Mallarmé.</p> - -<p>—Oh! Mallarmé, dit-il, quel raseur! Il faut -avoir le courage de le dire. Qu’est-ce qui a bien pu -comprendre quelque chose à l’œuvre de ce galfâtre..</p> - -<p>Tourné vers lui, d’un geste d’automate qui vire -lentement sur son pivot, l’étrange personnage, -dressa vers le plafond un index vertical, et prononça -d’un ton calme.</p> - -<p>—Jeune homme, n’avez-vous jamais entendu parler -de ces pures étoiles dont la lumière répugne à -mettre moins de deux mille ans pour parvenir à la -racaille d’ici-bas?</p> - -<p>Un éclat de rire général accueillit cette boutade, -sans aménité et, trop lâche pour se fâcher, l’infortuné -gendelettre, qui s’était dressé à demi, pour -mieux donner l’essor à sa géniale interruption, dut -ramener au niveau des sauces de son assiette un -front désormais chargé d’opprobre.</p> - -<p>M. Eliphas de Béothus, placidement persévérait.</p> - -<p>—Le culte malencontreux que je nourris pour la -vérité m’oblige à vous confier que je ne fus pas sans -éprouver quelques désillusions au début. Deux régicides, -dépêchés par moi en Europe, et munis d’une -assez forte somme, se dérobèrent, devant la mort en<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[97]</a></span> -beauté, l’un préféra s’établir marchand de reconnaissances -du Mont-de-Piété rue de Clichy, et l’autre se -fit bookmaker à Bruxelles. Mais le troisième qui -mit le pied au Havre, tua son souverain en moins -de huit jours. D’ailleurs, vous pensez bien: je me -vengeai des deux parjures. Le bookmaker fut égorgé, -sans phrases, un soir d’octobre, au retour de l’hippodrome -de Grœnendal et l’autre, le marchand de -reconnaissances, eut les deux poignets coupés et les -yeux crevés, un matin dans son lit, par un de mes -justiciers dépêché à cet effet. Une de ses mains, -préalablement momifiée, servit même pendant deux -ans de gland de sonnette à la porte de mon cabinet. -Et, dès lors, après ces exemples salutaires, tout -marcha à souhait.</p> - -<p>Chaque semestre, un transatlantique quittait New-York -emportant deux tyrannicides et, comme vous -avez pu le constater, Messieurs, les attentats se succédèrent -avec une régularité d’échéance. Le premier -en date fut celui du restaurant Véry, en avril 1892, -et déjà c’était un chef-d’œuvre. Vous vous le rappelez -tous, n’est-ce pas? Un mètre cube de panclastite -fut déposé là par un être invisible, sous le nez de la -police, malgré le chapelet de mouchards protégeant -l’infâme bistrot. Nous avions répété la scène pendant -plus de deux mois. La catastrophe avait une telle -allure biblique qu’il parût à beaucoup qu’une puissance -occulte, une émanation de l’Inexplicable avait -pris soin de placer l’engin et d’en déterminer l’explosion. -Puis d’autres suivirent, qu’il serait oiseux -de vous citer mais qui furent toutes perpétrées par -des anarchistes frais débarqués d’Amérique ou qui y -avaient été entraînés: Angiolillo, Bresci, Luccheni, -Czogolsk! Et il y en eut beaucoup aussi dont on ne<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[98]</a></span> -parla point par raison d’État ou de famille. Des -ministres, des grands, de mirifiques bourgeois empoisonnés -dans les cours, ou <i>suicidés</i> chez eux. Ah! j’ose -dire que j’ai lancé sur le monde quelques assassins -qui ont fait leur chemin...</p> - -<p>Et cela dura neuf ans, reprit Monsieur Eliphas de -Béothus, après avoir trempé ses lèvres dans une coupe -de champagne, neuf années pendant lesquelles j’engloutis -dans cette entreprise la moitié de ma fortune. -Cela revenait cher, vous vous en doutez: mes -frais étaient innombrables et à l’heure actuelle je subviens -encore aux besoins de quelques vieux parents de -mes régicides. Bresci me coûta même cent mille -francs après sa condamnation à la détention perpétuelle. -Supplicié dans sa cellule, il put réussir, grâce -à l’entremise d’un guichetier gagné par lui à l’anarchie, -à m’adresser un billet où il m’exhortait à le -faire assassiner pour mettre fin à sa torture. Je dus -débourser cinq mille louis d’argent français pour le -faire stranguler par un de ses gardiens, qui en reçut -l’ordre du directeur de la prison. Vous voyez que -j’étais un véritable père pour mes élèves.</p> - -<p>Mais un soir de février mon professeur de chimie -vint me trouver dans mon Cabinet directorial. Monsieur, -me dit cet homme plein de génie, votre œuvre -est admirable autant que sans seconde parmi les -œuvres des hommes, mais elle est imparfaite encore, -souffrez que je vous le dise. Pourquoi diable vous -astreindre à enseigner le meurtre et l’assassinat ou -plutôt l’exécution des Puissants, par les vieilles -méthodes? Pourquoi ne pas employer les nouveaux -procédés beaucoup plus pratiques, beaucoup plus -propres et tout aussi expéditifs? Croyez-moi. Voici -le moment où grâce à la science, l’humanité va pouvoir<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[99]</a></span> -devenir presque aussi scélérate que la Nature. -Celle-ci qui après avoir inventé l’amour a gratifié les -hommes de la syphilis, celle-ci qui fait mourir en -couches les femelles assez stupides pour enfanter et -déférer ainsi à l’instinct qu’elle a glissé en leur chair, -celle-ci, dis-je, qui après avoir suscité l’oxygène -délectable aux poumons, l’oxygène imprégné de -l’arome des halliers humides, l’air vivifié des senteurs -marines, a conditionné la tuberculose, se trouve sur -le point d’être égalée en tant que bourrelle et gouine -infernale. A l’aide de nos bouillons de culture, ne -détenons nous pas, nous savants, le pouvoir de -répandre sur le monde ou d’insinuer en quelques -individus à son exemple, la syphilis, la phtisie, le -typhus et le tétanos? Répudions le couteau, la bombe -ou le revolver et usons des toxines animales. Une -cuillerée de cette solution sans aucun goût ni couleur—et -mon chimiste frappait de l’ongle sur un -bocal étiqueté,—une cuillerée de cette culture -dans le potage du Tzar, de l’empereur d’Allemagne, -de M. W. milliardaire américain ou Y., usinier -français et vous allez voir le sujet, <i>faire</i> immédiatement -du cancer, cela sans appel, sans remède -possible. Il suffira de changer de fiole pour diversifier -la maladie à conférer. Alors, entendez-moi -bien, plus de scandale, plus de cris: A bas -l’Anarchie! dans les populations abruties, plus de -procès, plus d’échafauds. La justice est désarmée -cette fois et l’assassin insaisissable, car l’acte est -impossible à prouver. Levé, dressé d’une détente, -j’étais dans les bras de mon professeur. Nous commençons -à organiser la chose de suite, lui dis-je. -Vous ne sortirez de mon cabinet que lorsque le plan -de l’œuvre à réaliser sera là, tracé dans ses grandes<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[100]</a></span> -lignes sur mon bureau. Et pendant deux jours, en -tête à tête, ne prenant presque aucune nourriture, -nous travaillâmes ensemble.</p> - -<p>Sept mois après, un Institut bactériologique faisant -corps avec mon Académie des Régicides fonctionnait -parallèlement. Et dès lors, nous abandonnâmes le -meurtre retentissant, le meurtre théâtral, pour l’œuvre -beaucoup plus sûre de la mort naturelle obtenue -à l’aide des bouillons de culture. Une besogne -philanthropique s’imposait avant toutes les autres: -supprimer, détruire le militarisme, dégoûter les masses -du service militaire. Des justiciers, des missionnaires -envoyés par moi dans toutes les garnisons -d’Europe et surtout en France répandirent à profusion -la typhoïde dans les casernes, débondèrent des -dames-jeannes, des outres de microbes, dans les -quartiers de cavalerie et d’infanterie où l’on parque -les fils de la démocratie. Vous avez remarqué que -depuis de longues années, le typhus y sévit à l’état -endémique, il y opère encore, y opérera toujours -depuis notre intervention. Ainsi nous espérions que -les mères terrifiées ne laisseraient plus partir leur -géniture pour le régiment. Des centaines, des milliers -de soldats périrent et les ministres de la guerre, -interpellés chaque trimestre, furent bientôt sur les -dents. Hélas! nous avions compté sans la passivité, -le besoin de servage et la lâcheté du peuple! Que -faire à cela? Rien, sinon frapper encore à la tête, -continuer à décimer les Rois, les Augures, les Pontifes, -les Magistrats, les Prêtres, les Tribuns de tous -ordres et de toutes nuances pour les dégoûter de -leur métier de chefs et les forcer peut être un jour à -licencier d’eux-mêmes leurs esclaves. Et en avant la -tuberculose, la syphilis, le tétanos, la variole noire, le<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[101]</a></span> -choléra morbus. Ah! Messieurs! Il en est peu parmi -ceux que les foules révèrent, qu’elles envient de -loin, qui, dans ces dernières années, moururent sans -notre intervention. Rappelez-vous ces trépas imprévus -qui stupéfièrent, ces êtres pleins de santé dont -deux nuits seulement et quelquefois moins faisaient -des cadavres au regard du monde étonné. Pour ne -vous en citer qu’un, faut-il vous parler de Félix-Faure -à qui nous conditionnâmes un décès en conformité -absolue avec sa norme de vieux roquentin? Celui-là -nous l’avons travaillé en artistes que nous étions. -Il n’était pas digne du tétanos ou du choléra. Une -pincée de cantharides nocives dans son thé du matin -l’astreignit à se faire éclater les artérioles, le jour -même, sur l’abdomen d’une cabote du boulevard. -Alors une atmosphère, une chape, un plafond de -terreur, pesèrent sur la Société. Le bruit courut dans -Paris qu’une secte maudite pratiquait l’empoisonnement -avec les bacilles des maladies contagieuses. -Comme les microbes de la tuberculose couraient les -rues, qu’il n’y avait qu’à se baisser pour en recueillir -dans les expectorations, les crachats de pulmoniques, -on vit des bourgeois terrifiés licencier leur -domesticité. On vit des duchesses, jusqu’à des reines -en exercice, préparer, de leurs mains, leur cuisine, -triturer leurs aliments pour être sûres que des -vibrions assassins n’y avaient pas été introduits -sciemment. Les puissants, les riches, se servirent -eux-mêmes. Ce fut le commencement de la justice, -car nul n’a le droit de se faire servir ici-bas. Et pour -rassurer les classes dirigeantes, le Comité d’hygiène -se rassembla, délibéra et fit placarder dans la ville -d’innombrables affiches qui invitaient les tuberculeux -à ne pas cracher par terre, qui les exhortaient, eux<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[102]</a></span> -les condamnés à mort, les damnés, à se montrer soucieux -de la vie de leurs congénères bien portants!</p> - -<p>Cependant après neuf années de parfait fonctionnement -de mon École des Régicides et trente-six -mois de labeur de mon Institut bactériologique, après -tant d’attentats, après tant de rois ou de puissants -mis à mort, je me rendis compte, un jour, qu’il n’y -avait pas une douleur, pas une honte, pas un forfait, -pas un mensonge, pas un sanglot de moins dans -la société policée. Et l’affreux doute prit alors possession -de mon esprit.</p> - -<p>A quoi bon tous ces meurtres? Ce n’étaient pas les -tyrans, mais bien le besoin de servitude qu’il faudrait -pouvoir supprimer. J’avais été victime d’une -épouvantable erreur. Quel était le monstre qui avait -inventé cette doctrine néronienne et absurde: <i>Tuer -pour régénérer?</i> Oui, l’anarchie comme toutes -choses ici-bas mentait... L’anarchie était fausse -dans son principe, et puérile dans ses moyens. Elle -énonçait que les hommes étaient <i>nés bons</i> et que la -Société seule les rendait mauvais. C’était la théorie -de Rousseau, cet homme à la vessie percée qui, -comme il le conte lui-même, défaillait d’attendrissement -sur une touffe de pervenches, au souvenir de sa -vieille maîtresse, et qui empoisonna tout un siècle -de ses mucilages sentimenteux. Eh bien! cela, c’était -une effroyable imposture, les hommes sont <i>nés mauvais</i> -parce que la Nature a intérêt à les élaborer ainsi -et que, s’ils étaient bons, ils se déroberaient à l’œuvre -qu’elle leur impose; c’est-à-dire qu’ayant vu la -plupart d’entre eux souffrir et connaissant que <i>la -douleur ne peut être vaincue</i>, ils refuseraient d’assurer -la continuité de l’espèce. Il n’y aura donc jamais -aucun moyen de les rendre bons, de constituer avec<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[103]</a></span> -eux la Cité promise, l’Eden de l’avenir, la Civilisation -harmonique en un mot, où le fort ne dévorera -pas le faible, où l’égoïsme ne sera pas le moteur -suprême. On aura beau faire tomber toutes les lois, -détruire tous les pouvoirs, supprimer tous les maîtres, -massacrer, couper des têtes, comme l’enseigne -l’Anarchie, l’homme sera toujours l’être de boue et -de sang occupé à spolier, à imbécilliser ou à martyriser -son semblable. Il n’y avait rien à espérer, -<i>parce qu’on se heurtait à la Nature</i>, force plus -grande que tous les vouloirs humains. L’Anarchie, -qui imposait de croire à quelque chose, qui spéculait -sur cet <i>a priori</i>, sur le dogme de la bonté innée -de l’homme était donc aussi ridicule et aussi malfaisante -que toutes les théories religieuses ou sociologiques -qui l’avaient précédée. <i>Croire était la stupidité -dernière</i> en même temps que <i>l’erreur suprême d’où -découlaient tous les autres crimes</i>. Si l’on voulait -rêver de Justice, de Vérité, d’Harmonie et d’Absolu, -il fallait être en mesure, un jour, d’étrangler la -<i>Nature naturante</i>, ou d’arracher d’un seul coup tous -les génitoires à l’Humanité, pour l’empêcher de se -continuer. Mais où étaient-ils les doigts de fer, où se -cachait-il le nouveau Prométhée, capables de cette -œuvre sublime autant qu’impossible?</p> - -<p>Dès que j’eus évoqué ces choses que nul, entendez-vous, -parmi les philosophes ou les logiciens, n’a -pu controverser que par des objections de sentiment, -donc irrecevables, dès que le refus d’espérer eût -prépopenté en moi, je résolus de licencier mon École -de Régicides. Et à nos cadets et à mes professeurs, -désormais sans emploi, je distribuai une notable partie -de l’avoir qui me restait. J’allai m’embarquer pour -l’Europe quand je fus cueilli au bord du ponton<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[104]</a></span> -d’embarquement par deux gentlemen qui me prièrent -de vouloir bien les suivre. J’avais été dénoncé. Arrêté, -je fus incarcéré pendant huit jours. Mais la justice -recula devant l’énormité du scandale où allait sombrer -peut-être l’honneur des États confédérés, car les -nations ont, elles aussi, un honneur aussi mal placé -que celui des femmes. Et puis la Magistrature américaine -avait peur; elle s’affola évidemment à la pensée -que mon acte, dans la notoriété qui allait lui être -donnée, fût imité par d’autres, par quelques hommes -d’esprit désireux d’employer leur argent, de façon originale. -Elle s’étonna seulement que mon Académie -eût pu fonctionner si longtemps, sans attirer les soupçons. -Je dus lui faire remarquer qu’elle était installée -à cent lieues de tout centre habité, au milieu des -savanes de terre rouge du Colorado. Je rappelai -également au gouvernement américain que j’avais -demandé l’autorisation d’ouvrir un collège libre préparatoire -aux écoles militaires de l’Europe, et que -j’avais même offert, en ces dernières années, de -fournir des volontaires tout entraînés pour Cuba,—ce -qu’il avait accepté, du reste.</p> - -<p>Nostalgiquement, je regagnai le vieux continent, -mais sans abandonner toutefois mes études et mes -travaux, pour faire coûte que coûte et malgré eux -le bonheur des hommes. Je m’étais convaincu que la -Douleur et le Mal ne seraient enfin exterminés ici-bas, -que le jour où l’on pourrait saisir le gouvernail -de la planète pour l’aiguiller en dehors de sa route et -l’aller fracasser contre une autre, dans un rejaillissement -d’immondices qui éteindrait le soleil. Puisque -les hommes s’acharnent à proliférer, l’esprit du Sage, -qui ne peut pas vivre sans idéal ni sans absolu, est -bien forcé de rêver quelque chose de semblable à<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[105]</a></span> -défaut du bénéfique <i>onguent gris</i> en possession de -supprimer, du coup, les quelques milliards d’<i>acarus</i> -enragés qui, sous le nom d’humanité, circulent sur -le testicule terraqué. Si l’on arrive à tout sabouler, -si l’on réussit à faire triompher enfin le <i>Nihil</i> consolateur, -le Bien, le Calme et le Silence prendront -alors possession du monde apaisé. Et la souffrance -sera définitivement abolie, puisque l’on aura détruit -l’homme, qui malgré vos demi-mesures de Socialisme -ou d’Anarchie en sera toujours le réceptacle. -Donc, Messieurs, orientant mon intelligence et mon -labeur de ce côté, j’ai résolu de faire tout le possible -pour supprimer ladite humanité. Et je crois que si -celle-ci avait connaissance de mon but, et se penchait -sur mes travaux, elle pourrait, dès maintenant, -couvrir la terre de cathédrales vouées à ma personne, -engraisser des prêtres et me décerner des cultes -comme elle l’a fait pour son supposé Créateur—entité -responsable de tous ses maux—sans parvenir -à acquitter jamais la dette de reconnaissance qu’elle -contracte envers moi qui vais la faire disparaître.</p> - -<p>—Ah! bah, vous avez comme ça à votre disposition -l’<i>onguent gris</i> nécessaire à nous effacer tous, -nous les <i>acarus</i>! interrogea Truculor.</p> - -<p>—Certainement, répondit le phénomène, dont les -yeux s’enflammèrent. Ce moyen est simple, comme -vous allez vous en convaincre. Il y a deux ans à -peine, l’Académie des Sciences fut informée qu’un -chimiste, dans une expérience, avait réussi à enflammer -l’azote de l’atmosphère, sans que la combustion -ait lieu au préjudice de l’oxygène ambiant. Eh -bien, Messieurs, cette expérience a dépassé maintenant -le champ étroit du laboratoire pour devenir -enfin pratique. L’homme de génie dont je vous<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[106]</a></span> -parle, qui ne fait partie d’aucun Institut, se déclare -en mesure de pouvoir, en moins d’un an, enflammer -<i>sur lui-même</i> tout l’azote contenu dans la -calotte atmosphérique recouvrant la terre. Donc, -avant qu’il se soit écoulé douze mois, à partir de -l’instant où je vous parle, et après un préalable anathème -jeté à ce monde effroyable où seuls peuvent -germer le crime, le vol et le mensonge, après une -dernière malédiction lancée à cette sphère obscène, -une effroyable langue de feu se précipitera d’un pôle -à l’autre, un mascaret d’incendie, attisé par les -vents, se déchaînera, vengeur et implacable, pour -assécher d’un coup les fleuves, les mers et les océans, -calciner, effacer sans retour possible la vie végétale -et animale, en faisant flamber la planète maudite -comme un gigantesque bol de punch. Après -l’incinération de cette ordure, tout, tout, vous entendez -bien, les êtres et les choses, se plongera dans le -coma délicieux du Néant, pour n’en plus sortir -jamais, malgré l’acharnement désespéré de l’abominable -Nature, frappée à mort, elle aussi, et hurlant -d’épouvante dans le vide frissonnant, pendant que -la Ténèbre pacifiante digérera lentement le monde -scélérat. Et puisque la Justice et le Bonheur n’étaient -pas possibles sur cet habitacle, nous aurons accompli -la seule œuvre dont puisse s’enthousiasmer -encore l’esprit humain! Nous aurons détruit la Terre -et supprimé pour toujours l’effroyable Génitrice de -Douleur et d’Iniquité!</p> - -<p>Monsieur Eliphas de Béothus, ayant ainsi parlé, se -tamponna la bouche du coin de son mouchoir armorié -d’une devise favorite: <i>l’espoir suprême est dans -le non-être et</i> se leva de table, en ajoutant négligemment, -comme survenait un <i>flanqué de mauviettes</i>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[107]</a></span></p> - -<p>—Je vois que la ripaille se corse; or je ne puis -approuver plus longtemps, par ma présence, les mangeries -qui abêtissent et ont toujours pour immédiate -résultante les coïts qui repeuplent...</p> - -<p>Il gagna la porte sans autre débordement de -politesse à l’adresse des convives. Pourtant, sur le -point de sortir, il se retourna de trois quarts. Du -coin de sa bouche tordue dans sa face citrine et -comme vert-de-grisée par endroits, il laissa tomber -encore:</p> - -<p>—Au revoirs, messieurs, au revoir, jusqu’au jour -où vous apprendrez peut-être mon véritable nom... -qui vous expliquera alors bien des choses.</p> - -<p>Et il disparut.</p> - -<p>—Folie, folie, des phrases, des phrases! que tout -cela, pontifia Truculor que la bonne chère, en ce -moment, semblait sur le point d’apoplectier. Le -Socialisme, Messieurs, dans une vingtaine de générations -au plus, fera la paix et la justice parmi les -hommes réconciliés. Et tout ce nihilisme n’a qu’une -valeur de paradoxe...</p> - -<p>Déjà le Tribun se préparait à conférencier. Il avait -repoussé sa chaise et, les deux mains appuyées sur -la nappe, il adressait à tous les commensaux le large -sourire de bienvenue qui est l’amorce de tous ses -épanchements oratoires. Honved, qui ne pouvait souffrir -le grand homme, prévit la chose et, pour sauver -l’assistance, n’hésita pas à commettre le crime de -lèse-génie. Il coupa net et fut très dur, car le logomaque -l’exaspérait.</p> - -<p>—Eh! eh! il ne faut pas médire des phrases en -général, Monsieur, car il est des phrases dont la -construction a exigé plus de science que celle des -cathédrales et quand les basiliques ne seront plus<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[108]</a></span> -que poussière, ces phrases chanteront encore dans la -pensée des hommes. Le Socialisme ne vit que de cela -du reste! Vos collègues, je ne parle pas de vous, -ont réalisé ce miracle d’apaiser la faim des malheureux -en leur faisant brouter des adjectifs et des -substantifs nouveaux. Je ne veux point savoir si c’est -un progrès sur les âges précédents où l’on voyait, de -temps en temps, César distribuer la sportule au peuple -et les grands consentir largesses. Il ne tient qu’à -vous, sans doute, je le sais bien, de faire prononcer -par l’Académie de médecine que l’épithète est un aliment, -tout comme l’alcool, et vous aurez résolu le -problème social. Quant à l’expédient désespéré de -Monsieur Eliphas de Béothus, je ne le trouve point -si déraisonnable. La science sera à la hauteur, un -jour, de réaliser ce dont il parle. Il y a déjà quelques -milliers d’années que, par la parole, fut dénoncée -l’infamie de l’univers et que les hommes se sont -efforcés d’y remédier. Comme l’a dit Monsieur de -Béothus, si la Pitié et l’Équité ne peuvent pas régner -sur la terre il faudra bien détruire la terre. <i>Le philosophe -qui, le premier, formula les notions de Justice -et de Vérité, décréta, sans le savoir, l’abolition du -monde ou tout au moins de la vie, car jamais l’absolu -de ces deux principes ne pourra être réalisé par une -société civilisée.</i> Or l’esprit humain, revenu de l’erreur -Dieu, ne peut se contenter d’une approximation, d’une -relativité, et fatalement il sera amené à désirer, à hâter -de tout son pouvoir, l’extinction de l’espèce, dans le -besoin irréfrenable qui est en lui de supprimer le -Mal et la Douleur. Convaincre les hommes qu’ils n’ont -point le droit de se continuer est, au dire de quelques -penseurs, la seule détermination pratique pour pacifier -la terre et renverser du même coup l’œuvre de la<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[109]</a></span> -Nature qui a promulgué le crime, le carnage, la -souffrance et l’asservissement des faibles de façon -pérennelle. J’aime la vie, moi, pour la beauté qu’elle -tolère par accident; je l’aime pour son lyrisme -éperdu, pour tout ce qu’elle enfante: monstres ou -héros; je l’aime parce qu’elle est une représentation, -parce qu’elle permet souvent à l’intelligence de conquérir -sur les forces mauvaises, et qu’elle dresse en -face du monde un pouvoir parfois équivalent, c’est-à-dire -la volonté des hommes; je l’aime parce qu’elle -permet de flageller avec des mots l’Univers abominable -qui ne veut point de la justice; je l’aime aussi -parce qu’il n’est pas tout à fait prouvé à mon sens -qu’elle soit haïssable, puisqu’elle suscite de temps en -temps le génie, condamné à souffrir, il est vrai, un -peu plus encore que le troupeau. Mais, si pour moi -l’expérience n’est pas probante encore, si tout -n’a pas été tenté et si la conclusion qui consiste à -l’annihiler me paraît prématurée, je ne la repousse -pas <i>a priori</i>...</p> - -<p>Je concède même ceci: C’est que le malthusisme -est le seul moyen de faire, pratiquement, la Révolution -sociale qui vous tient au cœur sans cataclysmes -et sans massacres.. C’est l’arme suprême terrible, -inexorable du prolétariat. Que celui-ci refuse de se -continuer, organise, non pas les grèves des bras -d’où il sort toujours vaincu, mais bien la <i>grève des -ventres</i> et il est assuré de la victoire. Que le peuple -ne procrée plus d’esclaves et puisqu’il est impuissant -à sortir de son enfer, qu’il s’obstine, lui, à ne pas -se reproduire, à ne pas créer d’enfants pour les faire -entrer à leur tour dans sa noire géhenne. Et la Bourgeoisie -sera par terre. Ce n’est pas elle, vous vous en -doutez, qui consentira jamais à peupler de ses fils ses<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[110]</a></span> -casernes et ses bagnes industriels. Alors quoi, que -fera-t-elle? Des Lois? Allons donc, le Peuple, cette -fois, se trouve en possession du moyen de salut. Une -législation, quelle qu’elle soit, ne peut astreindre les -asservis à proliférer s’ils se dérobent à cette fonction. -Si vous avez les fusillades, pour assurer la continuité -et le respect du monstrueux état de choses présent, -vous ne pouvez employer les lebels pour obtenir -de la chair à exploitation. Que les travailleurs adoptent -seulement le malthusisme dans la mesure où la classe -nantie le pratique et vous allez vous trouver avant -une génération, avant vingt-cinq ans, devant une -véritable disette de travail salarié. Or vous-même, -Monsieur Truculor, n’osez assigner une échéance aussi -rapprochée à la Révolution. Le suicide progressif du -peuple, c’est le bouleversement général de la Société. -C’est le capital désarmé et impuissant devant ses -richesses accumulées, devant ses tas d’or, qui auront -tout juste désormais la valeur de gravats amoncelés. -Le rôle de l’or étant de fomenter de la main-d’œuvre, -pour exonérer les enrichis de tout labeur, -qu’allez-vous en faire quand les bras vont commencer -à manquer, quand il n’y en aura plus assez pour -les besognes serviles, quand, dans cinquante ans, -même, il n’y en aura plus du tout peut-être? Si la -caste possédante veut manger, il lui faudra travailler -à son tour, œuvrer dans les effroyables besognes -qu’elle impose au prolétariat de par la toute puissance -de son Code et de son Argent. Si elle veut du -pain et du luxe il lui faudra participer à l’activité -humaine. Si elle veut jouir toujours, il lui faudra, -cette fois, jouir sur elle-même, être le propre artisan -de ses innomables voluptés. Si elle veut des armées -permanentes, elle enrôlera ses ploutocrates, et si<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[111]</a></span> -elle veut de la prostitution encore, elle devra jeter -ses filles à ses mâles en rut.</p> - -<p>Tout croulera par la base, les institutions et les -hiérarchies, les gouvernements démocratiques et les -dynasties, les cultes et les dieux, sans qu’il soit -nécessaire de verser une seule goutte de sang. Jamais -plus terrifiante catastrophe n’a menacé, par avance, -l’Egoïsme pontifiant. Contre elle, nulle défense -n’est possible, sachez-le bien, car, comprenant -que c’est le seul procédé de libération pratique, -le salariat étranger, auquel les classes dirigeantes -pourraient faire appel, l’adoptera spontanément lui -aussi. Et par dessus les frontières, s’échangera alors -la première étreinte fraternelle entre les déshérités -du monde, résolus à disparaître dans le refus magnifique -de prolonger leur détresse, leur misère et leur -servage...</p> - -<p>Il est temps peut-être que quelques hommes aillent -dire cela aux masses spoliées, qui imposent la -domestication et l’endémique famine à toute la descendance -issue de leurs entrailles éternellement -douloureuses. Il est temps qu’on aborde franchement -le débat et que, méprisant par avance toutes les -persécutions, deux ou trois penseurs s’offrent d’eux-mêmes -pour affranchir le peuple en lui énonçant, -malgré la gouaille et les quolibets du début, les -moyens infaillibles de ne plus faire d’enfants. Il est -nécessaire de ne point le prendre, tout d’abord, à la -thèse philosophique, mais bien au terre à terre du -profit immédiat. Qu’on lui donne en exemple la -Bourgeoisie qui, pour ne pas morceler sa fortune, -s’est déterminée à la quasi-stérilité. Qu’on lui dise -dans les réunions publiques, dans les meetings des -centres ouvriers, à l’aide de millions de brochures<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[112]</a></span> -répandues à profusion dans les usines ou à la porte -des mairies, envoyées même à chaque nouveau couple, -qu’on lui dise et lui rabâche à l’aide de l’écrit et -de la parole, enfin, qu’il est ridicule de ne pas imiter -la classe moyenne, qu’il est stupide d’employer -son infime salaire à nourrir des petits, quand il peut -s’abstenir d’en avoir. Définissons-lui, nous, littérateurs, -le malthusisme rationnel et sournois des satisfaits, -et faisons-lui comprendre que le bourgeois n’a -pas supprimé le plaisir de l’acte génésique, mais -seulement la résultante: la fécondation, et il ne tardera -guère à en faire autant. Au bout de quelques -années, dès les premières statistiques des Leroy-Beaulieu -ou autres annonçant le péril, le Capitalisme, terrifié -à la vue du mal qui va l’exterminer à son tour, -accourra suant de peur pour offrir, de lui-même, la -justice, et promettre une répartition plus équitable -des biens d’ici-bas. Il ne sera plus temps. La caste -assouvie, par sa volonté d’iniquité, aura tué ce qu’elle -appelle la Patrie et la Race.</p> - -<p>Et, qui peut nier la sereine et magique beauté de -l’acte? La Démocratie, qui a donné son sang pour -toutes les grandes œuvres sociales, la Démocratie, qui -par son courage, son labeur, a permis en somme -d’édifier la civilisation moderne, la Démocratie, éternelle -Parturiante d’Idéal et de Bonté, comprenant -qu’elle a tendu le cou à une cangue plus lourde que -les chaînes féodales, la Démocratie, consciente enfin -que sur sa nuque pèse la pantoufle du bourgeois, ou -les cothurnes éculés des histrions de la politique, -plus implacables que la botte à éperons d’or des -patriciens d’ancien régime, la Démocratie, désireuse -de ne point s’avilir, de ne pas se courber plus longtemps -dans l’esclavage, se frappe à mort, étouffe la<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[113]</a></span> -vie dans ses lombes, et entraîne dans le gouffre ceux -qui lui refusent l’Équité...</p> - -<p>La minute est décisive, sachons-le, et la haine publique, -ou la mise hors la loi ne pourront, j’en ai l’assurance, -étouffer désormais la parole courageuse des -protagonistes de l’Idée salvatrice en actuelle germination. -J’aime la vie, certes, moi, mais je me résigne -car j’aime encore plus la justice, qui doit en être -la condition première, et si c’est le seul moyen de -l’arracher aux exacteurs oisifs que de brandir une -telle menace au-dessus de leurs fronts implacables -dans la férocité, je l’acclame de toutes les forces de -mon cœur et de ma pensée. Peut-être serai-je un de -ces ouvriers d’émancipation, sans jamais, par la -suite, réclamer ni honneur ni mandat. Je m’affligerai, -toutefois que les socialistes ou les libertaires ne -m’aient point devancé. Mais sans doute, les chefs -n’ont-ils cure de voir le Peuple faire sa Révolution -tout seul et tout de suite, car il leur faudrait rester -sans emploi et résilier leur rôle profitable de pasteurs -de bétail...</p> - -<p>Truculor ne ramena point l’adversaire.</p> - -<p>—La question, dit-il, est d’une telle vastitude et -d’une complexité si grande, Monsieur, que je préfère -vous répondre demain, dans un <i>Premier-Paris</i>. Karl -Marx et Bernstein, démontrent péremptoirement, à -l’opposé de Max Stirner... Mais devant les grimaces -des commensaux menacés d’un éboulis d’érudition -sociologique et d’un laïus pompeux, il rengaina -son Larousse et tourna bride tout à coup, en ajoutant -néanmoins, d’un ton emphatique: Ces thèses -malthusiennes ne gagnent pas à être commentées à -table...</p> - -<p>Depuis quelque temps déjà, le front du comte<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[114]</a></span> -de Fourcamadan se ravinait sous l’effort des cérébrations -intenses. Son esprit en gésine devait connaître -les affres de l’enfantement.</p> - -<p>—Béothus n’est qu’un dément qui m’a donné des -déman.... geaisons.... ses acarus n’avaient rien à -faire avec le <i>non-être</i>, mais bien avec le <i>pyr...êthre...</i> -Et, satisfait, exhilarant, le dos en arc de cercle, il -pinça, entre le pouce et l’index, l’assiette de Jacques -Paraclet.</p> - -<p>—C’est l’aboutissant prévu, l’homme définitif que -peut élaborer une race qui a répudié Dieu, opina -le pamphlétaire, dédaigneux de cette stupidité. Ceux -qui, depuis tant d’âges déjà, obscurcissent chaque -jour le Front du Crucifié d’un nuage de crachats, -ceux qui ont fait chavirer l’Espérance dans le dépotoir -du Positivisme, ceux qui depuis Voltaire et -Diderot dansent sur le corps du Fils de l’homme la -bamboula frénétique des vidangeurs de l’athéisme, -devaient nécessairement se trouver acculés à ces -théories de négation et de désespoir paroxystes. -D’ailleurs je ne suis pas loin, moi aussi, de leur concéder -une part de magnificence. Puisque la puanteur -de ce monde est telle que les bienheureux, qui gravitent -dans le séjour des Justes et des Purs, se trouvent -sur le point d’en être asphyxiés d’horreur, il est bon -que la création disparaisse, car Dieu, lui-même, a dû -reconnaître que sa toute puissance et sa volonté -seraient impuissantes à la racheter. Qu’il vienne -donc l’ange exterminateur armé de son flamboiement -de tonnerres! Qu’il accoure le justicier escorté -d’une pyrotechnie de soleils en conflagration, et qu’il -détruise pour toujours la purulence et l’immondicité -de notre relief planétaire!</p> - -<p>—Messieurs, messieurs, avec tous vos goûts de<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[115]</a></span> -massacre et de destruction universelle, vous ne touchez -pas à ce <i>chaud-froid</i>. Je vous prie, maître d’hôtel, -faites passer, dit la Truphot, qui prévoyait qu’elle -allait vivre plusieurs nuits à rêver de cataclysme -général.</p> - -<p>Après quelques oscillations réglées par un métronome -d’infaillible sottise, qui servit à mettre en -mesure et à balancer rythmiquememt les dires de -Sarigue, de Madame Truphot, de Boutorgne et du -comte de Fourcamadan dont l’intellect respectif, -surexcité par la bonne chère, butinait avec acharnement -le sens caché des faits du jour, la conversation -vint se fixer sur la guerre de Chine, qui déroulait -alors ses péripéties les plus corsées.</p> - -<p>Cette fois Truculor s’était installé de lui-même -dans le bien-penser et le bien-parler. Il se mit donc -à réciter, sur les cordes basses de son violoncelle -pectoral, un prochain article qu’il destinait à son -journal, pour appuyer le ministère à qui quelques -dissidents de la gauche reprochaient d’avoir engagé -en Extrême-Orient une campagne suscitée par les -brigandages des missionnaires.</p> - -<p>—Messieurs, il faut avoir la loyauté de le reconnaître, -les Chinois ne sont pas intéressants. Ce peuple -abruti d’opium ignore le courage. Que penser, en -effet, de trois cents millions d’individus qui se laissent -mettre à la raison par un corps expéditionnaire -d’à peine cinquante mille baïonnettes? Il suffirait, -n’est ce pas? à ces inconcevables fourmilières humaines, -de lever les bras, pour que l’air jusque-là placide, -déchaîné tout à coup en ouragan par ce simple -geste, balayât dans la mer les troupes que leur a -dépêchées l’Europe dans un effort parcimonieux. Eh -bien! Ils assistent à la chose indolents et apathiques,<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[116]</a></span> -se contentant de geindre très fort, parce qu’on -les pille et les extermine un peu. C’est un peuple -figé, désormais incapable d’apporter sa contribution -à l’effort et au travail du Monde en gestation de -Progrès. Si on leur prend leurs ivoires, leurs soies, -leur or et leurs fourrures rares, c’est, en somme, la -revanche de la Civilisation sur la Barbarie, c’est la -juste vengeance tirée par l’occident, après bien des -siècles, des effroyables chevauchées de Tamerlan ou -de Gengis. D’ailleurs, qu’ont fait des Chinois depuis -douze cents ans? Où donc est leur science et de -quelle culture moderne ont-ils témoigné en face de -l’Europe en progression constante? Ce que les -armées congrégées de cette dernière viennent d’accomplir, -ce n’est, à bien y réfléchir, que ce que nous -rêvons tous de voir se réaliser en faveur du prolétariat -et au détriment de la Bourgeoisie régnante, c’est -l’expropriation, la dépossession d’une race fainéante -par une humanité laborieuse et féconde...</p> - -<p>Ici il prit un temps, debout comme s’il conférenciait, -esquissa au-dessus des convives un geste large -de sa main arrondie en forme de conque, puis il -acheva, se rasseyant et légitimant dans son inconscience -la férocité de la classe capitaliste actuelle -désireuse de triompher malgré tout.</p> - -<p>—Nul ne mérite de vivre, au surplus, qui n’a le -courage de se défendre.</p> - -<p>Une stupeur régna; des pommettes rubescentes -pâlirent d’étonnement, car cette thèse dans la bouche -de Truculor déroutait toute la tablée. Mais la -Truplot, respectueuse du lustre de son ténor, applaudissait -et, du coup, s’y croyant autorisée par une aussi -illustre obédience, elle lâchait, en phrases ineptes, et -en éructant à demi, sous la poussée des vins, tout<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[117]</a></span> -ce que sa langue pâteuse lui permettait de débonder -d’un nationalisme longtemps réfréné.</p> - -<p>—Oui oui! on devrait les égorger jusqu’au dernier. -La cause de l’Église est toujours juste, et il faut -que le colonel Marchand revienne de là-bas empereur.. -D’abord, ce sont des païens, et puis ces misérables -méprisent les femmes et crachent sur les crucifix....</p> - -<p>—Envoyons-leur Gallifet, avec pleins pouvoirs, -appuya son amant.</p> - -<p>—La <i>fêlure</i>! se dit Honved, en se rappelant la -thèse de la pièce qu’il chérissait, en pensée, depuis -longtemps déjà. Oui, Truculor vérifiait le caractère, -s’identifiait même, de surprenante façon, à un des -personnages qu’il avait déjà configuré mentalement. -L’auteur dramatique, dans ces trois actes projetés, -voulait offrir une explication aux désolantes attitudes, -aux comportements imbéciles dont sont coutumiers -les gens notoires de cette époque, réputés, -cependant, pour être doués de quelque phosphorescence -d’entendement. Quand une race en est à la sénilité, -quand le bétail humain qui a trop vécu s’agite, -sans pouvoir brouter autre chose que les chardons -de la sottise, la Nature suscite alors quelques individus -dont la fonction est d’éliminer la dernière réserve -de vaillantise morale, la dernière parcelle d’intelligence -qui peuvent lui rester. Il n’est pas besoin, pour -adopter ce postulat, de croire à une prédestination, -ni de concéder à la Fatalité; le monde n’étant qu’une -Volonté, comme les philosophes matérialistes l’ont -démontré. Or la Nature se sert de ces hommes pour -précipiter la déliquescence, pour aider à la désagrégation -finale de l’esprit de cette race: elle leur fait -à proprement parler tenir le rôle de ptomaïnes de -décadence, tels ces ferments qui se mettent dans les<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[118]</a></span> -corps déjà putréfiés. Par ailleurs, pour qu’ils aient -pouvoir sur la masse, elle a fait d’eux des niveaux -d’eau parfaits, destinés à déterminer exactement la -ligne d’horizon, la parallèle basse nécessaire à l’optique -du restant de leurs semblables. Or, elle les a -frêtés d’une eau opaque de bêtise cynique, en -laquelle, seulement, elle a glissé, pour la réalisation -de ses mystérieux desseins, la petite bulle d’air, la -petite spiritualité d’un discutable talent. Remuez le -niveau d’eau: la molécule gazeuse va chavirer et se -démener ensuite, sans pouvoir se fixer de façon -stable. Et il faudra des circonstances particulières, -une précision de manœuvre infinie, que le moindre -heurt vient infirmer, pour que la bulle d’air se -maintienne au centre parfait, bien en vue. Ne les -faites pas agir sans précautions, sans préméditation, -alors qu’ils ne sont pas en <i>représentation voulue et -concertée</i>, car le petit globule s’affolera et se perdra -alors dans la masse liquide. Seuls les doigts de géomètre -du Destin auront le pouvoir de le replacer de -ci, de là, par à coups, au point voulu, après cinq ou -six mille oscillations fausses. L’avare Nature, sans -doute, en paraissant les favoriser d’un quelconque -côté, s’était acharnée sur eux, avait fait payer cher -à ces cervelles pseudo-reluisantes tout le faux lustre -dont elles se réclamaient. Elle semblait avoir rageusement -fissuré la calotte cranienne qui servait de -récipient à ces méninges glorieuses, laissant, par la -fêlure, fuir le meilleur de l’intelligence. Et, en vertu -de cette loi d’équilibre qui est sa règle primordiale, -elle les avait dotés d’extravagants travers, leur rendant -toute pondération impossible—pour balancer -ce qu’elle croyait leur avoir donné.</p> - -<p>Honved rabrouait vivement le personnage.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[119]</a></span></p> - -<p>—Monsieur Truculor, je ne sache pas que le courage -militaire puisse jamais être tenu pour le véritable -criterium de la valeur d’un peuple. Les nègres -du Dahomey, fusillés et mitraillés à distance par les -effroyables engins modernes, sont venus mourir, -dans plusieurs combats, emportés par une furia -magnifique, sous les pieds mêmes de nos soldats; -témoignant ainsi d’une des plus belles ardeurs guerrières -qu’on ait jamais vues. Oseriez-vous en inférer -que cette race était supérieure? A l’encontre de ce -que vous venez de nous dire, le degré de civilisation -et d’affinement d’un peuple se mesure à la haine -qu’il nourrit des choses de la guerre. N’importe -quelle brute militaire, un reitre de l’infanterie allemande, -un lansquenet de Wallenstein, par exemple, -avec une balle mâchée dans son mousquet, aurait -toujours eu raison d’un Spinoza qui répugnait à se -défendre ou ne savait pas combattre. Or, quelle que -soit votre mésestime pour les maîtres que vous -enseignâtes jadis... continua Honved en faisant -allusion à l’ancien professorat de Truculor, vous ne -sauriez soutenir décemment que le reitre est d’une -humanité plus avantageuse que celle du Juif sublime -qui écrivit l’Ethique...</p> - -<p>Truculor mal en point et congestionné, la face -vultueuse, désignait du doigt une ampoule électrique -incluse en un surtout de fausse argenterie garni de -lilas, d’œillets et de roses pâles, à qui la chaleur de -la salle infusait une dolente chlorose. Il persévérait.</p> - -<p>—Les Chinois n’ont cependant pas inventé cela.</p> - -<p>—Non, comme vous le dites, ils n’ont point -découvert la flamme électrique. Mais, faut-il le rappeler -à un ancien professeur de la Sagesse? la première -méthode de raisonnement rigoureux et scientifique<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[120]</a></span> -était dans l’Inde avec Kapila, et par conséquent -en Chine, dix siècles avant que la Grèce, elle même, -possédât une philosophie. Il est plus que probable -que cette dernière a pris aux hommes de race jaune, -le raisonnement par deux propositions, l’enthymème -dont je vous parle, qui plus tard, à son tour, mit -au monde le Syllogisme, véritable conquistador de -toute réalité abstraite. C’est un peu, croyez moi, cette -méthode d’induction et de démonstration—la plus -haute que les hommes puissent connaître—qui a -enfanté les procédés de recherche scientifique -moderne et acheminé l’Occident à la découverte de -ce que vous invoquez. D’un autre côté, la civilisation -chinoise qui, après une durée ininterrompue de -quatre mille ans subsiste toujours—fait sans -précédent dans le Monde—la civilisation chinoise, -qui n’a pas subi un arrêt de quinze siècles dans des -ténèbres médiévales, fait preuve d’une force bien -supérieure à la nôtre, puisqu’elle lui a résisté et ne -s’est point laissé entamer. Elle vivra encore quand -nous ne serons plus. Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, -que les Chinois s’habillaient de soies précieuses, -vivaient parmi un idéal réalisé d’art et de -beauté, avaient calculé la marche des astres, la -rotation de la Terre, et vraisemblablement trouvé la -boussole, alors que nous allions tout nus, que nous -hurlions d’épouvante à l’apparition du moindre météore, -et nous débattions enlizés jusqu’au cou dans -la fange chrétienne.</p> - -<p>Mais Truculor, qui opérait sa retraite et espérait -s’en tirer par une plaisanterie, ripostait dans un -rire gras.</p> - -<p>—Ne dites donc pas de mal de Jésus, Monsieur -Honved. En instituant le repos dominical, la fête du<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[121]</a></span> -dimanche, le Christianisme n’a-t-il pas forcé une -notable partie de l’humanité à changer de chemise -au moins une fois par semaine? C’est toujours ça...</p> - -<p>Ici, une sorte de barrissement digne d’un animal -antédiluvien fit se dresser toutes les têtes et suspendit -les haleines. C’était Jacques Paraclet qui se -déchaînait, prenait vent et, le poing tendu, dominait -tous les convives d’un visage exsudant de négrier -dont on déprise ou vilipende la cargaison. La soute -aux invectives explosait.</p> - -<p>—La redoutable Face de Celui qui nous jugera tous, -un prochain jour, m’est témoin, vociféra-t-il, que j’étais -venu ici surchargé d’une insolite aménité, et que -je m’étais juré, à moi-même, quelles que fussent la culminance -de votre impudeur ou l’altitude de votre -scurrilité, de ne jamais vider les arçons de la plus -sereine indifférence. Par sept fois, sur les saints Évangiles, -j’avais fait le serment d’assister, d’un œil invraisemblablement -détaché, au cours sinueux, nonchalant -ou frénétique de l’Orénoque, du <i>Meschacébé</i> de -sottise et d’infamie, dont vous avez, un à un et tour à -tour, fendu les flots en hippopotames diligents. Les îles -flottantes de votre niaiserie, où se balancent, comme -les fleurs d’or dans la description de l’auteur <i>d’Atala</i>, -les anaphrodisiaques nénufars de votre studieuse -ignorance, auraient pu, devant moi, passer et repasser -vingt fois, sans que j’eusse été pris, une seule -minute, du désir de les sabouler au passage à l’aide -des crocs de fer d’une solide controverse. Monsieur -de Fourcamadan aurait pu continuer, en tout loisir, -à évacuer ses petites historiettes excrémentielles, et -nous enchaîner tous avec les câbles de guano desséché -qui lui sortent de la bouche, comme les chaînes -d’or au dieu de l’Éloquence, que je me serais bien<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[122]</a></span> -gardé de déranger l’eurythmie de son discours. Un -remords cuisant se fût même, sur l’heure, insinué -en moi, ainsi qu’un bourreau tenace, si j’avais prié -l’Africain, égorgeur de femmes, que je vois là-bas, -d’aller restituer son derrière aux gardes-chiourmes -invertis, qui prirent soin de sa personne, durant un -lustre tout entier. Je n’ai même pas, vous me rendrez -cette justice, favorisé d’une épithète l’épilepsie de -monsieur Pharamond Robomir, collaborateur dichogame -du <i>Pégase</i>, et qui paraît avoir permuté de sexe -avec madame Dieulafoy. Oui, j’aurais opposé à -vos dires une anesthésie d’indifférence semblable en -tous points à celle qu’un individu saturé de chloroforme -peut opposer au couteau des tortionnaires, -oui, j’aurais tout enduré, même l’ocarina de mon -voisin, si Monsieur Truculor ne s’était mis soudain -à insulter le christianisme jugulé...</p> - -<p>Je ne veux pas connaître le degré d’apathie des -Chinois et leur indigence d’ardeur belliqueuse me -trouve sans indignation. Il suffit, pour me les rendre -sympathiques, qu’ils aient été choisis par Dieu -pour bien prouver au Monde que Son supplice et Sa -crucifixion continuaient; il suffit qu’ils aient été élus -par Sa volonté afin de Lui permettre, une fois de plus -et au regard des hommes, de Se soûlerde douleur -et d’effroi.</p> - -<p>Certes, ils font éclater aux yeux des plus incrédules -la Divinité péremptoire, ceux-là, puisqu’ils ont -permis à une torture toute fraîche et à une honte -nouvelle, infligées à Jésus, par les monstrueux missionnaires -de là-bas, de venir s’ajouter à celles qui -n’avaient pas été prévues au Mont des Oliviers. Que -les hommes jaunes incinèrent tout vifs, dilacèrent -avec un art de tourmenteurs poussé jusqu’au génie,<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[123]</a></span> -les innomables carcasses des soutaniers qui, chargés -de répandre la Parole dans l’Empire du Milieu, ont -pratiqué le vol et le banditisme, cambriolé les -métaux précieux et les fourrures inestimables dans -une maëstria dont les juifs eux-mêmes n’ont pas -donné d’exemple à travers l’histoire, j’y applaudis -des deux mains. Qu’ils aient intercis, en plusieurs -quartiers et tronçons salés vifs, les rufians infâmes -estampillés d’une croix; qu’ils aient donné des lavements -d’huile bouillante aux brigands immondes qui -créaient des comptoirs d’usure, faisaient escompter -leurs chèques par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, -ouvraient, à l’usage de l’armée, des lupanars, -des prostibules, à la caisse desquels l’évêque de Pékin, -en chasuble, rendait la monnaie, je n’y saurais contredire, -car ces Mongoloïdes de la rue du Bac transformaient -le Fils de l’Homme en Dieu des assassins, -et surchargeaient ses épaules d’un tel opprobre, -qu’il se demande, peut-être, à l’heure actuelle, le -Lamentable, si Sa Divinité sera suffisante pour Lui -faire supporter le faix d’un pareil Himalaya de déréliction!</p> - -<p>Mais tant que l’inanition coutumière que m’ont -impartie les multitudes contemporaines, par moi -bafouées, n’aura pas à tout jamais congelé le sang -de mes veines, nul ne se pourra vanter d’avoir, -impunément devant moi, acclamé la force scélérate -et vilipendé le Christ momentanément vaincu. -Jamais je ne tolérerai, Monsieur le subversif, qu’on -vienne excréter sur Lui des plaisanteries d’arrière-département.</p> - -<p>Qui êtes-vous donc vous autres, qui osez blasphémer -la sublime parthénogénèse de l’Église chrétienne -et la suite de confondants miracles poursuivie<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[124]</a></span> -de façon ininterrompue à travers dix-neuf siècles? -Oui qui êtes-vous? Que faites-vous? Pendant -que les foules, crétinisées par vos théories, se lamentent -au milieu des clameurs de leurs entrailles vides, -alors que la détresse des asservis, qui n’espèrent -plus en Dieu, semble avoir atteint, comme en ce -moment, l’indépassable Solstice de la Famine, on -vous voit rouler sous la table des plus sales ribotes -bourgeoises et gravir, un à un, les différents échelons -poissés de vomissures de l’échelle dite des -Honneurs. Alors que le Golgotha n’a pu faire la justice -sur la Terre, vous incitez les malheureux à -escompter l’attendrissement des Assemblées délibérantes. -En Officiant, en Sacerdote rétribué du Mensonge, -vous maniez même la sonnette sous-présidentielle, -qui vous sert à annoncer l’imminence du solécisme, -comme elle sert à l’humble prêtre à annoncer -l’imminence de la divine Transsubstantiation. Dès -que l’un de vous a soutiré une parcelle de pouvoir, -est devenu ministre, comme Millerand pour avoir -vendu son parti à 30 deniers, vous accourez tous, tel -un essaim de mâchebrans sur une <i>chose</i> diffamée. -La bouche pleine, avec le jus des viandes, l’or ou le -sang des vins généreux, qui ruissellent à vos commissures, -vous bâfrez alors, en des voracités de -cynopithèques, tout en flatulant devant le Peuple, -une fois de plus trompé, qui sanglote de désespoir -à vos pieds vaporants. Et quand les lebels, comme -à la Martinique et à Chalon, partent sur la Foule, -vous rotez si fort, dans votre indigestion, Messieurs -de la Postiche socialiste, que vous en arrivez à couvrir -le bruit des fusillades!...</p> - -<p>Semblables en tous points aux requins qui, dans -les mers chaudes suivent le bateau, le steam-boat, et<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[125]</a></span> -avalent au passage les bouteilles vides, les boîtes de -fer-blanc et les vieilles bottes qu’on leur jette par -dessus bord, on vous a vu suivre, avec les socialistes -de votre bande, le galion bourgeois et engouffrer -à la volée tous les détritus, toutes les déjections -de pouvoir et d’argent, que la ripaille sociale voulait -bien vous décerner.</p> - -<p>C’est vous, les repus du Collectivisme, vous, les -victimaires adipeux de vos propres fidèles, qui martelez -sournoisement du talon les faces vertes des -damnés de l’enfer social, quand ceux-ci, mutilés dans -leur énergie et les poignets coupés, s’efforcent de -faire sauter les barreaux de leur ergastule, en s’y -accrochant avec leurs gencives décharnées et saigneuses -dont les convulsions du désespoir et de la -faim ont au préalable fait sauter toutes les dents..... -Vous êtes les Belphégors de l’abjection, et si vous -aviez une âme, il conviendrait de se précipiter sur -elle et de l’exterminer avec des pelles à m.... e!.....</p> - -<p>Oui, les fulgurances jaillies de la conjonction -de deux soleils ne réussiraient pas à éclairer, à -purifier l’opacité pestilente de votre intellect, où -s’entasse chaque jour le guano de vos pensées et de -vos innomables concupiscences!</p> - -<p>Vous avez tous les vices des satisfaits sans en -avoir la souplesse cynique. Pour ce que vos mères -ont été cuisinières au fond des provinces, il n’est -pas un infâme poëlon, où mitonne le plus sordide -ragoût, la plus nidoreuse des nourritures bourgeoises, -que vous ne rêviez de torcher de vos langues frénétiques, -de vos langues de révolutionnaires, <i>que vous -avez transformées en suppositoires</i> à l’usage des -puissants et des rois. Et par dessus tout vous nourrissez -la haine implacable de l’art dont la seule vue<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[126]</a></span> -vous plonge dans les exaspérations forcenées. Pas -un artiste, pas un écrivain capable de sauver par la -magie de la forme l’exécration du fond ne collabore à -vos journaux. Avec plus d’acharnement que les assouvis -qu’on a vus parfois aimer la littérature et tolérer -les hommes libres, vous enfoncez, de vos propres -mains, le bâillon et la poire d’angoisse à quiconque -refuse de s’asservir sous la discipline de caporal poméranien -qui est celle de votre parti. Les sept Géhennes -de la Misère, les <i>in pace</i> de la faim attendent -le malheureux, qui ayant donné un moment dans -vos insanes théories, et précipité dans une syncope -d’épouvante pour vous avoir approché, s’est, par la -suite, enfui au loin, en hurlant de terreur dans la -nuit pitoyable, dans la ténèbre impuissante à calmer -les hoquets de son âme en la tamponnant de lénifiant -silence ou en lui dérobant votre squalidité!.....</p> - -<p>Tueurs de Dieu! disait le moyen-âge pour exprimer -l’horreur ultime du crime humain, tueurs d’artistes! -pourrions-nous vous crier à la face pour formuler -à notre tour le suprême coefficient des vindictes -humaines. Oui, tueurs d’artistes que vous êtes, vous -vous mettez à dix mille pour exterminer un pauvre -être brûlé par le feu sacré. Des multitudes, qui n’ont -jamais connu d’autre prurit que le délirium, le satyriasis -de l’ordure, surgissent, suscitées par vous, -afin de se précipiter au pourchas du Prédestiné, du -Douloureux, dont le cœur tordu de spasmes acclame, -comme le mien, une Beauté et une Justice que vous -ne connaîtrez jamais. Et il faudra vingt siècles, peut-être, -avant que la petite flamme que vous avez -éteinte se rallume à nouveau dans un cœur d’homme!</p> - -<p>Mais ne vous hâtez pas trop d’incliner à l’optimisme -et d’entonner dans vos lutrins le cantique<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[127]</a></span> -d’allégresse. L’opprobre de votre socialisme d’esclaves -et de loups-cerviers jouisseurs n’est pas près de -supplanter encore l’opprobre bourgeois qui lui dispute -la scélératesse. La patine d’infamie dont vous -prétendez revêtir le monde, comme l’émail d’un grès -flammé, n’est pas cuite encore dans le four clandestin -où vous rêvez de l’élaborer.....</p> - -<p>Recevez-moi, ajouta le pamphlétaire après une -courte pause qui lui permit de renouveler son souffle -et de dérailler en partie selon sa coutume, recevez -de moi cette surprenante révélation. Quand, à la -suite du trépas du Christ, les assises du Monde se -soulevèrent d’effroi; quand les cieux craquèrent -dans une épilepsie d’innomable terreur, Dieu dit à -sa Création: Je rachèterai à nouveau la Terre, dès -qu’entassés les uns sur les autres, les cadavres des -Justes et des Purs, iniquement suppliciés par les hommes, -formeront une pyramide d’une altitude égale à -trente-trois fois celle du Golgotha: autant de fois le -Golgotha que la chair de ma Chair et la Substance de -mon Esprit avait d’années au moment de mourir. C’est -pour cela que vous avez vu tant de saints courir au -martyre, dans le moyen âge. C’est pour sauver à -nouveau leurs semblables que tant de Bienheureux -dans les premiers siècles, ont donné leur vie. Eh -bien, le saviez-vous? Il ne manque plus qu’un cadavre -à l’épouvantable et rédimante pyramide, un -Cadavre que l’on attend vainement depuis cent -années, pendant lesquelles aucun cœur n’a eu le courage -de s’immoler. Et ce cadavre c’est le mien; oui, -j’ai décrété que je serais celui-là et Dieu que j’avais -invoqué m’a répondu: je t’en donnerai le courage.</p> - -<p>Voilà pourquoi mon époque m’a fait panteler -dans les plus inconvenables tourments, voilà pourquoi<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[128]</a></span> -pas une heure de ma vie ne s’est écoulée sans -que je fusse écartelé à vingt chevaux, voilà pourquoi -le pal effroyable de l’injustice et de la faim a déchiré -mes lombes emplies au préalable de plomb fondu. -Car, vous entendez bien, je suis Celui qui couronnera -enfin de son corps l’Alpe vertigineuse des glorieux -suppliciés, je suis Celui dont l’Agonie sauvera l’Univers -derechef. Je suis Celui dont la mort fera régner -enfin la justice sur la terre apaisée. <span class="smcap">Si le Christ -était le commencement, moi je suis la fin et le but.</span></p> - -<p>Et cela me donne le droit de vous dire que vous -me trouverez toujours quand il s’agira de précipiter -à l’égout, à la <i>cloaca maxima</i>, le portique boîteux, -le fût de colonne vermoulu des Rostres d’où vous -haranguez les plèbes à qui vous rêvez d’infuser les -manies ergoteuses des <i>Petdeloups</i> parvenus et le pus -de vos propres veines. Je vous hais; je vous exècre -si tragiquement que je sens des nervures d’acier -s’enfoncer dans mon âme à votre seule apparition, -et que je voudrais acquérir la frénésie dynamique -des tremblements de terre pour vous balayer -tous...</p> - -<p><i>Expirantem transfixo pectore flammas</i>... comme -Ajax dont la poitrine transpercée par la foudre vomissait -la flamme; fussé-je moribond, j’étoufferai, sous -une suprême clameur, vos coassements de batraciens -imbriqués de pustules; je domestiquerai des tonnerres -pour servir au plain chant de mes fureurs; -je remmancherai au bout de ma plume le cyclone -familier avec lequel, depuis vingt ans, j’ai pris coutume -d’écrire!...</p> - -<p>Et quand vous m’aurez assassiné, entendez-moi -bien, vous n’aurez point conquis la tranquillité. Vous -en trouverez d’autres pour vous faire hurler à leur<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[129]</a></span> -tour, pour vous tisonner avec le fer rougi de leurs -malédictions. Car, ainsi que dans cet extraordinaire -épisode de la guerre des Gaules, conté par Jules César, -où un soldat du Brennus, embusqué dans un redan -d’Avaricum, tenait tête tout seul à l’armée assiégeante, -en lançant à découvert la tragule et la poix bouillante -et qui, percé d’un trait parti d’un scorpion, fut remplacé -par un second combattant, puis par un troisième... -par un quatrième... et par d’autres toujours, -se disputant jusqu’au soir le poste mortel; comme -dans cet extraordinaire épisode où se révèle tout entière -la sublime héroïcité de notre race, il se trouvera -bien quelques fiers artistes, énergiquement décidés, -eux aussi, à se repasser la javeline et le feu médique -destinés à embêter la crapule jusqu’à la fin des -temps...</p> - -<p>Jacques Paraclet, la face embuée de vapeur, reposa -alors sur la table, comme il eût fait d’une lame régicide -magnifiée pour avoir percé un tyran, l’inoffensif -couteau de dessert qui lui avait servi à scander ses -fracassantes périodes. Puis il promena une dernière -fois le regard issu de son œil vairon sur Truculor -qui, depuis dix minutes au moins, gisait écroulé sous -cette lame de fond. La Truphot accablée qui, -à deux ou trois reprises, s’était vainement efforcée -de l’interrompre, se lamentait en des mots sans -suite, et pleurait même en sourdine, rien qu’à penser -au scandale dans lequel sombrait la fortune littéraire -de son salon.</p> - -<p>Truculor, maintenant, se déterminait vers la porte.</p> - -<p>—Quand on invite des hyènes enragées, Madame, -on prévient l’assistance, au préalable, laissait-il -tomber d’une voix blanche dont la colère avait -assourdi le métal. Et il disparut, cueillant son chapeau<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[130]</a></span> -et son pardessus, au passage, dans l’antichambre, -sans que la veuve de l’officier municipal -ait eu le temps de le rejoindre pour lui offrir le -tribut de son affliction.</p> - -<p>Honved riait aux larmes, amusé de l’événement, -parfaitement assuré, d’ailleurs, de ce qui allait -suivre. Boutorgne, l’homuncule, se disculpait hypocritement -auprès de l’hôtesse.</p> - -<p>—Ah! si j’avais su, je ne vous aurais point prié -de l’inviter... Le scélérat m’avait donné parole de se -tenir tranquille... Quel misérable!... Voulez-vous -que je le soufflette, ajoutait-il, après un temps, son -torse court redressé en une pose bravache, et tremblant -intérieurement qu’on lui donnât licence des -voies de fait.</p> - -<p>Mais la veuve se tamponnait les orbites.</p> - -<p>—Non... non... pas ici... dehors... c’est assez d’esclandre -pour ce soir, demain, si vous voulez.....</p> - -<p>Et Boutorgne concluait.</p> - -<p>—Je ne peux pourtant pas lui envoyer des -témoins; on connaît ses idées là-dessus: il ne se bat -jamais.</p> - -<p>—Mon cher, disait le comte de Fourcamadan à -Siemans, c’est un rude goujat, mais il n’y a pas à -dire, il a <i>chichité</i> en beauté. Comme c’est dommage -qu’il soit sans esprit, car vous l’avez entendu: il n’a -pas fait un seul calembour. Il faudra que je lui en -passe quelques-uns...</p> - -<p>Cependant, d’un geste impérieux, Jacques Paraclet -avait fait signe à Madame Truphot, lui enjoignant -de le suivre dans l’antichambre.</p> - -<p>—La malheureuse, ça va lui coûter cher, prophétisa -Honved, tourné vers sa femme, en voyant la -maîtresse de maison rengainer son navrement ainsi<span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[131]</a></span> -que ses mouchoirs, et suivre l’Emphatique comme -fascinée.</p> - -<p>—Est-ce qu’ils vont mijoter une coucherie -ensemble, questionna Sarigue, se décidant seulement -à émerger de dessous la table où depuis le -coup de boutoir du phénomène, coup de boutoir à -lui décoché, qui avait dispersé sa bravoure et son -esprit de répartie, il s’était mis en sûreté pour laisser -passer le typhon.</p> - -<p>Tous les convives debout, en désordre, au milieu -du salon dressèrent l’oreille, car après une accalmie -de quelques minutes la voix de Jacques Paraclet -s’enflait progressivement, dans le vestibule, pour de -nouveau tonitruer.</p> - -<p>—Madame, ce matin même, quand m’est parvenue -votre invitation, je me trouvais sans moyen d’y -répondre. Un huissier, exempt de miséricorde, venait -de saisir le dernier pantalon avouable que je ménageais -depuis de longs mois déjà pour m’offrir au -regard des personnes qui me veulent du bien. Cet -homme impavide, qui aurait saisi avec la même -ardeur l’unique vêtement du Crucifié, s’il avait vécu -dans ces temps fabuleux et si le Procurateur, plus -humain que nos magistrats pour les actuels délinquants, -n’avait exonéré par avance le fils de Dieu -des frais de son supplice; cet homme à panonceaux -emporta donc, avec le haut-de-chausses susdit, un -veston longanime qui ayant, par un miracle que je -ne m’explique pas, conservé ses deux manches, un -présumable col et le nombre de boutons exigibles, -me permettait de me faire agréer encore, dans -quelques maisons exemptes de décorum. Plus -démuni de l’absolu nécessaire que Barrès, Hanotaux -ou Saint-Georges de Bouhélier ne le sont de syntaxe<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[132]</a></span> -ou de pudeur, je n’attendais plus qu’un miracle et, -dans une prière, je me remis à Dieu du soin de l’accomplir -pour ne pas décéder le jour même, faute -d’aliments, puisque je ne pouvais songer à venir -manger votre dîner. Mon Dieu, implorai-je, accréditez, -une fois de plus encore et à mes propres yeux, -la providentielle mission que vous me forcez d’accomplir -ici-bas. L’inspiration ne tarda point, une langue -de feu descendit sur moi: j’eus instantanément l’idée -de me rendre aux Bains Deligny, dont le patron -jadis fit de la mystique chrétienne avec Ernest Hello, -et de solliciter, de son aide fraternelle, une immersion -gratuite. Après m’être documenté pendant plus -d’une heure sur la cagnosité et l’escafignon de mes -congénères, la grâce divine opéra. J’arrêtai, au sortir -de sa cabine, un fringant personnage de qui le -lustre vétural et le plat visage—où la sottise -était mitoyenne de la prétention—ne me permettaient -pas de douter, une seule minute, que je ne -me trouvasse devant un mortel dont l’unique fonction -sur la terre consiste à culbuter des femmes, -à jouer aux courses, et à lire les livres de Paul -Bourget.</p> - -<p>—Monsieur, lui dis-je, à vous envisager, la conjecture -s’impose: vous possédez évidemment deux -cents pantalons, comme le comte Boni de Castellane, -et pour le moins douze douzaines de jaquettes, -comme M. Deschanel. Je vois même que vous portez -monocle comme feu Félix Faure, l’académicien -Costa de Beauregard, et que vous devez être plus -bête encore, si la chose est possible, que ces bipèdes -précités. Or, moi, je suis Jacques Paraclet dont il -serait ridicule de penser que vous eussiez jamais -entendu parler, Jacques Paraclet à qui Dieu a délégué<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[133]</a></span> -le soin de préparer ses créatures, oublieuses de -son Verbe, à l’acceptation sereine des plus imminentes -catastrophes. Je suis à l’heure actuelle affligé, -comme vous pouvez le voir, d’un complet que répudierait -le moins snob des chemineaux et investi surérogatoirement -par la plus douloureuse disette de -numéraire. Comment osez-vous circuler aussi somptueusement -alors que mon dénûment à moi, le Promulgateur -du Très-Haut, tirerait des larmes à Job -lui-même sur son fumier? Voudriez-vous, après -m’avoir rencontré, après que je me fusse adressé à -vous, voudriez-vous charger vos nuits sereines du -remords de ne m’avoir point secouru, alors que Dieu -vous a choisi parmi tous vos semblables afin de me -prêter assistance, et qu’il m’envoie vers vous à la -seconde d’inexprimable angoisse où je suis prêt de -défaillir et d’abandonner la tâche qu’il m’a confiée? -Pensez que vous pouvez mourir sur l’heure ou -demain et comparaître devant Lui, pendant que du -Trône de Justice tombera sur vous l’écrasante Parole: -Pourquoi n’as-tu pas tendu à Jacques Paraclet une -main fraternelle, pourquoi lui as-tu rendu désormais -impossible l’Œuvre dont je l’avais chargé?</p> - -<p>Cet homme tremblait en m’écoutant, Madame.—Entrez -là, me dit-il, en désignant sa cabine, je suis -rédacteur au <i>Sillon</i>. J’ai lu votre <i>Imprécateur</i>. Et il -troqua son caparaçon impressionnant contre ma -défroque de trimardeur. Dois-je vous dire que, sous -mes haillons, il partit transfiguré, la sottise de son -faciès obnubilée pour toujours sous le rayonnement -magique de l’archange vainqueur que Dieu, dont il -venait de servir les desseins, avait fait de lui, immédiatement?</p> - -<p>Eh bien! Je viens de requérir de vous un service<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[134]</a></span> -semblable poursuivait le Catholique dont la voix -se haussait maintenant à un tumulte d’orage; je vous -<i>somme</i> d’accomplir à votre tour quelque chose d’équivalent -à ce que ce scolopendre de sacristie a fait pour -moi afin de me permettre de venir, ce soir, exterminer -l’adipeux Mazeppa dont dix Ukraines de bêtise -et d’impudeur n’auraient point ralenti le galop -effréné. Demain, Madame, je serai jeté à la rue sur -l’ordre du propriétaire du taudis qui me sert d’Alhambra. -Demain, si toutefois auparavant le soleil, de -dégoût, ne résilie pas son emploi, Jacques Paraclet -sera sans asile et sans pain et la Parole de Dieu, se -trouvera, de ce fait, abolie pour toujours. Pensez -que vous seule pouvez présentement empêcher cette -chose dont les anges pâlissent déjà d’épouvante, -tout au fond des étoiles. Pensez que, vous seule, pouvez -empêcher les cieux d’éclater d’indignation, et de -s’émietter sur la terre pour étouffer tant de scélératesse. -Quel compte aurez-vous à rendre un jour, -si vous vous dérobez? Songez que si je demande à -l’Inexorable Juge de vous faire trépasser sur l’heure, -il m’exaucera incontinent en ce vœu dont vous -reconnaîtrez vous-même la justesse et la légitimité. -<i>J’ai le droit de considérer, moi, toute personne possédant -cent sous comme me devant deux francs cinquante.</i> -Madame, j’ai besoin de vingt-cinq louis...</p> - -<p>En entendant ces dernières paroles, Siemans jusque-là -placide n’y put tenir. Il se précipita, fonça -sans même prendre le temps, au passage, de soulever -entièrement la portière qui, s’enroulant autour -de lui, s’arracha et l’accompagna dans sa course, -traînant à l’arrière de ses talons comme un manteau -de théâtre. Quand il rejoignit la Truphot, il était trop -tard: Jacques Paraclet était déjà sur le paillasson de<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[135]</a></span> -la porte d’entrée, occupé à enfouir des billets de banque -dans la poche de son veston et à les y tasser à -grands coups de poing vainqueurs.</p> - -<p>Le Belge alors secoua furieusement sa maîtresse -en lui jetant à la face d’épouvantables injures.</p> - -<p>—Pardonne-moi, Adolphe, implorait-elle, c’est un -médium; certainement il m’aurait envoûtée... Déjà -cela commençait à me chatouiller à l’occiput... tu sais -bien les prodromes... il m’aurait fait mourir comme -il m’en menaçait le misérable... Puisque depuis plus -de dix ans nous faisons de l’occultisme ensemble, tu -n’ignores pas qu’on ne plaisante point avec ces choses-là...</p> - -<p>Elle ne devait pas avouer le motif véritable qui -l’avait fait déférer au tapage. Siemans la regarda -bien en face, dans le blanc des yeux, haussa les -épaules et revint vers les autres, toujours hors de -lui.</p> - -<p>Il s’accrocha aux omoplates du comte de Fourcamadan -avec qui il se sentait en pleine confiance; et -dit, la bouche tordue, congestionné de colère.</p> - -<p>—Non, le croiriez-vous? elle a marché de quinze -louis... ils ont dû prendre rendez-vous, sûrement -elle a des <i>intentions</i> sur lui...</p> - -<p>Le comte planta son annulaire aux trois bagues -armoriées dans le creux stomacal de son interlocuteur, -se dressa sur les pointes et répondit:</p> - -<p>—Quinze louis pour ce catholique, le Nonce ne -lui prendrait pas plus cher.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[136]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">III</h2> - -<p class="pch">Histrio!... cinœdus!...</p> - -<p>Le surlendemain, la plaie de ses quinze louis à -peu près cicatrisée, la Truphot décida d’aller passer -la soirée au <i>Cabaret des Nyctalopes</i>, rue Champollion, -où Modeste Glaviot, un de ses invités ordinaires, -devait venir débiter, sur les onze heures, un -monologue inédit. La ruelle, qui n’aurait déparé -aucun Ghetto, s’ouvrait étroite et noire entre la rue -de la Sorbonne et celle des Écoles, marinant dans -une pénombre digne du moyen-âge, et donnant asile -à une dizaine de bouges où s’embusquaient des -théories de souillasses contrôlées par le Dispensaire. -Cela s’emplissait, dès la nuit tombée, de cris de -ribaudes, de querelles d’étudiants ivres, s’engorgeait -à chaque minute de groupes vociférants scholars, -rapins ou ronds de cuir déchaînés, en quête des -maléfices de Vénus, et que déversaient, à larges coulées, -les quatre ou cinq portes d’un grand café-prostibule, -incendiant la rue voisine de ses quinze -mètres de façade. A gauche du boulevard Saint-Michel, -tout un lacis de ruelles végètent ainsi, uniquement -dévolues à la prostitution, s’embellissant, tous -les matins, d’une extraordinaire floraison de démêlures -tombées des taudions haut perchés. Le sol s’y -trouve recouvert d’un macadam persistant, d’une -asphalte tenace de feuilles de choux, de pelures -d’oignons ou de pommes de terre, ponctué par plus,<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[137]</a></span> -au plein des trottoirs, du cramoisi des vomissures -expectorées par les prochains pontifes de la -Toge ou du Scalpel qui, venus des départements -pour s’emparer de la Licence ou du Doctorat, -guérir ou juger leurs semblables, adoucissent, du -mieux qu’ils peuvent, les affres de l’étude par de -tumultueuses soulographies. Des murs lépreux filent -droit vers le ciel, interminables, implacables et -purulents, troués de lucarnes chassieuses, où, de -temps en temps, un bras retroussé de fille brandit -une cuvette. Les façades, ascensionnées par les tuyaux -et les rigoles des conduites douteuses, qui canalisent -les liquides de la vaisselle et de l’amour, exsudent -des humidités roussâtres et bleuies, sous la teigne -tenace des moisissures, et la rue s’encombre de filles -se soulageant, troussées au ras des ruisseaux, -cependant que du pavé monte un tumulte de cris, -de propos obscènes, d’appels infâmes et d’immondes -refrains, par quoi la Magistrature, le Corps médical, -la Politique et le Barreau de l’avenir affirment la -délicatesse de leur âme encore juvénile et de leur -savoir-vivre bien parisien.</p> - -<p>Le <i>Cabaret des Nyctalopes</i> était situé au commencement -de la rue et faisait concurrence à deux ou -trois autres qualifiés comme lui <i>artistiques</i>, et dont -les devantures, placardées d’affiches polychromes, -affriolaient le passant. C’était une salle étroite et -longue, garnie de tables claudicantes et de chaises -d’osier, aux murs revêtus d’andrinople, que magnifiaient, -au-dessus de la cimaise, les profils pleins de -gloire des poètes et chansonniers ayant avantagé -l’endroit.</p> - -<p>Quand la Truphot et ses deux chevaliers-gardes, -Siemans et Médéric Boutorgne, entrèrent, l’endroit<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[138]</a></span> -était comble. Une épaisse fumée imprécisait les individus -élaborés, pour la plupart, dans l’arrière-fond -des provinces par les convulsions et les pénétrations -légitimes des conjoints de la Bourgeoisie pondérée, -et l’atmosphère fuligineuse faisait faloter, comme -des ombres dansantes, les silhouettes des deux -garçons occupés à décerner les glorias et les bocks. -Le public féminin se composait uniquement de filles -émanées des cafés voisins, venues là dans l’espoir -d’une retape plus abondante et qui, vêtues de couleurs -ophtalmiantes, s’interpellaient à chaque accalmie, -fumaillant des cigarettes, tout en pratiquant le -raccrochage oculaire avec un brio digne de louanges. -Dès que l’histrion, debout près du piano, condescendait -enfin au profitable silence, des jeunes hommes -traversaient les rangées de chaises, venaient -prendre la taille des prostituées, et d’une voix glorioleuse -faisaient renouveler les consommations. Le -couple alors s’embrassait, les mains aux genoux, -débattait le prix de la coucherie; puis l’étudiant gonflé -de l’orgueil si légitime d’un pareil succès auprès -des femmes, paonnait devant l’assistance, se promettant, -sans doute, de s’exercer ferme, durant la -nuit qui allait suivre, en la science difficile d’amour -dont profiterait plus tard, dans la petite ville, l’épouse -à forte dot.</p> - -<p>Trois sièges restaient vacants près du piano et -se trouvèrent dévolus à la Truphot et à ses compagnons. -Un ténor vaguement gibbeux, debout sur la -petite estrade, détaillait alors, d’une voix toulousaine, -les émotions que faisait toujours naître en lui la vue -d’une nommée <i>Juanita l’Andalouse</i>. L’auteur de la -chose avait, de toute évidence, fait le possible pour -ne pas laisser tomber en désuétude le romantisme<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[139]</a></span> -que Victor Hugo avait prélevé sur l’Ibérie. Mais tout -ce qu’on pouvait démêler de la romance permettait -de croire que les sensations intenses, que le héros -déclarait éprouver, paraissaient avoir leur siège non -pas tant dans sa région cardiaque que dans ses -rognons. Comme le chanteur avait longuement conjoui -son public, il déserta, en saluant, après avoir -été, sur l’injonction de l’introducteur des pîtres, -gratifié d’un triple ban:</p> - -<p>—Un ban, pour notre ami Ventajoux, une, deux, -trois...</p> - -<p>Le déchaînement des battoirs du public, une fois -éteint, le bonisseur annonçait:</p> - -<p>—Cette fois, nous allons entendre notre camarade, -mademoiselle Botzy, la sage-femme du Vatican...</p> - -<p>Une bordée de rires sanctionna l’esprit du régisseur, -qui regagna son <i>demi</i> avec un sourire modeste -d’homme supérieur pour qui les suffrages de la -foule sont sans importance et, depuis longtemps, ne -comptent plus.</p> - -<p>Mademoiselle Botzy, une jeune personne strabite, -coiffée en saule pleureur, au chanfrein de jument -mélancolique, attaquait bravement l’air d’<i>Hérodiade</i>. -Son organe, en se colletant avec les notes élevées, -donna en moins de deux minutes à tout l’auditoire, -la prescience de ce que peuvent être les derniers -sons émis, là-bas, dans les Espagnes, par le -malheureux qui subit le délicieux supplice du garrot. -Cela ressemblait à des cris de vieille épicière qu’on -étrangle, ou à des plaintes de belette en couches.</p> - -<p>Longtemps elle persévéra, remerciant chaque fois -après les bravos d’une inclinaison de tête, qui exagérait -encore le vagabondage de ses mèches rousses en -irréductible sédition.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[140]</a></span></p> - -<p>Quand elle se fut résignée à l’exode, un pianiste, -visiblement atteint de lumbago, se mit à molester le -clavier de son instrument monocorde et lui extirpa -des sons en belligérance vis-à-vis les uns des autres, -que la plus conciliante harmonie s’était énergiquement -refusée à bluter, et qu’il intitula pompeusement: -<i>Marche hongroise</i>. Ce fut l’intermède.</p> - -<p>La chaleur de la salle se faisait plus intense, la fumée -des pipes, que quelques éphèbes s’étaient décidés à -sortir pour affirmer la solidité de leur estomac, semblait -décourager le labeur obstiné des becs Auer luttant -désespérément contre la demi-ténèbre envahissante. -Des filles, surexcitées par les chatouilles et -l’abus des <i>fines</i>, s’invectivaient en sourdine. Une -grande maigre, efflanquée, à faciès de carlin, en -interpellait une autre, énorme, aux indénombrables -mentons, et lui criait:—Va donc, hé! avec ton -<i>miché</i> à dix-neuf sous! A quoi celle-ci répliquait:—Tais-toi, -la môme sans ovaires! Oh! la, la, ta -bouche, viande d’amphithéâtre! Le garçon réclamait -l’argent des consommations.—Encore une demi-heure -avant Modeste Glaviot, dit Médéric Boutorgne -à la Truphot. Voulez-vous que nous sortions un -peu? Mais celle-ci préféra rester; Ventajoux, le -ténor toulousain, assis maintenant à côté d’une femme -aux joues violettes et aux yeux éraillés malgré le -maquillage, l’intéressait.</p> - -<p>A la reprise, un jouvenceau, vêtu de velours gris -côtelé, le thorax prisonnier d’un gilet à la Robespierre -en soie rouge coruscante, copieusement -bijouté, au linge festonné et douteux, dont la -science spéciale devait être très appréciée des -muqueuses des dames présentes, à en juger par le -murmure flatteur qui l’accueillit, se tourna vers le<span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[141]</a></span> -pupitre, fourragea un instant dans les partitions, ce -qui lui permit de croupionner devant l’auditoire, et, de -ses lèvres, où adhéraient encore des brindilles de -tabac, laissa fluer une chanson exagérément absconse.</p> - -<p>Le triple ban auquel il avait droit, selon la coutume -de la maison, ne s’était pas encore apaisé qu’il -cédait la place à un autre aëde, hirsute, d’allure plutôt -paupérique celui-là, qui exhiba sans modestie une -extériorité de photographe avignonnais ou de pédicure -forain.</p> - -<p>—Le fils naturel de l’archevêque de Paris et de -l’Impératrice Eugénie, messieurs, proférait le Crozier -de l’endroit.</p> - -<p>Phon-Phlug, tel était le nom de guerre de ce fils -des muses, que sa redingote vétuste, passée par -l’usage à l’encaustique irradiant, devait faire prendre -dans les asiles de nuit où il fréquentait pour un -professeur de danse ou de polonais sans clientèle, -et que la seule apparition du peigne, ou l’imminence -d’une saponification quelconque auraient précipité -sans doute dans les fuites les plus vertigineuses ou -l’anévrisme sans rémission. Il odorait l’alcool, d’ailleurs, -avec autant d’ingénuité qu’un chèvrefeuille ses -plus suaves parfums. Et, tout de suite, il conquit son -public avec deux chansons où l’acte de la défécation, -ses prodromes et sa finale, était envisagé -sous toutes ses formes et avait avantageusement pris -la place de la copulation, de ses prémisses et de sa -résultante, centres obligatoires autour desquels évoluait -avant lui toute chanson contemporaine digne -d’attendrissement, de vogue et de respect. Plusieurs -fois il fut rappelé, au milieu d’un fol enthousiasme.</p> - -<p>Avec Phon-Phlug on venait d’épuiser les numéros -vulgaires, le lot des comparses. Maintenant le devant<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[142]</a></span> -du piano appartenait à Abel Letriste. Ah! par -exemple, pour raconter celui-là, pour évoquer ce -grimacier sexagénaire, il y a pénurie d’adjectifs. -Tout à coup, en effet, c’est sur le bas tréteau l’envol -d’une redingote mesurée au kilomètre, une mimique -de derviche-tourneur coiffé d’un décalitre à bords -plats, dont les girations diffusent le vertigo dans -l’entour immédiat. Une voix, montée de suite au -fracas des trains express en collision, chante alors -les joies bucoliques, met à jour l’âme du pastour -languedocien rappelant ses bœufs dans la langue -d’un Paul Dupont bruxellois! Ohé, mes bœufs! ohé, -mes bœufs! et finalement affirme—allusion patriotique—«Qu’au -bout du champ, le coq a chassé le -corbeau!» Puis, de son larynx spasmodique surgit -une haleine alliacée, qui ventile la salle et suffirait à -elle seule à éteindre, d’un coup, tous les phares de -la côte atlantique.</p> - -<p>On escaladait présentement les paliers successifs -de la Beauté.</p> - -<p>Un petit homme châtain, Pierre Volet, à la voix -fluette et à la coiffure fignolée, qui lui succéda, débagoulinait -une vaseline sentimentale, une pommade à -la rose suiffeuse et rancie dans laquelle paradait, -de ci, de là, le cheveu errant du solécisme:</p> - -<p class="pp8 p1">Vous êtes si jolie,<br /> -O mon bel ange blond,<br /> -Que ma lèvre ravie<br /> -En touchant votre front<br /> -Semble perdre la vie...i...i...i...ie...</p> - -<p class="p1">Il flûtait la chose d’un timbre inspiré, graissé de -fadeur niaise, la bouche arrondie en orifice de -volaille et cela détraquait, saccageait la Truphot<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[143]</a></span> -non moins que les femmes de l’endroit qui, en sortant -de là, allaient évidemment, dans l’hiatus du -sexe, devenir mégalomanes... <i>submittat asello</i>... -comme dit le satirique.</p> - -<p>Toute l’assistance reprenait la finale, les filles -accrochées au cou des hommes, la veuve accolant de -son genou la rotule de Boutorgne, cependant que -Siemans acquérait la chanson des mains du bonisseur -pour l’interpréter, le lendemain, sur l’ocarina. -Et il fallut que Pierre Volet mirlitonnât encore trois -inepties du même ordre, notamment: <i>Un poète m’a -dit qu’il était une étoile</i>, pour que la salle consentît -à le laisser s’expédier vers le fiacre qui devait le -convoyer à Montmartre où il chantait à onze heures, -car il était très couru. Enfin, avec Xavier Largentière, -un athlète timide à la face rosissante de bon -géant, qui vint chanter <i>Le Coucher de Soleil</i>, de -beaux alexandrins, propulsés par le buccin en émoi -d’une voix puissante faisant fracasser la mitraille des -rimes, s’envolèrent, consolateurs de toute la bêtise -précédente.</p> - -<p class="pp6 p1">C’est le dernier éclat d’un somptueux génie....<br /> -C’est l’angoisse d’un dieu, que le trépas atteint.....</p> - -<p class="p1">—Cinq minutes d’entr’acte et nous entendrons -Modeste Glaviot, le célèbre auteur des <i>Merdiloques -du déshérité</i>, cria le directeur de la scène.</p> - -<p>On ouvrait les portes pour aérer un peu la salle -et ne pas laisser détériorer les précieuses bronches -de Modeste Glaviot par un air où, positivement, la -puanteur devenait pondérable. Désormais Médéric -Boutorgne était décidé; il coucherait avec la Truphot -au premier soir. Ah! certes, ce n’était pas par -débordement libidineux qu’il consentait à la chose;<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[144]</a></span> -on ne pouvait pas espérer de la veuve des nuits -dignes de l’antique Babylone, mais enfin, cela serait -toujours plus rémunérateur que la littérature. Ainsi, -il gagnerait loyalement la pension qu’elle lui avait -fait entrevoir et qu’il ne pouvait plus espérer, puisqu’il -avait raté Madame Honved. D’ailleurs, s’il parvenait -à supplanter Siemans, sa situation serait -assise pour toujours, car il irait jusqu’à épouser la -veuve s’il le fallait. Alors, avant peu, grâce à l’argent -qui permettrait de traiter somptueusement quelques -confrères choisis ou de lancer un journal, il -deviendrait lui aussi un auteur notoire et coté. La -fortune seule rend possible la réclame, et la réclame -bien entendue, c’est la gloire; le public étant trop -bête pour, lorsqu’on lui répète sans lassitude qu’un -écrivain a du talent, se rendre compte par lui-même -du contraire. Abrutie par tous les <i>navets</i> qu’on lui a -appris à respecter, hystériée chaque matin par une -centaine de scribomanes, comment voulez-vous que -la foule soit en possession d’un procédé d’analyse -quelconque? Cucufort a du génie, Nétronchin est un -nouveau Balzac, Pilivert est le premier styliste de -l’heure actuelle, clament les tartiniers des journaux -d’affaires, et l’imbécile qui pour rien au monde ne -manquerait de faire débuter sa journée par la palpitante -lecture du <i>Premier-Paris</i>, du <i>Bulletin politique</i> -ou des <i>Faits-divers</i>, tombe immédiatement en -syncope admirative lorsqu’il lui arrive d’accoster la -signature de ces <i>prosifères</i> fameux.</p> - -<p>—J’ai du talent, certes, mais quand bien même -je n’en aurais pas plus que Monsieur de Montesquiou, -rien ne peut m’empêcher de devenir glorieux -et d’esbrouffer mon époque comme lui, si j’ai enfin -de l’argent, se disait Médéric Boutorgne qui avait<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[145]</a></span> -trop fréquenté le <i>Napolitain</i> pour ignorer que le -retentissement d’un individu n’a rien à voir, dans -la plupart des cas, avec la luminosité de son cerveau.</p> - -<p>Il savait, d’ailleurs, que pour réussir très jeune -dans la Littérature, trois choses sont nécessaires: -posséder un <i>suit</i> de chez Masclet, un divan «profond -comme un tombeau» et besogner ferme les -femmes de cinquante ans. Il était en bonne voie: -une partie de ces conditions était déjà acquise pour -lui.</p> - -<p>Un susurrement flatteur accueillit Modeste Glaviot -à son entrée. Les femmes présentes, avachies -sur leurs chaises, se redressèrent, abandonnant à -peu près toutes la conversation désormais négligeable -de leurs <i>michés</i>. Incontinent, elles minaudèrent, -en des poses avantageuses, dans l’espoir -d’être chacune remarquées par le pître sensationnel. -La femme, en général, de quelque milieu qu’on la -prélève, garde au plus profond de son viscère affectif -le culte d’une Trinité sainte pour elle, l’impérissable -inclination pour le <i>Soutanier</i>, le <i>Grimacier</i> et l’<i>Officier</i>. -La seule haine qu’elle nourrisse de façon définitive, -une haine capable de la porter aux pires -excès est celle de l’Intelligence. Modeste Glaviot -était donc au mieux avec ces dames. Et il leur -adressa, avant de palabrer, un sourire circulaire et -insistant, clignant de l’œil au profit de quelques-unes -d’entre elles: ce dont celles-ci se montrèrent -très fières et prirent prétexte pour mépriser, de -l’attitude, celles qui n’avaient pas été pareillement -favorisées.</p> - -<p>Modeste Glaviot était grand, très grand, avec un -teint de panari pas mûr et une tête élégiaque de<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[146]</a></span> -Pranzini sans ouvrage. Les épaules étroites chutant -en pente de toit, il se composait parfois, pour varier -son personnage, un air abstrait et dolent de barde -de mauvais lieu, un extérieur de satanique de petite -ville, aux cheveux partagés d’une raie, à la viande -émaciée, qui affole, à l’ordinaire, les sous-préfètes en -ménopause, et précipite à la faillite les supérieures -de maisons-chaudes qu’ont épargnées jusque-là les -charmes transcendants des sous-officiers rengagés.</p> - -<p>Ce sordide <i>grimacier</i> des plus basses farces atellanes -avait vécu longtemps dans les milieux réfractaires, -et, un beau jour, la tentation lui était venue de -jaculer, lui aussi, une déjection nouvelle sur la face -du Pauvre, du Grelottant et de l’Affamé, sur lequel -il est de mode aujourd’hui, pour les pires requins, -d’essuyer avec attendrissement les mucilages de leur -nageoire caudale. La chose a été inventée, jadis, par -Jean Richepin, qui chanta «les Gueux» et qui -riche depuis, pourvu de tout ce que l’aise bourgeoise -peut conférer d’abjection à l’artiste parvenu, fit -condamner, il n’y a pas deux ans, un malheureux -chemineau qui s’était hasardé à éprouver la sincérité -du Maître en cambriolant son poulailler. Six mois -de prison enseignèrent à ce pauvre diable qu’on -peut chanter, en alexandrins monnayables, la liberté -farouche, la flibuste pittoresque et les menues -rapines <i>des outlaws</i> et trouver intolérables ces sortes -de comportements lorsqu’il leur arrive d’attenter à -une personnelle propriété acquise à force de génie. -Il faut avoir, en effet, l’âme ingénue d’un trimardeur -pour s’imaginer une seule minute que la largeur d’esprit -d’un écrivain comme l’auteur <i>des Blasphèmes</i>, -s’amusera de cette facétie et trouvera spirituel le -chapardage, qui se conforme à un de ses hexamètres,<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[147]</a></span> -et le prive indûment d’un couple de pintades. De -Jean Richepin le «truc» passa à Bruant, qui le -condimenta d’un piment adventice et s’en enrichit -de même. Celui-là insultait, vilipendait les bourgeois, -leur envoyant, pour ainsi dire, des coups de -soulier dans les naseaux, à leur entrée dans son -bouge; souillant leurs femelles d’épouvantables -injures. Et les bourgeois béats en redemandaient, -ne trouvant jamais les bocks assez chers ni l’injure -assez excrémentielle. Ils avaient donc une personnalité -quelconque puisqu’on se donnait la peine de -les injurier! Jusque-là ils ne se croyaient pas en -pouvoir d’attirer ou de détourner l’attention de qui -que ce fût. Et voilà qu’on prenait la peine de les -obsécrer individuellement. Avant l’histrion aux -bottes de terrassier, ils n’étaient assurés que d’une -chose: leur propre néant, et il se trouvait quelqu’un -maintenant pour leur concéder la réalité de l’état -humain. On m’abomine, on me couvre d’immondices; -<i>donc je suis!</i> répétaient-ils orgueilleux et -consolés. Les salons, les grands cercles se vidaient, -les théâtres, les music-halls, les lupanars ne faisaient -plus d’argent, le Tout Paris, reluisant et sensationnel, -s’engouffrait, le soir, dans la salle du boulevard -Rochechouart. Les hommes auraient donné -jusqu’à leur dernier louis, les femmes auraient jeté -leurs bijoux, pour être encore et toujours lubrifiés -par ce jet cinglant d’ordures. Après cinq ou six ans -d’exercice, après avoir chanté le souteneur et la fille, -le purotin et la syphilis, le surin, le chancre et -l’alcool, après avoir enfoncé de force jusqu’aux yeux -la tête du bourgeois dans le jus du bubon social, le -tenancier du beuglant s’était retiré dans la châtellenie -qu’il avait acquise avec l’argent des satisfaits,<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[148]</a></span> -venus chez lui pour se rouler dans l’odeur de sentine, -dans le fumet de bagne ou de dépotoir, après -lesquels soupirait leur âme nostalgique de gens -comme il faut. Et, maintenant, il se vantait que pas -un bourgeois n’était plus dur que lui pour les pauvres. -L’année précédente, il avait fait condamner -trente-deux paysans pour braconnage et, tel un -seigneur de l’ancien régime ou un actuel baron juif, -il venait de donner, à ses gardes-chasse, l’ordre de -tirer impitoyablement sur ceux qui assassineraient -ses lapins!</p> - -<p>Parallèlement à celui-là, nous eûmes aussi Séverine, -dite le Puits Artésien de l’attendrissement, le -Geyser lacrymal, qui déversa dans le journalisme, -pendant quinze ans, les fleurs blanches de ses paupières -et submergea les gazettes de plus de liquide -larmiteux que la catastrophe de Bouzey ne déversa -d’ondes implacables sur un département tout entier. -Séverine conjuguée par Poidebard, qui approvisionna -les <i>gens de bien</i>, les salons pitoyables et le bazar -de la Charité de phrases toutes faites sur le Pauvre. -Séverine, boulangiste et théiste, qui, à détailler les -affres du loqueteux nourricier, gagnait en un mois -plus d’argent que Stendhal n’en gagna durant toute -sa vie, et qui dégoûta du Socialisme encore plus que -Truculor.</p> - -<p>Modeste Glaviot avait pris la suite pour assurer -la pérennité de la vogue et ne pas laisser choir dans -le discrédit les <i>Chansonniers montmartrois</i>.</p> - -<p>Chaque époque a eu son épilepsie de crétinisme -ou son lot de catastrophes. Le moyen âge a eu l’an -mil, la querelle des «Universaux», la peste noire -et Jeanne d’Arc. Les temps modernes ont innové le<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[149]</a></span> -mal que Ricord n’a pu réduire; ils ont eu les -Jésuites, le Concile de Trente, Louis XIV et le -Putanat légiférant de son successeur. L’Époque contemporaine -se trouva embellie par l’égorgeur corse, -le père Loriquet, le Romantisme, le Choléra morbus, -Monsieur Thiers et le somnambule du 2 décembre. -Le second Empire nous a conditionné Dupanloup -et Gallifet, le Mexique et Morny, la Montijo, -Cassagnac et 1870. La Troisième République vit -prospérer Mac-Mahon, vaincu à Sedan mais vainqueur -au Père-Lachaise; elle toléra Drumont, le -Sâr Péladan et le Sacré-Cœur, fomenta la psychologie -de Paul Bourget, le nationalisme et la cathédrale -de Lourdes, mais ce qui appartient personnellement -aux jours actuels et ravale à jamais ces successives -horreurs, c’est, sans conteste possible, les cabarets -montmartrois.</p> - -<p>Cela, c’est, à proprement parler, les accidents tertiaires -de la Sottise, les gommes syphilitiques dans -les méninges de Paris, la nécrose dernière du cerveau -national. La chanson du père Hugo <i>Castibelza</i>, -<i>l’homme à la carabine</i>, le célèbre <i>Avez-vous vu dans -Barcelone</i>, de Musset, Béranger et sa <i>Grand’Mère</i>, -Thérésa et sa <i>Femme à barbe</i>, Amiati et ses flatulences -patriotiques, Paulus, lui-même, pourléchant -de sa langue d’histrion punais le farcin boulangiste, -étaient endurables, à la rigueur, à côté des chansonniers -dits de «la Butte». Ceux-ci donneraient -immédiatement à l’homme le plus sociable et le plus -placide l’irréfrénable envie de changer de planète et -de se faire naturaliser, sur l’heure, citoyen de Mars -ou de Saturne, encore que dans ce dernier sphéroïde, -qui a sept satellites, le nombre des individus, -des poètes qui chantent la lune doit être sept fois<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[150]</a></span> -plus considérable qu’ici-bas et que la vie doit y être, -par eux, rendue à peu près impossible.</p> - -<p>Le long d’un kilomètre de boulevard, les façades -de leurs cabarets brasillent dès la nuit tombée -et s’occupent à raccrocher diligemment le crétin -désœuvré. C’est là qu’on élabore le tégument d’imbécillité -qui, comme une lèpre squameuse s’élance, -sur Paris. Il y en a pour tous les goûts; il y en a -qui besognent dans le sentimental ou l’élégie, comme -Pierre Volet, Edmond Teulet, qui perpètrent <i>Son -Amant</i>, <i>Vous êtes si jolie</i>, les <i>Stances à Manon</i>, fournissant -ainsi aux faiseuses d’anges périphériques le -meilleur de leur clientèle. Comment voulez-vous, en -effet, que résiste un pauvre <i>modillon</i> ou une <i>petite -main</i> ravagés au sortir de l’atelier par de telles harmonies? -Un grand nombre d’entre eux se monopolisent -dans l’esprit, à l’instar de Rivarol, et réhabilitent -sans le savoir les macaques ou les cynécophales -qui ne toléreraient pas une minute l’existence parmi -eux d’individus d’aussi outrageante bêtise que -par Monsieur Fursy par exemple. D’aucuns sont -philosophiques à l’égal de Sully-Prudhomme dont -la pensée prédomine, comme on sait, sur celle de -Jamblique ou de Spinoza, et beaucoup découvrent la -nature à l’imitation de Lucrèce ou de Monsieur de -Bouhélier. Mais la totalité est patriote, antisémite et -ultra-réactionnaire, vous le pensez bien. Le meilleur -de leur profit consistant à pratiquer, moyennant -rémunération, le fouissage des épouses délaissées -ou des catins ayant du vague à l’âme, à force <i>de -manger du blanc</i>, comme dit le peuple, ils sont -devenus royalistes. Quand un vieillard bénévole a -été abusé par les voyous de l’Œillet blanc, dont la -mentalité et l’éducation seraient répudiées comme<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[151]</a></span> -inférieures par les aborigènes de l’Oubanghi; quand -le chef de l’État est tombé dans le traquenard à lui -tendu par l’armorial qui, depuis que la Nation refuse -de l’entretenir, ne vit plus que de baccara, de -maquignonnage et de la prostitution de ses femmes -ou de ses concubines, cela leur fournit un thème de -plaisanteries que rien ne peut exterminer et que les -vieux repasseront aux jeunes, sans découragement. -Tant qu’on n’interdira pas à ces drôles de se servir -des vocables français qu’ils transforment en un inénarrable -brabançon, ils blagueront le nez des juifs, -le chapeau de Monsieur Loubet, ou le chef hispide -de Monsieur Pelletan sans jamais pouvoir trouver -autre chose.</p> - -<p>De même que vous ne pouvez pas vous arrêter en -Bretagne devant un éventaire de papetier sans -mettre le nez sur un excrément versifié de Théodore -Botrel, ce Cadoudal de la syntaxe en insurrection, -qui lance contre la République les bataillons épais -de ses barbarismes, il est impossible, à Paris, d’empêcher -la contamination de vos oreilles par leurs -insanités. Pourquoi n’édicte-t-on pas une loi spéciale, -un règlement prophylactique? Oui, pourquoi -ne ferait-on pas un délit du continuel <i>attentat à la -mentalité publique</i>? Quiconque exhibe sa fesse sur -le boulevard, et contrevient ainsi à la pudeur évidemment -liliale et à la morale indéfectible de ses -semblables, risque six mois de prison. Ces individus -sont-ils donc moins coupables lorsqu’ils nous font -voir, d’un bout de l’année à l’autre, les parties honteuses -de leur entendement? En les tolérant avec -une pareille bénignité, on forcera chaque citoyen, -soucieux de propreté et d’antisepsie, à ne plus sortir -qu’en traînant derrière soi un canon Maxim du dernier<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[152]</a></span> -modèle, capable d’exterminer enfin cette -engeance exécrable. Quelques-uns déjà, certes, se -sont vus acculés à des extrémités pareilles. Et si -Monsieur Cochefert, ex-chef de la Sûreté, avait eu -pour un décime seulement de perspicacité, il n’aurait -pas fait buisson creux dans l’affaire de l’homme -coupé en morceaux, il y a deux ans: le cadavre -intercis ne pouvant être, en effet, que celui d’un -chansonnier montmartrois, qu’un malheureux, -poussé à bout et plein d’une juste rage, s’était -trouvé dans la nécessité de découper en rognures -vengeresses, à peine plus grosses que des jonchets -ou des «pommes paille».</p> - -<p>Modeste Glaviot s’était fait ce soir-là une tête -adéquate à son boniment, une tête de Christ blennorrhagique. -Et la suppuration de la pièce majeure -des <i>Merdiloques du Déshérité</i> fut en tous points -louangeable. Cela sortit sans effort, fut évacué d’une -voix pâle qui laissait écouler, comme une cholérine -opiniâtre, les filaments séreux des octomètres réfractaires -à toute prosodie.</p> - -<p class="pp6 p1">M.... v’là l’hiver, j’ai plus d’ribouis<br /> -Nib de phalzar, mes arpions fument<br /> -Sous la pluie. L’naz piss du cambouis<br /> -M... j’suis à jeun d’puis la Commune.</p> - -<p class="p1">Pendant deux cents vers, cela continuait ainsi, -praliné à chaque seconde par le mot de Cambronne. -M. Huysmans reprochait jadis à Virgile de heurter -à chaque hexamètre un dactyle contre un spondée; -avec Modeste Glaviot, cet inconvénient de la métrique -latine n’était point à redouter. A la chute du -vers, l’<i>ultime soupir</i> du dernier carré venait conjoindre -le mot d’Ubu qui ouvrait le vers précédent.<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[153]</a></span> -Car si Modeste Glaviot était un imparfait latiniste, il -était, en revanche, un remarquable <i>latriniste</i>. Au -siècle précédent, sa langue eût été capable de faire -accourir tous les porte-cotons inoccupés de l’ancienne -monarchie, désireux de ne pas perdre leur -savoir-faire. Et après l’avoir ouï seulement trois -minutes, un geste s’imposait: la main cherchait -machinalement la ficelle du tout à l’égout, pour -déterminer le déclanchement de la chasse d’eau. A -force de prononcer le mot infâme sa bouche, d’ailleurs, -en avait pris des hémorrhoïdes.</p> - -<p>Lui aussi disait son fait à la Société, travaillait -pour la Révolution sainte. Il déversait tout cela sur -le Pauvre qu’il enfouissait vivant dans cette poudrette -verbale. Après avoir subi les affres de la faim -qui, comme un épieu rougi, perfore les entrailles; -après avoir enduré, depuis l’origine du monde, le -gel qui, pareil à un bistouri, fouille les muscles ou -rugine les os par les nuits des interminables hivers; -après avoir cru à la pitié des Riches, au dévouement -et à la sincérité des bateleurs ou des charlatans qui -s’offraient pour le sauver, après avoir toléré la Charité, -ce louche anesthésique de la Misère grâce à -quoi, à travers les âges, on a pu pratiquer sur lui les -plus douloureuses opérations sociales, le Pauvre -devait endurer encore les lamentations de Modeste -Glaviot.</p> - -<p>Avec lui ce n’était plus l’argot corrosif de Bruant, -la <i>trouvaille</i> qui fige les moelles, la goutte de stupeur -et d’effroi qui tombe, avec le terme, sur les nerfs de -l’auditoire; non, c’était je ne sais quelle excrémentation, -quel flux anal de glaires, de brais argotiques, -un dévoiement de langue liquoreuse, qui -n’arrivait point à se solidifier autour du noyau de<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[154]</a></span> -cerise que formait le mot de Waterloo, revenant -inexorablement pour ponctuer la chose. Le vocable -éclatait, crevait infâme dans la stéarine aqueuse de -cette forme, comme ces bulles de gaz qui viennent -crever au ventre ballonné des chiens roulés par le -fleuve, durant les nuits d’été. Et ce banquiste prétendait -chanter la Misère humaine! Ce queue-rouge -s’emparait du Famineux, de l’éternel spolié qui s’en -va hurlant sa détresse et dont les râles d’agonie ont -pour mission, ici-bas, de porter à son apogée la -jouissance de l’assouvi, et il le rendait paterne et -bafouilleux; puis à grands coups de poing sur les -côtes squelettiques, il soutirait, pour ensuite les prolonger -dans son public de filles, de bourgeois amorphes -et d’imbéciles diplômés, les sonorités effroyables. -Le thorax résonnant et vide de ceux qui -meurent d’inanition, où les viscères affamés <i>se -sont dévorés eux-mêmes</i>, servait à ce bobèche -vaseux de tympanon et de grosse caisse—si on -peut ainsi parler. Toute sa clientèle en digestion -riait, s’ébrouait d’aise. Personne ne se levait, -ne se précipitait paroxyste et déchaîné devant -l’effroyable blasphème, pour faire justice du grimacier -soufflant la malepeste de son âme au visage -du Pauvre qui, quoi qu’on fasse «sera roi un jour», -comme dit le Poète, après avoir lubrifié ce monde -souillé sous les incendies forcenés d’une Jacquerie -vengeresse qui, au passage, arracheront des bravos -aux planètes moins infâmes que la nôtre—si toutefois -il en existe.</p> - -<p>Naturellement, tous les trois vers, il évoquait -Jésus, le fadasse bateleur dont les niaises dissertations, -les blandices sentimentales et la morale de -petit homme aimé des femmes ont pour toujours<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[155]</a></span> -rivé les chaînes des malheureux. Et Jacques Paraclet -n’avait pu résister récemment à l’envie de lui décerner -le titre de <i>dernier poète catholique</i>. Cette sympathie -se conçoit: après lui n’était-ce pas l’homme -qui, le plus souvent, avait écrit le mot devant lequel -se cabrent les typographes?</p> - -<p>—Comme il a du talent, et puis quel bel homme! -exclamait la Truphot admirative.</p> - -<p>—C’est presque du génie, surenchérissait Boutorgne -qui, bifurquant de suite, s’empressa d’ajouter, -dans sa hâte de réussir: n’est-ce pas, dites, ce sera -pour ce soir? Et, d’un air entendu, il clignait la paupière -après s’être saisi des mains de la veuve, pendant -que celle-ci, acquiesçante, lui tapotait les joues, -d’une petite claque amicale, en disant:</p> - -<p>—Non, mais voyez-vous, le petit polisson!</p> - -<p>Siemans faisait semblant de ne rien entendre, -ayant pour principe de ne jamais s’opposer aux -frasques de la vieille qui devaient, pensait-il, hâter -d’autant sa désagrégation finale. Il ne craignait nullement -qu’elle lui échappât, rivée qu’elle était à -lui par plusieurs années de coucheries et de sales -juxtapositions d’épiderme. Il avait conservé, rue -Pigalle, une petite chambre de 300 francs dont la -Truphot payait le loyer, où il allait dormir quand -elle s’offrait un extra. Toujours, il trouvait à point -un prétexte pour se faire disparaître avec décence. Il -est vrai que le lendemain il extorquait un ou deux -louis en surplus de ses émoluments ordinaires: ce -qui lui permettait, en ces sortes de circonstances, de -<i>lever</i> une femme au <i>Rat mort</i> et de se décrasser un -peu du contact de la vieille. Déjà, il était debout:</p> - -<p>—Ah! fichtre, il est onze heures et demie, et mon -oncle de Schaerbeck qui arrive par le train de<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[156]</a></span> -minuit cinq. Vous savez bien le télégramme reçu ce -matin; je ne veux pas vous traîner avec moi à la -gare du Nord; je file. Modeste Glaviot vous reconduira. -Et il se mobilisa lourdement sur le dehors -après avoir serré la main de l’histrion qui attaquait -alors son deuxième <i>merdiloque</i>.</p> - -<p>Maintenant, Modeste Glaviot goûtait l’ovation -triomphale, et affalé sur une chaise, devant la Truphot, -il s’épongeait, exténué, paraissant succomber -sous le poids fatal du génie.</p> - -<p>—Trois soliloques, chaque soir, cela me tue; -désormais, je n’en dirai plus que deux.</p> - -<p>—Cher ami, vous avez été admirable, confondant, -disait la veuve qui s’était emparée d’une de ses -paumes.</p> - -<p>—Vous êtes dantesque; bien que je sache par -cœur tous vos <i>soliloques</i>, bien que je possède à fond -votre merveilleux hymnaire, chaque fois que je -vous entends, cela me plonge dans un véritable -spasme intellectuel, bafouillait Médéric Boutorgne, -redressé et sentencieux.</p> - -<p>—Je vous quitte une minute... une seule minute, -disait le bouffon, sans même remercier des boniments -laudatifs.</p> - -<p>Et il alla se placer près de la porte, côte à côte -avec le bonisseur, car le piano attaquait la marche -finale et le public sortait. Lorsqu’une fille venait à -passer près de lui, convoyée par son <i>miché</i>, il lui -serrait la main, en l’interpellant de son prénom. Il -les connaissait toutes. Souvent, il lui fallut se pencher, -appréhendé lui-même, à la manche, par l’une -d’entre elles. Il devait prendre des rendez-vous, car -il répondait:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[157]</a></span></p> - -<p>—Non, pas demain, Fernande, je suis pris, je dis -des vers en famille chez Claretie.</p> - -<p>—La semaine prochaine, c’est entendu, Rachel, -je t’écrirai...</p> - -<p>—Eh! bien, Sarah, tu as plaqué ton Brésilien. -On te trouve toujours entre quatre et sept, pas?</p> - -<p>—Tu peux compter sur moi, pour mardi, ma -biche; non, pas mardi, mercredi, ce jour-là je dîne -chez Léon Bloy, je t’ai dédié une pièce, tu sais...</p> - -<p>Il paraissait positivement ne rien ignorer de leur -privé, ni de leurs amants. Et il griffonnait des -notes, fiévreusement, sur un calepin, se défiant sans -doute de sa mémoire. Mais, tout à coup, il secoua -rudement une grande blonde qui le tenait par un -bouton de sa redingote:</p> - -<p>—La barbe!... laisse-moi, Angèle, finies les amours -avec toi, tu sais... depuis le permanganate...</p> - -<p>Puis il donna un coup de coude dans les flancs -du nomenclateur.</p> - -<p>—Celle-là, comment s’appelle-t-elle? questionna-t-il, -en désignant une belle fille, peu détériorée -encore, aux cheveux de sombre acajou, aux bandeaux -crespelés, dont le lustre vestimentaire et les -joyaux de mauvais goût affirmaient la surabondance -de clientèle, qui arrivait à sa hauteur au bras d’un -élève du Val-de-Grâce.</p> - -<p>—Ah! mon vieux, c’est une nouvelle, je ne la -connais pas.</p> - -<p>—Fais-la suivre par le garçon; il me faut son -adresse demain... quarante sous pour Charles s’il -m’indique son hôtel...</p> - -<p>Alors, satisfait, ayant ainsi rempli avec minutie -les différentes charges de sa profession, il revint -prendre la Truphot et Médéric Boutorgne, tout en<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[158]</a></span> -nouant autour de son cou un foulard de soie noire -destiné à préserver son inestimable larynx contre la -fraîcheur sournoise de la nuit. On sortit et, dans le -fiacre qui les véhiculait tous trois, Boutorgne surexcité -par la pensée que cette soirée allait enfin marquer -pour lui le premier effort, le premier raid vers la -fortune, puisqu’il allait œuvrer sur la Truphot, Boutorgne -commentait infatigablement le talent du <i>grimacier</i> -qui, trop loin du commun, insensible à ces -basses louanges, remerciait à peine d’un léger signe -de tête. La veuve, assise aux côtés de Glaviot, lui -parlait à l’oreille et tous deux riaient de temps en -temps, sur un mode discret, pendant que le gendelettre -disert, accroché au strapontin, maintenait, avec -difficulté, à chaque cahot de la voiture, l’équilibre de -son discours et de son individu.</p> - -<p>Dix minutes plus tard, le pître et Madame Truphot -cynique s’engouffraient de compagnie dans -l’appartement de la rue d’Assas, après avoir refermé -la porte au nez de Médéric Boutorgne, non sans -l’avoir gratifié, au préalable, de deux vigoureuses -poignées de main et d’effusions congédiales.</p> - -<p>—Au revoir, cher, et à demain. Merci encore de -nous avoir accompagnés; avez-vous des allumettes -pour redescendre?</p> - -<p>Et resté coi, sa poitrine de poulet menaçant d’éclater -dans une hypertrophie de stupéfaction, Boutorgne -adhérait au paillasson sans même pouvoir exprimer -sa juste indignation en termes littéraires.</p> - -<p>—Ah! mince! Ah! mince!... répétait-il, sans se -lasser, incapable de trouver autre chose.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[159]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">IV</h2> - -<p class="pchi">Si le duel dure encore de nos jours, c’est qu’il -est en somme le seul moyen, pour la Société, -de restituer l’honneur aux flibustiers, escrocs, -parjures, faussaires, entretenus, proxénètes qui -font son plus bel ornement.</p> - - -<p>Huit jours après, exactement, La Truphot se -donna à Médéric Boutorgne. Il avait bien pensé au -lendemain de l’avanie et de l’affront qui lui avait été -fait, à déserter pour toujours le petit cénacle et sa -tenancière, mais il fallait vivre, songer enfin à se -faire une situation, et il n’avait pas les moyens, lui, -le raté, d’avoir de la rancune. La rancœur qui se -traduit par des actes de vengeance, c’était bon pour -les arrivés. Du reste il serait toujours temps, plus -tard, de faire payer cher à la veuve, lorsqu’il l’aurait -épousée, lorsqu’elle serait bien à lui et à lui seul, la -bile noire, l’amertume qu’avait extravasées en lui ce -comportement. Et puis, il n’en était pas à ses premières -rebuffades; il n’avait même connu que cela -dans la vie, le pauvre! On verrait, quand il serait -riche à son tour, le genre humain paierait cela, -sûrement. Mais quand elle lui eût avoué enfin son -amour, cette révélation heureuse lui coula une douce -chaleur dans les moëlles. Il lui parut que son âme -s’irradiait, s’illuminait <i>a giorno</i>. Positivement, il -avait des girandoles de lumière à l’intérieur de son -individu.</p> - -<p>Pour le quart d’heure, il s’ébrouait sur le trottoir,<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[160]</a></span> -l’estomac soulevé comme par un virulent ipéca, aux -souvenirs de la nuit. Ah! ce n’avait pas été drôle, -mimer tous les gestes du plus fol amour, de la plus -déréglée passion, sur cette carcasse vétuste. Besogner -cette larve; gigoter profitablement sur cette -lémure, sans laisser percer une ombre de répulsion -qui pouvait le perdre à jamais; embrasser frénétiquement -ces lèvres qui semblaient s’écraser sous les -siennes comme la peau d’une vieille nèfle juteuse; -se sentir à chaque étreinte la face balayée des mèches -grises poissées par l’effort et la sueur d’un ahan -sénile, non, il y avait de quoi donner la nausée à un -fossoyeur habitué à triturer des cadavres. Certes, -les deux vers de Juvénal s’imposaient. <i>Servus erit -minus ille miser, qui foderit agrum</i>... etc... Et, voilà -pourtant où l’avait acheminé la littérature! Pourquoi -n’avait-il pas embrassé la profession de son père? -oui, pourquoi ne s’était-il pas fait rond-de-cuir lui -aussi? Il aurait stagné quelques heures par jour -dans un croupissoir quelconque, et moyennant cela, -libre, vers cinq heures exempt de tout souci, il -aurait pu faire des femmes dans le Luxembourg, des -femmes qui ne lui auraient pas, au milieu de la danse -de Saint-Guy passionnelle, soufflé au visage, à travers -la carie de leur dernière molaire, une haleine -caséeuse de vieille érotomane, une senteur d’évier ou -de mollusque corrompu.</p> - -<p>Mais peut-être s’accoutumerait-il à cela, puisqu’on -s’accoutume à tout. La Nature, une bonne mère, qui -a créé les hommes pour un tas de sales besognes, -n’a-t-elle pas décrété l’annihilation lente mais certaine -du primordial dégoût qu’éprouvent ses créatures -pour différentes choses. A l’aide du temps, elle -modifie l’opinion première et défavorable; l’accoutumance<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[161]</a></span> -se fait progressivement, et les êtres accomplissent -alors presque sans répugnance ce qu’elle -leur avait ordonné de faire et devant quoi ils s’étaient -préalablement cabrés. On <i>s’habitue à tout</i> est un -cliché révéré par la Civilisation. La Nature, qui a -prévu l’universalité des cas, se serait trouvée prise -en défaut, risquant par surcroît de voir s’écrouler -son œuvre entière si elle n’avait pris soin d’effacer, -peu à peu, dans le cœur des hommes, la répulsion -spontanée pour une multitude de faits, et si -elle ne les avait acheminés, par une progression -savante, à la tolérance et même à l’amour final du -caca. Sans cela est-ce qu’on pourrait mentir, flibuster -son semblable, faire l’amour et se reproduire, -accomplir en un mot les saletés qui constituent la -vie et que réprouve le cœur ou l’intelligence. Je m’y -ferai, tout naturellement; l’initiation seule, sans -doute, sera douloureuse, songea Médéric Boutorgne. -D’ailleurs la fois prochaine, puisque la vieille ne -déteste pas licher, je me collerai un peu d’alcool -dans la peau, et alors j’imposerai à mon imagination—car -tout est affaire d’imagination—de me faire -travailler, non plus sur la Truphot, mais sur Cléopâtre -ou Aspasie. Pourquoi n’achèterai-je pas une -photographie de Cléo de Mérode? poursuivit-il; je -la placerai subrepticement au chevet du lit, au-dessus -de l’oreiller, pendant les minutes néfastes, et -comme cela l’illusion sera parfaite. Il n’y aura qu’à -s’abstraire, en pensée, ce qui n’est pas très difficile, -en somme.</p> - -<p>Puis, comme quelques louis qu’il avait soutirés à la -veuve, en avancement d’honoraires, tintinnabulaient -au fond de ses grègues, il décida de s’offrir une -journée pleine de délices. Il irait d’abord au bain,<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[162]</a></span> -pour propulser en dehors de son épiderme le ferment -tenace et malodorant que la plastique de la Truphot -y avait implanté, après il irait déjeuner dans un restaurant -de journalistes, près du boulevard, et ne -mettrait pas moins de dix francs à son repas pour -sidérer ses confrères en déroute devant un tel luxe. -Ensuite, l’après-midi, il se rendrait à Longchamps, -placer un louis, à cheval, sur <i>Bajazet</i> dans le handicap -final: un désir tenace qu’il avait depuis longtemps, -et à six heures, au <i>Napolitain</i>, il combattrait, -plein d’audace et à voix assurée cette fois, les idées -de M. Lajeunesse qui abusait un peu trop de la tribune -aux harangues. Oui, le jaspin de M. Lajeunesse -commençait à l’horripiler. Et il était d’accord en -cela avec presque toute la ménagerie à gens de lettres. -S’expliquait-on un pareil succès avec une prose -catarrheuse de jeune homme poussif? une phrase qui -toussait, crachait, hoquetait, ahannait, hachée d’incidentes -se traînant dans la phrase comme des culs-de-patte, -une prose où quinze épithètes étaient nécessaires -pour formuler le trait balourd.</p> - -<p>Il réalisa exactement ce programme, mais il fut -tapé de cent sous, à l’issue du déjeuner; Bajazet se -trouva battu outrageusement et le soir, au <i>Napolitain</i>, -M. Lajeunesse, outré de sa controverse et mal -embouché, comme à l’ordinaire, le traita de fœtus -de singe et de bâtard d’hamadryas, ce qui fit rire -la docte assemblée aux dépens de Boutorgne qui, -comme toujours, n’arriva point à la réplique.</p> - -<p>Sur les huit heures, il se décida mélancoliquement -à rejoindre, pour dîner, un restaurant à trente-deux -sous de la rue Montmartre, où le patron, un homme -de plus de soixante-dix ans, affirmait que Wagner, -le grand Wagner, avait dîné sous l’Empire, dans les<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[163]</a></span> -heures noires qui précédèrent l’appareillage pour la -fortune et la gloire. Même on y montrait sa table. -Il frôla sur le trottoir un vieillard sans doute affamé, -vêtu d’innomables haillons, aux gestes tremblotants -de quasi-paralytique, dont les paupières sanguinolentes -semblaient avoir été rongées par des myriades -de mouches ou par un demi-siècle de larmes, qui -vendait un illustré, exclamant par à coups d’une voix -cassée et suppliante:</p> - -<p>—Demandez la <i>Vie en rose</i>!... la <i>Vie en rose</i>!...</p> - -<p>Comme Médéric retraversait le boulevard, deux -bras énormes, surgis d’un fiacre, les bras de Siemans, -s’agitèrent à sa vue en geste de télégraphe Chappe, -pendant qu’une voix aiguë de castrat le hêlait itérativement.</p> - -<p>—Cher, très cher, vous tombez bien, lui dit le comte -de Fourcamadan, assis en face de l’amant en titre de -la Truphot. Comme cela se trouve! nous courions -justement après vous. Et le descendant des croisés -expliqua: Voilà, on avait besoin de lui, parce que, -Molaert, un Belge et un ami commun se battait en -duel. Ce Molaert, qui se réclamait d’un hellénisme -transcendantal, qui parlait le cophte et le sanscrit, -par surcroît, disait-il, était venu à Paris, il n’y avait -pas un an dans l’intention de prêter ses lumières à -la renaissance triomphale du catholicisme, pour -laquelle pendant vingt ans avait lutté Jacques Paraclet. -Il avait même vécu quelques mois, hébergé par -ce dernier avec sa femme grosse et son enfant, conquérant -le pamphlétaire par la glorification opiniâtre -de son génie. Mais Jacques Paraclet, envahi par la -famine, et finalement blasé par ces louanges à domicile -qui ne rayonnaient pas profitablement sur le -dehors, avait dû le mettre à la porte, à la suite d’un<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[164]</a></span> -colletage digne de portefaix, sans avoir même pu -vérifier au préalable si l’helléniste, pour qui la langue -d’Aristophane n’avait plus de secrets, était seulement -au courant de la prononciation du thêta. Molaert -sur le pavé s’était intelligemment débrouillé. La largeur -de ses épaules qui ravalaient celles de Siemans -et le tonnage invraisemblable de ses flancs avaient -réduit à merci, en peu de minutes, la Gougnol, -directrice à Montmartre d’une boîte dénommée le -<i>Théâtre Fontaine</i>. L’épouse engrossée, ainsi que -l’enfant âgé de deux ans, avaient été diligemment -jetés sur le pavé par le Belge, qui s’était hâté de -prendre possession de la vieille cabote et de trôner -dans un intérieur où il était loisible de boire du bordeaux -fameux, de manger des entrecôtes larges -comme le Champ de Mars, et de répudier toute fonction -autre que celle du maquerellat.</p> - -<p>Ce catholique, qui à quelqu’un lui faisant observer -que procréer, à reins que veux-tu, des enfants voués -d’avance, par son absence de tout pécule et son -horreur du travail, à une existence d’esclaves ou de -deshérités, n’était ni humain, ni charitable, ni même -paternel, répondit un jour:—Le christianisme! Mossieur, ordonne -d’engendrer; ce christilâtre qui déclarait -d’autre part que s’il avait écrit <i>la prière sur -l’Acropole</i>, il n’aurait plus d’autre ressource ni d’autre -expiation que le suicide ou se faire chartreux, -vécut donc chez la Gougnol des jours consolateurs -de toutes les disettes et de tous les déboires passés. -Malheureusement l’amant sérieux qui entretenait -encore la catin quadragénaire finit par trouver la -chose sans agrément. Il coupa les subsides, renversant -la huche. Et c’est pourquoi—le théâtre ayant -fait faillite—Molaert présentement lui envoyait des<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[165]</a></span> -témoins, afin de le sommer d’avoir à servir à nouveau -la mensualité nourricière ou à trembler devant -son épée.</p> - -<p>L’Exégète belge n’avait pas cru pouvoir mieux -choisir qu’en désignant comme témoins, Siemans, -un compatriote, et le noble comte dont le nom jetterait -sur cette affaire un lustre indéniable.</p> - -<p>—L’adversaire de Molaert est un lâche, disait -Fourcamadan; le voilà qui se dérobe piteusement. -Il excipe que notre client n’est plus qualifié pour -faire tenir un cartel à qui que ce soit. Alors, mon -cher, nous allons porter la chose devant un jury -d’honneur. Et nous vous avons choisi comme arbitre.</p> - -<p>Enchanté de la chose, Médéric Boutorgne, faisait -néanmoins le dégoûté.—Oh! vous savez, moi, je -ne suis pas très calé sur Châteauvillard.—Il ne -s’agit pas de cela, mon vieux, intervenait Siemans qui -défendait la corporation, si le bonhomme de Madame -Gougnol, ne marche pas, Molaert va lui casser la -g..... et il sera dans son droit. Donc, rendez-vous, -demain six heures avec son arbitre, au café Napolitain, -la table à gauche de celle de Mendès...</p> - -<p>Le lendemain, l’amant sérieux n’ayant dépêché -aucun juge d’honneur et s’étant contenté d’adresser, -sur les huit heures, au comte de Fourcamadan, un -bleu que le garçon apporta et dans lequel il disait -que toute constitution de témoins ou de tribunal, -pour une rencontre avec Molaert lui semblait superflue, -«puisque la pêche étant fermée, il ne pouvait -choisir la ligne de fond et que, retenu par des affaires -pressantes, il redoutait d’arriver en retard et d’être -obligé ainsi de se passer son épée au travers du corps, -comme Vatel pour avoir manqué <i>la marée</i>», la -société se mit en devoir de rédiger, de suite, un procès-verbal<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[166]</a></span> -de carence. Après avoir pris l’avis de -notables escrimeurs présents, après avoir requis les -lumières de deux ou trois fleurets célèbres du Cercle -de l’Escrime ou de la salle Tabadil, la conduite de -celui qui se refusait à affrêter désormais l’helléniste -et sa maîtresse sur le retour fut définie comme il -convenait, avec des adjectifs sans bienséance et de -flagellantes épithètes. Puis Siemans et Fourcamadan -portèrent la chose aux journaux avec des «prière -d’insérer» contresignées par quelques-uns de leurs -amis des rédactions.</p> - -<p>Est-il utile de spécifier qu’une bonne moitié des -affaires d’honneur du boulevard ont pour motif des -conflits d’ordre similaire?</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[167]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">V</h2> - -<p class="pch">Les infusoires du croupissement...</p> - -<p>Trois jours après, Médéric Bourtogne trouva dans -son maigre courrier une lettre de la Truphot le conviant -à venir dîner à Suresnes, dans la villa où elle -passait une partie du printemps et qu’elle avait -rejointe depuis l’avant-veille. Venu par la gare du -haut, le gendelettre devait se rabattre à droite pour -gagner la maison de campagne sise à une portée de -fusil de la Seine roulant le chocolat irréductible de -ses eaux entre les frangées de peupliers du bois et -le chemin de halage strié géométriquement, les soirs -dominicaux, par les corps des pochards endormis -dont le sort venait de favoriser les entreprises sur le -turf voisin. Après avoir doublé la place de l’église et -dépassé la vieille carcasse de chapelle encore debout -au milieu d’un éboulis tenace de moëllons compissés, -qui semble avoir été malmenée avec tout ce qui -l’entourait par le sac implacable d’une horde victorieuse -acharnée à ne laisser après elle que des -décombres et des excréments, Boutorgne pénétra dans -le vieux Suresnes. Il se trouva soudain prisonnier -d’un extraordinaire écheveau de ruelles tortueuses et -puantes qui dispersaient une pestilence de souterrain -mal famé, venelles serpentines bordées de -maisons dont les murailles découragées, enduites de -la saumure des fumées d’usines et des urines tenaces, -se trouvaient écorcées d’affiches bariolées, de couleurs<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[168]</a></span> -à faire éclater la rétine, de placards commerciaux -clamant la gloire des amers, des apéritifs les -plus saugrenus, des poudrettes les mieux péremptoires -et des bicyclettes à tout jamais hémiphlégiques. -D’invraisemblables négoces s’abritaient en ces -endroits. En nombre incalculable, des marchands -de vin, aux vitres boueuses, au sol de terre battue -constellé de crachats, dispensaient les litharges, les -furfurols et les trois-six aussi redoutables que le -venin du trigonocéphale ou les prussiates sans appel. -Des pâtisseries sanieuses élaboraient des tartes aux -mouches, des flans à la stéarine, des chaussons aux -pommes fourrés d’une gélatine couleur de beurre -d’oreille, des éclairs au cambouis et des babas spongieux -dont les gamins rôdeurs, aux morves verdâtres, -arrêtés un instant devant la boutique, suçaient -le simili-rhum, insidieusement. Plus loin, des charcuteries -s’ouvraient en contre-bas de la chaussée, la -devanture vert-sombre embellie par des chapelets de -boudins artificiels en bois noir durci, pareils à des -poids de coucous, et d’innomables viandes, de terrifiantes -salaisons suppuraient sur des papiers de dentelle -bleuâtre, autour de terrines de foie gras fabriquées -sans doute avec les viscères des chiens crevés roulés -par la Seine voisine; le tout circonscrit par une profusion -de rillettes dont les pellicules de graisse se -recouvraient sous l’atteinte du soleil d’un eczéma -rosissant. Des triperies défilaient avec toute leur -affreuse boyauderie appendue aux crocs de fer de -l’étal où le cœur, le foie, le mou des bestiaux scrofuleux -laissaient suinter en filaments jaunâtres le -suif déliquescent des viandes séreuses. Des papeteries -venaient ensuite rayonnant sur le dehors, par la -porte entr’ouverte, la tiédeur ammoniacale de l’urine<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[169]</a></span> -de chat, et dans lesquelles de vieilles dames en bigoudis -et en lunettes régnaient sur des parallélipipèdes -de pains à cacheter, des feuilles de soldats coloriés -ou sur les volumes visqueux des œuvres de Dumas -père, tout en sortant de-ci, de-là, sur la devanture, -pour fixer à nouveau, sous l’épingle de bois, le dernier -numéro du <i>Petit Scélérat</i> illustré ou de la <i>Lune -du dimanche</i> représentant, pour l’éducation artistique -des masses, «Tolstoï excommunié par le Saint-Synode» -ou bien «le Roi de Portugal au tir aux -pigeons»: un colosse en redingote, frisé et abêti, non -moins qu’adipeux, armé d’un fusil devant des dames -en toilette rouge, qui semblaient issues d’un prospectus -de la Samaritaine. Et puis, c’étaient encore -des laboratoires de gaufres faites avec de la sciure de -bois, travaillées par de redoutables géants au torse -velu, aux bras retroussés, au capillaire erratique, des -athlètes à la carrure de titans, qu’on se fût représentés -volontiers occupés à forger, sur l’enclume de -Vulcain, les sagettes cyclopéennes et qui <i>pudlaient</i> -une pâte déroutante avec des gestes mous, pendant -que la sueur dégoulinante de leur front accablé, en -tombant sur le fer noirâtre du moule emmanché de -longues tiges, rejaillissait en petites bulles tôt vaporisées.</p> - -<p>Deux ou trois marchands de frites maniaient la -boîte à sel au-dessus de leur cuvette de fer blanc, où -chantait une graisse évidemment prélevée—à en -juger par sa mofette—sur les laissés-pour-compte -d’équarrisseurs. Et pendant des kilomètres, sur le -pignon des maisons défaillantes, le <i>Petit Scélérat</i>, -6 pages, affirmait qu’il imbécillisait par jour une -moyenne de cinq millions d’individus, Dufayel qu’il -détenait la plus grande maison de publicité connue,<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[170]</a></span> -qu’on trouvait chez lui cent mille mobiliers garantis -sans punaises, durables huit jours, et absolument -pour rien, et les moteurs... de Masboul-Mâchefesse—pour -motocyclettes et quadricycles—qu’ils étaient -les premiers du monde.</p> - -<p>Arrêté devant un index surmontant une inscription -drôle: <i>Allez tous chez Jolicœur, marchand pêcheur, -rue du Puits-d’Amour</i>, Boutorgne fut subitement -refoulé en arrière. Des théories compactes de gens -arrivaient comme un raz-de-marée, menaient l’assaut -de l’etroite chaussée, envahissaient la rue et -s’essaimaient aux étalages pour y prélever sans -doute le réconfort de leur estomac conciliant. On eût -dit d’une invasion subite d’individus que la faim ou -la soif a rendus forcenés. Immédiatement, les marchands -parurent sur le pas des portes, jaillirent des -antres obscurs, et se mirent, avec force sourires, à -faire la retape pour leurs affreuses spécialités. Déjà -des groupes chahuteurs d’ouvriers parisiens endimanchés -gouaillaient devant eux.</p> - -<p>La sortie des courses de Longchamps commençait -et Médéric Boutorgne, dans la rue principale, tenaillé -par l’envie de s’offrir l’apéritif avant les agapes de la -Truphot, stationna amusé de cette foule suscitée -comme par miracle. Le pont était noir, le bois par -toutes ses allées vomissait des multitudes en marche; -les ombrelles claires, les toilettes polychromes des -femmes, les dos sombres des hommes roulaient sous -la poussière dense, les cris d’appel, la galopade des -voitures déferlant comme une déroute, les cornes -beuglantes des autos laissant derrière eux un sillage -empesté. Et subitement les trois cents mètres de chaises -des limonadiers voisins du pont furent emportés -d’assaut parmi un hourvari prolongé. Chaque dimanche<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[171]</a></span> -d’été et même souvent le jeudi, la petite localité -suburbaine voyait ainsi la foule agitée des parieurs -s’abattre, lasse d’émotions, à la terrasse de ses cafés. -C’était toutes les fois une cohue trouble, composée -de tout ce que la Bourgeoisie ou le peuple comptent -d’éléments divers et préalablement abrutis qui, sur -la pelouse, quatre heures durant, avait répondu par -de longues clameurs et des palpitations prolongées -aux successifs affichages du Mutuel. Ouvriers, -employés, petits bourgeois, rôdeurs, guenilleux inscrits -à l’assistance publique à en juger par la navrance -de leurs vêtures, composaient la clientèle ordinaire -du Totalisateur, ce nouveau minotaure des menues -épargnes, qui n’a pas son pareil pour abolir définitivement -l’encéphale déjà fugace des petites gens du -bas négoce parisien.</p> - -<p>Toutes les variétés de faces humaines et toutes -les tares civilisées étaient représentées là. Des figures -crétinisées par la persistance de ridée fixe, des mufles -de boutiquiers obturés à jamais, des faciès dignes de -Callot ou de Ribeira, des têtes sinistres de cours -d’assises se mêlaient en un indescriptible grouillement, -et tous palabraient en un argot spécial, se contaient -réciproquement leurs déboires et comme quoi -ils avaient encore ce jour-là raté la fortune, pendant -que d’impossibles stropiats, d’inénarrables camelots -surgissant on ne sait d’où, des bonneteaux à l’œil -torve et cauteleux truffaient la foule et nouaient ses -anneaux d’engorgements propices aux pick pockets -dont le savoir-faire se traduisait tout à coup par de -longs remous, des imprécations et des poursuites -éperdues.</p> - -<p>Parmi les élégances des filles de music-hall et des -bookmakers endiamantés qui, dédaigneux des viles<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[172]</a></span> -promiscuités, se hâtaient vers la gare voisine, passaient -des spirales continues de bicyclistes échauffés, -venus de Versailles ou du bois. Ceux-ci ne -s’arrêtaient un moment devant la stimulante absinthe -que pour transsuder à l’aise sous le maillot et exhiber, -en des dialogues semés de mots techniques, le paupérisme -de leur entendement. Et des terrasses dont -les cafés obstruaient la rue jusqu’à la chaussée, montait -une rumeur sourde coupée de strideurs et de vociférations, -car des gens discutaient avec passion, en -brandissant des journaux de couleur, sur l’issue du -prochain handicap, ou sur le brio d’un jockey célèbre -qui n’avait pas son pareil pour rafler, chaque réunion, -à la pelouse par un beau coup, deux ou trois -mille louis de ses paris. Puis un relent d’alcool -mêlé à une odeur chaude de peau humaine que la -moindre brise rabattait s’éployait sur ces troupeaux -frais-tondus. Des individus s’invectivaient, -des femmes que la fièvre des paris avait rendues -particulièrement épileptiques s’agrippaient à la -tignasse en se réclamant des sommes, pendant que -les garçons de café, placides, veillaient seulement à -ce que la verrerie ne fût point mise à mal. Du côté -du vieux Suresnes ronronnait le grésillement des -fritures, appuyée au bord de l’eau par la cacophonie -des orgues de barbarie et le piaulement des crins-crins -déchaînant des mélodies éperdues. Des tramways -vacarmeux passaient saturés de voyageurs -agglutinés les uns aux autres, durant que le flot des -turfistes attardés dégorgés par le bois coulait impitoyablement. -De temps en temps un sergent de ville -ou un mouchard en civil cueillait quelqu’un au bord -de la rangée de chaises et des cris, des menaces s’élevaient -de la foule! oui! oui enlevez-le, c’est un<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[173]</a></span> -voleur, à l’eau... à l’eau... à mort... Souvent aussi -une noce irréductible, une noce du dimanche, qui se -repayait le lendemain de l’hyménée un tour de bois, -une noce que véhiculait une tapissière à rideaux de -calicot rayé s’empêtrait dans les groupes. Les messieurs -de la suite de la mariée, les pommettes turgescentes, -et s’évertuant à tirer sur des cigares éteints -empouacrés de salive grasse, répondaient aux quolibets -de la rue en riant très fort et en se tapant sur -les cuisses. Et l’épousée dont des phalanges audacieuses -trituraient les hanches, à chaque cahot de -la voiture, tressautait sur son banc, tout en manifestant -sa joie d’aimer selon la loi, par de larges -sourires adressés à la cantonade. Entre cette foule -de parieurs et cette voiturée de gens trop gais, -c’était l’éternel antagonisme, la profonde mésestime -de l’amour et du jeu, qui s’avèrent ridicules l’un et -l’autre, et que ne peut cependant pas réconcilier -dans un grotesque identique, la profitable et commune -sanction légale.</p> - -<p>Une liesse véhémente, une frairie surexcitée prenait -possession de la petite localité. Des cohortes de -couples copieusement absinthés, qui venaient de -requérir l’enthousiasme et l’effervescence des apéritifs, -se déroulaient à la queue leu leu, zigzaguant, -s’arrêtant, se parlant dans le nez, se tirant par les -coudes; des coulées de parieurs aux joues allumées, -se traînaient par les deux routes de la gare, envahissant -les raidillons escarpés comme les tentacules -projetés par cette foule aux squames diaprées -d’oripeaux et de frusques disparates. Des guinguettes -aux tonnelles crayeuses, sur la porte desquelles -venaient raccrocher des servantes à l’anatomie facilement -explorable, pompaient et engloutissaient le<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[174]</a></span> -plus gros de ces cohues enragées de mangeries et -d’abondants lichages. On entendait alors les patrons -et leurs aides annoncer pompeusement les commandes,—une -gibelotte au deux—trois litres à seize et -une friture à l’as—Et, chaud pour quatre! pendant -que le choc des verres, les rires ferrailleux, le -heurt des assiettes, les cris d’aise, le bruit des embrassades, -et le gloussement aigu des chatouilles, conquéraient -l’atmosphère apaisée du soir. Très avant dans -la nuit, la litronnerie et le bâfrage duraient ainsi, se -répétant chaque beau dimanche de courses, sous le -relent des vins populaires, et le fumet des basses -nourritures, prolongés en crises attendries de soupirs -et d’éructations, dès la survenue des violonistes -ambulants qui accouraient pour satisfaire au besoin -de sentimentalité consécutif à toute heureuse déglutition.</p> - -<p>Et dans le calme du bois proche et de la Seine -endormie, que pointillaient d’or, de chrome ou de -vert, les lucioles des bateaux amarrés, jusqu’au -dernier train, les vociférations des poivrots, les -chansons ordurières, les appels aigus des femmes, -les paquets de clameurs des «sociétés» qui en -étaient venues aux mains, perforaient le silence -impuissant à triompher. Des quarterons d’individus, -qui s’étaient cassés le nez à la gare close, passaient -même la nuit, éboulés au fond des fossés, au milieu -de débris de nourriture, de reliefs de dessert, de -bouteilles à moitié vides qu’ils avaient emportés -pour manger et boire encore, éperdument, toujours, -pendant l’heure du trajet sur Paris.</p> - -<p>L’antique Suresnes du bord de l’eau, frais et -feuillu, au dire des vieux conteurs, n’existait plus. -Le coteau déboisé et morcelé avait été décortiqué<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[175]</a></span> -de ses frondaisons; des rails, des fils télégraphiques, -des poteaux noircis et des cheminées d’usines y -prospéraient, sans inquiétude, assurés désormais de -l’estime et de la protection des successives édilités. -Sur les hanches de la colline, s’érigeaient maintenant, -à l’exclusion de tout accessoire bucolique, de -nombreuses propriétés où d’anciens mercantis retirés -des affaires avaient introduit leurs digestions pour -y vivre en paix dans la haine de toute esthétique. -Des gens profitaient et mouraient là qui, de leur -vie, n’avaient fait une bonne action, ni un bon mot. -La profusion de «Mon Castelet», de «Mon Nid», -de «Mon Ermitage», de «Cottage des Glycines», -de «Kiosque des Glaïeuls» était extraordinaire. -Même chaque jour, plusieurs fois, un couple, la -femme tonnelesque et le mari tel un double quintal -de viande suiffeuse, menaçant tous deux de -défoncer le ballast de la rue, s’introduisait dans la -«Villa des Mésanges». L’architecture, l’ordonnancement -des briques et des moellons sans pudeur qui -consentaient à abriter ces anciennes gloires du comptoir -ou du bureau, suffisait à elle seule pour que l’individu -le moins soucieux de goût ou de beauté, se -désespérât incontinent de n’être point venu au monde -atteint de la plus irrémédiable cécité. Il y avait là -des maisons <i>normandes</i>, des terrasses <i>à l’italienne</i>, -des isbas russes et des castels gothiques, qui expliqueraient -à la rigueur les tremblements de terre et -les convulsions d’une planète qui se voit souillée de -pareilles ignominies. Toutes les banlieues immédiates -ou les centres suburbains bien desservis se -trouvent, du reste, contaminés de la sorte par l’irréductible -et agressive sottise des enrichis. Mais de -cette horreur, les époques précédentes furent exonérées,<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[176]</a></span> -semble-t-il, car, nulle part, on ne retrouve -trace de monuments ou de constructions pouvant -subir la comparaison avec un aussi fabuleux délire -du gravat et de la truelle. C’est la rapide accession -du petit bourgeois indécrottable et épateur à l’aisance -et à la fortune qui nous a valu cela et qui -ulcère les terroirs avoisinant la grande ville de -cette roséole implacable, de ces syphilides de crépis -flambant neufs, de ces gentilhommières d’ex-bandagistes, -de ces wigvams d’épiciers honoraires ou -d’huissiers impénitents.</p> - -<p>—Fichtre, déjà six heures et demie; je vais me -faire enlever, se dit Médéric Boutorgne en consultant -sa montre de nickel, et il hâta le pas après avoir -accosté un parieur flanqué d’une femme encolérée, -au chignon de travers, et de trois gosses pleurnicheurs -occupés à lécher avec insistance des tickets -multicolores, tout ce qui restait sans doute de l’argent -du père.</p> - -<p>—Est-ce que Bajazet est arrivé, Monsieur, questionna-t-il...</p> - -<p>—En pétant avec 77 kilos, et il rapporte 143 cinquante -pour cent sous, c’était mon idée... Je voulais -le jouer en partant, mais je vais vous dire... j’ai rencontré -Mâchiavin qui m’a dit... Écoute... ne te -presse pas. Picksilver, le lad de l’écurie d’Haugias, -m’a donné Mocassin...</p> - -<p>—Ma veine! voilà bien ma veine! lamenta Boutorgne -en échappant au quidam qui, pareil à tous ces -hallucinés, se préparait à lui faire entrevoir tous les -facteurs de sa malchance et à lui expliquer vingt fois -encore que, hormis telle ou telle surprenante conjoncture, -il aurait ce jour-là violenté victorieusement -la fortune.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[177]</a></span></p> - -<p>—Ah! oui! la voilà bien ma veine! je joue -Bajazet juste quand il se fait battre pour faire monter -la cote et il arrive la réunion suivante...</p> - -<p>Dans la villa de Truphot dont le père Saça, le jardinier, -un vieil homme courbé qui marchait ployé en -deux pour avoir, sans doute, pendant quarante ans, -biné des salades et repiqué du céleris, vint lui ouvrir -la porte, le gendelettre fut étonné de l’inaccoutumé -silence. A l’ordinaire, la maison d’été de la vieille -s’emplissait continuellement d’un bruit de vie surexcité -car il lui fallait toujours deux ou trois couples, -de préférence hilares, énamourés et jacasseurs.</p> - -<p>—Chez moi, disait-elle, on décamérone et l’on ne -s’ennuie jamais.</p> - -<p>Cette fois, tout semblait dormir; nul bruit ne -s’élevait de l’intérieur et le <i>prosifère</i> eut un instant -de crainte à l’idée que la Truphot pouvait ne pas -l’avoir attendu. Lui, qui apportait à la veuve l’offre -d’une collaboration à la <i>Revue Héliotrope</i> où elle -ferait la critique d’art, les Salons et les Expositions! -Même, il lui avait trouvé un joli pseudonyme littéraire; -elle épaulerait ses articles de cette charmante -signature: Camille de Louveciennes. Certes la vieille -allait être enchantée, ayant toujours désiré exhiber -des écritures dans les petits fascicules à côté. Cela lui -rappellerait l’heureux temps où Péladan et Moréas -voulaient bien la magnifier de leur amitié, l’heureux -temps où ils parlaient de créer avec elle une Revue -artistique et ésotérique. Médéric Boutorgne apportait -encore autre chose. Ah! cela, par exemple, c’était -du nanan, il venait lui offrir de signer avec lui son prochain -livre, <i>Eros et Azraël</i> dont la charpente était déjà -debout. Ainsi, certes, Siemans serait ravalé à jamais, -et la Truphot, emballée par cette carrière littéraire<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[178]</a></span> -s’ouvrant subitement à nouveau devant elle, marcherait -jusqu’à la mairie. Il n’y avait pas de raisons d’en -douter. Après, Médéric Boutorgne l’emmènerait dans -le Midi et en Italie, pour un an au moins, afin de -laisser passer l’esclandre d’un pareil mariage non -sans avoir, au préalable, procédé à l’éviction du Belge -et des autres. Il propagerait le bruit dans Paris qu’il -n’y avait dans leur hyménée que l’union de deux purs -esprits épris d’art; qu’ils n’avaient fait que se mettre -en ménage... intellectuellement, en somme, pour -mieux apparier leurs rêves de pure beauté, désintéressés -de toute vile contingence, ce qui était le mariage -des vrais esthètes après tout. Diable, pourvu qu’elle -fût là! Il se sentait, présentement, en un état de -profitable excitation; le lendemain, à coup sûr, il ne -ferait point miroiter les choses avec autant d’éloquence -qu’en cette minute. Mais le sort l’avait toujours -desservi. Certainement, le destin allait encore -lui jouer quelque mauvais tour de sa façon!</p> - -<p>Après avoir longé l’étroite courette resserrée entre -la façade de la villa et le petit pavillon délabré servant -de logement au concierge jardinier, courette -qui aboutissait à un jardin en contre-bas de plusieurs -mètres, Médéric Boutorgne se désespérait.—Ça -y est, se disait-il, la Truphot a filé sur Paris.. -Enfin il poussa une porte ouvrant de plain-pied sur -le pavé capricieux et moussu de la petite cour, et il -se trouva nez à nez avec la veuve..—Ah! le malheureux! -le malheureux! il a ses bottines, clama-t-elle, -à sa vue, les bras dressés, et ses mèches grises -encore plus envolées qu’à l’ordinaire devant le saugrenu -que présentait, pour elle, l’équipage de Boutorgne -en ce moment. Celui-ci, en désarroi, considérait -ses pieds, ses escarpins à 12,50; même, il<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[179]</a></span> -n’était pas loin de leur concéder un air avantageux.—Mais -oui, Amélie, répondait-il d’un air tendre, -mes bottines... qu’est-ce qu’elles ont donc?... La -Truphot, appelait la bonne.—Justine, vite, déchaussez-le; -ah! le pauvre, c’est vrai, il ne sait pas!... -Et elle poussa le gendelettre sur une chaise pendant -que la femme de chambre s’acharnait après les boutons. -Atterré, Médéric Boutorgne se laissait faire, -non sans mauvaise grâce car il n’était pas très sûr de -l’impeccabilité de ses chaussettes. Dieu fasse qu’un -orteil indiscipliné et malicieux ne se soit pas avisé -de tenter une randonnée au travers d’une des -nombreuses reprises conditionnées par sa mère en -ses heures de loisir.—C’est sûrement une épreuve, -pensait-il,... les vieilles femmes ont souvent de ces -idées baroques.. celle-ci avant de m’épouser veut -m’évaluer à sa manière... Mais déjà la Truphot -l’entraînait, le tirant par le bras au travers de l’escalier.—Surtout, -pas de bruit, mon petit, disait-elle, -montez le plus doucement possible... le moindre -craquement ferait tout rater... Et elle poussa à demi -une porte feutrée d’une épaisse tenture...</p> - -<p>Dans la pénombre de la pièce aux rideaux tirés, -donnant sur le jardin, Médéric Boutorgne aperçut -un lit défait dont les draps en désordre tordus -comme des linges mouillés, traînaient sur le tapis, -et, dans ce lit, rougeoyait, congestionnée, la face barbue -de brun d’un homme d’une trentaine d’années, -aux joues caves, aux yeux cerclés d’un croissant violet, -qui paraissait délirer en une fièvre violente car -il agitait les bras convulsivement et proférait des -phrases sans suite.</p> - -<p>—Ah! la sacrée chauve-souris, hurlait-il... la v’là -qui vient sur moi..., pan... Et la cuisinière qui fait<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[180]</a></span> -bouillir son thé dans mon orbite... tenez il sort par -mes narines... pas besoin de filtre... j’ai avalé les -feuilles au passage... allez... y sucrez-vous... Mais... -Nom de Dieu... pourquoi a-t-on allumé une lampe à -alcool sous mon crâne... Et puis bon sang de bon -sang... le soleil qui se décroche maintenant... il va -tomber sur nous... Ah! malheur comme nous allons -rôtir...—Sauvez-vous, vous autres... Oh là! là! -c’qu’on grille...</p> - -<p>Et le malheureux s’était retourné, la face dans -l’oreiller, avec des mousses roses aux lèvres, mordant -la toile, et envoyant tout à coup rouler les draps et -les couvertures d’une détente de ses jambes affolées. -Dans la chambre allait et venait un individu embelli -d’une redingote oléagineuse de pion départemental, -assez grand, à la membrure épaisse, d’un extérieur -de gratte-papier saumâtre, avantagé des palmes académiques, -qui, le haut-de-forme sur la tête, décrivait -de grands gestes avec les bras, imposait les mains -sur la tête du patient, marmottait des paroles extraordinaires -tout en dessinant des signes cabalistiques -et en paraissant implorer des forces inconnues, des -divinités insoupçonnées...</p> - -<p>—Les abascantes de l’investi sont visibles... le -primissime Esprit est là-dessus formel... Il faut -décharmer le canterme et par le périapte vaincre le -Démiurge... Les Médioximes seuls pourront lui transmigrer -l’Euthymie... Que les Psychopompes qui -prétendent induire son astral en la transanimation, -soient par moi, le Conjurateur, repoussés dans les -dix-neuf modes de l’Inétendu où ils rayonneront -dans Séphiroth...</p> - -<p>Il reprit haleine et se précipita sur la Truphot et -Médéric Boutorgne totalement médusé qu’il venait<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[181]</a></span> -d’apercevoir:—Aidez-moi, cria-t-il, il faut placer -son lit dans l’axe magnétique de la terre ou sans cela, -il va se dissocier dans le Devenir... Ce qui voulait -dire, sans doute, que, sans cette précaution, le malheureux -allait trépasser... Maintenant la veuve et son -compagnon s’arc-boutaient à la couche ravagée...</p> - -<p>—Pas comme cela, reprenait l’homme... l’axe -magnétique de la terre est dans la direction Nord-Sud... -Comment, êtres inconsistants et sans fluidité, -n’avez-vous pas encore reçu ce primordial Savoir?... -Et il les chassa tous deux avec des gestes exorcisateurs -pendant que, tout seul, il s’agrippait aux matelas -sur lesquels le fiévreux continuait à trépider et -à panteler sans arrêt...</p> - -<p>Dans le corridor, Médéric Boutorgne était vert; -il fallut que la Truphot le menât dans la salle à -manger et lui fit avaler coup sur coup deux verres de -raspail pour qu’il reconquît la salive et l’usage de -ses cinq sens. Alors, elle expliqua: le pauvre diable -qu’il avait vu dans le lit était un sculpteur, un -ancien ami du temps de M. Truphot, perdu de vue -depuis cinq années environ. Le vendredi de la précédente -semaine, il y avait par conséquent neuf jours, -un fiacre était venu le déposer à sa porte, grelottant -déjà la fièvre. Un camarade qui l’accompagnait -l’avait informée que, se sentant malade et désargenté, -le manieur de glaise avait demandé à être conduit -chez elle, sachant combien elle était bonne et -assuré d’avance qu’elle ne le laisserait point aller à -l’hôpital. Elle avait déféré et fait conduire le malade -dans sa villa de Suresnes en déléguant pleins pouvoirs -à une de ses bonnes pour faire le nécessaire. -Quand elle était arrivée, ce matin même, elle le -croyait hors d’affaire, car la servante n’avait point<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[182]</a></span> -écrit, mais il allait, au contraire, de mal en pis, ayant -perdu toute connaissance. Deux médecins requis -s’étaient disputés à son chevet, devant elle. L’un diagnostiquait -la typhoïde et parlait de plonger le malheureux -dans des bains glacés, oui, dans des bains -glacés, pour le tuer sûrement; l’autre, un petit maigre, -au teint bilieux, aux cheveux roux, se portait garant -qu’on se trouvait en présence d’une appendicite de -la meilleure qualité et qu’il fallait faire l’opération -à chaud, tout de suite, pour se concilier encore -quelques chances de salut. Comme ils commençaient -déjà à se traiter d’imbéciles, elle les avait mis d’accord -en les jetant à la porte et mandé Morbus, le -docteur ès ésotérisme, qui seul pouvait le sauver, -non pas avec de la vulgaire thérapeutique mais avec -des passes et des incantations.</p> - -<p>Le gendelettre, en effet, ne devait pas l’ignorer, -toutes les maladies étaient de sales tours que vous -jouaient les esprits qui se ribotaient dans l’organisme -conquis par eux comme de mauvais drôles -dans une maison cambriolée par surprise. Il suffisait -de les chasser à l’aide des pratiques d’occultisme, -ou bien encore en se servant d’une goétie -appropriée et on s’en tirait toujours quand le -médium était assez puissant. Avec Morbus, il n’y -avait rien à redouter; le malin, Astaroth, Baphomet -ou les autres n’étaient pas de taille à lui résister. -Dans quarante-huit heures le sculpteur serait debout, -car la radiation magnétique de Morbus était péremptoire. -A son entrée dans la villa, toutes les casseroles -de la cuisine étaient entrées en effervescence -et s’étaient mises à s’entrechoquer rageusement. -Il avait fallu les arrimer avec des fils de fer pendant -que le piano glapissait en des lamentations<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[183]</a></span> -prolongées, au milieu de la déroute des servantes.</p> - -<p>Médéric Boutorgne, à l’audition de cette glose, se -sentit sur le point d’évacuer à nouveau son entendement. -Eh bien! la vieille lui promettait une jolie -existence quand ils seraient mariés. N’importe, il -n’avait pas le choix. Il redemanda un troisième verre -de raspail et, une minute après, sous le regard de la -veuve qui guettait son impression, il approuva:</p> - -<p>—Amélie avait eu raison de chasser les médicastres. -Partout, la science humaine fait éclater son -impuissance. Seuls l’Invisible, l’Extra-Monde sont -secourables et délèguent, ici-bas, leurs pouvoirs aux -initiés, aux médiums, leurs Vicaires!</p> - -<p>Enchantée, la Truphot, d’une bourrade amicale, -le remettait sur pied... A la bonne heure!</p> - -<p>—Venez encore que je vous montre quelque chose. -Avec moi, il faut toujours s’attendre à l’imprévu.. -Vous n’avez pas froid, n’est-ce pas? Vous pouvez marcher -encore un peu sur vos chaussettes?</p> - -<p>Et, le faisant grimper devant elle jusqu’au second -étage, elle s’engagea dans un étroit couloir de -service; puis posant le doigt sur les lèvres pour lui -recommander le silence, elle écarta une tapisserie -masquant à l’intérieur une porte dérobée, tout en -collant sa main à plat sur la bouche de Boutorgne -pour étouffer d’avance un probable cri d’étonnement.</p> - -<p>Dans la chambre meublée de pichtpin et tendue -de cretonne rose, dans le lit de milieu, ce n’était plus -un moribond qui s’agitait dans les bonds d’agonie. -Non, cette fois, c’était un couple, sans doute apaisé -par les préalables conflagrations épidermiques, qui -dormait placidement enlacé. Médéric Boutorgne roulait -de stupéfaction en stupéfaction. Un moment, il<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[184]</a></span> -eut l’envie de mettre cette hallucination—car ce ne -pouvait être qu’un phantasme—sur le compte du -raspail. Etait-ce possible?—Parfaitement, répondit -d’un plissement du front la Truphot interrogée -d’un cillement d’œil. Oui, il ne se trompait pas. La -comtesse de Fourcamadan dormait avec Sarigue, -car le fils des croisés ayant eu l’imprudence d’amener -ce dernier dîner deux fois chez lui, la comtesse, -à la vue d’un amant si fatal, s’était mise à fermenter -à un tel point qu’il avait fallu l’écumer au couteau de -chaleur comme une pouliche de sang. Et, connaissant -que rien n’était plus agréable à la veuve que ces -sortes d’aventures, les deux amants étaient venus -requérir l’hospitalité pendant un déplacement de -l’époux. Présentement, la femme du patricien se vautrait -couchée en travers de la poitrine osseuse de -Sarigue. Replète et courtaude, sa tête aux cheveux -parcimonieux, aux petits yeux en virgule tapis dans -un emmêlement de frisettes en chèvre de Mongolie, -exprimait, dans le sommeil, tout l’infini des béatitudes. -Ses joues de pâleur maladive, en paraffine scrofuleuse, -étaient ocellées de taches rouges, de petites -plaques d’herpès que l’excès du plaisir avait poussées -au cramoisi véhément. Depuis quelques mois, -elle suivait un traitement de son cru pour guérir son -acné. Comme elle attribuait une vertu curative à la -viande de veau, chaque soir, au logis conjugal, elle -ne manquait pas de s’en appliquer sur le faciès une -livre et demie pour le moins. Quelquefois, dans les -effusions nocturnes, il arrivait que le comte, pris de -tendresse et croyant accoler son épouse, embrassait -l’escalope. Et ce n’était pas le moindre sujet de leurs -dissentissements. Mais ce jour-là ses joues étaient -libres de tout emplâtre charnu.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[185]</a></span></p> - -<p>De nombreuses serviettes, roulées en tampon sur -la table-toilette, témoignaient du bon-vouloir de -leur passion. Une odeur pointue, une touffeur alcaline, -l’odeur même des accouplements, traînassait -parmi la pièce. A la percevoir, les narines de la -Truphot s’insurgèrent, frémirent relevées, montrèrent -en palpitant le rouge douteux de leurs muqueuses -où profitaient quelques poils gris. Ses yeux -se fermèrent à demi et elle fut obligée de s’appuyer -d’une main à la cloison, comme si elle allait défaillir, -spasmée.</p> - -<p>—Hein! mon petit, dit-elle, remise, en désignant -du pouce ramené en arrière la chambre de l’adultère -et de l’index tendu la pièce où se débattait le -moribond, ici la Vie; là-bas, la Mort! l’éternelle antithèse! -et chez moi, dans la même minute... Est-ce -assez décadence et XVIII<sup>e</sup> siècle?... On ne dira plus -maintenant que je ne suis pas une artiste, bien que -je ne sois plus de l’école romane et que j’aie répudié -l’allure inspirée apte à vous faire sacrer telle par les -imbéciles...</p> - -<p>Alors entraînant la veuve dans le jardin où l’effort -désespéré de quelques lilas atteints d’étysie -avait abouti à de maigres thyrses dont les folioles, -flétries et dispersées par la brise tiède, tachaient la -terre d’un rose évanescent, sous un petit tilleul -ceinturé d’une frange sanglante de géraniums, Boutorgne, -rechaussé, se mit en devoir de lui placer son -boniment. La tête penchée, en une pose d’amoureux -élégiaque, il flûta la chose d’une voix attendrie...</p> - -<p>—Ah! si sa chère Amélie voulait! Comme on serait -heureux... pas plus tard, non, tout de suite... Quelle -place on se taillerait à deux dans la littérature! -Déjà... elle pouvait se faire connaître dans la <i>Revue<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[186]</a></span> -héliothrope</i>... La signature Camille de Louveciennes -deviendrait avec un peu d’effort... une signature -bientôt prépondérante parmi celles de son sexe -qui ont conquis leur public... Et puis son livre, -<i>Eros et Azraël</i>, qu’ils allaient écrire à deux, quel -triomphal succès, on en pouvait escompter déjà -sans trop d’optimisme. Lui y mettrait son sentiment -du paganisme, sa passion, sa fougue, l’humour qui -le spécialisaient au <i>Napolitain</i>; elle sa conception -originale de la vie, son alacrité souveraine et sa -facilité d’émotion...</p> - -<p>Ils allaient perpétrer un chef-d’œuvre, certainement, -le chef-d’œuvre attendu des foules lasses -enfin d’apaiser leur fringale dans le restaurant à -vingt-deux sous de l’esthétique contemporaine... La -Truphot l’avait pris au cou, nouant autour de son -faux-col, dans un bel élan d’enthousiasme, ses deux -vieilles mains parcheminées que boursouflaient les -ficelles violâtres de ses veines engorgées...</p> - -<p>—Ah! merci, Médéric, je n’attendais pas moins -de votre noble cœur... On a plaisir à vous aimer... -Vous êtes reconnaissant au moins... Oui... Oui... -C’est entendu, mais allons faire de grandes choses... -Si je pouvais être Desbordes-Valmore ou qui sait? -une George Sand tardive, toi alors peut-être serais-tu -Musset à ton tour, dis? On a vu des choses plus -inattendues, et entre nous il n’y aurait point de -Pagello, va... Et elle se mit à l’embrasser à pleine -bouche en des baisers qui rendaient un bruit d’ossements, -mais dont l’horreur n’arriva point cependant -à tempérer le délire intime de Boutorgne, en -lequel une voix profonde clamait intérieurement: -tu touches à la Fortune, ô favori des dieux!</p> - -<p>Cependant la vieille semblait ne pouvoir encore<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[187]</a></span> -tenir en place. Elle rajustait à grand renfort de -tapes et de tractions sa jupe et son corsage, à l’ordinaire -pleins d’hostilité et de mésestime l’un pour -l’autre, qui ne pouvaient consentir à la stabilité, et -dont la course à travers les escaliers avait encore -outrecuidé la répulsion chronique qu’ils éprouvaient -à se conjoindre. Et voilà qu’à nouveau elle tirait -Boutorgne derrière elle, en le tenant par le bout des -doigts.—Venez... j’ai quelque chose encore à vous -montrer...</p> - -<p>Parvenus ainsi à l’extrémité de l’allée principale -qui ondoyait, bordée par des tentatives de végétation -avortée, ourlée de maigres et impubères -arbustes, tordus et recroquevillés, n’ayant pas cru -devoir mieux faire, évidemment, que de copier la -convexité dorsale de leur habituel éducateur, le -père Saça, le <i>prosifère</i> et la veuve débouchèrent à -quelques mètres d’une tonnelle faite d’un lattis de -bois peint en vert, adossée elle-même à une tente de -toile bise. Et de cette tonnelle, une envolée de rire -frais et moqueur montait, emperlant le silence de -ce jardin râpé d’une ondée de notes cristallines...</p> - -<p>—Savez-vous ce qui se passe là? disait la veuve. Eh -bien, Modeste Glaviot est en train de réussir ce que -vous avez raté tout simplement... petit maladroit... -Ce soir Madame Honved sera sa maîtresse... J’ai -déjà préparé leur chambre à côté de celle de Sarigue... -Hein? les nuits de Suresnes, quand nous -écrirons cela dans mes mémoires!</p> - -<p>Sans doute, les choses ne devaient pas aller aussi -facilement que le pensait la vieille car, tout à coup, -des intonations cassantes, remplaçant les rires, parvinrent -jusqu’à elle et à son actuel gigolo.</p> - -<p>Dans la tente de toile où ils s’étaient glissés à pas<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[188]</a></span> -feutrés, le couple savoura nettement ce tronçon de -dialogue. Modeste Glaviot grasseyait de sa voix -molle et madame Honved lui donnait la réplique.</p> - -<p>—Je vous assure que je suis un amant très discret, -chère madame. Je n’ai jamais aimé que vous! -Avec moi ce serait la sécurité parfaite. Lorsqu’on a -le bonheur d’être remarqué par une femme du monde, -la discrétion, n’est-ce pas? devient une règle morale. -Quand bien même, sachez-le, toute la littérature -affirmerait que vous êtes ma maîtresse; par la plume, -par la parole et par les actes, je mettrai la littérature -à la raison. J’irai même plus loin, quand bien même -vous crieriez partout que je suis votre amant, je -vous démentirai sans trève ni repos...</p> - -<p>Et l’on entendit son poing qui heurtait le bois de -la charmille en un geste de matassin.</p> - -<p>Un rire arpégé s’éleva.</p> - -<p>—Eh bien! c’est entendu. Dès que ma nature -pervertie m’enjoindra de goûter à un nègre, vous -pouvez être assuré que je vous choisirai la veille, -pour que la transition ne soit pas trop brusque...</p> - -<p>La Truphot et Boutorgne virent alors madame -Honved sortir, le torse redressé, son érugineuse chevelure -flambant dans un rais de soleil comme une -coulée d’or roux, la pointe de l’ombrelle dardée en -une défense répulsive vers Modeste Glaviot, contre -la poitrine de l’histrion pâle de colère qui renonça -cependant à la poursuivre..</p> - -<p>Une heure durant le pître avait mis en œuvre -toute sa politique et toute sa stratégie pour circonvenir -la femme de l’auteur dramatique. Il avait peint -son amour avec les meilleurs vers de son répertoire, -allant même jusqu’à lui décerner, debout devant -elle, deux ou trois de ses plus déterminants <i>Merdiloques</i>.<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[189]</a></span> -Il lui avait fait entrevoir que son mari était -fini, et que, jolie comme elle l’était, il ne lui fallait -pas s’attarder davantage avec un homme dont l’art -était inacceptable. Madame Honved l’avait laissé -s’exténuer dans son discours, paraissant même l’encourager -par des silences ou des rires qu’il avait -escomptés favorablement; puis, selon qu’elle en -avait coutume avec tous les crétins qui l’assaillaient, -elle l’avait finalement exécuté sans retour possible. -Maintenant, l’ombrelle rouge sur l’épaule, elle rejoignait -la maison d’une allure lente et placide.</p> - -<p>La Truphot rageait à froid. Médéric Boutorgne, -réhabilité par l’échec de l’autre, se pavanait dans un -sourire béat. Hé, hé! il n’y avait pas que lui qui -ratait Madame Honved. Mais comment diable, -était elle venue, seule, à Suresnes?</p> - -<p>Ce que le gendelettre ignorait, c’était la machination -de la vieille pour obtenir ce résultat. Elle -avait joué gros jeu, très gros jeu, dans la certitude -que Modeste Glaviot l’emporterait sans difficulté. -Honved s’étant trouvé dans la nécessité d’aller passer -deux jours à Bruxelles pour diriger la mise à la -scène d’une de ses pièces, la Truphot, au courant de -la chose, avait fait expédier de cette ville à sa femme -une dépêche fausse—signée de lui Honved—et lui -conseillant de se rendre à Suresnes où elle était -invitée et d’y attendre son retour. Le truc devait -bien se dévoiler tout seul, plus tard, mais cela n’aurait -plus la moindre importance puisque Madame -Honved serait alors la maîtresse de Glaviot et que -le mari, à la rigueur, ne pouvait rien contre une -vieille femme. Certainement il crierait, mais il lui -serait impossible de se venger d’une façon efficace. -Adresser une plainte au Parquet pour faux? c’était<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[190]</a></span> -faire éclater son cocuage et ce n’était du reste pas -dans les mœurs de l’auteur dramatique de se plaindre -à la police. Même s’il s’avisait de conter la chose -dans Paris, on ne le croirait pas. Pourquoi la Truphot -lui aurait-elle joué des tours aussi noirs puisqu’elle -n’y avait en somme aucun intérêt visible, -aucun mobile discernable? Donc si quelques petits -ennuis étaient présumables, ils ne balanceraient pas -sa joie d’avoir enfin détruit la quiétude de Honved -et d’avoir ourdi un collage de plus. Et puis n’était-elle -pas belle joueuse? Si la chose avait été exempte -de tout aléa elle n’aurait point éprouvé, en s’y risquant, -la forte émotion de celui qui s’en remet à la -chance du soin de décider.</p> - -<p>Installé maintenant dans un rocking d’osier, les -jambes étendues, Médéric Boutorgne tirait de larges -bouffées d’un cigare bagué de rouge prélevé dans -la provision de la vieille et il promenait sur la villa, -le jardin, et tout ce qui l’entourait le sourire protecteur -du Monsieur qui en sera bientôt le propriétaire -légitime. On devait dîner dans la salle à manger -ouvrant de plain-pied avec ses trois baies sur la -petite cour, d’où l’on découvrait le bois de Boulogne, -les cubes blanchâtres, le hérissement de la masse -imprécise de Paris. Le jour agonisait, les frondaisons -du bois, la masse des taillis qui dentelaient -l’horizon par delà la Seine, se violaçaient, enlevés -en crudités sombres par le ciel frotté de cendre -rose, des nuages mauves s’étiraient, indolents et -paresseux, ouatant l’ithyphallique tour Eiffel d’écharpes -couleur d’améthyste, et le soleil sombrait -en une hémorrhagie d’or et de rubis, pendant que -la ferveur sereine du soir conquérait lentement -les êtres et les choses. Par la fenêtre de la chambre<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[191]</a></span> -du typhique des bouffées de paroles arrivaient.</p> - -<p>—Que ton incorporel résiste à l’attirance du Super-Monde... -Les nitidités astrales ne doivent pas encore -aspirer ton entéléchie... Que l’influx de mon rayonnement -diffuse dans ta dolence la luminosité du -pollen cosmique et curateur...</p> - -<p>C’était Morbus qui continuait ses passes et ses -exorcismes. La cloche du dîner sonna comme il descendait -enfin, très rouge, remettant en hâte la redingote -qu’il avait enlevée pour gigoter bien à l’aise. -Il ne pouvait pas rester, non, la Truphot lui faisait -beaucoup d’honneur en l’invitant, mais après ces -séances, outre qu’il était exténué, il devait se maintenir -à jeun, sous peine de perdre son pouvoir de -médium: car l’émanation occulte qu’il hébergeait ne -pouvait entrer en contact avec de viles nourritures. -Un autre jour, il se ferait un plaisir de revenir. -D’ailleurs on pouvait être sans inquiétude, le malade -était sauvé. Et il demanda seulement à la veuve si -elle ne possédait pas, par hasard, un bout de ruban -violet, un cordonnet quelconque, car il avait perdu -là haut ses palmes académiques. Un mauvais tour, -sans doute, de quelque esprit plaisantin. La veuve -donna un vieux ruban de corset, et il partit, après -avoir refait le nœud de sa rosette, en serrant les -mains de Boutorgne et de Modeste Glaviot qui, -venant du jardin, rapatriait à pas lents sa déconfiture.</p> - -<p>On ne pouvait pas se mettre à table, car la comtesse -et Sarigue ne s’étaient pas encore fait paraître. -Puis la cloche du dîner n’avait pas ramené non plus -Siemans qui était allé faire un tour durant l’après-midi. -Il sonna enfin, accompagné de Molaert lui-même, -qu’il amenait dîner, tous deux les bras -encombrés d’articles d’escrime, fleurets, masques,<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[192]</a></span> -plastrons, gants à crispin, sandales. Ils avaient même -une boîte de pistolets de combat.</p> - -<p>—Demain, dès la première heure, dit Siemans -à Boutorgne, nous allons faire des armes; il faut -que Molaert s’entraîne dur et puis quand il sera -sûr de son coup, il giflera en plein café le bonhomme -de la Gougnol qui est cause de tout; alors celui-ci -sera bien forcé de marcher.</p> - -<p>Ce dont il ne se vanta point, c’était d’une scène -affreuse dont ils avaient été victimes près des cafés -du pont. Ils s’étaient heurtés subitement à la femme -de Molaert qui avait dû, pour ne pas périr de faim, -utiliser sa maternité en se plaçant comme nourrice -dans une famille bourgeoise. A la vue de son mari -elle avait laissé là l’enfantelet qu’elle poussait dans -une petite voiture et s’était jetée les ongles en -avant à la face du Belge. Tout en prenant les consommateurs -des terrasses à témoins, elle l’avait -traité de sale entretenu, de marlou, etc.</p> - -<p>—Si ce n’est pas une indignité, hurlait-elle, moi -qui suis d’une bonne famille, dont le père est commandant -de la garde civique à Molenbeck, je suis -obligée de vendre mon lait, pendant que ce cochon, -mon mari, vit aux crochets d’une gaupe...</p> - -<p>Les deux hommes avaient dû fuir sous une averse -de huées et devant l’approche des torgnoles, car la -foule avait pris parti pour la femme. Siemans et -Molaert en étaient blêmes encore.</p> - -<p>Comme le couple Sarigue ne descendait toujours -pas, la Truphot monta frapper à leur porte en les -traitant de paresseux. Au bout d’un quart d’heure, -on les vit venir, les yeux battus, les joues vernissées -par la salive et les succions d’amour, mais très dignes<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[193]</a></span> -l’un et l’autre. Alors une scène inénarrable eut -lieu. A leur vue, la veuve entra en ébullition; une -flambée de pourpre irradia sa face parcheminée, -cependant que des frissons secouaient son buste -maigre. La tête penchée en avant, elle avançait et -dérobait le cou, cherchant sans doute à ramener -du fond de sa gorge une salive que l’émotion avait -fait disparaître. Et tout à coup, elle se précipita, se -rua sur eux, les flairant, les frôlant avec des délices -visibles, leur prenant les mains, les approchant pour -les réunir, après avoir dessiné dans l’air un geste -qui commandait le silence. Alors, debout devant eux -elle se mit à détailler d’une voix volubile quoique -chevrotante tous les défauts du comte de Fourcamadan. -Leur sort l’attendrissait, elle, qui voulait voir -tout le monde heureux; elle qui ne pouvait souffrir, -près de soi, le marasme sentimental des gens -ayant mal convolé. Et son émoi était tel que ses -phrases s’entrecoupaient d’une abondante larmitation. -Oui, le mari était joueur, coureur et quelque -peu aigrefin. Par surcroît, il avait des maîtresses, -toutes les souillons des petits théâtres montmartrois -qu’il entretenait avec l’argent soutiré à sa -belle-mère. Certes, la comtesse qui était jeune ne -pouvait consentir à lier pour toujours sa vie à celle -d’un si triste monsieur. Par miracle, elle avait rencontré -Sarigue, un cœur généreux et chevaleresque -qui avait beaucoup souffert, mais que le malheur -avait ennobli. Dignes, ils étaient l’un de l’autre. Et, -elle, la Truphot, aurait la consolation d’avoir coopéré -à réparer une monstrueuse iniquité du sort, de leur -avoir donné le bonheur. Oui, leur mère leur avait -octroyé la vie sans savoir; elle les gratifiait du -bonheur, ce qui était bien davantage... Désormais,<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[194]</a></span> -s’ils n’étaient point des ingrats, ils n’oublieraient -pas sa maison...</p> - -<p>Elle fit une pause, pendant laquelle elle étancha -son ruissellement, puis brusquement questionna:</p> - -<p>—Voulez vous être fiancés par moi? Voulez-vous, -devant nous tous, prendre l’engagement définitif d’être -l’un à l’autre jusqu’à la mort, en attendant que j’aide -de tout mon pouvoir au divorce que nous sommes -assurés d’obtenir?...</p> - -<p>La comtesse et Andoche Sarigue, enchantés de leur -essai préalable, se regardèrent. <i>L’oariste</i> entre ces -deux futurs époux fut très court. Un sourire marqua -la bonne opinion qu’ils avaient l’un de l’autre et la -haute estime en laquelle ils tenaient leur savoir et -leur entraînement réciproques. Spontanément, lui, -d’une voix chaude, et elle, la fiancée, d’une voix -timide, répondirent oui.</p> - -<p>La paranymphe, alors, se dressa sur les pointes, se -recueillit un moment et fit sur leur tête circuler ses -bras osseux, en un geste de bénédiction digne de -l’antique. Puis elle leur donna la double accolade, -durant que Boutorgne, Siemans, Modeste Glaviot et -Molaert venaient, à tour de rôle, féliciter les deux -amants, que la Truphot avait promis l’un à l’autre -avec non moins de dignité que son mari pouvait en -avoir mis jadis à distribuer l’hyménée légal.</p> - -<p>En ce moment, Justine, la bonne, dépêchée près -du malade revint dire qu’il était très tranquille, -apaisé désormais, les paupières closes et les doigts -roulant les draps de son lit, d’un geste machinal et -continuel.</p> - -<p>Le dîner auquel Madame Honved, qui préparait -son départ, n’assista pas, fut morne bien qu’un peloton -de bouteilles de crus notoires constituassent un<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[195]</a></span> -abreuvoir stimulant. Siemans, seul, était à nouveau -placé devant sa fiole de lait cacheté, car il ne buvait -que du lait pour ne pas abîmer son teint ni la roseur -de ses branchies. La veuve et Modeste Glaviot paraissaient -maintenant accablés. Aussi, dans l’espoir -d’écarter l’idée qui pourrait leur venir à l’un et à -l’autre d’atténuer l’amertume de leurs pensées en -s’appariant et en couchant ensemble, Boutorgne -déclencha une faconde inaccoutumée. Il donna la -réplique à la comtesse de Fourcamadan que ses dislocations -passionnelles avaient mise en veine, à l’encontre -de Sarigue, et qui citait des calembours de son -mari,—la seule chose qu’elle regretterait de lui, -affirmait-elle. Tous deux réhabilitaient le vaudeville -que l’Odéon, du reste, venait de rénover. Mais ils -tombèrent d’accord pour honnir le drame ibsénien. La -comtesse énonça qu’elle n’avait jamais pu supporter -la pièce de Bjornston, où «je vous le demande un -peu, sept jeunes femmes viennent affirmer à la queue -leu leu qu’elles ont perdu la foi» et le gendelettre lui -donna raison. Il voua «le génie fuligineux du Nord» -à la réprobation des artistes et des gens de goût. Puis -tous deux, par ricochet, se mirent à esquinter Verlaine -et à exalter Rostand et Alfred Capus, deux talents -bien français au moins ceux-là, et qui avaient réalisé -ce tour de force de conquérir le public, de lui nouer -les entrailles d’une émotion de bon aloi, en répudiant -la langue française et tout esprit inventif. Boutorgne, -aussi, avait trouvé un solécisme dans Baudelaire -et un autre dans Mallarmé. Glorioleux il les signala. -L’auteur des <i>Fleurs du mal</i> avait écrit dans sa préface: -«Quoi qu’il ne <i>pousse</i> ni grands gestes ni grands -cris.» Mallarmé dans les <i>Fenêtres</i> parlait «d’azur -bleu». Molaert fut, lui aussi, très verbeux. Il expliqua<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[196]</a></span> -que le sort l’ayant uni à une femme sans culture, -à un être fruste, à un «tas quasi informe de -vile matière», qui ne comprenait point l’ascèse des -pures intelligences vers les sublimités mystiques, il -avait dû s’en séparer. La Providence, alors, l’avait -fait entrer en conjonction avec Madame Gougnol, -un noble esprit, qu’il avait ramené à Dieu, après lui -avoir ouvert les yeux sur les splendeurs chrétiennes.</p> - -<p>Tous les deux désormais voulaient vivre d’une -existence liliale, dans la contemplation sereine des -mystères catholiques, purifiant, rédimant leurs corps -souillés, par la flamme ravageante et délicieuse que -coulerait en leur être la continuelle lecture, la -patiente méditation des textes inspirés. Certes, -leurs corps étaient toujours peccables; ils n’étaient -point arrivés à conquérir d’un coup l’abstraction -des basses attirances, mais avant peu, ils n’auraient -plus d’autre contact que les effusions purement -spirituelles. Déjà, Madame Gougnol avait chassé la -volupté des rapprochements sexuels: elle n’éprouvait -plus d’autre joie que d’apaiser son ami encore -tenaillé, lui, par l’esprit du mal et les affres de la -concupiscence charnelle. Si l’un d’entre eux avait -pu sortir ainsi du cycle scélérat où le Malin tient -l’humanité prisonnière, c’était une preuve manifeste -que Dieu veillait et leur avait conféré la Grâce. -Sa guérison à lui n’était qu’une affaire de temps, -et ils entreraient sûrement dans la gloire sereine -des prédestinés. Ce ne serait plus alors que l’embrassement -de deux esprits victorieux, le coït -immarcescible des âmes.... Et il citait Ruysbroëke -l’admirable, évoquait sainte Thérèse, Marie -d’Agréda, saint Alphonse de Liguori, Angèle de -Foligno. Mais, comme il finissait d’élucider son<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[197]</a></span> -ichtyomorphie à l’aide de saint Thomas d’Aquin, la -femme de chambre survint, terrifiée.</p> - -<p>—Madame! madame! il est mort! cria-t-elle, -effondrée tout à coup sur une chaise, dans une crise -nerveuse, pendant que des pleurs convulsifs glougloutaient -sur sa grosse face ridée. On courut voir. -En effet, le pauvre diable de typhique était trépassé, -et, maintenant, la bouche crispée, ses paupières -ouvertes montrant la sclérotique jaunâtre des yeux -révulsés, il s’agrippait aux draps qu’avait roulés -en boudins, pendant une heure, son tic acharné de -moribond.</p> - -<p>Cela jeta un froid. Modeste Glaviot, Sarigue et la -comtesse parlaient de s’en aller et complotaient -même leur départ à l’anglaise, d’autant plus que -l’endroit était contaminé et que le coli-bacille -devait pérégriner bien à l’aise dans cette maison -sans antisepsie. Cependant la Truphot fut à la hauteur -des circonstances. Elle exigea qu’on la laissât -seule après qu’on eût apporté deux bougies, le -rameau de buis et le grand crucifix de sa chambre. -Alors, elle tomba à genoux et pria longuement, -puis quand elle se fut relevée, sanglotante et toute -émérillonnée par les larmes, elle manda Siemans -et lui enjoignit de courir à l’église, de s’adresser à -l’abbé Pétrevent, son confesseur, de le prier de venir -et de lui rapporter de l’eau bénite. Elle voulait que -le défunt reçût le sacrement pour n’avoir rien à se -reprocher. Car Dieu est une Entité très formaliste, -il exige que les nouveau-nés, pour être rachetés, -soient saupoudrés de sel et traités telle une entrecôte, -et il n’accueille les morts, dans les dortoirs de -l’au-delà, que si ces derniers ont été préalablement -assaisonnés d’huile et accommodés ainsi qu’une escarole.<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[198]</a></span> -Mais Siemans préféra charger Boutorgne de la -commission, dans la crainte de rencontrer la femme -de Molaert qui avait déclaré «qu’elle saurait bien les -retrouver», lorsqu’ils galopaient tous les deux. -Justement, comme le <i>prosifère</i> ouvrait la porte, une -femme exagérément mamelue, coiffée d’un bonnet -tuyauté auquel pendait un grand ruban outre-mer, -en tablier blanc à poches que gonflait l’hypertrophie -de deux énormes mouchoirs ayant dû servir dans la -journée à torcher l’enfançon, surgit à l’improviste et -irrupta dans la maison. Elle vociférait avec un -fort accent belge.—Où est-il ce sale maq.... cette -ordure qui m’a jetée dehors pour se faire entretenir -par une guenuche... Je veux l’étrangler... <i>sayes-tu</i>... -Il fallut que la Truphot, dont la maigre natte grise -s’était dénouée dans son émotion et coulait derrière -son dos, à peine plus grosse qu’un lacet de soulier, -lui expliquât qu’il y avait un mort dans la maison, -lui promît de s’occuper d’elle et lui donnât vingt -francs pour qu’elle consentît à s’expédier dans les -lointains.</p> - -<p>Toute la maisonnée finit par se réfugier dans le -salon, après avoir décidé que les deux bonnes passeraient -la nuit près du mort et le veilleraient à tour -de rôle. La cuisinière devait leur préparer du café -véhément; de plus une demi-bouteille de rhum Saint-James -et un paquet de cigarettes leur seraient attribués, -car les bonnes, chez Madame Truphot, qui -n’était pas une bourgeoise selon qu’elle aimait à le -déclarer souvent, avaient le loisir de fumer le pétun -comme leur maîtresse après chacun de ses repas. -Mais elles furent en partie exonérées de cette corvée. -Au chevet du décédé elles trouvèrent Madame Honved -qui veillait silencieuse. Malgré tout son désir de<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[199]</a></span> -quitter cette sentine, elle n’avait pas cru devoir se -dérober devant cet hommage à la douleur humaine -et à la majesté de la mort.</p> - -<p>Le salon, qui attenait à la salle à manger et ouvrait -aussi sur le jardin, était, comme toutes les autres -pièces, meublé de vieilleries et de rogatons d’un bric-à-brac -sans discernement. Des guéridons Louis XVI, -pieds-bots et vermiculés, faisaient face à des consoles -Louis Philippe, d’un acajou semé de dartres; des -fauteuils pompadour en faux aubusson alignaient -leurs marquises en casaquins, que les mouches et les -mites avaient variolées; un canapé hargneux s’embossait -dans un angle pour mieux travailler la croupe -du visiteur de ses pointes sournoises dissimulées -sous une soie enduite de tous les sédiments humains. -Une vieille tapisserie, acquise pour cinq louis à -l’Hôtel des Ventes, devant laquelle, sans doute, des -générations et des générations de hobereaux et de -bourgeois avaient flatulé et mis à jour, à la fin des -repas, toute l’imbécillité congénitale dont ils étaient -détenteurs, pendait lamentable, et évacuait sa <i>scène -flamande</i>, par la multitude polychrome de ses ficelles -désagrégées. Puis c’était un invraisemblable fouillis -d’abat-jour en dentelles huileuses, de lampes -dignes de la préhistoire, un chaos de terres cuites -atteintes de maladies de peau, dont la plastique -avait succombé dans les successifs déménagements, -qui se poussaient partout, haut-dressées sur des selles. -Et derrière tout cela, les chiens de Madame Truphot, -Moka, Sapho, Spot et Nénette, qui couchaient -dans la pièce, circulaient hypocritement, flairant le -pied des meubles et levant la patte sur les étoffes -suppurentes et dans les coins d’ombre propice.</p> - -<p>On avait fait apporter des liqueurs et des cigares.<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[200]</a></span> -Ce n’était pas une raison parce qu’il y avait un mort -dans la villa pour faire chacun une mine qui ne -le ressusciterait pas, bien sûr. D’ailleurs, après une -pareille émotion il fallait du montant, un peu d’alcool -et le cordial d’un papotage en commun. Quand -la camarde a passé quelque part, les hommes éprouvent -à l’ordinaire un besoin de se rassembler comme -pour mieux se défendre contre l’ennemi commun. -Il leur semble qu’ainsi réunis et surtout en disant -des choses profitables sur son compte, la Mort hésitera -de longtemps à choisir l’un d’entre eux. Pourquoi -viendrait-elle les prendre puisque—affirment-ils—ils -ne la craignent pas, au contraire? Ce serait -pour elle une piètre victoire d’emporter une victime -que la chose comblerait de joie. En lui décernant des -aménités, ils espèrent confusément la désarmer, car -l’infatigable Raccrocheuse ne peut vraiment pas, sans -indiscrétion, se montrer démunie de toute urbanité -avec des êtres qui ont d’elle une opinion si favorable. -Le premier, Molaert, qui avait ouvert dans Paris un -cours spécial où il enseignait à quelques grandes -bourgeoises et à cinq ou six femmes de hauts fonctionnaires -de la République le symbolisme des gestes -du prêtre à l’autel, le premier, Molaert fut en -mesure d’obéir à ce sentiment. Il parla d’un ton de voix -cafard, qui avérait de façon formelle qu’il avait dû -passer le meilleur de sa jeunesse à surveiller la blennorrhagie -des cierges dans quelque sacristie du Brabant, -ou à se faire épouser dans les jésuitières par -les professeurs de chattemites du pays marollien. La -mort, dit-il, est la récompense du croyant, l’acte le -plus probant, par lequel Dieu manifeste sa bonté. -Tout a été dit sur elle par les pères de l’Église et il -serait ridicule de vouloir y ajouter. Cependant son<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[201]</a></span> -caractère n’est réellement compris que dans les couvents -et les cloîtres où on la salue comme la glorieuse, -la sublime Salvatrice qui libère la créature de -ce monde effroyable et la précipite dans le giron de -Dieu. Dans la vie laïque, dans la Société ouverte, -même parmi les plus pieux, elle est encore honnie et -redoutée parce qu’elle tranche les vaines attaches qui -unissent les êtres entre eux. Lui, Molaert, ne craignait -pas la mort, non; il la désirait même comme une -récompense à lui dévolue pour avoir vécu dans la -règle parfaite de Jésus. Il ne désirait qu’une chose: -qu’elle attendît quelques mois encore, afin qu’il pût -briser tout à fait la vile enveloppe de sa corporalité, -qu’il pût se maintenir dans la pure extase spirituelle -du chrétien, n’escomptant plus d’autre joie que le -commerce perpétuel avec son Créateur. Oui, dans -peu de temps il aurait éliminé pour toujours la basse -sensualité que le limon de son origine avait fait -perdurer jusque-là en lui... Cependant, il s’angoissait -à la pensée que le malheureux défunt avait pu mourir -en état de péché mortel... Ces sculpteurs, cela vit -toujours avec d’affreux modèles; cela n’a pas de -mœurs et ils ne connaissent Jésus que pour en faire -de honteuses reproductions en plagiant l’académie -des individus les plus déplorables. Au moyen-âge, au -moins, la mort subite ou sans confesseur n’impliquait -pas forcément la perte du salut, puisque tout le monde -se confessait, communiait à peu près chaque matin -et que les prêtres veillaient jalousement sur leur troupeau. -Ce qu’on pouvait risquer de pire, c’était le purgatoire, -tandis qu’en l’heure présente où l’Église se -trouvait honnie pour vouloir, quand même, dans son -abnégation admirable, sauver les hommes malgré -eux; quand elle succombait sous les coups des Dioclétiens<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[202]</a></span> -de sous-préfectures, la porte du paradis ne -devait pas s’ouvrir souvent... Ah! non! C’était à -frémir...</p> - -<p>—J’étais athée à vingt ans, mais depuis que le -bonheur m’a visité, je ne suis pas loin de croire, -dit Médéric Boutorgne, en coulant vers la Truphot -un regard mouillé. Je n’adopte pas tout entier -certes, le <i>credo</i> de Monsieur Molaert, poursuivit-il -après un léger arrêt et en cédant au besoin de -faire un calembour avec un mot de Renan qu’il -n’avait pu comprendre, pour moi, Dieu n’est pas, il -se fait... comme le camembert et le livarot.....</p> - -<p>Et il s’esclaffa, se laissant tomber sur une chaise, -les paumes battant les rotules, rendu hilare jusqu’aux -larmes par son propre esprit.</p> - -<p>La veuve fronçait le sourcil.—Voyons, il ne serait -jamais sérieux, même dans les minutes les plus -graves. Elle n’aimait pas qu’on plaisantât sur un -sujet aussi élevé.</p> - -<p>Modeste Glaviot, debout, une main passée dans -l’entournure du gilet, s’affirma panthéiste et déterministe -en même temps.</p> - -<p>—Dieu est dans tout: dans moi, dans vous, dans -Madame Truphot, dans la terre du jardin, dans l’air -du ciel et jusque dans l’âme de Nénette qui dort, -là-bas, en jappant dans un rêve. Oui, il était partisan -d’un panthéïsme sans dualité, assez voisin du -matérialisme, en somme, affirmait-il, mais qui avait -conservé quand même un brin de spiritualisme, le -rien de sentiment sans lequel on ne peut point -vivre. Pour lui, la Conscience et la Force primordiales -qui avaient ordonnancé l’Univers, s’étaient -absorbées, résorbées dans leur œuvre. Attenter à -quoi que ce soit qui existât, c’était faire souffrir cette<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[203]</a></span> -Conscience, cette Déité si on voulait la nommer -ainsi.</p> - -<p>Donc, si Dieu était dans tout et si tout était en -Dieu, on ne mourait pas. La formule actuelle de la -personnalité s’effaçait pour faire place à une autre -formule aussitôt suscitée après la disparition de la -première. Ainsi quand je récite, ajoutait il, quand je -dis mon œuvre, j’emploie, tour à tour, ces deux -forces universelles qui sont la Pensée et le Verbe; -j’utilise ces forces qui m’ont élaboré, moi, pour me -déterminer ainsi, selon leur vouloir préconçu, et sans -que j’aie la possibilité de me déterminer autrement. -Je ne suis pas libre, en effet, de n’être point poète -et d’agir dans un sens différent. Si je viens à disparaître, -je ne meurs donc pas pour cela; je cesse -d’user du monde dans le sens et le mode où vous -m’avez constaté, voilà tout, mais le monde, l’œuvre -universelle continuera à user de moi. Plongé dans -l’immense creuset où se retrempent les Apparences -et où bouillonnent les Causes, j’y puiserai une nouvelle -Forme sous laquelle, derechef, je serai convoqué. -Mais je devrai, encore et toujours, œuvrer -pour la Pensée et pour le Verbe, puisque je fais -partie du lot de créatures que ces deux Forces ont -choisies et modelées pour arriver à leur but terminal, -pour accomplir leur fin, ici-bas...</p> - -<p>Ce n’était pas très clair, cependant toute l’assemblée -approuvait de la tête.</p> - -<p>—Il ne m’appartient pas de m’effacer, non... -acheva-t-il, en envoyant sa main en l’air, comme -pour marquer la grandeur en même temps que l’effrayante -fatalité d’un pareil destin.</p> - -<p>Sarigue, qui devait opiner à son tour, s’exhiba sentimental -quoique païen. La Mort, pour lui également,<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[204]</a></span> -n’existait pas puisqu’un seul baiser suffisait à donner -la Vie. Il n’y avait que l’agonie de douloureuse et -l’agonie c’était de ne point être aimé. D’ailleurs, il -regrettait l’Olympe favorable aux amours, les dieux -du passé, bons enfants, en somme, que les franches -lippées passionnelles mettaient en joie, les dieux -de l’Hellas et de la latinité qui versaient dans les -querelles du traversin, les chichis de l’adultère, -les potins de l’alcove ou du privé, tout comme les -hommes... Dans ces temps bénis, on honorait les -amants; on les glorifiait en public; on leur permettait -même de s’égorgiller un peu. La passion ne -déférait à aucun code, ne s’endiguait d’aucune -mesure. Le philosophe, sur l’Agora obstrué de -foule, pouvait recouvrir de son manteau deux jeunes -êtres accouplés, de sexe différent ou identique, sans -encourir, de la part de l’Héliaste, le reproche de complicité -immorale. Hier, même, il avait lu une fort -jolie chose, qui résumait de façon parfaite l’antiquité -amoureuse. Et il cita sa lecture: Dans la sylve -profonde de Délos clamant les gloires de l’Été, souvent -le promeneur, qui errait en se récitant les vers -de Moschus ou de Bion, croyait entendre le pivert -frapper plusieurs fois de son bec acéré l’écorce des -bouleaux argentés. Erreur! C’était l’œgipan qui, avant -d’étreindre l’hamadryade, sur le tronc des chênes, -essayait sa jeune vigueur...</p> - -<p>Il recula son siège au milieu d’un murmure flatteur -et la comtesse de Fourcamadan, délirante à la -pensée de posséder un tel amant, le ceintura de ses -bras et culbuta sa tête sur son épaule en lui faisant -embrasser tout ce qu’un érésipèle antérieur avait -bien voulu lui laisser de cheveux.</p> - -<p>La Truphot, ensuite, notifia qu’elle était chrétienne<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[205]</a></span> -et spirite. A son avis, l’Esprit, décortiqué par -la mort de son enveloppe matérielle, ne pouvait pas -consentir à s’éloigner, immédiatement, des lieux et -des êtres qui lui avaient été chers. Les vérités de -l’occultisme s’appuyaient sur le péremptoire des -vérités catholiques, pour former le Tout du Surnaturel. -Morbus, en somme, ne faisait qu’apporter des -réalités tangibles aux déductions des théologiens. -Le Pape était mal inspiré qui refusait d’enregistrer -le miracle des tables tournantes. Il y avait là une -preuve manifeste de l’existence de Dieu et de la -Sainte Famille, une preuve équivalente au miracle -de Lourdes, puisque c’était une manifestation incontestable -de l’Au-Delà. Dieu, qui voulait que les sceptiques -fussent confondus, ne s’opposait pas à ce que -<i>l’Astral</i> du trépassé continuât à séjourner encore -quelque peu ici-bas et répondît à l’appel des initiés... -Tout à coup elle se frappa le front d’une main inspirée. -Ah! elle avait une idée. Pourquoi ne profiterait-on -pas de la circonstance qui n’était point -susceptible de se renouveler; oui, pourquoi n’évoquerait-on -pas, de suite, l’âme à peine envolée du -sculpteur, qui certes, devait rôder dans les environs?</p> - -<p>Siemans, muet jusque-là, arriva à la rescousse. -Il déclara qu’il possédait une médaille bénite, -une médaille sanctifiée par Monseigneur Potron, -lui-même, au triduum des missionnaires, une -pièce au profil de la vierge. Si l’on venait à la jeter -sur un guéridon en giration, comme il l’avait -vu faire chez un ami, le dit guéridon se démenait, -ruait, se cabrait aussitôt en un cake-walk désordonné, -pour se débarrasser de l’effigie bénéfique qui -horrifiait le Malin, lorsque celui-ci habitait sournoisement -l’acajou ou le poirier noirci du meuble.<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[206]</a></span> -C’était un moyen infaillible pour se rendre compte -si l’on se trouvait ou non confronté avec une -âme bienheureuse. Il confia aussi, qu’à l’exemple -de l’assistance, la Mort ne lui faisait pas peur. Il l’accueillerait -en brave, en honnête homme qui n’a rien -à se reprocher. Il voulait seulement un grand -nombre de cierges et beaucoup de chants à son -enterrement, car la pompe chrétienne était ce qu’il -y avait de plus beau sur la terre et il aimait follement -la musique. Dans quelques années—il avait -le temps encore—il commencerait à mettre de l’argent -de côté afin de réaliser un projet caressé. Il -voulait doter sa paroisse <i>du brassard gratuit</i> pour -les premiers communiants pauvres. Un capital d’au -moins vingt mille francs était nécessaire pour cette -œuvre. Mais pour en revenir à son trépas, il désirait -être enterré au Cimetière Montmartre, une nécropole -bien famée, où il y avait beaucoup de grands -hommes, et où l’on ne rencontrait que des morts -<i>qui se respectent</i>. Il aurait bien aimé dormir près -du général en bronze couché dans son manteau, -près du général Godefroy Cavaignac qui se tenait -dans la grande allée, à gauche, mais toutes les -places étaient prises à ses côtés. Il avait toujours -rêvé, comme monument funéraire, d’une dalle de -granit gris cendré entourée de pensées et de myosotis -au printemps, d’un petit portique grec en -ruines où deux déesses éplorées, en drapé phrygien, -soutiendraient un médaillon offert par ses amis, -avec son prénom seul et cette simple inscription: -<i>A Adolphe, tous ceux qui l’ont aimé</i>.</p> - -<p>La Truphot menaça d’être emportée, derechef, -par un Niagara lacrymal; elle se tamponna les -yeux en gloussant, et cette manifestation d’attachement<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[207]</a></span> -ravagea Médéric Boutorgne qui croyait -désormais posséder victorieusement son esprit. -Depuis une heure, il cherchait le moyen de mettre -tout le monde dehors pour passer la nuit seul avec -elle, ce qui parachèverait sa conquête. Mais son indigente -imagination n’avait suscité nul expédient. La -vieille que l’évocation funèbre de son amant avait -remuée et reportait au mort, larmitait et se lamentait -par saccades.</p> - -<p>—C’est mon bon cœur qui m’a valu cela encore... -On a beau dire, c’est trop stupide à la fin d’être -pitoyable... Me voilà maintenant avec un mort sur -les bras... Un cadavre qu’il va falloir faire enterrer.</p> - -<p>Le prosifère dut la consoler pendant que Siemans -montait quérir sa médaille et que l’on préparait la -table.</p> - -<p>—Il ne sert à rien de vous désoler, Amélie, lui -disait-il. Ne sommes-nous pas là pour vous assister. -Grâce à vous, la science psychique va faire un pas -décisif. Cette mort aura donc eu, en somme, un côté -profitable.</p> - -<p>Les lampes baissées, on avait fait place nette -autour de la table, pour qu’elle ne fût pas gênée dans -les cabrioles et l’épilepsie que Modeste Glaviot -transmué en médium allait lui conférer. La veuve, -elle-même, avait désigné l’histrion en se portant -garant de sa fluidité et de son ésotérisme. Molaert, -avec une moue d’improbation, s’était fait disparaître. -Il répugnait à l’occultisme qui, ainsi qu’il l’avait -confié à Sarigue, lui apparaissait «comme les sentines, -le goguenot de l’au-delà.» L’horloge de l’église -proche égouttait lentement la dixième heure et, par -delà les fenêtres ouvertes, les beuglements des -pochards attardés et les sifflets des trains excoriaient<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[208]</a></span> -le silence nocturne. Les lumières qui illuminaient les -vitres, dans les maisons voisines, s’éteignaient une -à une. C’était le moment où, ensuite de la bâfrerie -du dimanche, les bourgeois se préparaient à barater -leur épouse ou leur concubine, afin de parachever -la liesse hebdomadaire. Justine avait tiré sur -leurs tringles les anneaux grinçants des vieux -rideaux de brocard encuirassés à la base par la -poussière et le pissat des chiens. Tous étaient assis, -encerclant le guéridon d’un pourtour de mines graves -et solennelles. La comtesse poussait de petits cris -effarés devant l’imminence des esprits d’outre-monde, -et la Truphot avait reconquis un visage attentif et -sapient de vieille sorcière, qui se pourlèche devant -un sabbat attendu. Déjà ils s’étaient rapprochés, les -paumes maintenant à plat sur le bord du guéridon -et les yeux fixés au centre, avec, au fond d’eux-mêmes, -comme venait de le commander Modeste -Glaviot, «<i>l’énergique vouloir que la table tournât</i>.»</p> - -<p>Mais, subitement, tous tressautèrent, et restèrent -les mains suspendues, immobiles, et pleins d’une indicible -terreur. Un à un et à intervalles réguliers -des coups résonnaient dans la cloison. C’était -distinct et net, précis et métallique. Aucun d’eux ne -douta que ce fût l’esprit du mort qui, plein de déférence, -manifestait son bon vouloir à sa façon, avant -de venir se domicilier dans la table. Cet imprévu -déroutant, qui n’avait pas été consigné au programme, -les glaçait. Modeste Glaviot eut un redressement -de son front penché qui signifiait nettement: -<i>hein, vous voyez</i>! Mais Sarigue, compatriote d’Apulée, -ne put se tenir d’aller le premier enregistrer le miracle. -Il se leva et dans l’autre pièce constata la présence -de Molaert qui, armé d’un fleuret, la figure<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[209]</a></span> -zébrée de rides coléreuses, tirait au mur entre deux -lampes placées par lui sur un meuble.—Coupé-dégagé; -je lie en sixte... et je me fends... proférait-il, -rageur... Et il boutonnait la cloison...</p> - -<p>—Ah! fichtre, vous nous avez fait peur avec votre -escrime, dit Sarigue, au moment même où Madame -Honved, dont la valise attendait dans le corridor, survenait -à la porte du salon, pour prendre sèchement -congé de la veuve. Juste en cette minute, deux coups -de sonnette, un spondée: deux appels longs et impératifs, -retentirent à la porte d’entrée. La Truphot s’était -dressée toute pâle sous la couperose ordinaire de son -faciès, et le père Saça, le jardinier-concierge, accourait, -en trottinant, prendre des ordres, son dos circonflexe -sautillant dans le noir de la cour. Une inquiétude poignait -la veuve. Si c’était le mari? Après une seconde -d’indécision, elle se décida pourtant à accompagner -le vieil homme pour parlementer à travers la porte et -n’ouvrir qu’à bon escient. Les spondées et les dactyles -de la sonnette avaient repris et, maintenant, c’était -un carillon endiablé qui menaçait de ne point s’apaiser -et déchaînait l’émoi de tous les chiens d’alentour. -Seuls, ceux de la vieille, en bonne chiennerie scabreuse, -s’étaient tapis sous les meubles pour y cacher leurs -affres et y évacuer les liquides de l’effroi. Dans le -salon, Médéric Boutorgne, le couple Sarigue, Siemans, -qui venait de redescendre avec sa médaille, et -Modeste Glaviot, la main en l’air, encore dans l’attitude -injonctive propre à commander la sarabande -du meuble possédé, se frottaient les uns contre les -autres, travaillés eux aussi d’un malaise inexplicable. -Enfin la veuve, accotée à l’huis, s’était mise à faire -jouer le petit judas encastré dans le panneau et elle -interrogeait.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[210]</a></span></p> - -<p>—Qui est là, à pareille heure?</p> - -<p>—Moi, Jacques Roumachol, que vous connaissez -bien, Madame Truphot. Ouvrez-moi vite; je viens -pour une affaire importante et j’avais peur que vous -ne fussiez déjà couchée.</p> - -<p>La vieille, en effet, connaissait ce Roumachol, un -peintre qui avait dîné quelquefois chez elle, il y -avait déjà plusieurs années, mais elle restait inquiète -quand même, ne se hâtant pas de faire jouer la serrure.</p> - -<p>—Êtes-vous seul, bien seul? ajouta-t-elle.</p> - -<p>Un rire s’éleva derrière la lourde porte.</p> - -<p>—Non, mais croyez-vous que je suis accompagné -d’un escadron de cavalerie, comme le <i>Petit-Père</i> ou -le Schah de Perse en vadrouille.</p> - -<p>La vieille, rassurée par cette gouaille d’atelier, se -décidait enfin à ouvrir. Elle tournait elle-même la -clef. Alors, on vit une chose inattendue. Le père -Saça fut soudain enlevé de terre comme s’il avait -servi de projectile à quelque invisible catapulte, et -son corps, qui se ployait aux reins, tournoya ainsi -qu’un gigantesque <i>boomerang</i>, vira tel un de ces -énormes morceaux de bois convexe qui servent aux -aborigènes de l’Australie à chasser le Kanguroo. -Il vint s’abattre avec un bruit crissant de feuillages -écrasés au beau milieu d’une touffe de lilas, où il se -mit à geindre éperdument.</p> - -<p>—C’est lui! C’est lui, hurlait la Truphot, hispide, -déchevelée, en se sauvant, les bras au ciel.</p> - -<p>Comme elle le laissait entendre, c’était Honved -qui, accompagné de Jacques Roumachol, son ami, -emmené par lui dans le but unique de se faire ouvrir -la porte, fonçait, tel un taureau échappé, et le revolver -à la main par surcroît. Il paraissait exaspéré, hors de<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[211]</a></span> -lui, vociférant d’effroyables choses, et son compagnon -se pendait à son bras, s’efforçant de lui arracher -l’arme qui, d’un instant à l’autre, pouvait produire -un irréparable malheur.</p> - -<p>—Ma femme! Ma femme! toute seule dans ce -mauvais lieu.... Ma femme tombée dans un prostibule!...</p> - -<p>Rentré à Paris, vingt-quatre heures plus tôt qu’il -ne le pensait au départ, il avait trouvé au logis un -mot de Madame Honved, épinglé à la dépêche apocryphe, -et lui expliquant qu’elle se rendait à Suresnes -selon ses conseils. Sans perdre une minute, devinant -le traquenard, il était allé chercher Roumachol, -pour forcer par subterfuge—car sans cela on l’aurait -laissé dehors—la villa de la vieille et reconquérir -sa femme, coûte que coûte. Près de la porte entr’ouverte -du salon, il s’était enfin saisi de la Truphot, -et il la secouait comme un prunier.</p> - -<p>—Où est-elle? dites-le tout de suite si vous ne -voulez pas que je vous étrangle. Et il lui fouaillait le -visage de sauvages épithètes: Misérable, vous vouliez -la donner à votre amant, à votre Belge saumoné -pour mieux le river à vos sales jupons d’entremetteuse -bourgeoise et de brehaigne frénétique...</p> - -<p>Il se méprenait cependant sur les mobiles de la -vieille, car si celle-ci faisait du proxénétisme par -amour de l’art, elle était innocente du comportement -trivial qu’il lui imputait et qui consiste à s’adjoindre -des aides. Elle s’estimait, bien au contraire, -et pour longtemps encore, apte à faire le nécessaire -et même à distancer qui que ce fût sur les couettes -d’amour.</p> - -<p>Mais déjà, Madame Honved était dans ses bras et<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[212]</a></span> -ils s’étreignaient farouchement, cette dernière l’apaisant -d’un coup par cette seule protestation.</p> - -<p>—Est-ce donc que tu n’avais plus foi en moi pour -verser dans un émoi pareil?</p> - -<p>Siemans, Boutorgne, Glaviot, Molaert et le couple -Sarigue, tous les animalcules de la putréfaction, tous -les protozoaires du croupissement, avaient disparu, -s’étaient obnubilés comme par miracle. Un instant, -sous la lumière fadasse de la lune qui s’était dégagée, -on put voir l’auteur de <i>Julius Pelican</i> faire des efforts -désespérés pour hisser <i>l’ichtyomorphe</i> de la Truphot -pardessus le chaperon du mur. Un jupon rose -traînait sur une plate-bande pelée, que la comtesse -avait dû perdre dans sa fuite, puis un bruit de verre -brisé et des jurons s’entendaient chez le maraîcher -voisin, émanant du grimacier montmartrois, qui -pataugeait et s’empêtrait, dans sa fuite, parmi les -châssis de salades, les cloches à cucurbites, où il -s’était imprudemment jeté en risquant les crocs du -molosse ou les coups de fusil du propriétaire. Les -chiens Moka, Spot, Nénette et Sapho, ayant enfin -retrouvé l’usage de leur vaillantise, aboyaient à -l’unisson, vitupéraient furieusement Honved qui -avait attiré sa femme dans le salon et, près de la -table, où l’esprit du mort, privé de l’adjuvant de -Modeste Glaviot, n’avait pu s’insinuer, sanglotait de -joie, laissant tomber sur ses mains les gouttes chaudes -de ses larmes, rien qu’à les retrouver intacte -parmi ce lupanar non autorisé. Cette scène eut -même le don d’attendrir la veuve, car les spectacles -de tendresse ou de passion vécue précipitaient toujours, -jusqu’au déluge, l’activité de ses sécrétions -intimes. Bien qu’elle eût tout intérêt à ne pas s’exhiber -d’aussi près et à laisser le peintre, Honved et sa<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[213]</a></span> -femme quitter en paix la maison, elle n’y put résister.</p> - -<p>—Vous l’aimez donc? questionna-t-elle d’une -voix passionnée, d’un timbre ravagé, où pantelait -toute son âme de vieille amoureuse. Puis comme -Honved ne lui répondait pas et se contentait de -botter Nénette et Sapho qui s’étaient approchées -trop près de ses chausses, elle pointa autour d’elle -un coup d’œil circulaire, aperçut les deux bonnes -qui avaient quitté la veillée du mort pour ne rien -perdre de l’esclandre, la cuisinière accourue elle -aussi tout en torchant une casserole, et elle se précipita -sur leur sein, à tour de rôle, hululant contre -leurs joues, faisant dodeliner sa tête caduque, dans -l’envol des mèches grises, des épaules de l’une aux -épaules de l’autre.</p> - -<p>—Ah! mon Dieu, si j’avais su! Ce n’est pas ce qu’on -croit! Je suis une honnête femme. On m’a diffamée, -insultée!...</p> - -<p>Roumachol lui-même ne put l’éviter: avant qu’il -ne se fût mis en garde, elle était dans ses bras.</p> - -<p>—Si on peut me traiter ainsi, mon seul tort est -d’avoir voulu inviter Madame Honved, malgré tout. -Je l’aime comme ma fille... Je l’aurais défendue -comme mon enfant...</p> - -<p>Quand le peintre fut hors de son étreinte, se -secouant, luttant contre la nausée que lui avait value -cette embrassade, la Truphot chercha des yeux quelqu’un -encore sur le cou de qui elle pourrait tomber. -Chacun, hélas! hormis l’auteur dramatique et sa -femme, avait reçu son lot d’étreintes désolées, et en -cette circonstance, les cinq cents poitrines d’un -bataillon d’infanterie en front de bandière, sur lesquelles -elle aurait ruisselé successivement, n’eussent<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[214]</a></span> -point apaisé l’accablement attendri de la veuve. Les -yeux obscurcis de larmes, n’y voyant plus très clair, -elle se lança en avant, plongea des épaules, se préparant, -dans son deuil effréné, à accoler une des -colonnes de fonte soutenant, à la porte du salon, la -plafonnée du vestibule et que la cécité de son affliction -lui faisait prendre sans doute pour une personne -humaine. La femme de chambre dut se précipiter et -la retenir juste comme elle allait s’arracher les joues -contre le métal sans aménité. Elle revint alors délirante -vers Honved et sa femme qui, amusés tous -deux de la scène, riaient maintenant.</p> - -<p>—Je vous en prie, mes chers amis, ne nous quittons -point en ennemis... Je vous adjure, je vous -objurgue, ne me gardez pas rancune....</p> - -<p>Certainement elle allait les investir quand Roumachol -arrêta son élan en lui tendant une glace de -poche, et en lui conseillant de s’expédier dans le -jardin où elle pourrait se donner un coup de peigne -au clair de lune... elle en avait besoin.</p> - -<p>La sortie de Honved, de sa femme et du peintre -s’effectua entre quatre gendarmes, muets et bien -alignés, que Siemans et Boutorgne étaient allés -quérir en leur conseillant de se placer à la porte -d’entrée, et qui vinrent, comme il est décent, protéger -la morale et la propriété représentées par -la veuve et sa trôlée d’entretenus. Cependant ils ne -se décidèrent pas à verbaliser ou à arrêter les envahisseurs, -malgré toute l’éloquence et l’impeccable -argumentation usagées par le gendelettre pour -obtenir ce profitable résultat.</p> - -<p>Siemans ayant fait son devoir et confié à la maréchaussée -le soin de veiller sur la sécurité de la Truphot -se sentit sans entrain pour rejoindre la villa.<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[215]</a></span> -Il déclara que d’importantes affaires l’appelaient à -Paris pour le lendemain; il lui fallait s’entendre -avec l’architecte, donner des congés, signer des -engagements de locations, car il gérait les immeubles -de la veuve; d’autre part Honved et Roumachol -pourraient revenir, et il était trop pacifique -pour endurer deux fois la vue des armes à feu, -bref il préférait rentrer à Paris par le dernier -train. Et il prit délibérément le bras de Boutorgne, -pour le mener lui aussi à la gare. Mais celui-ci -se démena; il argua à son tour qu’il avait laissé -son manuscrit dans la maison, le manuscrit d’<i>Eros -et Azraël</i> pour lequel il devait signer un traité -avec le plus gros éditeur de Paris. Il lui fallait, de -toute force, reconquérir le précieux papier. Ils se -retrouveraient sur les deux heures de l’après-midi au -café de la Rotonde, car il ne voulait pas le faire -attendre. Siemans eut un rire équivoque, tapa sur -le ventre du camarade en l’appelant... sacré viveur.. -et lui souhaita bonne nuit, de l’air bien tranquille -d’un Monsieur dont la situation est inexpugnable et -contre qui on se démène bien vainement. Puis il -entra prendre son billet pendant que le prosifère -dégringolait à toutes jambes la sente chantournée et -rocailleuse qu’ils avaient ascensionnée pour arriver -à la station du Haut-Suresnes.</p> - -<p>Dix minutes après, il était de retour près de la -veuve qu’il trouva rassérénée, assise devant une -bouteille de fine et occupée à griller des cigarettes. La -Prévôté était partie; la porte se trouvait libre de baudriers -jaunes. Les bonnes avaient abandonné définitivement -la chambre du mort et tenaient compagnie à -Madame. Le père Saça, vautré sur le canapé, se faisait -frictionner à l’arnica par la cuisinière, déclarait<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[216]</a></span> -qu’il souffrait de lésions internes et qu’il était estropié -pour le restant de ses jours, bien sûr. Il jura -qu’il intenterait un procès à Honved et que Madame -Truphot servirait de témoin, mais la vieille ayant -protesté qu’elle ne voulait pas d’esclandre, il parla -alors d’un viager qu’on devrait lui faire et, comme -il finissait d’ingurgiter un grog, il poussa de grands -cris ininterrompus, exigeant qu’on fît venir un prêtre, -car ses douleurs augmentaient... Certainement -il ne passerait pas la nuit... La cuisinière affirmait -qu’elle avait vu rôder des fantômes dans le jardin, -qu’un esprit depuis une heure s’acharnait à lui donner -des coups de pied dans l’estomac, qu’elle avait les -sangs tournés, et que le saisissement allait la rendre -hydropique. Tous ses gages désormais devraient passer -en médicaments, certes elle aimait bien Madame, -mais le service de Madame était trop difficile avec -des événements pareils. Elle entrerait le lendemain -à l’hôpital, après avoir fait constater son état; son -dévouement ne pouvait aller jusqu’à mourir de gaieté -de cœur pour Madame. Boutorgne, que les incidents -avaient servi, car il restait maître du champ de -bataille dont la veuve était le trophée, Boutorgne -victorieux de tous ses rivaux qui, pour la seconde -fois, allait dormir avec la vieille et profiter de la récidive -pour sceller, sans doute, leur union de définitifs -serments, fut obligé de fuir avec elle devant les -piaillements ancillaires servant de prélude à leurs -félicités nocturnes.</p> - -<p>—J’ai l’foie décroché, j’ai pour l’moins attrapé -une bonne hernie étranglée... j’sens déjà mes boyaux -couler sur mes cuisses! J’veux ma suffisance, ma -goutte et mon tabac pour l’restant d’mes jours, -lamentait le père Saça.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[217]</a></span></p> - -<p>—Qu’est c’qui m’gagnera mon pain quand je vas -me gonfler d’eau comme un cuvier à lessive, et que -j’suis condamnée à tomber un beau jour en <i>cacalepsie</i>, -sur mes fourneaux, à la suite des souleurs de -c’soir... Faut qu’elle assure ma vieillesse, appuyait la -cuisinière.</p> - -<p>—C’est elle qu’a fait mourir l’beau jeune homme, -ce pauvre sculpteur d’en haut pour en hériter, surajoutaient -Justine et Rose, l’autre bonne, en coulant -leurs menaces dans la cage de l’escalier.</p> - -<p>Dans les bras de la vieille, pour qu’elle goûtât en -toute béatitude les voluptés que propulsaient sa voltige -amoureuse, le prosifère dut se porter garant -qu’avec seulement deux billets de cinq louis, il apaiserait, -le lendemain, la sédition de toute cette -racaille.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[218]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">VI</h2> - -<p class="p2">La couche de la Truphot et ses tumultueuses délices -retinrent très tard le gendelettre à Suresnes. Comme -il l’avait promis, il réfréna pour presque rien l’insurrection -des bonnes fédérées en une intention commune -de chantage. Le préposé au sécateur fut plus -difficile à réduire, lui. Couché et circonscrit par une -multitude de pots de tisanes, strapassé de sinapismes -et constellé de ventouses, il ne répondait au -<i>prosifère</i> que par des gémissements taraudants, des -glapissements prolongés. Sa femme, pour lui, -maniait l’éloquence émolliente: le vieux était déjà -perclus de rhumatismes, une pareille secousse allait -le confiner pour toujours sur le fauteuil des paralytiques... -Avec des soins, surtout avec de l’argent -pour faire une saison dans le Midi, peut-être, cependant, -à la rigueur, s’en remettrait-il... Et puis, si on -voulait bien lui donner une place de concierge dans -un des immeubles de Madame Truphot, à Paris... -Là il y avait les étrennes et il n’aurait plus besoin, -tous les matins, dès cinq heures en été et sept heures -en hiver, de vaguer dans la rosée. La nécessité d’un -second matelas à son lit se faisait sentir aussi; d’un -autre côté, il avait une <i>ardoise</i>, une dette de 65 francs, -à l’<i>Espérance</i>: la déveine tenace de tout un hiver à -la manille. Médéric Boutorgne promit qu’on examinerait -sérieusement la situation du vieux, à condition<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[219]</a></span> -pourtant qu’il se tînt coi et ne soufflât mot de -ce qui s’était passé dans la maison.</p> - -<p>Parti vers 4 heures et demie, le gendelettre rata -Siemans au café de la Rotonde. Il s’était commandé -un bock et, énervé, avait filé dès que l’orchestre de -tsiganes, s’éveillant pour l’apéritif, avait <i>suppuré</i> sa -première valse. Il savait où rejoindre son rival. Il -n’avait qu’à se rendre sur les six heures rue des -Écoles devant les boîtes à loyers; il était sûr d’y -trouver le Brabançon qui, pour rien au monde, -n’aurait manqué de faire là, par les après-midi conciliants, -une heure de footing, inspectant les façades, -le jambon rose de sa face tout épanoui à la certitude -de posséder cela un jour. Médéric Boutorgne -se croyait autorisé à penser, d’ores et déjà, que, -peut-être, Siemans spéculait un peu à la légère. A qui -reviendraient les maisons? En l’état actuel des -choses, cela ne pouvait faire doute.</p> - -<p> -Siemans, le bien laité, aux nageoires sagaces,<br /> -Siemans, l’ichtyomorphe, jadis pauvre alevin,<br /> -De sa belge laitance accourue de Louvain,<br /> -Humectait la Truphot aux soixante ans salaces.<br /> -</p> - -<p>Comme avait écrit un confrère. Eh bien! Siemans -humectait désormais sans profit, car l’ocarina du -sire ne pouvait rivaliser avec sa prose, à lui Boutorgne, -qui donnerait, un jour, lustre et notoriété à -la veuve. Cet imbécile avait laissé investir sa vieille -maîtresse et, quand elle serait défunte, il n’encombrerait -guère les guichets du fisc pour y verser des -droits de succession, bien sûr.</p> - -<p>Il était six heures un quart quand le gendelettre -arriva devant les maisons convoitées. L’ocariniste<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[220]</a></span> -ne s’y trouvait point. Longtemps, à son tour, il se -promena devant les façades odieusement rectilignes, -devant les balcons soutenus par des cariatides aux -gorges déplorables, dont la plastique consolerait -celles des malheureuses qui, dans les maisons Tellier -sous-préfecturales, dispensent la volupté coupable -aux notaires anacréontiques; longtemps il croisa -devant les porches béants, qui semblent être des -entrées de tunnel, où des nymphes lampadophores, -en drapé grec, s’épucent dans leur péplum en -simili-antique. Plus longuement encore il savoura -l’architecture néo-béotienne de ces immeubles -impressionnants—les plus beaux de la rue—qui, -un jour, seraient à lui.</p> - -<p>—Voyons deux appartements au premier cela -faisait huit mille; également 8.000 au second, puis -7.000 dans les deux autres étages: le cinquième et -le sixième évalués pour autant ensemble cela faisait -un total de 37.000, mettons 35 qui, multipliés par 3, -fournissaient un total de plus de 100 mille livres de -rentes, 85 mille net, au bas mot. La Truphot en -détenait pour le moins l’équivalent en biens-meubles. -Fichtre, c’était une jolie affaire! Et il sentit -aussitôt une chaleur d’enthousiasme serpenter de -ses talons à l’occiput. Il redressa sa petite taille, -enfonça les mains dans les poches de son pantalon -et, commisérateur, toisa les vagues passants. Cependant -Siemans ne se montrait toujours point, et -comme il guettait déjà le tramway qui, en désespoir -de cause, devait le ramener à la gare Saint-Lazare, -car il avait promis de retourner le soir à Suresnes, -il vit enfin le Belge déboucher tout à coup de la -voûte de la seconde bâtisse. Celui-ci, très animé, discutait -avec la concierge et, les joues cramoisies, ponctuait<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[221]</a></span> -son discours des saccades violentes de ses gros -bras. Quand Boutorgne l’eût rejoint, il débonda sa -colère.</p> - -<p>—Cette bougresse de concierge ne refusait-elle -pas de laisser marquer le gaz dont elle avait besoin -pour son éclairage et sa cuisine au compteur de -l’immeuble, de telle façon que lui, Siemans, pût, en -lui faisant payer plus que sa consommation normale, -se rattraper un peu sur les dépenses exorbitantes -de luminaire que nécessitait la maison.—Une idée -réellement <i>lumineuse</i> qu’il avait eue. Et puis, -fichtre de fichtre! si des choses pareilles étaient -permises dans une maison honnête! Ne venait-il -pas d’apprendre que deux des plus anciens locataires, -des locataires de sept années n’étaient pas mariés, -vivaient en concubinage. Ah! il allait te les flanquer -à la porte et rondement encore. Justement il -les quittait, il sortait de leur parler, de leur demander -comment ils avaient eu le culot de venir abriter -chez lui leur dévergondage au risque de faire déménager -tous les riches voisins, parmi lesquels il y -avait un conseiller à la Cour, un professeur à Stanislas -et un vicaire de Saint-Sulpice. Ceux-là payaient -trois mille cinq de loyer, et ils étaient en droit, pour -ce prix, d’exiger que l’immeuble fût convenablement -habité et que les voisins menassent une vie régulière -et moralisatrice. Comme cela tombait! Le conseiller -à la Cour avait une grande fille qui allait prendre -le voile. S’il venait à connaître la chose, il pourrait -avec les autres lui faire un procès en résiliation. -C’était son droit. Mais le plus drôle était qu’un des -concubins—l’homme—n’avait pas voulu s’en -aller à l’amiable, le menaçant de le jeter dehors, -disant que cela ne le regardait pas, qu’il payait<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[222]</a></span> -régulièrement son terme et qu’il était chez lui... Ah! -oui, il était chez lui, mais pas pour longtemps. Il -courait de ce pas jusqu’aux plus prochains panonceaux; -il lui ferait donner congé par huissier. Eh! -allez donc, ouste!</p> - -<p>Médéric Boutorgne, comme toujours, approuva. -Ce n’était pas une raison parce qu’on était au quartier -latin pour vivre comme des pourceaux sans -sacrement ni contrat. Et tous deux, alors, se dirigèrent -vers l’huissier, vers l’usine à protêts, vers le -fabricant de saisies qui assistait la Truphot, en ses -habituelles procédures, et, en bonne hyène nécrophage, -prenait le vent à son ordre sur le deuil et la -misère.</p> - -<p>Mais, auparavant, Siemans saisit le bras du gendelettre, -lui fit traverser la chaussée, le planta sur le -trottoir d’en face et d’un geste large embrassa les -immeubles de sa vieille maîtresse. Son œil béat parcourut -la ligne des trois façades, digéra voluptueusement -la niaise prétention de ces garennes à bourgeois, -pareilles à toutes celles, hélas! dont s’enlaidit -la ville depuis dix ans.</p> - -<p>—Hein! quelle fortune... Dire que si elle m’avait -écouté, avec un peu d’économie, elle en posséderait -le double à l’heure actuelle!</p> - -<p>A se frotter ainsi à la richesse de la veuve, à -négocier et à administrer pour elle, les deux drôles -se trouvèrent investis d’une audace incroyable.</p> - -<p>Chacun, in petto, pensait que de tout cet argent -il serait le légataire en un avenir prochain et ils -acquéraient la confiance en soi, le contentement -épanoui du gros bourgeois qui se sent une puissance -sociale avec laquelle il n’y a pas à barguigner.</p> - -<p>En sortant du mouillage paludéen où, suscité par<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[223]</a></span> -la Loi pour escorter et surveiller l’esquif des riches, -avaler les plus pitoyables épaves et dépecer les -moribonds et les cadavres qu’on lui jette en pâture, -l’huissier, le squale sans entrailles, présidait aux -ébats de ses clercs, scombres de moindre importance -et très souvent affamés, qui, eux, évoluaient -parmi les bancs de paperasses et la mer des Sargasses -des dossiers calamiteux; en sortant de ce -mouillage méphytique, Boutorgne et Siemans, après -avoir un instant tenu conseil, se mobilisèrent vers -la Préfecture de Police.</p> - -<p>Il s’agissait de savoir si un individu quel qu’il fût, -se réclamant de n’importe quel mobile, fût-il vingt -fois péremptoire et autant de fois légitime, avait le -droit de venir faire du chichi, la nuit, et les armes à -la main, chez une personne de la notoriété, de la -richesse et du reluisant de Madame Truphot, veuve -d’un maire de la rive gauche par surcroît. Celle-ci -avait beau ne point vouloir de scandale, il n’en allait -pas moins, si l’on se résignait au silence, de la -dignité de tous ses commensaux, qui se trouvaient du -même coup déshonorés. En utilisant, la veille, la -rapidité de translation du zèbre et la fugacité des -étoiles filantes, ils avaient cru la mieux servir qu’en -versant dans un déplorable pugilat avec l’envahisseur. -Donc on allait voir. S’ils avaient peu de propension -à affronter les calottes, ils étaient des gens -avisés à qui le dernier mot devait rester, puisqu’ils -avaient répudié le rôle de pourfendeur pour se réclamer -judicieusement, le lendemain, à tête reposée, de -l’indiscutable légalité. Deux juges d’instruction, à -qui fut passé un carton leur notifiant qu’on venait -de la part de Madame Truphot, rentière et femme de -lettres, et qu’on se réclamait de la mémoire de<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[224]</a></span> -défunt le mari, ex-maire, ex-conseiller général de la -Seine, se montrèrent dubitatifs et expectants, quoique -animés de la meilleure volonté à leur adresse. -La violation de domicile n’était pas très caractérisée. -Honved, après tout, avait seulement usé de ruse -pour pénétrer dans une maison où il avait fréquenté -précédemment.</p> - -<p>Il y avait bien le délit de port d’arme prohibée, -mais aucun procès-verbal—au dire de ces Messieurs—n’avait -été dressé. Bref, le parquet, en tout -cas, ne pouvait rien faire avant d’être saisi d’une -plainte régulière et encore cela regardait il le procureur -de Versailles. Déconfits, les deux compères -squameux retraversaient déjà mélancoliquement la -Cour de Mai, et s’apprêtaient à franchir la grille -dorée, lorsque, tout à coup, Boutorgne se frappant -le front eut une idée: si on allait dénoncer Honved -au Préfet de Police, comme ayant, le revolver au -poing, enlevé de force sa malheureuse femme qui, -lasse d’être maltraitée par lui, l’avait précédemment -abandonnée, et avait trouvé asile dans une maison -amie où on l’entourait de soins et d’égards? Insidieusement, -on ajouterait que l’auteur dramatique -était bien capable de s’être porté sur sa conjointe -aux pires déterminations, qu’il avait quitté Suresnes -en proférant des menaces de mort à son encontre et -qu’il n’y aurait rien d’extraordinaire, étant d’ailleurs -anarchiste et avec un tempérament comme le sien, -à ce qu’il l’eût tuée à l’heure présente. Ils affirmeraient -que, depuis la veille, personne n’avait rencontré -Madame Honved, que l’appartement était -clos, les persiennes fermées, et, comme inquiets de -l’issue de cette aventure, tous deux s’étaient présentés -chez lui vers midi, ils n’avaient pas reçu de<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[225]</a></span> -réponse: Honved, depuis qu’il était rentré n’ouvrant -à personne, au dire de la concierge. Ils ajouteraient -cauteleusement qu’un souci d’humanité les -guidait seul dans cette démarche, et que leur plus vif -désir était de voir éviter un malheur, un drame que -la police pourrait prévenir, s’il en était temps encore, -en surveillant ce triste individu. La chose n’aurait -aucune suite, mais l’enquête de police embêterait -toujours Honved. D’ailleurs après avoir reçu la visite -des inspecteurs il lui faudrait déménager, car quiconque -a été l’objet d’une enquête du Parquet est -un homme capable de tout, d’après la mentalité contemporaine. -Les voisins le lui feraient bien voir. -Siemans, enthousiasmé par l’ingéniosité de son compagnon, -ne crut pas pouvoir lui marquer son admiration -de façon plus probante qu’en lui décochant, -en toute aménité, un coup de poing qui faillit -lui luxer la clavicule. D’ailleurs, toutes les portes -s’ouvraient devant le Belge qui, dans l’endroit, -paraissait jouir d’une considération spéciale. Beaucoup -de messieurs à mine torve, assis sur les banquettes -d’antichambre, se levaient à son passage et -le saluaient avec courtoisie. C’est en paonnant -qu’ils doublèrent la ligne redoutable des huissiers, -pour eux pleins de condescendance, et qu’en moins -de dix minutes ils furent autorisés à embellir de -leur personne le Cabinet de Monsieur Lépine, -<i>l’homme de la Bourse du Travail</i>, comme Monsieur -Thiers est l’homme de la rue Transnonain.</p> - -<p>Une heure après, ils s’éployaient à la terrasse du -café du Palais. Médéric Boutorgne avait racolé dans -le lieu deux jeunes avocats chargés par lui, à -l’avance, de défendre les intérêts de la veuve. Ceux-ci, -saturés de respect, l’écoutaient parler d’une violation<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[226]</a></span> -de domicile commise, à main-armée, la nuit, -par un anarchiste. Et ils ouvraient d’énormes serviettes -desquelles ils extrayaient, pour les brandir -sous le nez du <i>prosifère</i>, une invraisemblable quantité -de lettres élogieuses, à eux adressées par des -clients dont ils avaient fait triompher la cause, à ce -qu’il en paraissait.</p> - -<p>—Le frère Prépucien, de la doctrine chrétienne, -était convaincu de dix-sept attentats à la pudeur, -parfaitement caractérisés. Je plaide la cause à -Lorient. Acquitté.....</p> - -<p>—Bellencontre, l’administrateur du journal socialiste, -<i>L’Eau du Jourdain</i>, était poursuivi pour avoir -soustrait 3.000 francs à la souscription en faveur des -grévistes de Monceau, alors affamés. L’imbécile avait -avoué et restitué. Je prends le dossier en mains et -sauve son honneur. Acquitté.....</p> - -<p>—Métivier, l’ex Premier-Président, à la retraite, -et Directeur des mines de nickel du Pôle antarctique, -avait volé au moins trois cent mille au fonds de -réserve. Il fallait le sauver. On invente un caissier -malversateur et nous marchons contre lui en l’accusant -de faux et de détournements. Le bougre fait -une belle défense et allait s’en tirer quand, plaidant -partie civile, je l’anéantis... Condamné... Cinq ans -de réclusion, comme Loizemant.</p> - -<p>—Je suis <i>collé</i> avec la femme divorcée d’un substitut. -Nous tenons ce dernier par un tas de sales -histoires. Si le Parquet ne veut pas suivre sur la violation -de domicile, nous ferons condamner votre -homme à l’aide des lois scélérates ou bien encore -pour pornographie. Puisque c’est un folliculaire -anarchiste il a certainement dû <i>exciter</i> à quelque -chose dans sa vie ou écrire des inconvenances. Son<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[227]</a></span> -affaire est sûre. Trois mois au moins, je vous promets -trois mois.....</p> - -<p>A la verbosité pontifiante de Boutorgne et surtout -à l’entrain dont Siemans faisait preuve pour réitérer -les apéritifs, les deux avocats, poursuivant la conversation, -purent se convaincre aisément qu’ils avaient -réussi sans grande peine à installer la confortante -certitude du triomphe dans l’esprit de leurs interlocuteurs.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[228]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">VII</h2> - -<p class="pch">Pour les pauvres, l’avortement n’est -pas seulement un droit, mais un devoir.</p> - - -<p>Madame Truphot, le jour même où Boutorgne s’expédia -sur Paris, s’était, sur les cinq heures de l’après-midi, -désembastillée de sa villa désormais fortifiée. -La peur, malgré toutes les précautions prises, la -tenaillait fortement et elle pensa récupérer plus vite -quelque sérénité en allant humer un peu l’oxygène -du dehors. D’ailleurs, elle haïssait la solitude et il -était sans exemple dans la vie qu’elle eût résisté une -journée entière aux affres de l’esseulement. Puis elle -projetait de faire certaine visite jusque-là différée. -Rose, la bonne, grimpée sur une échelle, avait inspecté -la rue, par dessus le mur, et avait assuré qu’elle -était sans périls. Embellie d’un large chapeau bergère -en paille maïs, où pendaient des grappes de -cerises en celluloïd, vêtue d’une jupe et d’un corsage -rouges, en toile d’Alsace imprimée, sur laquelle -folâtraient d’hybrides oiseaux bleu-ciel, elle se dirigea -vers le centre de la localité. Un face-à-main d’écaille -la situait parmi les intellectuelles.</p> - -<p>Au bout d’un quart d’heure de marche, elle se -trouva dans le vieux Suresnes, dans le pâté des bâtisses -lézardées en mal d’éboulement, devant les maisons -découragées dont la plupart ne soutenaient leur -vétusté qu’à l’aide des étançons, des béquilles, du -cacochyme. Là, devant un lavoir qui se signalait par -un drapeau de zinc, la puanteur chaude de ses lessives<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[229]</a></span> -et un bruit continu de vociférations parvenant -jusqu’au dehors, elle s’engagea dans une sorte de -venelle coupée, de deux mètres en deux mètres, par -les flaques huileuses d’une boue endémique. La porte -charretière d’un loueur de voitures s’ouvrait vers le -milieu de la sente, découvrant une cour trouée de -menues fondrières, où des chars à bancs, des voitures -à bras, cabrés sur l’arrière-train attestaient le ciel -de leurs brancards éplorés. Un peu plus loin, dans -un terrain vague sans clôture, c’était la décharge -d’un entrepreneur de démolitions, qui paraissait -entreposer également toutes les gadoues des environs. -Des montagnes de gravats, des <i>sierras</i> de détritus, -couraient parallèlement au chemin défoncé. Un -gros chien borgne, à l’œil de gélatine bleuâtre, au -collier hérissé de pointes rouillées, rôdait, qui vint -flairer la Truphot et, après avoir savouré son relent, -frétilla d’une queue rongée d’eczéma. Au bout de -l’impasse, une porte vermoulue, mal close par une -serrure aux vis en désarroi, s’interposait. Sur les -planches, d’un lie-de-vin pisseux, une plaque ovale en -cuivre énonçait: M. Marinot, docteur-médecin.</p> - -<p>La veuve sonna. Une petite bonne, très jeune, en -sabots, en tablier bleu maculé de sang et de fiente -de poule, vint ouvrir en tenant à la main la volaille -malingre qu’elle était occupée à plumer auparavant.</p> - -<p>—Madame vient pour consulter?</p> - -<p>Sur la réponse affirmative de la vieille femme, -la bonne l’introduisit dans une antichambre longue -et pénombrale, en ajoutant:</p> - -<p>—Le docteur ne vas pas tarder à rentrer.</p> - -<p>Les murs de la pièce, tendus d’un papier grisâtre, -enguirlandés des fleurettes invraisemblables dont -s’enchantent les lambris du pauvre, étaient parsemés<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[230]</a></span> -de planches inattendues, d’insolites dessins anatomiques -reproduisant, à peu près tous, les organes -de génération de la femme. Sur un guéridon de bois -rougi, imitant l’acajou, des monceaux de brochures -s’étageaient. Fascicules spéciaux: <i>Comité de l’amélioration -humaine.</i>—<i>Des moyens pratiques d’éviter -l’enfant.</i>—<i>Le salarié n’a pas le droit de prolonger -sa misère.</i>—<i>La Révolution sociale réalisée par le -Malthusisme.</i>—<i>Imitez les bourgeois.</i>—<i>Ne procréez -plus sans savoir et par instinct.</i>—<i>L’accession de -l’ouvrier au bien-être: sa libération prochaine par -la limitation du nombre des enfants</i>, etc...</p> - -<p>Dans l’étroit cabinet d’attente: trois femmes. L’une, -petite, assez jolie, une gamine presque, n’ayant certes -pas dix-huit ans, pleurait, de temps en temps, -par sursauts convulsés. Une jupe de cheviotte noire, -verdie par l’usure et trop courte pour avoir été -sans doute rognée de multiples fois, découvrait de -pauvres souliers fatigués aux semelles exfoliées. -Une chemisette de percale mauve bondissait par à -coups sous les saccades d’une poitrine et d’une -gorge dont on devinait sous l’étoffe le ferme modelé, -et qui recélaient, présentement, une douleur trop -véhémente pour concéder encore au respect humain. -Un tour de cou en satin noir servait de rehaut à sa -grâce blonde et souffreteuse qui rayonnait malgré -la pauvreté de l’attifage. Un peigne de chrysocale -mordait le casque de son abondante chevelure.</p> - -<p>A côté d’elle, se tassait une femme du peuple dont -les seins éboulés gonflaient un caraco de pilou. -Celle-là pouvait avoir avoir quarante ans. Le corps -dejeté, les yeux sans éclat, le cheveu raréfié, le regard -terne de chien battu, les joues ravinées par le soc -des famines ou des maternités successives, énonçaient<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[231]</a></span> -le lamentable destin de la plébéienne, la vie qui se -déroule, de l’enfance à la vieillesse, dans l’uniforme -misère; la vie qui cahote de l’atelier, de l’usine au logis -le plus souvent sans pain, du contremaître féroce ou -paillard au mari plein d’alcool ou dont le salaire est -trop infime pour nourrir la nichée sans cesse accrue. -Un cabas en fibres de bois empli de croûtes de pain, -de quelques oignons, et d’un cornet de papier contenant -du saindoux, était posé sur ses cuisses.</p> - -<p class="p2">A en juger par la jupe d’un cramoisi exaspéré, par -le corsage d’un violet à faire éclater les molaires, -par le boa en plumes blanches maculées, par le -chapeau hurleur dont d’innombrables ondées avaient -molesté les plumes, et par le parfum de bazar qu’elle -dispersait, la troisième consultante devait être une -fille d’amour, une de ces malheureuses qui font le -soir les troisièmes classes des trains de banlieue, ou -défèrent à la réquisition du joueur de manille qui, -après avoir déclaré quatre heures durant, que «ça -tombe comme à Gravelotte», qu’il «est bien de la -maison», se trouve, avant de rejoindre l’épouse acariâtre, -investi soudain par le désir d’affecter à des palpitations -illégitimes les gains successifs que lui a valu -la possession continue du «manillon bien gardé».</p> - -<p class="p2">Toutes trois venaient postuler l’aide salvatrice du -docteur Marinot. Celui-ci, en effet, avait de sa mission -sociale une conception autrement belle, autrement -grandiose que la plupart de ses confrères. Fils -d’un pauvre ouvrier doreur sur bois qui éleva six -enfants, il avait vécu sa prime jeunesse parmi les -milieux de misère ouvrière, et une compassion secourable -pour ses anciens frères de classe l’avait acheminé -vers le seul, vers l’unique moyen de soulager<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[232]</a></span> -efficacement la détresse du prolétariat. Instruit à -l’École primaire, il était un des rares fils du peuple -qui avait pu accéder jusqu’à renseignement secondaire. -Le diplôme conquis grâce à d’inouïes privations, -il n’avait pas été déterminé comme tant d’autres -par le souci exclusif de s’enrichir et de faire oublier -ses origines. Il n’était pas de la race des Burdeau, -des Charles-Dupuy qui, fils de manœuvres, éduqués -grâce à ce que la Démocratie a pu arracher de justice -aux classes nanties, s’empressèrent ensuite de -trahir le peuple et d’aller renforcer, en combattants -implacables, le nombre des exacteurs bourgeois. Il -avait compris aussi qu’on ne sauve pas le monde -avec de la rhétorique et, répugnant à s’enrôler parmi -les suiveurs de Truculor, parmi l’Eunuquat du collectivisme, -il s’était, lui, l’isolé, courageusement mis -à la tâche pour lutter à l’aide de son seul savoir, de -sa seule conscience, contre la douleur humaine. -L’origine du mal, la cause de la misère, résidait en -ce que les pauvres, à l’encontre des riches, ne -savaient pas éviter l’enfant. Lui, médecin, lui, fils -d’asservi, rendrait à son milieu l’assistance que tout -jeune il en avait reçu: il énoncerait aux humbles le -moyen de se dérober à la procréation, mieux que -cela: il libérerait les malheureuses qui viendraient à -lui. C’était le <i>médecin-avorteur</i>, au rôle magnifique, que -toute civilisation devrait opposer au médecin-accoucheur. -Bellement, avec un mépris superbe des conventions, -des préjugés, des opinions manufacturées -d’avance, de la réprobation universelle, il s’était mis -à l’œuvre, résiliant d’avance l’ambition de toute clientèle, -l’espoir de tout bien-être et de tout lustre -social. Car le bourgeois qui pratique hypocritement -la chose ne saurait en concéder la légitimité au Pécus<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[233]</a></span> -dans lequel toujours, il veut pouvoir puiser le salarié, -la prostituée et le soldat.</p> - -<p>Le docteur Marinot vivait maigrement des cinq -mille francs dont l’appointait, comme médecin attitré, -une pouponnière voisine. Éviter la vie à ceux -qui devaient naître des déshérités; obvier si possible -à la mort de ceux qui avaient été jetés dans le -monde, tel était son labeur magnanime. Et la -moitié au moins de sa maigre prébende était distraite -par lui pour servir à l’achat d’instruments -spéciaux, de sondes et d’aseptiques qu’il dispensait -gratuitement, avec ses conseils et ses soins, aux -femmes qui le venaient trouver. Il enseignait à toutes -que, sans compter les différentes sortes d’obturateurs, -l’irrigation, avec une solution de tannin ou de permanganate -de potasse, suffisait la plupart du temps, -après le petit acte, pour éviter la fécondation. En -tout cas, si l’engrossement n’était pas, grâce à cela, -rendu impossible, l’enfant n’était plus la norme, -mais bien l’accident. Ainsi, aucune privation du seul -plaisir que les pauvres peuvent goûter sans contrainte. -D’ailleurs, l’injection intra-utérine, pratiquée -à l’aide d’une canule spéciale, deux jours avant -l’époque présumée des menstrues, exonérait de toute -maternité débutante. Trois démonstrations théoriques -et pratiques de cinq minutes chacune suffisaient -pour que toute femme pût, sans aucun risque -de se blesser, manier elle-même la sonde libératrice.</p> - -<p>Et il accueillait toutes les victimes du sexe, sans -inquisition préalable, ne leur demandant que deux -choses: ne pas le payer et indiquer son nom et son -adresse à toutes celles qu’elles pourraient connaître -et pour qui la grossesse est le cataclysme. Il donnait<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[234]</a></span> -ses soins indistinctement, aussi bien à l’amante -bourgeoise, devant qui la société va se dresser, -qu’elle va réprouver, parce qu’elle a été accidentellement -féconde, qu’à la femme d’ouvrier, qu’à la -fille publique fruitée par hasard—car la Nature -haïssable se plaît plus souvent qu’on ne le croit à -mettre des enfants au ventre des prostituées.</p> - -<p>Des bruits sournois commençaient à circuler sur -lui dans la localité, mais il n’en avait cure et continuait -son sacerdoce admirable sans se soucier -des ragots imbéciles ou des haines qui germaient -sous ses pas. L’année précédente, il avait affranchi -plus de douze cents douloureuses et il espérait -bien que cette clientèle gratuite irait s’augmentant -sans cesse. Sa science, d’ailleurs, le mettait -à l’abri de toute catastrophe possible, puisqu’il n’intervenait -jamais chirurgicalement, mais seulement à -l’aide de l’hydraulique. Et, de toutes ses forces, il -désirait un procès, prêt à s’offrir en première victime -pour revendiquer le droit du médecin à l’avortement, -le droit du médecin désintéressé, qui sauve, -alors que la hideuse société, par son code monstrueux, -favorise le trafic vénal de la faiseuse d’anges, -qui tue.</p> - -<p>Les peuples du Nord, Suédois, Allemands, Norwégiens, -de mentalité scientifique, d’intelligence -sociale supérieure à la nôtre ont du reste compris -déjà la pitié sublime de ces théories. Dans toutes les -grandes villes protestantes, des légions de jeunes -docteurs, conquis à la lumière nouvelle, interviennent -en praticiens afin d’éviter la fécondité à celles -qui n’ont pas le droit de créer.</p> - -<p>Et parmi ces races prolifiques, la natalité, qui -s’élevait suivant une constante effroyable, vient déjà<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[235]</a></span> -d’être enrayée; la poussée de la nature aveugle, -l’effort de l’instinct stupide, a été en partie vaincu -par l’intelligence humaine: la constante est tombée. -La statistique des naissances accuse d’ores et déjà -la consolante et quasi stagnation par rapport aux -chiffres précédents. Ce qui est énorme.</p> - -<p>Pour tous les esprits affranchis, pour tous les -cœurs qui ne peuvent pas prendre leur parti de la -misère et de la souffrance, pour tous les nobles cerveaux -qui spéculent déjà sur un avenir meilleur, le -docteur Marinot, humble artisan de l’Œuvre miraculeuse, -était le <i>Surhumain</i> digne d’être offert en -exemple d’apôtre aux générations futures et fraternelles. -Les différentes religions qui se sont succédé -sur la terre ont accordé aux dieux le pouvoir de -créer la vie et partant la douleur; le docteur Marinot -était donc plus qu’un dieu, puisqu’il détruisait -des dieux le labeur scélérat, puisque toute sa volonté -et tout son savoir réalisaient ce rêve: empêcher -l’éclosion de la vie et partant de la douleur.</p> - -<p>—Ma mère s’est aperçue que je n’avais plus mes -règles; elle menace de me jeter à la porte et mon -père veut me tuer..., se lamentait la petite blonde, -répondant à une question de la Truphot, au milieu -d’une explosion de nouveaux sanglots pendant que -des larmes giclaient de ses yeux tamponnés du -revers de sa main aux ongles filigranés de noir.</p> - -<p>La vieille scélérate, insidieuse, assise à son côté, -paraissait s’intéresser à son malheur. Elle était venue -chez le docteur Marinot, attirée par une brochure -intempestive trouvée en les mains d’une de ses bonnes; -elle était accourue non pas dans le souci d’apporter -son obole à l’œuvre de salut, ni de requérir -un secours dont son âge n’avait plus besoin, mais<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[236]</a></span> -dans le désir de frôler là des éplorées, de se conjouir -aux récits douloureux, de flairer l’odeur des -pauvres alcoves, de panteler aux détails des récits -d’amour, de se volupter aux traits pittoresques ou -lamentables qu’elle pourrait glaner. L’inextinguible -ferment passionnel qui l’animait avait besoin de -ces caresses, de ces chatouilles qui l’exaspéraient. -Au lieu du livre scabreux, Madame Truphot préférait -de beaucoup prélever dans la réalité ce qui -fouaillait délicieusement son imagination. C’étaient -ses excitants, sa cantharide, son satyrion à elle. -Grâce à cela et aussi à sa merveilleuse nature, elle -goûtait encore les délectables paroxysmes, malgré -ses soixante ans bien sonnés.</p> - -<p>—Il s’appelle Charles; c’est le premier de la bonneterie, -au <i>Printemps</i>, continuait la petite ouvrière, -bébête, dans ce besoin qu’elles ont toutes de débrider -enfin leur réserve, de conter, au moindre signe -de compassion, leurs amours trop longtemps dissimulées.</p> - -<p>La vieille ne se tenait plus; ses maigres reins sautillaient -sur son banc, sa gorge serrée rendait le -passage des mots difficile. Elle continuait néanmoins -d’interroger, paterne et maternelle.</p> - -<p>—Je veux vous aider ma pauvre enfant: usez de -moi. Et il vous aimait bien?</p> - -<p>—Oh! oui, il était très doux, très caressant... et -puis il savait des mots distingués...</p> - -<p>—Vous vous rencontriez souvent?</p> - -<p>—Chaque soir, à la descente du train, près de la -gare des Moulineaux, et on filait dans le bois en traversant -le pont... Oh! il était très passionné... il -m’embrassait que c’était comme un songe... même -qu’il allait trop loin...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[237]</a></span></p> - -<p>La Truphot, les yeux clos d’émotion, une houle intérieure -battant ses tempes, se préparait à requérir -de plus grandes précisions dans la confidence, -lorsque la porte du cabinet de consultation s’ouvrit, -encadrant un homme de haute taille, à la barbe -noire, au large front dénudé, aux grands yeux bleus -de bonté calme, qui souriait en s’inclinant devant la -misère, devant les clientes qu’il soignait gratuitement, -comme aurait pu le faire un praticien -saluant les consultantes millionnaires. Il était rentré, -pénétrant dans son cabinet par une porte -latérale. Et la petite ouvrière, renfournant son mouchoir, -s’immisçait la première dans la chambre du -salut.</p> - -<p>Le même manège pratiqué près de la quadragénaire -au cabas n’amena qu’une confession banale, -sans détails affriolants. La pauvresse avait six -enfants déjà, se trouvait enceinte d’un septième et le -mari était homme d’équipe à la Compagnie de -l’Ouest. Elle-même était garde-barrière. Quatre francs -cinquante, au total, à eux deux, pour nourrir la -nichée. Deux de ses garçons étaient malades: l’un -atteint de coxalgie et alité depuis trois ans, l’autre -tombant du haut mal. Le docteur Marinot les soignait -bien gratis, mais il fallait payer le pharmacien. -Sûrement on allait crever de faim s’il ne lui évitait -pas sa présente grossesse, d’autant plus que le père -était mal vu de ses chefs, parce que socialiste. Cependant, -ils travaillaient, eux, du matin au soir, et -avaient un emploi fixe. Que devait être la misère de -ceux qui connaissaient la morte-saison? Tout à coup, -elle fut prise du remords d’avoir parlé inconsidérément. -Elle se saisit des mains de la Truphot, et -supplia.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[238]</a></span></p> - -<p>—Je suis trop bavarde, c’est mon défaut; mais -Madame, qui, comme moi sans doute a ses ennuis, -ne dira rien. La Compagnie nous renverrait si elle -savait que je me suis fait avorter.</p> - -<p>La veuve promit; alla jusqu’à glisser cent sous -dans la paume de l’autre et s’autorisa à questionner -derechef:</p> - -<p>—Mais dites donc, vous aimez donc bien ça, que -vous faites tant d’enfants?</p> - -<p>La femme protestait:</p> - -<p>—Non, non, c’est pas moi; mais qué qu’vous -voulez, les hommes pour ces choses-là, ça n’se contient -pas... Ça n’peut pas s’faire une raison...</p> - -<p>Un quart d’heure s’était écoulé. La petite ouvrière, -maintenant, sortait, la figure rassérénée, un sourire -même sur ses lèvres chlorotiques. Elle serrait sous -son bras un maigre paquet, des canules et des poudres -ficelées sous du papier gris, sans doute.</p> - -<p>La garde-barrière s’engouffrait à son tour dans la -chambre de visites.</p> - -<p>La fille d’amour travaillée comme les autres manifesta -quelque défiance. Évidemment, elle redoutait -l’intrusion de la police dans ses affaires privées et -avait peur que Madame Truphot ne fût de la Tour -Pointue. Pressée, avec des mots mielleux, des formules -captieuses d’apitoiement, elle prononça néanmoins:</p> - -<p>—Comment qu’j’ai attrapé ça? Est-ce que j’sais -moi? Un miché d’ici ou d’ailleurs... On a beau se -laver après, pas? Il y a des types plus <i>puissants</i> les -uns qu’les autres. Mais j’ai qu’trois semaines de retard; -faut qu’le médecin me l’décroche... Vous comprenez, -j’ai pas besoin d’gosse... Pour si qu’c’est un garçon<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[239]</a></span> -qu’les bourgeois l’envoient à Deibler, plus tard, et -si c’qu’c’est une fille qu’a soit forcée d’faire le truc -comme moi.. Non, non... j’ai connu trop d’misère... -Au moins lui, il n’souffrira pas.</p> - -<p>Elle fit une pose, saliva sur son pouce et son index -et arrangea une de ses frisettes en l’étirant de l’autre -main. Dans le besoin de convaincre la veuve de sa -bonne foi, elle ajouta:</p> - -<p>—Moi, vous m’entendez, si c’était pas pour le -môme, ça m’serait égal d’être grosse; ça m’supprimerait -mes époques et m’éviterait quatre jours de -chômage par mois... Et puis quand on est enceinte, -on fait beaucoup plus d’argent... Il y a un tas d’cochons -qui raffolent de ça...</p> - -<p>Mais, tout à coup, elle devint gouailleuse; transposant -les rôles, elle interrogea dans un rire de -verre cassé.</p> - -<p>—Non, mais dites donc, pourquoi qu’vous êtes -ici? A votre âge on peut rigoler sans danger.</p> - -<p>La Truphot dut exposer impudemment qu’elle, -une rentière philanthrope, dans un désir admirable -de soulager la détresse des pauvres, subventionnait -de son propre argent le docteur Marinot. En somme -elle était quelque chose d’assez semblable à une -dame patronesse de son œuvre.</p> - -<p>—Ben vrai... v’la qu’est chouette... si toutes les -bourgeoises en faisaient autant, y aurait bientôt plus -d’exploités, approuva la fille.</p> - -<p>Et, comme la porte s’était ouverte, comme la prostituée -se levait pour succéder à la femme de l’homme -d’équipe, Madame Truphot se hâta de disparaître -pour n’avoir pas à placer ce boniment au médecin -sublime. Il serait toujours temps de le lui servir une<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[240]</a></span> -autre fois—quitte à se tirer quelque maigre somme -pour la propagande—si elle n’avait pas d’autre -expédient pour expliquer alors sa présence insolite -dans l’antichambre malthusienne.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[241]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">VIII</h2> - -<p class="p2">Le sculpteur que les bonnes, la nuit précédente, -s’étaient refusées à veiller, et qui avait passé ses dernières -heures à l’air libre, tout seul au milieu de -quatre bougies et sous les plaintes et les crissements -du sommier épileptique de la vieille, le décédé avait -été enterré le lendemain qui était un mardi. Boutorgne -avait chargé une agence de funérailles de -faire toutes les démarches et de préparer les choses, -de façon à ce qu’il fût acheminé au cimetière sur les -onze heures du matin, au moment où les ronds de -cuir et les négociants qui composent, en quasi totalité, -la population mâle de Suresnes, se sont tous -restitués à leurs pourrissoirs administratifs ou à leur -flibuste commerciale. De cette façon, les rues seraient -solitaires et il n’y aurait pas à redouter d’embêtements. -Une messe basse avait été dite. Un soutanier -atteint de la pelade, aux joues bleutées et suppurentes, -au ventre pyriforme, qu’on déléguait sans -doute aux viles besognes, avait surgi d’une chapelle -latérale et, accostant le cortège, s’était mis, sans -préambule, à donner l’essor aux barbarismes latins -de son répertoire. Deux enfants de chœur l’accompagnaient, -deux jeunes bardaches vêtus d’un surplis -en dentelle de paquet de bougies sur une souquenille -d’andrinople. L’eau bénite, accompagnée de quelques -gouttes de pus stillées par les écrouelles du<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[242]</a></span> -desservant était tombée sur la bière. Ensuite de -quoi le sacerdote, sans fausse honte, avait requis de -Boutorgne un supplément de tarif, et les deux -gitons, ses assesseurs, des cigarettes, cela avec le -sourire alliciant et les mains frôleuses de l’emploi.</p> - -<p>Le cimetière était à peu près sans visiteurs. Le -gardien, un vieux soldat médaillé, dont l’haleine -encensait l’absinthe sur le dehors, vint s’aboucher -avec le maigre convoi. Il le guida, faisant ranger sur -l’accotement de l’allée unique deux ou trois vieilles -femmes aux vêtements noirs élimés, qui cheminaient -armées d’arrosoirs. C’étaient les veuves classiques -des nécropoles, les veuves couperosées à qui le trois-six -fut consolateur et qui aiment à se rémémorer le -cher défunt, combien il était rigolo, le soir, après le -<i>gloria</i>, et comme il batifolait gentiment dans l’alcove -embellie de punaises.</p> - -<p>Après que le sculpteur fût inséré dans l’hypogée, -que la Truphot munificente lui avait loué pour cinq -ans, ce fut la nuée des croque-morts, circonscrivant -la veuve et le gendelettre d’une dizaine de mains -ouvertes, aux doigts énormes et spatulés, pendant -que les bouches grimaçaient dans la concupiscence -du billon. Ils connaissaient l’effroi, la répulsion que -leur côte à côte inspire et ils en jouèrent en artistes, -marchant derrière le couple, faisant, à ses trousses, -sonner sur le pavé leurs gros souliers ferrés. Bien -qu’on leur eût donné toute la monnaie disponible, -ils ne consentaient pas à se faire disparaître, protestant -d’une voix grasse qu’ils avaient eu beaucoup -de mal, que le mort était très lourd.</p> - -<p>Deux semaines alors se passèrent, pendant lesquelles, -la Truphot cuisinée par Siemans, Boutorgne<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[243]</a></span> -et tous les autres, se résigna—sans toutefois avoir -l’audace de déposer une plainte formelle—à expédier, -au Parquet et à la Préfecture, un long factum -exposant ses griefs, dont les plus notables étaient -«qu’un individu qu’elle ne connaissait nullement—un -fou sans doute—avait fait un soir irruption -chez elle, sous le prétexte d’y venir reprendre sa -femme invitée à dîner, et avec qui elle était en -relations depuis seulement deux jours; et que ce -Monsieur l’ayant menacée d’un revolver, elle -n’avait dû qu’à des circonstances fortuites de -n’être point assassinée.»</p> - -<p>Elle priait qu’on surveillât l’agresseur et «qu’on -la défendît contre le retour de pareilles entreprises.» -Le prosifère et le belge, eux, s’étaient rendus -dans une agence Tricoche et Cacolet, une agence à -50 francs le faux témoignage, qui avait promis de -leur livrer tout le passé de Honved, dans lequel—à -moins d’être malchanceux au possible—on trouverait -bien quelque chose pour l’embêter. Puis ils -avaient commandé aussi dix agents <i>marrons</i> chargés -de renforcer la filature du quai des Orfèvres. De la -sorte, Honved, ni sa femme, ne pouvaient plus faire -un pas sans traîner à leur suite une théorie d’individus -rasés de l’avant-veille, vêtus de redingotes -versicolores, coiffés de haut de forme excoriés par -un psoriasis opiniâtre ou lustrés par les ondées et -dont les mines redoutables permettaient de se documenter -sur toutes les variétés du prognathisme ou -du chafouinisme humain. Siemans et Boutorgne en -surveillaient eux-mêmes les marches et les contremarches, -se gaudissant de la chose qui poussait Honved -aux dernières limites de l’exaspération. Ils -étaient là-dedans comme dans leur élément, et leur<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[244]</a></span> -rêve était que ce dernier, rendu enragé, se portât un -jour à des voies de fait sur quelque mouchard trop -acharné. Cela lui amènerait une sale affaire qui les -vengerait tous car, dans notre époque, le mouchard -est intangible. Et ils y travaillaient du meilleur de -leur obstination. Une trouvaille de Boutorgne consistait -à faire accompagner Madame Honved, dans -toutes ses pérégrinations à travers la ville, par deux -estafiers occultes, l’un déguisé en tondeur de -chiens, l’autre en marchand d’habits. La malheureuse, -obsédée, affolée, se réfugiait-elle chez une -amie ou dans une boutique de pâtisserie, le tondeur -de chiens survenait, offrant ses services pour -couper le chat de la maison et le regrattier ambulant -s’insinuait peu après pour s’enquérir si on -n’avait pas des vieux chapeaux à vendre. Même, dans -la rue, ils s’autorisaient à lui parler, lui demandaient -de l’argent ou bien devenaient galants, lui -faisaient des madrigaux en affirmant qu’elle n’avait -pas besoin de se gêner avec eux et que «son sale -mari se foutait bien d’elle.»</p> - -<p>Puis une pétarade de petits échos à double entente, -d’insinuations perfides, partit dans les journaux -nationalistes et, en moins de trois jours, Honved, -sourcilleux, eut quatre duels sur les bras, sans pouvoir -toutefois arriver à débusquer les deux porteurs -d’ailerons: les directeurs de ces feuilles, dont on -prend surtout connaissance par le côté anal, ayant -préféré marcher que de découvrir ceux qui les subventionnaient. -Ah! Oui, il saurait désormais ce que -ça coûte de s’attaquer au maquerellat triomphant.</p> - -<p>La chose n’avait pas de raison de cesser jamais, -si un beau matin, la Truphot n’eût trouvé dans -son courrier cette épistole, dont la lecture lui fit<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[245]</a></span> -supplier peu après Siemans et Boutorgne, de ne -plus s’acharner sur ce misérable Honved, car tout -cela pourrait mal finir pour sa personnelle tranquillité -et sa précieuse personne.</p> - -<div class="pbq"> - -<p class="pr4 p1">Paris, 3 juin 190...</p> - -<p class="pi4 p1">Madame,</p> - -<p class="p1">La persistance dans mon entour—ce matin -encore—de deux individus dont la qualité n’est -pas suffisamment définie ou l’est par trop, et qui -n’ont d’autres moyens d’existence que vos bontés, -m’oblige à vous avertir que je viens de dilapider, ces -derniers jours, toutes les réserves de patience sur -lesquelles je faisais fond pour continuer à déférer -plus longtemps au respect des hommes entretenus.</p> - -<p>Ces plénipotentiaires, à qui vous devez vos meilleures -inspirations et que vous avez pris l’habitude -d’interposer dans toutes vos négociations, se sont -plu, il y a déjà deux semaines, à sortir de la <i>mutité</i> -en laquelle se trouve confinée leur espèce animale, -pour verser en des intrigues de police, enquêter sur -ma vie, et servir actuellement de connétables à une -bande de maltôtiers dans le marasme, qui adhèrent -à mes talons, avec une opiniâtreté digne d’un meilleur -usage.</p> - -<p>Qu’à Suresnes, ils s’aplatissent contre les murailles, -versent incontinent dans une irréfrénable -<i>vésarde</i> et courrent se réclamer de la maréchaussée, -au seul surgissement devant eux de deux personnes -non <i>squamifères</i>, qu’ils prenaient sans doute pour -des <i>mareyeurs</i>, il n’y a point là de quoi me surprendre. -On est Belge, <i>écriturier</i> sans travail, nationaliste<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[246]</a></span> -et autre chose et, conséquemment, on se -doit à ces différentes sortes de beautés.</p> - -<p>Mais qu’ils se livrent eux... eux!!!!! à des investigations -sur mon passé, dans lequel la plus irréfrénable -lumière, le soleil le mieux déchaîné, ne ferait -pas surgir la plus petite tache, que par surcroît ils -déclarent à tous venants et vous fasse écrire—dans -un libelle dont communication m’a été donnée—<i>que -vous ne m’aviez jamais vu</i> avant le soir de -Suresnes et <i>que j’aurais l’intention de vous assassiner</i>, -voilà, je l’avoue, ce qui totalement m’éberlue.</p> - -<p>Hélas! Madame, les nécessités de gagner ma vie, en -écrivant des choses pour divertir les gens, m’ont fait -asseoir deux ou trois fois à votre table, car on se -documente comme on peut, et il me fallut, en ces -occurrences et sans enthousiasme, je le confesse, -profiter visuellement de la silhouette que vous profilez -avec tant d’harmonie. Je me vis astreint, également, -à bénéficier de vos discours, où bien en vain, -on chercherait l’esprit, les propos pertinents d’une -Créquy, d’une Dupin, ou de toute autre titulaire -d’un Bostock à gens de lettres des siècles précédents. -Quant à vouloir vous assassiner, grands -dieux! pourquoi me livrerais-je à un tel carnage de -votre personne? Je n’épouse, en aucune façon, -soyez-en assurée, les affaires de votre entourage, -pour vouloir, à ce point, précipiter l’ouverture de -votre succession. D’accord avec mon ami Roumachol -qui me servit de truchement, après m’être rendu -compte du guet-apens que vous tendîtes à ma femme, -j’eus seulement le dessein de la retirer sur l’heure -de votre lararium infâme.</p> - -<p>Que j’y aie mis quelque hâte et plus encore de -brutalité; que je me sois présenté sans gants et sans<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[247]</a></span> -civilité, après avoir oublié de vous décerner ainsi -qu’à vos invités les salams prescrits par notre civilisation, -que je me sois en un mot exonéré de toute -excessive urbanité, je le reconnais, mais, oserai-je -vous faire entrevoir que lorsque quelqu’un court le -risque d’être asphyxié en quelques minutes par un -gaz mortel, l’acide sulfureux, l’oxyde de carbone, -par exemple, ou d’être foudroyé par l’acide prussique, -on se débarrasse pour voler à son secours des -vaines contorsions de la politesse, et que le rudoiement -des bipèdes présents à la chose est sans grande -importance. Or, pour moi, tel était le péril couru -par ma femme, les vapeurs dégagées par les messieurs -qui vous entouraient pouvant être assez exactement -comparées aux émanations délétères ou au -toxique que je viens de vous citer.</p> - -<p>Sachez bien, Madame, que tous vos comportements -me furent contés. <i>Je n’ignore rien</i>, pas même -la scène saturée de pittoresque et d’imprévu où, -paranymphe déplorable, vous entonniez l’épithalame -en faveur d’un couple que je ne veux point nommer. -Pour des cérémonies postérieures, j’oserai vous -recommander les vers que Catulle décerne à Julie et -à Manlius. Sans doute, ma femme était-elle destinée, -elle aussi, à l’honneur de vous voir tenir sur sa tête -le voile et les myrtes de l’hymen et devait-elle s’attendre -à recevoir de vos mains augustes l’anneau -de fiançailles qui la devait consacrer à Modeste Glaviot. -Vouloir ainsi, à toute force, unir les autres, -s’éjouir de la vue des amours voisines en ce qu’elles -ont de plus secret dans <i>leurs exhibitions</i>, est un rôle -fort difficile à faire accepter, malgré que notre -époque pour les <i>vésanies passionnelles</i> soit bien tolérante. -Ce rôle, le monde et les tribunaux lui assignent,<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[248]</a></span> -à l’ordinaire, une épithète suffisante pour -assagir les maîtresses de maison qui, dans les salons -où s’étalent leur munificence et leur bien-dire, -auraient quelques velléités de régenter autre chose -que l’estomac et l’intellect de leurs commensaux.</p> - -<p>Certes, j’étais bien décidé à ne point sortir de l’humeur -paisible, en laquelle, à l’issue de la soirée qui -nous occupe, je fus me cantonner, mais s’il me faut -combattre à l’<i>épuisette</i> ou à l’<i>épervier</i>, vous m’y -trouvez déterminé. Voyez comme j’étais bon prince. -J’avais répudié l’idée de tirer vengeance de l’imputation -portée, boulevard du Palais, par M. Médéric -Boutorgne confédéré à M. Siemans, ce dernier nous -accusant, Roumachol et moi, de nous être présentés -devant eux armés d’un <i>engin prohibé</i>. Je n’avais -voulu y voir qu’une tentative maladroite pour surajouter, -aux bénéfices de leurs emplois respectifs, le -menu salaire réservé aux indicateurs. Je pensais -que la profession de M. Siemans est fort encombrée -en France, et j’augurais qu’il faisait ainsi des efforts -louables afin de se procurer un petit pécule pour -le cas où le Gouvernement de la République ne -croirait pas devoir priver plus longtemps S. M. Léopold -d’un sujet aussi avantageux, et se verrait forcé -de solliciter son «<i>rapatriement</i>.»</p> - -<p>J’étais même plein de condescendance pour Monsieur -Boutorgne—le nouveau Shakespeare comme -l’a expertisé Paul Adam, à ce qu’il appert d’un -papier à moi exhibé—qui cherchait ainsi sa voie -et dans l’impossibilité purement momentanée, où -il se trouva, sans doute, de recommencer <i>Othello</i> -se mit soudainement à jouer la <i>peur des coups</i>, de -Courteline, au naturel, puis, comme Cromwell, changea, -quinze jours durant, de domicile, à chaque<span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[249]</a></span> -vesprée, afin qu’il fût moins facile de trouver le chemin -de ses oreilles.</p> - -<p>Vous voilà donc, Madame, fort à propos avertie. -Vous voudrez bien, je pense, canaliser sur d’autres -occupations les loisirs de ces Messieurs. Sans quoi, -je me verrais, peut-être, dans l’obligation de porter -le deuil parmi les habitants des grands fonds, de -détériorer deux ou trois paires de branchies, ou -bien d’appliquer sur les insectes de votre entourage -un pyrèthre de coups de bâton, au risque de nuire -pour toujours au brillant de leurs élytres: ce qui -priverait le cours serein de votre existence de quelque -agrément. J’aurai, cependant, la magnanimité, -pour que votre esprit ne soit pas enchifrené d’un -remords d’ingratitude, d’oublier que M. Médéric -Boutorgne vint me trouver, un certain jour, de votre -part, afin d’empêcher que le journal, aux destinées -duquel je présidais alors, n’ébruitât le suicide de -Monsieur votre mari qui ne sut point opposer jadis, -à vos dérèglements, une âme d’artiste ou de dilettante -souverainement dédaigneuse des négligeables -contingences.</p> - -<p>Veuillez croire, Madame, à tous les sentiments -de rigueur en pareilles circonstances.</p> - -<p class="pr4"><span class="smcap">Honved.</span></p> - -<p class="p1"><i>P. S.</i>—Les épîtres en langue brabançonne de -M. Siemans seront, je dois vous en informer, fidèlement -rendues au facteur et il me faudra, hélas! -me priver aussi de vos autographes.</p></div> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[250]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">IX</h2> - -<p class="pchi">Nil immundius hoc, nihiloque immundius illud...</p> - -<p>La réplique à cette épistole ne se fit guère attendre. -Bien que Boutorgne et Siemans eussent promis -à la vieille de ne point user de représailles, Honved -mesura, sans délai, l’étendue de leur crédit. Sa -femme fut, dès le lendemain, arrêtée pour racolage -par les deux agents des mœurs déguisés, l’un en tondeur -de chiens, l’autre en marchand d’habits, qui la -poursuivaient depuis l’histoire de Suresnes. La chose -eut lieu comme la malheureuse se préparait à pénétrer -dans la Bibliothèque Nationale, afin d’y faire -quelques recherches et d’y draguer le document -pour le compte de son mari. L’auteur dramatique, -après une nuit d’indicibles angoisses et d’affres -assassines passées à courir Paris à sa recherche, ne -fut avisé qu’au matin, par un bref de la Préfecture. -Il pensa devenir fou et ne put jamais s’expliquer -par suite de quel inconcevable phénomène il n’avait -pas, sur l’heure, strangulé le Commissaire divisionnaire -chargé de lui présenter, pour cette gaffe -déplorable, les excuses de M. le Préfet. Sans doute -la chose fut imputable à sa prostration. Une campagne -de presse fut amorcée qui demandait la révocation -de M. Lépine, bien plus qualifié pour commander -la garde Albanaise à Ildiz-Kiosk que la police -à Paris, mais ce dernier, reprenant les aveux et les -excuses de son sous-ordre, mentit avec son impudence<span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[251]</a></span> -coutumière, comme il devait le renouveler plus -tard, du reste, pour l’affaire Forissier. Ce n’est -qu’après quinze jours qu’il consentit enfin à avouer -sa méprise. Mais il se vengea. A l’occasion de l’arrivée -d’un roi à Paris, une perquisition fut pratiquée -au domicile de Honved, <i>anarchiste malthusien</i> -disait la cote de la préfecture. Ses papiers furent -saisis et ses manuscrits à jamais raptés par les -argousins du Boulevard du Palais. Il n’évita qu’à -grand’peine les compas, les appareils photographiques -et les immondes attouchements du kustchique -Bertillon.</p> - -<p>L’auteur dramatique, trop intelligent pour user -ses forces à lutter ainsi sans espoir de réussite, dut -se résigner. Il connut enfin qu’on ne s’attaque -jamais impunément au mouchard et au souteneur, -rois de la rue et rois de Paris.</p> - -<p>Les jours qui suivirent furent sans agrément à -Suresnes. La veuve, terrifiée par l’idée que Honved -pouvait reprendre l’offensive, et consciente qu’il -avait cette fois acquis le droit de la trucider, se barricadait -dans sa villa transformée en citadelle. Des -cadenas dignes de l’ancienne Bastille et une chaîne -transversale, pour le moins aussi grosse que celle -coupant jadis l’entrée des Dardanelles, rendaient -maintenant sa porte inexpugnable. Boutorgne, muni -de fonds à cet effet, avait râflé la moitié de la devanture -de Gastinne Renette. Il veillait, mieux armé -que le Klepte à l’œil noir. Une demi-douzaine de -revolvers obstruant ses poches, un Hammerless toujours -à la portée de sa main, le rendaient plus -redoutable qu’une tourelle de cuirassé. Mais l’ennemi -ne vint point. Et le <i>prosifère</i> dut renoncer à -l’emploi des arquebuses et des proses laborieusement<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[252]</a></span> -composées, des proses vitupérantes qu’il avait -préparées pour le recevoir en beauté.</p> - -<p>Le Belge s’était rendu invisible car le combat -n’était décidément pas dans sa manière. Sans doute -avait-il décidé de profiter de la chose pour s’offrir -des vacances. Sa présence auprès de la Truphot -n’était plus indispensable puisque le gendelettre -s’était délégué lui-même à sa besogne accoutumée. -Embossé à Montmartre, il ne sortait que le soir -pour vaquer à ses besognes d’amour et à ses besognes -d’affaires. Car Siemans avait le génie des entreprises. -Il avait installé dans une arrière-cour un -fond de revendeuse à la toilette qu’il administrait -dans ses heures de loisir. Avec l’argent de sa maîtresse, -il avait acquis à l’hôtel des Ventes, en s’affiliant -à la bande noire, ce qu’il avait pu trouver de -meubles fracassants et de mauvais goût, de dentelles -chichiteuses, de fourrures affichantes et de -bijoux pour Caraïbes, tout ce qui compose, en un -mot, le luxe des filles galantes. Et, au fur et à -mesure des besoins de ces dernières, gîtées dans -son rayonnement, il les leur cédait au prix fort. Il -tenait ses assises à la Nouvelle-Athènes.</p> - -<p>C’est là que la chanteuse, la grue de Montmartre, -allait le trouver quand le prurit du meuble venait à -la travailler et lorsque l’amant sérieux, enfin déniché, -lui permettait d’espérer le somptuaire et le harnais -grâce auxquels elle pourrait hausser désormais -le tarif de ses culbutes. Mais Siemans, homme d’ordre -et d’économie, ne consentait à entrer en pourparlers -qu’avec les femmes en qui il débusquait les -mêmes qualités. A celles-ci, il faisait l’avance d’un -mobilier complet et disparate, prêtait à la petite -semaine. Sa prescience, sa sagacité étaient telles<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[253]</a></span> -qu’il ne perdait jamais d’argent. Il faut dire qu’il -avait soudoyé trois employés du contentieux, du -service des renseignements de Dufayel, qui faisaient -le quartier. Il possédait grâce à eux tout un jeu de -fiches, soigneusement rangées dans deux grands classeurs, -qui ne le laissaient prêter qu’à coup sûr. -Les femmes du quartier Bréda, pour la plupart, -s’adressaient au successeur de Crépin, achetaient -chez lui à tempérament les indispensables frusques -et quand les payements avaient été effectués régulièrement -pendant plusieurs années, chaque mois, il -n’y avait rien à craindre: on pouvait consentir le -crédit. On avait alors affaire à des filles qui eussent -été d’admirables ménagères, d’exemplaires épouses -quant à la bonne administration du foyer. Lui, Siemans, -leur fournissait le luxe hurleur, le mousseux, -le clinquant, l’«objet d’art», tout ce qu’elles ne -trouvaient point chez le Sardanapale du boulevard -Barbès, chez le Poulpe qui suce le sang des pauvres, -chez celui qui prit la main après le petit crétin réalisé -par Madame du Gast en si peu de jours. Le -Belge avait aussi mis des fonds dans un hôtel de -passes merveilleusement situé près de quatre grands -cafés de nuit et de deux petits théâtres. C’était une -affaire hors ligne, ses capitaux lui rapportaient là, -depuis vingt-quatre mois, plus de deux cent cinquante -pour cent. Il fallait bien compenser de -quelque manière que ce fût les manies de gaspillage -de la Truphot. Et Siemans se gardait; il n’intervenait -que dans les transactions de tout repos: jamais il -n’avait consenti, à l’instar de tous ses collègues, à -pratiquer le recel, comme on l’en avait sollicité -maintes fois. Il tenait par dessus tout à rester un -garçon propre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[254]</a></span></p> - -<p>Présentement il avait des ennuis. Une de ses -clientes, une fille d’avenir qu’il avait meublée à crédit, -venait d’être assassinée rue de la Rochefoucauld. -Celle-là ne paraissait pas avoir été victime de l’assassin -classique, de celui qui chourine l’hétaïre pour -la voler. Elle ne faisait d’ordinaire ni les cafés, ni -les music-halls, ni la rue, mais se contentait de -passer deux fois par semaine, à la quatrième page du -journal de M. Letellier, une annonce ainsi libellée: -19, rue de la Rochefoucauld, de 8 à 11, <i>gymnastique -hygiénique pour vieillards</i>. Elle recevait beaucoup -de monde: des officiers en bourgeois, des magistrats -et, disait-on, jusqu’à des évêques en civil, de -passage à Paris. Un matin on l’avait trouvée sur son -lit dans une pose qui paraissait naturelle étant donné -son métier: à genoux sur les courtines et la figure -enfouie dans l’oreiller, sans aucune trace de sang. -A y regarder de près, elle avait une balle de revolver -de petit calibre à la base de la nuque, dans le -cervelet. Rien n’avait été dérangé en la chambre; -les bijoux et la recette de la journée, des réserves -d’argent sous des piles de linge de l’armoire à glace, -étaient intacts. Le meurtrier avait écarté soigneusement -les cheveux—on voyait encore le sillon -laissé par son doigt—pour trouver la profitable -place où il devait appuyer le canon de l’arme à feu, -et la femme avait dû croire à une caresse qui était -dans le prix convenu. La malheureuse n’avait évidemment -point souffert, avait dû seulement s’étonner, -quand la mort pénétra dans son encéphale, de -goûter une sensation aussi inédite, une secousse -pareillement térébrante comme elle n’en éprouvait -point d’ordinaire dans l’exercice de sa profession. -Sans doute, c’était la première fois qu’elle ressentait<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[255]</a></span> -quelque chose. La justice enquêtait sans pouvoir -suivre aucune piste sérieuse. On se trouvait là devant -l’œuvre d’un maître, devant le travail d’un artiste, -d’un cérébral.</p> - -<p>Le Belge était bien embêté. Depuis deux jours -qu’il avait quitté Suresnes, il courait du Commissaire -de Police au Parquet et rebondissait chez le propriétaire -pour exhiber ses titres de propriété, des -traites qui représentaient au moins dix fois la valeur -de ce qu’il avait livré jadis à la fille galante. Il s’efforçait -de récupérer les meubles le plus tôt possible, -mais tout était sous scellés. Il n’était pas au bout de -ses démarches et se répandait en anathèmes contre -l’assassin. Cela le déroutait; il croyait avoir tout prévu -pour éviter les désagréments. Et voilà qu’un scélérat -anonyme compliquait ses affaires. C’était une -leçon; désormais, à l’instar des négociants qui -amortissent leur matériel en dix années, il majorerait -ses prix du cinquième pour être garanti contre -les risques d’assassinat encourus par ses clientes.</p> - -<p>La Truphot inquiète sur le sort du Belge le réquisitionnait -par dépêches mais il ne répondait point. -Médéric Boutorgne, maintenant qu’il se croyait en -droit de ne plus le redouter, puisqu’il avait mené si -loin ses affaires, aurait eu bien besoin d’être relayé -dans sa besogne, pourtant. Comme il pensait avoir -interverti les rôles à jamais, il aurait volontiers, à -son tour, accepté Siemans comme coadjuteur. Le -camarade était vraiment mufle qui le laissait ainsi -succomber à la tâche. Certes s’il avait été marié -légitimement à la Truphot, il ne se serait pas fait -faute de la servir à sa guise, dans la certitude de -n’avoir plus rien à redouter. Mais il lui fallait présentement -témoigner d’une continuelle effervescence<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[256]</a></span> -amoureuse, conculquer des madrigaux et avoir toujours -les lèvres en avant. Les dernières et récentes -émotions de la vieille avaient fait lever en elle des -appétits sans retenue. La prébende d’un ancien fermier-général -n’eût pas rétribué la chose à sa valeur.</p> - -<p>Un tempérament comme celui de la Truphot -aurait été honoré dans la Grèce antique. Des foules -en pèlerinage, des théories pérégrinantes d’artistes, -seraient venues de loin pour accoster le miracle et -s’ébaubir du phénomène. Bien que sa vénusté fût -toujours relative et que ses grimaces de sexagénaire -satyriaque eussent été pour décourager ceux qui placèrent -l’éjouissement de la rétine au-dessus de tous -les autres bienfaits de la vie, des poëtes sans -nombre se seraient efforcés de trouver à la chose -des explications ingénieuses. Eros et Cupido et -Cotyto auraient été sommés sur l’heure de fournir le -pourquoi d’une bienveillance et d’une protection si -longanimes. Certes, les aëdes en gésine d’hexamètres -n’auraient pas hésité à se porter garants, dans -des odes infinies et en citant tout l’Olympe, que la -Truphot, en sa jeunesse, avait été l’héroïne d’une -aventure amoureuse ayant réussi à toucher les dieux. -Et ceux-ci, par reconnaissance, lui continuaient le -privilège de volupté bien après que la fonction eût -été abolie. A Rome, sans doute, sa notoriété n’aurait -pas été moindre, mais le changement des mœurs et -la rareté de l’atticisme auraient bien pu l’y faire condamner, -par un quelconque des derniers Césars, à -gratifier le cirque de ses ébats, dans le ballet de -Pasiphaë, dont parle Suétone. Il est vrai que, peut-être, -le taureau n’aurait pas témoigné d’un bon -vouloir équivalent à celui de Médéric Boutorgne.</p> - -<p>Après tout, cette femme était enviable qui connaissait<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[257]</a></span> -la pérennité du désir, et notre morale fausse -incline seule à la blâmer. Le monde et la conscience -abusive dont il se réclame valent-ils qu’on se prive -d’une joie ou d’un agréable frisson? Un reste d’éducation -imbécile, un substrat de préjugés tenaces et -de niaises conventions nous font seuls blâmer ces -choses. Si la Nature a décidé que certaines fibres, -dans un individu en décrépitude, vibreraient jusqu’à -l’anéantissement final, n’est-ce pas aller contre -la Nature—le pire égarement d’après la -Société—que de se soustraire aux dites vibrations? -Et la Truphot n’eût-elle pas mis à jour une -beauté héroïque si, au lieu de se cacher de son mieux, -dédaignant à l’improviste l’hypocrisie bourgeoise, -elle se fût tout à coup et sans contrainte offerte avec -cynisme dans tout l’emportement de sa salacité -déchaînée et splendissime? Elle était une force qui ne -voulait point céder à la déchéance immuable des -êtres, une révolte admirable de la Vie contre la -Mort. Mais elle n’avait pas idée de cela, non plus -que Siemans, Boutorgne et les autres qui, de leur -mieux, sans l’assouvir jamais, lui notifiaient le plaisir -d’amour. Ceux-là, après tout, étaient-ils excusables -aussi. Il y a de si sales métiers dans la Société, qu’on -ne peut pas dire que celui d’homme entretenu soit -le plus abject. Ces derniers vivent de leur corps, -mais donnent de la joie au moins à des individus de -sexe contraire et parfois pareil. Parmi les hommes -que révèrent leurs semblables, parmi ceux qui s’en -vont munis de tous les profits ou de tous les honneurs -civilisés, combien y en a-t-il dont la vie n’ait -pas été vouée exclusivement à la pire malfaisance? -Combien y en a-t-il qui exploitent autrui dans son -corps ou dans son âme tout en lui faisant pleurer des<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[258]</a></span> -larmes de sang, sans jamais lui valoir une consolation -ou un apaisement quelconque? Oui combien -sont-ils, parmi les enrichis, les parvenus, les glorioleux, -les respectés, les puissants, ceux dont les comportements -à l’arrière des décentes surfaces ne réhabiliteraient -pas par comparaison les marlous de tout -ordre? Avez-vous pensé déjà à ce que les façades -muettes et sévères des maisons de Paris pouvaient -recéler d’horrifiantes infamies, de crimes invisibles -en une seule heure du jour ou de la nuit? Ah oui! -si toute la ténèbre empoisonnée qui s’extravase, tous -les pensers démoniaques, qui grouillent sous la calotte -cranienne des meilleures bipèdes, des plus honnêtes -gens, pouvaient être mis à jour, d’un seul coup, il y -aurait de quoi suffoquer la Lumière et convaincre le -Soleil de l’inanité de son effort, quand la Terre fait -un pareil usage de la chaleur et de la vie qu’il lui -dispense. Aussi lorsqu’on voit les Augures, les Oracles, -les autocrates de tout acabit, les archevêques, -les grands politiques, les «hommes du jour» et les -<i>philanthropes</i> s’en aller les mains rouges de sang, ou -la bouche poissée de purulents mensonges, astreints, -pour conserver leur prestige, aux plus immondes -turpitudes ou à la quotidienne prostitution, on n’a -plus le courage d’en vouloir aux pauvres petits -entretenus. Et nul, après avoir seulement un peu -réfléchi, n’aurait le droit de haïr le Maquerellat, si -celui-ci consentait à se tenir tranquille et n’estimait -pas profitable à sa cause de promulguer une morale -sous laquelle succombent les quelques gens de cœur -qui s’obstinent bien inutilement à déambuler encore -dans l’actuelle civilisation.</p> - -<p>Maintenant, la veuve déclarait que toutes les avanies, -tous les malheurs qu’elle venait d’endurer la<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[259]</a></span> -rendaient lycanthrope. On n’était jamais rétribué -que d’ingratitude ici-bas. Sa faiblesse, qu’elle payait -cher, était de n’avoir pu traverser la vie toute seule. -Mais était-ce une raison pour qu’on la fît souffrir -ainsi? La méchanceté des hommes, leur bassesse -d’âme lui avaient gâté tout son talent. D’abord son -mari n’avait jamais consenti à ce qu’elle se livrât à -la littérature. Et, désormais, alors qu’elle aurait pu -profiter de ses dons, elle se sentait finie. Cependant, -elle aurait pu écrire tout aussi bien qu’une autre, -avoir du succès, si on n’avait pas empoisonné son -âme. Ce n’était pas si difficile après tout de faire une -œuvre intéressante. Elle était née pour chanter -l’amour en des accents jusque-là inconnus. N’était-elle -pas un Tibulle féminin, comme le lui avait assuré -Péladan? Mais, présentement, elle commençait à -apercevoir la misère et l’inutilité de tout effort. Ah! -oui, elle avait bien besoin de consolations.</p> - -<p>Boutorgne alors la remontait; il s’esclaffait, trouvait -drôles et spirituelles les ordinaires pauvretés de -sa conversation, se hâtant, du reste, de les noter. -Puis, pour faire chorus, car il était dans sa nature -de se mettre au diapason de tout le monde, il larmoyait -sur son propre destin, pleurait dans le giron -de la veuve. Il affirmait qu’il était à son tour poigné -par une inexprimable mélancolie, une volonté de -renoncement, un dégoût de tout; il se découvrait -une âme à la <i>Manfred</i>. Oui, c’était çà une âme à la -Manfred. Et il la pressait d’en finir, la suppliait de -faire venir les actes pour la publication de leur prochain -mariage. On s’en irait vivre à deux dans une -Thébaïde, avec des fleurs, de vieux meubles qui -disent les charmes désuets du passé, avec des livres, -des poètes aimés; dans la douceur alanguie d’être<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[260]</a></span> -ensemble on méditerait l’œuvre projetée, tout cela, -sous un ciel gorgé d’azur, près de la mer amoureuse -et lascive d’un golfe grec... non loin des fûts cannelés -de rose d’un ancien temple hanté par les -palombes, parmi l’harmonieux cantique, le prurit -fervent de la terre d’Hellas exaltée par le Soleil et -la Beauté. Une villa à Sunium! Pouvoir dater ses -lettres de Sunium, y songeait-elle? Cela serait le -noble exil de deux êtres qui réprouvent la laideur -moderne, l’exode serein de deux cœurs trop délicats -qui retournent enfin vers la glorieuse Consolatrice, -vers la Grèce, toujours divine, vers la Mamelle -sainte de Beauté et d’Harmonie. Mais la vieille -hésitait, elle répondait par des phrases dilatoires. -Rien ne pressait encore; dans un mois ou deux on -verrait: à l’heure actuelle elle avait trop de soucis, -trop d’affaires en suspens. Elle voulait pouvoir -apporter à son cher Médéric une pensée libérée de -toutes sollicitations secondaires. Et le gendelettre, -afin de se consoler et de confirmer la veuve dans -l’idée que jamais elle ne dénicherait un mari aussi -bien doué que lui sous tous les rapports, témoignait -d’une frénésie de jouvenceau que la vieille enfournait -sans protester et, pour la <i>Revue héliotrope</i>, écrivait -articles sur articles signés Camille de Louveciennes, -imperturbablement. Dans le dernier, comme -tous les crétins qui n’ont rien dans l’esprit, il avait -dit la beauté de Venise, sur un mode à faire crever -de jalousie Maurice Barrès lui-même et il projetait -une exégèse des primitifs italiens à effacer Monsieur -Huysmans.</p> - -<p>D’un autre côté, la maison devenait à peu près -intenable, car l’insurrection des bonnes n’avait été -apaisée que pour un temps. Elles se levaient à onze<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[261]</a></span> -heures, hurlaient dès qu’on leur commandait quelque -chose, volaient comme des missionnaires, sans -compter qu’il fallait leur donner la pièce à chaque -instant devant leurs menaces éhontées. Elles s’autorisaient -à des quolibets sur le gendelettre, ricanaient -au nez de la vieille, et venaient même frapper à leur -porte pendant la nuit en leur demandant, avec ironie, -s’ils n’avaient besoin de rien. Le père Saça, lui, -était toujours couché, le dos en forme d’hameçon, -déclarant qu’il avait l’épine dorsale brisée en deux -endroits, au moins. On devait le nourrir de poulet et -de gelée de viande, car il n’acceptait plus d’autre aliment, -l’abreuver de liqueurs et lui fournir de l’argent -pour faire le piquet avec un vieil ami qui, tous les -jours, venait le voir et partager les bons morceaux.</p> - -<p>Aussi, un soir, désireux d’avoir enfin une journée -de liberté, lui qui assumait tout seul la charge de la -vieille et tenait tête au domestique, Boutorgne pria -sa mère de lui dépêcher une lettre où elle l’informerait -qu’elle était souffrante. Il reçut le télégramme -libérateur, partit et vagua dans Montmartre, en -quête d’un ami avec lequel on pourrait, le soir même, -se livrer à une petite orgie. Siemans fut introuvable, -rue Pigalle. Il avait des histoires avec les héritiers -de la fille galante qui ne voulaient point reconnaître -ses créances. Le gendelettre, alors, se décida à -grimper la rue Lepic, encombrée à cette heure de la -matinée par les marchandes au panier, harengères, -vendeuses de lacets, négociants en cresson et petits -camelots barrant les trottoirs pendant que les boutiques -dégorgeaient, vomissaient des étalages de -viandes, d’épiceries, de beurres, de volailles, aux -tonalités et aux senteurs confondues. Les façades -étroites des débitants crevaient de pléthore, semblaient<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[262]</a></span> -éclater comme des ventres trop gonflés -qui répandaient leurs intestins de légumes, leurs -boyaux de charcuteries diverses, pendant que la rue -tout entière clamait la gloire de la boustifaille. Des -relents insidieux de fromages traînassaient, dominant -la fadeur des quartiers de bœuf éventrés, d’un -rouge brun, ou l’odeur pointue des éventaires de -fruitiers. Une fourmilière humaine s’activait, flairant -au travers de la voie déclive les denrées étalées, se -ruant sur les mangeailles, grouillant, s’écartelant, se -disloquant dans les rues voisines, toujours renforcée -par des coulées adjacentes de ménagères ou -d’hommes en pantoufles, porteurs de cabas.</p> - -<p>Vue du terre-plein de la place Blanche, c’était une -fresque extraordinaire, d’une vie énorme, un assaut -gigantesque vers la joie de manger, une artère excessive, -une aorte monstre, charroyant, le long de ses -boutiques lie de vin, le sang et la nourriture de tout -un coin de cité.</p> - -<p>A l’angle de la rue de Maistre, un groupe de gens -dessinait un cercle placide et amusé, d’où partaient -des rires et des encouragements à une présumable -bataille, car deux cannes s’enlevaient au-dessus des -têtes, à l’intérieur du cercle, et retombaient rythmiquement. -Le gendelettre s’approcha et, parvenu au -premier rang des curieux, tout en jouant des coudes, -sa stupéfaction fut profonde.</p> - -<p>Sarigue et le comte de Fourcamadan se torgnolaient -là, en tout loisir et toute sécurité, circonscrits -d’une triple haie d’individus exhilarants et épanouis -d’aise par ce spectacle toujours consolateur et très -fréquent dans Montmartre.</p> - -<p>—Le comte Gaspard de Fourcamadan est un escroc! -vociférait Sarigue en présidant de son mieux à l’envolée<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[263]</a></span> -et à la chute de son rotin sur les épaules armoriées.</p> - -<p>—Cet homme sort du bagne, Andoche Sarigue est -un assassin! piaillait le comte d’une voix de matou -asexué.</p> - -<p>Il avait la figure résillée de rouge, un œil déjà -violet; les revers arrachés de son veston pendillaient -lamentables, et il reculait, se sentant le moins fort, -pendant que les boucles frisottantes de sa chevelure -huilée de bardache napolitain lui coulaient sur le nez.</p> - -<p>—Ah! ça personne ne viendra donc nous séparer, -implora-t-il, en dardant sur l’entourage peu secourable -des regards éperdus.</p> - -<p>Le prosifère dut se précipiter entre eux. Mes chers -amis, voyons? vous... un gentilhomme et un artiste -se colleter ainsi comme des portefaix... Ah! non -vous m’affligez..</p> - -<p>Le comte de Fourcamadan s’était accroché à son -bras tout heureux du secours imprévu.</p> - -<p>—Vous m’emmenez, n’est-ce pas Boutorgne? Ah! -oui vous m’emmenez, je vous conterai la chose...</p> - -<p>Et il lui détailla toute l’affaire. Sarigue lui avait -pris sa femme. Oh! cela n’était pas niable: il était -cocu. Mais d’autres l’avaient été avant lui, et le -seraient bien après. Puisque Molière, Napoléon et -Hugo n’y avaient pas échappé il n’y avait aucun déshonneur -à cela. Il s’en serait consolé facilement. Mais -voilà, Sarigue l’avait fait jeter dehors par sa belle-mère -laquelle trouvait enfin une aide et un point -d’appui pour réussir cette combinaison qui lui souriait -depuis longtemps déjà. Sarigue avait donc tenté -cette randonnée non pas tant sur la personne de la -comtesse que sur son avoir. Oui, ce qui l’avait séduit -par dessus tout, c’étaient les 8.000 livres de rentes -du ménage, la maigre provende dont on vivotait<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[264]</a></span> -chichement. Lui, le comte n’avait que sa noblesse, -son blason indéniable et son talent d’auteur dramatique -qui, avant peu, bien sûr, finirait par conquérir -les scènes du boulevard. On avait beau dire, trois -de ses actes étaient reçus au Gymnase et il en avait -quatre aussi d’acceptés au Vaudeville. Jadis les gentilshommes -se faisaient verriers, lui avait préféré se -faire écrivain dans l’espoir de reconstituer un jour, -avec les droits d’auteur fabuleux, l’hoirie familiale -dissipée par le feu comte, son père. Mais comme -jusque-là, il n’avait pu apporter quoi que ce fût au -ménage, sa belle-mère—qui n’était plus par les -Boisrobert—sa belle-mère qui avait une âme de -boutiquière sordide avait louché sur la rente mensuelle -de deux cents francs dont Sarigue était détenteur. -C’était toujours ça. Le père de celui-ci, huissier -en Tunisie, avantageait, en effet, sa progéniture -d’une pareille munificence et la mère de la comtesse, -cette vieille harpie—qui n’était plus du tout sa -cousine par les Montlignon, mais bien la veuve d’un -marchand d’huiles de Béziers décédé dans la déconfiture—avait -escompté l’héritage du recors tunisien -qui devait revenir à Andoche Sarigue un jour ou -l’autre. Bref, sa femme l’avait plaqué là, lui poussant, -un beau soir, la porte au nez et le jetant sur le pavé -avec ses hardes. Ah! il était frais, maintenant! A -quarante ans passés, il fallait se refaire une situation. -Et tout cela, pour avoir commis l’imprudence -d’amener ce sale individu dîner une fois chez lui! Si -encore il s’était contenté de la femme seule, cela -pouvait aller, mais ce scélérat avait tout piraté: la -matérielle, les rentes, la villa sur les bords de l’Oise. -Il s’était installé en maître dans la place chaude et -tous les jours, deux ou trois fois, contait le drame<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[265]</a></span> -d’Algérie à sa belle-mère, une vieille liseuse de -romans. Désormais, lui, le comte de Fourcamadan -devrait retourner à sa vie de bohème, reprendre les -expédients du passé, faire d’affreux métiers, car son -actuel emploi de critique dramatique à l’<i>Aurige</i> de -Montmartre ne le nourrissait pas. Il ne détenait plus -qu’une ressource: le suicide, un homme de son -rang ne pouvait consentir à déchoir deux fois.</p> - -<p>Planté devant Boutorgne, il s’empara d’un de ses -boutons, pendant que son poing droit, dardé en l’air, -menaçait les dieux.</p> - -<p>—Oui, mon cher, en un seul jour, j’ai perdu une -femme, un enfant, une fortune et une maison de -campagne..... tout ça pour avoir été trop confiant.....</p> - -<p>Il se répandit encore en récriminations. Sarigue -n’avait-il pas eu l’audace, le matin même, de lui -dépêcher deux témoins: un pontife du journalisme et -un <i>tartinier</i> de moindre encolure qui étaient venus -lui demander, au saut du lit, une réparation par les -armes. Le comte de Fourcamadan, qui cousinait avec -les Montmorency, ne pouvait pas croiser le fer avec -un homme qui avait fait cinq ans de bagne et se -trouvait par cela même disqualifié. Non, lui portait -une fleur de lys, en verrouil, dans son blason, l’autre -la portait sur l’épaule. C’était ce qui les différenciait. -Il avait eu beau l’expliquer aux seconds de Sarigue, -ceux-ci s’étaient emportés. Le pontife, à qui son -altitude imposait la retenue dans le discours, avait -fait un signe à son compagnon:</p> - -<p>—Je vous donne licence de qualifier ce Monsieur -comme il le mérite, avait-il proféré; et l’autre l’avait -alors traité de lâche, lui disant qu’il était comte -«comme ses pieds», et que sa mère avait dû le -procréer d’un marmiton, derrière une porte, un soir<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[266]</a></span> -d’orage. Sa femme de ménage, appelée à la rescousse, -en désespoir de cause, les avait expulsés à -coups de tisonnier, et deux heures après, alors qu’il -sortait pour porter sa copie à son petit canard, -l’amant de sa femme lui était tombé sur le dos, la -canne haute. Il allait porter plainte et le faire renvoyer -à Cayenne. Cela ne traînerait point.</p> - -<p>Le noble comte ne mentait pas, le rapt de sa -femme par Sarigue avait bien été condimenté d’un -cartel inattendu. Car c’est un fait à noter, un trait -précieux des mœurs contemporaines: les marlous -bourgeois ne lésinent jamais sur le point d’honneur. -Ils s’envoient réciproquement des témoins à tour de -bras, se hâtant, du reste, de se modeler ainsi sur -leurs collègues du boulevard extérieur. Ceux-ci -vident leurs querelles au couteau, illuminent leurs -écailles de l’éclair du surin, sont très chatouilleux -sur les atteintes portées à leur lustre individuel et -font tête au sergot en la suprême défense du sanglier -coiffé par les chiens, qui joue du boutoir en -toute beauté. Aussi leurs confrères en chapeau de -soie se sont-ils empressés de ne point laisser tomber -en désuétude les coutumes de la Tribu. Dans Paris, -du matin au soir, circulent des Messieurs très bien -qui vont portant le défi de leurs commettants ichtyoïdes. -Depuis l’entretenu légal, celui qui a épousé -la fille du tripier de Chicago, la milliardaire américaine, -celui qui restitue les fastes du passé et traite -les rois de passage comme Fouquet traitait -Louis XIV: M. Boni de Castellane, par exemple, -jusqu’au plus petit <i>maqueraillon</i> qui se respecte, -tous ne barguignent pas sur l’offense et pratiquent -Chateauvillard sans omission. Il est à présumer que -Gastinne Renette et les salles d’escrime pourraient<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[267]</a></span> -fermer boutique du jour au lendemain s’ils n’étaient -point assurés de cette indéfective clientèle.</p> - -<p>Boutorgne en soutenant de son mieux l’aristocrate -contondu, l’introduisait chez un pharmacien où il -pourrait se faire retaper, rechampir de bandelettes -et de sparadrap pour, ensuite, circuler décemment -dans l’apparence d’un Monsieur qui vient d’être victime -d’un accident d’automobile.</p> - -<p>—N’est-ce pas, très cher, pour tout le monde c’est -un accident de voiturette, avait prié le comte, et le -gendelettre en était tombé d’accord. Sur le seuil du -potard, le <i>prosifère</i> se retourna, pour voir ce qu’était -devenu Sarigue. Celui-ci était resté entouré de trois -ou quatre autochtones de Montmartre, qui le complimentaient -sans doute sur sa vaillance et recevaient -de sa bouche le détail et le commentaire de ses -exploits. Mais quand il vit Boutorgne et Fourcamadan -engagés dans l’emporium à bocaux, il fit -demi-tour brusquement, prit le pas de course et fila -par le haut de la rue Lepic, dans la direction de son -domicile, comme si, désormais, il n’avait plus un seul -instant à perdre. L’amant de la Truphot alla poser -alors une main protectrice et amie sur l’épaule du -comte, dont un commis, armé d’une sorte de coquetier -et d’une petite éponge, lotionnait les orbites.</p> - -<p>Au café de l’<i>Aiglon</i>—un des centres les plus -actifs du putanat montmartrois—où tous deux -accostèrent peu après, Boutorgne proposa une petite -débauche pour le soir; justement il était en fonds. -Le comte n’aurait qu’à se coiffer d’une casquette -anglaise, à endosser un cache-poussière que l’on -irait quérir chez un sien ami chauffeur demeurant -tout près, et il passerait aux yeux de tous pour une -intéressante victime du sport. Fourcamadan paraissait<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[268]</a></span> -enchanté. La perspective de se riboter avec des -grues lui faisait oublier tous ses récents désastres. -C’est cela, on prendrait au passage deux acteuses -d’un théâtre de la rue Blanche à qui—cela tombait -bien—il avait promis un coup d’encensoir dans -son papier et on soupaillerait de compagnie. Mais, -s’étant enquis si Boutorgne comptait, après la fête, -s’expédier à Suresnes et ayant reçu une réponse -négative, le noble comte réfléchit une minute, fronça -le front comme pour donner plus d’acuité à ses -concepts et changea d’avis tout à coup. Il avait trop -présumé de ses forces, dit-il. Voilà qu’il se sentait -envahi par une migraine à faire éclater le couvercle -de son crâne, un mal de tête furibond, résultat de -ses émotions du jour. Et puis, il était tout moulu, -courbaturé atrocement. Il n’éprouvait aucune honte -à le confesser: il n’était point fait pour les pugilats. -Le matin du jour où, en duel, il avait reçu dans la -cuisse la balle du prince Murat, ce qui était une -blessure noble, on lui aurait demandé de faire la -fête, le soir, qu’il aurait marché. Mais aujourd’hui, -il était écœuré par l’odieux de ces procédés de coltineur. -Il préférait rentrer, oui, se mettre à la diète -et demain après deux bons massages, il n’y paraîtrait -plus.</p> - -<p>Boutorgne dut le quitter après qu’il eût plusieurs -fois consulté sa montre et requis un indicateur: -un train qu’il lui fallait prendre à la fin de la -semaine, expliqua-t-il. Et le <i>prosifère</i> décida de -rejoindre Irma, une vieille connaissance du quartier -latin, une fille énorme, à la fressure toujours en -émoi, qui pour moins d’un louis, vous précipitait, -une nuit durant, en des spasmes avantageux et de -la meilleure qualité.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[269]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">X</h2> - -<p class="p2">Débarqué à Suresnes, le lendemain, sur les deux -heures de l’après-midi, Médéric Boutorgne précipitait -le pas de ses petites jambes car il était porteur -de nouvelles affriolantes qui devaient, à son sens, -faire escalader à la veuve les différents échelons de -l’allégresse. D’abord, le dernier Camille de Louveciennes, -de la <i>Revue héliotrope</i>, avait été reproduit, -<i>in extenso</i>, avec des commentaires laudatifs, par les -<i>Cahiers helvètes</i>, un fascicule de Lausanne dont le -secrétaire de rédaction était un ami à lui. C’était un -article sur les primitifs flamands du Louvre, réfléchis -par son propre entendement, par le miroir de son -âme, après que la Truphot, au préalable, eût fait circuler -ses dires à travers les provinces radieuses de -son esthétique personnelle. Car la vieille avait des -idées, beaucoup de concepts avantageux sur la peinture -en particulier. Elle détenait des aperçus qui -eussent fait passer Joris Karl pour un sacristain -wallon, rien qu’à la confrontation avec les verdicts -de ce dernier; elle donnait aussi l’envol à des théories -que le sar Péladan n’eût pas répudiées pour se -faire honneur dans les salons où l’on calamistre -le cinède. Puis, Médéric Boutorgne serrait contre -son cœur un précieux papier, une lettre bizarre -reçue le matin même qui, si elle n’était pas une -pure fumisterie, promettait quelque chose d’invraisemblable,<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[270]</a></span> -un spectacle d’un haut ragoût pour -quiconque, comme lui, faisait partie des Lettres -françaises. On se rendrait à l’invitation formulée en -cette épître avec la Truphot. Comme tout arrive dans -le monde de la Littérature, surtout les faits du plus -pur maboulisme, on pouvait—d’après le contenu -de l’épistole et la personne du signataire—conjecturer -ce qu’il y avait de plus formidable dans l’insolite -et l’imprévu.</p> - -<p>Il se fit reconnaître, à la porte, en prononçant à -trois ou quatre reprises les paroles cabalistiques destinées -à lui valoir l’accès de la maison, car la veuve, -toujours embastionnée, avait institué tout un jeu de -formules convenues afin que l’aventure de l’autre -soir ne se renouvelât pas. Parvenu en trois sauts -jusqu’à la salle à manger, le gendelettre, tout à -coup, recula d’un pas et resta bouche bée, anéanti, -comme si un aérolithe venait soudainement de -choir à ses pieds.</p> - -<p>Devant un petit guéridon poussé contre la table -non desservie encore et qu’encombraient les reliefs -du déjeuner, la veuve, Justine, la femme de -chambre, Sarigue et le comte de Fourcamadan faisaient -tranquillement un petit poker à quarante sous -de relance.</p> - -<p>—Cent sous et deux francs de mieux, disait l’Africain -à l’homme blasonné..... un carré de rois, rien -que ça... votre full aux valets est comme les pièces -de Jules Lemaître, ou la parole d’honneur de Truculor, -il ne vaut rien... j’empoche.</p> - -<p>—Et moi qui avais un brelan d’as; bien sûr je me -serais déshabillée dessus, déclarait la Truphot, par -manière de parler, sans que ses partenaires parussent -sursauter d’effroi à l’audition d’une telle menace.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[271]</a></span></p> - -<p>—Quoi?... c’est moi qui <i>le suis</i> et, contrairement -aux proverbes qui, décidément, sont la sagesse des -imbéciles, c’est lui qui a la veine. Non, mais, vous -n’allez pas nous regarder comme ça, avec des yeux -grands comme des plaques tournantes, continuait le -comte qui, cette fois, interpellait Boutorgne à qui -l’émotion venait de retirer l’usage de la parole, -comme le jour du dîner où il devait emporter de -haute lutte l’amour de Madame Honved.</p> - -<p>La veuve perdait douze louis que Sarigue et Fourcamadan -empochaient par part à peu près égale.</p> - -<p>—Ils ont couché avec elle... ils ont couché avec -elle... se désespérait <i>in petto</i> le malheureux prosifère -se rappelant tout à coup la fuite de Sarigue la -veille, dans le haut de la rue Lepic, et le manège du -comte refusant sa petite noce dès qu’il l’eût assuré -qu’il ne devait pas rentrer le soir même à Suresnes.</p> - -<p>—Je suis frit... c’est sûr... Mais voyons, Fourcamadan -n’est parti que le second; il a dû être distancé.</p> - -<p>Sarigue l’inquiétait peu quoique très redoutable -dans les choses d’amour. Mais il devait épouser la -comtesse après divorce et avait été fiancé par la -veuve. Avec lui rien de durable n’était à craindre. -Il ne devait avoir comme but que de soutirer quelque -somme. Le péril, c’était l’autre qui se trouvait sur le -pavé maintenant et n’avait plus d’autre ressource -que de placer son titre à nouveau. Si la veuve s’excitait -sur les armoiries, il n’y avait pas à dire, il -était fichu, lui. Tant d’efforts, tant de sales besognes -acceptées et réalisées pour rien... Ah! c’était bien -là sa chance coutumière.</p> - -<p>Le comte ajustait présentement sur lui un visage -d’un effroyable coloris; ses deux orbites tuméfiées,<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[272]</a></span> -d’un violet exaspéré se nuançaient du savant dégradé -des couchers de soleil; des cercles concentriques de -rose et de bleu sombre rayonnaient jusqu’au milieu -des joues recouvertes, elles aussi, par les torgnoles -de la veille, d’une frottée de pastels tenaces et polychromes. -Le nez, au centre de sa petite face chafouine, -deux fois grosse comme le poing à peine, se -boursouflait sous une pourpre vineuse, et la lèvre -inférieure se gonflait, d’un rouge sale, tel un bourrelet -de porte-fenêtre mal essuyé.</p> - -<p>Et puis il avait eu l’idée, plusieurs jours auparavant, -de laisser pousser sa barbe, une barbe qui -était maintenant d’un noir sans entrain, piquetée de -blanc et qu’on aurait pu utiliser assez pratiquement -déjà comme brosse à décrotter, étant donnée son inéduquable -rugosité.</p> - -<p>Evidemment, avec un pareil extérieur, peu susceptible -de déchaîner les frénésies, il n’avait pu -embarquer dans la couche de la Truphot, diagnostiquait -Boutorgne pour se conforter. Fourcamadan -riait d’ailleurs, s’avérait au mieux désormais avec -son agresseur de la veille qu’il tutoyait même par -instants, réconcilié sans doute par quelque flibusterie -réalisée en commun. Le larcin de la femme, -de la fortune et de la maison de campagne paraissait -avoir été amnistié par lui, déjà. En gentilhomme qui -sait vivre, il ne le chicanerait plus dorénavant à -propos de pareilles misères. Il avait été le moins fort, -et pour une fois le moins roué. Il acceptait l’ukase -de la Fortune, en patricien qui ne récrimine pas inutilement.</p> - -<p>Médéric Boutorgne, toujours sans voix, conservait -l’apparence d’un malheureux inopinément statufié. Il -expirait de petits soupirs d’angoisse et n’arrivait pas<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[273]</a></span> -à proférer la moindre phrase. Cet homme-là, certainement, -était né <i>stupéfié</i>; il avait l’ébahissement -congénital. Malgré tout, en cette minute encore, il se -trouvait plus de savoir-faire qu’aux camarades et ne -doutait point de l’issue du tournoi. Sa campagne antérieure—d’une -scélératesse si niaise—lui apparaissait -comme une petite merveille de rouerie compliquée. -On verrait bien qui l’emporterait en définitive.</p> - -<p>—Non, mais tournez-vous..., dit le comte peu difficile -sur le choix de ses plaisanteries, en désignant -le gendelettre à ses compagnons, non, mais il en bave -comme un escargot qui regarde découcher sa promise...</p> - -<p>La vieille s’esclaffait, sans rien trouver d’injurieux -au quolibet, étant de trop bonne compagnie et ayant -l’esprit assez large, par surcroît—comme elle le -disait souvent—pour ne pas tolérer les facéties de -ses invités. Tout cela l’amusait. Jamais elle n’avait -été courue de la sorte, même au temps de sa jeunesse, -à l’époque de Monsieur Truphot; d’autre part, -peut-être, ne prenait-elle pas Boutorgne très au -sérieux.</p> - -<p>—Eh! bien quoi? Arrivez donc, on va vous faire -un jeu, commandait le héros passionnel.</p> - -<p>—Amitiés à tout le monde, finit par évacuer le -dérouté Médéric en serrant les mains tendues et en -baisant celle de la veuve. Excusez-moi, j’ai marché -si vite... un peu de dyspnée... et puis voir le comte -dans cet état.</p> - -<p>—Un accident d’automobile, les journaux sont -pleins de ça... ce matin; nous avons culbuté avec le -duc de Valfreneuse à la descente de la côte de -Picardie. N’est-ce pas Sarigue?</p> - -<p>—Certainement, répondit l’autre avec le sérieux<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[274]</a></span> -qu’il devait avoir usagé pour répondre, jadis, au -Président des assises.</p> - -<p>—J’apporte des nouvelles épatantes, réexpectora -Boutorgne résolu à pallier le désastreux de son -arrivée.</p> - -<p>—Ah! oui, elles doivent être fraîches vos nouvelles, -elles sont au moins contemporaines de la première -dent de Sarah Bernhardt, ou de sa prime scène -d’amour avec Damala, quand celui-ci posa sa blanche -main sur la gorge aussi immatérielle que déjà -avancée, ce qui s’appelait, en 82, <i>la prise du mamelon -vert</i>... Non, mais nous prenez-vous pour des gens -sans accointances avec les gazettes?... On les connaît -vos nouvelles... Vous allez nous apprendre, -n’est-ce pas, que M. Éliphas de Béothus, le type qui -voulait détruire la planète, le soir du dîner, vient -d’être arrêté pour avoir assassiné cinq personnes?... -ironisa le comte gouailleur à l’adresse du prosifère.</p> - -<p>—Comment vous savez? je tiens la chose d’un -camarade qui est attaché au Cabinet du préfet... -aucun communiqué n’a encore été fait aux journaux... -répliqua Boutorgne.</p> - -<p>—Nous savons tout, fit Fourcamadan, sentencieux, -l’index levé, et en braquant sur l’autre son -visage coloré comme un ciel d’Orient... Nous savons -bien d’autres choses encore... Celle-ci, par exemple; -à moins d’être menteur comme l’<i>Agence Havas</i>, -vous confesserez que vous êtes porteur d’un papier -extravagant, dont la teneur est identique à ce qui -suit...</p> - -<p>Et le comte, debout au milieu de la pièce, se mit -en devoir de donner lecture, d’une voix crécellante, -de la missive reçue par la Truphot, le matin même, -et en tous points semblable à celle que le gendelettre,<span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[275]</a></span> -en surprise, se préparait à notifier son auditoire:</p> - -<p class="pc2">Hôpital Ambroise Paré.<br /> -Place de la Nation.<br /> -Salle Velpeau.</p> - -<div class="pbq"> - -<p class="p1"><i>Le plus notable Réprouvé des Temps modernes, à -qui Dieu décerna l’inconcevable honneur d’être choisi -entre deux milliards de créatures humaines, afin -d’être supplicié durant vingt années sur un Calvaire -d’angoisse qui, seul, peut rivaliser avec le Golgotha</i>: -<span class="smcap">cela pourra racheter le Monde de trois mille ans -de pourriture littéraire</span>, <i>Jacques Paraclet, pour -le nommer, informe les personnes qui, de près ou de -loin, s’intéressent encore à l’art d’écrire, qu’il tient -actuellement, à l’hôpital Ambroise Paré, l’emploi de -moribond</i>.</p> - -<p><i>Démuni des quarante sous nécessaires pour intéresser -à son trépas l’infirmier de service, il entend ne -pas être privé des témoins</i>—<span class="smcap">Les Mêmes</span>—<i>qui, jadis, -contresignèrent de leur présence les profitables râles -et les délicieuses convulsions du Fils de l’Homme. -D’autre part, comme il s’est toujours montré respectueux -des plus légitimes désirs de ses contemporains -et qu’il n’ignore pas ce qu’on doit à ses semblables, -il fera le possible pour ne priver aucun individu -de bonne volonté du spectacle consolateur de son -agonie</i>.</p></div> - -<p class="p1">Boutorgne était atterré. Le comte lui avait coupé -ses effets un à un. Mais les opinions fusaient déjà.</p> - -<p>—C’est une fumisterie, comme lui seul sait les -conditionner, prononça Sarigue.</p> - -<p>—Raison de plus pour y aller, répliqua la Truphot<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[276]</a></span> -qui, sans doute, n’en avait pas eu pour ses quinze -louis et espérait quelque supplément ultérieur.</p> - -<p>—S’il s’emploie à décéder, comment voulez-vous -qu’il ait pu lancer des faire-part? reprenait, avec -assez de bon sens, le compatriote de Jugurtha.</p> - -<p>—Oh! c’est un homme de précaution; je le connais: -il devait les porter sur lui depuis plusieurs -années, en toute prévision; il n’y avait sans doute -que le nom de l’hôpital à apposer, émit Boutorgne.</p> - -<p>—Puisque c’est gratuit, pourquoi n’irions-nous -pas? trancha le comte.</p> - -<p>D’un commun accord, il fut décidé qu’on irait.</p> - -<p>Et comme la petite bande, une demi heure après, -s’engouffrait dans la gare, le comte tira Sarigue par -la manche, le ramena un peu en arrière des autres -en lui prenant les mains, et lui coula dans l’oreille, -lui parlant de sa femme qui, la veille, accompagnée -d’un homme de loi, avait envahi l’ancien domicile -conjugal pour sauvegarder les meubles et les -nippes lui appartenant par contrat.</p> - -<p>—La comtesse est d’une nature aimante... tâchez -d’être très caressant avec elle... hier, elle m’a fait -une scène... vous avez dû la négliger... je ne voudrais -pas qu’on se quittât en gens mal élevés...</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[277]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">XI</h2> - -<p class="p2">Une heure après cette lecture, toute la bande -débarquait à la gare Saint-Lazare. On s’entassa dans -un fiacre pour gagner l’hôpital, et comme justement -on se trouvait être au jeudi—jour de visites—cela -allait au mieux, à moins cependant qu’on ne se présentât -après l’heure de fermeture des portes. Jusqu’à -la place de la Bastille, tout marcha parfaitement, -mais là survinrent des incidents qui firent croire -qu’on n’arriverait jamais. Près de la colonne, le cheval -se cabra à demi, s’enlevant, tout à coup, dans les -brancards, avec ce qui restait de force nerveuse dans -sa carcasse de bête boulimique insuffisamment sustentée. -Un bicycliste chassieux, coiffé d’une casquette -à carreaux noirs et blancs, les bas tombés sur les -talons et découvrant des tibias ennemis du savon, -venait de lui passer sous les naseaux avec un cri -guttural, et maintenant il filait, exagérant la rotondité -simiesque de son dos, pendant qu’il adressait au -cocher le vocable ayant servi de pétarade dernière -à Waterloo, vocable qui devait, à n’en pas douter, -constituer pour lui, comme pour la plupart de ses -pareils, le lustre principal de sa conversation. Maintenant -l’automédon vociférait à son tour, réquisitionnait -dans ses lectures de l’<i>Intransigeant</i>, dont la -manchette dépassait la poche de sa houppelande, de -péjoratives épithètes, qu’il lançait de loin, à la volée,<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[278]</a></span> -contre son ennemi occupé à virer dans le tournant -de la rue Jean Beausire. Un moment même, bien -que Boutorgne se fût accroché à ses basques, il parut -vouloir l’y suivre, le fouet haut, pour affirmer, sans -doute, la supériorité et le brio de sa coprologie alimentée -aux sources des meilleurs polémistes. Mais -un autre pédard survint, coiffé celui-là d’un képi -bahuté de collégien, qui recommença la même -manœuvre, et décocha comme invectives à l’homme -au chapeau ciré les noms de deux temps des verbes -latins, que celui-ci prit pour d’effroyables injures.</p> - -<p>—Sale supin... bougre de gérondif...</p> - -<p>—Quoi qu’il dit... l’entendez-vous... C’est toi qui -en est un de supin, hé youpin... vermine cosmopolite... -fils de Franc-Maçon... vendu à l’Allemagne... -immonde dreyfusard!... tonitruait le cocher congestionné -qui fouaillait sa bête pour rattraper le cycliste -échappé.</p> - -<p>—Cent sous si vous nous jetez à Ambroise Paré -avant dix minutes, cria Sarigue, en désespoir de -cause.</p> - -<p>—Ah! pour sûr; faut qu’ça soit pour vous, mon -prince, sans ça j’aurais préféré rater ma <i>moyenne</i> et -lui arracher les oreilles à ce sectaire, répliqua, -en pointant sur la gare de Vincennes, l’homme de -l’Urbaine dont la triste destinée était de passer toute -sa vie avec un ou des bourgeois au derrière. Des -passants amusés stationnaient au large sur le terre-plein; -un garde municipal tirait sa moustache cirée -en faisant miroiter complaisamment au soleil la bague -d’argent, à chaton bleu, qu’il portait à l’annulaire. -Deux ébénistes s’étaient arrêtés au ras du trottoir, -l’un portant sur l’épaule un fronton, et l’autre un -panneau de lit, d’un style dit <i>Henri II</i>, dont la prépondérante<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[279]</a></span> -hideur réussit à contenter les bourgeois -les plus difficiles, en mal d’agencement mobiliaire, -et dans lequel la plupart d’entre eux aiment à se -reproduire et à confabuler.</p> - -<p>—Tiens, pige donc l’aztèque de la haute... en v’la -encore un qui a été fait avec du sperme coupé -d’eau... dit le premier en désignant le comte de Fourcamadan -dont le visage s’adornait toujours d’un coloris -digne d’une toile de luministe.</p> - -<p>—Sûr... il s’ra fait <i>sonner</i> par Gérault-Richard, -hier chez Vianey, pour avoir interrompu le baron -Millerand, ajouta l’autre.</p> - -<p>Tous deux se mirent à rire pendant que le comte -criait à son tour, de sa voix suraiguë.</p> - -<p>—Dix francs... vous entendez cocher... dix francs.</p> - -<p>—Un demi-louis, ah! votre Altesse est aussi généreuse -que le général Boulanger: c’est juste ce qu’il -m’a donné pour le mener à la gare du Nord, quand -il a filé dare dare sur Bruxelles... car c’est moi qui -l’ai trimballé.</p> - -<p>La compacte fourmilière du faubourg Saint-Antoine, -avec sa senteur de bois vernis, avec son -grouillement d’êtres enfiévrés coulant le long des -boutiques, obstruant la chaussée en un perpétuel -prurit d’activité, se fendit devant le fiacre dévalant -à toute allure sur les durs pavés pointillés, de loin -en loin, par les taches d’or du crottin. Les bars multicolores, -tassés drus, sur la devanture desquels des -inscriptions en grosses lettres vertes ou blanches -vantaient la qualité des petits noirs et des alcools -démocratiques—l’alcool, ce stupéfiant maudit qui, -avec son complice, le journal patrioteux, cette -machine à crétiniser les masses, interdisent pour -jamais à l’artère plébéienne de susciter un nouveau<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[280]</a></span> -Santerre avec ses tambours—dévalaient les uns -après les autres. Puis ce furent au moins deux kilomètres -d’armoires à glace—écueil de la vertu faubourienne—et -des pelotons compacts d’hygiéniques -tables de nuit, devant lesquelles, en veston bourgeois, -les patrons, bergers de ces meubles placides, -faisaient la retape en distribuant des prospectus de -couleur avec obstination.</p> - -<table id="t02" summary="t02"> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - -</table> - -<p>Faubourg Antoine! Terre magnanime d’où s’envola -la Liberté! Tu t’égales à la Voie Sacrée dans la -mémoire des hommes à jamais reconnaissante. Et ton -histoire est plus belle si elle fut plus brève! C’est -toi qui traduisis pour la première fois la colère des -Plèbes; c’est toi qui suscitas les piquiers en haillons -sublimes dont les framées révolutionnaires, chevelées -de rayons par l’astre de Messidor, allaient faire -entrevoir au Monde les clartés rénovatrices. Il déboula -d’une de tes mansardes, le Canonnier en qui hurlaient -les voix de quinze siècles d’esclavage demandant -vengeance, le Canonnier du 10 Août qui, allongé -sur sa couleuvrine comme sur une femme amoureuse, -prolongeait son plaisir, n’osait point se relever -dans la peur de voir s’abolir trop tôt la volupté qu’il -goûtait à te tenir enfin à la gueule de sa pièce, ô -Royauté. Il venait d’une de tes ruelles, le Forgeron -divin qui, dans les Tuileries prises d’assaut, dans le -lit royal où s’était continuée la lignée d’exaction, -dans le lit encore chaud des caresses de l’Antoinette, -prit la parole au nom du Peuple, s’accroupit, et, tranquillement... -déféqua...</p> - -<p>Et tu connus toutes les générosités et toutes les -clémences, immortel Faubourg! Dans la victoire, tu -allas jusqu’à sauver l’honneur de tes plus cruels ennemis.<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[281]</a></span> -On peut dire que, grâce à toi, Louis XVI a eu -toutes les chances dans la vie. De cocu ridicule et de -roi imbécile qu’il était, tu en fis un monarque sympathique -aux populations sentimentales. Quatre-vingt-treize -dramatisa sa vie inepte de serrurier couronné, -de Bartholo diadémé. Il n’y eût pas jusqu’au 21 Janvier -qui ne fût pour lui un don du destin. Mieux -encore, au moment où sur l’échafaud il se préparait -à donner l’envol à quelque confondante stupidité, au -moment où il allait proférer quelque solennelle sottise -dont il aurait porté le poids devant la postérité, -tu eus pitié de lui et ordonnas à Santerre de lui -retirer la parole.</p> - -<table id="t03" summary="t03"> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - -</table> - -<p>Au coin de l’avenue Ledru-Rollin, un gamin vêtu -d’un sarrau de percaline grisâtre, effrangé et roussi, -où s’inscrivaient les carrés plus foncés de multiples -pièces, un gamin albinos aux yeux vermillon, -occupé à enfouir un piège à moineaux parmi un -copieux amas de fiente chevaline, voulut fuir devant -le subit surgissement du fiacre. Son pied s’embarrassa -dans les ficelles noirâtres qui coulaient -de ses brodequins délacés et il s’allongea sur le -ventre en piaulant d’une voix éperdue, hors de la -portée des roues cependant, mais après avoir culbuté -dans sa chute, au bord du trottoir, une marchande -de marée dont les paniers déversèrent sur le sol des -poissons blanchâtres et un torchon immonde, -empesé de sang caillé auquel, pendant la vente, elle -s’essuyait les doigts.</p> - -<p>Maintenant le gamin, qui s’était relevé, hurlait plus -fort, se frottait les genoux, brandissait le poing -droit, et injuriait le fiacre déjà loin, en répétant frénétiquement:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[282]</a></span></p> - -<p>—Sales bourgeois... Sales bourgeois...</p> - -<p>La ventraille d’un hareng, qu’il avait écrasé en -tombant, adhérait encore à ses cheveux et pendillait -le long de sa joue. Un cercle s’était formé autour de -lui. Des mégères s’exerçaient à l’éloquence imprécatoire... -Un garçon tonnelier et la marchande de -marée, faisant claquer son torchon rouge comme un -drapeau, couraient après le véhicule en s’efforçant -de le rejoindre...</p> - -<p class="p1">—Arrêtez-les... Arrêtez-les... ils viennent d’écraser -un enfant... sous les yeux de sa mère...</p> - -<p class="p1">Il était deux heures trente-cinq comme ils passèrent -enfin devant le concierge de l’hospice. Précédés -d’un garçon de salle alléché par l’espoir d’un -appréciable pourboire, ils traversèrent alors des -cours calamiteuses où pointait un gazon tenace, longèrent -des bâtiments rectilignes, badigeonnés de -frais, enduits d’un crépi mélancolique, qui semblaient -exsuder tout ce qui peut être suspecté en -fait de douleur ou de misère et derrière lesquels -venait battre sans trève l’inlassable remous des -géhennes humaines. C’était un des terrains de -manœuvre favoris, un des champs d’évolutions préférés -de la Mort, dont on aurait tort, en somme, de -médire, puisqu’elle est, après tout, la seule chose -douce que la Nature, en une heure d’attendrissement -et de pitié, ait laissé tomber sur la terre en -partage aux hommes. N’est-ce pas elle seule, en effet, -qui a le pouvoir d’éteindre les hurlements de damnés -qui s’échappent de ce monde supplicié et qui -vont portant l’effroi et la désolation jusque dans les -espaces cosmiques? Ce n’est pas sa faute à Elle -si l’humanité imbécile s’acharne à faire de la vie et<span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[283]</a></span> -à se continuer pour assurer la pérennité du Mal, de -la Laideur et de la Souffrance.</p> - -<p>Ils passeront devant la lingerie sur le seuil de -laquelle jacassaient deux sœurs au ventre énorme -de bréhaignes bien nourries.</p> - -<p>—Nous n’avons pas fait grand’chose aujourd’hui, -disait l’une, la matinée a été très calme: nous -n’avons coupé qu’une jambe.</p> - -<p>—Chez nous deux laparotomies et un trépan sur -du vilain monde: des filles-mères et un protestant... -répliquait l’autre.</p> - -<p>Plus loin, dans le tournant brusque d’un couloir, -la petite bande, tout en se hâtant, se heurta à deux -infirmiers qui débouchaient, convoyant une civière. -Les manches retroussées des deux hommes découvraient -des bras velus, cordés par des veines héliotropes, -et un long tablier de cotonnade bleue les -sanglait autour des reins auxquels se maintenait mal -un pantalon de ceinture trop lâche qui coulait derrière -les talons. Sur le cadre de bois, recouvert d’un -drap de grosse toile bise, quelque chose de rigide, -une forme imprécise et longue, fluctuait, tressautait -à chacun de leurs pas. C’était un cadavre. La Truphot, -qui marchait la première, recula, ainsi que les -autres, instinctivement, et tous se plaquèrent contre -le mur dans un réflexe d’effroi. Les deux hommes -passèrent sans même les voir, occupés à mâchonner -de vagues paroles, des grommellements de colère. -Mais, tout à coup, l’un d’eux, le second, un grand -maigre au teint de plomb, aux yeux charbonneux et -éraillés, s’arrêta net, forçant ainsi son compagnon, -qui lui tournait le dos, à interrompre sa marche, -pendant que le mort, bousculé par ce brusque arrêt, -chavirait en partie sur le brancard et laissait pendre,<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">[284]</a></span> -en dehors du drap, une jambe grêle et décharnée. -D’une bourrade, l’homme remit la jambe en place, -rejoignit son compagnon, puis fouilla dans la poche -droite de sa cotte de toile pour en tirer une courte -pipe de terre et un cornet, un cône aplati de papier, -d’où le «caporal», par de multiples déchirures, -fuyait en petites touffettes brunes. Un flot de mots -rageurs vint baver à ses lèvres.</p> - -<p>—C’est-i à croire! V’là que l’Administration nous -supprime les dix sous qu’on nous accordait pour la -descente de chaque macchabée!</p> - -<p>La pipe bourrée et allumée, ils repartirent, arrivèrent -près d’un escalier dont le mur, à l’angle, -portait un index surplombant le mot «Amphithéâtre». -La veuve et ses suivants les virent de rechef -poser le brancard, se rapprocher l’un de l’autre -et reprendre leur mimique indignée, épaule contre -épaule; le grand maigre appuyant son discours de -coups de talon rageurs sur le sol. Quelque interne -dut se montrer, sans doute, au loin, car ils se mirent -en devoir de ressaisir les montants de la civière -pour accoster la première marche, non sans que le -plus enragé des deux, retirant une seconde la pipe -de sa bouche, n’eût lancé un jet mol et long de -salive noire dont la parabole giclante et sans vigueur -vint éclabousser le cadavre qui s’était découvert -dans la marche et que les cahots et les chocs tassaient -sur lui-même, faisaient se recroqueviller, tout -petit et comme effaré, au fond du brancard à nouveau -brinqueballant.</p> - -<p>—Br... fit le comte, les sales garçons d’honneur -que vous octroie parfois la Camarde, quand on se -marie avec elle!...</p> - -<p>La veuve en avait froid dans l’épine dorsale. Une<span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">[285]</a></span> -carafe frappée qui lui coulait dans le creux des os. -Si elle avait su, certes, elle ne serait point venue. -Elle en aurait pour huit jours, au moins, à cuver -cette épouvante. Boutorgne fit diligence pour s’exhiber -profond et philosophe. Il plaça une phrase -pessimiste, remémorée d’un livre.</p> - -<p>—Le voilà bien l’aboutissant final du spasme -d’amour; fosse commune pour fosse commune, -hypogée pour hypogée, ceux de l’hydraulique préventive, -de la cuvette, étaient peut-être préférables... -Le seul moyen de narguer la Mort et de la terrasser -à jamais, c’était de manier l’injecteur contre la vie...</p> - -<p>Sarigue sursauta. Il controversa, pontifiant d’un -geste arrondi en arc de cercle qui faucha lentement -l’air autour de lui.</p> - -<p>—Oui, mais nous n’aurions jamais eu alors -Roméo et Juliette, Werther ni René... Ce faisant, -vous souilleriez l’amour et recouvririez la terre d’un -voile de deuil, de néant et de ténèbre.....</p> - -<p>—Quel forfait quand on pense qu’on aurait pu -détruire ainsi avant la lettre, en cette époque seulement, -Aurélien Scholl et Paul Bourget... celui qui -fit des calembours immortels, qui porta l’esprit français -à son apogée, et l’autre qui déchiffra enfin le -rébus des âmes, surenchérit le comte dressé sur les -ergots, en érigeant, au dessus de l’épaule du gendelettre, -le prisme solaire de ses contusions faciales.</p> - -<p>—Laissez le donc, il est toujours sentimental -comme ça... il paraît très sérieux à la surface et il se -moque au fond des choses les plus saintes; il blasphème -la mort et ne respecte même pas l’amour, -conclut la Truphot froissée dans ses délicatesses.</p> - -<p>Médéric Boutorgne comprit qu’il venait de brandir -une gaffe de plusieurs décamètres. Un froid intérieur<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">[286]</a></span> -racornit ses viscères. Diable! il semblait mal en -cour près de la veuve, depuis l’intrusion des deux -autres! On avait dû le desservir sans doute. Il voulut -en avoir le cœur net. Dix pas plus loin comme on -allait arriver enfin à la salle Velpeau il poussa dans -l’angle d’une fenêtre Sarigue qui marchait le dernier.</p> - -<p>—Vous aviez donc besoin d’argent que vous êtes -venu à Suresnes?</p> - -<p>—Oui, mon petit, répondit cyniquement l’autre, -il me faut 2.000 francs pour éteindre une dette... une -vieille dette qui pourrait indisposer ma future belle-mère.</p> - -<p>—Vous les aurez, je m’en charge, mais pourquoi -le comte cuisine-t-il Madame Truphot, lui aussi.</p> - -<p>—Ah! ça, c’est votre affaire, mais je vous conseille -de vous méfier, il a un titre à placer vous -comprenez... dame! son blason pourrait bien concurrencer -votre littérature.</p> - -<p>Médéric Boutorgne rougeoya d’une pourpre de -colère, ce qui était peut-être sans précédent dans sa -vie. Il exhaussa son maigre torse ampoulé, leva le -poing, et hors de lui, dédaignant le langage choisi, -il devint nature, s’exprima comme aurait pu le faire -un de ses confrères de la périphérie.</p> - -<p>—Gare à lui... gare à lui... s’il s’avise jamais de -<i>marcher dans mon boulot</i>...</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">[287]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">XII</h2> - -<p class="pr2 reduct p2">J’entrerai dans le ciel avec une couronne d’étrons...</p> -<p class="pr4 reduct"><span class="smcap">Jacques Paraclet.</span></p> - -<p class="p2">La salle Velpeau était trop petite pour contenir -tous ceux qui avaient répondu à l’extraordinaire -invitation de Jacques Paraclet. La plupart conjecturaient -la fumisterie bizarre, le comportement paradoxal -dont le pamphlétaire catholique était coutumier. -Mais quelques imbéciles étaient accourus dans -l’idée que cela <i>pourrait bien être vrai</i>. D’autres, des -<i>vedettes</i> notoires se dissimulaient, cachant leur -figure derrière le chapeau tenu à la main, tout pâles -de joie rentrée, s’accrochant quand même à l’espoir -ridicule qui leur faisait escompter la béatifique consolation -de voir finir là, sous leurs yeux, celui qui -les avait scalpés ou désossés dans la guerre d’indien -sioux déclarée par lui, pendant vingt ans, à toute -la Presse et à tous les littérateurs sensationnels. On -s’était précipité comme à une <i>première</i>, car c’était -le fait du jour dont on parlerait une semaine au -moins dans les cénacles et les dîners de confrères, -la chose originale qu’il faudrait commenter sous -peine de passer pour un Béotien ou un provincial. -A son tour, d’une manière ou d’une autre, le Sauvage -était attaché au «poteau de couleur». On -allait donc voir comment il crèverait; et si ce n’était -qu’un gigantesque humbug, il ne pouvait s’en tirer -que par un trait inimaginable et sans précédent, -digne du génial banquiste qu’il était. On le savait à<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">[288]</a></span> -la hauteur et son public s’était donc mobilisé, en se -pourléchant les babines, dans la conjecture de l’une -ou l’autre circonstance dont l’agrément se balançait, -en somme.</p> - -<p>A quelque vingt pas de la salle, la Truphot parut -vouloir se dérober.—C’est un <i>bluff</i> pour sûr, dit-elle, -cet homme-là ne m’a fait venir que pour me taper -encore d’une vingtaine de louis. Mais comme Boutorgne, -Sarigue et le comte n’étaient point en cause, -et n’avaient rien à redouter de ce côté, ils la poussèrent -en la rassurant.</p> - -<p>—Il y avait bien trop de monde, certainement il -n’oserait pas.</p> - -<p>Des gens débordaient de la porte, revomis par la -petite pièce qui contenait six lits dont les malades, -des convalescents du reste, avaient déserté devant -cette subite invasion de leur home dolent. Quelques -individus refoulés dans le corridor cherchèrent à les -retenir au passage. Pourquoi entreraient-ils puisqu’il -leur fallait, eux, rester dehors faute de place? Un -hourvari, un vacarme verbal, de véritables bramellements -s’entendaient, qui surexcitèrent au plus haut -point la curiosité de la petite bande. En jouant des -poings et des coudes, elle fit proue de vaisseau et -fendit enfin la cohue.</p> - -<p>Hirsute, debout sur son lit, la face turgescente -encore sous un restant d’érésypèle qui faisait -redonder ses joues, les yeux en flammes, et le capillaire -embroussaillé de son estomac mis au vent par -sa chemise arrachée, Jacques Paraclet trompettait -d’effroyables périodes...</p> - -<p>Il avait atteint son but. Circonscrit par la famine, -sans journal pour y vociférer et l’éditeur le plus -amène se regimbant désormais devant l’apport de<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">[289]</a></span> -tout manuscrit, il avait été jeté vivant—ce qui était -pour lui le plus effroyable des supplices—dans le -cul-de-basse-fosse du silence. Il pouvait à la rigueur -consentir à crever de misère, mais il ne pouvait -périr aphone; ce qui aurait été du reste à son -honneur, si le moindre levain de sincérité eût jamais -fait fermenter son indignation. Mais il n’en était -rien. Jacques Paraclet s’était imprudemment fourvoyé -dans le catholicisme, voilà tout; et la cléricaille—qui -préférera toujours l’insidieux venin du trigonocéphale -aux rugissements du tigre à jeun—avait -fait subitement <i>sacristies en arrière</i>, à la vue de ce -démonomane qui prétendait, à lui seul, changer le -relief moral du continent affecté au lymphatique -Jésus. Les brûlots dont il était le Commodore -n’avaient rien incendié et lui étaient restés pour -compte: de là son satyriasis blasphématoire, lorsqu’il -fut trop tard pour orienter sur d’autres étoiles.</p> - -<p>Convaincu qu’il était perdu sans retour, il avait -alors machiné de toutes pièces la présente scène, en -se décidant tout à coup à reconquérir un auditoire, -ne fût-ce que pour quelques instants, et au prix de -n’importe quel subterfuge. Un érésypèle assez conciliant -s’étant impatronisé dans sa personne, il en -avait profité pour lancer des invites à assister à son -agonie: assuré qu’on viendrait toujours, qu’il pourrait -donner ainsi sa représentation d’adieu, et, comme -il le disait: se dresser une dernière fois aux yeux de -tous, sur ses tropes paroxystes, comme Attila sur son -bûcher de boucliers... Maintenant, il les tenait.</p> - -<p>La Truphot et ses compagnons avaient manqué -l’amorce de l’olynthienne, mais il en restait encore -de quoi satisfaire bien des gens.</p> - -<p>Présentement, l’outlaw fulgurait et fracassait<span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">[290]</a></span> -comme un tonnerre éperdu, ramassant son public -épeuré, malgré tout, d’un bras véhément qui semblait -échappé à la camisole de force, et il jetait d’effarants -blasphèmes qui éclataient telles des fougasses, tels des -coups de mine.</p> - -<table id="t04" summary="t04"> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - -</table> - -<p>...Il est vraisemblable qu’à un instant précis de -la fuite du Temps à travers les âges, et dans la nuit -d’un désert, les ancestrales femelles, dont vous êtes -issus, se sont accouplées à des chacals, afin de vous -fournir l’âme toute de sordide bassesse que nous -vous connaissons...</p> - -<p>Il est à présumer aussi que, grâce à votre besoin de -vous reproduire et de proliférer, la planète va voir -s’accroître trop rapidement le lot de putréfiences -dont la véhiculation, concurremment avec celle des -gens de cœur, lui est assignée; et qu’elle s’arrêtera -un jour, immobile et éperdue dans l’espace, se refusant -à translater plus longtemps un tel surcroît d’immondices -autour de son centre solaire...</p> - -<p>Car vous êtes les borborytes et les bousiers des -plus pestilentiels cloaques, et la prospérité de votre -fourmillement vermiculaire est l’indice des immédiates -décadences...</p> - -<p>Vous ignorez la justice, le désintéressement et la -générosité, toutes ces menues étoiles qui trouent la -nuit de l’âme humaine et l’autorisent encore à croire -qu’elle ne s’est pas introduite indûment dans l’harmonie -du monde, et qu’elle n’est pas la parfaite -saleté destinée à polluer un ordre de choses jusqu’à -elle admirable...</p> - -<p>Vous tous qui m’écoutez, bourgeois, artistes, intellectuels, -entretenus, écrivassiers ou imbéciles de tout -poil ou de tout lustre, vous n’êtes que des eunuques,<span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">[291]</a></span> -des tueurs de faibles, des Surhumains de l’abjection, -des égorgeurs de vaincus, et votre aplatissement -devant le Puissant n’est comparable qu’à l’allure -rampante du lombric, quand cet intéressant annélide -conjecture tout proche le talon implacable qui va lui -faire épandre, par écrasement, les sales viscosités -dont son corps est empli...</p> - -<p>La plupart d’entre vous se réclament de la qualité -d’écrivains et, pour satisfaire la fringale de beauté -qui torture, à n’en pas douter, les masses contemporaines, -ils ouvrent toute grande la braguette de leur -âme, puis éjaculent la gravelle et l’albumine de -leurs concepts: c’est ainsi qu’on vous doit des -livres! Quelquefois, aussi, comme énonciateurs -d’Idéal, vous prenez l’Époque à la cravate pour -l’entraîner avec vous dans le pourrissoir d’équarrisseur -où achèvent de se désagréger les charognes -phosphoreuses qui doivent, dites-vous, remplacer -les chevaux du fils de Clymène et traîner sur -le monde, jusqu’au plus prochain Eridan, le flamboyant -Soleil de Vérité et d’Amour que vous êtes -occupés à attiser...</p> - -<p>Tous, d’ailleurs, avec ponctualité et sans lassitude, -vous attentez à la langue française, cette seule et -dernière Idole qui nous reste à étreindre dans la -déroute de tout. Et il faut avouer que c’est un insondable -problème pour la raison humaine de comprendre -comment il se peut faire que les mots, ces -choses adorables où frémissent et chantent les âmes -confondues de quatre races, ne voient pas immédiatement -s’abolir tout leur sens au seul contact de vos -sordides plumes!</p> - -<p>Rien qu’à vous dévisager, l’immédiate sensation -qui surgit et s’impose induit à se demander, étant<span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">[292]</a></span> -donné ce que sont les hommes, comment les poux -peuvent encore les supporter; aussi, une immense -pitié, de suite, saute et s’installe dans l’âme, en faveur -de ces acarus diligents et déshérités réduits, pour -conquérir leur nourriture, à implanter leurs suçoirs -en de tels épidermes...</p> - -<p>Nul ne saurait contester que vous avez dépassé -l’outrepassable et suborné l’ignominie, que le -souffle de vos poitrines et la transsudation de vos -âmes ressusciteraient, par simple contact, les charniers -et les croupissoirs abolis et lubrifiés depuis -dix mille ans. Quiconque vous approche, gens de -lettres de nos jours, reconnaît et confesse que votre -seule présence infuse une vigueur nouvelle à l’excrément -qui s’apaise et que, jalouse d’égaler la vôtre, -sa puanteur, noblement stimulée, dévergonde aussitôt -et devient hystérique. Cela c’est le secret et l’explication -de l’horrible odeur de certains soirs d’ici-bas...</p> - -<p>Tels que vous êtes, cependant, votre exécrable -infamie, dont la description impossible confond d’impuissance -le Verbe humain, est pourtant la seule -chose qui maintienne le monde en équilibre et diffère, -pour quelque temps encore, l’abolition de notre -habitacle.</p> - -<p>A considérer, comme en ce moment vos faces, -écarquillées et sanieuses, se congestionner d’attention -rentrée; à voir vos cous se gonfler sous la cravate -et décharger vraisemblablement les matières -viscides de leurs multiples écrouelles: indice certain -de la constriction angoissée de vos individus, il -n’est point ridicule de diagnostiquer que vous -attendez de moi encore l’effroyable et surprenant -postulat accoutumé, seul explosif capable de secouer -votre torpeur, comme le coup de savate dans les<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">[293]</a></span> -gencives de la prostituée est seul capable de la -sortir pour un temps de sa passivité coutumière et -de lui restituer ainsi un semblant d’état humain. -Eh bien! je dirai donc qu’il n’est plus niable, en -effet, que la Hideur et le Crime, sur lesquels la Vie -repose, sont une condition indispensable de son existence -et de sa durée, et que, de cette proposition, -vous êtes la démonstration péremptoire.</p> - -<p>Oui, si la fin de notre planète fut cent fois déjà -vaticinée et plus de fois encore tout près de se réaliser, -de par l’accomplissement d’un phénomène -cosmique, vous fûtes toujours, vous autres, les -Archanges breneux qui la sauvâtes à l’instant délectable -désiré par tous les cœurs soucieux de voir -enfin le Mal s’abolir, et qui aspirent, depuis tant de -siècles, à l’avènement du Néant, cet Absolu du -Bien. Je dis donc que les comètes, les comètes de -beauté, les comètes belliqueuses empennées de lueurs, -accourues du fin fond de l’Infini à seule fin de nous -occire, ont, tout à coup, reculé d’épouvante, à la seule -idée de gagner à votre contact le chancroïde infâme -dont vous êtes atteints!...</p> - -<table id="t05" summary="t05"> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - -</table> - -<p>Comme son souffle ne pouvait pas le porter plus -loin, Jacques Paraclet fit une pause d’une seconde; sa -poitrine se gonfla d’une haleine ainsi que la voile -d’une yole se gonfle de vent, et il bascula enfin sa -péroraison.</p> - -<p>—Aussi, l’ultime espérance qui nous reste à nous -autres, épris de l’impérieuse justice, c’est de penser -que la terre, lasse à son tour d’errer sans profit dans -le sein mystérieux de l’éther frémissant, lasse de -battre son quart avec ses six compagnes autour de -son inexorable marlou, de son incorruptible soleil,<span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">[294]</a></span> -sans autre salaire que de vous continuer, finira bien -un jour, un jour proche, par acquérir l’horreur de vos -sales pieds, et qu’un hoquet de dégoût, un spasme -d’infini vomissement, venu du plus profond du sphéroïde, -le projettera dans les distances, le fragmentera -en vingt éclats infâmes et purulents, capables à eux -seuls de contaminer tout l’Absolu!...</p> - -<p>Six infirmiers précédés d’un chef de service accouraient -enfin pour maîtriser et recoucher Jacques -Paraclet qui écumait des salives rosâtres.—Ah! -bien, fit l’homme en tablier blanc, ce gaillard-là me -dira encore qu’il agonise. On va lui signer son exeat -et vite, et mettez-moi tout ce peuple dehors.</p> - -<p>L’auditoire, malgré sa volonté de blaguer, était -quand même aplati par cette conflagration d’inconcevables -anathèmes, cette torrentielle chevauchée -de périodes ruées comme des cavales crachant du -feu par les naseaux. Nul ne se sentait le souffle congruent -à riposter en équivalence. Seul, le petit -Troussenoir, du <i>Diogène</i>, eut le sentiment de la -situation et sauva l’honneur de l’assistance.</p> - -<p>Il jeta au milieu de la salle son chapeau mou aux -bords graillonneux, qui, en moins de deux minutes, -fut rempli de billon lancé à la volée.</p> - -<p>—La quête, Messieurs... la quête... n’oubliez pas -l’artiste...</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">[295]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">XIII</h2> - -<p class="pch">Que la Vie dépose son excès d’impudeur, -les écrivains satiriques déposeront -leur excès de langage.</p> - -<p>La Truphot, depuis la veille, était arrivée à -Luchon où elle avait décidé de passer les mois caniculaires -tout en suivant un traitement pour sa gorge. -Les thermes de l’endroit ont pour mission, comme -on sait, de retaper et de déterger les muqueuses -appartenant à tout ce que l’Europe compte de plus -notoire. Elle avait emmené Médéric Boutorgne, qui -ne la quittait plus d’une semelle, et Siemans réapparu -deux jours avant le départ, au moment où on -y pensait le moins, et quand le <i>prosifère</i> remerciait -déjà le sort d’avoir fait disparaître son plus sérieux -rival, sans qu’il eût besoin pour cela d’user du -moindre machiavélisme. Le Belge, devant le -désarroi de la maison et la domesticité, de plus en -plus insurgée, avait poussé les hauts cris. Ah! c’était -ainsi qu’on administrait durant son absence. C’était -du propre! Sans barguigner une seule minute, il avait -jeté les deux bonnes, Justine et Rose, à la porte, et -procédé également à l’éviction de la cuisinière. Puis, -il était allé tenir certain discours au père Saça qui, -ayant ouï la chose, s’était décidé sur l’heure à interrompre -enfin les cris de kanguroo en gésine qu’il<span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">[296]</a></span> -poussait depuis le soir de son <i>accident</i>, comme il -s’exprimait.</p> - -<p>Médéric Boutorgne, une semaine avant l’exode de -Paris, s’était battu en duel avec le comte de Fourcamadan. -Oui, il avait eu cet héroïsme. De la fumée et -deux détonations avaient été échangées à trente pas, -les yeux fermés et dans un réciproque trismus -de terreur, parce que le gendelettre ayant réuni -contre l’aristocrate—afin de ruiner ses entreprises -sur la Truphot—un dossier formidable, qui ne recélait -pas moins de quarante preuves d’escroqueries, -abus de confiance et grivèleries diverses commises -jadis en province, par le susdit patricien, celui-ci -lui avait cassé une dent, d’un coup de poing, -en plein Napolitain. Dam! il avait bien fallu, le -lendemain, aller requérir chez Gastinne Renette, -moyennant trois cents francs déposés d’avance, la -paire de pistolets dont la fonction est d’être parfaitement -inoffensifs et de laver par surcroît, les injures -entre <i>gens d’honneur</i>. Au retour de cet exploit, la -Truphot, attendrie par l’idée qu’elle était capable, -malgré son âge, de susciter des massacres tout -comme Hélène, dans la cité d’Ilios, la Truphot avait -juré au gendelettre, magnifié par le péril couru, un -amour auquel la Mort elle-même ne pourrait attenter -cette fois. Elle s’était laissé passer au doigt l’anneau -des définitives fiançailles. Puisque Siemans, -pour qui elle avait tout fait, se moquait d’elle à ce -point, et laissait le meilleur de soi chez des gourgandines, -maintenant elle n’hésitait plus. Jamais, -bien sûr—elle le reconnaissait spontanément—elle -ne rencontrerait une tendresse et un dévouement -comme ceux de Médéric. Le voyage en Grèce était -décidé pour le lendemain de la mairie. Même—c’était<span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">[297]</a></span> -une idée à elle—à quoi bon s’épouser, en -ce pays médisant? On pourrait se marier là-bas, -devant le consul d’une quelconque bourgade d’Hellas, -ce serait bien plus pratique. Et le gendelettre, -radieux, habita l’Empyrée pendant plusieurs jours. -Mais quand l’amant légitime reparut, il lui fallut -déchanter. En quelques heures, l’attitude de la -veuve changea du tout au tout à son égard. Elle -sauta au cou de Siemans, dès qu’elle le vit, en rappelant -«son cher Adolphe», son «fils chéri» -qu’elle avait cru perdre. Car à l’instar de Rousseau -et de Madame de Warens, elle croyait utile de -pimenter la chose d’appellations maternelles, pour -lui donner une apparence d’inceste dans les paroles. -Puis, elle s’était enfermée avec le Belge un après-midi -tout entier.</p> - -<p>Boutorgne, rôdant près de leur chambre, y avait -entendu des bruits significatifs qui l’avaient empli -de rage. Et quand tous deux redescendirent pour le -dîner, leurs yeux sombres et battus, leur mutisme -volontaire étaient pleins de mésestime à son égard. -Pourtant l’écriturier réussit à se faire emmener à -Luchon. Là-bas on verrait bien; il trouverait sûrement -un moyen, quel qu’il fût, de se débarrasser du -Belge sans retour possible cette fois. Cependant -comme il se méfiait de son imagination, à l’ordinaire -plutôt paupérique, il avait emporté dans sa malle un -Balzac complet. Il y puiserait de quoi corser sa scélératesse -ingénue. L’auteur de la Comédie humaine -ayant décrit et rendu toute la vie, son cas, sans -aucun doute, devait y être étudié. Il n’était pas possible, -en effet, qu’il eût oublié le Maquerellat et qu’il -se fût à ce point désintéressé d’un des principaux -modes de la vie contemporaine. Mais Balzac était<span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">[298]</a></span> -vague dans son esprit; il l’avait lu trop jeune: il lui -faudrait le piocher ferme. Les péripéties inhérentes -à Rastignac et à Rubempré, qu’il se remémorait en -flou, ne pouvaient guère être utilisées par lui. Il ne se -mouvait pas dans le noble faubourg, ni dans les -milieux d’élégante richesse qui extraordinèrent si -fort le génial romancier. La Truphot n’était pas la -duchesse de Grandlieu, encore moins la duchesse -de Maufrigneuse. Donc, cela ne s’adaptait pas; les -procédés d’arriviste des deux célèbres ambitieux -étaient ou trop forts ou trop faibles, et pas dans -leur ambiance, en tout cas. Il analyserait les <i>Célibataires</i>. -La lutte des deux demi-soldes pour la conquête -de la Rabouilleuse enrichie pourrait lui fournir -l’expédient cherché. Oui, mais la veuve n’offrait -pas grande similitude avec la pêcheuse d’écrevisses -berrichonne. Et puis, diable, il répugnait à en venir -au duel farouche, à la ruée sabre contre sabre qui -dénoue le roman. Enfin, il allait quand même disséquer -Balzac, à tête reposée et, pour plus de sûreté, -il y adjoindrait Stendhal pour la psychologie. Après -tout, pourquoi ne serait-il pas une sorte de Julien -Sorel? Ainsi que ce dernier, il avait essuyé le feu -d’un pistolet. Mademoiselle de la Mole, pour lui, dans -son personnel <i>Rouge et Noir</i>, avait soixante ans, -voilà tout.</p> - -<p>Munis d’adresses réquisitionnées dans une agence -de location, tous trois erraient maintenant dans la -station thermale, en quête d’une villa à bon compte. -Siemans avait décidé qu’on ne vivrait pas à l’hôtel -pour éviter dans la mesure du possible les déprédations -et le stellionat des aborigènes qui ont porté -l’escroquerie, envers les étrangers, à l’altitude de -leurs montagnes. Et Boutorgne, dédaigneux des<span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">[299]</a></span> -enseignes, et laissant au camarade le soin vil de -découvrir les boîtes à louer, éployait déjà son âme -de poète sur la cime des monts voisins, et préparait -des vocables de couleur pour, aux oreilles de la -veuve, chanter le paysage en beauté.</p> - -<p>Luchon! Il serait puéril autant que ridicule de silhouetter -cet endroit que le Bœdeker et Monsieur -Jean Lorrain enseignent abondamment. La présomption -d’une prose descriptive quelconque apparaîtrait -flagrante après les adjectifs, émanés des plumes les -plus augustes, qui ruisselèrent antérieurement sur -ce décor. Tant de gaves de copie se sont précipités -du sommet de ces monts pour déferler dans les -plaines basses des journaux et des éditeurs bien -achalandés, tant de majestueux oracles ont pris la -peine de <i>sentir</i> les Pyrénées, comme ils ont <i>rendu</i> -Venise, que les dites Pyrénées ne toléreraient pas -une minute l’effroyable sacrilège qui consisterait à -s’attaquer à elles d’une plume sans autorité. Ce -serait courir le risque de voir les pics de Bagnères-de-Luchon—qui -sont des pics bien appris et reconnaissants -envers qui les glorifia—se renverser -incontinent sur leurs pointes en esquissant des -cabrioles d’effroi. L’auteur se gardera donc bien -d’avancer la moindre épithète, qui pourrait induire -les pesants contreforts et les cimes altières en une -désastreuse non moins qu’affligeante rupture d’équilibre. -Ce n’est que lorsqu’on tire couramment à -cent éditions qu’on a le droit de palpiter devant la -superbe de ces sommets, car les paysages sensationnels, -en littérature, ne sont point à tous venants, -comme on serait tenté de le croire. Les municipalités -qui les exploitent doivent les défendre contre -l’inconséquence et la maladresse possibles des jeunes<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">[300]</a></span> -écrivains. Or, comme celui qui écrit ces lignes -est fort pauvre, il ne se relèverait pas d’un procès -que pourraient lui intenter, pour crime de lèse-Pyrénées, -les chatouilleuses édilités circonvoisines.</p> - -<p>Les aubes de Luchon, quand la Truphot et ses deux -suivants, cuirassés d’écailles, s’y manifestèrent, faisaient -donc de leur mieux pour ne pas déchoir, en -attendant la venue de leurs glorieux et annuels panégyristes. -Le soleil de midi, non moins que son confrère, -le soleil couchant, était toujours le brave -luminaire dont, des millions de fois, nous furent -contés les prouesses et le talentueux savoir-faire en -matière de déroutant coloris. L’horizon, au prélude -du soir, se nuançait de «rose évanescent», de -«mauve clair», de «violet lamé d’or», de «jaune -topaze» et «d’ambre vert» comme il sied à un -horizon qui se respecte et dont on parle beaucoup -dans les quotidiens du boulevard. Et il n’était pas -jusqu’aux escarpements, ou aux <i>aiguilles</i> les moins -réputées, qui ne tinssent à honneur de parader, eux -aussi, dans les plus surprenantes et les plus subtiles -tonalités. On aurait pu épuiser d’un coup plusieurs -dictionnaires analogiques sans parvenir à exprimer, -de façon convenable, les ressources géniales de leur -esprit d’invention informé de ce qu’on doit aux -bourgeois qui payent sans lésiner. Mais derrière -tout cela, il faut le dire, derrière les vains oripeaux -de la couleur et l’harmonie des lignes, qui suffisent -à récréer et à extasier l’œil et l’esprit humains uniquement -amoureux de la forme <i>toujours imbécile</i> -ou des surfaces <i>toujours mensongères</i>, derrière tout -ce qui fait évacuer à la littérature des diarrhées d’irréfrénable -rhétorique, se cachait comme toujours -l’âme sordide, maléficieuse et carnassière de la vraie<span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">[301]</a></span> -Nature embusquée sous son fard de grâce et de douceur, -pour perpétrer l’œuvre abominable, tout en -ralliant le suffrage des insanes bipèdes que le prurit -du tourisme précipite dans la pérambulation.</p> - -<p>Il était près de six heures, et ils avaient déjà visité -nombre de «villas à louer». Partout, ç’avait été -les mêmes prix impossibles, les mêmes pièces étroites -et basses, orientées à contre-jour, sur le «point de -vue», les mêmes cretonnes sirupeuses, cuirassées -par la fiente des mouches, les mêmes hécatombes -de moustiques écrasés contre les vitres et les glaces, -les pareilles murailles si minces qu’on les aurait crues -construites avec des cloisons de boîtes d’allumettes -suédoises, les identiques et présumables phalanstères -de puces, les insidieux forums de punaises tapis -derrière les tentures, et surtout les inévitables «commodités»... -anhydres. Pour avoir de l’installation -moderne, il aurait fallu mettre trois mille au moins. -Siemans se récriait. Payer ça, mille ou douze cents -francs pour la saison! ah! non, c’était plus cher qu’au -Vésinet, ou qu’à Trouville, près des Roches noires. -Là-bas au moins il y avait le bois, la fraîcheur et la -mer, tandis qu’ici, avec leurs sales montagnes, ces -manufactures d’entorses ou de coups de soleil, il -préférait reprendre le train. L’excessif éloignement -de Paris et de Montmartre devait le faire enrager, -sans doute, car il parlait de s’aller terrer à Enghien, -où il y avait des eaux sulfureuses, des rastas et des -petits chevaux, tout comme à Luchon. Et puis, du -lac, près de Saint-Gratien, on voyait le Sacré-Cœur: -c’était au moins aussi beau que le <i>Vénasque</i>.</p> - -<p>Enfin, dans la périphérie de Luchon, ils finirent -par découvrir cinq pièces et une grande cuisine à peu -près habitables, dans une maison élevée d’un rez-dechaussée<span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">[302]</a></span> -et d’un étage et posée au beau milieu d’un -bout de pré où quatre chèvres noires étaient à l’attache. -Trois cents francs par mois de location, c’était -acceptable, d’autant plus qu’un marché en plein vent -se tenait non loin de là, deux fois par semaine, et -qu’on pourrait s’y approvisionner à bon compte. -Voilà ce qu’il leur fallait. Siemans donna parole de -revenir le lendemain pour la signature de l’engagement -et de l’inventaire.</p> - -<p>Précédés des inévitables Moka, Spot, Nénette et -Sapho qui claudiquaient sous le poids de leur adiposité -de bêtes trop repues, et qui s’arrêtaient à -chaque pas pour ne rien perdre du fumet des déjections -rencontrées sur la route, ils regagnèrent le -Luchon fashionable, et se trouvèrent inclus dans la -cohue élégante des baigneurs qui regagnaient la -table d’hôte pour le dîner. Médéric Boutorgne rapprocha -sa chemise saumon clair, son panama -cabossé, son impeccable pantalon de flanelle et ses -bottines fauves, des élégances accostées et, délibérément, -se trouva à la hauteur, avec, toutefois, -l’esprit et le talent en plus. Car il n’y avait pas à -dire, ce qu’il entendait des parlottes de ces gens le -consolait de sa propre conversation. Visages bouillis -par la noce stupide, orbites liquoreuses, faciès où la -sottise avait entreposé ce qu’elle avait de meilleur, -profils de rapaces ou d’usuriers parvenus, tous les -cercleux, les sportsmen, les enrichis, les gens d’affaires -de Paris, que Juillet débuche des halliers ou -des officines du ridicule et de la malfaisance, dans -quoi ils s’étaient complus l’automne, l’hiver et le -renouveau, confluaient en cet endroit, satisfaits, -diserts et hannetonnants. Les femmes qui ont payé -très cher ces maris ou ces amants, poussaient dans<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">[303]</a></span> -les groupes leurs jupes courtes, leurs corsages clairs, -leurs boas de plumes floconneuses, leurs cheveux -peints, avec dans leur allure tout ce que les trépidations -sur le <i>matelas</i> bourgeois peuvent imprimer de -malformations morales ou physiques. Elles aussi faisaient -le possible pour requérir l’attention à l’aide de -jacassements appropriés, de gloussements vérifiés -dans les salons, de jeux d’ombrelles ou de faces à -main, tout en se réclamant, en des verbes très hauts, -des neurasthénies à la mode. Des imbéciles surérogatoires, -le pantalon haut retroussé, en chemise de -flanelle cuivre ou vert-nil, coiffés de petites casquettes -quadrillées, porteurs de raquettes, et qui -avaient représenté sur leur nuque, à l’aide d’une raie -médiane, l’endroit qu’on ne peut nommer, contaient -leurs exploits au tennis du jour en recevant les félicitations -exclamatives de leur épouse, de leur maîtresse -ou de leurs sœurs, émues de tant de prouesses. -C’était l’accoutumée population des villes d’eaux -consacrées, dont le contact donnait alors au trio de -la veuve, de Médéric Boutorgne et de Siemans de -petits frémissements d’aise et les affermissait, par -surcroît, dans l’idée qu’ils participaient, eux aussi, à -une minute précieuse de la plus inouïe des civilisations. -Les cloches, appelant pour le dîner, sonnaient -les unes après les autres, dans une belle discipline -qui, sans doute, en avait fixé, au préalable, par -règlement municipal, l’ordre de préséance. Et le -Métropole-Hôtel, le Highland-Hôtel, le Splendissime-Hôtel, -l’Exaction-Hôtel, le Rasta-Hôtel et le Flibust-Hôtel, -qui érigeaient autour du Casino leurs façades -pontifiantes, d’un luxe solennel et niais, buvaient -à longues goulées de leurs porches béants, cette -ruisselée de villégiateurs catalogués au <i>Gotha</i>, au<span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">[304]</a></span> -<i>Bottin</i> ou dans les Greffes des «correctionnelles».</p> - -<p>La Truphot, Siemans et son coadjuteur s’étaient -arrêtés près de la porte de l’Établissement thermal, -devant un éventaire de bibelots indigènes aussi -horribles que coûteux, et ils flanochaient un peu, -marchandant des photographies de sites et des pétrifications -diverses, avant de rejoindre la pension de -famille exempte de faste où ils avaient fait porter -leurs malles, la veille, au débarqué du train. Sur le -trottoir d’en face, à dix pas d’eux, un petit homme, -au nez busqué, au front concave, brun comme la -sépia, qui portait, ridiculement passée sous son -bras, l’anse d’osier d’un gros panier de ménagère, -palabrait avec un muletier, tout en accompagnant -ses dires d’une profusion de clin d’yeux enjôleurs et -de gestes captieux. Le muletier, un robuste fils de -l’âpre Pyrénée, était un gas superbe, dont le buste -svelte et élancé, bien pris dans la veste courte, -filait en lignes fières et souples vers un col noblement -éjecté, pâtiné par le hâle de la montagne, et -que niellait, d’une ombre bleue et sous-jacente, la -résille délicate des veines juvéniles. Il avait le profil -aquilin du Béarn et l’œil noir, aux paupières lourdes -cillées de soie épaisse, qui déchargeait l’éclat aigu -d’une prunelle comme enduite d’un virulent siccatif. -Tout à coup, on entendit un retentissant <i>viédaze!</i> et -le petit homme roula alors sur la chaussée, précipité -en dehors des assises de ses larges pieds par un -magistral coup de tête en plein sternum, pendant -que le mulet du montagnard, accourant à la rescousse -de son maître, le bourrait de basses ruades -décochées au ras du sol. Le panier qu’il tenait au -bras ayant été projeté à plusieurs pas de son propriétaire, -un chat s’en échappait maintenant, un angora,<span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">[305]</a></span> -au poil d’un noir violâtre et magnifique, aux deux -yeux d’ambre jaune mouchetés de noir. Et le muletier, -désormais placide, la bride de sa bête au poing, -s’éloignait, du pas mesuré et solennel d’un grand d’Espagne, -qui vient d’accomplir, au mieux, une délicate -fonction d’ambassade.</p> - -<p>La veuve et ses deux compagnons s’étaient retournés -au bruit.</p> - -<p>—Eh! mais, je ne me trompe pas, c’est Cyrille -Esghourde, un bon copain du <i>Napo</i>! exclama Médéric -Boutorgne à la vue du petit homme au panier, qui se -démenait en geignant parmi le crottin de la chaussée, -à la plus grande joie des boutiquiers surgis de -l’abri de leurs éventaires.</p> - -<p>Tous trois coururent le relever. La Truphot, en -possession de l’identité du personnage, et connaissant -désormais que c’était un <i>gendelettre</i>, le brossait -d’une main maternelle.</p> - -<p>—Cette brute vous a-t-elle sérieusement blessé, -questionnait-elle, secourable.</p> - -<p>—Ah! vous pouvez le dire, Madame, c’est une -riche brute, répondait Cyrille Esghourde, avec un -toupet monstre, après s’être précipité dans les bras -de Médéric Boutorgne, et comme ce dernier achevait -les réciproques présentations. Imaginez-vous que -j’étais en pourparlers avec lui pour me faire conduire -dans un village de l’extrême-montagne, où, au lever -du jour, on peut chasser le gypaëte à l’affût... Je lui -offrais un louis pour deux heures d’ascension: -1800 mètres d’altitude quoi, et voilà comment ce -pacant ivre m’a répondu. Mais je vais déposer une -plainte, vous avez tous été témoins... cela ne se -passera pas comme ça... Ah! fichtre et ma chatte,<span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">[306]</a></span> -avez-vous vu ma chatte... Aphrodite... Aphrodite... -ici... mimi...</p> - -<p>Deux cireurs de bottes ambulants étaient accourus, -et sous la manœuvre diligente de la brosse, qui -le nimba d’un nuage de sternutatoire poussière, -Cyrille Esghourde redevint présentable en quelques -minutes. Avec un peu d’arnica, comme le lui conseillait -la Truphot, la bosse qu’il portait au front se -résorberait très vite. C’était l’affaire de deux jours. -Siemans revenait avec l’angora, Aphrodite, qu’il avait -trouvée blottie dans un angle de porte, dix pas -plus loin, et miaulant désespérément. On emmenait -dîner Cyrille Esghourde, à la pension de famille, et, -tout en marchant, il conta qu’il était sorti dans -l’intention d’aller donner à un ami la chatte qu’il -avait emmenée de Paris pour ne pas la laisser, durant -son absence, aux soins de mains mercenaires qui -lui avaient fait crever, l’année précédente, un chat -de Siam, pure merveille. Sur sa route, il avait -rencontré le contondant muletier. Sa chatte était -merveilleuse de beauté, mais elle était enragée d’amour, -continuellement sous l’influence de son sexe, -disait-il, et comme il répugnait à la laisser se mésallier -avec les matous d’alentour, il en était réduit à la -confiner chez lui. Aphrodite, alors, cassait tout, -arrachait les rideaux, transformait les tentures en -vermicelle, et, par ses plaintes vrillantes, ameutait -les voisins. La veille, même, elle lui avait déchiré -tout le plan de son futur roman, <i>l’Ephèbe-dieu</i>, un -embryon de manuscrit d’une dizaine de pages, qu’il -aurait la plus grande peine à reconstituer. Il ne -voulait plus risquer pareille avanie. La Truphot, -séduite, sollicita la bête.</p> - -<p>—Elle serait très bien soignée; il pouvait en<span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">[307]</a></span> -être sûr; elle adorait les animaux, et Aphrodite -ferait, sans nul doute, le meilleur ménage avec -Nénette, Spot et Sapho qui, d’ailleurs, lui témoignaient -déjà de l’amitié, car ils donnaient l’assaut -aux jupes de la vieille femme pour flairer, de plus -près et avec des frétillements, la fragrance sexuelle -de leur nouvelle camarade.</p> - -<p>—Je n’osais point vous l’offrir, madame, acquiesça -Cyrille Esghourde, mais je ne peux vraiment souhaiter -meilleur destin pour la pauvre compagne de ma -solitude. Puis, dans un besoin d’informer l’assistance -de sa nature «artiste», il ajouta:</p> - -<p>—Jusqu’ici j’adorais les chats, le sonnet de Baudelaire -m’avait emballé, car j’aime à me conformer -aux opinions littéraires les plus en faveur, je le confesse. -J’en possédais toujours deux ou trois chez moi, -mais depuis quelque temps je trouve que ces animaux -de perversion sont un peu surfaits! Ils copulent avec -platitude, odorent désagréablement, et n’ont rien des -adorables complications humaines. Or la complication -est la condition une, essentielle, de l’amour -des raffinés. A l’heure présente, je me demande comment -le poète des divines névroses a pu s’éprendre -de ces félins sans détraquement, qui aiment et caressent -à la façon des portefaix ou des chefs de bureau. -Comment a-t-il osé son fameux sonnet, lui, l’immortel -satanique, comment n’a-t-il pas rougi de ces vers, -d’ailleurs insanes? Souvenez-vous:</p> - -<p class="pp6 p1">Les amoureux fervents et les savants austères<br /> -Aiment également en leur mûre saison<br /> -Les chats puissants et doux, orgueil de la maison...</p> - -<p class="p1">—Est-ce que «les amoureux fervents» ne sont<span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">[308]</a></span> -pas ridicules dans leur mûre saison? triompha-t-il -finalement.</p> - -<p>La Truphot eut envie de cingler l’autre d’une aigre -réplique. A voir Boutorgne se dresser déjà sur ses -mollets étiques d’homuncule, elle perçut que celui-ci -se déclarait tout prêt à accourir à la rescousse, à -venir renforcer sa controverse, et à démontrer -péremptoirement que les «amoureux fervents», -n’étaient jamais ridicules quelle que fût leur indécente -longévité. Mais un besoin de savoir la refréna. Que -voulait donc dire Cyrille Esghourde avec ses «adorables -complications humaines»? Serait-il, lui, en -possession d’un nouveau mode d’aimer? Ce diable de -petit homme aurait-il inventé un nouveau péché -pour pimenter et rénover un peu les frottements de -l’homme et de la femme? Aurait-il, d’un seul élan, -d’un seul coup de sa tête circonflexe, culbuté le -«mur» qui défend de s’évader, de s’éloigner des -voluptés archi-connues?</p> - -<p>Alors comme le gendelettre, le <i>Matulu</i> cabossé -marchait entre Médéric Boutorgne et Siemans, elle -fit un crochet brusque, puis, l’œil brasillant, vint le -frôler, cheminant désormais à son côté, dans l’espoir, -sans doute, d’une profitable initiation.</p> - -<p>Hélas! la veuve errait lamentablement dans ses -inductions sans acuité. Si Esghourde avait été, comme -elle, un possédé de l’amour congru, Médéric Boutorgne -se serait bien gardé de le prier à dîner pour -compliquer encore un peu ses affaires qui n’allaient -pas au mieux.</p> - -<p>L’ami du prosifère poussait à un trop haut degré le -respect de soi pour se conformer à la norme amoureuse -et requérir le petit spasme à l’égal de son père, -par exemple. Il n’avait pas l’esprit d’imitation et de<span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">[309]</a></span> -plagiat poussé à ce point. Ses œuvres le prouvaient. -Au temps de son éphébat, comme Perse à l’entrée -de Suburre, il s’était trouvé placé à l’entrée des -deux chemins de la vie. Seulement, à l’encontre de -l’auteur des <i>Satires</i>, il avait dédaigné le Portique, -pour aiguiller sur le... <i>gros raifort</i>, dont parle Aristophane.</p> - -<p>Cyrille Esghourde était l’auteur de trois livres: -<i>Mémé</i>, <i>Joël</i> et l’<i>Antinoüs</i>, à l’aide desquels il s’était -situé dans la littérature comme le chantre opiniâtre -de la Sodomie. C’était le <i>Barde</i> des <i>Bardaches</i>. Catholique -pratiquant, élevé chez les Jésuites, comme il -prenait le soin d’en avertir ses lecteurs, il s’endeuillait -ponctuellement, pendant cinquante pages au -moins, au début de chacun de ses livres, à l’idée que -la République attentait à la sérénité de «ses doux -maîtres», molestait les fils vireux de Loyola, qui -enseignent à la jeunesse, en surplus des mathématiques -et des «colles» pour Saint-Cyr, les façons -d’aimer d’Elagabale Antoninus. A ses dires, la plupart -de ses camarades, de ses labadens, élevés -comme lui sous le mancenillier de la Jésuitière, -s’étaient trouvés investis, à son égal, à l’approche -de la puberté, par ce <i>delirium</i> indéfectible, auquel -préside placidement, dans les dortoirs pieux, un -Christ bénévole, dont la seule fonction et l’unique -récréation, ici-bas, paraissent être, tantôt dans les -dites chambrées, tantôt dans les alcôves bourgeoises, -d’assister en parfait voyeur aux ébats et aux -soubresauts de ses créatures tout en les bonifiant de -son effigie. Donc, en sortant de chez les Pères—il -nous faut bien croire ce qu’il raconte lui-même—Cyrille -Esghourde s’était trouvé stigmatisé pour toujours -de ce travers qui devait le condamner à passer<span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">[310]</a></span> -la plus grande partie de sa vie, inclus, les pommettes -congestionnées et les phalanges exacerbées, dans -les urinoirs, dans les <i>théières</i> de l’Agora. A peine -émancipé, il s’était mis à <i>télescoper</i> des gitons, à se -<i>coaguler</i>, à s’<i>agglutiner</i> à tous les ascyltes fomentés -rue des Postes, sans dédaigner toutefois ceux -que mensure M. Bertillon, à circuler en un mot, à -travers ces alléchants individus avec la vitesse et la -furia du Métropolitain dans son tunnel. Au bout de -quelques mois de ces exercices, il pouvait traverser -le cinède le plus coriace avec le même brio qu’un -clown traverse un cerceau de papier. C’est ce qu’on -peut appeler le <i>sport ciné... détique</i>. Aussi, s’était-il -empressé de dénicher un éditeur pour détailler -au public, par le menu, les exploits les plus notables -de son éréthisme d’inverti.</p> - -<p>Dès qu’il avait amassé quelques sous à perpétrer -des marchés avantageux pour le compte d’un marchand -de charbons en gros où il était préposé à <i>la -place</i> et au Grand-Livre, Cyrille Esghourde sollicitait -un congé et, ayant par surcroît soutiré quelque -argent à son libraire ou à ses auteurs—de petits -rentiers—il se précipitait en Espagne ou en Italie -pour y retrouver ses amis, les valets de <i>cuadrilla</i> ou -les voyous du Transtévère, les <i>cioccari</i>, les modèles -pouillasseux de la <i>Trinita del Monti</i>, les <i>Birrichini</i>, -qui ont toujours la roupie aux fesses et, pour une -pièce de billon, vendent des violettes ou bien leur -croupe au voyageur, au <i>forestiere dilettante</i>.</p> - -<p>A Paris, où abondent les Philistins, comme il disait, -il modérait ses exploits, adoptait volontiers une -attitude cafarde, la joue facilement rougissante et -l’œil baissé, et, comme des mésaventures lui étaient -survenues—le bruit courait qu’un jour il avait fallu<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">[311]</a></span> -requérir les pompiers pour retirer un zouave disparu -dans sa personne—il préférait de beaucoup -s’ébattre de l’autre côté des Pyrénées ou des Alpes, -où, paraît-il, le culte de la <i>Beauté</i> n’est pas encore -aboli, tant s’en faut. A chaque ligne de ses écrits, -en effet, Cyrille Esghourde, élégiaque, se réclamait -de la <i>Beauté</i>, la Beauté morte avec l’Hellas! sanglotait-il -infatigablement, car il n’avait, celui-là -encore, retenu de la Grèce que l’endémique pédérastie. -C’était l’André Chénier de l’arrière-train.</p> - -<p>Pauvre Beauté, que de solécismes, de turpitudes et -d’abjections on commet en ton nom! Hélas! si vous -interrogez tous les imbéciles qui s’en vont barrissant, -à propos de n’importe quoi, ce mot de Beauté, -si vous leur demandez ce qu’ils entendent par lui, -au juste, vous en trouverez les cinq sixièmes qui -exciperont de sanies équivalentes à celle de Cyrille -Esghourde. De temps en temps, d’âge en âge, un -mot qui ne renferme rien, un mot vide de sens, mais -à l’aide duquel on excuse tout, un mot que répètent -éperdument tous les hommes, se met en devoir -d’hystérier ferme le bétail réputé pensant.</p> - -<p>Il n’y a pas longtemps encore, c’était le mot de Dieu -qui a abouti à supprimer l’intelligence du monde -pendant plus de quatre-vingts siècles. Depuis que ce -vocable diffamé a perdu son crédit, et qu’il n’impressionne -plus que les catins sur le retour et les généraux -de division, celui d’<i>honneur</i>, entendu au sens -bourgeois, prit la suite pour commettre les mêmes -méfaits; puis un suivant, puisé dans l’antique, se hâta -de prendre la main. C’est celui de <i>Beauté</i>, terme sidérant, -à quoi se reconnaissent les pseudo-artistes, -mot qui nous assassine, et grâce auquel le crétin le -plus oblitéré arbore des yeux chavirés d’aise, et<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">[312]</a></span> -s’autorise à tout faire, pendant que la compacte -multitude de ses semblables rugit autour de lui: ô -Beauté! Vivre en Beauté! Agir en Beauté! Tout -pour la Beauté! Car l’Humanité est impuissante à -tirer parti de son périple, à se libérer de sa gangue -de sottise. Lassée de ses hochets de vieillesse, elle -retourne aux excrétions de l’enfance, aux tétines -flétries dont l’allaita le Paganisme. Sommez un peu -tous ces bipèdes enragés, qui délirent en cette extravagance, -de définir la Beauté. Ils ne savent pas du -tout ce qu’ils doivent entendre par ce son articulé, -mais ils le meugleront sans trêve, jusqu’à ce qu’ils -soient tombés sur le sol, sans connaissance, comme -les Convulsionnaires de Saint-Médard.</p> - -<p>Les poètes les mieux inspirés ont cassé leur viole -à vouloir nous en élaborer une définition acceptable.</p> - -<p class="pp6 p1">Je trône dans l’azur comme un sphynx incompris<br /> -J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes<br /> -Je hais le mouvement qui déplace les lignes<br /> -Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.</p> - -<p class="pn1">profère sans rire le plus goûté des ébarbeurs d’hexamètres -contemporains. Et voilà pourtant de quoi les -<i>éphémères</i> sont amoureux à l’heure présente; ils se -déclarent ravagés, par ce hiératisme de catalepsie, -par cette Entité, cette Divinité mal définie—que le -poète lui-même n’a pu formuler—et qui, à l’exemple -de la métaphysique et de toutes les théogonies, n’est -jamais tombée sous leur entendement. La Beauté, -comme les Grecs l’ont enseigné et comme les contemporains -l’ont promulgué, n’est pas ce <i>qui recrée -et enchante la prunelle humaine</i> ou bien fait se dérouler -dans l’intelligence une fugace et agréable<span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">[313]</a></span> -vision. <i>La Beauté est ce qui éjouirait l’œil et apaiserait -en même temps l’esprit.</i> Or ce qui pourrait -réunir de façon réelle ces deux conditions simultanées, -<i>n’existe pas</i> sur terre ni dans aucun des espaces -cosmiques. La gladiature qui était une chose merveilleuse -pour l’œil, qui mettait en valeur le courage -et l’habileté dans le combat, et exerçait ainsi une -sorte de fascination morale, la gladiature n’était en -soi qu’un spectacle de laideur et d’épouvante puisqu’il -était pour affoler la conscience du juste en -pouvoir de raisonner et de résister au choc premier -des abusives sensations. Celui-là s’inscrivait -déjà contre l’opinion de son temps, or qu’est-ce -que c’est que la Beauté sinon un mode du goût -accepté et transitoire? Le sage des siècles à venir pensera de -notre Esthétique ce que le juste du temps de Galba pensait -de la gladiature, de la beauté admise, et ainsi de suite -à travers les âges. La Vénus de Milo perd sa -grâce, et devient ridicule si l’on découvre qu’elle -n’est après tout que la représentation corporelle -d’une femme, d’une Pougy de son temps, en qui -prospéraient probablement les <i>strychnines</i> de sottise -communes à la quasi-totalité de son sexe. Les planètes, -les étoiles, elles-mêmes, s’exhibent hideuses -et réprouvables si l’on spécule que les unes et les -autres rendent possibles d’affreux drames semblables -à ceux d’ici-bas. Et l’harmonie et l’équilibre du monde, -eux aussi,—les superlatifs de la Beauté pourtant—ne -sont en somme que la parfaite et exécrable architectonie -de la Douleur. Aussi, périsse la Beauté -pourvu qu’advienne la Justice!</p> - -<p>Les <i>surfaces</i> et les <i>extériorités</i> sembleraient donc -avoir fait leur temps. Mais le pouvoir quasi-hypnotique -qu’exerce sur les hommes le captieux éclat de -quelques apparences n’est pas près de s’abolir encore. -La chose a été voulue, décrétée par la Nature qui se -trouvait bien dans la nécessité d’offrir quelque pâtée<span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">[314]</a></span> -à ses créatures, qui se voyait dans l’obligation de les -amuser, de les empêcher d’analyser, de détourner -leur attention de la vérité profonde, de les <i>appeauter</i>, -en un mot, afin que n’éclatât pas, dans son -entier épanouissement, toute l’infamie du Monde. -La grande scélérate, qui a tout créé et tout édifié, ne -faisait pas grand cas de l’intelligence humaine, et elle -n’a pas pris la peine de diversifier outre mesure ses -moyens de domestication ou ses procédés de mensonge. -Des règles et des travers à peu près identiques -régissent et dupent toutes les espèces animales. -La mentalité des bipèdes qui pantèlent à l’infini, -sur ce qu’ils nomment grotesquement le Beau, n’est -pas différente de celle des phalènes ou des cétoines -qui viennent palpiter aux lampes des soirs d’été, ou -qu’un rais de lumière culbute dans les dernières -limites de l’épilepsie voluptueuse—leur corselet est -moins coruscant, voilà tout.</p> - -<p>Le Christianisme a empoisonné la terre d’idiots -qui se sont conglomérés pour, disent-ils, vivre dans -la parfaite mysticité et adorer Dieu dans le silence -des cloîtres. La Beauté a fait de même: elle a suscité -des milliers d’acéphales prétendus inspirés et mystagogues, -eux aussi, qui fondent des Cénacles, des -Écoles d’Esthétique, vivent dans la contemplation -platonique d’une abstraction sans aucune réalité subjective -ni objective, et jurent, avec des gestes de -Corybantes qu’ils en sont les Grands-Prêtres. Certains -prédestinés ont, il est vrai, réalisé de-ci, de-là, -des tours de force dans les œuvres de la couleur ou -du ciseau. Qu’est-ce que cela prouve? Est-ce que -l’art, après tout, n’est pas un vain hochet avec lequel -l’homme s’amuse, croyant endormir sa douleur et -alentir sa détresse? Est-ce que ce n’est pas le palliatif<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">[315]</a></span> -ridicule à la hideur de tout, hideur qui, à la -longue et sans lui, serait insupportable et induirait -l’humanité, peu à peu, à la seule solution logique: -celle de ne pas se continuer? Est-ce que ces œuvres -sont suffisantes pour masquer, dérober désormais -l’iniquité de l’Univers, le rendre agréable, ou lui -faire pardonner?</p> - -<p>Ceci est d’une telle évidence que l’on voit la plupart -de ces Maîtres, de ces disciples et de ces thuriféraires -de la Beauté, s’agripper à l’occasion, et dissimuler -derrière ce culte éperdu de l’esthétique leur -malpropreté personnelle, leur impuissance à raisonner, -leur eunuchisme, ou leur négation de la -Vérité; d’autres, comme Cyrille Esghourde, leur -vésanie ou leur pédérastie; mais tous, quels qu’ils -soient, vous trucideraient sur l’heure si vous ne leur -concédiez pas la mirifique qualité <i>d’artiste</i>.</p> - -<p>Dites-leur donc que la <i>Forme</i> est haïssable, que -l’Antiquité à la fin nous obsède avec sa statuaire uniquement -vouée au geste des palestres ou à l’anatomie -des athlètes forains, avec son éternelle eurythmie -de croupes et de gorges; dites-leur que les -peuples adonnés à la contemplation quasi-exclusive -de la Forme, comme les Grecs et plus tard les -Romains qu’ils empoisonnèrent, étaient des <i>peuples-enfants</i> -immanquablement voués à l’abrutissement -final et au joug des Barbares; criez-leur qu’il y a -autre chose que cela dans la vie, que Littré avec sa -face de laideur effroyable, que Renan avec son -masque adipeux, aux tombantes bajoues, où brillait -le génie étaient, même au point de vue de <i>l’enveloppe</i>, -autrement beaux que le <i>Laocoon</i>, le <i>Discobole</i> ou -l’<i>Apollo</i> du Belvédère; criez-leur que la Forme a -toujours usurpé indûment l’attention des hommes,<span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">[316]</a></span> -que la plastique la plus vénuste, ne vaut pas, aux -yeux du véritable civilisé, un théorème de mathématiques -ou un impeccable syllogisme; hurlez-leur que -la <i>Ligne</i> et l’<i>Extériorité</i> sont exécrables, parce -qu’elles mentent inévitablement, et que tant -qu’elles auront un culte et des desservants, nous ne -nous serons pas affranchis de la mentalité des primates; -vociférez que l’Intelligence seule est digne -d’adoration, mais qu’Elle est l’adversaire forcené -de la fameuse Beauté, parce qu’Elle décortique les -surfaces—seules agréables et visibles aux yeux de -myopes des foules modernes—parce qu’Elle fait -apparaître la réalité, <i>l’essence profonde</i> des choses -<i>toujours hideuse</i>; époumonez-vous à énoncer tout -cela et vous les verrez tomber incontinent en des -pamoisons de quadrumanes indignés. Ah! oui, est-ce -qu’on ne va pas bientôt nous laisser en paix avec -cette prostituée qu’on appelle la Beauté? avec la -Beauté qui ne produit, ne suscite que <i>le dilettante</i>, -alors que dans le mot dilettante il y a toujours -<i>tante</i>, à la finale.</p> - -<p>Donc Cyrille Esghourde, lui aussi, chantait la -Beauté, et l’amour qu’il nourrissait pour elle était à -ce point désordonné qu’il lui rendait grâces, le plus -souvent possible, sous forme de lècherie de bardaches, -et qu’il dilapidait, de son mieux, le sphincter que -la nature lui avait donné. Il était, à trente ans, le poète -préposé par les 30.000 sodomites de Paris, à la glorification -et au pansement de leurs <i>gomorrhoïdes</i>. Et -vous pouvez croire qu’il s’employait avec passion à -cette besogne que récompensait déjà une dizaine -d’éditions successives.</p> - -<p>Son dernier livre, l’<i>Antinoüs</i>, était, sans conteste, -son pur chef-d’œuvre. Il y débutait agréablement par<span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">[317]</a></span> -conduire le lecteur, à Rome, dans un lupanar de -gitons où, sous motif de pastels, de sanguines et de -charbons exécutés d’après le <i>Nu</i>, un tenancier de -prostibule antiphysique—tous les hommes au -salon—faisait l’article et le boniment pour Volturno -Pozzi, <i>il tipografo</i>, Lucio Bolli, <i>il barbiere</i>, -Giovanni Bocchi, <i>il orologiaio</i>, trois remarquables -échantillons des infusoires de vespasienne, qui, sous -les yeux du consommateur, gigotaient d’un arrière-train -encore sans fistules et garanti sans iodoforme. -Et depuis peu, Cyrille Esghourde sentait prospérer -son audace. Déjà, dans ce livre, il réalisait, en partie, -les antérieures promesses faites à la clientèle, et -dont la crainte du Procureur général et de la -dixième chambre lui avaient conseillé de différer -l’exécution jusque-là. Car Cyrille Esghourde, terrorisé -par l’idée de poursuites possibles, s’était contenté, -dans ses œuvres précédentes, d’écouler une -blennorrhagie sentimentale de modillon inverti. Il y -poursuivait de ses obsécrations les <i>tignasses</i> des -femmes, comme il disait, pour consacrer trois chapitres -à la louange de la <i>tignasse</i> rousse de <i>Mémé</i>, -son héros, qui se donnait à lui, un soir d’Août -plein d’électricité, emmi la chapelle de la Jésuitière. -Dans le dernier livre, le lingam instauré entre les -lignes était déjà pour satisfaire les plus exigeants; -les épousailles à la Pétrone, tout le vice grec, y -étaient décrits par un auteur enfin maître de sa -langue; la Priapée unisexuelle y rugissait, copieuse, -et, selon le mode païen, l’extravagant délire de la -Chair dévoyée, ruée en dehors de sa bauge, y bramellait -fort congrûment déjà dans les sentines purulentes -de la perversion génésique.</p> - -<p>A l’heure actuelle, Cyrille Esghourde, muni de<span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">[318]</a></span> -cinquante louis avancés par son éditeur sur le prochain -manuscrit de l’<i>Ephèbe-dieu</i>, destinait sa personne -à parachever le lustre des villes d’art de -l’Espagne: Cordoue, Séville et Grenade, où il se -proposait de passer quatre ou cinq semaines à étudier -de près les jeux de l’ombre et de la lumière sur -les torses conciliants, à scruter en «artiste» les -replis et le sinus rectal des plus affriolants mignons -ibériques.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">[319]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">XIV</h2> - -<p class="pchi">Il faut placer la Vérité avant les convenances.</p> - -<p class="p2">Madame Truphot, Boutorgne, Siemans et Cyrille -Esghourde s’étaient mis en route dès sept heures du -matin, par un brouillard piquant, qui devait se dissiper -certainement sur le coup de midi, au dire des -guides. Il s’agissait de gagner Ponalda, un village -perdu de la haute montagne, accroché au flanc roidi -d’un pic perdu, au-dessus duquel, à s’en rapporter -aux affirmations de l’auteur de <i>l’Antinoüs</i>, le gypaëte -aimait tacher le bleu frissonnant du ciel de son vol -immobile, de ses ailes figées dans la torpeur voluptueuse -et le spasme du vide. Ce n’était pas uniquement -le désir d’apercevoir quelques-uns de ces -oiseaux de proie, amis des vertigineux espaces et des -distances impolluées, qui avait déterminé la veuve à -subir la demi-matinée de mulet que nécessitait l’ascension. -Non, Cyrille Esghourde l’avait alléchée d’un -possible spectacle bien plus calcinant pour elle.</p> - -<p>La veille, au soir, longuement, il avait conté par -le menu ce qui constituait pour lui le réel pittoresque -de Ponalda, situé sur la route du Pic de -la Mine. Certes, bien qu’il fût un artiste, ce n’était -pas non plus le point de vue, ni les gypaëtes qui -l’attiraient en ce coin sauvage; ce n’étaient point -les pics qui attentaient à la nue, les cascades<span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">[320]</a></span> -échevelées qui déroulaient, du haut en bas de la -montagne, leurs floconneuses tresses d’argent; ce -n’étaient point les petits bois de chênes-lièges -dépouillés de leur écorce qui, avec leurs fûts rougeâtres, -semblaient aligner des milliers et des milliers -de troncs humains, écorchés vifs et sanguinolents, -des torses suppliciés érigeant des bras -tordus et noirs, comme si un Genghis Khan, un -Tamerlan ressuscités, avaient laissé là, le matin -même, des témoignages de leur verve en fait de -massacre. Ce n’était point le torrent déferlant en -bas, dans la plaine, avec un fracas de train express, -encore moins l’éboulis des roches, vert-pâle, violacées, -lilas tendre, safranées, toisonnées de mousses -crépelées comme des chevelures de nègres, pendant -que d’autres ruisselaient d’une pourpre humide et -fumante, sous le premier soleil, comme si elles -venaient de remplir l’office de parvis pour quelque -effroyable et mystérieux égorgement nocturne. Ce -n’était pas le terrifiant chaos des sommets, des -gorges et des ravins, toute cette épilepsie initiale -de la Nature qui s’est amusée à bouleverser, à -sabouler son ménage, son domaine péniblement -ordonnancé, tout ce désordre qui, en somme, démontre -l’inintelligence de la Force éternelle, chavirant -en partie son œuvre première en une ribote d’homme -ivre, œuvrant de préférence en de continuels cataclysmes, -créant par à peu-près, dédaignant la <i>normale</i>, -la suite voulue des circonstances, pour ne -tirer parti que de <i>l’accident</i>, c’est-à-dire du conflit ou -des hasards de la matière, n’enfantant que par à -coups, ne suscitant le chef d’œuvre que sans le savoir, -et ne perpétrant l’homme que par mégarde pour -ensuite le torturer sans relâche. Non, tout cela indifférait<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">[321]</a></span> -Cyrille Esghourde qui ne prêtait attention, -lui, qu’aux décors des capitales pourries et à la -ronde-bosse des croupes viriles et malléables.</p> - -<p>Il avait donc conté à la veuve et à ses commensaux -cette particularité de Ponalda:</p> - -<p>Quelques-uns parmi les touristes qui étaient -montés, certains jours, au village,—un agglomérat -de masures en basalte trébuchantes et mal closes—avaient -été extraordinés de n’y voir âme qui -vive dans l’unique raidillon de trois cents mètres -formant la rue principale. Tout y semblait mort; les -portes calfeutrées ne laissaient passer aucun bruit, -et nul être vivant ne s’aventurait au dehors. Pas une -poule picorante, pas un chat rôdeur ronronnant -dans une coulée de soleil, pas un pourceau vautré -à même les fanges comme on en rencontre dans les -bourgs pyrénéens, ne se montraient sur la chaussée. -Quelles que fussent la sérénité et l’allégresse de -l’heure estivale, si profondes en ces endroits, où -l’ardeur solaire se trouve refrénée et comme blutée -par la frigidité limpide des hautes altitudes, aucune -femme, jeune ou vieille—les hommes étant occupés -à la garde des troupeaux ou aux besognes serviles -et mercenaires de la station thermale—ne -filait le rouet sur le seuil des chaumines, ne faisait -accueil à l’étranger pour vanter l’auberge, lui -vendre quelque fruste bibelot, ou requérir la sportule, -comme il est de coutume dans les lieux où déambule -le pérégrin préalablement abêti par le paysage. -On avait beau heurter successivement à l’huis de toutes -les maisons, personne ne répondait. Des mouvements -et des rires étaient seuls perceptibles derrière le -chêne épais des vantaux cadenassés. Un silence -goguenard, une atmosphère de réprobation, semblaient<span class="pagenum"><a name="Page_322" id="Page_322">[322]</a></span> -réellement peser sur le dehors, à l’approche -du voyageur, dans ce hameau perdu entre ciel et -terre. Cet endroit était-il donc le lieu de retraite, la -Thébaïde des sages qui entendaient protester à leur -manière contre la niaiserie des Béotiens déambulant -l’alpenstock et le Bædeker à la main?</p> - -<p>Mais si le touriste favorisé par le sort était tombé -au moment profitable, à la bonne minute, de l’après-midi -où le même fait se reproduisait chaque semaine, -au pareil jour, avec une régularité infaillible et -périodique, il ne tardait pas à recevoir l’explication -de cette insolite désertion de l’habitant. Tout à coup, -dans le haut du village, un trompettement humain -exaspéré, une clameur terrible, incisait le silence pour -se prolonger en trémolos et finir en point d’orgue -perforant, suivi immédiatement d’un fracas de -porte lancée avec violence contre un mur de -pierre. Alors, une galopade furieuse résonnait sur -les pavés pyriformes; un stropiat déboulait en claudicant, -les bras levés, le torse gibbeux, et un goître -énorme servant de pendantif flaccide à un cou de -taureau rougeoyant et congestionné.</p> - -<p>C’était l’hebdomadaire et ponctuelle ruée de l’idiot, -l’effrénée et tragique randonnée de l’hydrocéphale, -qui fonçait dans le village, tenaillé, possédé d’une -flambée de satyriasis, et menaçant de mettre à mal -toute femelle rencontrée sur sa route. Plusieurs fois, -hagard et terrible, il emplissait de sa course furieuse -et de sa plainte effroyable l’unique rue aux angles -capricieux, battait les murs, se cognait aux portes, -se précipitait au pourchas des voyageurs en déroute, -les yeux injectés de filaments rouges et la bouche -poissée et toute dégoulinante de salives mousseuses, -en continuant à pousser des beuglements de bête<span class="pagenum"><a name="Page_323" id="Page_323">[323]</a></span> -affolée que le stupre tourmente. C’était le Sexe -triomphant et dominateur qui passait, le Rut invincible -porté à la pression des cent atmosphères de la -continence, qui se déchaînait, farouche, tempétueux, -immonde et cependant magnifique. Et quand l’idiot -avait tapé vainement du poing à toutes les murailles, -quand il s’était usé les dents à mordre au passage -dans tous les chambranles hermétiquement verrouillés, -il se lançait au dehors du village; de sa -même course qui faisait voleter les écumes de ses -lèvres, il se précipitait dans les sentiers tortueux, -dans les landes caillouteuses, où il tournait en rond, -en des spires affolées, dégringolant le revers des -âpres pentes. Et on le voyait, de loin, rouler parfois -sur lui-même pour remonter en s’agrippant des -genoux et des ongles, jusqu’à ce qu’il tombât enfin, -épuisé, mais pantelant encore, sur la terre qu’il -embrassait de ses bras frénétiques, dans un besoin -farouche d’étreintes et d’enlacements....</p> - -<p>C’était fini. Désormais, il était calmé pour une -semaine au moins. Toutes les portes des maisons -s’ouvraient alors. Des femmes en sortaient, amusées, -rieuses et jacassantes. Les poules et les chats réintégraient -la chaussée pacifiée. On courait voir où le -goîtreux était tombé.—Tiens il a été plus loin que -la dernière fois... ma Doué... Et une grande fille -brune, au masque tragique et impérieux—sa sœur—filait -derrière les autres. Dès qu’elle avait rejoint le -malheureux, elle le retournait la face au soleil, -essuyait d’un mouchoir son front et ses joues tachées -de glèbe, ou écorchées par les silex. Quand il avait -cessé de hoqueter ses sanglots d’impuissance, quand -il versait enfin dans une immobilité quasi-cadavérique, -qui terminait toujours en coma d’agonie l’froyable<span class="pagenum"><a name="Page_324" id="Page_324">[324]</a></span> -crise où le plongeait la sédition de la Chair -inassouvie, elle le veillait une heure, deux heures, -assise près de ses épaules, le regard croché à la ligne -céruléenne de l’horizon, comme pour demander la -raison de cette épouvante et de cette fatalité aux -espaces mystérieux qui doivent savoir le pourquoi -des choses. Puis, dès qu’il pouvait se remettre debout, -elle le soutenait par les bras et, droite, tranquille, -regagnait à son côté la pauvre demeure, les yeux -absents et le front dédaigneux, sous les quolibets du -village enfin ressuscité.</p> - -<p class="p2">Leur père était un ancien instituteur d’Amélie-les-Bains -qui était venu mourir à l’endroit natal, une -fois acquise sa minime retraite. L’hydrocéphale soldait -sans doute, lui, quelque faute ou quelque tare -d’un ancêtre ignoré, dans ce terrifiant processus de -l’hérédité qui fait payer au dernier issu la défaillance -physique de l’ascendant et fait éclater, de façon -péremptoire, le Crime de la Puissance créatrice. Tous -deux, le frère et la sœur, vivotaient d’un maigre -bien dans la maison familiale; la fille s’étant résignée -au célibat pour mieux soigner son frère qui -passait ses journées, assis au coin de la vaste cheminée, -à saliver sur sa blouse de toile bleue, et à -râcler, d’un couteau infatigable, des morceaux d’échalas -dont il faisait d’inutiles copeaux, du vermicelle -broussailleux, des filaments ténus, piétinés ensuite, -par lui, toutes les heures, avec passion.</p> - -<p class="p2">—C’est des cheveux d’blonde... y sont dorés et -doux comme des cheveux de blonde. Mé... j’si laid... -j’si éfirme... elles voulent point d’moué... répétait-il -tout le long du jour, d’une voix à peine articulée, le -menton continuellement enduit de crachats gazeux<span class="pagenum"><a name="Page_325" id="Page_325">[325]</a></span> -que sa sœur essuyait sans trève, d’une main secourable -et sans répugnance.</p> - -<p>Il était complètement inoffensif d’ailleurs, à part -ses crises périodiques, dont le village averti par la -sœur se garait de son mieux. Mais il fallait le laisser -sortir, le laisser galoper, se saoûler de fatigue, car -si on avait calfeutré son explosion satyriaque, il se -serait brisé la tête contre les murs. Et on les entourait -même d’un respect vague, eu égard à la mémoire -de leur père, un homme de beaucoup d’instruction, -disait-on couramment. Jamais, nul besoin de délation, -jamais l’idée de faire interner le possédé n’étaient -venus à ces montagnards libres et noblement dédaigneux -du secours ou de la délivrance qu’auraient pu -leur apporter les ergastules de la ville à l’usage des -fous. Ils préféraient s’accommoder du dément, -qui avait droit, lui aussi, à la liberté, et qui ne leur -imposait qu’une servitude pas plus désagréable en -somme que les corvées d’édilité ou la sujétion pécuniaire -du percepteur. On se contentait de rire de lui. -Et le goîtreux, victimé par une effroyable dynamique -sexuelle sans issue pour lui, corrodé à jour fixe -par l’ignition génésique que la nature impose comme -une loi indéfectible à tous les êtres, même à ceux -dont la déchéance devrait trouver grâce à ses yeux -de bourrelle ne se délectant qu’en les plus effarants -forfaits, le pauvre diable d’idiot, sous la sauvegarde -et le dévouement admirables de sa sœur, aurait pu -continuer longtemps à faire des copeaux et à baver -des glaires sur son menton en forme de rostre, s’il -ne s’était point, un jour, rendu coupable d’une inconsciente -et déplorable facétie.</p> - -<p>Un après-midi, un curé, un desservant de la -plaine, était monté au village avec deux ou trois collègues,<span class="pagenum"><a name="Page_326" id="Page_326">[326]</a></span> -au moment même où l’idiot salace galopait -farouchement. Énorme, effroyablement obèse, avec -une coulée de ventre quasi-liquide que ses cuisses -maigres éclissaient mal, ce soutanier béarnais n’avait -pu fuir assez vite et, en quelques secondes, il avait été -rejoint, culbuté, toutes jupes troussées, par le Priapique.</p> - -<p>—Laisse-moi... laisse... moi... malheureux... tu -vois bien que j’suis un prêtre...</p> - -<p>—T’es une femme que j’te dis... t’es une belle -brune... une de celles qui voulent point m’aimer... -tu vas y passer...</p> - -<p>Et il avait fallu employer des fourches pour faire -lâcher prise au frénétique induit en erreur par le -cotillon du vicaire, et que le relent dégagé par les -profondeurs de ces sortes d’individus ne parvenait -point à éclairer...</p> - -<p>L’oint du seigneur, outragé dans sa pudeur et malmené -dans son épiderme, outré peut-être d’avoir -subi un traitement que son évêque ou ses pairs -étaient seuls en droit de lui infliger, avait regagné -Luchon plein d’une juste rage. Et malgré les supplications -de la sœur, il avait déposé une plainte en -règle. Des gendarmes étaient accourus pour enquêter; -une demande en internement, que le maire du -village, menacé par l’autorité ecclésiastique, s’était -cependant refusé à signer, était revenue, accompagnée -d’une lettre comminatoire du sous-préfet. L’idiot -cette fois était condamné à aller finir ses jours sous -la bastonnade et les sévices sournois des chiourmes, -si sa sœur n’avait point pris, tout à coup, pour le sauver, -une décision héroïque.</p> - -<p>Depuis quatre heures et demie, au moins, la petite -bande ascensionnait, à dos de mulet. Boutorgne<span class="pagenum"><a name="Page_327" id="Page_327">[327]</a></span> -avait réussi à pousser sa bête à côté de celle de la -Truphot, et, tout en magnifiant le paysage avec un sens -de la nature réquisitionné dans le meilleur de Rousseau -ou de Chateaubriand, tout en ne répugnant pas -à la faute de français, il faisait son possible pour rentrer -en cour près de la vieille. A deux ou trois reprises, -il était descendu de son bât pour disparaître -derrière des ronciers ou des roches moussues, et -revenir ensuite, la face rayonnante, les lèvres enduites -de l’hydromel des béatitudes, tenant à la main—à -la destination de la veuve—une <i>édelweiss</i>, une de -ces fleurs d’un blanc gras, une de ces corolles dont -l’ingénuité et la grâce ont été chantées par tant de -poètes, et qui semblent positivement avoir été modelées -dans la stéarine ou découpées à même un vieux -gilet de flanelle amidonné de suint.—Pour vous, -Amélie, en souvenir de notre excursion. La veuve, -touchée, coulait vers Boutorgne un regard humide -et paraissait reprendre goût à son thorax en forme -de carène de vaisseau. Siemans et Cyrille Esghourde -marchaient derrière, et, à un moment donné, comme -leurs mulets s’étaient rapprochés, on put entendre -ce dernier dire à son compagnon:</p> - -<p>—Si, si, je vous assure, je n’ai jamais vu à personne -un teint pareil au vôtre... vous avez une carnation -à la Rubens...</p> - -<p>Et le Belge, redressé sur sa selle, pointait très -haut la tête, se pavanait, au pas méticuleux de son -porteur, de l’air satisfait d’un monsieur qui, désormais, -se sait détenteur de joues pareilles à celles -de Marie de Médicis.</p> - -<p>Ils étaient arrivés à seize cents mètres d’altitude -et le brouillard, qu’ils avaient dépassé, s’étendait -maintenant sous leurs pieds, emplissant la vallée<span class="pagenum"><a name="Page_328" id="Page_328">[328]</a></span> -d’une nappe nitide, d’une sorte de mer laiteuse. Les -pointes des sapins trouaient sa surface de milliers -d’aiguilles qu’on aurait prises pour les clochetons -d’une ville submergée et disparue. Le soleil criblait -les petites vagues de la brume opaline et dense de -ses sagettes lumineuses, de ses myriades de javelots -d’or, et, grisé de superbe, dans un échevèlement, dans -une menstrue de feu, il montait vers le zénith. Les -versants dénudés s’enlevaient en jaune d’ocre sous la -lumière blonde. De loin en loin, un morne désolé, -avec son sol pierreux, ses monceaux de caillasses, -ponctuait la ligne de crête d’une bosse de dromadaire, -gris sale, hérissée par le poil fauve des herbes -folles desséchées par le vent nocturne. Puis, des prés -verts, des pâturages drus, comme vernissés d’une -peinture trop fraîche, tachaient les pentes, ainsi que -des pièces disparates ajustées sur le revers de la -montagne. D’invisibles sonnailles tintinnabulaient -à l’arrière des lointains boisés; des fumerolles tire-bouchonnaient -dans le ciel effervescent. Des pommes -de pins, mordues par le froid de la nuit, se -détachaient et tombaient mollement sous la réaction -de la tiédeur envahissante, tandis que la terre en langueur -et pâmée, lubrifiée par les rosées matutinales, -s’étirait paresseusement, et craquelait sous l’étreinte -de Midi.</p> - -<p>Siemans, conquis par le charme et la grâce de -l’heure, étendit la main et fit arrêter les mulets. Avec -le geste et l’onction d’un grand-prêtre, il donna -l’ordre aux autres de descendre puis, assis à l’extrême -bord d’un palier surplombant le précipice, il tira -l’ocarina de la poche de son veston et, une flamme -mystique dans les yeux, célébra le paysage en jouant -le <i>Ranz des vaches</i>. Quinze jours durant, il avait<span class="pagenum"><a name="Page_329" id="Page_329">[329]</a></span> -répété ce morceau: une surprise qu’il réservait aux -camarades pour la première circonstance profitable.</p> - -<p>Trois cents mètres plus haut, comme on s’était -remis en route, Cyrille Esghourde tira le Belge par -la manche, et lui montrant un sommet qui perforait -le brouillard lactescent d’un cône héliotrope:</p> - -<p>—Le pic de la Mirandole, devant vous, ami...</p> - -<p>—Ah! vraiment, et quelle hauteur a-t-il? questionna -Siemans en toute candeur.</p> - -<p>—2830 mètres, affirment les guides... il faudra en -faire l’ascension, répondit Esghourde en contenant -mal un accès d’hilarité.</p> - -<p>Un quart d’heure plus tard, on était arrivé. Bien -avant que les autres eussent quitté le bât de leurs -montures et dégourdi leurs membres dans l’indécision -et le malaise des premiers pas, Cyrille Esghourde -avait disparu, filant dru, au pas accéléré de ses petites -jambes, vers le village proche.</p> - -<p>Dix minutes s’écoulèrent; il revenait enfin, la -figure déconfite, et la mimique en désarroi.</p> - -<p>—Ah! bien vous savez! dit-il, nous n’avons pas -de chance; nous sommes refaits!</p> - -<p>—Bah! et comment cela? questionna la veuve.</p> - -<p>C’était un véritable désastre, comme il voulut bien -le conter. Avoir ascendé pareille altitude pour être -à ce point désillusionnés, il y avait de quoi invectiver -tous les dieux: l’Olympe et la Jésulâtrie. Pouvait-on -imaginer malchance pareille? Voilà, il revenait -du pays qu’il avait trouvé animé et vivant, avec -des femmes plein l’unique rue, bien qu’on fût un -jeudi, jour où se produisait immanquablement le -débuché du fou. Il s’était enquis, avait-on enlevé le -malheureux pour l’incarcérer dans un cabanon, sous -l’éternelle menace de la douche, seul mode d’argumentation<span class="pagenum"><a name="Page_330" id="Page_330">[330]</a></span> -qui lui soit intelligible? Les vieilles femmes -interrogées s’étaient gaussées de lui, se réintroduisant -dans leurs maisons sans vouloir lui répondre. -Une jeune fille, prolixe et fûtée, que son bon air -avait conquise sans doute, lui avait seule expliqué -pourquoi le village était désormais tranquille, parfaitement -assuré de ne plus voir se reproduire -jamais la ruée farouche du goîtreux.</p> - -<p>Pour sauver son frère de la mort certaine qu’allait -lui infliger l’asile d’aliénés, pour lui éviter la fin -effroyable des érotomanes préalablement garrottés -dans la camisole de force, et taraudés vifs par le jet -pointu des douches, comme seul remède, la sœur avait -consenti à se sacrifier, à s’immoler, elle, dans un -holocauste admirable et sans précédent digne d’être -chanté, jadis, par les grands Tragiques grecs, qui -traduisirent l’Impératif terrible de la Fatalité.</p> - -<p>Elle s’était donnée à lui, tout simplement, dans un -inceste quasi-divin, acceptant l’immonde contact, -les baisers terrifiques, toute l’horreur de cette lubricité -de cauchemar, de cet accouplement d’enfer, pour -le racheter, le rédimer, au bord du gouffre et l’apaiser, -en berçant sa chair de monstre désormais -assouvi, contre son sein palpitant d’une fraternité -sublime.</p> - -<p>—Fichtre de sort, il n’y a pas à dire, c’est beau, -clama Médéric Boutorgne. Je vais fabriquer avec -ça trois actes pour le Français ou pour Antoine. Sûr, -il y a là un effet final, un coup de théâtre à faire -éclater le bois des banquettes.</p> - -<p>Cyrille Esghourde crut bon de controverser. Il -émit, d’un ton pincé, quelques aperçus doués de -vraisemblance pour mieux cacher la mésestime en -laquelle il tenait, sans doute, un inceste qui n’était<span class="pagenum"><a name="Page_331" id="Page_331">[331]</a></span> -pas perpétré exclusivement par deux individus de -sexe mâle.</p> - -<p>—Ça ne passera pas mon cher. Pour forcer le public -des agents de change et des salons à accepter pareille -chose, il faudrait exciper du mobile chrétien. Pour -conquérir les suffrages des intellectuels, il faudrait -commander la pièce à un Russe, à un Allemand ou à -un Polonais. Si Jésus ou la mentalité du nord n’intervient -pas dans l’affaire, vous êtes fichu. Dans cet -ordre d’idées je vous mettrai, si vous le voulez, en -rapport avec un père Jésuite. Celui-ci, qui est un -admirable humaniste, unira habilement les deux esthétiques. -Il n’y aura qu’à belgifier un peu sa prose. -Il ne prend pas cher; c’est d’ailleurs lui qui fournit -Sienkiewitz, ainsi vous voyez.</p> - -<p>—Dites donc, Esghourde, il ne faut pas blaguer -mon pays, interrompait d’une voix rogommeuse Siemans, -qui avait le mot de <i>belgifier</i> sur le cœur. N’oubliez -que nous avons, nous aussi, des notoriétés littéraires. -Après tout, c’est nous qui vous avons donné -Ruysbroeke l’admirable et Francis de Croisset.</p> - -<p>—Sans compter Maëterlinck, ajouta en s’inclinant -l’auteur de <i>Mémé</i>, soucieux d’éviter une préjudiciable -dispute.</p> - -<p>—Maëterlinck... le <i>cinématographe des limbes</i>... -<i>le Ripolin des âmes</i>... <i>le cornac des préexistences et du -lymphatisme incorporel</i>... conclut Médéric Boutorgne -qui citait les définitions d’un ami.</p> - -<p>Mais la Truphot était nerveuse. Peut-être avait-elle -eu des intentions quant à l’idiot. Sa personnelle -littérature, malgré la récente progression de son -talent, malgré toute l’envergure de son érudition -alimentée aux meilleures fréquentations, n’était -pas encore à la hauteur du débat engagé. Elle ne<span class="pagenum"><a name="Page_332" id="Page_332">[332]</a></span> -pouvait pas intervenir brillamment. Une lancination -autre la travaillait d’ailleurs: voir de près le couple -consanguin... et s’il se pouvait, diable! ce serait là un -spectacle ravageant, assister un peu à leurs comportements. -Depuis qu’elle avait quitté Paris, depuis les -derniers incidents de Suresnes, elle souffrait de ne -plus frôler de pittoresques amours, et surtout de ne -plus pouvoir en ordonnancer tout près de sa couche. -Elle proposa donc de donner congé aux guides -jusqu’à trois heures, et d’aller prosaïquement déjeuner, -car elle mourait de faim. Ensuite, on se rendrait -à la maison de l’Inceste.</p> - -<p>Sur les trois heures, ils en sortaient désillusionnés. -Ils n’avaient trouvé là qu’un idiot qui ressemblait -maintenant à tous les idiots du monde, et qui n’était -pas très différent, en somme, de quelques-unes de -nos gloires sociales qui circulent avantagées du respect -de leurs congénères. Il se tenait avec plus de -simplicité, voilà tout. Il était bossu, c’est vrai, mais -Ésope, Scarron et le maréchal de Luxembourg, étaient -bossus, eux aussi. Maintenant, il ne bavait plus; il -portait une blouse nette, exempte de toutes maculatures -et, dans son extérieur, il était certes bien plus -reluisant et moins oléagineux que cette Babel d’acarus -qu’on a pris l’habitude d’appeler Drumont dans -les rédactions du boulevard. Quant à son parler, -désormais mesuré et suffisamment articulé, il aurait -été difficile de le différencier de celui de Monsieur -Bertillon, par exemple. Contrairement à celui-ci, -même, il ne maniait ni kustch, ni chaîne imbriquée, -et ne taquinait nullement le mécanisme d’un <i>appareil -destiné à projeter en l’air les mots d’un bordereau</i> -quelconque. Il était encore goîtreux, c’est vrai; -mais, après tout, l’humanité n’est pas bien sûre<span class="pagenum"><a name="Page_333" id="Page_333">[333]</a></span> -qu’il soit moins avantageux de porter un goître au -cou que d’y porter la Toison d’or, la croix de grand-officier, -ou des scapulaires. Il n’y a que des affirmations -dogmatiques là-dessus et aucune dialectique -nettement déterminante. Cette tétine flasque, appendue -à sa glotte, lui avait été dispensée par la Nature -avec la même inconséquence qu’à d’autres fut dispensé -le talent; et le malheureux, à l’encontre de -beaucoup parmi ces derniers, n’en faisait aucun -usage désavantageux pour ses semblables. Cet ornement -étant tout à fait inoffensif, il ne pouvait pas -s’en servir pour idiotifier le voisin, ce qui est à considérer -et suffirait à le placer—aux yeux des sages qui -se plaisent à analyser et à raisonner—bien au-dessus -de ceux qu’on appelle couramment les brillants -orateurs ou les grands écrivains. Au surplus, circonstance -adventice mais digne d’être retenue, ce goître -l’avait préservé, lui, le pauvre, du <i>farcin</i> de l’orgueil, -du <i>charbon</i> de la vanité ou de la <i>morve</i> de suffisance -dont sont atteints la plupart de ses collègues en -humanité, lorsqu’ils peuvent se réclamer d’un profil -potable, de leur compte réglementaire de membres, -d’un suffisant capillaire, d’une certaine habileté dans -le discours ou l’écriture, ou bien encore lorsque le -monde a décrété qu’ils étaient détenteurs d’une -pseudo-intelligence capable de retenir et de leur -faire réciter, sans défaillance, tous les versets du -Psautier de sottise ânonné en commun.</p> - -<p>La sœur, elle aussi, était d’une simplicité à dérouter -les moins exigeants. Un bonnet de linge sommait -les cannelures de sa coiffure à la catalane, et sa jupe -de cotonnade à stries grisâtres se gonflait sous l’emphase -naissante d’une maternité héroïquement consentie. -Elle paraissait être tout à fait ignorante de<span class="pagenum"><a name="Page_334" id="Page_334">[334]</a></span> -l’attitude qu’aurait pu lui imposer la littérature -après une si magnifique abnégation de soi. Elle ne -s’éployait pas en des récitatifs à l’Iphigénie, n’avait -point connaissance des poses adéquates à tout -emploi d’héroïne. Sans doute, elle était sans culture, -car sans cela il aurait été difficile de comprendre -pourquoi elle ne se hâtait pas de traduire son âme -et de se raconter en des discours indéfinis, comme -l’enseignent l’esthétique grecque et sa puînée, la psychologie -contemporaine. Elle n’accusait la Fatalité, -ni le Destin, et pourtant si, comme la fille de Clytemnestre -et d’Agamemnon, chantée par Euripide, -elle n’avait pas sauvé sa patrie, en apaisant la colère -des dieux par sa propre mort, elle avait, en s’immolant, -apaisé, pour son frère, le Sexe exaspéré, divinité -bien autrement redoutable et douée d’une bien -autre existence que celles de l’Hellas.</p> - -<p>Médéric Boutorgne traduisit, d’un mode lapidaire, -la déception de la petite bande:</p> - -<p>—C’est une brute; elle ne comprend même pas -la beauté de son acte!...</p> - -<p>Puis, comme il était sans intérêt, après tout, de -considérer plus longtemps cette grande brune dans -ses allées et venues, que ne rehaussait aucune glose -saugrenue; comme cette sœur sublime n’éprouvait -nullement, devant les étrangers, le besoin de définir -sa <i>psyché</i>, et se contentait de vaquer en toute placidité -aux soins du ménage, tous sortirent de la petite -pièce, à la queue leu leu.</p> - -<p>Siemans, qui venait le dernier, n’était pas dehors -que, tout à coup, Cyrille Esghourde, les bras écartés, -se mettait soudainement à plonger, la tête en bas, -en une sorte de frénésie, ployant plusieurs fois son -petit buste à la charnière de ses reins, tout comme<span class="pagenum"><a name="Page_335" id="Page_335">[335]</a></span> -s’il manœuvrait à l’improviste une invisible pompe -à bras.</p> - -<p>—Cher maître... cher maître... vous ici... râlait-il -d’une haleine violentée par l’émotion, et la gorge -strangulée par une crise inattendue de suffoquant -respect.</p> - -<p>Il paraissait positivement vouloir disparaître sous -terre, rasait le sol de son corps quasi-horizontal, -offrant, sans doute, à l’inconnu, son dos à fouler, tel -un eunuque à l’apparition du Padischah.</p> - -<p>Un <i>cher maître</i> érigeait, en effet, son auguste personne -dans l’entour immédiat. Et la Truphot dut -accourir pour soutenir aux aisselles <i>l’embasicœte</i> qui -menaçait de verser dans une syncope de ravissement.</p> - -<p>Le bonze, surgi comme par miracle, était Georges -Sirbach, auteur du <i>Golgotha</i>, du <i>Labyrinthe des tortures</i>, -des <i>Mémoires d’une cuvette</i> et de dix autres -livres tout aussi retentissants. Ce jour-là, il était -accompagné de son ami, le célèbre docteur Zagolbus -chargé de lui définir le cas du goîtreux au point de -vue médical, et de déverser sur la chose le plus -possible de substantifs grecs et de termes scientifiques. -Car Georges Sirbach avait l’intention d’introduire, -si possible, cette péripétie dans son livre, -alors sur le chantier, <i>Les quarante-deux jours d’un -épileptique</i>, dont l’action se déroulait à Bagnères-de-Bigorre.</p> - -<p>Georges Sirbach, qui manœuvrait dans la Prose -actuelle les grandes orgues de la Désespérance et -fouillait l’anatomie sociale du scalpel crissant de -l’ironie, était entré jadis dans la Lice contemporaine -revêtu de l’armure niellée de deuil, du noir gorgerin -larmé d’argent, d’un Samnite, d’un Andabate du -Nihilisme.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_336" id="Page_336">[336]</a></span></p> - -<p>Dès ses premiers heurts d’armes, la notoriété, en -bonne fille soumise qu’elle est, désireuse cette fois -de varier un peu ses <i>passes</i>, était venue s’offrir à lui, -attirée par sa rancœur douloureuse de mâle désabusé. -Jusqu’à trente ans passés, son humeur de -révolté littéraire qui menait le rude assaut de la -Raison victorieuse sur l’imbécile Espérance ne s’était -donc point ralentie. Quasi seul, parmi la presse à -grand tirage, il avait noblement combattu le -Béhémot de l’hypocrisie, la Tarasque bourgeoise -avec des ruses et des rages de gladiateur que -la victoire de son escrime, enfin imposée, récompensait, -du reste, à l’issue de chaque tournoi. -Et Georges Sirbach avait bénéficié, lui, de ce fait -miraculeux: du haut de la loge impériale où, entouré -des <i>Augustans</i> de la critique, trône l’Opinion—plus -cruelle et plus abêtie que les Césars romains—le -don de la vie lui avait été fait, la grâce de ne pas -mourir de faim, comme tous ceux qui luttent pour -les idées libres et sont vaincus d’avance, lui avait été -octroyée, royalement, dans le hourvari des buccinateurs -sonnant la fanfare du succès. <i>Plaudite Cives!</i></p> - -<p>Désireux d’entériner au plus vite cette gloire -nouvelle, le photographe des <i>grands hommes chez -eux</i> s’était voituré alors jusqu’à son domicile. Et -c’est à partir de cette minute qu’il prit place aux -étalages de la rue de Rivoli, entre le dernier cliché -de Pierre Loti ayant revêtu le burnous d’Abd-El-Kader -pour recevoir <i>son frère Yves</i>, et celui de -Rigo avec toutes ses bagues. Dans le fond d’un cabinet -de travail vert-pomme, Georges Sirbach accotait -à la cheminée une élégance de patron boyaudier -élégiaque et, du mieux qu’il le pouvait, informait -les populations, qu’en haine du lieu commun, il portait<span class="pagenum"><a name="Page_337" id="Page_337">[337]</a></span> -à droite. Dès lors, devant la consommation exagérée -que Paris, les Amériques et les petits théâtres -firent de cet alléchant portrait—auquel, sans doute, -il dut son destin,—Georges Sirbach put se convaincre -qu’il était, sans conteste, l’heureux <i>manager</i> -d’une âme capable d’affronter les plus hauts sommets -de l’altruisme. Il décida, soudainement, que, phénomène -unique dans l’Epoque, il offrirait, aux masses -éberluées, le surprenant exemple d’un homme qui vit -et réalise enfin l’Esthétique dont il est le <i>Barnum</i>. Il -n’y avait pas à dire, il se sentait incapable de différer -plus longtemps le soin d’être à lui tout seul un -Apostolat ou quelque chose comme un Mètre unique, -un inconcevable Régulateur auquel pourraient se -rapporter et se régler toutes les palpitations généreuses -de ses concitoyens. Tolstoï, justement, venait -d’écrire <i>Résurrection</i>, où il exposait les différents -stades d’une intelligence et d’un cœur qui se libèrent -peu à peu des liens infâmes dans lesquels la -mensongère civilisation, en son œuvre de mort, les -avait bandelettés. Tolstoï venait d’offrir au monde -le symbole admirable du prince Nekludoff s’efforçant -de racheter, du plus profond de sa gangrène, -la Maslowa; rénovant, par l’offre de son nom, celle -qui était devenue l’immonde fille de joie et avait -été précipitée, de gouffre en gouffre, par le seul -maléfice d’un de ses baisers de satisfait, jusque dans -le puisard sans fond de l’hébétude et de l’amour -vénal. Le patricien, <i>redevenu un homme</i>, accourait -pour exhumer la malheureuse de la prison-léproserie, -du cul-de-basse-fosse où la Justice parque les -Réprouvés, et dans lequel elle avait été jetée au -milieu des cris de rage impuissants, des hurlements à -la mort des maudits, des vomissements de l’alcool et<span class="pagenum"><a name="Page_338" id="Page_338">[338]</a></span> -des propos abjects coulant comme une dyssenterie -effroyable de la bouche des prostituées—cantique -d’horreur et d’épouvante qui s’élève chaque jour -des entrailles profondes, des ergastules de la Société -pour chanter sa propre gloire. Eh bien! Georges -Sirbach s’était déterminé à épouser, lui aussi, une -pierreuse, à racheter, à son tour, une Maslowa, à -procéder, en public, à une personnelle <i>Résurrection</i>. -Seulement, la prostituée que Georges Sirbach -avait épousée possédait trois cent mille livres de -rentes acquises par une pratique et un sens judicieux -du putanat portés aux dernières limites du -savoir-faire.</p> - -<p>Et pour cet homme, vous entendez bien, le monde -n’avait jamais été que sourires; jamais il n’avait souffert -de la famine; jamais il n’avait succombé sous -l’hallali des huissiers!</p> - -<p>Mais vous croyez, peut-être,—tant la chose vous -semble hypertrophiée d’énormité, si on peut ainsi -s’exprimer—que le glorieux <i>prosifère</i>, en agissant -ainsi, avait un but caché, en puissance de le faire absoudre -postérieurement. Vous conjecturez, peut-être, -que ce n’était là qu’un défi truculent jeté à l’odieuse -civilisation, et qu’il avait l’intention, par la suite, de -retourner cet Alaska réalisé, ce Klondike épousé, -venu du prostibule bourgeois, contre la Bourgeoisie -elle-même.</p> - -<p>Vous pensez, sans doute, qu’il employa ce claim, -dont les sables aurifères avaient été lavés, pendant -vingt-cinq années, au tamis d’une cuvette sensationnelle, -à frêter des révoltés, par exemple, à noliser, -lui aussi, des justiciers qui devaient se conformer à -ses écritures, combattre des exacteurs dans le vieux -monde; vous présumez qu’il poussa contre le flanc<span class="pagenum"><a name="Page_339" id="Page_339">[339]</a></span> -de l’esquif social, plein de pirates en frairie et -d’esclaves affamés, une torpille quelconque. Vous -ne doutez pas qu’il s’efforça de laver cet or infâme -de sa souillure originelle, et qu’il lui affecta un -emploi généreux. Vous êtes convaincu, puisque -vous n’avez jamais ouï parler du bruit fait par un de -ces comportements tragiques, que Georges Sirbach, -répugnant à cette outrance dans l’acte, se décida à -donner plus prosaïquement ses millions aux pauvres, -qu’il fonda une œuvre enfin, non pour qu’il fût parlé -de lui tous les ans comme du fienteux Montyon, mais -pour sauver de l’inanition et de la mort une partie -de ceux qui s’en vont hululant la faim et le désespoir. -Vous gifleriez, sans hésiter, comme tenant des -propos attentatoires à la dignité de toute l’humanité, -le Monsieur qui affirmerait, devant vous, que ce -Pactole, produit par le stupre sordide, n’a pas servi -à consoler des filles-mères, des parias de naissance, -des bâtards, tous ceux que la lâcheté du mâle, après -l’amour, condamne aux supplices de la misère et de -la solitude. Eh bien! vous auriez tort, car si vous -croyez cela c’est que vous accordez encore une -importance, une valeur quelconque, à tout ce que -peuvent écrire ou proférer les hommes notoires quand -ils parlent de Pitié ou de Justice. C’est que devant les -gens chargés d’honneurs, vous n’avez jamais, en -vous-même, proféré cette parole de vérité sociale: -<i>Pour t’élever si haut, tu as dû descendre bien bas.</i> -C’est que, toute votre vie, vous serez dupe des -pitres, des histrions, des paillasses, des grimaciers, -des queues-rouges, des joueurs de tympanon, des -porteurs de cymbalum, des sonneurs de tuba, des -Paraclet, des Truculor, des Sirbach, des phénomènes -de tout ordre qui, sur les tréteaux de la célébrité,<span class="pagenum"><a name="Page_340" id="Page_340">[340]</a></span> -se disloquent, bondissent, ruent, vocifèrent, en des -cabrioles, des contorsions éperdues, tirent la langue, -soufflent du feu, mangent du verre pilé, pour retenir -le public devant la <i>banque</i>, devant <i>l’entresort</i>, et -l’opérer de son argent, de son intelligence ou de sa -vaillantise, avec des mots magiques plein la bouche -et de la poudrette plein l’âme.</p> - -<p>Liberté! Justice! Droit! Honneur! Civilisation! -Socialisme! Anarchie! les vocables divins crépitent, -fulgurent, flamboient, comme un orage des tropiques, -le Sinaï s’embrase, la nue s’entr’ouvre et les -<i>grands hommes</i> passent le licou, font les poches -ou le bulletin de vote à la clientèle pâmée qui s’est -hissée sur le <i>Plateau</i>.</p> - -<p>Non, Georges Sirbach ne versa pas dans cette -épilepsie philanthropique. Il n’était pas jeune à ce -point. <i>Les affaires sont les affaires.</i> Il employa avec -beaucoup plus d’à propos la dot de la prostituée à -jouir abjectement de tous les profits bourgeois que -donne l’argent. Il barbota à pleins ailerons dans le -purin du bien-être, et s’ébattit, toutes squames dilatées, -dans les fanges de la somptuosité. Mais un souci -le lancinait: celui de placer sa <i>respectabilité</i> à l’abri -de toutes les randonnées de la malveillance. Il fit -donc râfler, chez les marchands, les antérieures photographies -de sa femme, où, dans l’exercice de sa -profession précédente, elle était représentée, décolletée -jusqu’aux orteils—ce qui avait eu longtemps -pour résultat de faire rater le bachot à nombre de -rhétoriciens auxquels la remembrance de cette subjugante -plastique, entrevue un jour de flane, faisait -déserter Cicéron pour les endroits solitaires.</p> - -<p>Georges Sirbach, néanmoins, déféra à l’opinion -dans une certaine mesure. Il se retira de Paris,<span class="pagenum"><a name="Page_341" id="Page_341">[341]</a></span> -mouilla dans le petit hâvre d’une localité de la grande -banlieue, et, après avoir chaussé les pantoufles de -remploi, les pantoufles de tapisserie ornementées -d’un cœur percé d’une flèche, il y passa quelques -années à ne plus exhiber sa personne dans les lieux -publics. Mais il continua farouchement à collaborer -aux gazettes, où il fit paraître, comme par le passé, -des chroniques de désenchantement amer, des écrits -stigmatisant sans répit les scélérats de la finance, les -forbans de la réaction, les flibustiers de l’industrie, les -rufians des lettres et les malfaiteurs sociaux de tout -acabit. Et le procédé était bon. Quand la clientèle -révolutionnaire entend quelqu’un hurler aux chausses -des bandits, elle ne prend jamais la peine de discuter -l’aloi de son indignation; elle oublie de regarder -ses mains pour s’assurer qu’elles sont sans souillures; -elle oublie de lui crier: d’où viens-tu, qu’as-tu fait, toi -qui nous parles de Justice, et de Vertu? Elle le sacre -du coup «une belle âme». Jamais elle ne lui demandera -si son passé est vierge de tout forfait, si son corps -ou son âme sont exempts de toute prostitution. Non, il -lui suffit, pour l’instaurer honnête homme, qu’il -serve ses passions du moment. C’est ce qui fait -qu’elle a été si souvent vendue à l’ennemi et le sera -toujours. En possession de cette évidence, Georges -Sirbach avait intelligemment décidé de ne point briser -ses armes premières, mais bien d’exagérer son -mode initial de combat. Il avait compris qu’il était -pour lui sans profit majeur, d’aller grossir le nombre -des champions rétrogrades en luttant, à son tour, -pour la défense de la Religion, de la Famille et du -Capital. Ces trois hypostases du monde bourgeois -régnaient, chez lui, respectées, enviées et indestructibles; -la suprême habileté consistait donc à paraître<span class="pagenum"><a name="Page_342" id="Page_342">[342]</a></span> -vouloir les démolir dans la société. Et il s’y employa -en toute ardeur. Chaque fois que, dans un recoin du -canapé, dans un repli du divan, il trouvait un bouton -de culotte qui n’était pas à lui, un poil de... barbe -oublié là depuis des années, il vitupérait le mariage, -jetait l’anathème à l’argent, exaltait l’union libre et -désintéressée. Aussi, après deux ou trois campagnes, -sa copie se mit à atteindre des prix fabuleux. Toute -la Critique fut d’accord, un jour, pour l’arbitrer, -comme le plus grand ironiste, le plus parfait satirique -des temps contemporains.</p> - -<p class="pp6 p1"><i>Quis cœlum terris non misceat et mare cœlo,</i><br /> -<i>Si fur displiceat Verri, homicida Miloni</i>, etc..</p> - -<p class="p1"><i>Qui, dans son indignation, ne serait tenté de confondre -ciel et terre, si Verrès condamnait le brigand, -et Milon l’homicide? si Clodius dénonçait les adultères? -Si Catilina accusait Céthégus</i>, etc.?.. Il n’y a -que Juvénal pour verser dans une ire aussi enfantine -à propos de pareilles misères. C’est ce que -pensa Georges Sirbach en se restituant à Paris. On -le vit acheter incontinent un hôtel avenue du Bois, -acquérir une seigneurie en Seine-et-Marne, engorger -ses antichambres d’une domesticité en culottes -de panne et en boucles d’argent, instituer à -l’égard de <i>Son Anarchisme</i> un protocole dont rougiraient -les chefs d’État. Et, à la suite d’avantageux -traités passés avec les gazettes et les gros éditeurs, il -continua à basculer un dévoiement de proses d’un -subversisme sous-jacent, que surexcitait, cette fois, -le laxatif d’une verve ragaillardie, le ricin d’un -enthousiasme qui n’a plus à craindre désormais -d’être licencié par les directeurs de journaux, au<span class="pagenum"><a name="Page_343" id="Page_343">[343]</a></span> -lendemain de quelque éclat. Puis, comme l’importance -de ses comptes de dépôt dans les banques le -mettait, pour la vie, à l’abri de toute mésaventure, -et que, puissance sociale, il en imposait à son tour -aux autres puissances sociales, et n’avait point ainsi -à redouter les lois scélérates, son courage ne connut -point de bornes. Il se mit à charger à boulets rouges -la couleuvrine du roman-pamphlet, la caronade de -la pièce à thèse, préconisant la <i>reprise individuelle</i> -et le meurtre politique, tirant sans défaillance, en -pointeur inviolable, sur la Propriété, la Famille et le -Capital, collaborant à ses moments perdus au <i>Régicide</i>, -petite feuille qui vécut quelques mois, juste le -temps de faire coffrer ses rédacteurs, et de les faire -impliquer dans le fameux procès des Trente, hormis -lui, naturellement.</p> - -<p>L’argent va à l’argent, chacun sait ça, mais plus -il est infâme, plus il radie un magnétisme attractif -qui aimante vers lui les filons monétaires en désarroi. -L’or appelle l’or, comme le dépotoir les déjections -éparses: c’est pourquoi, juste en ce moment, -Georges Sirbach s’enrichit d’une hoirie nouvelle.</p> - -<p>Un littérateur célèbre, qui, associé à son frère -mort avant lui, avait exploité pendant vingt-cinq -années une marque de fabrique cotée très haut à la -Bourse du succès, venait de trépasser, à son tour. -Les derniers jours de ce grand écrivain avaient été -pénibles. Dès la disparition de son puîné, il avait -commis une lourde faute: celle de s’acharner à vivre -pour démontrer inconsidérément, mais de façon -définitive, que ce n’était point lui qui détenait le -talent de la rubrique commune. A partir de cette -époque, en effet, nulle œuvre recevable n’avait succédé -à la série des livres documentés élaborés en<span class="pagenum"><a name="Page_344" id="Page_344">[344]</a></span> -commun. Et on avait vu le malheureux, désireux de -faire figure malgré tout, s’acharner, sous prétexte de -<i>Mémoires</i>, à colliger les notes de son blanchisseur, -les ragots de son perruquier, les mots de sa ventouseuse, -les puériles anecdotes qui avaient trait à son -existence de vieux garçon solennisant les moindres -événements de son privé, de sa vie de célibataire égotiste -qui ne peut pas se résigner à n’être plus une -vedette sensationnelle. Tombé dans le bric-à-brac -et la frénésie du bibelot, il encombrait la presse de -ses commentaires sur le <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle qu’il avait presque -réussi à faire haïr, allant, dans son impuissance -de raté enrichi, de l’exégèse de la Guimard, par -exemple, à celle du Japonais Outamaro; roulé d’ailleurs -par tous les juifs de Paris qui tenaient emporium -de curiosités. Couramment, on lui vendait, à des -prix fabuleux, pour des Boulle ou des Riesener, tous -les similis fabriqués rue Traversière ou rue Amelot. -Il se ruinait pour acquérir des laques et des cloisonnés -que le bazar de l’Hôtel-de-Ville entrepose d’habitude. -C’était un alarmant échantillon du gendelettre -célèbre retourné à l’enfance qui, à l’instar -des catins périmées, ne peut pas consentir à s’effacer, -à disparaître, et, la figure maquillée et rechampie, -s’en vient faire la fenêtre, aux heures du soir, -pour raccrocher encore le client, le lecteur, avec des -grimaces séniles et les minauderies de ses fanons -pendants.</p> - -<p>Pendant dix années, chaque dimanche, il avait -réuni dans son grenier d’Auteuil une basse-cour de -littérateurs, qui picoraient autour de lui, avec des -gloussements d’aise, les rogatons et les vieux détritus -d’une conversation de fossile inane et prétentieux. -Depuis longtemps déjà, il projetait de ne point décéder<span class="pagenum"><a name="Page_345" id="Page_345">[345]</a></span> -sans s’être, au préalable, confectionné un trépas -plein d’inattendu, qui longtemps encore—à défaut -d’autre chose—assurerait à son nom la voluptueuse -publicité. Comme bien vous pensez, il ne pouvait -se dissoudre à l’instar d’un simple mortel; il ne -pouvait être récupéré par le néant sans tapage prolongé. -Par testament, il décida donc la création -d’une Académie libre, dite <i>Académie Goncourt</i>, -devant faire pièce aux Coupolards de l’Institut et -perpétuer ainsi, à travers les âges, sa mémoire auguste -de Gonfalonier littéraire. Pareil à une vieille -fille asthmatique et onaniste qui, en mourant, laisse -toute sa fortune à ses chats ou à ses serins favoris, -il légua tout son avoir—soit 6.000 francs de -rente pour chacun—à ceux qui avaient assisté sa -vieillesse d’une oreille longanime et de caresses intéressées.</p> - -<p>«Il restitua à la Nature la forme que celle-ci lui -avait prêtée», comme dit Bossuet, juste au moment -où son œuvre allait être enfin glorieusement couronnée. -Il avait, en effet, passé les trois dernières -années de sa vie dans les cabinets de chalcographie, -afin de doter ses futurs académiciens d’un costume -qui leur assurerait le respect des foules et contrebalancerait -celui des quarante vieillards de la Sainte -Périnne des lettres. Ses légataires, on s’en doute, -étaient décidés à accepter n’importe quel déguisement, -n’importe quel chienlit, pour encaisser la -monnaie. Longtemps, il hésita entre un bonnet de -talapoin, des babouches à pointe recourbée, une -robe de mandarin en soie violette adornée de dragons -griffus, de flamants roses, ou de fleurs de lotus, -et l’habit de cour du Régent. La question de l’épée -l’angoissait aussi. Il mourut comme il venait de donner<span class="pagenum"><a name="Page_346" id="Page_346">[346]</a></span> -enfin la préférence à la longue canne de jade des -lettrés du Nippon sur la brette en verrouil du -<span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle. Mais le Destin ne s’était pas trop -acharné sur cet homme. Il avait eu le temps de fixer -le protocole de réception des futurs récipiendaires!</p> - -<p>Georges Sirbach fut naturellement un de ses élus. -Et sur le champ, en égard à cette conjoncture, la -compassion de ce dernier pour la détresse humaine -devint surprenante et démesurée. Douillettement embossé -dans la citadelle imprenable de sa fortune, qui, -malgré le succès de ses proses, sentait toujours le -bidet mal essuyé et le périnée effervescent, coulant, -lui, des jours exempts de deuil et de tristesse, cela -dans un faste renouvelé des collecteurs d’impôts de -l’ancien régime, il dénonça sans faiblir les puissants -et les satisfaits à la vindicte des meurt-de-faim. Tout -en détachant ses coupons et en signant l’ordre d’expulsion -de ses locataires impécunieux, il écrivit ceci, -un jour de l’an dernier: <i>Ah! elle est bien trop -lâche la misère pour oser brandir le poignard et -secouer la torche sur la joie des heureux!</i></p> - -<p>Il faut être impartial et ne rien celer de ce qui -peut être à la décharge de ce Révolté. Georges Sirbach, -contrairement à Truculor, avait réussi à inoculer à -sa femme l’amour rédempteur de la vérité. Lors -d’un procès célèbre, qui se déroula en août-septembre -1899, la conjointe, désireuse d’égaler son -mari, accourut bellement à la rescousse de la civilisation -en péril. Et tous les lecteurs d’un journal, -<i>Le Crépuscule</i>, qui tirait alors à 100,000, purent -savourer un article étançonné de son parafe, où elle -exhortait les <i>Dames de.. France</i> à s’unir, dans un effort -final, pour faire triompher le Droit et la Justice<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_347" id="Page_347">[347]</a></span></p> - -<p>A la suite de cette tartine, les leçons de syntaxe -furent très demandées dans le Marbeuf, les beuglants -et parmi ces dames des Music-Halls. Nulle parmi -les filles galantes n’ignorait plus qu’avec des michés -rémunérateurs, quelque sagacité dans l’élimination -des amateurs contaminés—ce qui permettrait d’atteindre -la cinquantaine—et surtout beaucoup d’acharnement -à pratiquer l’entôlage pour amasser la forte -dot, après s’être payé sur le tard, au sortir de la -maison chaude, un petit homme dans la littérature, -on pouvait espérer collaborer aux journaux répandus -et apporter sa contribution à l’Ethique contemporaine.</p> - -<p>C’est ainsi que se manifeste dans toute son ampleur -la réconfortante équité, qu’à la moindre occasion, fait -paraître notre Époque. La République ayant pour -toujours supprimé le pouvoir césarien, ces dames -ont abdiqué l’espoir d’épouser un Empereur, comme -la Beauharnais ou la Montijo, et de gouverner ainsi -notre pays. Mais les mœurs eussent été sans excuse -de leur interdire l’hyménée avec les gens célèbres et -de les empêcher de régenter, dans la mesure de leur -savoir, l’intelligence du public. On ne voit pas pourquoi -le <i>Dispensaire</i> ou le <i>Joubert</i> n’épouserait pas -dans les Académies, n’écrirait pas dans les gazettes, -alors que Madame Adam, Mademoiselle Lucie -Faure ou la princesse Mathilde, par exemple, tinrent -boutique d’esprit et ont accaparé l’industrie -spéciale qui consiste à muer en immortels des Costa -de Beauregard, des Faguet ou autres Thureau-Dangin. -Il serait par trop imprudent, on le conçoit, de -décourager toute une caste, pleine de bon vouloir, qui -contribue au lustre et à l’éclat de notre patrie, maintient -hors de pair, dans le monde entier, la réputation<span class="pagenum"><a name="Page_348" id="Page_348">[348]</a></span> -de nos lupanars, et fait accourir les étrangers, bien -plus que si Descartes, Pascal, Auguste Comte et Renan, -ressuscités à point pour embêter M. Izoulet, se -donnaient la répartie, en public, au Café Napolitain.</p> - -<p>Qu’on ne nous oppose pas qu’il est malséant et -incivil de contrister les filles publiques retirées des -affaires après fortune faite, pour la raison, qu’en -somme, ce sont des femmes. Nous nous faisons gloire, -tant est grande notre aberration, de ne point déférer -à la morale sociale quand elle promulgue qu’un -homme qui se vend peut conférer l’honneur à la -femme qui l’achète. Ah! s’il s’agissait d’une pauvre et -lamentable pierreuse de la rue, certes il faudrait trouver -des mots qui seraient plus doux que des caresses -de mère, des vocables qui seraient un opium, un -baume, un dictame de réconfort, pour panser les -blessures que la Vie et la Société ont faites à cette -douloureuse. Mais que dire de la catin enrichie qui, -toute sa jeunesse, besogna, se troussa, encaissa la -semence des snobs, mit son sexe à l’encan, pour -fréquenter les Caisses d’Épargne et, une fois l’âge -mûr, rentrer dans le giron des classes respectées! Pour -celle-là, il faudrait inventer des flagellations de feu, -des knouts dont les lanières seraient des éclairs -déchaînés, un bûcher fait de bouse de vache d’où -sa graisse immonde, sous la flamme justicière, ruissellerait -sans que jamais la mort secourable pût -mettre fin à son agonie. Oui, la carrière de l’Hétaïre -est belle, quand fille du peuple, chair à salacité, -elle sème autour d’elle, pour venger sa classe, -et le deuil et la ruine et la folie et la mort; quand, -insatiable et farouche, dans une révolte superbe, elle -broie les riches pour venger les siens asservis. Et si -les plèbes étaient intelligentes, elles ne procréeraient<span class="pagenum"><a name="Page_349" id="Page_349">[349]</a></span> -des filles que dans le but unique de ravager avec -elles, comme avec des brûlots, la Société qui les -écrase. Mais l’autre, l’autre prostituée, qui, soumise, -entasse les proies et les rapines, thésaurise et vend -l’amour à faux poids pour, plus tard, acquérir de -la <i>considération</i>, ébaubir son époque du reluisant -de l’homme qu’elle s’est payé! Dans quel lointain -continent d’immondices faudrait-il l’enfouir vive, -celle-là, afin que sa puanteur ne vînt pas asphyxier -les gens propres!...</p> - -<p>Comme l’histoire des délectables jours que nous -vivons est tissée d’une trame subtile d’événements -paradoxaux, une réconciliation touchante venait d’épuiser -d’un seul coup le stock d’attendrissement que -détenaient encore le boulevard et le monde des lettres. -Georges Sirbach faisait sa paix avec Abraham -Méderheyer, juif jusque-là sans précédent dans l’infamie -et la putridité. Ce tenancier de journal mondain, -commensal et usurier de la plus haute aristocratie -française, ne pouvait être comparé qu’à ce -pou de bois qui s’accroche par grappes aux oreilles -des chiens, au <i>tiquet</i> dont parle Toussenel, à qui -la nature a refusé un orifice anal et qu’elle condamne -à s’engraisser, à se gonfler de ses propres -excréments <i>jusqu’à ce qu’il en crève</i>. A Rennes, toujours -en août 1899, l’auteur du <i>Labyrinthe des tortures</i> -avait flanqué une torgnole célèbre à ce copronyme -de Ghetto, à cet insecte scatophage, qui, en -son papier, butinait, comme du bran, la mentalité -de l’<i>Armorial</i>. En l’heure présente, Abraham Méderheyer -avait récupéré les bonnes grâces de Georges -Sirbach en promettant, sans doute, de présenter -Madame à la duchesse d’Uzès et de lui faciliter -l’accès de quelques salons où régnaient les bonnes<span class="pagenum"><a name="Page_350" id="Page_350">[350]</a></span> -façons et non plus la <i>sous-maîtresse</i>. Et l’auteur <i>du -Golgotha</i>, sollicité par l’éditeur d’un illustré, d’un -pamphlet hebdomadaire, de placer le juif dans une -galerie de <i>Têtes de Turcs</i>, qui devait paraître prochainement -sous sa signature, s’y était énergiquement -refusé, en poussant des glapissements d’effroi. -Même, il avait proposé de résilier la commande, -plutôt que de verser dans un aussi effroyable sacrilège.</p> - -<p>Avant d’entrer dans le journalisme, Méderheyer -avait tenu la comptabilité des coucheries chez une -catin du second Empire, nettoyant les démêloirs, -épongeant le petit meuble, déjouant à l’avance, -par l’acuité de son odorat, les entreprises des clients -gratinés de calomel ou voués à l’iodure, cirant les -bottines et aidant les vieux messieurs à se mettre -au lit. Il se portait garant auprès des amateurs que -sa patronne était sans gonocoques. Abraham et le -<i>prosifère</i> se rejoignaient donc sur le tard de la vie, -dans une conjonction touchante, après des dissensions -et des pugilats qui ne pouvaient, dorénavant, -qu’exagérer la saveur de l’amitié finale. L’un avait -débuté comme <i>secrétaire</i>; l’autre finissait comme -<i>mar... i</i>.</p> - -<p>Quelques individus doués de longévité indiscrète, -des macrobes persévérants qu’on rencontrait encore, -de cinq à sept sur l’asphalte, s’autorisaient au passage -de chacun d’eux à d’affligeantes remarques.</p> - -<p>—Abraham faisait les poches quand on était -couché; ses doigts crochus déchiraient toutes les -doublures, proférait l’un.</p> - -<p>—Georges a une bien belle pelisse, aujourd’hui; -<i>c’est la mienne</i>. Madame, jadis, me l’a fait laisser en -gage, un matin de 69, que je n’avais pas la coupure<span class="pagenum"><a name="Page_351" id="Page_351">[351]</a></span> -de 25 louis pour le dessous du chandelier, ajoutait -l’autre.</p> - -<table id="t06" summary="t06"> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - -</table> - -<p>Chose surprenante, la Morale éternelle, la Loi -inflexible qui ordonnance la conscience des justes, -l’infrangible apanage de la dignité humaine, que cet -homme avait bafoués, tiraient de lui une implacable -vengeance. Dans ses œuvres, les lamentations du -supplicié qu’il était, malgré sa fortune, s’orchestraient -sourdement. Le Rut dont il s’était enrichi -lui avait déclaré une vendetta farouche, et on en -pouvait démêler à travers ses livres toutes les cérébrales -péripéties. La lancination continuelle des souvenirs -infâmes, l’impuissante furie contre le passé, -avaient implanté dans son esprit d’analyste l’aiguillon -rougi et barbelé d’une endémique <i>constupration</i>. -Il avait dédié trois cents pages à la folie furieuse de -la chair, entonné pendant tout un volume le Magnificat -du Sadisme et, dans chacun de ses romans, il y -avait un viol, le déchirement lamentable d’une -enfant par un vieillard forcené. Sa littérature traduisait -sa perpétuelle hypnose: il avait, par contraste, -<i>la hantise de la virginité</i>, des vierges sur lesquelles, -par rage, sans doute, il faisait s’acharner les démoniaques -lubriques sortis de son imagination. Et une -douleur terrible issait de ces pages, ruisselait de ces -immondes amours: tout le martyre d’un être qui ne -peut pas effacer ce qui est, toute l’angoisse d’un -homme, à qui le Sexe, monstrueusement symbolisé, -dans le tête-à-tête coutumier, offre et dérobe en -même temps son mystère, la torture d’un malheureux -usant ses ongles sur le sphynx de granit, ayant -besoin de tout savoir pour se racheter devant soi-même, -pour se trouver une excuse ou une joie peut-être,<span class="pagenum"><a name="Page_352" id="Page_352">[352]</a></span> -et qui, avec des désespoirs et des râles, -s’acharne à faire l’impossible clinique de la Volupté!</p> - -<table id="t07" summary="t07"> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - -</table> - -<p>On aurait pu l’ignorer et laisser à la carapace -d’opprobre qui l’étreint et l’étouffe lentement le soin -d’en faire justice si l’on ne s’était rappelé à temps -qu’il souillait des idées nobles et leur faisait perdre -peu à peu, en combattant pour elles, le pouvoir -qu’elles gardent encore sur quelques âmes ingénues. -Qu’il détaille les prouesses immuablement imbéciles -et nous initie aux délectations cutanées des antropopithèques, -des <i>amants</i> contemporains, en mal -d’amour; qu’il fasse panteler l’adultère sur le divan -d’analyse de Paul Bourget; qu’il nous conte, s’il le -veut, les sursauts, et nous montre les écumes de la -viande bourgeoise travaillée par la fringale du Pouvoir -ou des fornications; mais qu’il ne touche pas -aux saintes formules de Pitié et de Réparation sociale. -Nul n’a le droit de parler à la foule d’Équité et de -Justice, si son pelage n’est pas d’une hermine impolluée. -Le Chabanais n’a pas le droit de nous dire qu’il -sait où se trouve la Vérité. Il faut trancher net, au -bord de l’autel, d’un glaive sans miséricorde, la main -breneuse de l’officiant putride qui prétend s’emparer -du hanap, du calice miraculeux, où gît la liqueur de -miséricorde, capable de délier, peut-être, le cœur -des hommes du mensonge, de la férocité et de -l’égoïsme. La première œuvre qui s’impose, avant la -mise en route vers la Civilisation supérieure, consiste -à arracher aux épaules des drôles, des rufians, -des fourbes et des ophidiens à face humaine, les paillons -fallacieux sous lesquels ils se plaisent à parader. -Le seul labeur qui ne saurait être différé commande -de les jeter à bas de leurs tréteaux, après<span class="pagenum"><a name="Page_353" id="Page_353">[353]</a></span> -leur avoir, au préalable, cassé les dents pour les -marquer à jamais. Et la lumière ne sera réellement -douce et consolante que lorsque les excrémentiels -ne pourront plus la contaminer, lorsqu’il sera interdit -aux putois de diriger le combat des lions, -lorsqu’il sera interdit aux alligators de sortir de la -vase pour pleurer sur le destin des hommes, lorsqu’il -sera interdit aux garçons de prostibule d’étancher -de leur tablier visqueux le sang qui rougit les flancs -magnanimes de Prométhée!</p> - -<p>Souvenez-vous. Ce n’est pas une brute obtuse, ce -n’est pas un nationaliste, ce n’est pas un être à l’entendement -de bivalve, qui jamais n’a pu prendre -conscience des pensers sereins, des étoiles magiques, -plafonnant de leurs gemmes la mentalité humaine, -que l’on évoque ici. C’est au contraire un écrivain -compréhensif, qui savait ce qu’était l’honneur, puisqu’il -signa jadis un article retentissant où il accusait -les cabots de <i>déshonorer</i> la vie, de <i>déshonorer</i> la passion, -de <i>déshonorer</i> la mort.</p> - -<p>Aussi, quand cet homme-là parle de Mélancolie, -de Désespérance et de Pessimisme, trois des plus -nobles choses qu’il y ait sous le soleil, cela paraît -aussi effroyablement douloureux et sacrilège que si -l’on pouvait voir Flamidien s’emparer de la Simarre -de Château-Thierry pour rendre la justice; que si -l’on apprenait tout à coup que l’Arétin s’est introduit -insidieusement dans le pourpoint de Roméo, et -chante l’amour à sa place sous le balcon de Juliette!...</p> - -<p>Cyrille Esghourde était venu, en courant, quelques -minutes après sa rencontre avec Georges Sirbach, -informer la Truphot qu’il ne redescendrait pas avec -elle à Bagnères-de-Luchon. Le cher maître condescendait -à le tolérer en sa présence; il l’avait même<span class="pagenum"><a name="Page_354" id="Page_354">[354]</a></span> -invité à dîner. Et il énonça la chose d’une voix chevrotante -d’émotion, avec un redressement orgueilleux -de son profil busqué. Médéric Boutorgne sentit -son âme distiller un fiel noir à la pensée que lui, un -écrivain et un artiste aussi, ne bénéficiait pas de la -même faveur, et que l’auteur du <i>Golgotha</i> n’avait -même pas daigné le remarquer. Une pensée néanmoins -le consola. Après tout, il n’était pas à proprement -parler ce qu’on pouvait appeler un confrère, -puisqu’il n’avait point encore réalisé la veuve. -Quand ce serait fait, quand, à son tour, il aurait un -hôtel et un nombreux domestique, Georges Sirbach -ne lui marquerait plus un pareil dédain. Qui l’empêcherait, -d’ailleurs, de surenchérir sur lui et de l’extraordiner, -s’il le voulait, par la virulence de ses -théories libertaires? Si le journal qu’il était dans l’intention -de fonder ne réussissait pas dans la réaction, -après quelques transitions savantes, il en ferait, au -bout d’un an ou deux, une feuille subversive. Une -fois qu’il aurait été décoré, rien ne le retiendrait -plus; il lui serait loisible de s’installer anarchiste et -de jouer de mauvais tours au gouvernement. Cela -serait d’ailleurs sans danger, puisqu’à l’instar de -Georges Sirbach il aurait accédé au million.</p> - -<p>La vieille femme, quand Cyrille Esghourde eût -tourné les talons, trouva la chose un peu mufle.</p> - -<p>—Nous plaquer comme ça!</p> - -<p>—Ce garçon-là ne saura jamais <i>ce qu’on doit aux -femmes</i>; il faut en prendre son parti, expliqua Boutorgne, -d’une voix réprobatrice. Et il proposa, en -manière de conclusion, de rejoindre le guide et les -mulets pour redescendre immédiatement.</p> - -<p>La Truphot, pourtant, depuis quelques minutes, -donnait des signes évidents d’effervescence. La vue<span class="pagenum"><a name="Page_355" id="Page_355">[355]</a></span> -de l’ex-satyriaque, le sacrifice de la sœur, cette histoire, -ces événements, où la chair exaspérée tenait le -premier rôle, la râclaient, la ruginaient intérieurement. -Ses joues flambaient maintenant à ces souvenirs -sous une poussée d’incarnat; ses mèches grises, -humides de la transsudation de son front, s’envolaient -sous le tic de sa tête agitée par saccades nerveuses. -Sa figure se plissait en myriades de petites -rides, tel un ris de veau. Mais ce jour-là, le ferment -qui la galvanisait toujours à la moindre occasion et -ne devait s’éteindre qu’avec elle, l’avait mise en un -tel désarroi, que sa plate laideur coutumière se haussait -presque au tragique de la furie qui n’est pas -sans beauté. Positivement, avec son torse maigre, ses -bras trépidés de longs frissons qu’elle n’arrivait point -à maîtriser, ses prunelles cerclées de fauve, ses -épaules inquiètes et sursautantes, qui semblaient -vouloir d’elles-mêmes rajuster une invisible nébride, -elle ressemblait à quelque vieille ménade qui va se -déchaîner. La fureur utérine était manifeste. Et ce -fut Siemans qu’elle choisit, comme Agavé choisit -Penthée, pour le déchirer sans doute. Stupéfait, -Médéric Boutorgne les regarda filer sur l’auberge—sous -le ridicule prétexte à lui donné d’y rechercher -un porte-cartes égaré durant le cours du -déjeuner.</p> - -<p>Resté seul, le gendelettre se sentit envahi par le -découragement. D’amères pensées investirent son -esprit, et il en scanda le deuil, les yeux vides et les -tempes bourdonnantes, en frappant de son alpenstock -les cailloux du chemin poudreux. Sa défaite -était consommée. En cet instant encore, c’était le -Belge que la veuve choisissait, c’était la brute qu’elle -réquisitionnait en dédaignant la littérature représentée<span class="pagenum"><a name="Page_356" id="Page_356">[356]</a></span> -par sa personne. Entre un garçon boucher -sentant le sang frais, et Spinoza, les doigts humides -encore de l’encre qui traça l’<i>Ethique</i>, la Femme -n’hésitera pas: elle choisira la brute: car le génie -est sans emploi dans l’alcôve, se dit Boutorgne. Mais -ce postulat n’arriva point à le consoler. Tous ses -efforts précédents étaient perdus; tous les engrais -avalés, tous les baisers vomiques, son duel même, -ne comptaient pas au regard de l’ingrate Truphot. -Il s’était dépensé en pure perte; elle ne l’épouserait -jamais. Et lui, un homme de talent, devrait -crever de faim dans son âge mûr, et n’aurait même -pas la chance qu’avait eue ce Sirbach de lever un -traversin rembourré de billets bleus. Pourtant il ne -voulait pas perdre la partie sans avoir lutté désespérément. -Nietzsche démontrait qu’on pouvait faire -des miracles avec la volonté. Eh bien, s’il le fallait, -dans sa lutte contre Siemans, il serait le <i>Surhomme</i> -qui ne recule devant rien. Une intelligence dressée -aux meilleures méthodes, comme la sienne, ne -devait jamais se courber sous l’autocratisme des -faits. Son imagination susciterait des circonstances -qui retourneraient l’état d’âme de la Truphot. On -allait bien voir qui allait l’emporter de la destinée -imbécile ou du Vouloir humain.</p> - -<p>Et Médéric Boutorgne, dans un grand coup de son -bâton ferré qui fit décrire à un caillou inoffensif une -trajectoire d’au moins vingt mètres, se confirma à -lui-même cette détermination irrémédiable: éliminer -le Belge coûte que coûte et s’il ne pouvait y réussir, -se venger impitoyablement.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_357" id="Page_357">[357]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">XV</h2> - -<p class="p2">C’était le seizième jour qu’ils passaient tous trois -dans la petite villa isolée de la rue du Mont-Ventoux. -Cyrille Esghourde était parti, s’expédiant en Espagne -dès le lendemain même de l’excursion, sans -être venu les voir, après leur avoir fait seulement -porter quelques mots d’excuses par le chasseur du -café <i>de la Bidassoa</i>. La maison ne comportait qu’un -rez-de-chaussée assez élevé et un premier étage mansardé, -de deux pièces seulement, dont une servait à -la bonne. Cette servante était très drôle. Sa conversation, -où fracassait un effroyable accent du Béarn, -se composait uniquement de sentencieux aphorismes -sur la cherté des légumes, l’impolitesse du garçon -boucher et de reniflements... Ses fosses nasales, -obturées, lui commandaient, à chaque minute, de -placer son index sur sa narine gauche, et de faire -entendre ainsi le cri du canard inquiet de sa lignée. -La bâtisse s’enclavait dans un jardinet rechigné -et poudreux qu’un autochtone, salarié par le propriétaire, -venait, une fois par semaine, molester -d’un rateau pessimiste et, au travers duquel, sans -aucun résultat appréciable, d’ailleurs, il promenait -un fallacieux arrosoir. Les boniments, la conversation -des bourgeois qui, chaque année, louaient cet -endroit, devaient avoir découragé toute tentative honnête -de la végétation. Les roses de juin et les glaïeuls<span class="pagenum"><a name="Page_358" id="Page_358">[358]</a></span> -ingénus s’entêtaient à ne point éclore et, seuls, deux -ou trois buissons hispides témoignaient d’un bon -vouloir tenace qui leur faisait s’agripper au passage, -de toutes leurs épines, aux vêtements des hôtes ou -des fournisseurs. Trois chambres à coucher, en -arrière de la salle à manger et d’un salon exigu, -s’ouvraient sur le corridor pénombral du rez-de-chaussée, -qui desservait également, tout au fond, la -cuisine et le petit retiro placé là à point, semblait-il, -par une trouvaille de l’architecte, pour -condimenter les odeurs culinaires de ses remugles -sournois.</p> - -<p>La Truphot et Siemans faisaient chambre à part, -tout au moins en apparence. Accompagnée de ce -dernier, la vieille femme filait ponctuellement, chaque -matin, dès dix heures, à l’Établissement thermal -pour y confier sa gorge aux appareils de fumigation -ayant assumé la curatelle de la vétusté, du découragement -et des végétations insolites, qui se permettent -de ravager sans aucun respect le larynx des -gens à leur aise, le larynx qui leur a été concédé -par la nature pour proférer, leur vie durant, le plus -de sottises possible. Elle en revenait vers midi pour -déjeuner et repartir ensuite avec le Belge qui ne la -quittait plus. La plupart du temps, Boutorgne restait -seul, vaquait l’après-midi à travers la ville, désorienté -et mélancolique. On ne l’invitait pas à faire de -compagnie la moindre promenade. La Truphot -paraissait même tenter tout le possible pour qu’il -prît congé et filât sur Paris, de sa propre inspiration. -Siemans qui, jusque-là avait montré un beau -désintéressement et un parfait dédain de toutes ses -tentatives de main-mise sur sa maîtresse sexagénaire, -avait-il compris qu’à la longue il finirait peut-être<span class="pagenum"><a name="Page_359" id="Page_359">[359]</a></span> -par devenir dangereux? Ou bien la veuve avait-elle -confessé que le gendelettre lui avait proposé, à -Suresnes, de l’enlever pour aller vivre, tous deux, -en Grèce, et s’y marier en justes noces? Toujours -est-il que Siemans braquait parfois sur Boutorgne -un regard où celui-ci pouvait démêler déjà la -volonté manifeste de procéder à son évacuation, -dès la première circonstance profitable. Et le -<i>prosifère</i> acharné sur Balzac, rué sur Beyle, ne trouvait -toujours pas l’expédient pratique, la talentueuse -machination, qui le débarrasserait de son rival. A -l’heure actuelle, il feuilletait les bas feuilletonistes, -les Montépin, les Jules Mary, les Decourcelle, les -Malot. Si ceux-là ne donnaient rien, il compulserait -Paul Bourget en désespoir de cause. Mais ce -dernier ne s’occupait que des gens distingués, ne -fournissait que le traquenard de salon. L’humanité -ne commençait pour lui qu’aux personnes qui ont -cent paires de bottines, comme Cazals. Penché sur les -bidets armoriés, il révélait au public, avec des cris -d’admiration, ce que la semence des gens du monde -contient de principes supérieurs. Et puis, il exprimait -en langage suisse des pensées de chef de rayon. -C’était à croire qu’il faisait fabriquer ses romans chez -Dufayel. Il était donc déraisonnable d’espérer qu’il -eût entrevu comme possible l’existence d’une femme -aussi démunie de particule que Madame Truphot, -d’un homme comme lui qui s’habillait à la <i>Belle-Jardinière</i>, -se chaussait chez <i>Raoul</i> et pratiquait le -rufianisme autre part que dans les salons du faubourg -ou les <i>pince-choses</i> de l’île de Puteaux. Seuls, -les romanciers populaires lui seraient secourables, -évidemment. Il y retournerait, les lirait ligne par -ligne. Diable! il allait oublier Georges Ohnet, le plus<span class="pagenum"><a name="Page_360" id="Page_360">[360]</a></span> -fécond d’entre tous, celui dont les monceaux de -volumes représentent dans la librairie contemporaine -quelque chose comme la <i>Cordillère</i> de la sottise.</p> - -<p>Il irait au plus tôt requérir à la bibliothèque municipale -quelques-unes des <i>Batailles de la vie</i>. Puis il -réquisitionnerait l’<i>Arriviste</i>, de Champsaur et <i>Sébastien -Gouvès</i>, de Léon Daudet, ce morphinomane -qui n’hésite pas à traîner dans les sentines du nationalisme -le nom de son père, l’auteur de <i>Tartarin</i>. -Qui sait, parmi les plus imbéciles on trouve quelquefois -l’embryon d’une idée qui devient géniale dès -qu’elle a été cultivée et mûrie dans la serre chaude -d’un esprit averti, comme le sien, par exemple? Il n’y -avait du reste plus à hésiter. Chaque soir, en effet, -il demandait ostensiblement deux lampes à la petite -servante renifleuse qui composait à elle seule tout -le domestique; il ne manquait pas de faire savoir -à la vieille qu’il se sentait dans une veine de -travail extraordinaire, et que, bientôt, le manuscrit -destiné à être signé par elle et lui serait presque -charpenté. Eh bien! Madame Truphot ne bronchait -pas; Madame Truphot ne manifestait aucun enthousiasme. -Elle se contentait de hocher la tête plusieurs -fois, d’un air maintenant détaché. Il avait eu beau -faire donner les réserves, sortir de sa malle et lui -exhiber une liasse de papiers de famille démontrant -qu’il pourrait relever, quand il le voudrait, son marquisat -créole, elle ne paraissait plus s’exciter sur la -possibilité de s’administrer une particule, un génitif, -dans un hyménée légitime. Que faire? que faire -alors si son imagination ou les inventions des -romanciers glorieux ne lui fournissaient pas la pratique -péripétie qui le débarrasserait du Belge? Il ne<span class="pagenum"><a name="Page_361" id="Page_361">[361]</a></span> -pouvait pourtant pas, dans une excursion de montagne, -le précipiter d’un coup de tête dans une crevasse. -Son tempérament de civilisé et sa nature -d’artiste protestaient d’avance contre la vulgaire -brutalité d’une pareille détermination.</p> - -<p>Un matin, comme il sortait de sa chambre, les -paupières violacées d’insomnie, Siemans, solennel et -componctueux, l’arrêta par le bras. Il avait une allure -inquiétante, un air de gravité insoupçonnable jusque-là -en ce lourdaud empêtré. Et le gendelettre, un instant, -redouta un discours de diplomate qui, avec mille -et une précautions ou circonlocutions, avise un confrère -que ses lettres de rappel sont sur le point d’être -signées. Mais l’amant de la Truphot, sans doute, ne -se sentit point à la hauteur d’une telle tactique; il -dédaigna tout prolégomène et tout déploiement oratoire -pour ne garder seulement que la gourme du -plénipotentiaire et dire à l’autre:</p> - -<p>—Mon pauvre ami, nous partons à Pau dans -huit jours et nous ne pouvons pas t’emmener. -Madame Truphot demande ce qui te serait nécessaire -pour gagner Paris.</p> - -<p>Atterré par ce coup du sort qui, bien qu’il s’y attendît -un peu, tombait sur son crâne comme la masse -d’un bélier tombe sur un pilotis, Boutorgne trépida -un instant sur ses courtes jambes pendant que des -flammèches de toutes couleurs dansaient devant ses -yeux vagues.</p> - -<p>Néanmoins, avec crânerie, il vint se planter devant -le Belge.</p> - -<p>—Alors c’est toi qui me chasses? questionna-t-il, -sa poitrine en côte de melon gonflée d’une humeur -belliqueuse.</p> - -<p>Siemans roulait un œil commisérateur, que gênait<span class="pagenum"><a name="Page_362" id="Page_362">[362]</a></span> -dans les coins un petit diaphragme de chassie matinale, -et il évaluait Boutorgne en promenant avec -insistance sur sa chétive personne un regard en -zigzag, qui supputait un à un tous les ridicules plastiques -du malheureux <i>matulu</i>.</p> - -<p>—Non, mon vieux, mais Madame Truphot a reçu -des lettres anonymes, dans lesquelles ton rôle se -trouve commenté sans bienveillance, et il ne faut pas -que sa <i>respectabilité</i>, à laquelle elle tient par dessus -tout, tu le conçois, puisse en souffrir.</p> - -<p>—Tu mens! Tu mens! s’enrageait Boutorgne, -devant la vision de toute sa carrière brisée.</p> - -<p>Le Belge sans doute eut pitié. Des sympathies confraternelles -l’envahirent. Peut-être aussi, superstitieux, -eut-il peur que trop de sécheresse d’âme indisposât -plus tard et, à son tour, le Destin en sa faveur.</p> - -<p>Il rétorqua:</p> - -<p>—Non, je ne mens pas; c’est en copain que je te -parle; il n’y a rien à faire pour toi ici. Tu peux -encore te créer une <i>situation</i> par ailleurs. N’use pas -tes forces contre l’impossible...</p> - -<p>Alors, remis d’aplomb en toute sa suffisance; se carrant -à nouveau dans son égoïsme et la bonne opinion -qu’il avait de soi, il se sourit béatement, se donna, -pour ravaler son interlocuteur, deux grands coups de -poing sur le thorax qui résonna comme du métal.</p> - -<p>Le <i>prosifère</i>, comprenant que la prolongation de -ce débat serait oiseuse, regagna sa chambre d’un -pas aussi solennel que celui de Napoléon après son -abdication, à Fontainebleau. Seulement, supérieur -à l’autre, il n’entailla aucun guéridon d’un canif -rageur.</p> - -<p>Il murmura:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_363" id="Page_363">[363]</a></span></p> - -<p>—C’est bien, je m’en irai dans quatre jours: le -temps d’attendre mon courrier.</p> - -<p>Mais le Belge sentit ses brutalités naturelles prédominer. -Il redevint féroce, n’ayant pas la victoire -élégante; voltant lui aussi, de loin, il jeta avec -cynisme, sans se retourner:</p> - -<p>—Tu as raison, car ferais-tu un chef-d’œuvre; -serais-tu un jour et tout ensemble Baudelaire et -Verlaine, Balzac et Flaubert, tous les types dont -tu nous rases, que tu pourrais encore te bomber...</p> - -<p>Et il éclata d’un gros rire. Une minute après on -entendit l’ocarina qui donnait l’envol à <i>Petite brunette -aux yeux doux</i>.</p> - -<p>Rentré dans sa chambre, Médéric Boutorgne envoya -rebondir, d’une bourrade, jusqu’aux rideaux de -la fenêtre, où elle s’accrocha en miaulant désespérément, -la chatte de Cyrille Esghourde, la malheureuse -Aphrodite, qui le hantait de préférence aux autres, et -était venue se frotter à ses jambes. Puis il se jeta sur -son lit, la joue appuyée à son coude, médita farouchement -en une pose romantique de héros terrassé par -le sort, besogna du plus aigu de son esprit à trouver -enfin le moyen de salut tant cherché. Et la chatte, -rassurée par son silence et son immobilité, peu à -peu s’enhardissait. Dans le clair obscur de la pièce, -avec son dos violâtre et chantourné, sa queue éployée -en forme de guivre de blason, elle escalada le dos -d’un fauteuil qu’elle écussonna, héraldisa, de sa ligne -inquiétante, quasi-fantômale, éclairée par les deux -topazes en flammes de ses yeux.</p> - -<p>Supprimer Siemans, oui, l’assassiner par un -moyen génial et qui n’éveillerait point le soupçon, -c’est à peu près ma seule ressource, pensait froidement -Boutorgne qui, malgré les apparences, ne<span class="pagenum"><a name="Page_364" id="Page_364">[364]</a></span> -s’avouait pas complètement vaincu. Tout, tout, plutôt -que de réapparaître au <i>Napolitain</i> sans faste et sans -gloire, comme par le passé. Faire un beau livre -n’était rien, l’emporter de haute lutte sur la vie -contraire, voilà où résidait le talent. Et il ne voulait -pas, lui, qui était destiné plus tard à de grandes -œuvres, se charger l’âme du poids de la déroute; il -ne voulait pas consentir à la castration morale du -vaincu. Parmi tous les procédés de meurtre sournois -et sans danger que la littérature avait inventés, il était -prêt à choisir le plus décisif. Mais auquel donner -la préférence? Son imagination surexcitée évoqua -d’abord les crimes fabuleux de l’Asie, le lacet de soie, -le venin de trigonocéphale injecté dans la veine jugulaire -pendant le sommeil, l’épingle d’or rapidement -insérée dans le cervelet. Puis ce furent les thyrses de -Bacchantes, les poisons de Locuste, l’aspic de Cléopâtre, -la coupe de Médée, l’étouffement sous des pétales -de roses découvert par Héliogabale, les breuvages -de la Brinvilliers, qui tous manquaient d’à-propos. Il -n’était point un dynaste oriental, un chef de Janissaires -séditieux, ou un prétendant de souche royale; en -tout cas il se trouvait par trop démuni d’esclaves noirs -pour œuvrer selon le mode asiatique. Restait l’assassinat -plus moderne, l’empoisonnement par certains -alcaloïdes qui ne laissent aucune trace, mais il était -dénué de connaissances en toxicologie, et le dangereux -de l’affaire était, en l’occurrence, le pharmacien toujours -délateur. Alors quoi? Qu’avait-il à sa disposition -pour en finir? Il avait le bouillon de culture du tétanos, -de la typhoïde, de la diphtérie, versé à pleines cuillerées -dans le potage comme l’avait enseigné M. Eliphas -de Béothus, le soir du dîner, chez la Truphot. -Oui, mais les flacons de coli-bacilles, de septocoques,<span class="pagenum"><a name="Page_365" id="Page_365">[365]</a></span> -ne couraient pas les rues. On n’en trouvait -chez nul épicier. Il aurait fallu être avantagé d’un -ami dans un institut séro-thérapeutique et lui avoir, -au préalable, filouté la précieuse fiole. Il n’était pas -dans ce cas. Bigre!... quelque chose de rudement -fort était la mouche charbonneuse, gorgée de pus -cadavérique, insinuée dans la chambre à coucher. Le -charbon donnait-il toujours la mort? Où trouver la -mouche à tarière empoisonnée? Pourquoi ne pas -injecter à Siemans, dans son sommeil, à l’aide d’une -Pravaz, quelques ptomaïnes puisées dans la charogne -d’un animal putréfié? Oui, mais si le Belge se -réveillait?</p> - -<p>Aucune de ces solutions ne satisfaisait complètement -Boutorgne. Et pour la première fois de sa vie, -il commença à douter de son esprit inventif.</p> - -<p>Sur les quatre heures de l’après-midi, le gendelettre, -qui avait déjeuné en ville, promenait dans l’allée -d’Etigny son front couturé des rides de la préoccupation, -raviné par la scarifiante idée fixe. Il n’avait -pas encore trouvé le mode d’assassinat inusité avec -lequel il pourrait perpétrer l’acte en tout repos, -sans avoir à redouter jamais le juge d’instruction ou -la fâcheuse Cour d’Assises. Malgré tous ses efforts, -sa cérébration avait été sans résultats, et il en était -venu à s’avouer à soi-même que, puisqu’il était resté -ainsi à court de toute invention, ce continent de -l’activité humaine qu’on nomme la littérature dramatique -lui serait fermé à tout jamais.</p> - -<p>Sous la feuillée épaisse, sous la voûte continue des -frondaisons de la célèbre promenade, la foule était -dense. Tous les kakatoës, tous les busards, toutes -les orfraies, tous les tiercelets et toutes les perruches -des perchoirs civilisés ou de la forêt de Bondy bourgeoise,<span class="pagenum"><a name="Page_366" id="Page_366">[366]</a></span> -réconciliés dans la même parade de sottise, -jacassaient, lissaient leurs plumes, ou se frôlaient -avec amour sous les ombrages conciliants, à l’heure -que préconise le bon ton. Cette humanité déambulante -n’était plus que sourires; les différents -individus qui la composaient, ayant chacun avantagé -leur plastique du rehaut et des vêtures qui étaient -pour la mettre en valeur et pour investir le prochain -de sexe adverse du désir d’y goûter, donnaient libre -cours à leur sociabilité. Des gens se présentaient les -uns aux autres, en émettant, la bouche fendue jusqu’aux -oreilles, les banalités émétiques qui, pour les -personnes bien élevées, servent à traduire, par -avance, la joie qu’ils éprouveront désormais à commercer. -Les grimaces congruentes à la bonne société -se multipliaient pour mieux masquer l’intention profonde -qu’avaient tous ces bimanes de se flibuster -réciproquement leur femme, leurs maîtresses, ou -leurs capitaux, avec toute l’hypocrisie et la cautèle -de rigueur. Les beautés du boulevard, les catins -érectionnantes, ayant transporté leur retape en Pyrénées, -circulaient sous des harnais fracassants, empierrées -de joyaux, malgré le plein soleil, et laissaient -derrière elles une rumeur d’exclamations admiratives -et un sillage de mâles en pâmoison. D’aucunes, -ayant réussi à appâter de leurs charmes quelque -crétin évidemment pécunieux, se hâtaient vers les -petits <i>gigotoirs</i> qu’elles s’étaient ménagés dans les -hôtels somptueux ourlant la voie de leurs façades -pontifiantes et niaises. A la table d’hôte Sacarron, à -travers les baies large-ouvertes, on pouvait apercevoir -le geste obscène de Jean Lorrain mangeant des -bananes, car il dînait là tous les soirs à cinq heures. -Près de lui, un officier de la Légion d’honneur,<span class="pagenum"><a name="Page_367" id="Page_367">[367]</a></span> -un bourgeois <i>autophage</i>, dévorait une tête de veau. -D’autres drôlesses, que le sort n’avait pas encore -favorisées, imprimaient à leur croupe une saltation -cadencée et s’efforçaient, en frôlant les hommes, de -les allumer au pyrophore de leurs hanches redondantes. -Et beaucoup parmi les conjointes légitimes, -qu’escortait un mari découragé, un mari dont le tripot -de l’endroit ou l’hiver dispendieux de Paris avait -anémié le revenu ou saccagé la matérielle, travaillaient -à rendre leurs prunelles fascinatrices, besognaient -pour déterminer l’éréthisme dans leur voisinage, et -lever, elles aussi, l’amant qui apaiserait les créanciers -et sauverait les meubles de l’Hôtel des ventes.</p> - -<p>Boutorgne, dans le désarroi de son esprit, et affreusement -seul parmi cette foule, considérait stupidement -depuis une minute, le respectable Mont Ventoux, -au front chenu, au chef enneigé, qui trônait, -patriarcal et majestueux, parmi le clan des pics de -sa tribu. Mais les yeux du gendelettre se trouvèrent -arrachés à la contemplation de ce furoncle géant par -une légère bousculade dont il fut l’objet. Un lot de -rastas émanés des Tropiques, au teint iodé, au complet -polychrome, circonscrits par le feu des gemmes -dont leur plastron, leur cravate et leurs manchettes -étaient imbriqués, venaient de le dépasser. Instinctivement, -en homme qui connaît la vie, Boutorgne -mit la main à ses goussets: sa montre de nickel et -la monnaie dont il était détenteur n’avaient point -déserté sa personne. Rassuré, il allait reporter ses -prunelles sur l’impassible Mont Ventoux, afin de le -bien implanter dans son esprit et de pouvoir en tirer, -si besoin était, une prose subséquente, quand, tout à -coup, il tressaillit. Les gentlemen de Montevideo ou -de Caracas, en débarrassant sa perspective immédiate,<span class="pagenum"><a name="Page_368" id="Page_368">[368]</a></span> -venaient de lui démasquer un spectacle inattendu, -une scène quasi-symbolique et représentative -à elle seule de presque tout l’ordre social. La Truphot -était devant lui, assise à dix pas, sur un pliant, et -un vieux Monsieur, grand, très grand, qui éployait -le chasse-mouches d’une longue barbe blanche, au -proboscide démesuré plongeant presque jusqu’au -faux-col, un vieux monsieur vêtu d’un <i>suit</i> gris clair, -que Boutorgne reconnut immédiatement pour être le -roi des Welches, se dirigeait vers elle, accompagné -d’un jeune homme mince et blond, son aide de -camp sans doute.</p> - -<p>En deux bonds, le gendelettre fut à portée, dissimulé -derrière le tronc rugueux d’un gros platane.</p> - -<p>La vieille, à la vue du roi, s’était levée toute -droite, la face cramoisie d’émotion joyeuse. Les mains -à plat sur la jupe, elle esquissait, dans sa gaucherie -ridicule, de successives et irréfrénables révérences, -qui faisaient plonger son buste maigre et donnaient -l’essor aux tire-bouchons de ses frisettes grises. -Les efforts manifestes qu’elle faisait pour proférer des -paroles d’accueil, pour émettre des propos de servilité -attendrie, n’aboutissaient qu’à lui faire propulser -de petits cris inarticulés. Siemans, près d’elle, -les joues envahies, lui aussi, d’une pampination -véhémente, ne savait plus où mettre ses mains, et -les fourrait alternativement dans ses poches ou l’entournure -d’un gilet, privé d’élégance, probablement -conditionné aux <i>Cent mille paletots</i> de M. Jaurès. -Un moment, son trouble fut si grand qu’il tira -par contenance un étui à cigarettes de la poche de -son veston, l’ouvrit, parut hésiter à en offrir une -au monarque plein d’aménité qui lui souriait avec -bienveillance, puis, finalement, n’osa pas et se contenta,<span class="pagenum"><a name="Page_369" id="Page_369">[369]</a></span> -avec sa grâce coutumière d’hippopotame atteint -de cor au pied, de faire tomber sa chaise sur les -jambes de l’homme couronné. Le roi, sans déroger -aucunement à sa parfaite et condescendante urbanité, -la ramassa d’un geste sans aigreur.</p> - -<p>—Votre santé s’améliore-t-elle, Madame? Vous -me verriez fort heureux d’apprendre que les eaux -vous sont secourables....</p> - -<p>La Truphot éperdue, bafouillait des Votre Altesse..., -des Majesté..., dont la plupart, d’ailleurs, n’arrivaient -pas à se libérer de sa salivation intempestive. -Une minute, au paroxysme de l’émotion, -elle alla jusqu’à l’appeler successivement: Mon -Roi!... Noble Prince!... <i>Grand Sire!</i>...</p> - -<p>Le Constitutionnel welche souriait toujours. Mais -désireux sans doute d’abréger les affres respectueuses -de la vieille femme, il tendit la main à Siemans, la -secoua par deux fois, en lui disant pour prendre -congé.</p> - -<p>—J’espère, <i>mon cher compatriote</i>, que vous -emporterez de Luchon le même bon souvenir que -moi.</p> - -<p>Accolades, embrassades des rois, des putes et des -marlous! ces derniers étant leurs meilleurs soutiens.</p> - -<p>Et quand le roi se fut mis en route vers l’hôtel -Sacarron où il logeait, Médéric Boutorgne put voir la -Truphot passer le bras dans son pliant, serrer avec -frénésie les mains de son compagnon, et l’entraîner -en courant, pour, sans doute, loin de la foule et des -regards profanes, aller cuver ensemble leur délire -enthousiaste.</p> - -<p>Ce que le prosifère ne savait pas et ce qui fournissait -l’explication de cette scène était ceci: depuis -dix ou douze jours, Madame Truphot, dans l’allée<span class="pagenum"><a name="Page_370" id="Page_370">[370]</a></span> -d’Étigny, faisait sa cour au Roi. Elle l’attendait là, -chaque quatre heures, sur une chaise, trompant les -longueurs de l’attente en coupant, avec des soupirs -et des larmes sentimentales, les pages de <i>Cruelle -énigme</i>, de Paul Bourget. Puis, du plus loin qu’elle -l’apercevait, elle lui adressait à distance force risettes -de ses vieilles lèvres parcheminées, exhibant le ris -de veau de ses joues plissées, ployant son dos en arc -de cercle, bien avant qu’il fût arrivé à sa hauteur, -allant même, un après-midi, jusqu’à le précéder, -pour, avec le Belge, effeuiller devant lui -des pétales de roses et d’œillets, négligemment, -comme sans y prêter attention. Vingt fois, peut-être, -elle avait recommencé le même manège, si bien -qu’un soir, vers six heures, le porteur de sceptre, -touché par les attentions de cette vieille dame qui -nourrissait pour sa personne un culte si exagéré, -était allé spontanément lui décerner quelques mots -aimables. Et chaque fois qu’il la rencontrait depuis, -il ne manquait pas de s’arrêter et de prendre des -nouvelles de sa santé.</p> - -<p>Exagérer sa courtoisie et son terre à terre hypocrite -avec quiconque du fretin, faisait partie, en -dehors de son royaume, de la politique de ce Chef -d’État, qui ne répugnait pas à être, en même temps, -le <i>miché</i> le plus sérieux de toute l’Europe. Ce monarque -très chrétien exerçait ailleurs, en Afrique, dans -une partie du Congo, le métier de négrier, y rénovant -de son mieux le commerce du bois d’ébène. Les -noirs y étaient suppliciés par dizaines de mille, les -villages brûlés, les fœtus arrachés du ventre des -femmes grosses, les enfants lancés en l’air et reçus -à la pointe des baïonnettes en un plaisant jeu de bilboquet, -quand il arrivait que les malheureux indigènes<span class="pagenum"><a name="Page_371" id="Page_371">[371]</a></span> -ne montraient pas assez d’empressement à -travailler sous la courbache, ou à livrer l’ivoire et le -caoutchouc qui servaient au roi à payer ses <i>passes</i> -dans les alcôves dispendieuses. Le bruit d’extraordinaires -bénéfices et de massacres à ravaler son -collègue Abdul-Hamid parvenaient de-ci de-là en -l’Europe amusée, qui continuait à lui faire fête et -savait qu’une partie de cet argent viendrait à ses -lupanars. Dernièrement, il avait fait traiter ses sujets -de Louvain comme ses esclaves du Congo, et il déchaînait -l’admiration de ses collègues en royauté pour la -poigne terrible qu’il cachait sous ses gants à côtes -rouges de gentleman. Chaque année, il accourait ponctuellement -faire une saison à Luchon où il expédiait -à l’avance son faux ménage,—ce qui ne l’empêchait -pas de goûter à toutes les grues retentissantes. -Et il venait, tout récemment, de se montrer impitoyable -pour les écarts de traversin des personnes -de sa famille, et de témoigner d’un rigorisme incoercible -en flétrissant, de façon publique, deux de ses -filles qui, à son exemple, s’étaient autorisées à coucher -illégitimement.</p> - -<p>Ah! si la Truphot avait été de sang assez noble -pour le recevoir chez elle, le traiter avec faste, -comme le comte Boni de Castellane venait de le -faire, et ensuite border ses draps en surveillant les -coups de rein de ce gigolo septuagénaire et diadémé, -c’eût été le couronnement de sa carrière.</p> - -<p>Médéric Boutorgne, derrière son platane et sur la -fin de cette scène, s’était mis subitement à gratter la -terre du pied, comme un jeune étalon. C’est qu’une -cinglée de lumière, une idée rayonnante, tel un éclair -fulgurant, venait de zigzaguer dans son esprit et de -l’emplir d’un crépitement de flammes.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_372" id="Page_372">[372]</a></span></p> - -<p>L’expédient tant cherché, le moyen qui assurerait -la victoire, il le tenait enfin! Oui, à regarder la Truphot, -Siemans et le roi des Welches se faire de réciproques -salamalecs, l’idée, jusque-là rebelle, s’était -offerte, s’était élancée, avec tout l’imprévu et la belle -furia des idées de génie. Et, maintenant, il filait le -long de la ligne des arbres pour se mieux dissimuler, -et ensuite il appuyait brusquement à gauche, pour se -jeter en ville, détalant toujours de son allure la plus -précipitée. Il s’était au moins embrayé à la troisième -vitesse, comme disent les chauffeurs. Parvenu devant -le bureau de poste de Luchon, il s’arrêta, s’épongea, -et, une minute, souffla à pleins poumons. A nouveau, -il ausculta son idée, pour voir si elle n’avait pas -perdu, à ses propres yeux, sa force déterminante et -le plus clair de sa magie, comme il arrive souvent -aux idées de génie qui, sournoisement, emballent -sur l’heure les cérébraux comme lui et apparaissent -enfantines dans l’instant qui suit. Non, la sienne, à -l’examen, conservait la qualité merveilleuse, toute -la force avec lesquelles elle était venue au monde.</p> - -<p>Alors, délibérément, il poussa la porte. Puis, -arrachant une feuille de télégramme de la boîte -appendue à la cloison fuligineuse de l’endroit, il -œuvra en l’élaboration d’une dépêche adressée à un -libraire de Toulouse dont il avait, au préalable, puisé -l’adresse dans un Bottin, obligeamment prêté par la -buraliste. En deux phrases concises, il priait ce commerçant -d’adresser aux initiales A. S. poste restante, -par le plus vertigineux et le plus prochain des -express, tout un lot de revues, de brochures, de quotidiens -et d’hebdomadaires spéciaux. Un mandat -télégraphique devait, d’ailleurs, accélérer le bon vouloir -de cet homme. Et, s’étant relu trois fois, Médéric<span class="pagenum"><a name="Page_373" id="Page_373">[373]</a></span> -Boutorgne, qui se sentait vivre une minute stendhalesque, -égale au moins à celles que vécut jadis Julien -Sorel, s’approcha du guichet et tendit son papier, -avec un front aussi impassible et le même empire -sur ses nerfs qu’avait pu en montrer le héros du -<i>Rouge et Noir</i>, lorsqu’il approcha l’échelle de la -fenêtre de Madame de Rénal, ou qu’il se prépara, -plus tard, à escalader le balcon et la personne de -Mademoiselle de la Mole.</p> - -<p>Quand il se retrouva dehors, des cloches et des -carillons sans nombre bien plus nombreux qu’à -Bruges-la-Morte—ville réputée pour l’effroyable pullulement -de ses sacristies et l’excellence de sa sodomie -monacale,—molestaient la placidité de l’atmosphère -et annonçaient l’imminence de la «croûte -au pot», du «potage bisque» ou de la «barbue sauce -câpres» dans les différentes tables d’hôte de la ville.</p> - -<p>D’un talon qui sonnait cette fois victorieux, et la -cigarette belliqueuse pointant sa tache de feu vers le -bord de son chapeau, Médéric Boutorgne regagna -alors en se dandinant et sans hâte aucune le couvert -frugal de la Truphot.</p> - -<p>Jamais les hôtes de la petite maison de la rue -du Mont-Ventoux ne s’étaient montrés si aimables -pour lui que ce soir-là. Siemans et la veuve semblaient -se livrer à son profit à un véritable tournoi -de prévenances et de politesses. En surplus d’un -potage au lait, il y avait une omelette aux pointes d’asperges -et un <i>poulet marengo</i>, plats que le gendelettre -affectionnait particulièrement, puis un foie -gras, aux truffes véritables qui avaient dû être commandées -exprès pour lui. La vieille femme prêtait -attention à tous les détails du service et la petite -bonne fut saboulée d’importance, parce qu’elle<span class="pagenum"><a name="Page_374" id="Page_374">[374]</a></span> -avait oublié, une fois, de passer à Boutorgne une -assiette chauffée à point. Si certaines circonstances -qui n’emportaient point l’amitié, comme voulut bien -le dire la maîtresse de céans, imposaient une -séparation douloureuse pour tous, rien ne pourrait -affaiblir ni diminuer leur sympathie réciproque. On -se retrouverait à Paris, l’hiver suivant, voilà tout. Là-bas, -loin des méchantes langues, on reprendrait la -bonne vie précédente. Et, comme la vieille hypocrite -déchira d’un sanglot, à cet endroit de son discours, la -sérénité du repas, et fit pleuvoir, dans son assiette, -une averse de larmes parfaitement machinée, elle -crut le moment venu de passer, sous la nappe, à -Siemans, pour que celui-ci la remît à son tour au -<i>prosifère</i>, une lettre toute froissée et maculée.</p> - -<p>—Vous pouvez lire, vous pouvez lire, cher ami, -autorisa-t-elle... vous verrez comme c’est immonde.</p> - -<p>Et Boutorgne ayant placé la chose—un papier -anonyme—près de sa fourchette, lut, en effet, qu’un -habitant de Luchon, soucieux de rester inconnu, -accusait la Truphot de coucher avec son amant: un -sale journaleux entretenu, cela devant son fils, -impuissant, lui, à empêcher cette infamie. Car l’auteur -de la missive, en toute ingénuité, prenait Siemans -pour la géniture de la veuve. Pas une seule -minute, d’ailleurs, le gendelettre ne douta que le -truc de l’épistole ne fût issu de la coopération de -leurs imaginations coalisées.</p> - -<p>—Pour l’honneur d’une femme, n’est-ce-pas? il -vaut mieux céder... lui disait le Belge; d’ailleurs, si -je pince le scélérat qui a écrit cela, il passera un -fichu quart d’heure.</p> - -<p>Mais Boutorgne, ayant repoussé la lettre après -avoir demandé un bol et un morceau de citron pour<span class="pagenum"><a name="Page_375" id="Page_375">[375]</a></span> -se laver les mains contaminées par cette ordure, fut -admirable de chevaleresque abnégation. Il avait -complètement oublié les paroles de Siemans, au -matin. Lui, Médéric, ne comptait pas, déclara-t-il, -ils ne devaient point se préoccuper de sa personne. -S’il avait pu prévoir que Madame Truphot, pour -qui il éprouvait une affection désintéressée dont la -preuve n’était plus à faire, subirait, à cause de lui, de -pareilles tristesses, il n’aurait jamais consenti à venir -à Luchon. C’était sa faute. Mais avec des intentions -pures, une âme liliale, peut-on prévoir jamais -la vilenie du troupeau d’alentour? S’il lui avait été -possible de conjecturer la dixième partie de ce qui -arrivait, certes, il aurait préféré se faire tuer dans -son duel avec le comte de Fourcamadan. Quant au -polisson qui avait perpétré cette petite immondice, -conclut-il, avec une candeur admirablement feinte, -nul homme d’honneur ne pouvait songer à se commettre -avec lui. Siemans devait donc le laisser tranquille. -Le châtiment d’un pareil être consistait en ce -qu’il ne pouvait comprendre l’amitié ou la Beauté, en -ce qu’il ne pouvait percevoir la noblesse ni l’altitude -des sentiments qui avaient prospéré en son âme à -lui, Boutorgne.</p> - -<p>Aussi quand le dîner fut achevé, après l’inévitable -discussion esthétique où tout vint aboutir et dans -laquelle le gendelettre exposa, en un compendium -lumineux, son mode de régénération humaine qui -devait rendre impossible le retour d’infamies semblables -à celles dont ils souffraient; après que la -Truphot eût déclaré qu’elle voyait le salut dans le -retour à la vieille religion de nos pères; après que -Siemans eût confessé sa foi en la rédemption sociale -par la musique conjointe aux sports athlétiques, à<span class="pagenum"><a name="Page_376" id="Page_376">[376]</a></span> -la sagace éducation du muscle: le foot-ball ou la -pelote basque, par exemple, dont il était, depuis son -arrivée à Luchon, un adepte fervent; quand fut -venue enfin l’heure du dormir, Médéric Boutorgne -passa des bras de l’une, dans les bras de l’autre, fut -imprégné par eux de larmes attendries, endolori -d’étreintes et aux trois quarts étouffé d’embrassements.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_377" id="Page_377">[377]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">XVI</h2> - -<p class="p2">Un opium d’espoir, un haschich divin de fol enthousiasme, -grisa le gendelettre cette nuit-là. Débarrassé -de Siemans par le coup de maître qu’il avait préparé, -il se voyait déjà, ralliant Paris après une année passée -à voyager à travers le monde, regagnant le Napolitain -après douze mois d’exode à travers l’Espagne, -l’Italie et la Grèce et, indissolublement marié à la -Truphot, laissant tomber, parmi les confrères ahuris, -la nouvelle qu’il allait fonder un grand journal.</p> - -<p>Il se visionnait dans le cabinet directorial, donnant -des ordres à son secrétaire de rédaction, brassant -des affaires, piratant le bien d’autrui, arrimant des -prises, comme il est de règle pour un potentat du -papier noirci qui règne sur trente deux colonnes. -Dans le brouillard indécis des jours à venir, il s’évoquait, -entouré d’appareils téléphoniques, le doigt -impératif, le verbe autoritaire, prenant ses dernières -dispositions pour que le ratelier de sottise où le -public vient brouter chaque matin fût abondamment -garni des luzernes et des <i>regains</i> affectionnés. Il -traiterait d’égal à égal avec les sommités politiques, -et il aurait à son tour de l’influence sur les destinées -de son pays. Sa feuille serait à grand tirage, car il -s’attacherait à prix d’or, en l’enlevant à un autre quotidien, -Charles Florent, un escroc notoire, un logicien -impeccable qui n’avait jamais été emballé par<span class="pagenum"><a name="Page_378" id="Page_378">[378]</a></span> -aucun enthousiasme mais seulement trois fois par la -police. Dans sa gazette, à lui, ce dernier, dont le solécisme -était aimé des foules, chanterait la Patrie, la -Famille, dirait son fait à l’Allemagne, et se lamenterait -congrûment sur les fils de roi que «leur mère abandonne», -comme la princesse de Saxe pour se prêter -à la saillie des précepteurs plébéiens. Avec lui, la -petite troupe éperdue des reporters faméliques -devrait filer droit. Le premier qui blufferait, à la -porte! Jamais il ne tolérerait qu’on lui carottât -des frais de voiture ou de déplacement pour perpétrer -des <i>interviews</i> de chic, et colliger d’imaginaires -feux de cheminée, après la manille, au café de -Suède.—Dites donc, vous, là-bas, Tirouflet, votre -viol, dans le numéro d’hier, était sans couleur; vous -ne poussez pas les choses assez loin.—Et vous, Flicampoix, -c’est à désespérer; je vous avais dit de -me mettre des morts comme s’il en pleuvait dans le -coup de grisou de lundi; il fallait insister sur la douleur -des veuves et des orphelins, Nom de Dieu! montrer -la terre qui crache du feu... évoquer l’enfer, la -géhenne, que sais-je? parler du Styx ou bien du -Dante... vous n’en avez rien fait, votre petit caca -était quelconque et sans pittoresque.</p> - -<p>—Mitasseux, au galop, faites-moi deux cents lignes -sur l’éruption des volcans de la Martinique. Foutez-moi -là dedans des raz de marée, des cyclones de -flammes, des pluies de cendres à n’en plus finir. Vingt -mille victimes au moins, et surtout, n’oubliez pas, -une croix de bois avec son Christ, qui reste seule -intacte, au milieu d’une ville détruite... pour la clientèle -bien pensante.</p> - -<p>Lui-même se chargerait de la politique, tous les -jours un filet, un éditorial <i>à la Magnard</i>. Ah, il en<span class="pagenum"><a name="Page_379" id="Page_379">[379]</a></span> -culbuterait des ministères... au moins autant que de -petites femmes sur le divan en pourtour de son -bureau. Toutes les cabotes, depuis la simple acteuse -jusqu’à la grande vedette, qui viendraient solliciter -un écho ou une lèche dans son papier, devraient -agir dans le sens horizontal et se documenter au -plus exact sur les rides de son plafond. Et les coups -de bourse donc! Quand son journal s’inscrirait à la -hausse sur les terrains aurifères de la planète Mars, -les chalets de nécessité du Sahara, ou le métropolitain -de Tombouctou, malheur à qui marcherait contre -lui. Et les belles campagnes patriotiques!.. La repopulation.. -la ligue pour la défense de la vie humaine.. -la protection des fœtus contre les traumatismes -abortifs ou contre l’hydraulique malthusienne.. Sûr, -il les ferait chanter à son tour les ambassades.. Le -Chargé d’affaires teuton devrait casquer d’au moins -deux cent mille s’il ne voulait pas voir insérer que le -Kronprinz, déjà investi de la syphilis l’année précédente, -venait de mettre le comble au deuil de sa -famille en s’unissant sournoisement, dans un mariage -morganatique, avec une chanteuse de café-concert.</p> - -<p>Le lendemain, après avoir averti la bonne qu’il -ne rentrerait pas pour déjeuner, il fila sur le bureau -de poste. Il n’y avait rien encore aux initiales -A. S. Trop fébrile pour songer à s’alimenter de -quoi que ce soit, il alla fumer de successives cigarettes -sur une chaise de l’établissement thermal, -près d’un des mille petits ruisseaux du parc radotant -à son oreille sa rengaine d’eau courante si chère aux -poètes de toute langue et de toute latitude, que le -plus futile détail des particularités de la nature a toujours -le don d’extraordiner. Repris d’inquiétude, -tourmenté par un malaise pessimiste, Médéric Boutorgne<span class="pagenum"><a name="Page_380" id="Page_380">[380]</a></span> -se demandait si, en cette occurrence encore, -le Destin ne lui réservait pas quelque nouvelle noirceur. -Enfin, sur les deux heures, n’y tenant plus, il se -représenta devant le guichet grillagé, où une vieille -demoiselle, en manches de lustrine, au porte-plume -planté dans le petit bouchon grisâtre d’un chignon -étiolé, interrompit un moment un ouvrage de tricot -pour lui remettre un volumineux paquet. Il le tenait, -il le tenait donc cette fois l’outil de sa fortune! Il la -caressait maintenant de la main la borne fatidique où, -tout à l’heure, allait venir se fracasser le char de Siemans, -l’aurige au dos versicolore! Et, comme la veille, -avec une magnifique possession de soi, sans qu’un -de ses nerfs se permît de broncher sous la férule de -sa volonté, le gendelettre arracha une minute de télégramme, -puis une autre encore, dans le dévidoir de -similis-buis fixé à la cloison, devant lui. La première -de ces dépêches partit à l’adresse du préfet des -Hautes-Pyrénées, à Tarbes, la seconde à l’adresse de -la Sûreté générale, à Paris, et toutes deux étaient -signées du même nom: <i>Opos</i>, car les humanités précédentes -de Boutorgne lui avaient permis de choisir -brillamment, parmi quelques autres dont il se souvenait -encore, ce substantif qui, comme on sait, signifie -œil en grec.</p> - -<p>Dehors, il enveloppa son précieux paquet d’un -journal, prit une voiture à l’heure, et se fit conduire -allée d’Etignym.</p> - -<p>Comme il l’avait diagnostiqué, la Truphot et le -Belge étaient là, assis tous deux côte à côte, dégustant -l’un et l’autre les gazettes nationalistes de Paris, -prenant patience, dans l’attente de la promenade -quotidienne du roi des Welches, dont ils espéraient -encore, sans doute, quelques politesses honorifiques.<span class="pagenum"><a name="Page_381" id="Page_381">[381]</a></span> -Et les ayant constatés, le <i>prosifère</i>, remonta dans son -locatis avec un ricanement qui n’aurait point déparé, -pensa-t-il, le masque de Machiavel.</p> - -<p>—Cocher, rue du Mont-Ventoux; vous arrêterez -à mon ordre. Dix minutes après, il trouvait fermée -la porte de la villa. Circonstance profitable et que le -sort pour une fois complice lui devait bien: la -bonne était sortie, dans le dessein, sans doute, d’aller -négocier l’achat des provisions du soir, ou de retrouver -peut-être le garçon de bains avec qui elle réalisait -le voluptueux simulacre de se continuer.</p> - -<p>Médéric Boutorgne avait une clé; il entra, poussa -la porte avec précaution, s’immisça dans la cuisine, -s’y empara d’un large couteau à découper, et s’assit -sur une chaise, pour, bien tranquillement et en toute -minutie, l’astiquer avec un torchon et la brique à -polir. Cinq minutes ainsi, il fourbit la terrible lame, -puis quand elle fut à point, redoutable et bien nette, -il en entoura la pointe d’un chiffon de papier, reprit -son paquet et pénétra dans sa chambre. Là, il déposa -le tout sur son lit, et couché à demi sur une petite -table lui servant à travailler, il tira à lui une large -feuille de papier qui, en quelques instants, se trouva -couverte d’un dessin bizarre. En lignes nettes et -précises, il y avait configuré un torse d’homme avec -la tête, l’attache des bras et le renflement des pectoraux. -Cela tenait à vrai dire plus de la planche -anatomique que de l’académie.</p> - -<p>Le cœur, les poumons, le foie, les intestins s’y -trouvaient indiqués avec l’encerclure des côtes, toute -la cage thoracique. Quand il eut fini de situer ces -viscères avec assez d’à-propos, il zébra la feuille de -petites inscriptions brèves, en écrivant de la main -gauche, pour dénaturer son écriture.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_382" id="Page_382">[382]</a></span></p> - -<p>—<i>Le cœur est difficile à atteindre, se méfier du -portefeuille qui fait cuirasse.</i></p> - -<p>—<i>Dédaigner les poumons où la blessure est quelquefois -guérissable.</i></p> - -<p>—<i>Le ventre est, en somme, l’endroit comportant -le moins d’aléa, et où le coup est toujours mortel.</i></p> - -<p>Le dessin séché à la chaleur de son haleine pour -éviter les traces compromettantes au buvard, Boutorgne -quitta sa chambre et passa d’une allure -décidée dans celle de Siemans. Il défit son paquet, -qui contenait une dizaine de brochures anarchistes -rouges et noires, au titre farouche et menaçant, des -journaux de petit format aux manchettes comminatoires, -des fascicules sans aménité où, à chaque page, -se trouvait proclamée la nécessité d’incendier sur -l’heure la porcherie sociale. Une ficelle tranchée d’un -coup de canif fit ébouler à ses pieds, en dehors du -papier d’emballage, cinq à six opuscules incarnats -intitulés: <i>Les crimes de Iaveh</i>, d’Aurélien Faible, le -plus notoire des bateleurs verbeux de l’Idée libertaire, -un drôle qui travaille dans l’anarchie comme d’autres -dans la traite des blanches, un Galimafré nauséabond, -qui dénonce sans relâche la malfaisance du -bourgeois, et gagne à ce métier, comme il s’en vante, -trente mille francs par an, employés non à faire de -la propagande, mais à trousser des femmes et à se -vautrer en des noces hypocrites, loin des compagnons -affamés qu’il a embarqués sur son bateau. -Cet écumeur de l’ingénuité révolutionnaire, qui a -réussi à sauver son épiderme de toute malencontre -quand ses disciples catéchisés par lui donnaient leur -tête sur l’échafaud, fait étalage de pauvreté dans un -galetas sordide de Montmartre et galvaude en d’innommables -ribotes les revenus de millionnaire qu’il<span class="pagenum"><a name="Page_383" id="Page_383">[383]</a></span> -extirpe a la simplicité des déshérités. Sa sincérité est -du même aloi que celle de Georges Sirbach et son -talent du même acabit que celui de Truculor. Les -miséreux, qui viennent ouïr ses conférences, ruissellent -bientôt sous les humeurs peccantes, la leucorrhée -intarissable, d’une sentimentalité de <i>premier à la -soierie</i>, dont il est l’éclusier vigilant. Il évoque à -chaque instant, par exemple, les «<i>oasis de l’avenir</i>», -chante sur l’air de «Au temps des cerises», le -«<i>temps d’anarchie</i>», parle des «<i>femmes qui, n’étant -plus obligées de se vendre, seront heureuses de se -donner</i>.» Et rien ne peut réfréner cette romance -scrofuleuse, cette averse implacable de fleurettes -bleues trempées dans le jus des écrouelles de la -niaiserie.</p> - -<p>Médéric Boutorgne truffa alors la couche du Belge -de toutes ces brochures, insinuant de préférence -celles d’Aurélien Faible sous le sommier; il en farcit -l’armoire ainsi que les piles de linge, et en plaça -quelques-unes sur la planche du porte-manteau. Puis -il inséra son petit dessin dans la doublure d’un vieux -veston, et, déchirant la couture du matelas, il y -hébergea le terrible couteau de cuisine. Dix fois, -il trembla à l’idée que la petite bonne pourrait -rentrer à l’improviste et le surprendre, mais le -sort continuait à le protéger. Maintenant, il ne restait -plus qu’à refaire le lit, à remettre toutes choses -en place. Satisfait de soi, il ramassa quelques tordions -de papier traînant à terre, borda soigneusement les -draps, aplatit la couverture, s’attardant à ces détails -en homme qui n’a que des éloges à s’adresser et, en -conséquence, décerne mentalement un satisfecit à sa -volonté trempée aux meilleures aciéries <i>Nietzschéennes</i>. -Il résista même, de son mieux, au besoin lancinant<span class="pagenum"><a name="Page_384" id="Page_384">[384]</a></span> -de proférer quelques-unes de ces paroles mémorables -que la littérature a mises dans la bouche de -ses héros ou de ses archétypes en des situations d’importance -à peu près équivalentes. Cependant, sur le -palier, il pensa que l’acte n’avait aucune valeur par -lui-même, après tout, s’il ne se réclamait d’un -parler adéquat, seul en pouvoir de le magnifier. Le -poing tendu vers un supposable horizon, il défia la -vie, le destin, l’au-delà, tout ce que les hommes -peuvent évoquer en désignant les lointains de leur -dextre crispée.</p> - -<p>—L’Intelligence a violenté la Fortune, proféra -l’avorton, le cou rentré dans le buste, et la bouche -presque au ras des épaules.</p> - -<p>Le reste de la journée se passa sans incident; la -Truphot et son amant, qui rentrèrent vers sept heures -pour dîner, l’entourèrent comme la veille d’attentions -et de prévenances émues. Siemans lui fit même -cadeau d’un porte-cigarettes arabe, en maroquin -noirâtre clouté d’acier, qu’il avait acheté pour lui près -du casino et sur lequel il avait fait graver: <i>A Médéric, -souvenir d’amitié.</i> Réintégré dans sa chambre, -après la détente de bavardage qui prolongea le repas, -il mit de l’ordre dans ses affaires, réunit en tas le plus -gros de ses nippes vagabondes, de façon à pouvoir -filer au plus vite si la nécessité d’un départ précipité -s’imposait. Et il se coucha très tard, assuré par avance -d’une insomnie fiévreuse, dans l’attente du soleil qui -devait prêter sa lumière à des événements d’ordre -capital pour lui.</p> - -<p>Le lendemain, les circonstances s’engrenèrent les -unes dans les autres comme il l’avait prévu, et le -dénouement escompté se déclencha bref et terrible, -couronnant ainsi sa stratégie d’un plein succès.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_385" id="Page_385">[385]</a></span></p> - -<p>Caché derrière les arbres obèses de l’allée d’Étigny, -il vit, sur les cinq heures, deux individus sans -élégance, aux mains énormes, presque aussi grosses -que celles qui, en fer-blanc, servent d’enseigne -aux gantiers provinciaux, deux individus, embellis -d’une redingote aux plis métalliques de frère mariste -en civil, se détacher subitement du roi des Welches -qui commençait sa promenade, s’approcher de Siemans -déjà prosterné, et le cueillir sans douceur pour -l’entraîner en dehors de la foule, malgré ses protestations -et les coups de pliant de la Truphot.</p> - -<p>—C’est un anarchiste que l’on arrête, disait Médéric -Boutorgne à quelques baigneurs témoins du fait; il -est venu ici pour tuer le roi des Welches.</p> - -<p>Et bientôt des cris de mort retentirent sur les talons -des deux policiers, de la vieille femme et de son -malheureux amant.</p> - -<p>—Branchez-le! branchez-le! il faut le lyncher!... -hurlaient des gentlemen du dernier genre dont les -moustaches, le capillaire et le reluisant profil, chaque -jour et durant de longues heures, étaient évidemment -sarclés, travaillés et entretenus, sans que jamais -leur intelligence parût bénéficier de semblables -soins.</p> - -<p>—Écorchez-le vivant! vociféraient, les ongles tendus, -d’affriolantes femelles du grand monde et du -demi dont la fonction unique, dans la société, consistait -à entrebâiller leurs orifices à tous venants.</p> - -<p>En quelques minutes, la figure du Belge fut gouachée -de rouge, pommelée de vert, sous les contusions -multiples. Extraordiné, rendu stupide par -l’invraisemblance de ce qui lui arrivait, il promenait -autour de lui des regards d’aliéné. Un moment, il -parut reconquérir le sentiment de la circonstance; le<span class="pagenum"><a name="Page_386" id="Page_386">[386]</a></span> -dos rond, les bras tendus en avant pour se protéger, -une épaule plus haute que l’autre, il protesta de -son loyalisme, de son amour d’entretenu pour toutes -les autorités sociales.</p> - -<p>—Vive le Roi... vive l’Empereur... vive le Président... -vive le Pape... vivent tous les Rois!.. hurla-t-il, -dressé sur les pointes. Mais sur lui, les cannes -des snobs se levèrent comme des sabres dans une -mêlée de cavalerie, retombèrent sur sa tête comme -elles étaient retombées sur le dos des femmes au -Bazar de la Charité. Les ombrelles des merluches -polyandres pointèrent vers ses orbites. Son effort -n’aboutit qu’à lui faire cracher trois dents, alors -qu’une de ses oreilles pendillait, sanguinolente.</p> - -<p>La police municipale, accourue à la rescousse, -réussissait enfin à faire la haie et à amener un fiacre. -C’est sans doute à cela que le rival de Boutorgne -dût de ne pas être écartelé vif.</p> - -<p>Effondré sur un banc, à portée de la scène, le <i>prosifère</i> -déliquesçait de joie sauvage, se pâmait en la -volupté des vengeances assouvies. Se moquer de -lui coûtait cher. Le rustre en garderait longtemps le -souvenir, même s’il parvenait à se tirer de là. D’ailleurs, -il aurait beau se défendre, jamais il ne récupérerait -la Truphot, car, en sa qualité d’étranger, les -brochures anarchistes incluses dans son lit et sa -chambre serviraient de prétexte plus que suffisant à -la police pour l’expulser, le restituer à sa belle Patrie. -Arrivât-il à démontrer surabondamment son innocence, -il n’en était pas moins fricassé.</p> - -<p>Deux heures après, désireux de ne rien perdre de -ces péripéties supérieurement amenées par lui, Médéric -Boutorgne alla établir une croisière au large de -la villa de la rue du Mont-Ventoux. Comme la brune<span class="pagenum"><a name="Page_387" id="Page_387">[387]</a></span> -venait, il aperçut le Belge sortant, le cabriolet au poing, -au milieu des deux argousins qui l’avaient arrêté, pendant -qu’un troisième, accompagné du juge d’instruction, -chargeait dans la voiture tout le résultat de la -perquisition. Ça n’avait pas traîné. Et à voir tous -les soins dont on entourait un petit paquet long et -étroit, le gendelettre n’eut pas de peine à se convaincre -que le coutelas de cuisine avait été saisi, lui aussi, -avec les fascicules et les livres subversifs. Le fiacre -passa à vingt pas de lui, peut-être, au milieu d’une -frange d’indigènes menaçants et de baigneurs hostiles -accourus jusque-là. Quand il eut disparu, au -trot allongé de ses deux tarbais pie, vers la gare sans -doute, Médéric Boutorgne pensa qu’il était de son -devoir d’aller, de son mieux, consoler la Truphot.</p> - -<p>Il la trouva assise au milieu de la chambre, les -mains posées à plat sur les genoux, l’œil arrondi en -disque, trépidant de tout son maigre corps en de -continuels sursauts régulièrement espacés, comme si -elle avait été placée sur une sellette d’électrocution. -Elle poussait des cris trépanants, de successifs hou! -hou! de terreur folle, la prunelle diluvienne, la stéarine -ravinée de sa face agitée de brusques remous, -happant l’air par saccades de sa bouche aux gencives -sanieuses et aux dents nécrosées. Elle gloussait, -hurlait: Adolphe! Adolphe! Et, Maria, la bonne -en désarroi, virait autour d’elle, une tasse à la -main, questionnant Madame, veut-elle du vinéraire?.... -Tout à coup, l’orbite de la vieille femme -parut s’orienter sur une vision particulièrement hallucinante. -La bouche crispée se tordit plus encore, -rétracta ses commissures; une langue enduite de -mousses gazeuzes issa, se démena pour ensuite se -réintégrer dans le trou noir de la gorge; les vêtements<span class="pagenum"><a name="Page_388" id="Page_388">[388]</a></span> -s’envolèrent, planèrent un instant sous la rotation -intérieure des membres affolés, et un glapissement -continu prit l’essor, pendant que la figure -devenait extatique et immobile sous l’emprise d’une -névrose exaspérée. La crise d’hystérie! pronostiqua -Boutorgne. Et, en effet, elle ne tarda guère: -les phobies accoururent, infligeant à ce cerveau de -rentière l’estrapade des hypnoses cauchemaresques.</p> - -<p>Elle tendait les mains autour d’elle comme pour -se préserver, les rejetait à son côté, les doigts frémissants, -semblant chercher un appui, une aide -impossible... Au secours!.... Au secours! hululait-elle.... -la torche... l’incendie.. les forêts flambent... -les villes croulent!... Ah! cette ruée! ce fleuve rouge -qui submerge le monde!... pourquoi m’avoir placée -sous une fontaine de sang, misérables? grâce!... -grâce!.. ils ont coupé la tête d’Adolphe et son sang -gicle dans ma bouche.. épargnez-moi.. je vous donnerai -tout.. ma fortune, mon or... laissez-moi la vie!. -Elle bondissait au-dessus de sa chaise, paraissait -vouloir, dans sa terreur paroxyste, ascensionner, -escalader l’espace à l’aide des détentes brusques de -ses reins spasmodiques. Puis, brusquement, dans -une dernière retombée du corps, elle resta immobile, -figée dans une sorte d’épouvante léthargique, de -catalepsie farouche, scrutant le vide de ses yeux -fibrillés de rouge, le bas de la face englué de crachats -huileux. Pris de peur, le gendelettre et Maria, -la portèrent sur le lit. Là, elle resta un instant, la -tête dans les coussins, et, subitement, se détracta, -se roula sur le ventre, telle une femme égorgée, -nagea avec les mains, cisailla l’air de ses jambes -écartées en forme de V et ramenées ensuite vers les -talons qui cliquetèrent comme des castagnettes.<span class="pagenum"><a name="Page_389" id="Page_389">[389]</a></span> -Alors un glougloutement tenace s’entendit; son ventre -borborygma; une malepeste terrible prit possession -de l’endroit, car elle se vidait comme un cadavre, -évacuant par toutes les ouvertures. Et, dans la -chambre, bientôt, ce furent les allées et venues continuelles -de la bonne étanchant l’ordure, convoyant -sans trêve le vase diffamé.</p> - -<p>—Ma fiancée! dire que c’est ma fiancée! murmurait, -<i>in petto</i>, le gendelettre. Et l’effroyable symbole -s’offrit à son esprit. C’était la Bourgeoisie, la classe -dirigeante, qu’avec son or scélérat, son imbécillité -congénitale et son stupre infectieux, la Truphot synthétisait, -de façon merveilleuse, dans son agonie -prochaine. Comme la vieille femme, elle finirait -abjectement, quand on lui aurait supprimé ses derniers -souteneurs, le Prêtre et le Soldat; elle s’anéantirait -immergée dans ses excrétions, sans force pour -lutter, sans courage pour se défendre; elle s’engouffrerait, -avalée par sa propre immondice, quand -accourrait la victorieuse multitude des Justiciers, ou -quand le peuple, ayant enfin refusé de se reproduire, -de se continuer, aurait décrété sa perte. L’analogie -était si juste et si profonde, que la Truphot, avant -d’être terrassée par la crise, réclamait Adolphe à -tous les échos—Adolphe qui était le prénom même -de Monsieur Thiers, un des plus notoires et des plus -féroces défenseurs de cette vieille hystérique qu’on -appelle la classe moyenne—Adolphe Thiers, le -plus squalide et le plus étronniforme des Bourgeois, -au dire du grand Flaubert.</p> - -<p>Cependant, la veuve ne mourut pas; un médecin, -que Boutorgne partit quérir au plus vite, comprima -le bas de l’abdomen, pressura les ovaires, et la crise -disparut peu après. Même le sommeil fut assez calme.<span class="pagenum"><a name="Page_390" id="Page_390">[390]</a></span> -Aussi, le lendemain, sur les neuf heures du soir, -comme la nuit tombait, un omnibus à galerie vint-il -se ranger près de la porte de la villa. Trois malles -y furent chargées, que Médéric Boutorgne avait bourrées, -la veille, pendant la nuit, après avoir décidé la -veuve à fuir avec lui, au plus vite, car qui sait si -l’idée ne viendrait pas à la police, de l’inquiéter, elle -aussi, pour avoir donné asile à un anarchiste? Sa -qualité de bourgeoise, dûment rentée et de situation -sociale avantageuse, l’avait sans doute prémunie contre -des poursuites immédiates, mais des ordres pouvaient -venir de Paris pour l’impliquer dans l’affaire. -Il valait mieux filer de suite, s’il en était temps -encore. En Espagne, on aurait tout le loisir de -rechercher les mobiles inconnus, de définir l’imprévue -et mystérieuse transformation qui avaient mué -Siemans en libertaire implacable. Il se promettait -d’appliquer à cela toute sa psychologie. Madame Truphot -opina dans son sens, car elle tenait pour infaillibles -les décisions de la police. La servante avait -donc été licenciée vers midi, avec un mois de gages -en supplément et un billet bleu donné comme -gratification par sa patronne munificente. Boutorgne -lui-même avait été la mettre dans le train pour Fontarabie, -où elle avait un frère chez qui elle se proposait -de passer quelques semaines. Eux allaient, si la -route était encore libre, se rendre à Perpignan, d’où, -par Elne, ils gagneraient Barcelone, et là mettraient -ensuite le cap sur Gênes.</p> - -<p>Déjà, les derniers cartons à chapeau étaient entassés -dans la voiture, car on n’emportait que les -<i>impedimenta</i> indispensables, en laissant au propriétaire -le soin d’expédier postérieurement sur Paris -tout ce qui restait du bagage. La Truphot, geignante<span class="pagenum"><a name="Page_391" id="Page_391">[391]</a></span> -encore, exsufflant des plaintes, matelassée de fichus, -embossée dans un ample manteau, venait de se tasser -entre les deux valises et, en minaudant par intervalles, -se laissait enlever tout comme Proserpine. -Médéric Boutorgne, une sacoche en bandoulière, la -cigarette aux lèvres, et le geste désinvolte, donnait -les derniers ordres en prévision de ce départ qui, -pour lui, devait aboutir enfin à la terre des Argonautes. -Déjà, il cueillait l’ultime sac à main au bras -tendu du jardinier qui, la casquette basse, exagérait -ses prosternements dans l’espérance d’un copieux -pourboire, lui soufflait dans la figure de surabondants: -mon doux monsieur.. oui mon bon maître... -et, très myope, lui faisait flairer le parfum de -trois-six de son haleine, en même temps qu’il lui mettait -sous le nez la loupe poilue ornementant son crâne; -déjà Médéric Boutorgne pêchait dans sa poche le -louis destiné à déterminer l’exode de cette affliction -de l’œil et de l’odorat, lorsqu’un coup de théâtre -formidable se produisit. Siemans était là, devant lui, -non pas dans un phantasme, mais en toute réalité, -avec sa figure tuméfiée, avec ses joues excoriées et -hersées par les ongles de la foule, avec, au front, les -trois ou quatre petites pommes d’api que les poings -contondants y avaient fait pousser la veille, et son -oreille mal rajustée. Les deux mains aux épaules du -gendelettre, momifié de terreur, il le secouait, lui -criant au visage, dans le sifflement bizarre de sa -bouche édentée.</p> - -<p>—Misérable! C’est toi qui as monté toute cette -affaire, et qui m’as dénoncé...</p> - -<p>Médéric Boutorgne se débattait; un flamboiement -rouge passa devant ses yeux à l’idée, qu’une fois de -plus, sa fortune s’écroulait. Il eut presque du courage,<span class="pagenum"><a name="Page_392" id="Page_392">[392]</a></span> -recula d’un pas, exhibant le canon d’un revolver.</p> - -<p>—Je suis en état de légitime défense; qu’il ne -me touche pas ou je le brûle, ce sale anarchiste... -ce régicide évadé...</p> - -<p>Un instant on put craindre que les deux hommes, -à l’instar de leurs collègues du boulevard extérieur, -allaient se ruer en beauté l’un sur l’autre, s’ouvrir -le ventre et se débobiner les tripes comme des serpentins -de pourpre; on put croire qu’ils allaient rouler -à terre, s’agripper réciproquement du harpon de -leurs doigts avec des hurlements tragiques, comme -deux mâles luttant pour la femelle ou pour la proie. -Hélas! ils n’étaient que des <i>petits hommes</i> bourgeois, -eux, et ils n’avaient pas, poussé à cette culminance, -le point d’honneur, ou l’insouci de soi-même, qui -déchaîne le massacre entre Sans-Peur de la Glacière -ou le Bicot de Ménimulche, par exemple. Le début -de leur confrontation fut tout ce qu’il y eut d’épique -entre ces deux entretenus de la classe moyenne. -D’ailleurs, en cette minute, le Belge venait de recevoir, -en travers du corps, lancée comme un projectile, -la Truphot délirante qui, à sa vue, s’était désencagée -de son fiacre et, dans l’extravagance de son -bonheur, poussait maintenant des cris de locomotive -en émoi. Elle s’était accrochée à son cou, et l’avait fait -tomber avec elle au milieu des hardes, du manteau -de voyage et des deux plaids ayant chûté de ses -épaules. Éperdue, elle l’embrassait, l’embrassait goulûment, -salivait sur ses joues; le baignait de larmes -attendries et du relent diarrhéique qu’elle dégageait -depuis la veille. Un moment, tous deux disparurent -presque, et se débattirent, à demi-enlinceulés dans -le tas des nippes étalées. Mais Siemans aidé du jardinier -qui recommençait à son adresse des: mon<span class="pagenum"><a name="Page_393" id="Page_393">[393]</a></span> -vénéré Monsieur... des: juste et bon maître... la -portait dans la maison, car elle gigotait déjà en un -prodrome de crise nerveuse, qui promettait d’être -identique à celle de la veille.</p> - -<p>Le gendelettre alors, s’interrogea. Les suivrait-il? -Oui, certainement. Le contraire serait trop lâche. -D’ailleurs, que craignait-il puisqu’il était armé, au -contraire de l’autre? Et il se décida, donna l’ordre -au cocher de descendre les malles, de conduire à la -gare ce qui lui appartenait en propre, franchissant à -son tour le seuil du jardinet.</p> - -<p>Siemans l’attendait dans le corridor, à peu près -calme maintenant. Sans doute, au fond de soi, devait-il -trouver d’une jolie force la machination de son -rival: ce qui lui faisait concevoir pour lui une sorte -d’admiration craintive. Puisqu’il triomphait, ne -valait-il pas mieux que les choses se passassent en -douceur? D’autant plus que le gendelettre pouvait -détenir en réserve une scélératesse aussi redoutable -que la précédente. Désormais, il était préférable de -ne le point pousser à bout. Néanmoins, il se planta -devant lui.</p> - -<p>—Tu n’avais oublié qu’une chose, Boutorgne, <i>c’est -que je suis de la Police</i>... Il m’a suffi de faire vérifier -mon identité à Paris.</p> - -<p>Aplati, laminé par cette déclaration, le <i>prosifère</i> -flotta un moment, à court de stratégie; il bredouilla, -puis chercha à se disculper par un mensonge proféré -avec l’assurance des plus probes sincérités.</p> - -<p>—Ce n’est pas moi qui ait fait cela, Adolphe; ce -doit être Cyrille Esghourde. Rappelle-toi ses propositions -à peines déguisées, le matin de Ponalda... l’amitié -dont il t’entourait, ton teint à la Rubens... tu n’as -pas voulu marcher... Alors...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_394" id="Page_394">[394]</a></span></p> - -<p>Le Belge hésitait; il oscillait d’une conviction à -l’autre, mais, après une pause méditative, il finit par -dire:</p> - -<p>—Non, non, çà ne peut être que toi... Va-t’en, -va-t’en...</p> - -<p>Et pour couper court à une conversation au bout -de laquelle il n’était pas sans redouter le revolver, il -tourna les talons, et pénétra chez la veuve. Boutorgne -l’entendit donner deux tours à la serrure et -pousser le verrou de sûreté.</p> - -<p>Il se retrouva seul, seul avec sa médiocrité à -laquelle les récentes péripéties le restituaient inexorablement. -Il n’avait plus qu’à partir, à regagner le -Paris hostile où il serait ridicule et désargenté plus -qu’auparavant. Hébété, il considéra, avec des affres -de stupidité, la petite lampe de jardin posée à même une -chaise dans le vestibule, le lumignon falot qui avait -éclairé cette dernière scène, car dehors la nuit imminait. -Il fit quelques pas et le bruit de ses talons sur -le carrelage vibra douloureusement dans son cerveau -où s’élaborait, goutte à goutte, le vitriol du désespoir. -Machinalement, il s’arrêta devant la cuisine, s’éloignant -malgré lui de la porte, car il ne voulait pas -encore contresigner sa défaite d’un exode sans -retour. Il spéculait, contre toute évidence, sur une -impossible conjoncture qui retournerait les situations -et arracherait la victoire à Siemans. Et, tout à coup, -une idée scélérate, une pensée terrible, une obsession -de criminelles représailles, l’assiégea, qu’il -chassa d’abord, mais qui reparut ensuite, harcelante -et forcenée, pour dominer enfin dans son esprit. La -cuisine s’ouvrait juste en face la chambre à coucher -du couple, et il remarqua que la porte de cette dernière -ne joignait pas exactement le sol, qu’il y avait<span class="pagenum"><a name="Page_395" id="Page_395">[395]</a></span> -à la base une solution de continuité, une fissure d’au -moins un centimètre et demi. Il recula déterminé à -fuir, mais revint bientôt à pas feutrés, souffla la -lampe, pénétra dans la cuisine, se cabra près de -l’évier, avança la main, la retira; vira une dernière -fois pour échapper à la hantise effroyable et, se décidant -enfin, blême et la bouche tordue d’un rictus de -terreur, il tourna le robinet du gaz qui fusa avec un -bruit doucereux et quasi-imperceptible. Alors, il fila -sur les pointes, referma soigneusement l’huis d’entrée, -en prenant la précaution de coller contre, au -ras de la dalle, le large paillasson de sparterie pour -empêcher l’air de se renouveler durant la nuit. Et -quand il traversa le jardin, il se vit approuvé, au passage, -par le sourire imbécile et béat de la lune, qui -se dégageait lentement d’un amas de nuages couleur -d’asphalte.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_396" id="Page_396">[396]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">XVII</h2> - -<p class="p2">Le train filait vertigineux, déchirant le sein de la -ténèbre de son éperon d’acier, se vautrant dans la -nuit, secouant un moment la torpeur des campagnes -du crissement et des plaintes forcenées de toutes ses -ferrailles en émoi. Un vacarme de métal épileptique -courait au ras du sol; les roues affolées battaient le -vide, semblaient s’amuser en des virtuosités d’équilibre, -puis retombaient, secouant les cloisons, et faisant -jouer, tel un harmonica, les vitres trépidantes, -pendant que la locomotive stridulait comme une -bête en gésine. Les essieux violentés se lamentaient -en des cris discords auxquels répondaient le ronflement -des viandes humaines éparses sur les banquettes, -le hiement des gorges malmenées par l’air empoisonné -du wagon, où se jouaient la fétidité des haleines -nocturnes et les pointes acérées des poussières -charbonneuses. Les gares traversées crachaient, faisaient -gicler, au passage, des lumières violentes, des -disques verts, des lanternes rouges, des fanaux violets, -laissant apparaître des silhouettes falotes d’automates -galonnés, pointillées de boutons luisants, agitant -d’un geste cassé et plein de nonchaloir, un petit -drapeau sale, roulé en tampon comme une lavette à -vaisselle. Les plaques de fonte grondaient menaçantes; -au sortir des halls fuligineux, une succession<span class="pagenum"><a name="Page_397" id="Page_397">[397]</a></span> -de heurts, d’à-coups, de crans d’arrêt, semblaient -menacer le convoi dans sa marche, s’acharner contre -lui, pour l’arrêter, le bloquer malgré tout. Et l’élan -reprenait. Une invisible cravache fouaillait la bête -monstrueuse, en rut de vitesse, qui laissait derrière -elle, sur la terre, un long frisson d’émoi. Les taches -d’encre des vallées, qu’ocellaient les flaques miroitantes -des mares ou des étangs, disparaissaient, coupées -de loin en loin par le vert pâle d’une rivière -ou la gibbosité d’une colline. Le sexe béant d’un -tunnel engloutissait tout à coup le rapide frémissant -qui reparaissait ensuite, comme un reptile gigantesque, -agitant ses souples anneaux, et dardant contre -les lointains sombres ses yeux nyctalopes.</p> - -<p>Depuis des heures et des heures, Médéric Boutorgne -roulait ainsi dans le fracas impitoyable qui -servait d’orchestration satanique aux plaintes intérieures -de son épouvante paroxyste. Une terreur -panique l’avait saisi, une fois son acte consommé. Il -s’était rué à la gare, requérant un billet, promenant -autour de lui des prunelles hagardes, redoutant -déjà que son forfait fût connu et qu’on vînt l’appréhender. -Mais non, son regard n’avait cueilli que -des figures placides et détachées, et, acculé dans -le coin de son compartiment, malgré le réconfort -de cette immédiate impunité, il avait de suite grelotté, -enviant désespérément le calme ou l’insouciance -de ses voisins. Vainement, il s’était chapitré, -se répétant à soi-même que la preuve de son -crime était impossible à faire, que le tout retomberait -sur la petite bonne et serait imputé à sa négligence. -Quand il portait la main à son front pluvieux, -une rosée tiède mouillait ses mains. Déjà il -avait saturé deux mouchoirs de cette transsudation<span class="pagenum"><a name="Page_398" id="Page_398">[398]</a></span> -fade, et maintenant il s’essuyait du revers de sa -manche, affolé par la nuit, par l’obscurité de ce recoin -tressautant où la lampe du plafond était voilée de -sa paupière de lustrine bleue.</p> - -<p>Une gifle de lumières polychromes sur le train. -Morcenx! L’arrêt fit sursauter un tas de chairs sébacées -qui jusque-là s’était contenté de ronfler dans -son coin, d’émettre des rauquements cadencés. Une -casquette de voyage, gris clair, se libéra d’un col -de pardessus; des favoris en fibre de bois, d’un -blond poussiéreux, parurent, agrémentant une tête -sphérique, aux lèvres minces, aux yeux en forme -d’accent circonflexe. L’homme tira par la manche -un autre voyageur arrimé dans l’angle voisin. La -bouche aux linéaments rectilignes, qui ressemblait à -la fente d’un tronc d’église, s’ouvrit et laissa passer:</p> - -<p>—Avez-vous suivi l’affaire intéressante que j’ai -plaidée au commencement de l’hiver? Le meurtre -Landajoux?</p> - -<p>Le colis humain réveillé, sans doute un rongeur -procédurier également, s’ébrouait.</p> - -<p>—Oui, oui,.. Ah! non, je regrette....</p> - -<p>Dans son coin, le sang de Boutorgne était au-dessous -de zéro.</p> - -<p>Voilà qu’on donnait un corps à son angoisse, qu’on -parlait de meurtre tout près de lui. Ses tempes battirent -comme des cloches; il diagnostiqua deux -policiers qui raffinaient, se jouant de lui, en artistes.</p> - -<p>Mais la conversation se poursuivait.</p> - -<p>—Mon argumentation était déterminante; tous -mes calculs avaient été établis pour démontrer que -l’héritier, qui était l’accusé, était exhérédé par le fait -même de la loi, et qu’il devait restituer à son co-héritier,<span class="pagenum"><a name="Page_399" id="Page_399">[399]</a></span> -le sieur Morizeau. L’accusation s’effondrait. Le -substitut qui est un homme loyal me complimenta. -Quant au président—un juriste—il aime assez les -conclusions bien faites.</p> - -<p>—Ils en sont tous là.</p> - -<p>—Oui, il nous l’a même dit, un jour, en termes -exprès, à Confolens: L’avenir est à ceux qui apportent -des conclusions bien faites...</p> - -<p>Maintenant, ce héros des prétoires agitait des petits -bras, et son torse énorme tanguait sur la banquette. -Il fouilla dans sa poche, en tira un étui à cigares, -offrit des havanes à trois pour un décime.</p> - -<p>—Vous savez que le tabac finit par paralyser le -cerveau, réprouvait son interlocuteur.</p> - -<p>—Au contraire, <i>ça éclaircit l’idée</i>.</p> - -<p>Le gendelettre, par deux fois, dut se coller le front -à la vitre, avec tant de force qu’il faillit la faire éclater, -pour ne pas céder à la tentation stupide de requérir, -de suite et par avance, les bons offices de cet -imbécile, de ce chicanous providentiel qui faisait -acquitter les accusés.</p> - -<p>A Bordeaux, bien que ses deux compagnons eussent -évacué le wagon avec leurs bagages, Boutorgne -n’avait pas osé descendre, redoutant imbécilement -le baudrier jaune qui plaçait les quais de la gare -Saint-Jean sous l’égide des lois, et vouait la personne -du gendarme à l’admiration continue et -aux suffrages d’amour de la quinquagénaire qui -tenait l’éventaire aux journaux. A Poitiers, n’y -tenant plus, il releva son col, enfonça son chapeau -sur ses yeux, que l’angoisse et l’insomnie -obscurcissaient d’une cire, d’une paraffine tenace, -et descendit avec des précautions de cambrioleur -méticuleux. Il se remonta d’un consommé, et après<span class="pagenum"><a name="Page_400" id="Page_400">[400]</a></span> -avoir tourné trois fois autour du kiosque de Hachette, -se rendit acquéreur de tous les journaux du Sud-Est -qu’il put trouver. Dans un accès de terreur folle, il -eut envie de fuir, parce que la femme le retenait un -instant pour lui rendre sa monnaie, et le considérait, -à demi-penchée, en fouillant, avec une contraction -de la joue, dans la grosse poche de son tablier bleu. -A nouveau terré dans son angle, il déplia ses gazettes, -et les rejeta, n’osant point les parcourir. Il les -reprit enfin, envahi par un froid intense qui rayonnait -de sa poitrine et congelait ses extrémités, les -mâchoires serrées comme par un étau, dans un trismus -que sa volonté était impuissante à combattre. -Il n’y avait rien, pas un écho, pas un fait divers -énonçant le crime ou l’accident de Luchon. Pour -dérouter son effroi qui subsistait malgré tout, il voulut -lire tous les articles, en pénétrer le sens; il n’y -parvenait pas et, arrivé au bas de la quatrième page, -il répétait avec une frénésie stupide le nom du -gérant, dont les syllabes de leur son intérieur semblaient -vriller son cerveau. Il avait beau s’injurier -lui-même, se répéter que, puisque l’acte était commis, -il fallait faire face à la nouvelle destinée d’un -front impassible, sa terreur augmentait à mesure -qu’on se rapprochait de Paris. Son âme, au lieu d’être -coulée dans un inoxydable métal, comme il l’avait -toujours cru, après s’être vingt fois analysé au cours -de sa vie, selon les méthodes de Nietzsche et de Monsieur -Barrès, n’était donc qu’en fondante gélatine? -Malgré lui des procès d’assises, des exécutions capitales, -se présentaient à son souvenir. S’il était pris, -condamné, exécuté, quelqu’un, au moment suprême, -crierait-il, bravo Boutorgne! comme on avait crié -jadis bravo Lebiez! Mais non, il ne serait pas<span class="pagenum"><a name="Page_401" id="Page_401">[401]</a></span> -inquiété; il échapperait sûrement. Il n’aurait même -pas de remords, ses nuits seraient tranquilles, pareilles -à celles des autres hommes.</p> - -<p>Comme eux il récupérerait facilement sa quiétude, -car si tous ceux qui ont commis quelque forfait s’en -allaient dans la vie, dévorés intérieurement par les -affres de leur conscience révoltée, il n’y aurait pas -beaucoup d’yeux limpides ni de visages sereins de -par le monde. Après tout, c’était la Fatalité qui -l’avait voulu. Au moment où il allait à son tour saisir -la richesse, au moment où il pouvait espérer goûter, -lui aussi, aux voluptés que procure l’argent; quand -marié à la Truphot, il aurait pu comme les autres -choisir désormais ses maîtresses, et serrer contre lui -des femmes jeunes et charmantes; quand il lui aurait -été permis de goûter à la Beauté enfin, alors qu’il -s’était contenté jusque-là des laissés-pour-compte de -l’amour et des rogatons de l’alcôve; quand il aurait -pu devenir quelqu’un, diriger un journal, donner de -soi au voisin une opinion avantageuse, faire trembler -les confrères, n’être plus en un mot le pauvre -hère que l’on traite négligemment, et qui se voyait, au -Napolitain, dans la nécessité de prolonger ses éclats -de rire pendant une durée minima de cinq minutes -à la moindre stupidité prétentieuse évacuée par les -pontifes; lorsqu’il se saisissait du bonheur pour tout -dire et de la liberté, la Destinée marâtre était accourue -pour lui faire lâcher prise. Et il ne serait pas vengé...—Saint-Pierre -des Corps, cinq minutes d’arrêt!</p> - -<p>A nouveau, dans son coin, avec une figure verte -et crispée de cholérique, il déplia des gazettes, des -feuilles de Paris et de province. Toujours rien, de -la première page à la dernière! Si, quelque chose, -les <i>Petites Nouvelles</i> lui apprirent que Molaert venait<span class="pagenum"><a name="Page_402" id="Page_402">[402]</a></span> -d’être nommé officier d’académie. Alors son angoisse -redoubla, il eut préféré savoir, être débarrassé de -cette taraudante incertitude au sujet de son crime. La -chose, évidemment, était imputable à un défaut d’informations, -mais lorsque l’homme en redingote, -coiffé d’une casquette blanche d’amiral, eût donné sur -le quai le signal du départ, il s’accrocha des doigts -au capiton de la banquette, semblant vouloir s’opposer, -résister à ce train qui l’emportait vers la dernière -étape, vers le Paris où il allait peut-être connaître de -sombres jours. Il lui apparaissait que, tant qu’il roulerait, -tant que le voyage n’aurait pas pris fin, l’Irrémédiable -ne serait pas prononcé. Il sentait toutes -proches les minutes formidables où le Sort allait laisser -tomber sur lui son verdict sans appel. Jamais il -ne pourrait lutter; s’il était pris, il avouerait! Et le -rapide, faisant craquer ses jointures, se rua à nouveau -dans son délirium de vitesse, s’envola au ras du sol, -tel une trombe de fer, dans le vrombissement des -rails, pendant que de chaque côté fuyaient les fils -télégraphiques, comme de gigantesques portées de -musique, dont les pinsons et les verdiers, badauds et -désœuvrés, perchés sur les parallèles noirâtres, la -queue en l’air, semblaient être les notes menues, les -croches ou les béquarres. Le long de la voie des peupliers -fusaient droit vers le ciel; d’autres, dénudés, -sommés d’une petite touffette de feuilles, ressemblaient -à de gigantesques cure-oreilles. Aux Aubrais, un voyageur, -son compagnon depuis Bordeaux, lui demanda -s’il n’était point malade à voir sa face contractée, -ombrée de teintes d’un violet sombre. Il fit signe que -non de la tête, et répondit qu’il avait seulement la -migraine. Mais tout de suite son épouvante s’exagéra. -Cet homme, sans doute, était de la police,<span class="pagenum"><a name="Page_403" id="Page_403">[403]</a></span> -comme Siemans; et il eut envie de fuir, de sauter à -travers la portière, sur la voie, coûte que coûte. Un -reste de lucidité le réfréna. Mais à partir de ce moment, -ses dents claquèrent, dans un petit bruit de -taquets heurtés, d’appareil Morse qu’on actionne régulièrement. -Et il en vint à rêver d’une impossible catastrophe, -d’une conflagration d’express qui, providentiellement—dût-il -périr—empêcherait le retour à -Paris. Désormais, il chercha en vain sa salive, voulut -en lui-même formuler des mots, pour se prouver -qu’il n’avait pas perdu l’usage de la parole et ne put -y parvenir. Tout valsait autour de lui, en une saltation -folle: le compartiment, le paysage, le plafond, -la lampe sphéroïdale, qui placée au-dessus de son -crâne, comme un œil, devait y lire, pensait-il, ses -plus secrètes pensées. Austerlitz! Il sursauta par -deux fois, comme si tout à coup un invisible pal se -fût insinué en lui. Le manœuvre qui, armé d’un -maillet, vint frapper les roues du train, lui parut -symboliquement river ses propres chaînes, une -manille de forçat ou des poucettes, qu’il ne quitterait -plus qu’au matin blême de la mort flétrissante. Quand -le train se remit en marche, cette fois, d’une allure -lente de convalescent ou d’épuisé, il n’était plus, dans -son angle, qu’un petit tas de chair roulé en boule. -Mais des cris et une salive d’épileptique lui sortirent -des lèvres lorsque le convoi, sous le tunnel, frôla le -Palais de Justice. C’est là qu’on le jugerait, pensa-t-il. -Et il versa ensuite dans un engourdissement torpide, -dans un coma qui effaça le réel et supprima l’ambiance.</p> - -<p>Maintenant le rapide avait stoppé. Des gens s’accolaient -sur le quai. Des maris tamponnaient de leur -barbe le visage et les orbites aqueuses de leur femme, -hoquetante d’émotion simulée. Des pères passaient<span class="pagenum"><a name="Page_404" id="Page_404">[404]</a></span> -leur moustache, comme une brosse à reluire, sur le -front de leur progéniture qui abandonnait une minute -le gâteau entamé pour escalader leurs jambes. Des -chapeaux tombaient sous le choc des embrassades.</p> - -<p>Des voyageurs, le dos incurvé, défonçaient de -leurs valises propulsées comme des béliers, au bout -de leurs deux bras écartés, la foule obstruant l’étroit -vomitoire. Les locomotives au repos, satisfaites du -devoir accompli, poussaient des hennissements aigus, -pendant qu’autour d’elles, les mécaniciens, la face -enduite d’un cold cream de cambouis, tournaient, -apaisant, du contact fébrifuge des burettes et de -l’éponge mouillée, la congestion de leurs bielles et -de leurs roues surexcitées. Deux employés à sacoches -cueillaient les billets sans conviction, et ne -déféraient que par intermittences aux questions -angoissées d’une cohue avide de renseignements. -Les gabelous, armés d’un morceau de craie, près des -portes, bonifiaient les bagages du signe de la rédemption, -après s’être documentés sur le linge intime et -n’avoir rien dédaigné du fumet des chemises sales -incluses dans le profond des malles. Le sous-chef de -gare courait entre les groupes, stimulant le zèle de -ses esclaves, dont la casquette bizarre laissait pendre -à l’arrière une sorte de lanterne vénitienne en -toile vernie, et il distribuait des amendes, en tétant -un sifflet de nickel. Les hommes d’équipe se lançaient -à l’assaut, au sac du fourgon, faisant décrire aux colis -une voltige savante, jouant au foot-ball avec les -menus paquets, charroyant du pied les petites caisses -étiquetées «Fragile», édifiant des portiques, -des sortes d’arc de triomphe bientôt éboulés avec -les <i>chapelières</i> recouvertes de toile grise, marquetées -des vésicatoires rouges, noirs ou blancs, que semblaient<span class="pagenum"><a name="Page_405" id="Page_405">[405]</a></span> -être les étiquettes des hôtels et de la consigne. -Et l’accueil immédiat de la civilisation parisienne, -à cette humanité accourue ou rapatriée des lointains -provinciaux, se manifestait sous les auspices de cinq -ou six grues circulant en des corsages de pourpre -fracassante ou des jupes outrageusement céruléennes, -à qui la compagnie, désireuse de ne dédaigner -aucune recette, avait sans doute concédé l’exploitation -de ces cent mètres de bitume avantageux.</p> - -<p>Quand le dernier voyageur eut été absorbé par les -porches de sortie, quand le quai, constellé de crachats, -fut restitué à la déambulation des morceaux de -papier d’emballage, des brandons de paille et des -vieux journaux, que les courants d’air forcenés précipitaient -dans un chassé croisé capricieux, quand la -dernière malle, après avoir reçu le nombre de contusions -et de blessures perforantes prévues par le -règlement, eut disparu, on put voir, devant le wagon -de Médéric Boutorgne, s’agiter tout un lot d’employés. -Un homme à galons d’or se hissa même sur -le marche-pied, parut remuer violemment son bras -dans l’intérieur du compartiment, puis, redescendit, en -haussant l’épaule d’un geste découragé. Une minute -après, deux facteurs de la voie, l’un aux pieds, l’autre -à la tête, emportaient quelque chose de mou, un corps -brinqueballant et roulé sur lui-même, en spirale. -C’était le gendelettre inanimé qui n’avait pu supporter -le poids de son crime. Transporté dans une salle -d’attente, affusé de vinaigre, malgré le réactif des -sels anglais et une demi-heure d’efforts, il ne reprit -point connaissance. En désespoir de cause, il fallut -le transporter à l’hôpital où l’interne de service diagnostiqua, -de suite, une fièvre typhoïde pleine de -savoir-faire.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_406" id="Page_406">[406]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">XVIII</h2> - -<p class="pch">Ni procréer ni détruire.</p> - -<p>L’audience finissait en une touffeur d’asphyxie. -Propulsés par la foule encaquée, une notable variété -de relents humains, exaspérés et fouaillés encore -par l’activité du calorifère, cherchaient à se réduire -l’un l’autre, se disputaient sournoisement la finale -prépondérance. Cela sentait l’houbigant, le chypre -de bazar, la dent cariée, le suint aigre d’avocat -échauffé, la jupe mouillée, la puanteur cauteleuse des -estomacs malades et le haillon de miséreux, car -une trentaine de pauvres diables, uniquement -ondoyés par l’averse, las, sans doute, de contempler -la Joconde, ou de s’exciter sur les Rubens, étaient -venus dormir là depuis que le Louvre, pour eux, -devenait sans intérêt. Le municipal, assis à la gauche -de l’accusé, en butte depuis midi aux œillades assassines -d’une grosse dame aux cheveux couleur sauce -tomate, dont le corsage amarante craquait sous la -poussée tenace d’une déferlante poitrine en fermentation, -avait décidé qu’il succomberait sur les neuf -heures du soir, son service terminé. Quatre filles -sortaient, convoyant chacune un vieux monsieur -congestionné: la Cour d’Assises, où jamais la <i>rafle</i> -ne sévit, étant, comme on sait, un champ d’opérations -merveilleux, avec sa cohue frôleuse, ses incidents<span class="pagenum"><a name="Page_407" id="Page_407">[407]</a></span> -dramatiques et ses luttes oratoires qui mettent -les nerfs à mal, et induisent impérativement en la -nécessité d’amour. Coup sur coup, le deuxième -assesseur venait, en lui-même, de réussir quatre -jeux de mots destinés à une feuille du soir, où, sous -un pseudonyme, il signait des charades et des -nouvelles à la main. Ce magistrat avait remporté -l’année précédente le second prix de calembour au -concours du journal <i>Le Pêle-Mêle</i>, et il s’entraînait -louablement pour, cette fois, décrocher la première -place.</p> - -<p>Et le Christ qu’il faut toujours évoquer quand on -parle du Prétoire, le Christ, succombant un peu plus -encore en cette fin d’après-midi sous le poids des -bétises entendues depuis qu’il faisait là son métier -de supplicié, érigeait, dans le fond de la salle, ses -aloyaux mystiques et ses deux bras fades de célibataire -trop continent.</p> - -<p>La Truphot et Siemans étaient là, assis en bonne -place, ayant bénéficié d’une invitation personnelle du -président. Car la veuve et le Belge étaient sortis -pleins de vie de la villa de Luchon, au lendemain de -la machination criminelle du gendelettre. Boutorgne -le raté, condamné à tout rater dans la vie, n’avait pas -même pu réussir ce petit assassinat. Il avait compté -sans une circonstance: la chatte de Cyrille Esghourde, -la chatte Aphrodite, qui était alors sous l’influence de -son sexe, après avoir concédé son amour et ses -faveurs à quelques matous bien râblés des environs, -était rentrée, la croupe copieusement ensemencée, -au milieu de la nuit, en poussant la petite fenêtre de -la cuisine, dont le loquet n’était pas mis: ce qui aéra -la maison. Elle paya de son existence le crime avorté -du <i>prosifère</i>. Le sort, d’ailleurs, se hâta de venger<span class="pagenum"><a name="Page_408" id="Page_408">[408]</a></span> -cette victime. Dix jours après, exactement, Boutorgne -décédait à l’hôpital à la suite de la fièvre typhoïde -qui l’avait investi.</p> - -<p>L’avocat venait de répliquer au ministère public, et -il se rasseyait parmi les murmures d’approbation de -la salle, tout en repêchant, par contenance, une manchette -timide dans le vaste entonnoir de sa manche. -Mélancoliquement, le Président des assises songeait -que cette fois encore il allait rater l’accusé. C’était -la cinquième tête qui lui échappait depuis moins -de deux ans. Comme le lui avait dit sa femme, au -retour d’une de ces précédentes et néfastes audiences, -il n’aurait jamais la croix de Commandeur avec une -pareille maladresse! Ce jour-là, cependant, il était -excusable, car il avait eu affaire à forte partie. Le -défenseur, en effet, était un avocat nouveau jeu, un -malin qui, dès le stage, répugna à chevaucher, pour -arriver au succès, la vieille jument corneuse et -bréhaigne de la routine. C’était un novateur, plus que -cela même, un psychologue, il faut bien le dire, -puisque ce mot confère le lustre ultime à l’intelligence -humaine, depuis que Monsieur Paul Bourget -a pris soin de définir la civilisation, promulguant par -surcroît la pensée aux gens qui se respectent, après -avoir enseigné la manœuvre du <i>spéculum</i> qui permet -de s’enfoncer sûrement dans les âmes contemporaines. -Cette jeune gloire du barreau avait donc un -procédé à lui, bien à lui, pour enlever l’acquittement. -C’était fort simple d’ailleurs: il étudiait son jury, pas -plus; scrutait les faciès, notait les attitudes, expertisait -de l’œil les vêtures, et tout cela, servant de -points d’appui à une induction d’une stratégie et -d’une sûreté merveilleuses, lui faisait déterminer les -tares, le mental, les manies, les goûts et les aspirations<span class="pagenum"><a name="Page_409" id="Page_409">[409]</a></span> -de classe ou d’individu de chacun des douze -membres composant la machine sybilline à éjaculer -les verdicts. La liste générale le renseignait exactement, -d’autre part, sur la position sociale des bimanes -occasionnellement graves qu’il lui fallait déterminer. -Avait-il devant lui, par exemple, comme ce -jour-là, trois ronds-de-cuir au masque bovin et glorifiés -par les palmes, cinq rentiers dont le ventre plein -d’emphase dénonçait le brio des déglutitions et la prépotence -des viscères inférieurs, un architecte dont la -moue improuvait la fade ordonnance de la salle, deux -officiers retraités, alcooliques, vénériens ou anencéphales, -<i>gens hircosa</i>, comme dit Perse, et un riche bookmakers -strapassé de bijoux? Il n’hésitait pas et, de suite, -improvisait sa plaidoirie. Au lieu de flagorner les jurés -en tas, de les enfumer avec l’encens éventé des vieilles -formules laudatives que se repassent les maîtres -du crachoir, il s’attachait à les séduire un à un, lui. Les -ronds-de-cuir, d’abord. Avec une extraordinaire souplesse, -une prodigieuse habileté, après les quelques -lieux communs obligatoires de l’exorde, il se lançait -en d’ingénieuses louanges sur l’Administration. Il vantait -la vie des bureaux, la stagnation parmi l’émonctoire -des paperasses, le travail paisible, la vie sans heurt, -qui vous font accéder à la sérénité de l’âme, et donnent -à l’intelligence, débarrassée de tout poids mort, cette -acuité particulière qui permet de décortiquer les -vaines apparences entassées à plaisir par le Ministère -public. Les <i>assis</i> se rengorgeaient; même, ils apprenaient -quelques-unes de ses phrases par cœur pour -les servir, le soir, à la manille, aux partenaires qui -tenteraient de ridiculiser leur profession. Puis, par -de subtiles nuances, par des dégradés insaisissables, -il arrivait aux rentiers. Leur classe constituait le<span class="pagenum"><a name="Page_410" id="Page_410">[410]</a></span> -rempart, l’indéfectible redan de la Société française. -Grâce à son concours jamais marchandé et à son -abnégation toujours prête, la Patrie, jadis, avait pu -cicatriser ses blessures, payer la rançon à l’envahisseur, -et étonner le monde par sa vitalité. La France -immortelle, la France qui renaît de ses cendres, ainsi -que le Phénix, Messieurs....., proférait-il en ces -tropes poncifs, en ces métaphores béotiennes, sympathiques -aux grandes éloquences du Barreau, et -qui font dire, au Palais, que maître un tel a du génie -comme Lysias ou Berryer. Pendant dix minutes, au -moins, il chantait les gloires du 3%, et rassurait les -rentiers en leur dénonçant comme impossible le vote -de l’impôt sur le revenu. Sans doute, chacun d’eux -regrettait-il qu’il ne fût plus célibataire, eux qui -avaient des filles à marier! Aux officiers, maintenant. -Celui-là, le petit gros, aux pommettes fibrillées, -comme par une potée de vers de vase sous-jacents, -avait été en Crimée, sans nul doute: son âge -en témoignait. Il réquisitionnait donc tout son -lyrisme, afin d’évoquer le Mamelon vert, pour, -ensuite, se rappeler à propos la concision de -César..... Le 8 septembre, au matin, le maréchal -Pélissier donna l’ordre au 63<sup>e</sup> de ligne et au 2<sup>e</sup> zouaves -d’avancer jusqu’au ravin de la Séméneskoïa..... Le -vieux à rosette n’en revenait pas; il crispait au bord -de son banc une main épaisse et rougeaude; de -l’autre, il s’arrachait le poil des oreilles pour mieux -entendre, et il pleurait à grosses larmes. Quelquefois, -il interrompait:</p> - -<p>—Il était sept heures, exactement, lorsque l’ordre -nous parvint, Monsieur l’avocat... Son voisin, à -monocle, aux moustaches en forme d’arbalète, était -un cavalier, sûrement; cela se voyait à sa jaquette<span class="pagenum"><a name="Page_411" id="Page_411">[411]</a></span> -bien coupée, à la raie médiane de la nuque, à la niaiserie -figée et prétentieuse de la face et aux <i>leggings</i> -avec lesquelles il était venu. Il avait dû faire 70. En -avant le Plateau d’Illy... le calvaire de Floïng... les -chevaux barbes des régiments d’Afrique... Il n’est -pas une charge. Messieurs, non pas une, pas même -celle des quatre-vingts escadrons de Murat, à Eylau, -qui aille plus avant dans l’épopée... Ah les braves gens! -les braves gens! comme s’exclamait l’empereur d’Allemagne, -lui-même... Touché, l’ex-officier saluait discrètement -de la tête. Et c’était le tour de l’architecte. S’il -diagnostiquait un petit manieur de tire-ligne, vite, il -exaltait l’aménagement, le confort moderne des clapiers -à bourgeois, qui permettent aux plus humbles -de participer aux bienfaits de l’hygiène; s’il conjecturait, -au contraire, un brasseur de plans gigantesques, -il faisait l’apologie de l’art contemporain qui -déposa, dans Paris, tant de monuments d’une difformité -sans seconde et d’une hideur prépondérante. -Quelquefois, pour être sûr de ne pas se tromper, il -alternait les deux cantiques. En dernier lieu, il -s’agrippait au bookmaker. A celui-là, il chantait -l’amélioration du pur sang qui permit de rénover -notre cavalerie; il disait les gloires hippiques et -la splendeur des Grands-Prix. Et l’homme au complet -quadrillé, <i>racé</i> tel un garçon de lavoir mais -bagué tel Héliogabale, qui, pour la première fois, -dégustait le panégyrique de sa profession, se sentait -attendri comme le jour où, en plein Derby de Chantilly, -sa maîtresse avait <i>levé</i> le duc d’Orléans venu -en France avec un sauf-conduit du ministère opportuniste—ce -qui avait amorcé sa fortune. Il était -forcé de réfréner sa subite tendresse et les premiers -témoignages de sa gratitude, pour ne pas lui crier:<span class="pagenum"><a name="Page_412" id="Page_412">[412]</a></span> -Jouez <i>Montézuma</i> à 12 contre un, dans l’Omnium; -c’est couru! Et l’avocat continuait, continuait; -maintenant, il en était à la péroraison... Les faits -de la cause il ne les avait évoqués que pour mémoire; -il ne s’en était servi que pour opérer la suture entre -les diverses phases de son discours. Qu’importait au -Jury? Celui-ci n’avait-il pas une dette de reconnaissance -à acquitter envers lui. Contrister un homme -aussi aimable, était-ce possible? Et les «Non» itératifs -et spontanés répondaient à tous les chefs d’accusation. -Maître Pompidor, d’ailleurs, n’avait qu’une -seule fois raté l’acquittement—par manque d’audace, -ce qui ne lui arriverait plus désormais. -Ayant appris, un jour, à n’en pas douter, qu’un -juré avait des mœurs antiphysiques, il n’avait pas -osé, dans sa plaidoirie, faire un éloge discret de la -pédérastie. Et son client avait été condamné à une -voix de majorité, la voix du juré sodomite!</p> - -<p>A deux ou trois reprises, en des audiences -antérieures, un même Président s’était efforcé, il -est vrai, d’intervenir, mais il avait été rabroué d’un -tel:</p> - -<p>—On porte <i>atttintte</i> aux droits sacrés de la -défense! qu’il se l’était tenu pour dit, cet homme, -et qu’il avait préféré se traduire, ce qui était plus -conjouissant, deux ou trois vers scabreux de V. -Martial, qu’il admirait fort, et qui l’aidait à endurer -les longues journées d’assises.</p> - -<p>Avec un pareil avocat, si on pouvait y mettre le -prix—10.000 au bas mot—il était sans danger, -comme on le voit, de trucider ses créanciers ou -d’égorgiller le voisin. L’assassinat, pour les gens -riches, Maître Pompidor ne plaidant pas pour le Pecus, -devenait un sport bien moins périlleux que l’automobile<span class="pagenum"><a name="Page_413" id="Page_413">[413]</a></span> -et beaucoup plus récréatif—à la condition -d’être doué, naturellement.</p> - -<p>Donc, ce procès allait une fois de plus aboutir à un -triomphe personnel, il en était sûr, car, avec l’inspiration -du génie, ne venait-il pas de répliquer au Ministère -public en citant un des mots d’esprit du Président -du Jury lui-même, qui était vaudevilliste à la -ville!</p> - -<p class="pc xlarge">⁂</p> - -<p class="p1">—Accusé n’avez-vous rien à ajouter pour votre -défense?</p> - -<p>L’homme déféré à la vindicte des lois, qui n’était -autre que M. Éliphas de Béothus, l’ancien commensal -de madame Truphot, s’était levé. Il était toujours -maigre et très grand, osseux et glabre. Ses yeux, -d’un noir inquiétant, semblables à deux grains de -raisin muscat sur lesquels on aurait marché, brasillaient, -comme au soir du dîner, derrière des paupières -bordées d’andrinople; et de ces orbites un peu -plus ravagées encore par le vice, la scrofule congénitale -ou les insomnies du talent—est-ce qu’on sait -jamais?—ardait un tel feu intérieur que l’on comprenait -fort bien que nul poil, nul capillaire, n’eussent -consenti à végéter sur un habitat aussi torride. Le -nez descendait acéré, froid et long comme une lame -de scalpel, sur une bouche chantournée et grimaçante, -toujours en forme de balafre de yatagan. Mais, malgré -la laideur agressive de cette figure, malgré les -traits en conflit dans toutes leurs lignes, un rayonnement -indéfinissable venait, par instants, magnifier -ce visage où la Nature avait affirmé tout le brio de -son dolosif savoir-faire. Un pantalon impeccable, un -gilet de soie, signés par un tailleur inspiré, ainsi<span class="pagenum"><a name="Page_414" id="Page_414">[414]</a></span> -qu’une redingote qui eût pu, tout comme pour Monsieur -Deschanel, pousser son propriétaire à la présidence -d’une de nos assemblées délibérantes, venaient, -d’ailleurs, corriger ce que l’allure générale pouvait -avoir d’insolite. Le corps penché au-dessus de son -banc, l’index et le pouce rapprochés comme s’ils réduisaient -une puce à l’impuissance, il parla, dans l’attitude -appropriée à toute démonstration rigoureuse.</p> - -<p>—Je pourrais, dit-il, profitant du droit que la loi -m’accorde, parler aussi longtemps que je le jugerais -utile à ma défense. Je pourrais discourir deux, trois, -cinq jours entiers, ou même quatre semaines durant; -je pourrais employer tous les modes de langage connus, -m’exprimer en alexandrins, en vers libres ou -en prose rythmée, usager les dernières formules littéraires -que Monsieur Hanotaux vient de léguer à -l’art contemporain, ou me servir du patois dosimétré -de Monsieur Rostand, que vous n’auriez point à -protester...</p> - -<p>Je pourrais même, si tel était mon vouloir, réquisitionner -la grâce attique de Monsieur Brunetière, ou -les inexorables déductions de Monsieur de Voguë et, -comme vous le supposez, il me serait facile, à l’aide -de ces moyens et de ces genres divers, d’anéantir -votre entendement. L’exercice de la parole, pour un -accusé qui défère à l’invite du Président, étant sans -limites, sous peine de cassation, rien ne me serait -plus aisé que de vous annihiler sans rémission. Après -avoir glosé à l’égal des maîtres que je viens de citer, -je n’aurais plus à vous redouter, puisque vous seriez -hors d’état de prononcer sur quoi que ce fût, et que -vous auriez, en peu d’heures, restitué au néant l’illusoire -apparence humaine à laquelle vous vous accrochez -avec tant d’âpreté. Je n’en ferai rien, cependant,<span class="pagenum"><a name="Page_415" id="Page_415">[415]</a></span> -car depuis que je suis prisonnier, depuis que je suis -un assassin nettement qualifié, j’ai horreur de l’artifice, -de l’oblique et de la cautèle. Et deux heures de -discours me suffiront. Jadis, lorsque j’étais encore un -honnête homme, je mentais à tous propos et à tous -venants, et je me servais des moyens sanctionnés -par la loi pour duper mon congénère en toute occasion -profitable. Comment donc répudier à jamais mon -ancienne et exécrable qualité «d’honnête homme» -et entrer ainsi dans le plein d’une condition de criminel, -si ce n’est en répudiant le mensonge qui est la -nécessité constante, en même temps que le plus délicat -plaisir de l’honorable citoyen? J’ai l’orgueil de -ma situation, et je rends grâce au destin de me l’avoir -impartie, depuis que ce truisme a pénétré mon intelligence: -à savoir que, dans une Société bien organisée, -les entreprises des assassins sont moins à -redouter, pour la plupart de ses membres, que les -entreprises des honnêtes gens...</p> - -<p>Des experts légaux ou cités par la défense sont -venus il n’y a pas une demi-heure déposer à cette -barre. Ils vous ont exposé componctueusement tous -les genres de folie ayant cours. Les uns, qui ont pris -la chose de très loin, m’ont rangé tout d’abord dans -la catégorie des dolichocéphales, d’autres dans celle -des sous-brachicéphales. Trois d’entre eux, pour -appuyer leur démonstration, ont sollicité de Monsieur -le Président la permission de me palper la tête. Un -petit, très vieux, avantagé de la rosette de Commandeur, -s’est écrié, vous l’avez entendu:</p> - -<p>—Si je pouvais, d’après la méthode de Broca, -emplir le crâne de l’accusé de grenaille de plomb—sans -qu’il soit besoin d’examiner le cerveau, tant le -cas est simple—je ferais la preuve, sans contestation<span class="pagenum"><a name="Page_416" id="Page_416">[416]</a></span> -possible, que nous nous trouvons en présence -d’un cas manifeste d’<i>hémophilie</i>.</p> - -<p>—Et moi, répliquait son contradicteur, un grand -maigre avec une tache lie de vin sur l’œil gauche, et -moi, s’il m’était donné de mesurer sa capacité cranienne -à l’aide de sable, contrairement au procédé -de Broca, j’établirais indiscutablement qu’il y a là -les manifestations péremptoires de l’hystérie <i>biophobique</i>. -Une nodosité de la boîte osseuse a -rétréci sans nul doute la cavité cervicale et déterminé -le repli d’une muqueuse avec adhérence certaine...</p> - -<p>Comme le conflit tournait à l’état aigu, Monsieur -le Président a dû intervenir pour les empêcher de -se pugiler à l’audience, alors qu’à bout d’arguments, -après s’être jeté à la tête l’École de Nancy, le professeur -Toulouse et le docteur Lombroso, ils allaient -en venir aux mains. Et bien! tous étaient imbéciles, -ou mentaient impudemment. Je ne suis pas atteint -de vésanie, d’aliénation mentale, comme ils l’ont -affirmé, et point n’était besoin de tant de détours -ni d’un pareil abus de vocables tirés du grec. Ils -n’avaient qu’à énoncer cette évidence, sans controverse -possible, ils n’avaient qu’à formuler ceci: la -cervelle des gens de ma caste, le crâne des bourgeois, -et par conséquent le mien, élabore à l’ordinaire, -grâce à une éducation et à un entraînement appropriés, -plus de caca que l’intestin. Le cerveau des -bourgeois étant indéniablement une tinette, qu’a-t-on -besoin d’ajouter après cela? Ainsi, j’étais expertisé -du coup. Mais vous pensez que je suis occupé à -vérifier l’opinion émise sur moi, à faire la preuve -que je suis fou. Non, seulement, je vous le répète, -délié de tous les liens civilisés, j’ai maintenant horreur<span class="pagenum"><a name="Page_417" id="Page_417">[417]</a></span> -du mensonge et de la sottise. Or, tout le monde a -menti devant vous: les témoins dont l’intelligence et -la lucidité ne vont pas jusqu’à se remémorer exactement -ce qu’ils ont vu, et le Ministère public qui prête -à nos actes des mobiles qu’il sait parfaitement erronés. -Celui-ci ment par métier, et gagne à cela autant -d’honneur que de profit: ce qui le fait jalouser par -mon avocat qui vient de flagorner les jurés, lui, qui a -vanté leur bêtise, leur ignorance, leurs turpidités, et -qui allait me faire acquitter, l’animal, si je n’étais -intervenu à temps, moi, qui ne saurais endurer, -depuis que je ne suis plus un homme respecté, qu’on -jette les baves et les mucus du mensonge, les purulents -crachats de l’hypocrisie sociale, au visage de la -grelottante, nitide et virginale Vérité!</p> - -<p>L’acte d’accusation me reproche d’avoir, en moins -de deux ans, commis cinq assassinats, successivement -sur la personne des sieurs Auguste Moulubas, -dit «l’Albinos du Sébasto», Félix Mitou, dit «la -Punaise des Abattoirs», Ernest Loupi, dit «le Deschanel -de Ménilmonte», Emile Leviandé, dit «le -Costo de Javel» et Son Excellence Marie Serge -Demétrius de Soukanarine, prince de Tépéïoff, lieutenant -aux Chevaliers-gardes de S. M. l’Empereur -de Russie.</p> - -<p>Pourquoi un homme comme moi, inscrit au Tout-Paris, -membre de deux grands cercles, et possesseur -par surcroît de trois cent mille livres de rente, a-t-il -assassiné cinq personnes, dont quatre étaient des souteneurs -avérés? Voilà ce qu’il serait peut-être intéressant -de déduire, car j’imagine que vos intelligences, -Messieurs de la cour et Messieurs du public, ont, -depuis longtemps, fait justice de la divagation des -scientistes qui m’arbitrent fou à lier et que votre<span class="pagenum"><a name="Page_418" id="Page_418">[418]</a></span> -droiture naturelle s’est révoltée, d’autre part, devant -la manœuvre géniale mais artificieuse de mon avocat.</p> - -<p>S’il faut en croire l’état civil que m’assigne l’accusation—état -civil faux peut-être—je suis issu de la -conjonction cutanée d’un couple de bonnetiers enrichis, -et je vins au monde dans le Faubourg Saint-Denis, -en la maison même qu’illustra pour jamais la -naissance de M. Félix Faure. Toujours d’après l’accusation, -je vécus ma jeunesse parmi le pilou, les -cotonnades, la rouennerie et les mouchoirs de Cholet, -à l’exemple de Sully-Prudhomme. Comment suis-je -donc parvenu à ce mode cérébral si compliqué, -auquel la science, tout à l’heure, n’a rien compris? -Oui, comment, engendré par des gens aussi simples, -dont la cogitation et la volition étaient pour le moins -problématiques ou comparables seulement à celles -des arapèdes et des vieux parapluies, comment suis-je -devenu, moi, au point de vue mental—je m’autorise -à le dire—une sorte d’objet d’art, quelque chose -comme un de ces vases murrhins, œuvres des Parthes -et de la Carménie, une de ces coupes que Corinthe -fabriquait jadis, et qui mariaient à la transparence -adamantine du cristal les lueurs fugaces, métalliques -et capricieuses des plus subtils émaux? Oui, comment -suis-je devenu cela, moi, alors qu’eux, mes auteurs, -restaient la poterie fruste, l’argile grossière façonnée -maladroitement par une Société abêtie? Voilà ce que -je ne m’explique pas. Quelque inconnu aura, sans -doute, au lieu et place de mon père, jeté dans mes veines -un sang moins plébéien, un sang distillé et -décanté vingt fois par les alliages les plus généreux, -ou bien encore sublimé par le feu divin du génie... -Mais... je vois aux mouvements de l’assistance et des<span class="pagenum"><a name="Page_419" id="Page_419">[419]</a></span> -jurés, qu’une lourde réprobation, de ces paroles, doit -être la récompense... Qu’ai-je dit Messieurs?... Ah! -c’est vrai! j’ai jeté le soupçon sur ma mère, ma mère -qui n’était peut-être pas la conjointe d’un bonnetier. -Pourquoi de tels sursauts indignés? Ne vous avais-je -pas averti tout à l’heure que je n’adorais plus qu’une -chose, que je n’avais plus qu’une idole: la Vérité. En -parlant ainsi, sans aucun souci de la déférence filiale, -j’ai sans doute, à vos yeux, perdu le droit de me -réclamer encore du ton de la bonne compagnie. Mais -laissez-moi vous dire que les gens bien élevés, le parfait -crétin ou l’académicien reluisant, ce qui est la -même chose, qui sacrifient avec ténacité aux belles -manières, à la mode, aux bienséances, non moins -qu’aux opinions reçues, sont animés d’un tel besoin -de sacrifice qu’ils paraissent, aux convenances, avoir -sacrifié jusqu’à leurs vésicules séminaux. Or, moi, j’entends -déambuler à mon aise dans l’idéologie des gens -qui ne sont pas émasculés. Traitez-moi de cynique, de -fils dénaturé, d’impudent ou d’amoral, cela m’indiffère, -puisque le premier qui parla d’immoralité fut sans doute -un impuissant ou un pédéraste s’efforçant de donner -le change; tout comme le premier qui inventa la Loi, -et assura ainsi la sauvegarde des canailles à venir, fut -à n’en pas douter, un scélérat condamné par l’opinion -pour un méfait notoire et qui s’efforça désormais d’avoir -raison devant tous par un subterfuge inattendu. Ceci, -nettement déduit—et il est bien malheureux que de telles -évidences vous viennent d’un assassin—pourquoi -me priverais-je d’émettre à propos de ma mère une -hypothèse vraisemblable? Que me font vos billevesées -sociales et le respect préconçu des ascendants -immédiats? Ma mère m’a jeté de force dans une -aventure qui s’appelle la vie, dans une effroyable<span class="pagenum"><a name="Page_420" id="Page_420">[420]</a></span> -aventure dont je ne puis sortir que par la mort. Elle -ne s’est point préoccupée de savoir si ma mentalité, -mon caractère et mes aspirations, qui ne devaient -surgir que plus tard, s’adapteraient à la vie. Elle m’a -conçu par plaisir et mis au monde par nécessité. Elle -m’a précipité de force moi, <i>pauvre ovule sans défense</i>, -dans un monde auquel, peut-être, je n’aurais pas -souscrit. Pourquoi voulez-vous que je lui décerne le -respect et l’amour, tout de suite, <i>à priori</i>, sans jamais -réfléchir sur un pareil forfait. <span class="smcap">ni procréer ni détruire</span>, -c’est la loi de la civilisation supérieure dont je n’ai -pu, hélas! réaliser que la première partie. Elle a -obéi à la Nature, direz-vous, triste explication! Elle -m’a donné le jour, pourriez-vous ajouter encore, mais -c’est justement ce que je lui reproche. <i>Abstiens-toi</i>, -a dit le philosophe athénien. Esclave imbécile d’un -instinct scélérat, que n’a-t-elle pu connaître et goûter -la divine sagesse, en cette parole incluse!</p> - -<p>Vous le voyez, il faut en prendre votre parti; je suis -de ceux dont parle le Dante, «qui blasphèment Dieu -et leurs parents, la race humaine, le lieu, le temps -où ils naquirent et la semence de laquelle ils sont -issus.»</p> - -<p>Messieurs, je continue... A la fin de ce discours, -mais seulement à la fin, je dévoilerai ma personnalité -réelle; jusque-là je veux bien consentir au <i>curriculum</i> -que l’avocat de la République m’a imparti, -réservant pour plus tard les aveux définitifs sur -l’être énigmatique que je suis. Vous pourrez alors -toucher du doigt l’inanité de vos instructions judiciaires -et le ridicule de vos débats d’assises. L’ordinaire -cortège des témoins, préalablement travaillés -par les agences Tricoche et Cacolet à 50 francs le -faux témoignage, l’éloquence glaireuse du Ministère<span class="pagenum"><a name="Page_421" id="Page_421">[421]</a></span> -public, les lieux communs en décomposition des -grands avocats, sont, à n’en pas douter, pour que la -femelle du gorille s’applaudisse de n’avoir pas, avec -son espèce animale, versé dans la Parole, et partant -dans l’idée de Justice, quand la chute qui la précipita -du haut d’un cocotier et la peur qu’elle en ressentit -lui firent faire cette fausse couche qui, depuis cette -minute mémorable, s’appelle l’Homme.</p> - -<p>Mais, pour en revenir à ma cause personnelle, et -s’il faut en croire le porte-vindicte de la Société, je -me montrai jusqu’à la mort de mes parents un fils -parfait, une géniture en tous points profitable, un -embryon dont la fécondation n’était vraiment point à -regretter. Toujours d’après lui, dès que je fus mon -maître, je négociai avec la Nonciature l’acquisition -d’un titre à particule, et je disparus.</p> - -<p>La Société perd ma trace pendant dix années et ne -me retrouve que depuis exactement vingt-deux mois. -Qu’ai-je fait pendant ces deux lustres? Quels sont -les travaux glorieux, les hauts faits ou la plate et -bourgeoise existence dont je puisse me réclamer afin -de dissiper ce qu’il y a de mystérieux dans ma carrière? -Vous dirai-je qu’à peine lancé dans la vie, -parmi mes congénères, je me trouvai bientôt, comme -tout être intelligent doit s’y attendre, dans la posture -d’un nageur qui traverse un bras de mer peuplé -de requins. Cela vous est indifférent, n’est-ce pas? -et vous préféreriez sans doute que je descendisse des -nébulosités du général aux précisions du particulier? -Mais ce que j’ai fait vous ne le saurez point, car vos -mentalités respectives seraient incapables d’en -savourer la sublime grandeur. Qu’il vous suffise -d’apprendre que les deux conceptions, les deux œuvres -magnanimes auxquelles j’avais voué ma pensée<span class="pagenum"><a name="Page_422" id="Page_422">[422]</a></span> -et ma fortune durent être abandonnées, l’une après -l’autre, et que de surprenantes phases morales, à partir -de cet instant, commencèrent pour moi.</p> - -<p>Dès que je fus vaincu, dès que j’eus roulé à terre, -l’âme saignante, pantelante et tronçonnée, l’Hydre de -Bêtise qui, telle Echidna, le monstre à cent têtes, -trône assise sur le monde, et dont tous les humains -lèchent le périnée avec ferveur, poussa vers moi -une de ses tentacules, m’aggrippa et m’attira sur son -sein.—Vis comme les autres hommes, me souffla-t-elle; -emploie le formulaire tout préparé qui leur -sert de conversation; donne des poignées de -main aux scélérats; fais ta cour aux crapules respectées; -sois neutre, atone et sans originalité; garde-toi -de la sincérité comme du typhus; dépense ton argent -à goûter à tous les cacas dispendieux et à tous les -pipis réputés, connus dans les grands restaurants -sous le nom de boissons ou de nourritures; va-t’en -dans les cercles ajouter des chapitres infinis au -sottisier en honneur dans les salons; que la famine -du Pauvre et la douleur des suppliciés te soient source -d’appétit et de réconfort; en surplus, chemine de -ton mieux dans les pertuis et les orifices de la -Femme, car par dessus tout, tu entends, <i>il faut faire -l’amour</i>.</p> - -<p>Que répondre à cela? Jusque-là, les seuls débats -de l’esprit m’avaient attiré, et j’ignorai tout ce qui -compose le bonheur selon la définition acceptée. A -cette énumération savante des délices civilisées, un -ressac intérieur bouscula tous mes organes; des -salives voluptueuses et plus déferlantes que l’embrun -d’équinoxe emplirent ma gorge, roulèrent en -tumulte dans ma poitrine, parurent même refluer -jusqu’à mon cerveau, habité déjà par la horde<span class="pagenum"><a name="Page_423" id="Page_423">[423]</a></span> -furieuse de toutes les concupiscences. Ah! oui, -<i>vivre, vivre, vivre</i>! comme dit l’École naturiste; je -hurlai ce verbe sur tous les tons, en un besoin, un -désir farouche, des pamoisons qu’on venait de me -citer... je répétai ce mot <span class="smcap">VIVRE</span>, dans un <i>crescendo</i> -furibond, en modulant ses deux syllabes avec tous -les <i>dièzes</i> de volonté que j’avais à ma disposition.</p> - -<p>Les entreprises par lesquelles je résolus de débuter, -furent l’amour et le sport, entreprises qui permettent -immédiatement à un homme de ma condition -de s’imposer au respect et à l’envie de ses semblables. -Hélas! Hélas! pourquoi la Nature m’avait-elle -conditionné pareillement? Une rancœur morale, -une détresse physique, une panique d’âme et de nerfs, -survenaient toujours à l’issue du moindre de mes -comportements amoureux. Je n’évoque pas ici, Messieurs, -les trahisons de mes maîtresses, trahisons qui, -pour un être de complexion raffinée, sont le véritable -et même le seul charme d’aimer. La trahison, en effet, -remue profondément la bile, active toutes les sécrétions -peccantes, précipite l’amant, désireux de se -réhabiliter devant soi-même, à la recherche d’autres -femmes qui découvriront enfin toutes ses qualités -méconnues par les précédentes; elle l’empêche de se -vautrer dans la bauge de l’habitude, le restitue à sa -norme immuable de sottise et de méchanceté et, selon -le vœu de l’Espèce, l’actionne vers des croupes subséquentes -qui remplaceront ou feront oublier -l’arrière-train coupable.</p> - -<p>Hargne et ironie du sort! quand j’avais goûté à ce -que l’humanité proclame être la plus grande des voluptés, -une pestilence d’asphyxie, un remugle de puisard, -accouraient pour emplir mon esprit et ma chair -à ce seul souvenir et me faire grelotter de dégoût<span class="pagenum"><a name="Page_424" id="Page_424">[424]</a></span> -et d’effroi pendant d’interminables semaines. Qu’était-ce -donc? Peut-être n’y avait-il là que morbidité passagère -ou manque d’entraînement. Je m’acharnai, -j’inventai des dialectiques à mon usage, ce fut en -vain. Toujours, en me traînant par les cheveux, pour -ainsi dire, je me ramenai chez la courtisane, la pallaque -ou la femme du monde, comme un malheureux, -après avoir fui, se traîne à force de volonté devant -le davier du dentiste. Toujours, toujours, je revenais -de la chose avec le même goût indélébile de fange -ou d’assa fetida dans la bouche. Les deux sexes de -l’humanité, sans compter les sexes adventices, qui -passent la majeure partie de leur existence à se flairer -réciproquement, qui se fourbissent l’épiderme de la -caresse de leurs paumes, comme on fourbit du ruolz -avec une peau de daim, qui échangent la fadeur de -leurs haleines, les relents hypocrites de leur larynx -et accolent leurs babines, cependant que les moustaches -se promènent sur les faciès adverses au milieu -des petits hi! hi! de plaisir et du roulis des sclérotiques -renversées, tout cela, y compris la confondante -imbécillité du langage d’amour, l’inénarrable ridicule -des «aveux», la puante scurrilité de l’accouplement, -qui fait soubresauter les deux bipèdes en travail -à l’instar d’hamadryas qu’on empalerait vivants, -tout cela s’exhibait à mes yeux comme d’un grotesque -à déconcerter l’esprit de Monsieur Leygues, -lui-même.</p> - -<p>Effroi! Soudain, à l’issue d’un de ces désarrois, une -question terrible se posa pour moi. Avais-je sans le -savoir des goûts contre nature?</p> - -<p>Affolé, terrifié, anéanti à cette pensée, je vécus des -jours sans nom, et, un soir, avec la belle franchise -et la décision spontanée qui composent le fond,<span class="pagenum"><a name="Page_425" id="Page_425">[425]</a></span> -l’idiosyncrasie de mon individu, je résolus d’élucider -le point délicat. J’accolai des cinèdes fameux, -des bardaches <i>cupidonés</i>, je perforai des gitons dont -eussent rêvé les Valois, les papes de la Renaissance -et quelques-uns de nos plus brillants chroniqueurs. -Je devins un habitué de «<i>l’arbre d’amour</i>», dans -notre promenade élyséenne; je hantai quelques-unes -des «<i>Théières</i>», c’est-à-dire des vespasiennes -les mieux achalandées de nos boulevards. Et il -m’arriva de dévorer un homme dans son centre, -comme dit Catulle. Ah! ce fut pis encore! du guano -empouacra ma gorge, des geysers de purin giclèrent -dans mon âme... Alors seulement, je connus que seul -d’entre tous les hommes, peut-être, je n’avais pas été -embrigadé parmi les serfs du désir, parmi les leudes -de l’amour normal ou antiphysique. Mais que faire, -que faire sur cette planète, si l’on répugne à chevaucher -d’autres êtres avantagés d’un pubis ou porteurs -de génitoires? Ce fut atroce, Messieurs, -d’autant plus atroce que le vide et le néant du Monde -m’apparurent dans leur entier, et que le sport, du -même coup, en vint à me dégoûter. Monter en steeple; -au pesage de Longchamps, huer M. Combes, le seul -Républicain qu’on ait vu au pouvoir depuis la Convention; -être un des premiers maillets du golf ou -du polo; faire du 130 à l’heure en palier; ouïr Monsieur -Edmond Blanc; fréquenter Monsieur de Dion; frôler -Madame du Gast, s’avéra stupide non moins que -déshonorant pour un homme de ma mentalité.</p> - -<p>J’aurais pu, étant données ma nature sensitive et -ma remarquable compréhension capable de tarauder -l’inconnu et le mystère le plus rebelle, j’aurais pu, -me direz-vous, m’orienter vers les arts. Mais quoi? -Faire de la littérature? Traiter, par le julep gommeux<span class="pagenum"><a name="Page_426" id="Page_426">[426]</a></span> -du roman à 3 cinquante, le catarrhe esthétique des -personnes qui ont la déplorable habitude de s’intéresser, -à travers 400 pages, aux comportements d’autrui? -Assembler des vocables, perpétrer des phrases, -distiller et passer vingt fois à l’alambic la saveur des -épithètes, à quoi cela sert-il? Créer des types, modeler -à nouveau des Werther, des René, des Rastignac, -des Rubempré, sur lesquels, immédiatement, -des imbéciles, à défaut d’originalité propre, seraient -venus se modeler avant que le néant ne se fût refermé -sur eux, comme l’eau du fleuve se referme sur -l’ablette qui vient de gober une mouche, à quoi bon?</p> - -<p>Et puis ayez un style sage et poli, soyez juste -milieu, tout à fait réservé dans vos adjectifs, et même -castré un peu; pour toute couleur, passez votre -prose à la mine de plomb, alors vous serez un écrivain. -Mais ne vous hasardez jamais à faire éclater -le creuset de la phrase sous les flammes généreuses -de l’indignation ou de l’enthousiasme: votre genre -ne serait pas recevable disent les pontifes. Cela n’a -pas grande importance, du reste, car l’écriture, le -style, l’imagination, le talent, ont-ils servi à autre -chose qu’à formuler de nouveaux modes de mentir -ou de se leurrer soi-même? L’homme est animé -d’un étrange besoin, qui suffirait à lui seul à faire -éclater l’infériorité de son espèce animale: celui -d’élaborer des fables, pauvrement imaginées pour -la plupart, et d’en bercer sa douleur. Est-ce que -c’est le fait de l’intelligence de croire à des contes, -si brillants soient-ils, et de remplacer les mythes, -au fur et à mesure de leur putréfaction, par d’autres -mythes? Depuis les histoires de corps de garde -et les pugilats de soudards grandiloquents qu’a formulés -Homère, jusqu’aux affabulations carnavalesques<span class="pagenum"><a name="Page_427" id="Page_427">[427]</a></span> -du père Hugo, l’être humain en est resté à la -mentalité des enfançons: il faut toujours qu’une -nourrice lui murmure à l’oreille quelque chanson -niaise pour le calmer ou l’endormir. Voyons, -je vous le demande un peu, quel poème de vérité, -quel roman aux mille phases, quelle tragédie -suant l’horreur et l’effroi, approcheront jamais de -cette constatation à la portée du premier venu: à -savoir que la Nature est la Gouine scélérate qui a -volontairement créé le mal, qui a fait l’homme mauvais, -qui a décrété que toutes les espèces s’entredévoreraient, -afin de jouir sadiquement de la Douleur -emplissant l’univers, dans le besoin où elle était -d’assurer la pérennité du crime, et qu’à cela, il n’y a -rien à faire....</p> - -<p>Or cette constatation suffit à tout; après elle, la -littérature s’exhibe ridicule et infatuée de sa propre -impuissance à rien changer de l’état de choses. <i>Tout -est inutile, puisqu’on ne réduira jamais la malfaisance -de la Nature</i>, voilà la seule chose digne d’être -écrite. Ceci dit, il convient de se taire. Hormis cela, -le reste n’est plus que proses à l’adresse des crétins, -qui veulent à toute force qu’on leur ourdisse des -histoires d’amour, qu’on les intéresse, qu’on leur -tire des pleurs, avec les aventures douloureuses de -leur prochain, quand ce même prochain, venant à -périr de famine sous leurs fenêtres, ne leur tire pas -une larme, parce que les péripéties n’ont pas passé -par l’imprimerie. Car, vous l’avez tous constaté, la -Douleur, la Misère, dans la rue, n’excitent la compassion -de personne. Dans un livre elles font pleurer -tout le monde.</p> - -<p>Si je me sentais peu enclin aux Belles-Lettres, il -restait la peinture et la musique, pourrez-vous répondre,<span class="pagenum"><a name="Page_428" id="Page_428">[428]</a></span> -dans l’intention visible de m’embarrasser. Or, -je n’éprouve aucune gêne à confesser maintenant que -la peinture et la musique—sur lesquelles je me -suis tout d’abord illusionné—sont bien les derniers -travers dans lesquels un homme puisse verser. Qu’est-ce -que c’est que la peinture? La représentation d’une -chose, d’un décor, d’un homme, à un moment donné -de son époque, de sa vie, et une fois pour toutes. -La peinture, vous en convenez, ne peut reproduire -qu’un aspect momentané, qui désormais ne variera -plus. Mais n’est-ce pas la négation même de la Vie, -que de nous offrir cette vision figée, stéréotypée, -immuable, que rien ne saurait plus modifier sans -attenter à l’œuvre d’art, alors que la condition de la -vie est de se modifier sans cesse et d’être non pas -<i>une immobile</i>, mais <i>diverse</i> et <i>mouvante</i>? Quel ridicule -effort vers l’insaisissable, la peinture a-t-elle -donc tenté? <i>L’humanité n’est pas encore sortie des -limbes de la civilisation</i>; nous sommes en pleine barbarie, -voilà pourquoi il y a encore des tableaux, -dont la juste destinée—qui nous venge bien—est -d’être vantés par Péladan, d’embellir l’intérieur de -tous les snobs, de tous les Chauchard ou autres -ploutocrates acéphales de cette planète justement -diffamée.</p> - -<p>Quant à la musique, ce n’est qu’une chatouille à -tous les endroits obscènes de notre individu, une -<i>titillation sur le prépuce sentimental</i>. Elle ne s’adresse -qu’à la fibre, jamais à la Raison, ne déchaîne -que des sensations, et fait ainsi lever dans la chair -tout ce que la Nature y a entreposé d’abject ou de -ridicule. Prenez, en effet, Messieurs, les animaux -les plus vils de la création, la vipère, le crapaud, -l’araignée, le scolopendre ou l’officier de cavalerie;<span class="pagenum"><a name="Page_429" id="Page_429">[429]</a></span> -jouez-leur en partie un oratorio de Bach, -ou une sonate de Beethoven, vous allez les voir -donner, sur l’heure, les signes les plus évidents de -la volupté; leurs écailles ou leurs pustules, vont -immédiatement s’épanouir, se dilater d’aise infinie, -de plaisir exacerbé. Pour mieux établir ma démonstration, -j’ajouterai que si vous leur récitiez, dans la -minute qui suit, la <i>Prière sur l’Acropole</i>, de Renan, -ou la <i>Mort du loup</i>, de Vigny, la vipère, le crapaud, -l’araignée, le scolopendre, l’officier de cavalerie, se -feront immédiatement disparaître avec toute la vélocité -dont ils sont capables. Le silence, d’ailleurs, -aura toujours plus de génie que les musiciens, n’est-ce -pas? Voilà, je suppose, qui est parler.</p> - -<p>Puisque je répugnais «aux ambitions du grand -art», pour me servir de votre langage, il m’eût été -loisible,—pourrez-vous penser—de me déterminer -vers des virtuosités moindres. J’aurais pu, -à votre sens, me faire journaliste? Maintenir dans le -même état d’hébétude la clientèle d’un journal; -vivre de maquerellat, de chantage ou de prostitution; -être loué à la journée ou au mois par les marchands -de suppositoires retirés des affaires qui détiennent -les feuilles à grand tirage; consentir pour <i>arriver</i> à ce -que mon sphincter serve d’encrier aux pontifes de -la Rubrique; me mettre en carte aux fonds secrets; -échanger sans résultat des balles à vingt-cinq pas ou -des aménités à bout portant avec M. Arthur Meyer, -autant valait, tout de suite, faire les lits de la Nonciature.</p> - -<p>Voyager alors? figurer parmi ce bétail éperdu que -le snobisme et les «Baedeker» incitent à la déambulation, -de juin à septembre, et qui, de wagon en -paquebot, de la plage à la montagne, vient déferler<span class="pagenum"><a name="Page_430" id="Page_430">[430]</a></span> -en bêlant devant les <i>beautés naturelles</i> que le crétinisme -contemporain, secondé par les hôteliers et les -imbéciles des journaux, a mises à la mode. Un -kodak brinqueballant dans le dos, afin de bien affirmer -qu’on a été délesté de toute intelligence, affronter -la vague estivale, la mer, cette grande proxénète, -cette grande entremetteuse des adultères de la classe -moyenne. A Trouville, dans la saison, pendant que -l’employé du Casino, armé d’une gigantesque écumoire, -écrême les flots crétés de pellicules par le bain des -touristes, comprendre enfin les colères de l’Océan, -ses furies vengeresses des mois sombres, quand, plein -d’une rage légitime, il se lance à l’assaut des falaises, -semblant ainsi vouloir dévorer la terre pour la punir -d’avoir déversé sur lui, à travers seize semaines, les -boniments des snobs, les propos des bourgeois et la -stupidité des paroles d’amour. Vous me direz que -devant la mer il y a le soleil qui, telle une hostie -sanglante, est avalé par l’horizon céruléen. Moi, -quand le soleil se couche, je pense à tous les crimes, -à tous les forfaits, à toutes les hideurs, que sa lumière -a permises encore ce jour-là. Et je le hais, je l’exècre, -je l’abomine; et pour ne pas être le «voyageur» -qui salue sa beauté maléfique, je préférerais être prisonnier -des ténèbres les plus visqueuses, des ténèbres -d’Église; je préférerais passer ma vie à remplir, -avec zèle et les yeux crevés, la charge la plus horrible, -l’office de Grand Masturbateur du Vatican, par -exemple!</p> - -<p class="pp6 p1">Mais vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes,<br /> -Toute lune est atroce et tout soleil amer.</p> - -<p class="p1">Pourquoi, si tout te dégoûtait, ne t’es-tu pas révélé -orateur ou bien encore sociologue? Je vous attendais<span class="pagenum"><a name="Page_431" id="Page_431">[431]</a></span> -là. L’Occident est ravagé par deux maux: la -syphilis et la manie de l’éloquence. Le tribun qui, -sur le <i>plateau</i>, désoblige la sérénité des couches -d’air ambiantes, donne l’essor à ses prosopopées, met -en valeur chacune de ses tirades, et fait un sort à -tous ses mots, est un individu qui n’a jamais pris conscience -du grotesque. De plus, c’est un cabotin-né. -Comment sans cela pourrait-il consentir à se démener, -afin d’embellir sa marchandise par sa propre -gesticulation? Et comment quelque jour, ne s’enfuit-il -pas en se frappant la poitrine pour s’en aller -décéder de remords, dans un coin ignoré, au souvenir -des stupidités qui lui ont forcément échappé? -Affamé de célébrité, avide de gloire, l’orateur consent -à tout, aux plus immondes attouchements, afin de se -concilier la Foule et il n’hésite jamais à lubrifier le -coccyx du Public de sa langue opiniâtre. Non, voyez-vous, -<i>tout homme qui besogne sur des tréteaux est un -prostitué</i>. Pour ce qui est de la sociologie en quoi -Monsieur Drumont et Monsieur Jaurès brillent, d’un -éclat pareil, tout ce qu’elle peut enfanter se manifeste -imbécile suprêmement; et les systèmes des Réacteurs -comme ceux des Révolutionnaires se rejoignent avec -ensemble au même confluent de puérilité. Chaque -fois qu’il vous sera donné d’entendre un des fantoches -de la partie vous parler de Société harmonique, -vous affirmer qu’il est en possession de supprimer -la misère, le mal et la douleur, vous n’avez qu’à -engager avec lui ce petit dialogue:</p> - -<p>—As-tu le moyen de décrocher, d’éteindre le -soleil, ou d’empêcher les hommes de se reproduire?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Eh bien! alors tais-toi, car ce sont les seuls expédients -pratiques pour abolir ce dont tu parles.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_432" id="Page_432">[432]</a></span></p> - -<p>Mais il restait, vous y avez tous songé, la carrière -politique. M’instaurer candidat nationaliste et sauver -la Patrie, là était le salut, n’est-ce pas, Messieurs les -patriotes du Jury? Non, cela n’était pas possible. Mon -comité m’aurait enjoint, toute affaire cessante, de -railler les Bretagnes, d’accourir à la rescousse des -croyants coprophiles qui, là-bas, remplacent les -roses, les lys et les myrtes de l’autel par la fiente des -dépotoirs. Passer des journées entières, assis sur le -chaperon d’un mur, à embrener les commissaires du -Gouvernement et prouver ma qualité de bon Français -par un brio de stercoraire, me parut être une attitude -sans élégance. Un aiguillage, un seul, me restait -à tenter: devenir un dilettante, un raffiné; en un mot, -me muer en imbécile à l’égal des cérébraux. Désireux -d’obtempérer aux conseils dont je vous ai parlé -tout à l’heure, anxieux de vivre selon la norme de -ma caste tout en restant un intellectuel, je m’y -essayai. Et, en toute habileté, je résolus de profiter -des dernières créations de la littérature, d’additionner -froidement des Esseintes à Monsieur de Phocas. -Mes dispositions naturelles me servirent et en moins -de deux mois je possédai une âme et un logis appropriés. -Après avoir pâli sur Ruskin, j’eus des tableaux -de primitifs, des Quentin Metzys, des Memmling, -des Franz Hals, des Pordenone que je ne compris -pas tout d’abord, qui me semblèrent hideux en fort peu -de temps, mais au pied desquels je récitai infatigablement -les proses de Monsieur Huysmans ou de -Monsieur Jean Lorrain. J’achetai une copie de la -Joconde, plus belle que l’original à ce que m’affirma -le copiste, car, me dit cet homme, j’ai ajouté aux -beautés de l’œuvre et j’ai corrigé les défauts. Ah! cette -Mona Lisa, ce sourire agaçant, ce visage de loueuse<span class="pagenum"><a name="Page_433" id="Page_433">[433]</a></span> -de chaises du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, ce paysage tourmenté, -ces Buttes-Chaumont épileptiques qui servent de -fond à la toile, comme cela m’a fait hurler après seulement -quelques semaines, quand, n’y tenant plus, je -retournai Gioconda contre le mur! N’importe! Je me -consolai avec d’insolites tapisseries, des soies extraordinaires, -d’impossibles lampas, d’inouïs brocarts, des -tabis, des orfrois magiques, dignes de susciter les plus -nobles écritures. J’acquis des collections de pierres -fabuleuses: des péridots, des opales, des rubis gros -comme des testicules et des sardoines gigantesques -taillées en forme de phallus. Je possédai des émaux, -des cloisonnés, des gemmes byzantines, des bijoux -phéniciens, des pendiques, des torques, des fibules -syriaques, un cure-dents carthaginois en or jaune -avec les initiales de son propriétaire gravées en caractères -puniques, un incontestable suspensoir d’Alcibiade -et même un bigoudi en byssus ayant appartenu -indiscutablement à la divine Salomé! Je brûlai des -essences précieuses, du nard et de la myrrhe conculqués -pour moi à Bagdad même. Bref, ma demeure, -en peu de temps, ressembla à quelque fabuleux et -artistique lupanar d’invertis dont M. de Montesquiou -et d’Adelsward eussent été les tenanciers, ou bien -encore à une chapelle bien famée, pour millionnaires -érotomanes. Et vous pensez si j’inventai des déraisons, -des détraquements! Un jour, sous le Pont-Neuf, -je stipendiai une cardeuse de matelas et je m’introduisis -tout nu dans les étoupes et le crin de son chevalet. -Une heure durant, je me fis battre à l’aide -de ses longues baguettes, de ses verges d’osier, -et, à chaque coup, chaque fois qu’un sillon bleuâtres -se dessinait sur ma chair, je sentais la -volupté violenter mon être, alors que mes doigts,<span class="pagenum"><a name="Page_434" id="Page_434">[434]</a></span> -crispés par le plaisir, cardaient et grignaient la laine, -comme auraient pu le faire les crochets d’acier de -la brave femme. Chez des brocanteurs, je négociai -l’acquisition d’un nombre respectable de vieux sous-bras -et, rentré chez moi, le soir, j’orchestrai, je symphonisai -ces odeurs, ayant dépassé en cela, de bien -loin, le célèbre des Esseintes, si ridicule, n’est-ce -pas, Messieurs, avec son parfum de frangipane? -Un matin, comme je venais de lire la prose célèbre -de Mallarmé, la prose divine, en laquelle il conte la -mort douloureuse d’une syllabe, je me vêtis de noir, -et j’allai moi-même, à la mairie, déclarer le décès de -la <i>Pénultième</i>. J’étais donc heureux, je vivais libre, -affranchi du sexe et, comme un admirable artiste, -j’étais parvenu, d’autre part, à l’ultime degré de la -civilisation, au dernier stade de l’affinement mental.</p> - -<p>Survint alors le cataclysme intérieur qui devait -m’amener devant vous.</p> - -<p>Un après-midi, dans la <i>Villa des Muses</i>, nous discutions -esthétique avec le comte Robert—vous le -connaissez tous—et il venait de sonner son officieux -ou plutôt son esclave noir, un merveilleux -éphèbe, nommé par lui Hiéroclès, qui, en l’œuvre de -volupté, ne devait servir qu’une fois, comme tout ce -que touche le comte Robert. <i>Infibulé</i>, l’esclave portait -encore l’anneau d’argent destiné à défendre sa -virginité ainsi qu’il était d’usage dans la maison de -quelques patriciens romains soucieux des plus délicats -plaisirs de la chair et de l’esprit. Entièrement nu, -l’adolescent à la toison crépelée, oint d’essences précieuses -et d’aphrodisiaques parfums, les tétons fardés, -les orteils bagués de chrysoprases et les cuisses constellées -de larges émeraudes, déposa sur un guéridon, -d’onyx deux tasses contenant du lait de zibeline,<span class="pagenum"><a name="Page_435" id="Page_435">[435]</a></span> -deux tasses de jade sur lesquelles couraient des chimères -d’or onglées de rubis. Après avoir trempé ses -lèvres dans le précieux liquide, seule nourriture des -vrais esthètes, que des trappeurs à sa solde recueillaient -pour lui, à grands frais, au fin fond du Canada, -tout en brisant la coquille d’un œuf d’épervier cuit -et durci sous la cendre du bois de santal, aliment qui -donne la vigueur et le plein essor, le comte Robert -me dit sa nostalgie:</p> - -<p>«<i>Il portait l’inapaisable regret des vers inconçus -des poètes défunts.</i>»</p> - -<p>Et moi, citant ses propres vers, je répondais, -chantant la gloire du divin poète, et le consolant de -mon mieux:</p> - -<p class="pp6 p1">O vous, l’Homme sur qui toutes turquoises meurent,</p> -<p class="pp8">J’en suis épouvanté!</p> -<p class="pp6">Et nos velléités d’alliance demeurent</p> -<p class="pp8">Comme un mort enfanté.</p> -<p class="pp6">Où sauver les boutons, les bagues et les cannes</p> -<p class="pp8">Que vous allez tuer?</p> -<p class="pp6">Comment du bleu qui sort de mes cent sarbacanes</p> -<p class="pp8">Me déshabituer?</p> - -<p class="p1">Tout à coup, je me frappai le front avec un cri -sauvage, comme dit à peu près Musset. Mystérieuse -genèse des idées! Germination occulte de la pensée -salvatrice! Comment le désir éperdu de vouer ma vie -à une grande œuvre, à la seule grande œuvre digne -de mon intelligence, m’était-il venu, en cette minute? -Comment avais-je réalisé une aussi miraculeuse trouvaille, -et cela rien qu’à réciter cette strophe immortelle -dont nul hémistiche, nul mot pourtant ne pouvaient -m’induire en semblable découverte? C’était -l’Inouï tout simplement, et les Goëtistes, les Spagiriques<span class="pagenum"><a name="Page_436" id="Page_436">[436]</a></span> -eux-mêmes ne pourraient définir le processus -d’un fait pareillement fabuleux.</p> - -<p>Toujours est-il que j’étais déjà dehors, sans autre -souci, ni dépense de politesse à l’égard de mon hôte -qui, d’étonnement, avait ouvert et refermé plusieurs -fois la bouche, ce qui avait eu pour résultat de faire -choir son dentier sur le parquet. Même sa stupéfaction -avait été telle qu’il avait bavé un peu de son lait de -zibeline sur son corset de soie blanche escaladé d’iris -noirs et de sataniques orchidées couleur de soufre.</p> - -<p>Trois jours après, j’avais enlevé Hiéroclès, l’esclave -nègre du comte Robert, et j’avais prélevé dans un cénacle -littéraire une jeune femme éthérée, aux cheveux -cuivre en fusion, aux bandeaux préraphaëlites, coiffée -en oreilles de setter-gordon, venue de sa province -pour se conformer aux dires de l’École symbolico-décadente, -non sans avoir été engrossée, au -préalable, par un robuste vicaire de son département.</p> - -<p>Je n’eus point de peine à démontrer à cette botticellesque -personne—une figure de Pietro della Francesca—désireuse -avant tout d’esbrouffer son époque -et d’être louangée par les postérités, que nous pouvions, -si elle s’y prêtait, réaliser quelque chose -auprès de quoi la conquête de la pierre philosophale, -le grand rêve des Alchimistes, apparaissait comme -une simple misère. Oui, la gloire était là! Nous pouvions -réussir ce qu’Héliogabale et le Sar Peladan -n’avaient point réussi. Susciter l’Androgyne nous -était loisible. Rien moins.</p> - -<p>Entendez-moi bien. Nous n’avions nullement l’ambition -de faire apparaître derechef l’Androgyne -naturel, tel qu’il se manifesta dans les premiers âges -de l’animalité. Le naturel, vous le savez, est en horreur -aux délicats qui, avec juste raison, lui préfèrent<span class="pagenum"><a name="Page_437" id="Page_437">[437]</a></span> -l’artifice et le simili. Mais pour un autre motif, celui -de <i>surpeupler la terre</i>, nous éloignions de nous, avec -frénésie, l’idée de recréer la Gynandre détenteur des -deux sexes, parfaitement normaux, se fécondant soi-même. -En effet, messieurs, vous n’êtes pas sans -savoir que l’être primordial, l’homme si vous voulez, -était ainsi conditionné. Comme certains mollusques -la possèdent encore, il possédait l’enviable faculté de -se fruiter par auto-fécondation. Par surplus, il nourrissait, -il alimentait sa progéniture de son propre -lait, à l’instar des mammifères femelles d’à présent. -Les tétons parfaitement inutiles que nous portons -tous, nous, les mâles, nos mamelles, nos glandes -mammaires, atrophiées parce que ne servant plus -depuis que l’humanité s’est partagée en deux sexes -<i>principaux</i>, sont une preuve formelle, définitive de -ce que j’avance. Car pourquoi la Nature qui ne saurait -errer, qui ne fait rien de superflu, nous aurait-elle -donné des tétons si nous n’en avions jamais -fait usage? Et ceci explique la pédérastie, tare de -toutes les races, la pédérastie qui n’est après tout -qu’un rappel du passé, une sorte de retour inconscient -vers l’antériorité, un impératif d’atavisme poussant -certains individus à revenir, sans qu’ils en aient -conscience, à la règle d’amour primitive, à la norme -initiale imparfaitement abolie encore. Je m’explique: -ceux qui besognent les deux sexes, soit cinquante -pour cent environ des sodomites, sont des êtres en -qui l’<i>hermaphrodisme subsiste, perdure, en puissance</i>. -Ils vont de l’homme à la femme avec un égal -plaisir. Les autres, qui recherchent exclusivement le -mâle, sont ceux en qui le sexe femelle s’est prolongé -<i>de façon virtuelle</i>, et prédomine sur l’autre. Ces derniers -qui possèdent tous les attributs du mâle se<span class="pagenum"><a name="Page_438" id="Page_438">[438]</a></span> -désolent en réalité et sans le savoir de la perte des -organes féminins. Ils errent, se débattent et s’efforcent -de revenir au premier mode de la vie, sans en -avoir une nette conscience. Et cela est si vrai que, -de temps en temps, la Nature a une distraction; par -défaillance, par oubli, par accident, elle crée des -hermaphrodites véritables. Elle semble vouloir ainsi -revenir en arrière; elle élabore un monstre bisexué -qui, présentement, n’est qu’un phénomène, alors -qu’au début de l’espèce humaine, il était le type -courant.</p> - -<p>Tout à l’heure, je vous disais que nous avions -repoussé avec horreur l’idée de recréer la Gynandre -originelle.</p> - -<p>Vous comprenez le danger que créerait le surgissement -d’un pareil être apte à s’engrosser tout seul. -Pour me servir d’une comparaison qui m’est chère, -le pullulement de ces acarus, de ces coprivores, de -ces cloportes de la grande famille des <i>conéoptères</i> -qu’on appelle les hommes, finirait bientôt par avoir -raison, en la dévorant toute vive, de cette rogne -galeuse qu’est la planète. Déjà, ils s’y trouvent aussi -serrés que les mouches sur une fiente exposée au -soleil. Et le malaise règne à l’état endémique parmi -eux, parce que beaucoup n’ont point une part suffisante -des puanteurs nourricières qu’elle distille avec -un soin jaloux. Dans ce temps-là, d’ailleurs, j’étais -revenu de mon projet; je ne voulais plus supprimer -la Terre...</p> - -<p>Deux mois après donc, Hiéroclès et la maîtresse -d’esthète, désireux l’un de s’enrichir grâce à ma -munificence et l’autre de s’immortaliser, s’étaient -prêtés à ce que j’avais exigé d’eux. Écoutez bien -ceci. L’esclave noir du comte Robert avait consenti<span class="pagenum"><a name="Page_439" id="Page_439">[439]</a></span> -à l’ablation de sa mentule et de ses appendices, et -un chirurgien de mes amis,—la gloire de la science -future—avait pratiqué la greffe de la virilité d’ébène -sur la plastique lactescente de la jeune nymphe des -cénacles. Mais voyez jusqu’où va mon talent, et sur -quel culminant sommet, sur quelle Alpe de génie, -la fréquentation des artistes est capable de vous -hisser. J’avais remarqué que la Nature, en sexuant -la femme, avait agi avec la dernière grossièreté, -avec un manque absolu de savoir et d’intuition. -Pourquoi, oui, pourquoi, avoir placé la chose, de -façon à ce qu’en s’hypnotisant sur elle, comme tout -mâle vigoureux et sain est en devoir de le faire, -les pieds—partie ridicule de l’individu—soient -toujours visibles? Pourquoi aussi l’avoir située à -proximité du brûle-parfums d’arrière, vase naturel -des immondices? Ces néfastes particularités anatomiques -sont pour affoler les rustres les plus opaques, -vous en conviendrez, et je résolus d’y obvier. Il n’y -a aucune raison, pensai-je, pour que l’hiatus en question -n’ouvre pas son gouffre, son maëlstrom de -délices, à côté du cœur par exemple, puisque ce viscère, -qui entrepose toute notre noblesse, sert toujours -à expliquer les déréglements de la cavité précitée. -Une vulve fut donc pratiquée au bistouri, en le -milieu du sternum, et maintenue ouverte par une -canule d’argent, toute proche de la mentule du -nègre qui profitait là comme une bouture sur un -cep adolescent. Les eaux capillaires furent mises à -contribution. Et ainsi ce fut parfait. Pubis et pénis, -tous les organes dont se recrée l’homme, voisinaient -l’un l’autre en une parenté familière, et, triomphe -de la logique, se trouvaient réunis sous la main, -dans l’heureuse opposition de leur couleur!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_440" id="Page_440">[440]</a></span></p> - -<p>—Ça n’a pas le sens commun, dites-vous.</p> - -<p>—Messieurs, le sens commun, comme son nom -l’indique, est le sixième sens des imbéciles.</p> - -<p>Le bruit de ce haut-fait, de cet invraisemblable -miracle, réalisé par moi, courut Paris incontinent, et -ce fut ma perte, car il est dans mon destin, hélas! -de toujours rouler de l’Empyrée dans l’Hadès. Monsieur -Huysmans ayant appris la chose, et inconsolable -à la pensée qu’un seul de mes travaux avait, -pour jamais, aplati son des Esseintes, Monsieur -Huysmans, dans sa honte, courut s’enterrer tout -vivant à Ligugé, et, du même coup, décréta la fortune -du pharmacien de l’endroit qui, désormais, passa son -temps à aider de son mieux à la résorption des -bosses frontales de la communauté en dispensant -à profusion, aux bénédictins et à l’auteur d’<i>à Rebours</i>, -l’arnica et le sparadrap que rendait nécessaires -chacun de leurs entretiens sur la liturgie ou -la mystique chrétiennes. Car, ainsi que vous en êtes -informés, on se contusionnait ferme dans cet endroit.</p> - -<p>Quelles semaines d’ineffables délectations je vécus -dans la cohabitation permanente avec mon androgyne, -je ne saurais vous le dire! Il faudrait inventer -une langue plus expressive que la nôtre afin de vous -les conter! Certes, j’aurais dû exister solitaire et -caché, tout entier à ma béatitude, mais j’étais -homme encore, et le démon de l’ostentation me -tenta. Je voulus donner une fête et m’exhiber dans -mon bonheur et ma victoire, comme le Consul -antique, puisque j’étais le Paul-Émile de la greffe -animale. Le comte Robert y vint et se vengea. Ce -soir-là, il était paré d’un corset de satin noir assailli -et constellé de scarabées d’or. Et, comme le Crispinus -de Juvénal, il portait des <i>bagues d’été</i>. C’étaient<span class="pagenum"><a name="Page_441" id="Page_441">[441]</a></span> -des torsades de fils minces, des linéaments quasi -invisibles, des réseaux de follicules d’or vert, comparables -pour la finesse et la ténuité au premier -duvet, au capillaire hésitant des vierges à peine pubescentes. -La complexion délicate du comte, sa nature -véritablement féminine, la morbidesse si captivante -de sa sodomie, ne lui permettaient pas de s’adorner -de joyaux pesants, d’anneaux trop lourds, bons tout -au plus pour les sous-officiers rengagés ou pour -M. Paul Bourget. Sans doute, il usa d’effroyables sortilèges, -de la magie des pierres, de l’envoûtement des -mots, du philtre des rythmes, car à l’issue de la fête -il enlevait mon androgyne et, par la suite, resta -introuvable dans Paris. Je sus plus tard qu’il l’avait -emmenée en Amérique et l’exhibait à Boston, à -New-York, à Chicago, comme témoignage de son -génie et de son horreur du banal, pendant que les -journaux d’Europe dissimulaient la chose et annonçaient -de lui une banale tournée de conférences.</p> - -<p>J’aurai l’orgueil de vous cacher les affres qui suivirent, -les tortures renouvelées de Prométhée, et je -ne mésuserai point de votre condescendance pour -vous peindre les heures affreuses qui furent miennes. -Le Dante, dans son enfer, a oublié l’homme à qui on -a volé son androgyne.</p> - -<p>Je ne croyais pas pouvoir sortir jamais de mon -hébétude, du coma dans lequel j’étais enlizé, lorsqu’un -matin dont je me souviendrai toujours, un matin de -février, alors que le ciel était couleur de pansement -sale, et que la nue blennorrhagique éjaculait itérativement -les mucus jaunâtres de ses dernières neiges -fondues, je me sentis poigné par une sensation inusitée, -par une détresse plus forte encore que les autres -et jusque-là inconnue. Mon âme paraissait s’être<span class="pagenum"><a name="Page_442" id="Page_442">[442]</a></span> -ouverte à l’intérieur comme un sillon, une cicatrice -d’humeur froide mal fermée, et je restai pantelant, -transi, l’esprit et la chair en désarroi, comme si quelque -insidieuse et vénéfique scrofule s’était glissée dans -mes veines grelottantes. Cela dura une, deux, trois -heures, peut-être, je ne sais plus. Il faisait grand jour, -et cependant je haletais dans une ténèbre à ce point -dense et opaque, Messieurs, qu’elle me semblait solide -et que je m’efforçais à l’entamer, de la déchirer avec -mes dents. Puis, tout à coup, au moment même où -j’allais hurler, appeler mon valet de chambre, une -révulsion! J’étais debout, me secouant, halluciné, -affolé, cherchant je ne sais quoi de mes mains tendues, -me tordant les doigts, de l’écume aux lèvres, -avec, en mon être, tout le hourvari d’une lamentation -intérieure qui ne pouvait cependant se traduire -par aucun cri. Eh bien! savez-vous ce que je cherchais, -sans presque en avoir conscience? Oh! c’est à -peine si j’ose le dire. Je cherchais à étrangler quelqu’un!... -Oui, je sentais que si j’avais eu là, devant -moi, un corps humain, un corps de femme, de préférence, -cela m’eût calmé sur l’heure, cela eût détendu -immédiatement la contraction forcenée de mes muscles -et de mes nerfs. Ah! pouvoir nouer l’étreinte -implacable de mes phalanges autour d’un cou, d’un -col blanc à la chair fine et jeune, et le stranguler lentement, -lentement, en d’impossibles joies, en d’ineffables -délices... Et pendant tout le reste de la matinée, -je me roulai à terre, barrissant d’impuissance et de -rage. On me releva en syncope. Depuis ce jour, je -n’osai plus sortir de chez moi. Vous comprenez: ces -cous de jeune fille que je me remémorais, ces tiges -graciles et tièdes et satinées, entrevues jadis dans -Paris! Je n’aurais pu y résister, j’aurais sûrement<span class="pagenum"><a name="Page_443" id="Page_443">[443]</a></span> -fait un malheur. Et l’infernal supplice, l’inexorable -crucifixion commencèrent pour moi. Las de lutter, -un jour, je fis venir des médecins à qui je contai -tout; je me traînai à leurs pieds, les suppliant d’abolir -cette effroyable hantise, de me tirer de ce gouffre -gorgonien. Quelques-uns essayèrent des thérapeutiques -impossibles, flairèrent mes crachats, examinèrent -mes selles, goûtèrent mes urines, parlèrent de -neurasthénie, me conseillèrent la campagne, la vie -des brutes, et d’autres ne revinrent pas.</p> - -<p>Un d’entre eux, cependant, me révéla une chose -stupéfiante à laquelle je n’avais pas pensé jusque-là.—Vous -êtes, me dit cet homme, une victime de la civilisation. -Stimulé par les récentes littératures, vous -vous êtes mis en devoir de réaliser les types les plus -alléchants qu’elles venaient de fomenter. Alternativement, -vous avez été des Esseintes ou M. de Phocas, -et vous avez lu sans doute <i>De l’assassinat considéré -comme un des beaux-arts</i>, de Quincey. Ainsi -vous parveniez au palier suprême de l’affinement -mental; vous aviez parcouru enfin le cycle qui va du -primate à ces individus parachevés. Mais il est un -point ultime qu’on ne franchit jamais sans catastrophe, -mon cher client, car la Nature, comprenant très -bien que l’être qu’elle a suscité, comme tous les -autres pour des besognes déterminées, va lui échapper -si son intellect s’élargit encore, la nature <i>naturante</i> -le réfrène avec sa brutalité coutumière, donne -un brusque coup de mors sur ses maxillaires douloureux. -Par une régression terrible, elle le ramène -brusquement en arrière, à l’état de l’homme primitif, -et substitue ainsi à toutes ses aspirations d’artiste -trop compliqué le goût initial, le besoin inné de -tuer qui se trouve présentement enseveli au fond de<span class="pagenum"><a name="Page_444" id="Page_444">[444]</a></span> -la plupart des occidentaux sous les alluvions de trente -siècles de culture. Depuis ce moment, l’individu,—vous-même, -en l’occurrence—redevient l’anthropoïde -ancestral, le grand bimane carnassier: il lui -faut tuer, tuer, car tuer était jadis le plus divin des -plaisirs..... Et il me quitta sans laisser derrière soi -la moindre ordonnance, mais en exigeant deux mille -francs pour prix de sa consultation.</p> - -<p>Je restai plongé dans ma ténèbre, enlinceulé dans -mes rouges visions d’assassinat. Une idée secourable -accourut néanmoins. Pourquoi ne tromperais-je pas -mon hallucinant désir, mon torturant besoin par -l’artifice? Je commandai donc un mannequin à un -de ces industriels spéciaux qui fabriquent des femmes -en caoutchouc, ayant toutes les apparences de -la vie, et, qualité suprême, <i>ne parlant pas</i>, qui confectionnent -des Junons en vulcanite et des Anadyomènes -en gutta-percha pour enchanter l’esseulement -des navigateurs. Le négociant fit un chef-d’œuvre. -C’était à s’y méprendre la réalisation du fameux portrait -de Miss Siddons, de Gainsborough. Ce cou de -patricienne, de grande aristocrate du siècle dernier -qu’on se représente effleurant, du galop ramassé de -son alezan, les gazons froids, les allées guindées des -parcs anglais vernissés par la pluie dolente et paresseuse! -Vous vous rappelez les vers de Chénier cités -par Musset, n’est-ce pas, Messieurs?</p> - -<p class="pp10 p1">....Un cou blanc, délicat</p> -<p class="pp6">Se plie, et de la neige effacerait l’éclat.</p> - -<p class="p1">C’était ça. Ah! les voluptés paroxystes que je goûtai -d’abord. Mes doigts, serrés comme le collier d’une -cangue, comme un carcan de bronze, s’enfonçaient -par gradations lentes, par pressions savantes et calculées,<span class="pagenum"><a name="Page_445" id="Page_445">[445]</a></span> -dans le caoutchouc, à qui mon imagination avait -enjoint d’être la pulpe fraîche et satinée d’un col de -patricienne. Et puis, elle tirait la langue ma femme en -simili, car le fabricant lui en avait mis une, en basane -cramoisie, et des cris gutturaux se bousculaient dans -le larynx de baudruche. Pendant huit jours, je crus -avoir sinon vaincu mon mal, tout au moins transigé -avec lui. Et mes domestiques me ramassèrent -trois fois évanoui aux pieds du mannequin. Mais un -soir l’impérieuse nécessité, l’injonction terrible revinrent -plus formelles. Quasi fou, pressentant que j’allais -succomber, je me jetai dans le Sud-Express. Où -allais-je? questionnerez-vous. Ah! C’était bien simple, -je m’expédiais en Espagne, dans l’espoir d’y soudoyer -le bourreau pour le remplacer le jour où l’on exécuterait -une femme, car on étrangle là-bas. Vous saisissez: -le garrot d’acier, c’eût été mes doigts de -métal... J’aurais serré doucement, doucement, sans à -coups, avec une précision savante, pendant que tout -se serait fondu dans mon être comme au contact -d’une flamme voluptueuse qui eût léché mes nerfs -avec ses langues caressantes. Peut être aurais-je été -pacifié du coup. Mais je n’avais pas de chance, la -dernière anarchiste, une jeune fille de dix-sept ans, -venait d’être suppliciée avec sa mère, il n’y avait pas -une semaine, à l’occasion de la majorité du roi. Il -fallait attendre et c’était impossible. Un psychiatre -ibérique, consulté par moi en désespoir de cause, me -conseilla de tuer des animaux ou d’assister à leur -supplice. Je me rendis à deux ou trois corridas... -J’en sortis avec la nausée. Ces matadors aux fesses -proéminentes, fanfreluchés comme des filles de maisons -closes, encaustiqués de pommade, qui croupionnaient -dans l’arène, avec leurs passequilles et leurs<span class="pagenum"><a name="Page_446" id="Page_446">[446]</a></span> -passementeries d’hommes de joie, me rappelèrent les -gitons d’antan. La foule hystérique, déferlante et -pâmée à la vue du sang, me fit fuir avec le seul regret -qu’il ne fût pas possible de lâcher sur elle une quinzaine -de tigres à l’issue du spectacle. Je revins en -France, et, de suite, me précipitai dans un tir aux -pigeons. En peu de temps je devins un fusil sensationnel, -un fusil capable d’effacer le roi de Portugal -lui-même, et je ne tardai pas à être de toutes les chasses -retentissantes. Je fus héroïque, car, pour abattre -par centaines les perdreaux et les faisans, j’allai -jusqu’à supporter la conversation de nos grands propriétaires, -de nos financiers fameux et des potentats -en balade. Il fallait me voir! Je tirais sans relâche, -ne manquant jamais, courant ensuite devant les porte-carniers -pour ramasser moi-même les bestioles -blessées. Je les soulevais délicatement d’une main, -de l’autre, j’enserrais le col, et je nouais, je tordais -mes doigts en trépignant, pendant qu’un tumulte -de cris rugissait dans ma poitrine. Ah! c’était bon, -bien bon! Je me souviens de l’une d’elles tombée -dans un sillon. Elle agonisait, les plumes hérissées, -gonflées comme par un vent intérieur, le gorgerin -rougeâtre secoué de spasmes, l’œil se vitrifiant lentement, -tandis que le bec, jusque-là convulsé par un -trismus, s’ouvrait, tout à coup, pour laisser passer la -langue qui jeta trois appels, trois stridulations de -souffrance et d’effroi démesuré. Je courus sur elle... -je l’emportai dans une clameur, dans un bramellement -de plaisir et, les bras coulés entre les jambes, à demi-courbé, -je l’étranglai, je comprimai mes poignets -avec mes genoux pour avoir plus de force... On -m’avait vu.</p> - -<p>—Quel chasseur vous faites! C’est plaisir de vous<span class="pagenum"><a name="Page_447" id="Page_447">[447]</a></span> -inviter; vous avez le feu sacré, au moins, me dit, -avec une tape amicale sur l’épaule, le baron Cormoran.</p> - -<p>A quinze jours de là, je tombai malade. Ce fut -une nuit sans fin, mais béate. Il me semblait exister -sous un tunnel indéfini, dans une agonie latente que -pas un rêve, pas un phantasme ne vinrent troubler. -Ah! Comme c’était délicieux et confortant. Pourquoi, -pourquoi, cette nuit n’a-t-elle pas duré toujours? -Pourquoi en suis-je sorti? Sans doute pour connaître -de nouvelles tortures, car lorsque je revins à l’intelligence, -je m’estimai guéri, libéré, rédimé définitivement. -Eh bien! non, je ne l’étais pas. Je n’avais -fait que changer de bagne, passer entre les mains -d’un nouveau tourmenteur.</p> - -<p>La Nature, que j’avais combattue jadis, s’était dit -sans doute que ma volonté était plus forte que la -sienne, et que jamais je n’obtempérerais pour devenir -l’étrangleur passionnel qu’elle avait décrété que -je fusse. Elle s’y prit plus sournoisement, cette fois, -avec une politique bien supérieure. Au lieu de tuer -comme moi, insinua-t-elle, au lieu de massacrer au -grand jour avec impudeur et cynisme; au lieu de -supplicier les êtres avec furie, maëstria et sadisme, -ainsi que je le fais, pourquoi ne tuerais-tu pas sans -risque avec beaucoup de ruse et plus de science -encore, en protestant à chaque minute de la pureté -de tes intentions ou en affirmant ton droit légitime -à agir ainsi, comme la Société, par exemple? Regarde, -la Société tue tous les jours, par la guerre, l’usine, -l’alcool, la famine, la diffusion de la bêtise, la misère, -la caserne et la prostitution. Pourquoi, diable ne -ferais-tu pas comme elle, puisqu’en l’occurrence, il y -aurait volupté pour toi? Avec un peu de savoir-faire<span class="pagenum"><a name="Page_448" id="Page_448">[448]</a></span> -et de l’audace tu t’en tireras certainement.</p> - -<p>A son égal, tu as de la surface, de la respectabilité -acquise, qui donc songera jamais à t’incriminer? -Et puis, même, si tu te faisais prendre, tu n’aurais -qu’à arguer que tu as pratiqué en petit, toi, ce -qu’elle pratique en grand. Pense à ses mensonges -et à ses crimes coutumiers. Si un jour elle te traîne -devant un de ses tribunaux, en te reprochant de -l’avoir attaquée, de lui avoir nui grièvement, tu -pourras lui rétorquer: Ta justice est en équilibre -instable sur pas mal de principes dont l’un en particulier -énonce: <i>Nul n’a le droit de se faire justice -soi-même</i>; or, pourquoi t’élèves-tu contre moi, prétends-tu -me juger, toi, Société, qui, en l’espèce, es -juge et partie? Pourquoi t’accordes tu à toi-même, -Entité mal venue, le droit que tu refuses aux individus?... -Tu vois, ricanait la Nature, la Nature scélérate -que j’avais voulu égorger jadis, tu n’as rien à -craindre,... rien à redouter, même des Cours de -Justice...</p> - -<p>J’étais vaincu par le lumineux de cette argumentation. -Je résolus donc de plagier la Société au plus -près et d’assassiner avec une maîtrise et une duplicité -au moins équivalentes. Pourquoi ne l’aurais-je -pas égalée en hypocrisie? <i>Bourgeois, riche, d’une -honorabilité indiscutée, je me déterminai à pratiquer -l’attaque nocturne sur les rôdeurs.</i> C’était de tout -repos. D’ailleurs, il y avait assez longtemps, n’est-ce -pas, qu’ils la pratiquaient, eux, sur les Bourgeois? -Pourquoi leur laisser les joies et le bénéfice de l’attaque -nocturne? Ne convenait-il pas d’enlever ce -privilège à la classe réprouvée comme le Tiers-État -lui avait enlevé un à un tous ceux dont la Révolution -l’avait un moment nantie.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_449" id="Page_449">[449]</a></span></p> - -<p>Je sortis donc un soir dans l’équipage ordinaire du -monsieur cossu. Une énorme chaîne d’or coupait en -deux, comme un équateur coruscant, la sphéricité -de mon abdomen: large ventraille rebondie obtenue -à l’aide de force étoupes. Ma cravate était avantagée -d’un diamant qui eût ravalé ceux du Padischah -ou de M. Gérault-Richard, et mes doigts s’adornaient -d’une véritable bijouterie d’archevêque. Dans la -poche de côté de mon pantalon, une merveille de -revolver, un «<i>Smith and Wesson</i>», plat et long, -au mécanisme impeccable, caressait ma main de son -frais contact et de l’ébène quadrillé de sa crosse. Je -pris l’omnibus et descendis dans une de ces rues -pestilentes et noires qui, comme un intestin engorgé, -s’enroulent et sinuent sur elles mêmes, autour des -Halles. Il y avait là justement un hôtel à filles. Je les -regardais venir de loin, marchant à pas précipités, -se retournant pour voir si l’homme qui suivait leurs -jupes boueuses ne transitait pas par ailleurs. Il y en -avait de jeunes, des gamines presque et d’autres qui -étaient pour le moins sexagénaires, mais toutes -avaient cette figure d’uniforme vieillesse, ces traits -sans âge, cette chair bleutée, ces joues cuites et -ces yeux éraillés que donnent l’alcool, la misère, -et les coups des hommes. Toutes les catégories sociales -défilaient d’ailleurs à leur suite: Il y avait des -ouvriers qui secouaient leur pipe à la porte du -bouge et des bourgeois qui, hâtivement, retiraient -leurs gants ou leur décoration. Parfois, un homme -entrait avec deux ou trois filles pour sa consommation -personnelle. Je vis même poindre un gentleman, -d’une trentaine d’années, qui venait de faire arrêter -son coupé au coin du boulevard pour marcher derrière -une horrible souillasse, et qui, sans doute, lui<span class="pagenum"><a name="Page_450" id="Page_450">[450]</a></span> -murmurait des saletés dans le cou, car subitement -la larve qui l’accompagnait détala après avoir crié.—Ah! -ben non, pas avec toi, t’es trop cochon... Plus -loin, claudiquait un vieux cassé et cacochyme qui ne -pouvait presque plus marcher, qui s’appuyait sur -une canne, et qu’une petite, gibbeuse et presque -chauve, les cheveux dévorés par le mercure, soutenait -aux épaules. Un quart d’heure après, les -hommes sortaient, jetant des regards inquiets sur -leur tenue, comptant leur argent pour voir si on ne -les avait pas entôlés; puis, sur leurs talons, surgissait -la femme qui scrutait de l’œil la rue déserte -pour s’assurer qu’elle était vide d’agents. C’était -l’ordinaire défilé des amours de fange et de sentine: -les lamentables, les déshérités, qui s’en vont là trouver -l’exutoire requis par la Nature, les bourgeois à -qui le contact journalier de leurs épouses donne du -goût pour la chair des plus viles prostituées, et puis -ceux que le vice malmène jusque dans l’ultime -vieillesse, les petits vieux qu’on a couchés et bordés, -le soir, les vieux bien propres de <i>Sainte Périnne</i> ou -<i>des Petits Ménages</i> que la police recueille là, parfois, -surinés par la gigolette ou ayant évacué leur âme, -près de la cuvette d’ordures, dans un hoquet trop -fort, dans une secousse trop véhémente d’immonde -salacité; d’autres encore, ceux à qui le galetas -empuanti par l’odeur des sexes, le taudion plein de -punaises, le parquet ponctué de taches obscènes, les -draps séreux et la fille engluée, peuvent seuls procurer -l’extase suprême et le taraudant frisson.</p> - -<p>Ce soir-là, je fus accosté par une prostituée.</p> - -<p>—<i>Fais-tu voyeur</i> ou <i>fais-tu moineau</i>? me dit-elle... -Ça ne te coûtera pas cher...</p> - -<p>Faire voyeur, je savais ce que cela voulait dire;<span class="pagenum"><a name="Page_451" id="Page_451">[451]</a></span> -faire moineau, je l’ignorais. Elle m’instruisit, car -elle avait le don des métaphores et sa métonymie -était pertinente: cela devait s’entendre tout simplement -d’imiter les passereaux qui, au bord d’un toit, -ne s’attardent pas à leurs amours, fruitent leurs -femelles et puis déguerpissent.</p> - -<p>Lorsque je fus dans l’hôtel, je formulai hautement -toute ma répugnance à faire moineau.</p> - -<p>La prostituée répliqua:</p> - -<p>—Alors pour la <i>voyure</i>, mon petit, c’est un louis -au patron et deux thunes pour moi. Mais tu vas -<i>rigoler des châsses</i> sur quelque chose d’épatant... La -princesse est justement en mains... Tu sais... on dit -que c’est la Cobourg... une fille du roi des Belges...</p> - -<p>Je tressaillis... et j’éclairai. Deux minutes après, -l’œil collé à un trou de la muraille, j’assistai à une -scène bien faite pour porter au dernier degré de -l’exaltation cérébrale un intellectuel comme moi, -qui ne poursuit en toutes choses que l’insolite, l’infini -ou l’absolu.</p> - -<p>Une femme grande, trente-cinq ans peut-être, bien -en chair, d’une merveilleuse beauté brune, aux yeux -d’ombre phosphorescente, aux cheveux de ténèbre -odorante, était couchée sans un mouvement, rutilante -de pierreries, pavée de bijoux, sur une carpette mangée -d’usure, sur un tapis rongé de pelade et maculé -de taches séminales. Vêtue seulement d’une chemise -et d’un pantalon d’arachnéennes dentelles, une demi-douzaine -de filles en haillons visqueux, choisies sans -doute parmi les plus repoussantes, s’acharnaient sur -elle. Les prostituées tournaient autour de la chambre -comme des hyènes encagées, fonçaient subitement sur -le corps prostré, reculaient pour revenir et l’enserrer, -épileptiques, dans des spires de démoniaques,<span class="pagenum"><a name="Page_452" id="Page_452">[452]</a></span> -dans des orbes d’hallucinées, se battant, s’attouchant -en d’immondes contacts, s’écroulant ensuite en -grappe, en monceau, approchant leur bouche de -celle de la femme toujours étendue et comme figée -dans la béatitude. Soudain elles se dévêtirent, jetant -leurs loques à la volée, exhibant de terrifiantes anatomies, -des sexes purulents qui eussent découragé -tous les chirurgiens, des ventres rhomboïdaux, des -décombres de gorges, des tétines énormes et fluctuantes -qui nourrissaient le désir de conjoindre les -orteils, et qu’elles promenèrent une à une sur les -lèvres de la princesse, sur ses flancs marmoréens, -en leur infligeant d’innommables et intimes caresses.</p> - -<p>Quasi léthargique, la patiente ne bougeait pas; je -la crus morte.</p> - -<p>—Mais on l’assassine... elles l’ont tuée... au secours!</p> - -<p>—Non, non, tu vas voir... c’est très courant... Ça -s’appelle se <i>faire faire les puces</i>.</p> - -<p>Tout à coup, une prostituée à cheveux gris, terrifiante -de hideur, se dressa sur les pointes, darda -vers le plafond un bras épidermé de crasse et, déchevelée, -hulula, pendant que sa poitrine gélatineuse -moutonnait effroyablement en des hoquets d’ivrognesse. -Car toutes étaient saoûles. A ses cris, la petite -troupe des ribaudes déchaînées s’enfuit pour s’aller -plaquer contre la muraille. La vieille clamita derechef, -et la ronde infernale recommença. Puis, -toutes se ruèrent, arrachant par lambeaux le pantalon -et la chemise de valenciennes, découvrant un -impeccable corps dont les lignes seulement commençaient -à se soulever, dont les lombes palpitaient enfin. -Folie! Une culbute générale submergeait la Junon<span class="pagenum"><a name="Page_453" id="Page_453">[453]</a></span> -immobile d’une houle, d’un ressac de poitrines, de -reins, de cuisses, de croupes frénétiques.....</p> - -<p>Un remous parut alors venir du tapis, fit osciller -le monceau effroyable. La patricienne, reconquise -par la vie, sortait de sa torpeur... Une main fine, -aux ongles translucides, troua le tas des chairs mouvantes, -lança à travers la pièce des bagues, de l’or, -des peignes, des colliers, qui roulèrent et rebondirent, -fouettant la pièce de lueurs violentes...</p> - -<p>Et pendant dix minutes, un quart d’heure peut-être, -on n’entendit plus que des sifflements d’haleines -affolées, des rauquements, des ahans éperdus...</p> - -<p>—Assez... Oh si! encore, toujours, toujours... -susurrait une voix agonisante et pâmée.</p> - -<p>Moi je n’y pus tenir. La malepeste des haleines, -le remugle effroyable des croupes, le suint des épidermes, -les arpèges, les trilles de puanteurs qui, à -travers les fissures des cloisons, arrivaient jusqu’à -moi me firent reculer. Mes nerfs trahirent mon -esprit qui venait de goûter les joies divines du fantasque -et de l’inattendu. Mon œil quitta la fente. Je -crus que j’allai vomir et vacillai.</p> - -<p>—Ben quoi... remets-toi, me disait la pierreuse... -il y en a beaucoup comme ça, tu sais, des femmes du -monde... il en vient tous les jours ici... Plus ça pue, -plus ça leur zy va... C’est une spécialité de la maison...</p> - -<p>En descendant, près du bouge, j’avisai un cabaret -borgne. Un des rideaux relevés montrait par l’étroite -vitre fuligineuse quatre souteneurs perpétrant une -manille sensationnelle. Près de la porte, un cinquième -surveillait les filles et comptait les <i>passes</i>.</p> - -<p>C’était le patron lui-même qui les marquait, d’un -trait de craie, sur une ardoise. En me penchant, je -vis que chaque fille était désignée par son sobriquet<span class="pagenum"><a name="Page_454" id="Page_454">[454]</a></span> -et j’entendis un des rôdeurs s’exclamer joyeusement:—Chouette, -v’la <i>Bath en tiffes</i> qui monte pour la quatrième -fois. Moi, j’allais et venais devant la porte, -choisissant, parmi ces hommes, celui que je devais, -du même coup, condamner à mort. Messieurs, je ne -balançai pas longtemps. Il y en avait un petit, mince, -d’un blond pâle, avec d’hésitantes moustaches, à -peine un duvet flave et indécis au-dessus des lèvres. -Oui, celui-là s’imposait; plus que tous les autres, il -serait agréable de l’abattre, de le voir panteler à mes -pieds dans les derniers sursauts, la convulsion définitive. -Pourquoi? Parce qu’il était jeune et plein de -santé, et que détruire de la chair jeune est une autre -caresse à l’épiderme et une autre joie dans l’esprit -que de supprimer de vieux êtres hors d’usage. J’attendis -qu’ils fussent sortis, que le cabaret et le bouge -eussent mis leurs volets et dégorgé leurs derniers amateurs. -Il pouvait être deux heures du matin quand ils -s’égaillèrent et que je pris la chasse derrière l’«Albinos -du Sébasto». Je savais que, lui aussi, comme -les autres, devait aller retrouver sa femme à l’issue -du travail et vérifier la recette. Je ne lui en laissai pas -le temps. A l’angle de la rue voisine, j’étais devant -lui, face à face, le revolver braqué, sans un mot, à la -hauteur du visage. Surpris, l’homme recula, enfonça -sa tête dans les épaules, recula encore et me dit:</p> - -<p>—Eh ben quoi!.. si vous êtes de la rousse, pas -tant de <i>magnes</i>... on va vous suivre...</p> - -<p>Alors devant ses mains dressées pour se garantir, -je fis monter et descendre le revolver...</p> - -<p>—Tu vas mourir, tu vas mourir... répétai-je.</p> - -<p>Je jouissais atrocement de son angoisse, car il -venait de comprendre, rien qu’au rictus de ma bouche, -que c’était sérieux. Il tournait, et je virais avec<span class="pagenum"><a name="Page_455" id="Page_455">[455]</a></span> -lui, l’enserrant d’un cercle inexorable. Maintenant, il -était vert et des gouttelettes de sueur tombaient de -son front sur le pavé. Il ne songeait même pas à -crier. Et moi, je guettais le moment où il allait se -ramasser pour le bond en arrière qui aurait pu le -mettre hors d’atteinte... déjà il ployait les genoux, -prêt à se détendre, comme un puma... alors, d’une -main, j’arrachai ma chaîne de montre, lacérant par -surcroît la poche de mon gilet; je froissai ma cravate -et, de toutes mes forces, je hurlai:</p> - -<p>—A moi... au secours... à l’assassin! et je lâchai -le coup.</p> - -<p>Il était tombé atteint au ventre. Je le voyais se -tordre comme un ver; un jet de sang giclait en bouillonnant -hors de sa ceinture, tel un jet de vin hors -d’une futaille percée; ses ongles écorchaient le pavé; -par trois fois, il essaya de se relever, puis retomba, -écumant, la bouche pleine de salives rouges. Son -corps ensuite se noua en des soubresauts, des -anhèlements, toute une trépidation frénétique, et, -brusquement, il s’apaisa, sa tête heurtant seulement -le sol en un rythme placide largement espacé. Moi, -avec, dans les flancs, le coup de rasoir d’une sensation, -d’un spasme extraordinaire, je m’étais accoté -à la boutique voisine. Non... Le plus furieux désir, -le rut le plus impétueux qui s’assouvissent enfin -ne peuvent produire cela... Il me sembla que tous -mes viscères s’étaient décrochés en même temps, et -qu’à l’intérieur de mon être tout s’en allait en une -dérive d’une indicible volupté...</p> - -<p>Des sergents de ville, des passants attardés accouraient:</p> - -<p>—Cet homme m’a attaqué, dis-je, j’étais en état -de légitime défense; j’ai tiré. Au Poste de police, je<span class="pagenum"><a name="Page_456" id="Page_456">[456]</a></span> -montrai ma cravate, mon gilet arrachés, ma chaîne -de montre brisée en deux morceaux; je produisis des -papiers établissant de façon indiscutable mon identité, -ma reluisante situation sociale. Le Commissaire -me félicita de mon sang-froid.</p> - -<p>—Il est mort, vous savez, ah! si nous en avions -beaucoup comme vous, Paris serait bientôt nettoyé -de cette vermine.</p> - -<p>Chose bizarre, Messieurs, le lendemain de cette -affaire, j’avais repris goût à l’amour. Un prurit -inconnu jusque-là me poussait vers la femme. Je connaissais -enfin la fièvre et l’impérieuse passion. J’étais -même inapaisable comme si j’avais ingéré quelque -virulent satyriaque. Moi, qui jamais n’avais pu endurer -l’ineptie et la désolante niaiserie du geste -d’amour, je ne vécus plus que pour l’amour. Je -devins célèbre dans Paris. Les professionnelles me -fuyaient à cause de mon irrassasiable boulimie passionnelle. -Et parmi les femmes honnêtes, je rebutai -les plus enragées, celles qui, malgré l’exode des -moindres retenues, ont toujours la croupe en ignition. -Oui, voilà le fait inexplicable: le sang m’avait -réintégré dans l’amour. Quelle trame sournoise, -quelles accointances mystérieuses les relient donc -l’un à l’autre et les font ainsi voisiner? Voilà ce que -je ne puis expliquer, avec mon faible génie. Mais -que mon expérience personnelle serve au moins de -contribution à ceux que tenterait l’étude du phénomène.</p> - -<p>Vous voyez que mon stratagème était infaillible. -Je pouvais, en toute sécurité, moi, bourgeois, pratiquer -l’attaque nocturne sur les rôdeurs. Cinq ou -six de mes confrères, dont deux millionnaires, la -pratiquent encore à l’heure actuelle, du reste. Je sévérai<span class="pagenum"><a name="Page_457" id="Page_457">[457]</a></span> -donc. Un jour cependant, un de mes assassinés,—«Le -Deschanel de Ménilmonte»—étant -parvenu à guérir de ses blessures, eut l’inconcevable -audace de révéler le truc en pleine audience. Ne -croyez pas que je tremblai. Non; j’étais certain de -ce qui allait survenir. Le Président des assises, en -effet, le remisa si vertement et lui démontra si bien -toute l’inanité de son système de défense que le -malheureux attrapa le maximum de la peine pour -attaque nocturne à main armée. Il est encore au -bagne à l’heure actuelle. Mon Dieu, que c’est drôle!</p> - -<p>Comme vous vous en rendez compte, la chose -aurait pu durer toute ma vie, si je n’avais pas, -une fois, joué de malheur. Ce soir-là, je n’avais -rencontré, dans ma quête silencieuse, que de vagues -et quelconques souteneurs sans saillie ni pittoresque, -qui ne valaient certes pas le coup de feu. J’allais -regagner mon logis, quand je me heurtai, au sortir -d’un bar mal famé, à un individu court et trapu, aux -yeux d’indigo défaillant, au nez de Kalmouck, aux -rouflaquettes poussiéreuses, et rayonnant je ne sais -quoi de particulièrement bestial, je ne sais quel air -de férocité tendue et glacée. Je présumai, à la radiation -mauvaise de cette prunelle hésitante et torve, -une prunelle de bête primitive, que je me trouvais -devant un rôdeur redoutable qui, lui aussi, devait -avoir tué bien des hommes dans les combats farouches -des rues désertes. C’était un être à ma taille, -quoique tout à l’opposite de moi-même qui suis trop -civilisé et trop compliqué. Au geste impératif avec -lequel il congédia deux individus vêtus comme lui, -je reconnus le chef de bande donnant ses derniers -ordres. A nous deux! me dis-je, et je le suivis. Vous -savez le reste: C’était un prince russe déguisé qui<span class="pagenum"><a name="Page_458" id="Page_458">[458]</a></span> -faisait la tournée des bouges, et, comme cette fois, ma -victime n’était pas un souteneur, mais bien un brigand -armorié, entretenu, non par une femme, mais -par la Société, mon subterfuge fut découvert.</p> - -<p>J’ai donc à répondre de tous ces actes. Je viens -d’étaler devant vous ma psychologie; vous avez -cheminé à ma suite dans les circuits, les dédales de -mon intelligence; vous êtes descendus dans les -puisards de mon âme. J’aurais pu me dispenser -d’être non moins prolixe que véridique puisque -maître Pompidor venait de me sauver au moment -précis où je me suis emparé de la parole. Mais je -ne veux point passer pour un fou et répugne à l’idée -de devoir mon salut à la ruse ou au mensonge. -J’ai tué cinq hommes, dites-vous? Hé! c’est un -crime moins grand aux yeux du Sage que d’avoir -fait cinq enfants. A l’aide de quel raisonnement, je -vous le demande un peu, établissez-vous, de façon -irréfragable, le droit que vous avez de donner la vie, -alors que vous prononcez que supprimer son prochain -est criminel? Vous posez un <i>a priori</i>, je le sais -bien, vous dites: satisfaire à l’acte génésique, procréer -est un acte <i>imposé par la Nature</i>, c’est une -fonction, un vertige auxquels nul n’échappe dans le -règne animal. Et tout ce que la Nature impose est -légitime et sacré. Moi je vous répondrai: le besoin, -le vertige de tuer pour certains êtres est aussi -injonctif, aussi impérieux que celui d’enfanter. La -Nature l’a glissé, l’a coulé dans la chair comme une -folie équivalente à sa contraire. Alors, puisque toutes -deux sont naturelles, émanent de notre Mère à tous, -l’une ne saurait, d’après votre définition même, être -un forfait quand l’autre est une vertu sociale: -attendu que votre argumentation <i>offre la Nature</i><span class="pagenum"><a name="Page_459" id="Page_459">[459]</a></span> -comme <i>seul criterium</i> et pierre de touche ultime. -Le monstre étant celui qui entre en rébellion avec -la Nature, vous flétrissez de cette épithète celui qui -verse le sang. Vous avez tort, il serait seulement un -monstre s’il refusait d’obéir à ses poussées profondes, -s’il refusait de tuer, s’il s’écartait de la règle -naturelle à laquelle il ne peut pas désobéir, tout -comme est un monstre celui qui, par volonté, s’abstient -de la copulation.</p> - -<p>D’ailleurs, il y aura toujours une excuse à invoquer -pour l’assassin: c’est que celui-ci ne fait souffrir -sa victime que quelques secondes, quelques -minutes au plus, tandis que le mâle qui crée fait -souffrir le lamentable, issu de son plaisir, quelquefois -soixante ans.</p> - -<p>Homme, en possession déjà de la mentalité de -l’avenir, j’entends ériger au-dessus de la Société et de -la Nature une intelligence prépondérante. Je ne me -réclamerai donc pas, devant vous, de l’exemple de la -première et de la dialectique de la seconde qui me -déterminèrent, cependant, comme j’ai eu l’honneur -de vous l’exposer. J’ose donc espérer, Messieurs, -que votre entendement se haussera jusqu’à l’aperception -de mon personnage. Je me suis courbé, moi, -comme tous les individus du reste, sous des impératifs -contre lesquels la rébellion était vaine. Avec -quelques Écoles modernes, j’aurai l’audace de -poser en principe que <i>nul n’est responsable de ce qui -est en lui</i> et, partant, que vous n’avez pas le droit de -juger. Non, vous n’avez pas le droit de <i>punir</i>; vous -avez seulement le droit de <i>prévenir</i>. Vous tolérez -l’ignorance, la misère, la prostitution, l’atavisme et -vous vous étonnez des fruits qu’ils portent. Désarmés, -je le veux bien, devant les tares de l’hérédité,<span class="pagenum"><a name="Page_460" id="Page_460">[460]</a></span> -vous reconnaissez spontanément que l’être qui les -récèle n’en est point responsable, et cependant vous -le flétrissez et le frappez quand, à l’instar de moi-même, -il est déféré à vos tribunaux. Les <i>tarés</i> ne -devraient pas procréer, et vous proscrivez l’avortement. -Quelle logique! Vous ressemblez à des botanistes -qui reprocheraient à la Ciguë, à l’Euphorbe, -aux Strychnées d’être vénéneuses et qui s’acharneraient -sur elles, briseraient leurs tiges, les décapiteraient, -les brûleraient pour les punir des propriétés -que la nature leur a conférées. Car, pour l’homme, -il en est de même: vous ne pouvez pas conseiller la -grande et scélérate Nature; il vous faut accepter -les hommes qu’elle crée et ne pas leur en vouloir—ce -n’est pas leur faute—s’ils sont mauvais. Vous -ne pouvez que vous efforcer de les améliorer par -une thérapeutique sociale, qui échouera encore dans -la plupart des cas.</p> - -<p>Au lieu d’avoir des Cours d’assises, des Chambres -correctionnelles, que n’avez-vous des Assemblées -<i>préventives</i>, des Cliniques morales, des Conciles permanents -de Justes ou de Sages—si la société actuelle -en façonne encore—où tout individu, qui se sentira -sur le point de verser dans le crime, viendra, après -avoir crié sa détresse, chercher aide ou réconfort, -secours matériel ou électuaire mental, quelles que -soient ses peccadilles ou ses fautes préalables? -Quand plus un seul être ne criera la faim, vous pourrez -frapper seulement ceux qui volent, et quand l’atavisme -ne fera plus payer aux fils les fautes des -ascendants, vous pourrez frapper ceux qui tuent. Il -y aura toujours des criminels, répliquez-vous. Et -puis après? Puisque vous acceptez la cécité ou l’épilepsie, -pourquoi, dans une vision supérieure, dans<span class="pagenum"><a name="Page_461" id="Page_461">[461]</a></span> -une optique sereine qui prend son parti de l’Irrémédiable, -ne soigneriez-vous pas le criminel, comme -vous soignez les tuberculeux, par exemple, alors -que le tuberculeux, lui aussi, sème la mort dans -son entour? Pourquoi l’assassin, serait-il plus responsable -du besoin de tuer que la Nature a insinué -en lui, qu’il ne le serait de la phtisie qu’elle aurait -pu glisser dans ses poumons, par exemple? Cet -homme n’a pas demandé à vivre, par conséquent à -être mauvais. Alors que vous en êtes arrivés à -accepter, à vouloir guérir même, au nom de la collectivité, -les tares physiques du citoyen, vous vous -insurgez encore devant les tares morales tout aussi -ineffaçables, peut-être. Quand les imbéciles ricanent -au passage d’un infirme, d’un disgracié, vous dites -spontanément, vous la mentalité supérieure:—Ce -n’est point sa faute. Pourquoi ne diriez-vous pas d’un -criminel:—Il n’est pas plus responsable de ses attirances -néfastes que s’il était né borgne, aveugle ou -bossu. Vous me rétorquez:—Mais à la suite de passions -odieuses, on peut verser dans le meurtre alors -que le fond primordial était bon. Eh, oui... Certains -deviennent coupables par suite d’un concours de circonstances -psychologiques ou de faits particuliers, -comme ils deviendraient lentement aveugles, par -exemple, sans rien pouvoir contre. Les malformations -apparentes trouvent grâce devant vous, pourquoi -le scélérat, qui n’est autre chose qu’un stropiat -mental, ne serait-il pas amnistié par le philosophe -qui, remontant de l’effet à la cause, de l’être -créé à la cause créatrice, s’en prend à la Nature, à la -Nature uniquement responsable, et la cite seule à la -barre de l’humanité, en lui demandant compte de -ses forfaits?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_462" id="Page_462">[462]</a></span></p> - -<p>Certes, vous auriez le droit de juger et de punir les -hommes si le même tempérament moral, la même -mentalité, les mêmes désirs, avaient été coulés en eux -au début de leur vie. Alors, partis d’un point initial -commun à tous, surveillés de près par une Société -maternelle et soucieuse de faire triompher l’Ethique -définitive, inexcusables seraient ceux qui s’écarteraient -de la route commune pour s’orienter vers le -Mal. Mais votre Société se désintéresse des êtres qui -la composent, ne les découvre que lorsqu’ils ont failli, -et la Grande Force agissante se moque de vos lois -puériles et de vos clabaudements. Le caractère, les -aspirations, les tendances, tout le réel, le <i>moteur</i> -d’un être, en un mot, vous échappent; <i>vous ne pouvez -comprendre la genèse d’un acte</i> et vous vous -érigez en justiciers! L’individu élaboré par ce qu’une -philosophie appelle la Matière et ce que d’autres -appellent Dieu, l’individu, suscité pour être actionné -dans tel ou tel sens, ne peut pas plus résister à ses -rouages moraux, aux <i>bielles</i> mystérieuses qui sont en -lui, que les machines que vous construisez, vous-mêmes, -pour un but défini. Pas plus que ces dernières, -il n’a pouvoir de raisonner ni d’abolir sa <i>dynamique</i> -intérieure. Encore une fois, la Nature, Volonté atroce, -qui engendre le Mal et la douleur à sa fantaisie, se -plaît aux complications; elle a horreur de cette uniformité -qu’ont décrétée les Sociétés humaines. Et, -tant que vous ne l’aurez pas astreinte à doser les -êtres suivant les intérêts de votre civilisation ou les -préceptes de vos morales contingentes et protéiformes, -votre justice ne reposera sur aucun principe -vraiment équitable, ne se pourra légitimer devant -aucune conscience...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_463" id="Page_463">[463]</a></span></p> - -<p class="pc xlarge">⁂</p> - -<p class="p1">Comme le Président des assises, estimant sans -doute qu’il avait fini de discourir, étendait la main -pour lui retirer la parole, l’accusé protesta.</p> - -<p>—Messieurs, je suis loin d’avoir fini... Ce que -vous venez d’entendre n’est que la première partie -de mon plaidoyer personnel; je vais m’autoriser à -plier, à articuler la seconde sur la petite charnière -qui les relie l’une à l’autre. Mais, auparavant, je -demanderai à mon avocat de vouloir bien me faire -la gracieuseté d’un de ces bonbons qui aident sans -doute à saliver, et dont je lui ai vu faire usage tout -à l’heure...</p> - -<p>Maître Pompidor, sans rancune et en toute bonne -grâce, ayant obtempéré avec un sourire, M. Eliphas -de Béothus, après avoir croqué la pastille, repartit au -bout d’une minute, la main ponctuante et la parole -toujours incisive.</p> - -<p>—Messieurs, voici comment j’aurais plaidé, voilà -comment j’aurais fait ma propre psychologie, voilà -comment j’aurais dialectiqué, et voilà comment, après -m’être défini moi-même, j’aurais établi votre impuissance -à connaître les mille et trois facteurs d’un -acte, et partant votre inaptitude à condamner, si je -me nommais réellement Eliphas de Béothus, si, tel -M. Sully Prudhomme, j’étais la résultante d’une fornication -de bonnetiers enrichis, ainsi que le prétend -encore l’accusation.</p> - -<p>Mais je n’ai argumenté comme je viens de le faire; -je n’ai été de moi-même au devant d’une peine terrible, -que dans la certitude qu’il vous serait impossible -de me frapper lorsque je me rasseoirai après ma<span class="pagenum"><a name="Page_464" id="Page_464">[464]</a></span> -définitive péroraison. Aussi, me suis-je amusé à -manier l’arme, toujours dangereuse pour un accusé, -d’une logique implacable au lieu de nier avec acharnement, -tel un politicien concussionnaire, ou bien -encore d’apparaître à vos yeux comme travaillé, -fouillé vif par les tenailles rougies d’un remords du -meilleur aloi. J’ai réservé, en effet, pour la dernière -phase, la dernière reprise de cette passe d’armes, la -circonstance accessoire, la contingence vile à mes -yeux, n’ayant aucune valeur logique, morale ou -rationnelle, mais qui, cependant, et pour cela même, -va me faire acquitter tout à l’heure. Bien que je voie -en ce moment, sur les bancs du jury, le bookmaker -qui en fait partie, offrir à ses collègues, <i>en payant -dix</i>, le pari que je ne sauverai pas ma tête, je vous -affirme et vous réitère que ma condamnation est impossible. -Et je m’attache, dès maintenant, à vous -convaincre de cette évidence...</p> - -<p>Messieurs, l’état civil que le ministère public a -bien voulu m’octroyer ne m’est pas applicable. Les -papiers qui le composent, je les ai achetés. Je n’ai -point été conditionné par les soubresauts passionnels -d’un ménage de bonnetiers; mes yeux ne se -sont point ouverts, pour la première fois, sur la -hideur du monde, dans la bonasse rue Saint-Denis, -et mon nom ne saurait être Béothus, comme vous -paraissez le croire, malgré tout. Ah! je me nomme -d’un bien autre nom, allez! Et quand je l’aurai proféré, -d’ici une heure, à peu près, il n’y aura point -assez de gardes en cette enceinte pour la faire évacuer, -dans la terreur où vous serez tous, magistrats -et jurés, que j’en dise plus long encore.</p> - -<p>Loin, bien loin d’ici, dans un des plus vieux palais -d’Europe, où il est de règle depuis longtemps déjà de<span class="pagenum"><a name="Page_465" id="Page_465">[465]</a></span> -vivre et de réaliser au naturel les drames Shakespeariens, -dans un palais où les Hamlet ne se comptent -plus, où il y a toujours de nombreux convives autour -d’un perpétuel et mystérieux banquet d’Inverness -ou de Meyerling, dans un palais où les princesses du -sang descendent volontiers des marches du trône -sur le trottoir, le plus glorieux des médecins de la -ville trancha un jour mon cordon ombilical, et, m’enlevant -du paquet d’immondices verdâtres où s’était -parachevée ma floraison, il me jeta dans la vie.</p> - -<p>Je me crois autorisé à dire qu’en aidant les nouveau-nés -à conquérir ainsi l’existence, avec tout ce -qu’elle comporte immuablement de hontes et de -douleurs, les chirurgiens ne commettent pas un acte -dont ils puissent se réclamer devant les esprits -affranchis des opinions toutes faites. Comme le dit -Montesquieu: «Ce n’est pas à la mort des personnes -qu’il convient de pleurer, mais bien à -leur naissance.» Où est-il donc, en effet, celui qui -dans l’âge mûr ne regrette point de n’avoir pas été, -en naissant, empoisonné par le méconium ou étranglé -par le forceps. Qu’on me le montre, l’homme -intelligent qui se félicite de vivre! Quand votre civilisation -décrète qu’il est licite de jeter un être dans -la vie, est-ce qu’elle n’agit pas comme la Rome -antique qui jetait le vaincu, armé d’un épieu, aux -fauves de l’arène? l’enfant que vous lancez dans le -monde se trouvant, dès sa naissance, aux prises avec -les monstres, les fauves bien autrement redoutables -de la vie, qui s’appellent: le typhus, la tuberculose, -le mensonge, la laideur, la cautèle et l’imbécillité. Et -il ne leur échappera momentanément que grâce à -une suite de hasards quasi-miraculeux, pour succomber, -tôt ou tard, sous leurs griffes forcenées.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_466" id="Page_466">[466]</a></span></p> - -<p>Mais vos esprits indéfrichables, Messieurs, où les -idées conventionnelles et les préjugés poussent -comme des ronciers hargneux et des orties arborescentes, -ne vous permettent pas de goûter la sublime -grandeur et la sauvage beauté de ces considérations -nihilistes. Vous êtes enlizés dans les préjugés et la -routine comme le coléoptère merdiphage dans son -caca nourricier. Je reviens donc à moi-même, pour -poursuivre, sans digressions désormais, le cours de -mon récit.</p> - -<p>Mes regards tombèrent, dans l’enfance, sur ce -que l’humanité compte de plus servile; on ne me -parlait qu’à la troisième personne et je n’étais pas -encore sevré, ni tout à fait maître de réfréner l’exode -intempestif de mes excrétions, que l’on me traitait -déjà d’Altesse Royale. Mes jeunes ans s’écoulèrent -donc circonscrits par un horizon de dos courbés, dans -un milieu de servilité, de duplicité, d’hypocrisie, de -vaine étiquette et d’abjecte platitude. Jamais, vous -entendez, jamais je ne connus comme les autres -enfants la joie de jouer sans contrainte ni de parler -loin des pédagogues. Un peuple d’esclaves chamarrés, -de valets coruscants, de courtisans aplatis au ras -des planchers, veillait sur moi pour m’insuffler -son âme sordide, pour m’apprendre les conventionnels -propos d’où la sincérité, l’enthousiasme, l’épanchement -juvénile, étaient proscrits par les règles du -protocole.</p> - -<p>Et la Nature, par paradoxe sans doute, m’avait -doué d’un esprit spéculatif et d’un lancinant et précoce -besoin d’observer! Mon âme, blottie à l’arrière -d’un extérieur apathique, interrogeait les choses, s’efforçait -de scruter les êtres et les faits parmi lesquels -se déroulait ma vie coutumière, et sur lesquels,<span class="pagenum"><a name="Page_467" id="Page_467">[467]</a></span> -vaguement, je devinai qu’on ne me disait point la -vérité. Car ce fut une des douleurs les plus vives, un -des deuils les plus tenaces de mon existence d’enfant, -de m’apercevoir un jour, qu’à propos de tout, les -hommes mentaient autour de moi. J’avais vu tuer -des animaux sous mes yeux, j’avais vu mourir un -jour un vieux serviteur, et j’avais entendu des cris de -souffrance. Quand je questionnai là-dessus le vieil -abbé qui me servait de précepteur, il me répondait -que les animaux avaient été créés par Dieu pour -servir aux besoins de l’homme ou à sa nourriture, -que leur souffrance ne comptait pas, puisqu’ils -n’avaient point d’âme; quand je lui demandai: pourquoi -la mort? il m’enseignait qu’elle était la conclusion -de la vie et permettait au juste de gagner le ciel; -et quand je lui répliquai: alors pourquoi la douleur, -Dieu, qui est juste, n’aurait-il pas pu nous donner le -bonheur sans cette épreuve? il se perdait en des -considérations théologiques, et absorbait d’une seule -narine le contenu de sa tabatière. Déjà je me faisais -une triste idée du pion constipé, du vieillard -hargneux, qui trône dans les espaces. Puis, toujours -ma pensée revenait à ceci: l’homme ne peut donc -soutenir son existence qu’en suppliciant des créatures -inférieures, qu’en faisant couler le sang, qu’en -mangeant des proies mortes, et qu’en dupant effrontément -son prochain pour excuser ses fautes ou ses -crimes. Et par delà tout ceci je pressentais confusément -bien d’autres épouvantes, bien d’autres forfaits -encore. Tout me semblait affreux, mon esprit, -déjà, était martyrisé par l’idée que jamais ces choses -qui me faisaient mal ne prendraient fin, puisque mes -semblables les accomplissaient avec sérénité, et -qu’ils croyaient en une divinité encore plus monstrueuse<span class="pagenum"><a name="Page_468" id="Page_468">[468]</a></span> -qu’eux-mêmes, laquelle avait ordonné tout -cela.</p> - -<p>J’avais perçu aussi derrière les portes d’immondes -propos de laquais; j’avais assisté à d’innommables -scènes que, plus tard, je sus être de l’amour, et mon -âme trop fine, trop sensible, dans l’effroyable et -prématuré besoin de savoir qui la rongeait, me faisait -rechercher la société des domestiques, car -j’avais démêlé qu’eux, parfois, à l’encontre de mon -professeur, disaient la vérité sur certains points qui -m’intéressaient. Seulement, tout fiers de m’apprendre -quelque chose, ils me parlaient avec gouaille, en -employant des mots orduriers. Comme eux, je devenais -sournois, rétractant, la minute d’après, ce que -je venais d’exprimer, et le vieux prêtre, après avoir -deux ou trois fois constaté le fait, hocha la tête avec -satisfaction et me demanda un jour si je ne voudrais -pas, plus tard, au lieu d’être fringant officier, -devenir un prince de l’Église. Si je répugnais à -entrer dans les ordres, ajoutait-il, il croyait démêler -déjà que mes qualités me permettraient de briller -dans la conduite d’un État. Et il m’inculquait les -rudiments de l’histoire, me parlait des batailles où -Dieu avait assisté le plus fort et lui avait donné la -victoire après un massacre de trente ou de soixante -mille hommes. Alors je courais vers les offices, près -des écuries, et, tapi sournoisement, je regardais le -cuisinier couper le cou à un canard, essuyer ses -mains rougies aux plumes encore frémissantes, pour -essayer de me représenter, en multipliant cette horreur, -ce que devait être le massacre de trente mille -hommes. On me retrouvait pleurant, dans un angle -de couloir, les dents claquantes, le front couvert de -sueur, et lorsqu’on sollicitait de moi le motif de<span class="pagenum"><a name="Page_469" id="Page_469">[469]</a></span> -mes larmes, je répondais: c’est Wilhelm, le premier -valet de chambre, qui m’a pincé. Dans mes promenades -à cheval, au travers des campagnes environnantes, -je voyais des paysans s’acharner sur la terre, -travailler de longues heures, le corps ployé en deux, -mener la charrue sous l’âpre bise de décembre, ou -couper les blés sous l’affolant soleil d’août qui -dévore les cervelles. J’eus un jour la curiosité de -m’approcher d’eux comme ils s’étaient interrompus -pour prendre leur repas, et je restai stupéfié en -voyant qu’ils mangeaient du pain noir, dur comme -du silex, et du lard rance couleur de rouille dont les -chiens courants de mon père n’eussent pas voulu. Je -questionnai le vieil abbé.—La terre qu’ils cultivent -ne leur appartient donc pas? Il éclata de rire:—Pourquoi -voulez-vous qu’elle leur appartienne? Dieu les -a créés pour ensemencer vos champs, Monseigneur. -Rien ne leur appartient en propre que leur âme et -encore la perdent-ils le plus souvent. Mais ne les -plaignez pas, ils sont libres, bien qu’on ait eu tort -sûrement, de les émanciper du servage que Dieu -avait ordonné...</p> - -<p>Le même après-midi, nous allâmes visiter une -aciérie. Là, devant le brasier flamboyant des fours à -puddler, parmi un décor infernal, j’aperçus des hommes -demi-nus, cuits vivants dans leur propre sueur, -rissolés au passage par les effroyables flammes dardées -des foyers gigantesques, des êtres n’ayant plus -rien d’humain, brandissant des pelles immenses, -luttant à coups de ringard contre les rigoles, -contre les ruisseaux de fonte en fusion crachant des -étincelles et des vapeurs sifflantes, qui les encerclaient -et menaçaient à chaque seconde de les -engloutir.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_470" id="Page_470">[470]</a></span></p> - -<p>L’abbé lui-même formula ma pensée.—C’est l’enfer, -me dit-il, vous irez dans un endroit semblable, après -votre mort, Monseigneur, si vous n’avez pas servi -les desseins de Dieu. Et je sus que ces hommes, eux -aussi, mangeaient à peine à leur faim, mais que l’usinier, -leur patron, était le roi des aciers, c’est-à-dire -un des plus fabuleusement riches parmi les riches. -J’appris qu’ils souffraient cette géhenne pour fabriquer -des canons afin de tuer d’autres hommes.—L’agriculture -et l’industrie! résumait, la main en l’air, mon -professeur didactique: ce qui fait la richesse d’une -nation que Dieu protège, Monseigneur. Toujours, il -me parlait de cette divinité invisible qui me semblait -patronner tout ce qui était injuste, tout ce dont -souffraient mes neuves sensations et mon jeune esprit -éveillé trop tôt.</p> - -<p>Quand je le questionnai sur Ses desseins, sur les -moyens par Elle employés pour convaincre l’humanité -de son existence, il me parlait de la révélation -et des miracles, me citait les pastours et les vachères -auxquels Elle était apparue dans les champs ou -dans les grottes. Alors je m’étonnais que Dieu eût -préféré s’exhiber sans contrôle à des gardeuses d’oie -hystériques au lieu de surgir tout à coup au milieu -des multitudes assemblées ou quand les foules, ainsi -qu’on me le disait, criaient parfois d’angoisse vers -Lui en dressant des bras implorateurs. Comme on -m’avait déjà incité à raisonner droitement à l’aide de -la logique, je ne trouvais là aucune marque de l’Intelligence -qui avait dû ordonnancer le monde. Et -quand nous revenions, moi toujours triste et le vieux -prêtre toujours guilleret, des mendiants, une nuée -de miséreux en haillons, couraient vers nous, la main -faisant sébille. Lui, me défendait de leur donner<span class="pagenum"><a name="Page_471" id="Page_471">[471]</a></span> -trop pour ne pas encourager le vice, disait-il. Et je -me rappelais que chez nous, souvent, j’avais vu la -livrée ivre se battre jusqu’au sang; je me rappelais -que deux gentilshommes avaient été surpris dans un -salon de jeu, trichant au baccara, et que Tiercelet, le -grand piqueur roux, m’avait dit, un soir, en riant, -que ma sœur aînée «avait plusieurs amants», ce -qui me semblait être du vice aussi et du meilleur. -Une fois, un de ces mendiants me stupéfia. Devant -nous, sur la route, il fouillait un tas de crottin de -ses maigres mains, semblait positivement le picorer -avec ses doigts, et emplissait ensuite une écuelle -de terre avec ce qu’il en extrayait.</p> - -<p>—Qu’est-ce qu’il fait donc? demandai-je, intrigué.</p> - -<p>—Il ramasse les grains d’orge et les grains -d’avoine que les chevaux n’ont pas digérés, afin d’en -faire une bouillie pour lui et ses enfants. C’est un -juif; il ne mérite aucune pitié...</p> - -<p>Ainsi, ainsi, à part quelques heureux comme moi, -qui détenaient toute la richesse, et à qui, dès le premier -âge, on enseignait l’aridité du cœur et l’atroce -égoïsme, il n’y avait donc que des misérables ou des -résignés sur la Terre!</p> - -<p>Alors une voix profonde, une voix plus forte que -celle de mes maîtres, s’éleva pour crier en moi:</p> - -<p>—Ce n’est pas juste! ce n’est pas juste!</p> - -<p>Et pendant des années, mon existence se prolongea -pareillement. Des bons soins de l’abbé, je passai à -ceux d’un Jésuite qui m’apprit à mentir avec science -et génie.</p> - -<p>—Dieu lui-même ne dit jamais sa pensée; imitez-le, -Monseigneur, et vous deviendrez un prince -célèbre, affirmait-il, le regard sinueux et la lèvre<span class="pagenum"><a name="Page_472" id="Page_472">[472]</a></span> -pincée. Puis un bataillon de professeurs hiérarchisés -succéda à l’Ignacien. Mais tous, quels qu’ils fussent, -prêtres ou laïques, me dupèrent avec méthode, travestirent -la réalité du monde, arrangèrent l’Histoire -et la Vie, comme me l’apprirent des livres: l’immense -Rabelais, les Encyclopédistes, les auteurs du -<span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle: Montesquieu, Condorcet, d’Alembert, -Voltaire, Diderot, les poètes: Gœthe, Vigny, Léopardi, -les penseurs comme Bayle, Proudhon, Buchner, -Renan et le Maître incontesté des libres intelligences: -j’ai nommé Schopenhauer, que je fis acheter en -cachette parce qu’on les avait vilipendés devant moi. -A la bouche de tous ceux qui m’approchent, purule -le mensonge, pensai-je; ces livres doivent être beaux -puisqu’on m’affirme qu’ils sont odieux. D’ailleurs, est-ce -que les crabes peuvent juger les goëlands? me -dis-je, en évoquant mes professeurs qui expertisaient -les grands hommes. Et ils me façonnèrent. Là, toute -ma prescience d’adolescent trop sensitif, toutes mes -inductions personnelles vinrent se vérifier avec une -précision mathématique.</p> - -<p>Tous les mois, l’Empereur venait nous voir. C’était -un grand vieillard, svelte et droit, staturé en force -comme un coltineur de Trieste, et qui en avait, à -peu de chose près, la mentalité. L’Impératrice, sa -femme, avait été d’une beauté sensationnelle et d’une -intelligence, d’une cérébralité véritablement indécente -parmi les Cours européennes.</p> - -<p>Amoureuse de toutes les œuvres de l’esprit, passionnée -d’art, miraculeusement compréhensive, un Sophocle -ou un Euripide eussent, à peine, été dignes de -son choix et de sa couche. Elle était mariée avec un -balourd qu’elle fuyait onze mois sur douze pour aller -vivre à Capri, dans une villa grecque, au péristyle<span class="pagenum"><a name="Page_473" id="Page_473">[473]</a></span> -de marbres rares, aux colonnes doriques, au pur -fronton, qu’elle avait fait élever d’après le modèle de -celles qui, jadis, ourlèrent le Pnyx ou le Céramique.</p> - -<p>L’Empereur se consolait en allant chasser l’isard -dans le Tyrol ou la gélinotte en Styrie.</p> - -<p>Invariablement, il parlait chasse avec mon père.</p> - -<p>—Il me part un coq de bruyère à 50 pas... vous -comprenez, duc... un coq de bruyère... je récite la -moitié d’un <i>ave</i>, les dix premiers mots d’un <i>pater</i>, -et je l’abats... à plus de 60 toises...</p> - -<p>—Oui, je sais, répliquait mon auteur, vous êtes le -premier fusil de la planète, Sire... vous aimez la virtuosité... -vous ne tirez jamais de suite.</p> - -<p>—C’est ça... c’est parfaitement ça... autrement mes -gardes en feraient autant...</p> - -<p>Et il prenait mon père par le bras, s’épanchant -alors sur le compte de l’Impératrice.</p> - -<p>—Vous savez qu’elle est folle... voilà qu’elle s’est -toquée des œuvres d’un poète juif... un nommé -Henri Heine... Connaissez-ça, vous?...</p> - -<p>—Connais pas, ne lis jamais de saletés, Sire... -Mort aux juifs!...</p> - -<p>Une fois par semaine, je voyais ma mère qui avait -un évêque pour amant. Et cela n’étonnait personne -dans ce milieu où les coutumes féodales s’alliaient -aux mœurs florentines.</p> - -<p>Elle me faisait mander dans son oratoire, me -posait la main sur l’épaule, sans jamais m’adresser -la parole, me tenant une minute sous la radiation de -son œil bleu, pour me renvoyer après avoir déposé -sur mon front un baiser distrait qui sentait le musc et -l’encens d’église. Mon père, l’être responsable du -crime de m’avoir enfanté, ne s’inquiétait pas de moi -deux fois dans l’année. Le bruit courait dans le<span class="pagenum"><a name="Page_474" id="Page_474">[474]</a></span> -château qu’il était au début d’une paralysie -générale, tare de notre maison. C’était un petit -homme qui, bien qu’il n’eût pas plus de cinquante -ans, assumait déjà l’apparence vétuste d’un vieillard -tout cassé et égrotant. Il passait ses journées dans -une immense volière qu’il avait fait construire dans -le palais en abattant les cloisons de quatre grandes -salles. Quinze cents oiseaux de tous pays et de tout -plumage voletaient, piaillaient, bruissaient dans ce -hall treillagé, et mon père ne voulait laisser à personne -le soin de remplir leurs mangeoires ou de -nettoyer leurs déjections. Constamment, il allait -parmi eux, en basquine de soie violette,—car il -affectionnait, dans le privé, les habits d’ancien -régime—les mains pleines de mil ou de chénevis, -incitant de la voix les serins néerlandais ou les perruches -du Brésil à venir prendre leur nourriture -dans ses paumes ouvertes.</p> - -<p>Pendant de longues heures, on entendait ses -petit... petit... cui... cui... frou... frou... Et quand il -était fatigué, il s’asseyait dans un large fauteuil à -oreillettes et, béat, considérait ses oiseaux d’un œil -extatique, ne s’arrêtant de rêvasser que pour essuyer -d’un mouchoir de batiste, au chiffre impérial, les -fientes tombées sur le dos ou les épaules de son -habit. Souvent on lui apportait là les pièces à signer -par délégation, les pièces d’État que, parfois, les -bestioles irrévérencieuses blasonnaient à leur tour -d’un sceau blanchâtre, d’une pastille molle et intempestive, -que le chambellan, lui, recouvrait gravement -de poudre d’or.</p> - -<p>—Petit... petit... cui... cui... cui... frou... frou... -frou... faisait mon père en apposant son parafe, -infatigablement, et sans lire jamais.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_475" id="Page_475">[475]</a></span></p> - -<p>Il avait eu, paraît-il, des chagrins d’amour dans sa -jeunesse. La diplomatie, en mariant à un autre prince -la femme qu’il aimait, lui avait porté un coup terrible. -Immédiatement, il était devenu poète, passant -ses nuits à composer des vers élégiaques dans lesquels -il prenait les nuages, les étoiles, le soleil et la -lune, la lune surtout, à témoin de son malheur. On -m’avait montré ses poèmes en me disant que, moi -aussi, je n’aurais pas le droit de choisir ma fiancée, -car cet avantage que possède le dernier des rustres -est refusé à la souche royale, pour motifs supérieurs -et raison d’État. Une autre de ses passions -était de panneauter des chats—ennemis nés des -oiseaux—de les prendre au traquenard d’une chatière. -Ce sport, seul, atténuait pour lui le deuil de -ne pouvoir chasser, par suite de l’état débile de sa -santé. Il avait fait lâcher un peuple de matous à travers -le palais, et tous les caniveaux, tous les recoins -des cours, étaient semés de ces pièges, de ces chausse-trappes -qu’il amorçait d’un morceau de viande saigneuse. -Quand un chat était pincé, l’ancien maître -d’équipage sonnait du cor à pleines lèvres, faisant -entendre l’hallali triomphal. Et mon père quittait -ses oiseaux, accourait tout joyeux, en boitillant, -appuyé sur sa canne, toussant, crachant, par les vestibules -et les perrons, pendant que les familiers et -les larbins s’écartaient chapeau bas.—Plus vite, plus -vite, Frédéric, criait-il au grand laquais galonné, en -culottes de soie et en catogan, qui le suivait à dix pas, -portant à la main des pots de couleur et des pinceaux. -Alors, pendant que le valet maintenait la -malheureuse bête prisonnière, mon père longuement -la peignait avec délices, en bleu, en rouge, en -vert, lui attachant par surplus une casserole à la<span class="pagenum"><a name="Page_476" id="Page_476">[476]</a></span> -queue. Puis, il la lâchait brusquement, roulait parfois -à terre, tant il riait d’un petit rire aigu, devant le -bond désordonné, la trajectoire folle du chat terrifié -qu’on libérait enfin.</p> - -<p>—Ah! ah! comme il court! On dirait l’Italien à -Custozza.</p> - -<p>Et il retournait à ses oiseaux.</p> - -<p>Un soir, le Surintendant de Police nous le ramena, -car depuis trois jours il avait disparu du château. Il -avait été arrêté dans un jardin public de la Capitale -voisine, à la nuit tombante, sous la pluie rageuse -d’un après midi de mars. Mon père, en cette circonstance, -était, paraît-il, accompagné de deux individus -entre lesquels il marchait pendant que l’un -d’entre eux—celui de gauche—tenait un large -parapluie destiné à abriter le déambulant trio. Vingt -fois ainsi, revenant sur leurs pas, ils avaient parcouru -une allée écartée, cependant que mon père... -comment dire cela?... je n’ose... cependant que mon -père, de chacune de ses mains, travaillait ses compagnons, -comme le duc d’Angoulême avait l’habitude -de se travailler soi-même...</p> - -<p>L’Empereur, à la suite de cet incident, donna -l’ordre de ne plus le laisser sortir. Et désormais, il -vécut dans sa volière où il avait fait dresser un lit, et -dans laquelle on lui portait ses repas. Il ne voulait -plus voir personne, et si parfois quelqu’un s’approchait -des grillages, un être étrange, en habit de -cour, enlinceulé de blanc par les fientes des oiseaux, -s’offrait à sa vue qui, d’une voie cassée, chantait des -<i>lieds</i> d’amour et faisait des vers en comptant sur -ses doigts. Deux ou trois fois par mois, seulement, le -maître d’équipage venait le chercher pour forcer un -chat.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_477" id="Page_477">[477]</a></span></p> - -<p>A l’époque de ma puberté, dois-je vous le dire? -les chambrières ne manquèrent pas de m’enseigner -l’accouplement, de me faire goûter à leurs caresses -vicieuses, de m’initier à des dérèglements sournois, -pendant que leurs amants, les valets de chambre, -me suggéraient des habitudes, des travers de prisonnier.</p> - -<p>—Avec ça on devient un grand prince; on évite -l’écueil des femmes, me disaient-ils en fanfaronnant -dans leur turpidité et leur cynisme. Aucun d’eux ne -manifestait la moindre crainte au sujet d’un renvoi -possible. Qui donc oserait les chasser? Ils avaient -bien trop de secrets. Et, moi, je leur étais reconnaissant, -car ils m’apprenaient tous les potins, tous les -scandales, toutes les hontes de la ville et de la cour.</p> - -<p>A dix-huit ans, on me questionna sur mes goûts; -on me demanda si j’avais fait choix d’une carrière. -Je répondis sans hésiter que je voulais servir l’Église, -que depuis soixante ans ma famille n’avait fourni -aucun cardinal à la chrétienté, et que je réparerais -cette lacune de ma lignée. Tous les miens me félicitèrent, -et pendant deux jours, comme faveur et témoignage -insigne de satisfaction, mon père qui était sorti -de sa volière—ce qui ne lui arrivait plus deux fois -par année, peut-être—m’autorisa à assister, à sa -droite, au laisser-courre de ses chats. Ma mère, elle, -me fit cadeau de son médaillon enrichi de brillants, -et l’évêque, son amant, m’embrassa au front, de -ses lèvres peintes. Alors, je fus déféré à tout un lot -de théologiens chargés de me donner l’enseignement -sacerdotal.</p> - -<p>Pendant vingt-quatre mois, Messieurs, je témoignai -de la ferveur la plus grande, de la piété la plus édifiante; -pendant vingt-quatre mois, je ne levai pas<span class="pagenum"><a name="Page_478" id="Page_478">[478]</a></span> -trois fois peut-être les yeux sur les gens pour les -dévisager, car le regard de mon semblable me -paraissait toujours être un outrage à moi-même. Cela -fera un saint, disaient les soutaniers, mes professeurs, -qui vivaient dans un perpétuel émerveillement. Et -la veille même de mon ordination, je priai mon père -de les réunir avec ma mère et mes autres parents, -dans la grande salle du palais, pour ouïr, de ma -bouche, une déclaration importante. Quand tous -furent assemblés, quand d’un signe, l’auteur de mes -jours, m’eut autorisé à parler, je tirai de ma poche -un petit manuscrit, fruit de mes veilles littéraires, et -je me mis en devoir de le leur lire incontinent.</p> - -<p>Cette nouvelle, Messieurs, vous n’en serez point -privés. La voici...</p> - -<p>Et, comme il en avait menacé l’auditoire, l’accusé -sortit de sa poche un fascicule broché et donna lecture -de ce morceau:</p> - -<p class="pc2 mid">CONTE BIBLIQUE.</p> - -<p class="p1">Marie de Béthanie, debout sur le seuil de sa maison, -scrutait de sa prunelle saphirine des lointains poudreux -de la route de Jérusalem, que rejoignait, là-bas, -vers l’horizon, un grand ciel de pyrope et de -safran, balafré par les stries violâtres du soleil au -déclin. Une tiédeur douce, une onde de joie chaude, -enchantait tout son être, quand aux heures du soir, -comme en ce jour, elle attendait son nouvel amant, -le Nazaréen, à la parole balsamique et aux cheveux -volutés. Marie, cependant, n’était point entièrement -heureuse. Un pli soucieux creusait son front, exhaussé -par un cimier de nattes couleur de cuivre, lorsqu’elle<span class="pagenum"><a name="Page_479" id="Page_479">[479]</a></span> -venait à songer que jamais encore, malgré ses plus -vives instances, le nouveau Prophète n’avait consenti -à partager complètement sa vie. Pourtant, -depuis la dernière Pâque, elle vivait dans l’espoir -qu’il cèderait enfin. Et, pour subvenir aux charges -lourdes de l’existence commune, le plus souvent -possible, elle dérobait à la rapacité de sa mère la -majeure partie des monnaies diversement effigiées, -avec lesquelles les centurions du Proconsul acquittaient -le loyer de son corps.</p> - -<p>La mère de Marie de Béthanie avait fourni à Rome -une belle et longue carrière de mérétrice retentissante. -Pendant vingt-cinq années au moins, l’or -fumeux de ses cheveux roux avait été chanté en vers -hexamètres, glyconiques, phaleuces ou asclépiades par -les plus réputés des poètes qui florissaient dans la -ville des Césars, et souvent on s’était égorgé pour elle -dans le camp des Prétoriens. A quarante ans, quand -elle était belle encore, elle s’était repentie d’avoir -délaissé les cataphractaires ou les chrysaspides du -Palatin pour les porteurs de lyre, car, l’un d’entre -eux, après avoir juré, sans doute, de mourir de façon -bizarre et inusitée, avait fait d’elle une infirme dont -le visage ne pouvait plus que semer l’épouvante. -Ayant acquis, moyennant quinze aureus, la faveur -d’être aimé une nuit, il avait sournoisement -bu l’euphorbe avant les étreintes, puis s’était lié à la -mère de Marie par un réseau de cordes fines qu’il -avait, dans une rage d’amour décuplée par l’approche -de la mort, serrées comme au cabestan. Cinq -heures durant, il avait hoqueté, écumé et pantelé -dans les affres de l’agonie, ponctuant les joues, le -front et les lèvres de la courtisane de la mousse verdâtre -de ses derniers spasmes. Et, lorsqu’au matin<span class="pagenum"><a name="Page_480" id="Page_480">[480]</a></span> -des voisins, attirés par ses hurlements, étaient entrés -chez la courtisane, ils l’avaient trouvée accolée à un -cadavre déjà froid et couleur de bronze oxydé. L’épouvante -de la malheureuse avait été telle que son -visage s’était tordu comme en une convulsion tétanique -qui ne devait plus disparaître, et que ses yeux -la veille encore si beaux, semblaient converger toujours -vers la même horreur, dans un strabisme définitif.</p> - -<p>Aussi, la mère de Marie, de retour à Jérusalem, -avait-elle décidé que sa fille ne servirait jamais qu’au -plaisir des militaires qui lui avaient laissé de bons -souvenirs, et avec lesquels pareille aventure n’était -point à redouter, car s’ils s’entretuaient parfois après -les orgies, ils étaient notoirement incapables, par pur -dilettantisme, de pareils détraquements.</p> - -<p>Les centurions de la légion de Judée aimaient en -Marie de Béthanie la facile composition. D’humeur -passive, elle ne les injuriait pas au matin quand il -leur arrivait de se refuser à verser le salaire que, -par Perséphone, ils avaient juré la veille. Sa chair -de blonde toujours amoureuse était en grande réputation -à Iérouchalaïm. Des lettrés qui faisaient profession -de n’aimer que les Grecques s’étaient même -discrédités auprès de leurs pairs en recherchant ses -faveurs, qu’elle leur avait refusées par surcroît. Et -ceux-ci s’en allaient répétant, comme excuse spécieuse -à leur faiblesse, qu’elle pouvait à la rigueur -passer pour une femme d’Ithaque ou de Céphalonie, -puisqu’elle savait danser aux crotales tout comme les -filles de l’Archipel.</p> - -<p>Marie jouissait d’une large aisance jalousée par la -plupart de ses compagnes. Si le Nabi devait se refuser -toujours à vivre sous son toit, elle pouvait tout<span class="pagenum"><a name="Page_481" id="Page_481">[481]</a></span> -au moins, songeait-elle, l’arracher à la grande route -et, comme deux ou trois de ses amies l’avaient fait -pour des garnisaires, le mettre dans ses meubles, -dans des meubles de cèdre ou de santal précieux, et -lui acheter des toiles de Perse et des manuscrits -hellènes, pour orner sa demeure ou son esprit. Oui, -l’avoir constamment près d’elle, ne le quitter que -pour satisfaire rapidement, le plus rapidement possible, -et comme à la dérobée, aux exigences de sa -profession! Cette pensée la confortait quand ses -nuits étaient prises par les caresses vénales.</p> - -<p>De beaucoup, elle préférait son destin à celui de -sa sœur Marthe occupée aux besognes ménagères, -alors que son frère Lazare, associé avec un grammate -émigré d’Athènes, à la suite de canailleries -majeures, avait édifié un Cottabéion à Hyérosolyma. -Sans compter les osselets et le cottabe, Lazare y -dépouillait fort congrument la jeunesse du négoce—entichée -par pose des mœurs de l’Agora—à -l’aide de dés pipés que maniait, avec un art incomparable, -une équipe salariée par lui. Trois philosophes -d’Ionie, ayant depuis longtemps blasphémé la -sagesse, composaient cette équipe, que venait renforcer -un Ripuaire, staturé comme Héraklès, et sans -rival pour contondre les récalcitrants. Le frère de -Marie espérait, grâce à l’argent amassé et à la protection -du Grand Prêtre, pouvoir acheter, plus tard, -une charge de magistrat et finir ainsi ses jours dans -le respect unanime.</p> - -<p>Donc, avant de connaître Jésus, Myriam n’avait -éprouvé d’autre désir que celui d’une prompte fortune, -acquise d’après l’exemple maternel.</p> - -<p>Lorsque riche elle serait seule au monde et libre -ainsi d’orienter son destin, elle conjecturait qu’il lui<span class="pagenum"><a name="Page_482" id="Page_482">[482]</a></span> -serait facile de goûter les joies de l’hyménée avec un -jeune caravanier, ou bien avec quelque lettré ayant -plus de gloire que de pécune.</p> - -<p>L’âge et la vénusté de ses amants l’avaient jusque-là -indifférée. Comme ses veines charriaient en profusion -les généreuses calories d’amour, l’homme, -l’individu, s’effaçait à ses yeux pour n’être plus -qu’une force, qu’un choc destiné à faire issir la -volupté continuellement rembuchée dans la coulée -intérieure de ses moelles trop actives. Une seule -fois—l’année précédente—elle avait refusé de -dormir avec un de ceux qui la sollicitaient, parce -qu’avec lui, réellement, aucune conjonction épidermique -n’était envisageable. Celui-là était un chef de -cohorte. Des sèves sournoises avaient institué sur -son visage des sortes de végétations quasi-madréporiques; -ses joues boursouflées étaient semblables à -de grosses éponges imbibées d’eau malsaine; et des -bourgeonnements, des cryptogames charnus et de -polychromie désolante, s’incrustaient à ses maxillaires -en dispensant une inéluctable fétidité. Cette -maladie provenait, paraît-il, du lointain pays des -Mèdes, et plusieurs médecins de la ville disputaient -sur elle jusqu’au point d’en venir au pugilat public. -Cependant, le chef de cohorte, sur qui toute médication -avait été essayée, sacrifiait à Isis en désespoir -de cause et consultait les poulets sacrés qui avaient -prononcé que la Déesse, déchirant ses voiles, viendrait -elle-même le guérir un jour, par simple imposition -des doigts. Cinq ou six centurions qui pratiquaient, -eux, les étranges rites d’amour en usage -sur les rives chaudes de la Gétulie avaient trouvé -Marie complaisante et même intéressée par tout leur -inédit. Jamais non plus, elle ne bayait aux récits<span class="pagenum"><a name="Page_483" id="Page_483">[483]</a></span> -parfois itératifs que lui faisaient de leurs campagnes -et de leurs blessures quelques-uns de ses amants qui -avaient combattu chez les Daces. Elle était donc de -toutes leurs nuits orgiaques, quand le kinnor et la -sambuque assourdissent imparfaitement les stridulations -des femmes en amour, quand l’air se poisse -du parfum des cassolettes, des fleurs et des toisons, -et que dans le lointain des chairs moites s’enroulent, -rampent et se déroulent, comme des vipères possédées, -les nerfs que la volupté a tordus.</p> - -<p>Mais, contrairement aux intérêts de Marie, les -mœurs des centurions commençaient à se modifier -sous l’influence des coutumes asiates. Déjà, ils fréquentaient -les éphèbes qui servaient aux vices -patriciens. Ils ne sortaient plus qu’en litière, gesticulaient -avec préciosité en coupant l’air à l’aide de -petites baguettes d’agate ou de jade. Ils rémunéraient -moins largement les courtisanes, et débitaient -contre le peuple d’Israël de violentes diatribes apprises -par cœur et que confectionnaient des érudits à -gages. La mère de Marie et Marie elle-même vengeaient -de leur mieux le peuple élu en leur subtilisant, -à chaque occasion propice, quelques-uns de -ces bijoux travaillés par les meilleurs orfèvres -d’Alexandrie, dont ils alourdissaient maintenant -leurs doigts et leurs chevilles, et où s’enlevait, en -fines intailles, le scarabée d’Égypte.</p> - -<p>Trop souvent à son gré, maintenant qu’elle aimait -un homme supérieur, Marie de Béthanie était forcée -de consentir aux caresses salariées. Ah! ne partager -qu’avec lui la couche basse, marquetée d’ivoire, -parmi la nuit aphrodisiaque, aux senteurs opiacées -du pays galiléen! Et ce soir-là, douzième soir des -Ides du renouveau, elle édifiait en pensée la petite<span class="pagenum"><a name="Page_484" id="Page_484">[484]</a></span> -maison du bonheur, la petite maison sertie dans un -parterre de passeroses et d’anémones d’Assyrie, où -il serait si doux de vivre à deux, toujours... alors -qu’à la veillée, avant l’heure amoureuse, il lui conterait -à voix basse, quelqu’une de ces histoires de -tendresse et d’élégie, qu’ignorent, les centurions au -parler rude, et qui font se volupter les âmes sentimentales.</p> - -<p>Mais guérir Jésus de son vagabondage?</p> - -<p>Tout à coup, il parut devant elle, à l’angle de sa -demeure, haut de taille, découplé en vigueur, le profil -de chèvre, la peau saurée, les lèvres épaisses et très -rouges, toisonné par les frisons, par l’astrakan d’une -chevelure brune, en pur Syriaque qu’il était. Elle -fut surprise, car elle n’avait point remarqué l’habitude -qu’il avait adoptée depuis quelque temps de -cheminer dans les fossés des routes ou de se dissimuler -derrière les rideaux d’oliviers, pour surprendre -les personnes catéchisables, ce qui doublait la -profondeur de ses paraboles de tout l’effroi d’un -surgissement imprévu. Quelques-uns le disaient -thaumaturge et initié à la pratique du pantarbe. Et -Marie de Béthanie fut près de croire qu’il était venu, -porté sur les ailes du vent d’Arabie.</p> - -<p>—Me voilà, femme, dit-il, pourquoi rester ainsi -dehors et ne pas employer mieux le recueillement -du soir?</p> - -<p>Mais elle n’avait point perçu le sens de ses paroles, -toute à la délectation de le revoir, l’oreille pleine de -délicieux frisselis et les yeux papillotants, ne pouvant -point croire encore à l’ineffable réalité, à la joie -divine de sa présence. Elle vint à lui pour épouser -son corps d’une étreinte; mais elle n’osa point aspirer -à sa bouche. Une minute elle resta immobile;<span class="pagenum"><a name="Page_485" id="Page_485">[485]</a></span> -puis elle fléchit les genoux. Ses bras frais et nus -ceinturèrent les flancs du Nabi, et, se traînant à demi, -elle l’entraîna dans la maison.</p> - -<p>—Chien errant, voleur de filles, renégat, contempteur -de la Loi, honte d’Israël! vociféra une vieille -femme bigle, aux paupières sirupeuses, dont l’affreux -rictus découvrait les canines crochues, alors -que la grisaille de ses poings tendus trouait de -vagues blancheurs le clair-obscur de la pièce basse, -mal éclairée par la lampe de bronze. C’était la mère -de Marie, que chaque visite nouvelle du Nazaréen -précipitait aux dernières limites de la fureur: Jésus, -loin de payer, recevant des subsides. Et cela la faisait -écumer, elle, qui poussait le souci maternel jusqu’à -ne point vouloir gêner les ébats de sa fille par -sa présence. Car chaque soir productif, elle allait -requérir l’hospitalité d’une voisine et revenait aux -premières heures du jour, pour passer une éponge -mouillée sur les courroies des sandales et battre la -toge militaire avec des verges de roseau. Ses tarots -lui avaient appris, d’ailleurs, qu’il dégoûterait sa -tille de la profession qui toutes deux les faisait vivre, -et qu’il vouerait leur race à une éternelle exécration.</p> - -<p>Jésus, depuis sa prime enfance, était habitué aux -injures. Les siens, eux-mêmes, l’accusaient d’être de -mauvaises mœurs et de <i>n’avoir jamais su se faire -une position</i>, malgré toute sa facilité à discourir. Il -se tourna donc vers la vieille femme et répondit de -sa voix toujours quiète:</p> - -<p>—Garde tes injures pour tes péchés, femme qui -as trop vécu, et invective seulement ta propre nature -qui se projette en avant de tes yeux et de ton esprit, -et que tu découvres en toutes choses...</p> - -<p>Hors d’elle-même, à la pensée que l’amour de sa<span class="pagenum"><a name="Page_486" id="Page_486">[486]</a></span> -fille allait, cette fois encore, rester sans salaire, la -matrone, les bras dressés, attestait le ciel.</p> - -<p>—Malédiction sur nous! La misère et le mauvais -sort sont dans notre demeure, depuis que tu y es -entré, mauvais fils. Qu’allons-nous devenir, dis, si -tu détournes ainsi mon enfant de ses devoirs? Tiens, -regarde—et elle brandissait sous le nez de Jésus -une paire de chaussures à lunule—regarde, regarde -donc, le dernier homme qui est venu visiter Marie -nous l’avons pris pour un chevalier romain... Eh -bien! ce n’était qu’un décurion, un pauvre décurion -qui avait volé les chaussures de son chef. Le matin, -il a payé en sesterces périmés, en sesterces du premier -des Césars, du «<i>Mœchum calvum</i>» comme il -disait en riant, ce bouc de sabbat, et j’ai dû garder -ses sandales en gage...</p> - -<p>—Le <i>Mœchum calvum</i>! exclama Jésus en jetant -sur la porte des regards inquiets... Tais-toi, vieille, -on pourrait nous entendre. Respecte l’autorité et -les maîtres du monde... n’injurie pas César, surtout, -redoute le Proconsul...</p> - -<p>Et, marchant sur elle, il traçait dans l’air des signes -d’exorcisme.</p> - -<p>—Hors d’ici... hors d’ici, car Adonaï pourrait bien -changer en crottin de mule les deniers d’or de ton -fils Lazare, et, d’un voleur riche, en faire un gueux -très pauvre...</p> - -<p>La vieille, atteinte au creux de l’être par cette évocation -sinistre, poussa coup sur coup deux glapissements -de terreur; son rictus de cauchemar découvrit -plus amplement ses maxillaires saigneux, un -pleur résineux tomba de ses paupières dentelées en -crête de coq, et, à reculons, elle s’achemina vers la -porte, définitivement vaincue, non sans emporter<span class="pagenum"><a name="Page_487" id="Page_487">[487]</a></span> -toutefois, par crainte d’un larcin possible, un miroir -d’argent niellé et une robe de lin astragalée d’or, -cadeaux d’amour du vieux Caïphas à sa fille.</p> - -<p>Alors Jésus tendit ses pieds pour l’ablution du soir. -Dehors, des millions de topazes gemmaient le firmament -qui enchapait la terre, comme toujours, de -son pérennel et méprisant silence.</p> - -<table id="t08" summary="t08"> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - -</table> - -<p>C’était le temps béni où l’éclat de rire des hommes -venait en partie de renverser l’Olympe, où la plupart -des dieux païens jonchaient déjà de leurs débris le -sol civilisé. La Raison, fille du Portique, la Vertu, -formulée par Zénon, allaient convier le monde aux -agapes de paix et d’éternel amour. Mais un calembour -imbécile, à peine digne d’un barbier de Suburre: -«<i>Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon -église</i>» prévalut sur Aristote. Mais la sanction du -vol et du banditisme fournie par cette maxime: -«<i>Rends à César ce qui appartient à César</i>», car -César ne possède rien qu’il ne l’ait volé ou extorqué -par la force, permit aux forbans et aux supplicieurs -de récupérer la Terre. Mais la lâcheté et le servilisme -affirmés en cet apophtegme: «<i>Si tu as reçu -un soufflet sur la joue droite, tends la gauche immédiatement</i>», -étranglèrent la dignité humaine et -eurent raison du stoïcien qui tenait la Nature en -échec sur le granit aurifère de son âme. L’Occident, -énervé par la superstition nouvelle, roula donc entre -les jambes des barbares pour la saillie monstrueuse, -et, pendant dix-huit siècles, l’humanité devait macérer -dans la Ténèbre, le Mensonge et la Peur!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_488" id="Page_488">[488]</a></span></p> - -<table id="t09" summary="t09"> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - <td class="tdc1">·</td> - </tr> - -</table> - -<p>Le logis de la pécheresse n’était point sans luxe, -ni même sans art. Son deuxième amant, un centurion -qui rêvait, par le discours et la stratégie, de -s’égaler au Grec Phocion, lui avait laissé, à son -départ pour Rome, trois terres cuites, trois figurines -de Myrina, plus une coupe signée par Euphronius -lui-même, et dont les rouges silhouettes historiaient -l’aventure de Thésée chez Amphitrite.</p> - -<p>Des vases à relief et à lustre noir, des poteries et -des hydries de Cumes, servaient aux soins de son -corps. Des nattes fraîches recouvraient la mosaïque, -près de laquelle, sur une console, parmi des pots -de fard, des crayons d’antimoine et des lettres -d’amour, s’encanaillait un manuscrit que Marie de -Béthanie montrait volontiers à ceux qui lisaient les -caractères grecs, et où le centurion prétendait, lui -aussi, avoir configuré les véritables dieux. La table, -ce soir-là, était frugalement servie d’une moitié -d’agneau rôti, d’olives du Carmel et de figues de -Chio, blondes et ambrées; dans trois lécythes de -terre blanche odorait lourdement le vin noir de -Syrie. Jésus, soucieux, avait mangé en silence et -Marie, après l’avoir servi sans presque toucher aux -mets, s’était assise à terre, s’appuyant à la tiédeur -de ses genoux pour embrasser le bas de sa robe, -chaque fois qu’il daignait baisser les yeux sur elle. -Soudain, comme le sablier marquait la dixième -heure, gagné sans doute par la quiétude du foyer, -émollié par l’amour de la courtisane, ou se trouvant -peut-être en une de ces minutes de découragement -où le fond de l’âme remonte comme un flux irréfrénable -aux lèvres des plus forts, Jésus parla:</p> - -<p>—Je suis las, dit-il, femme, bien las. Les douze -au retour de Bethsaïda ont perdu courage pour<span class="pagenum"><a name="Page_489" id="Page_489">[489]</a></span> -n’avoir pas réussi à immatriculer un seul esprit dans -la foi nouvelle. Comme eux, je suis près de connaître -la défaillance... Le doute, le doute affreux m’a -envahi... Comprends-tu ce qu’un pareil mot veut -dire pour moi? Jusque-là, je croyais tout savoir... -Je croyais pouvoir tout expliquer avec les paroles -jaillies du cœur. Je croyais que le sentiment devait -être enfin victorieux. Un Grec aujourd’hui m’a -montré que la raison seule est souveraine.</p> - -<p>«Écoute-moi, m’a dit cet homme, comme j’enseignais -près du mur aux prières, écoute-moi, bien que -ma façon de discourir doive répugner à ta race -illettrée, aux hommes dont tu es le frère et qui -n’étaient point dignes du sacrifice de Prométhée.</p> - -<p>«Je ne sais point parler sans préambule, et il me -faut te dire pour donner quelque poids à ce qui va -suivre que j’enseignai, jadis la Philosophie proche -la fontaine de Callirhoë. Mon académie n’était point -sans réputation, et j’allais définitivement bénéficier -de l’épithète de Sage, lorsque j’eus le malheur d’improuver -un Patricien puissant. Tu vois que je n’avais -point droit au titre de Sage! Le Patricien fit fermer -mon école, et j’aurais été réduit à la plus noire -misère, si l’archonte au pouvoir, qui professait le -scepticisme, n’était venu à mon secours et ne m’avait -fait donner le poste d’œnopte, c’est-à-dire d’inspecteur -des vins.</p> - -<p>«Pour un philosophe, veiller à ce que le délire -bachique de ses compatriotes soit de bon aloi me -semblait plaisant, et j’admirais la prévoyance des -dieux, qui fomentèrent la vigne afin que leurs créatures -pussent, la bouche empâtée, bénir la vie, dire -le plus de bêtises possible et oublier ainsi la scélératesse -des Olympiens. Un jour, ivre moi-même,<span class="pagenum"><a name="Page_490" id="Page_490">[490]</a></span> -pris de vertige ou d’un prurit de sincérité, je dénonçai -l’archonte mon protecteur, qui possédait des -ceps en Achaïe, comme un vil trafiquant de breuvages -adultérés, et j’allai même jusqu’à l’accuser de ne -m’avoir nommé œnopte que pour pouvoir, en toute -impunité, empoisonner la divine Athènes. Je dus -m’exiler et devenir ici garçon d’étuve. Comme tout -Grec, tu le sais, je puis être, tour à tour ou en même -temps, grammairien, rhéteur, peintre, augure, mime, -médecin, magicien, proxénète. C’est ce qui me vaut -aujourd’hui le plaisir de dialoguer avec toi.</p> - -<p>«Plusieurs fois déjà, je t’ai entendu te proclamer -Dieu et prophétiser en ce sens. Tu es de bonne foi, -évidemment. La croyance en ta divinité a dû germer -en ton esprit, parce que tu t’imaginais parler autrement -que le restant des hommes. Tu parles mal, -crois-moi, tu ignores l’enthymème et le syllogisme, -et tes gloses ne feraient pas une drachme sur l’Agora. -D’ailleurs, si tu es Dieu, rien n’est plus facile à prouver. -Tu dois en cette qualité connaître dans son plus -petit détail la mécanique du monde. Explique-moi -alors comment les étoiles tiennent dans le ciel sans -crochets apparents et sont douées de régulières annulations? -Quelle force les approche l’une de l’autre, -sans qu’elles viennent jamais à se heurter, et les -éloigne ensuite en leur faisant décrire des orbes que -d’aucuns prétendent avoir calculés? Définis, analyse -l’air, l’eau, le feu, le mouvement, la procréation. -Pythagore affirme que le soleil est immobile parce -qu’il est 1. Es-tu de son avis? Le Dieu ton père n’a -pas manqué de t’enseigner tous les secrets que -recherchent vainement les hommes, et tu pourrais -m’apprendre pourquoi un corps lancé dans les airs -ne suit pas toujours l’impulsion première et retombe<span class="pagenum"><a name="Page_491" id="Page_491">[491]</a></span> -immuablement vers le sol... Tout cela prouverait -autrement ta divinité que tes hyperboles mal construites... -Ton père doit être un fameux géomètre, -crois-tu que les propositions d’Euclide sont justes?»</p> - -<p>Jésus s’était levé et marchait dans la pièce...</p> - -<p>—Cet homme avait raison, confessa-t-il. Je ne -sais rien, rien, ou si peu! Je lui répondis néanmoins -par une parabole:—En ce temps-là, les hommes -orgueilleux désiraient la Science, mais Dieu leur -envoya son fils qui leur apporta l’amour... Cependant -mon contradicteur, paracheva le Nazaréen, de la -voix qu’il devait retrouver plus tard dans sa passion, -devenait sarcastisque et la foule, visiblement, était -pour lui.—«Pose tes métaphores et réponds-nous -sans fioritures... Tu n’es pas Dieu, puisque tu ne -connais rien à la création et te défiles en mauvais -rhéteur...»—Oui, oui, il n’est pas Dieu, grondait le -peuple menaçant. Des pierres volaient vers moi; déjà -les vieilles femmes commençaient à me lancer des -excréments... Je dus fuir... fuir, pendant que le -Grec, grimpé sur une borne, proférait la terrible, -l’épouvantable parole que je redoutais depuis tant -de jours, et qu’il avait trouvée, lui...</p> - -<p>«Pourquoi le Dieu, ton père, qui pouvait faire le -monde heureux et bon, l’a-t-il fait douloureux et -scélérat? Est-ce qu’un homme, un simple humain, -coupable d’un pareil crime ne serait pas digne de -toutes les malédictions? <span class="smcap">C’est nous autres, les -créatures, qui avons le droit de juger le créateur, -et non pas lui...</span> Arrière, imposteur! Tu dis venir -nous racheter après que ton père nous a vendus. -Qu’est-ce que c’est que cette vente monstrueuse et -que ce rachat stupide? On voit bien que tu es d’Israël, -à qui toujours les termes du négoce viennent à<span class="pagenum"><a name="Page_492" id="Page_492">[492]</a></span> -la bouche, que tu es de la race de Sem, éternellement -vouée au commerce et à l’usure!»</p> - -<p>Une suette d’angoisse secouait Jésus frissonnant... -une exprimable détresse faisait transsuder son front -d’une rosée fumante... Ah! n’être qu’un homme, -rien qu’un homme, avoir le droit d’être faible, ignorant -et lâche! ne plus agir, rêver! ne plus parler, -aimer! Et ses deux mains tombèrent aux épaules de -la fille, soudain dressée devant lui.</p> - -<p>Un ressac de joie délirante et folle venait de chavirer -l’âme de Marie de Béthanie. Elle comprit que -son rêve, son rêve si longtemps caressé, touchait à -sa réalisation. Depuis qu’elle le connaissait, pour le -conquérir à jamais, elle désirait un enfant du Nabi, -un enfant qui serait blond comme elle, et, plus tard, -sentencieux comme le père. Ainsi, elle le posséderait -jusqu’à la mort. La maternité, estimait-elle, lui serait -facile, car antérieurement elle avait failli concevoir -des œuvres d’un scribe de l’Ethnarque. Mais sa mère, -experte aux simples qui délivrent, avait résolu facilement -la conjoncture improfitable au commerce charnel. -Son ventre, frotté d’aromates, poli comme un -albâtre pentélique, était donc resté sans rides, et ses -seins n’étaient pas bagués à la pointe des larges -cernes bleuâtres qui éloignent les lèvres de l’amant. -Elle offrait tout cela à Jésus. Elle consentirait avec -joie à moins de beauté si la vie qu’il éveillerait en -ses flancs pouvait l’unir à lui, indissolublement.</p> - -<p>La chair grumelée sous le feu qui ardait du profond -de sa féminéité, dans l’envol de sa chevelure -cinglant la pièce de parfums âcres, elle clama, les bras -au cou du Nazaréen, accolée à lui de tout son être:</p> - -<p>—Prends-moi, possède-moi, rends-moi mère, et -que tu m’appartiennes à jamais!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_493" id="Page_493">[493]</a></span></p> - -<p>Ivre à son tour de volupté réflexe, le thaumaturge -chancela, pour descendre vertigineusement, en une -seule minute, jusqu’au fin fond du gouffre où le -Désir est roi. Pour la première fois, il comprit qu’il -venait d’être confronté enfin avec le seul, avec l’unique, -avec le véritable Dieu, avec Celui qui enfante -la Vie dans la lumière et les étreintes, dont la -flamme immortelle galvanise les mondes et régente -l’Univers, avec le Désir, tour à tour Créateur, Unité -et Absolu. Sur l’holocauste de son orgueil, Jésus -pleura; deux larmes ravinèrent ses joues, deux larmes -qu’il offrit comme rançon expiatrice aux hommes -que, sans l’amour de cette fille, il était sur le -point de tromper. Avec son seul vouloir, à l’aide de -la Raison indéfectible contre quoi tout attentat est -inexpiable et vain, l’humanité accéderait peu à peu -à la divinité du Savoir. Et Jésus ouvrit les bras pour -étreindre la femme, ouvrit les bras pour la posséder.</p> - -<p>Mais on frappa à la porte, et l’homme de Bethléem -se recula.</p> - -<p>—Accès du seuil au noble Valerius Livianus, mon -maître! disait une voix impérative.</p> - -<p>C’était en effet le riche Valerius Livianus, tribun -militaire et cousin du Proconsul, qui venait rendre -visite à Marie de Béthanie. Quatre Nubiens, aux -cheveux cotonnés, aux muscles de bronze frissonnant, -soulevaient sa lectique aux rideaux de pourpre, -et son intendant, précédant les esclaves, -heurtait l’huis de sa baguette d’ivoire, afin de discuter -avec la pécheresse le prix de la nuitée de son -maître: car Valerius Livianus était économe et l’affranchi -soucieux de ne perdre aucun courtage. La -mère de Marie s’insinuait derrière le Romain, tout -heureuse de l’aventure qui la vengeait du Nazaréen,<span class="pagenum"><a name="Page_494" id="Page_494">[494]</a></span> -Un ricanement victorieux accentuait l’hiatus de sa -denture, et, comme le vin au miel qu’elle avait bu -chez la voisine avait ajouté à son habituelle force -d’invectives, Jésus, sous une nouvelle ventée, sous -un raz de marée d’anathèmes, disparut par le jardin.</p> - -<p>Il allait vers le Golgotha; le monde était perdu!</p> - -<p class="p2">A nouveau, M. Éliphas de Béothus, ayant terminé -la lecture de son petit conte, sollicitait une pastille -de maître Pompidor, et ce dernier, avec une bonne -grâce qui ne défaillait pas, lui passait le drageoir. -Un silence tombal planait dans la salle, un silence -d’hypogée que seul un prêtre—qu’on était du -reste en train d’expulser sur l’ordre du président—avait -troublé en protestant à haute voix contre les -atteintes portées à la mémoire de Celui dont il était -ici-bas le voyageur de commerce, et pour le compte -duquel il louait des chambres dans le paradis.</p> - -<p>Placidement, l’accusé attendit que le double tambour -de la porte se fût refermé sur le placier en miséricorde, -et, le geste toujours élégant, la voix sans -trouble, il repartit...</p> - -<p>—Trois mois d’arrêts furent la récompense de ce -talent littéraire et subversif exhibé en famille, trois -mois de dure geôle que je passai sans livre, sans -papier, sans le réconfort d’une parole amie, mais -aussi sans professeur ni jésuite. Au sortir de ma forteresse, -je reçus des mains d’un fonctionnaire une -feuille de route pour un régiment de cavalerie, où je -devais être immatriculé comme cadet. L’envie de -m’enfuir, de gagner l’étranger, de vivre au loin d’une -libre vie, me vint, mais où aller, puisque j’étais sans -ressources aucunes et totalement inapte à me créer<span class="pagenum"><a name="Page_495" id="Page_495">[495]</a></span> -des moyens d’existence? J’obtempérai donc, et pendant -sept ans, donc cinq d’épaulettes, j’existai parmi -les patriciens à sabretaches et à éperons. Mon Dieu! -que j’en ai entendu des bêtises, d’outrageantes bêtises, -des niaiseries vingt fois vomies et remâchées -parmi ces hommes à belliqueuses moustaches dont -tout le savoir-faire est orienté vers l’alcôve et l’écurie! -Et le plus fort était ceci: lorsque je m’efforçais -de montrer à mes soldats, aux cavaliers de mon -peloton, quels sots et prétentieux mannequins, quels -scurriles fantoches étaient les officiers, mes collègues, -ils ne me croyaient point.</p> - -<p>Lorsque je leur disais que le plus brillant d’entre -eux était certes mieux obturé que le plus hébété des -gardes d’écurie, ils reculaient et baissaient les yeux, -mal à l’aise. J’avais beau leur démontrer que le dernier -des humains pouvait quelquefois penser par soi-même, -conquérir, de par son propre entendement si -mince fût-il, une parcelle de vérité, et l’officier jamais, -car celui-ci pensait toujours à l’aide des idées toutes -faites, des idées de sa caste ou de son école; j’avais -beau m’acharner à faire vingt fois la preuve de tout -cela, les malheureux balbutiaient et se reculaient -apeurés et tremblants. Sans doute, l’hérédité d’esclavage -était trop forte pour qu’ils pussent jamais se -libérer. Sans doute, croyaient-ils que mon intention -était de leur soutirer quelque parole d’approbation -pour, ensuite, les faire passer au Conseil de guerre. -Alors je m’acharnais, car je venais de lire Tolstoï -et Ibsen et je voulais réaliser leur morale. A l’encontre -de mes égaux ou de mes supérieurs, je m’étais de -suite montré humain avec mes hommes, et maintenant -une rage de fraternité m’emportait vers eux; je -les traitais comme s’ils eussent été de mon propre<span class="pagenum"><a name="Page_496" id="Page_496">[496]</a></span> -sang, je leur parlais amicalement, me faisant conter -leur vie; je leur distribuais non seulement tout -l’argent de ma solde mais encore la plus grande partie -de ma pension; je leur répétais dix fois par jour, -peut-être, que j’étais officier malgré moi, et que je -ne me reconnaissais pas le droit de leur donner des -ordres, car nul n’a le droit légitime de commander -à son semblable, ici-bas, rien n’y faisait. J’élevais -ensuite le débat, espérant mieux me faire comprendre. -Je définissais la Patrie, telle qu’elle aurait dû -leur apparaître, la Patrie qui ne leur a jamais concédé -aucune justice, mais qui, à chaque instant, confisque -leur travail, leur liberté et même leur vie. Je -leur disais que la Patrie c’était la somme des profits, -des privilèges et des jouissances des riches, qu’eux -qui ne possédaient rien devaient se désintéresser des -querelles que la Patrie pouvait avoir avec les Patries -d’à-côté. En quoi cela pouvait-il leur importer que le -Français, le Germain ou le Slave triomphât chez -eux, puisque toujours ils seraient pareillement -exploités. Si les puissants et les satisfaits, en un -moment donné, voyaient leurs biens menacés par -l’envahisseur, ils n’avaient qu’à les défendre eux-mêmes, -à combattre jusqu’à la mort, à mettre à jour -de l’héroïsme, sans pousser à l’abattoir les multitudes -qu’ils ont dépouillées et qu’ils maintiennent dans -l’ignorance et la servitude. Puisqu’au sens des exacteurs, -la gloire est une belle chose, et que les -prouesses guerrières ennoblissent un peuple, pourquoi -ne la réclamaient-ils pas pour eux seuls et -réservaient-ils aux autres le soin d’accomplir les -hauts-faits? J’ajoutais que, dans quelques siècles, -jamais les historiens ne pourraient reconstituer l’état -d’âme des foules misérables, des foules asservies et<span class="pagenum"><a name="Page_497" id="Page_497">[497]</a></span> -spoliées ne connaissant que l’endémique famine, et qui, -cependant, sur un signal donné par un gouvernement, -couraient s’égorger, de frontière à frontière, pour -défendre le bien de leurs oppresseurs et assurer ainsi -la pérennité du joug qui les écrasait. Tout était inutile, -pas un œil ne brillait dans la joie de concevoir -enfin la vérité et la dignité humaine; pas un front -ne se relevait fier et libre parmi la double rangée de -têtes rasées que j’avais devant moi. Non, ils ne pouvaient -pas comprendre: la classe dont ils relevaient -étant asservie depuis toujours; ils ne pouvaient pas -m’entendre, car il leur était impossible de croire à la -loyauté de mes intentions. J’offris de partager entre -eux la moitié de ma fortune afin qu’ils pussent fuir, -déserter, vivre heureux au loin, et ils restèrent muets -et terrifiés. C’est un fou, pensaient-ils, ou bien c’est -un scélérat. Tous redoutaient quelque effroyable -traîtrise, tant il leur semblait insolite qu’un grand -de la terre pût venir un jour à les plaindre ou à les -secourir.</p> - -<p>Et moi, rentré dans ma chambre, je pleurai tout -seul parmi l’interminable nuit, car j’avais compris -enfin que, quoi que je fisse, je ne serais jamais aimé, -que je venais de trop haut pour être adopté par les -humbles, que je pourrais être bon, pitoyable et -généreux, nulle affection sincère ne s’approcherait -de moi; j’avais reconnu qu’il était dans la destinée -des puissants de toujours semer autour d’eux la -haine, la peur ou la défiance, et que l’amour véritable -ou l’amitié désintéressée leur avaient été équitablement -refusés par la Fortune, jalouse de leur faire -payer de cette affreuse rancœur les privilèges abominables -du pouvoir et de l’argent.</p> - -<p>Alors, à quelque temps de là, un soir de l’an 1889,<span class="pagenum"><a name="Page_498" id="Page_498">[498]</a></span> -je pris mon sabre d’ordonnance, mes épaulettes, -mes croix, mes parchemins, et j’allai jeter le tout -dans les latrines, seul reliquaire approprié à ces -reluisantes ordures. Puis je m’expatriai; je courus le -monde; je fis des conférences; j’écrivis dans les -journaux; je stigmatisai le ridicule, l’infamie, la -malfaisance du milieu en lequel j’avais été élevé. -Je restituai, en toute sa réalité, à l’aide de la parole -et de l’écriture, le vieux décor dont je m’étais évadé, -le décor anachronique qui n’abuse plus personne, -les figurants ni les spectateurs. Moi qui sortais du -sein de cet abominable organisme, moi qui aurais -pu y vivre toujours avec les bénéfices et les apanages -qu’il confère à ses élus, j’en dénonçai le mensonge -et la scélératesse; j’exhortai tous les hommes à -s’unir, à fédérer leurs volontés, à surmonter un -moment leurs dégoûts, leurs nausées, pour enfouir, -d’un seul effort, ce vertige tenace, cet excrément -maléfique du passé. Les bourgeois me considéraient -bouche bée.</p> - -<p>—C’est un dément, disaient-ils, comme mes -anciens soldats. Car vous entendez bien, ils ne pouvaient -pas penser, eux aussi, que je fusse sincère ni -lucide. Ils avaient besoin de croire à ce dogme -social, au principe d’autorité, au principe de droit -divin; ils avaient besoin de révérer ce hideux et -vétuste édifice d’exaction et de s’aplatir devant lui, -malgré moi qui m’en étais évadé, malgré moi, archiduc, -prince du sang, qui leur en faisais subodorer le souffle -délétère, la peste de mort et de ténèbre.—Il parle de -République, de Fraternité, de Justice, de Pitié, arrêtez-le, -au bagne! à l’eau! à mort l’anarchiste! Ah! s’ils -avaient été à ma place, eux, ils n’auraient pas quitté -le bateau..., non; ils auraient plutôt renforcé le<span class="pagenum"><a name="Page_499" id="Page_499">[499]</a></span> -nombre des forçats qui rament dans la chiourme, ils -auraient plutôt calfaté avec des cadavres les voies -d’eau que la Raison a faites à la galère maudite.</p> - -<p>Malgré tout, je ne me décourageai pas, et puisque -les hommes ne voulaient pas de la Vérité et de -la Justice, je résolus de faire fumer quelque encens -personnel sur les autels de ces deux déesses diffamées. -Écoutez bien ceci: moi, apparenté à des rois, -je devins l’ennemi des rois, et je fondai, là-bas, en -Amérique, un collège où, pendant dix années, l’on -enseigna l’assassinat des tyrans. Puis, je fis mieux -encore lorsque j’en vins à reconnaître que cette œuvre -était inutile. Oui, tant ma soif d’équité et ma -volonté de supprimer la douleur étaient surhumaines, -je voulus détruire la Terre et la précipiter dans -le Néant consolateur avec sa cargaison de damnés, -d’imbéciles, de bourreaux, de tortionnaires et d’esclaves, -avec ses multitudes de suppliciés qui ne peuvent -pas s’abstenir de perpétuer la souffrance en perpétuant -la vie monstrueuse. Et si l’homme de génie qui -devait machiner la catastrophe libératrice ne s’était -pas senti faiblir, ne s’était pas suicidé un mois avant -qu’elle fût à point, je ne serais pas sur ce banc, et -vous n’auriez point le loisir, Messieurs, de me considérer -tous, présentement, avec des yeux plus larges -que des hublots de transatlantique et des maxillaires -qui pendillent lamentables, comme de vieilles -montures de porte-monnaies.</p> - -<p>Désâmé, rejeté en dehors de mon axe d’intelligence -par l’effondrement, la chute à plat de ce dernier -espoir qui était mon unique rai son de vivre, je -fus surpris, emporté comme un fétu par les vents -alizés, par le mousson de sottise qui balaient les vastes -espaces de la mentalité humaine. De l’infini éthéré<span class="pagenum"><a name="Page_500" id="Page_500">[500]</a></span> -où m’avait hissé mon sublime concept, je culbutai d’un -coup dans les marécages des attirances, des mobiles et -des désirs normaux. Je déférai au stupre, au rut, à la -salacité, aux braiments sentimentaux, à tout ce qu’en -un mot, vous appelez l’amour. C’était sans doute le -pénultième désastre que la vie me réservait. D’avoir -promené mon corps, ainsi qu’une varlope frénétique -sur l’académie de trois ou quatre femmes, je crus que -mon cœur, mon cerveau, mon âme allaient exploser -sous les déflagrations d’une panclastite de dégoût et -d’effroi. Ah! elle est délectable et vaut d’être -recherchée, la plus grande des voluptés humaines.</p> - -<p>Parlons-en! Comme je vous le disais tout à l’heure -sous une autre forme: brouter les chardons du -platonique ou bien grouiner dans l’auge sensuelle; -évacuer immédiatement toute intelligence, -constater en soi la subite intrusion d’une frénésie -démentielle qui saccage l’organisme, annihile -la volonté et passe les muqueuses au rouge incandescent; -sentir son épiderme s’enflammer et crépiter -comme une allumette suédoise; gesticuler telle -une grenouille touchée par le fil électrique; brasser -des sueurs fétides d’aisselles; se rouler dans les -pestilentes odeurs du delta périnéal; puis, tout à -coup, libérer, du bain-marie des reins où elle mitonnait -insidieusement, l’affreuse liqueur qui donne la -vie. Évidemment, ma lymphe, trop subtile, épuisée -par une permanente consanguinité, adultérée par les -successifs incestes d’une lignée vieille de quinze siècles, -m’avait fait percevoir ces horreurs qui vous -sont parfaitement agréables, Messieurs, et réalisent -pour vous, de la puberté à la mort, le superlatif du -plaisir. Et c’est alors qu’après m’être acharné, qu’après -avoir cru un moment au mensonge de l’art:<span class="pagenum"><a name="Page_501" id="Page_501">[501]</a></span> -putréfaction égale à toutes les autres putréfactions -humaines, après avoir fait tout le possible, en un -mot, pour, comme mes semblables ici-bas, m’amuser -d’un hochet ou désirer n’importe quoi, fût-ce une -immondice, je sentis s’introduire sournoisement en -moi le goût du sang, le besoin du crime. Après avoir -quitté le palais de mes pères, après m’être débarrassé -de ma livrée d’officier, j’avais cru m’évader, -me libérer définitivement, devenir un être sain et -fort, me transmuer en juste, en rentrant dans la -société de mes congénères. Eh! bien, non! cela -n’était pas possible, toujours je devais rester ce que -j’étais: un patricien, un aristocrate, un dégénéré -élaboré pour opprimer les foules et non pour les -secourir. Ma pitié, ma soif de vérité, mon amour des -déshérités, mon besoin effréné de lumière et de -justice, admirables chez autrui, étaient condamnés, -de par ma naissance, à n’être en moi qu’insanes ou -ridicules. Puisque j’avais répudié la carrière d’exaction; -puisque je n’avais pas consenti à être un <i>chef</i>, -il aurait fallu me suicider sur l’heure, car autrement, -<i>je ne pouvais être qu’un monstre</i>. Je ne pouvais plus -redevenir un homme. Toujours, je devais errer sans -mesure, toujours je devais aller du génie cimmérien -à la folie meurtrière, pour finalement retourner, en -la diversifiant un peu, à l’imbécillité de mes ancêtres.</p> - -<p>Pareil à un aérolithe qui s’est volontairement -détaché par dégoût d’une planète scélérate et qui -vagabonde sans guide dans les nuits sablées d’or, -parmi le pollen des étoiles, j’étais astreint à errer, -désorbité, jusqu’à ce que je vinsse m’écraser sur un -centre d’attraction aussi horrifique que le premier. -L’hérédité me commandait de mentir, de duper, de -tuer; une âme de carnassier, quoi que j’entreprisse,<span class="pagenum"><a name="Page_502" id="Page_502">[502]</a></span> -devait me remonter aux lèvres, parce que j’étais fils -de rois... oui, entendez-vous, fils de rois, parce que -j’avais derrière moi, dans les ténèbres du passé, une -ascendance de potentats fourbes et menteurs, de -carnassiers absolutistes et d’hommes de proie couronnés. -Le sort m’avait destiné à être un Malfaiteur -acclamé, et si je m’étais mis en marche vers une -morale supérieure, si j’avais résilié le pacte infâme, -rien ne pouvait étouffer dans mon esprit et dans -mon cœur le levain congénital qui, sournoisement, -les gonflait, pour, finalement, les faire éclater. A la -mamelle sainte de Pitié et d’Amour, tu ne boiras -jamais, m’avait dit la Nature, car tu es engendré d’un -tyran, et, malgré tout, devant la détresse et la misère -du Monde, j’avais approché mes lèvres, et mes lèvres -s’étaient gelées avant que j’eusse fini de me désaltérer -à la source bénie. Bien que tu eusses la volonté -d’être bon, la conclusion de ta vie ne sera jamais la -Bonté, avait-elle ajouté. Et moi, stupide, dans une -minute d’espérance, j’avais cru fuir, m’échapper, libre, -secourable, heureux, reconquérir mon autonomie -d’être pensant, m’affranchir de l’opprobre, éviter les -souillures du Pouvoir, devenir un sage! Ce n’était -qu’un leurre. Toujours, l’inexorable Destinée devait -me réintroduire de force dans le cycle monstrueux -que j’avais osé franchir un soir de ma jeunesse. Vainement, -je m’étais révolté; vainement je m’étais -efforcé, avec des râles et des cris d’épouvante, d’exterminer -ma personnalité profonde, celle que m’avait -léguée mes aïeux. Tout avait été illusoire et vain. -Où que j’allasse, quoique je devinsse, j’étais marqué -pour créer de la souffrance, pour jouir de la douleur, -faire couler le sang et être malheureux. Fils -de rois j’étais... Fils de rois, je devais rester... et il<span class="pagenum"><a name="Page_503" id="Page_503">[503]</a></span> -n’était pas en mon pouvoir d’échapper au mensonge -et au crime...</p> - -<p class="p2">Messieurs, je suis l’archiduc Salvador qui prit un -jour la mer, sur le brick <i>la Marguerite</i>, et disparut -sous le nom de Jean Orth...</p> - -<p class="p2">Et ce que l’accusé avait vaticiné se produisit alors. -Le Président des Assises se dressa dans un geste si -violent que sa robe, s’arrachant à l’épaule, découvrit -un tricot de laine, un vieux gilet de chasse lie de vin -qu’au lieu et place d’un veston il portait sous sa -toge, par économie sans doute. Un triangle de chemise, -ponctué des maculatures séniles du café et du -tabac à priser, apparut par surcroît. D’une voix -étranglée par la terreur et qui avait perdu la majesté -congruente aux solennels débats, il criait, pendant -que ses deux assesseurs se démenaient, eux aussi, -éperdus, boxant l’air de leurs poings désordonnés.</p> - -<p>—Gardes... gardes... faites évacuer la salle... -l’accusé est fou... l’audience est suspendue.</p> - -<p class="pc4 mid"><span class="smcap">Fin.</span></p> - -<hr class="d6" /> - -<p class="pc reduct">Mayenne, Imprimerie <span class="smcap">Ch.</span> COLIN.</p> - -</div> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">TABLE DES MATIÈRES</h2> - -<table id="toc" summary="cont"> - - <tr> - <td rowspan="18" class="tdr2"><span class="smcap">Chapitre</span></td> - <td class="tdr1">I.</td> - <td rowspan="18" class="tdr2"><span class="smcap">Page</span></td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_3">3</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">II.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_42">42</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">III.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_136">136</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">IV.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_159">159</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">V.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_167">167</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">VI.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_218">218</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">VII.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_228">228</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">VIII.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_241">241</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">IX.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_250">250</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">X.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_269">269</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">XI.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_277">277</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">XII.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_287">287</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">XIII.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_295">295</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">XIV.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_319">319</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">XV.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_357">357</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">XVI.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_377">377</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">XVII.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_396">396</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">XVIII.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_406">406</a></td> - </tr> - -</table> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">NOTES:</h2> - -<div class="footnotes"> - -<p class="pfn4"><span class="ln1"><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a></span> -<i>Recueil de mes discours parlementaires</i>, Truculor.</p> - -<p class="pfn4"><span class="ln1"><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a></span> -M. Laurent Tailhade, à qui j’avais lu quelques feuilles de mon -manuscrit, a bien voulu faire à ce passage le très grand honneur de -l’intercaler dans un de ses articles.</p> - -<p class="pfn4"><span class="ln1"><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a></span> -Voir la collection de ce journal à l’époque indiquée.</p></div> -</div> - -</div> - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's Le salon de Madame Truphot, by Fernand Kolney - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SALON DE MADAME TRUPHOT *** - -***** This file should be named 51876-h.htm or 51876-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/8/7/51876/ - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - - -</pre> - -</body> -</html> diff --git a/old/51876-h/images/cover.jpg b/old/51876-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 1ae5016..0000000 --- a/old/51876-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51876-h/images/logo.jpg b/old/51876-h/images/logo.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 348a46f..0000000 --- a/old/51876-h/images/logo.jpg +++ /dev/null |
