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-The Project Gutenberg EBook of Le salon de Madame Truphot, by Fernand Kolney
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Le salon de Madame Truphot
- moeurs littéraires
-
-Author: Fernand Kolney
-
-Release Date: April 27, 2016 [EBook #51876]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SALON DE MADAME TRUPHOT ***
-
-
-
-
-Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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- NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:
-
-—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
-
-—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.
-
-—Les erreurs contenues dans la page «ERRATA» ont été corrigées dans ce
- livre électronique.
-
-—La table des matières a été rajoutée dans ce livre électronique.
-
-—Les mots écrites en gras ont étées representées ainsi: =mot gras=.
-
-—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et
- a^{bc}.
-
-
-
-
- LE
- SALON DE MADAME TRUPHOT
-
- —MŒURS LITTÉRAIRES—
-
-
-
-
- OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
-
- =Contes bibliques=, _épuisé_.
-
- _POUR PARAITRE PROCHAINEMENT_
-
- =L’Androphobe=, roman.
-
- _EN PRÉPARATION:_
-
- =La Civilisation dans cinq mille ans=, roman.
-
- Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays,
- y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norwège.
-
-
-
-
- FERNAND KOLNEY
-
- LE
- SALON DE MADAME TRUPHOT
-
- —MŒURS LITTÉRAIRES—
-
- .....Il était de ceux qui blasphèment Dieu et
- leurs parents, la race humaine, le lieu, le temps
- où ils naquirent et la semence dont ils sont
- issus.....
-
- DANTE.
-
-[Illustration]
-
- PARIS
- ALBIN MICHEL, LIBRAIRE-ÉDITEUR
- 59, RUE DES MATHURINS, 59
-
-
-
-
- ERRATA
-
-
- Page 4, 31^e ligne, lire _ce gros homme sale_, au lieu de _ce gros,
- homme sale_.
-
- Page 7, 33^e ligne, lire _s’il en avait jamais eus_, au lieu de _s’il
- en avait jamais eu_.
-
- Page 12, 22^e ligne, lire _On ne le rencontra plus_, au lieu de
- _Désormais, on ne le rencontra plus_.
-
- Page 28, 27^e ligne, lire bateleur _redondant_, et non _redonnant_.
-
- Page 35, 31^e ligne, lire _alcôve_ et non _alcove_.
-
- Page 40, 5^e ligne, lire _bien que ce fût_, au lieu de _bien que cela
- fût_.
-
- Page 44, 11^e ligne, lire _quoi que ce fût d’approximatif_, au lieu de
- _quoi que ce soit_, etc.
-
- Page 60, 3^e ligne, lire _semblaient hurler tous ses livres_, au lieu
- de _semblaient parler tous ses livres_.
-
- Page 70, 15^e ligne, lire _avoir mises hors l’amour_, au lieu de
- _avoir mis_, _etc._
-
- Page 79, 18^e ligne, lire _déclencher_ et non _déclancher_.
-
- Page 87, 15^e ligne, lire _innommable_ au lieu de _innomable_.
-
- Page 89, 7^e ligne, lire _des Brutus, des Alibaud et des Aristogiton_,
- et non _des Brutus, des Castaing et des Aristogiton_.
-
- Page 112, 26^e ligne, lire _Parturiante_, au lieu de _Parturiente_.
-
- Page 122, 11^e ligne, lire _Oui_, au lieu de _Certes_.
-
- Page 142, 16^e ligne, lire _alliacée_, au lieu de _aliacée_.
-
- Page 164, 18^e ligne, lire _ce catholique, qui à quelqu’un_, _etc._,
- au lieu de _ce catholique, quelqu’un_, _etc._
-
- Page 171, 11^e ligne, lire _à en juger par la navrance de leurs
- vêtures_, au lieu de _à en juger la navrance de leurs vêtures_.
-
- Page 172, 8^e ligne, lire _obstruaient la rue jusqu’à la chaussée_, au
- lieu de _obstruaient jusqu’à la chaussée_.
-
- Page 172, 25^e ligne, lire le _grésillement des fritures, appuyé_, au
- lieu de _le grésillement des fritures appuyée_.
-
- Page 186, 28^e ligne, lire _pleine bouche_ au lieu de _pleines
- bouches_.
-
- Page 194, 26^e ligne, lire _hyménée légal_, au lieu de _hyménée
- légale_.
-
- Page 217, 2^e ligne, lire _cuvier à lessive_; au lieu de _cuvier à la
- lessive_.
-
- Page 219, 13^e ligne, lire _le jambon rose de sa face tout épanoui_,
- et _non le jambon rose de sa face tout épanouie_.
-
- Page 220, 9^e ligne, lire _lampadophores_, au lieu de _lampadophoses_.
-
- Page 224, 12^e ligne, lire _le procureur_, et non _le proreur_.
-
- Page 230, 25^e ligne, lire _concéder_, au lieu de _déférer_.
-
- Page 242, 5^e ligne, lire _mains_, au lieu de _mnas_.
-
- Page 249, 20^e ligne, lire _dérèglements_, au lieu de _comportements_.
-
- Page 258, 34^e ligne, lire _avanies_, au lieu de _avaries_.
-
- Page 265, 10^e ligne, lire _son poing droit, dardé en l’air_, au lieu
- de _son poing droit dardé en l’air_.
-
- Page 280, 23^e ligne, lire _s’abolir trop tôt la volupté_, au lieu de
- _s’abolir la volupté trop tôt_.
-
- Page 290, 4^e ligne, lire _telles des fougasses_, au lieu de _tels des
- fougasses_.
-
- Page 300, 20^e ligne, lire _eux aussi_, au lieu de _elles aussi_.
-
- Page 313, 15^e ligne, après _transitoire_, lire cette phrase sautée:
- _Le sage des siècles à venir pensera de notre Esthétique ce que le
- juste du temps de Galba pensait de la gladiature, de la beauté
- admise, et ainsi de suite à travers les âges._
-
- Sans préjudice des coquilles de ponctuation que la sagacité du lecteur
- aura, d’elle-même, redressées.
-
-
-
-
- A LAURENT TAILHADE
-
- CE LIVRE
-
- _en témoignage de fraternelle affection_.
-
-
-
-
-LE SALON DE MADAME TRUPHOT
-
-
-
-
-I
-
- Il ne faut pas croire que Madame Truphot soit, en raccourci bourgeois,
- le type désormais historique de la princesse Mathilde.
-
-
-Médéric Boutorgne sortait du _café Napolitain_ où il aimait à
-fréquenter. De cinq à sept, c’était le confluent de toutes les
-salles de rédaction et l’endroit de la planète où l’on se giflait
-le plus. Même un gérant inspiré avait eu, un moment, l’idée d’y
-installer un appareil ambulatoire destiné à distribuer les calottes.
-Ainsi toute fatigue superflue aurait été évitée à MM. les gens de
-lettres, journalistes, marchands d’hexamètres et _prosifères_ de tout
-ordre, déjà exténués par le colossal labeur qui consiste à enfanter,
-chaque jour, la pensée de tout un peuple, à être quelque chose comme
-l’encéphale d’une race réputée pour le brio de son génie. Médéric
-Boutorgne hantait le lieu avec acharnement. Malgré l’hostilité des
-courants d’air qui avaient fini par tuer le patron du lieu, lui-même,
-et l’élévation à 75 centimes du prix des absinthes, il persistait,
-chaque fin d’après-midi, à passer avec des mines respectueuses et
-attendries, la carafe frappée, le _Temps_ du soir ou le pyrophore
-aux maîtres incontestés, aux maharajahs du Lieu commun qui régnaient
-dans les gazettes. Et il aimait à ce point la littérature, qu’à deux
-ou trois reprises, il n’avait point hésité à se précipiter pour payer
-le fiacre quand l’augure fébrilement attendu n’avait point de monnaie,
-ce qui arrivait souvent. Grâce à cela, il était l’homme qui, avec les
-arbres du boulevard, les sites célèbres et l’hémicycle de la Chambre,
-avait entendu, sans broncher, le plus de sottises. Auditeur bénévole,
-la bouche en oméga, il sirotait tous les cancans qu’on voulait bien lui
-notifier, se montrait ravi d’une telle condescendance et s’exclamait
-toujours à point, en des superlatifs aussi nouveaux qu’avantageux,
-lorsqu’il devenait nécessaire d’expertiser l’esprit de la _vedette_, du
-chroniqueur ou du _tartinier_ occupé à éjaculer des bons mots. Malgré
-cela, il ne perçait point. Il savait, par exemple, que la belle Fridah,
-des _Bouffes_, était allée faire une scène, en plein domicile conjugal,
-au mari de cette pauvre Madame Desroziers, un critique influent, parce
-que cette dernière qui concubinait encore avec elle, il n’y avait pas
-un mois, l’avait salement plaquée, pour retourner à l’amour masculin.
-Il n’ignorait pas non plus que Flamussin, de l’_Escobar_, s’était
-mis en ménage avec un déménageur de pianos, et qu’il avait tenté la
-semaine précédente de se suicider: car l’homme de chez Pleyel, après
-deux semaines seulement de parfaite félicité, était décédé subitement
-à Cochin, d’une appendicite. Il était informé aussi que ce gros homme
-sale, givré de pellicules, d’âge indéfinissable, assis en face de lui,
-qui s’ivrognait ponctuellement, fabriquait tous les livres de Pornos
-qui tirait à quatre-vingt mille. Cet auteur avait même traité avec le
-patron, moyennant une somme fixe à l’année pour que son tâcheron se
-ribotât sans inquiétude: car il ne travaillait jamais mieux que dans le
-plein d’une bonne soulographie.
-
-Oui, nul autre avant Médéric Boutorgne ne donnait l’accolade à Pornos,
-lorsque ce dernier, coiffé d’un _bords plats_, les yeux exorbités
-comme un barbillon qui vient de perdre son frai, pénétrait dans le
-_Napolitain_ avec son allure de commis-voyageur en photographies
-obscènes, de placier en suppositoires. Le premier, il avait reçu de
-cet écriturier plein de génie la mémorable confidence: «Un homme de
-mon talent n’est-il pas vrai? ne doit pas se surmener au point de vue
-sexuel. Nous recevons deux fois par semaine; il vient beaucoup de
-confrères, alors ma femme choisit.» Il connaissait aussi le métier du
-grand maigre, porteur de linge en celluloïd, chaussé d’une bottine à
-boutons et d’un soulier molière qui ne craignait pas d’affronter les
-élégances de M. Jehan de Mithylène, et hâtivement, d’un stylographe
-profitable, donnait à la copie de notre moderne Tallemant des Réaux,
-l’allure et le tour du grand siècle.
-
-M. Jehan de Mithylène, de son vrai nom Dimitri Argireanu, sujet serbe
-ou bulgaro-macédonien d’origine, on ne sait pas au juste, était venu
-des Balkans à Paris dans le dessein d’y rénover le dandysme non
-moins que le bonapartisme et d’y brandir le bichon de la faute de
-français, afin de donner, lui aussi, un coup de fer au _Petit Chapeau_.
-C’était le _bagotier_ du char de la dictature. On le voyait courir
-derrière les fiacres de tous les possibles dictateurs pour descendre
-les malles, abattre le strapontin, accomplir les basses besognes et
-recevoir la sportule. Il arborait sur le boulevard des pantalons
-en tire-bouchons et de suffocantes redingotes 1830, sanglées à la
-taille et qui allaient s’évasant à partir des hanches, en forme de
-fustanelle, de jupon de Palikare. Au débarqué de l’Orient-Express,
-tout heureux de s’être dérobé à une destinée identique à celle de ses
-auteurs qui vendaient des cacaouètes sur les quais de Salonique, il
-s’était engouffré, chaque jour, avec ponctualité, pendant deux ans,
-sous le porche de la Nationale non pas, comme on aurait pu le croire,
-dans l’intention louable de s’initier à la langue française ou à
-l’orthographe rudimentaire, mais bien pour prélever dans le Cabinet
-des Estampes un modèle de _galure_ capable de compléter la chienlit de
-son personnage. Ainsi avantagé, sur les conseils d’un autre ratapoil,
-le baron Toussaint, _alias_ René Maizeroy, il avait cru de son devoir
-d’apprendre par cœur les mémoires de Barras, ceux de la duchesse
-d’Abrantès, le Mémorial de Sainte-Hélène et de les découper en menues
-tranches pour les lecteurs d’un grand quotidien du matin, où le prince
-Victor, qui le subventionnait alors et payait son gargotier, l’avait
-fait embaucher comme manœuvre. Nul, comme ce Bulgare, n’était ferré sur
-le décret de messidor an VII qui règle les préséances; personne mieux
-que ce demi-Turc ne connaissait les traits de Talleyrand, les mots
-de Cambacérès et les rites du nationalisme dont il était le nouveau
-Brummel. Ses beuglements, lors d’une gaffe du Protocole, quand ce
-dernier fit éclater le ridicule et la misère d’esprit du roi d’Italie
-en le laissant bafouiller à l’Hôtel de ville, pour ne l’avoir point
-prévenu que le Préfet de la Seine allait le speecher et qu’il avait à
-lui répondre, ses beuglements d’indignation sont restés célèbres. M.
-Jehan de Mithylène avait même failli déborder du Napolitain, parloir
-des gens de Lettres, sur la scène du Monde. A la suite de la tragédie
-de Belgrade et pendant l’élection de Pierre I^{er}, il fut en effet,
-douze heures entières, l’_outsider_ de la Skoupschina: car il avait
-par télégraphe posé sa candidature à la succession du mari de Draga.
-Présentement, chaque matinée, il se rendait à Saint-Gratien pour
-enfoncer le pessaire à la princesse Mathilde.
-
-L’homme qui assistait ce jour-là M. Jehan de Mithylène _fabriquait
-des œuvres posthumes_ de son métier. Qu’on ne s’étonne pas, il
-n’était point le seul, en Paris, à travailler dans cette partie qui
-n’enrichissait guère. Un grand écrivain, une Pensée dont l’altitude
-voisinait avec celle des étoiles les plus renfrognées, venait-il à
-disparaître, sa femme se réfugiait une année, comme il est décent,
-dans les ténèbres de ses voiles et s’immergeait dans le silence
-et la douleur. Ce délai écoulé, on apprenait ordinairement que le
-trépassé dont l’art contemporain, au dire des papiers publics, était
-incommensurablement endeuillé avait laissé des fonds de tiroirs,
-d’inestimables manuscrits qui ne tarderaient pas à être livrés au culte
-des foules éperdues de désir. Et une savante réclame fonctionnait
-judicieusement. Puis un beau jour la veuve allait trouver le
-spécialiste, _le fabricant d’œuvres posthumes_. Il s’agissait pour
-ce malheureux, moyennant un salaire infime et quelquefois une partie
-de la garde-robe du défunt, de s’introduire assez congrûment dans
-la peau du _de cujus_ afin que les pastiches de son style et de ses
-idées, s’il en avait jamais eus, puissent être pris, par l’éditeur
-dupé, par le marchand de secousses littéraires, pour les propres
-excogitations de l’homme célèbre, que le papier, plein de soumission,
-avait recueilli de son vivant. Chaque année, paraissaient ainsi de
-nombreux recueils d’«Impressions», «Notes», «Souvenirs», «Aphorismes»
-signés du nom d’un mort illustre et qui étaient fabriqués dans des
-mansardes, moyennant des rétributions qui variaient de 150 à 300 francs
-par mois. Trente-cinq éditions de «Mémoires» élaborés de semblable
-façon et supérieurement écrits furent enlevés, récemment, en moins de
-six mois et la Critique en resta stupéfaite, car cette fois, le grand
-homme, soucieux de retenue et de modestie, avait attendu son décès pour
-manifester enfin quelque talent. Oui, Médéric Boutorgne savait cela,
-et bien d’autres choses encore, mais malgré tout, il n’arrivait pas.
-Jamais—ce qui était son plus grand désir—il n’avait pu pénétrer dans
-une grande feuille au tirage fabuleux. Une vigoureuse offensive et
-l’appui de ses belles relations l’avaient seulement amené, un jour, à
-collaborer comme chef des échos à un de ces journaux hypothétiques qui
-ont pris coutume depuis vingt ans, au moins, de se mettre en ménage, à
-trois ou quatre dans une unique chambre du Croissant, pour pouvoir être
-en mesure le jour du terme, tout comme les maçons, les _ligorniaux_ de
-l’île Saint-Louis.
-
-Médéric Boutorgne avait débuté dans les lettres par un livre qu’il
-avait intitulé: _Drames dans la Pénombre_. Sa prose chassieuse et la
-molle pétarade de ses métaphores ataxiques y faisaient sommation à
-la Vie, aux Êtres, aux Choses, à l’Univers lui-même, de livrer, sur
-l’heure, l’atroce mystère de leur Absolu, non moins que l’incognescible
-de leurs Futurs et de leurs Au-delà. Il est inutile d’ajouter que
-tout ce qui vient d’être énuméré n’avait rien révélé du tout, hormis
-la seule inanité de l’auteur. Un grand écrivain, à la réception de
-cet ouvrage abondamment dédicacé, avait évalué Médéric Boutorgne
-comme un «nouveau Shakespeare». Cet arbitrage bonifiant ayant été
-rapporté sur l’heure au plus grand nombre d’amis possibles, un de ces
-derniers lui avait fait remarquer que d’être un «nouveau Shakespeare»,
-cela ne comptait pas: attendu qu’il y en avait déjà une quinzaine
-qui circulaient en se réclamant de ce titre avantageux, notamment un
-Néerlandais, un Marseillais qui écrivait en provençal sans compter sept
-ou huit Scandinaves et tous les impubères des jeunes Revues qui, à
-leur deuxième écriture, avaient, pour le moins, ravalé le grand Will.
-Médéric Boutorgne cependant avait persévéré. Il avait travaillé trois
-ans à la confection de deux bolides qui devaient, à son avis, rayer
-de leur aveuglante fulguration, la nue jusque là ténébreuse et morne
-des Lettres Contemporaines. Le premier s’appelait: _Épopées dans la
-Conscience_, le second s’abritait sous ce titre: _Julius Pélican_. Mais
-sa pyrotechnie devait avoir été maléficée ou compissée à l’avance: car
-sa trajectoire la plus tendue ne l’avait menée que dans les boîtes des
-bouquinistes des quais où les deux bolides s’étaient engouffrés avec
-ensemble, sans projeter la moindre étincelle, ni susciter la moindre
-monnaie.
-
-Médéric Boutorgne, ce jour-là, devant les confrères glorieux,
-inventoriait sa vie ainsi que son présumable avenir. Quel destin
-contraire, quel mauvais sort enragé s’accrochait donc à ses grègues
-pour l’empêcher de se faufiler lui aussi? Tous ses camarades, un
-à un, finissaient par se hisser; lui seul restait enlizé dans le
-marasme. Quelques heures auparavant, un de ses amis l’avait écrasé
-encore de sa fortune naissante. Promu soudainement à la dignité de
-_chef des Informations et du Chantage_, il l’avait entraîné dans la
-salle de rédaction du _Gallo-Romain_, une feuille du boulevard battant
-pavillon de flibustiers et dont le directeur, un créole argentin,
-devait, plus tard, être choisi comme plénipotentiaire par une jeune
-République hispano-américaine désireuse d’être, sur l’heure, initiée,
-par ce maltôtier milliardaire, à toutes les ressources de la piraterie
-occidentale qui permettent à un peuple nouveau-né de s’imposer au
-respect des chancelleries et lui assurent, à bref délai, l’estime des
-autres nations civilisées. Arrêté devant le cadre fileté d’or, qui
-devait offrir aux regards de la clientèle les profils des nouveaux
-articliers de la maison, le camarade de Boutorgne touchait du doigt
-la place où, dès le lendemain, s’imposerait son front aux géniales
-radiations. Aussi Médéric sentait-il sourdre en lui une admiration
-profonde, enfiellée cependant de quelque amertume à l’égard du confrère
-pareillement favorisé. Mais, la Fortune cette fois, s’était montrée
-intelligente dans son choix, comme il dut le reconnaître devant le
-toupet du personnage soudainement mis à jour, toupet monstre qui, dans
-la littérature, permet d’accéder aux plus hautes situations.
-
-Ils ne s’étaient pas retournés, en effet, que dans un froufroutement
-de fracassantes soieries, un feu d’artifice de lueurs et d’aveuglants
-rayons émané de soixante bagues et d’au moins quatorze colliers ou
-pendiques, parmi le déchaînement des parfums racoleurs où perçait
-cependant la note aiguë d’une pointe d’iodoforme, sortait la belle
-Otero venue pour solliciter une lèche de quelques lignes de ces
-messieurs.
-
-Et l’ami s’était précipité vers le garçon de bureau.
-
-—La belle Otero chez le patron? Elle a au moins cassé l’ascenseur, en
-montant?
-
-—?????
-
-—Oui, elle casse tous les ascenseurs: elle a démoli le mien,
-avant-hier, en venant chez moi.
-
-Boutorgne qui savait dans quel taudion d’une maison ouvrière de la
-rue Lamark, dans quel galetas situé au plus haut d’un escalier,
-feutré les soirs de paye par le vomis des locataires, demeurait
-le _chef des Informations et du Chantage_, admira sans réserve et
-n’osa plus solliciter son admission dans un journal où, pour la
-moindre besogne, on pouvait requérir de lui, un égal savoir-faire.
-A s’ausculter soi-même, il reconnut qu’il lui faudrait au moins six
-mois d’entraînement rationnel et journalier dans l’imposture pour, à
-l’improviste, témoigner d’une pareille maîtrise.
-
-C’était ce même jouvenceau,—auteur du _Cloporte cramoisi_—qui, à peine
-évadé de sa sous-préfecture tardigrade et installé depuis huit jours
-à Montmartre arrêtait au passage un ami journaleux pour lui tenir ce
-petit discours:
-
-—Mon vieux, je sors de chez Puvis de Chavannes.
-
-—Ah bah!
-
-—Oui, et il m’a dit en me montrant sa dernière fresque: «Comment
-trouvez-vous cela, mon cher? Est-ce que cela vous plaît?»
-
-Mot admirable et grâce à quoi on entrevoit Verlaine prenant conseil
-de Théodore Botrel; Renan, angoissé, demandant son avis à Francis de
-Croisset, par exemple.
-
-Le camarade de Boutorgne était d’ailleurs le plus frappant exemple
-de la crétinisation indurée que le métier de gazetier peut conférer
-à des individus nés pour tenir exclusivement avec lustre l’emploi de
-calicot suburbain ou d’adjudant rengagé. Comme une certaine littérature
-avait mis la pédérastie à la mode dans le monde des petites chapelles
-d’esthétique, et comme un _tartinier_ notoire, Jacques Flamussin,
-faisait profession dans un grand journal de jouer à la ville le rôle
-d’un Pétrone brabançon dont la prose saccageait les ronds de-cuir en
-mal de satanisme, notre éphèbe, dans le désir d’approcher ce dernier
-et de se décrasser aux yeux de tous de ses allures départementales,
-s’était fait initier à la sodomie passive, par dévouement
-professionnel. Désormais, il traita de saligauds ceux qui pratiquaient
-l’amour normal. Par surplus, afin de se conformer aux écritures de ce
-maître révéré, qu’il projetait d’égaler, Arthus Mabrique: c’est le
-nom de notre animalcule, s’était mis à boire l’éther et avait fait
-le possible,—bien que tout cela le dégoutât peut-être,—pour devenir
-morphinomane. On ne le rencontra plus qu’avec Jacques Flamussin,
-racolant pour lui tous les Adelsward, tous les Warren, tous les
-Ephestions de trottoir qui déferlent de la Madeleine à la rue Drouot.
-Et il vous soufflait dans le nez, l’air dolent et exténué.
-
-—Ah! si vous saviez! demandez à Jacques, mon _collabo_: l’éther me
-ravage, et je suis saturé de morphine, je vais bientôt sauter: pensez
-donc, trois piqûres par heure et par dessus tout cela, comme Jacques,
-j’ai la hantise... la maladie des masques... mais tous deux nous
-haïssons les brutes repoussantes de santé...
-
-La Nature hélas, bien que Boutorgne fût parisien, l’avait affligé d’un
-empois tenace de provincial. Et, mâchant et remâchant le fiel extravasé
-d’une pareille constatation, il en arrivait à se dire qu’il était
-oiseux de lutter, qu’il ne serait jamais une signature retentissante;
-que quoi qu’il fît, puisqu’il n’était qu’un arriviste balourd, ses
-œuvres postérieures, comme les précédentes—où il avait cependant
-entreposé le meilleur de ses moelles et de son cerveau—seraient
-enterrées dans la fosse commune de l’indifférence. Pourtant, pourtant,
-il était de la race des écrivains! Cela, il en était sûr. Alors, pour
-évoquer l’ignorance, la mauvaise foi et la méchanceté des hommes à
-l’égard de l’artiste qu’il découvrait en lui, il se murmura, _in
-petto_, les vers de Baudelaire:
-
- Dans le pain et le vin destinés à sa bouche,
- Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats...
-
-Quels gratte-fesses que tous ces littérateurs, mes confrères! Dire que
-le public coupe là-dedans, lui que les journaleux traitent couramment
-de grand enfant imbécile, à l’incoercible crédulité, dire qu’on le
-guérira de tout excepté de la chose imprimée; dire que si la clientèle
-pouvait assister aux conversations de tous ces gens-là, quand ils se
-demandent quelles bourdes ils vont lui conter, sur quel bateau ils
-vont l’embarquer, elle marcherait encore dans le besoin où elle est de
-révérer quelque chose ou quelqu’un quand même et toujours, proféra-t-il
-à voix contenue. Devenu nihiliste et iconoclaste, pour hélas! seulement
-une seconde, il surenchérit en lui-même, tout en claquant la porte:
-Certes, une peuplade d’Araucaniens, une horde de la Papouasie est
-supérieure au mental et au moral à la Tribu des gens de lettres.
-Et, rageur, d’une allure précipitée, il doubla sans le voir, l’homme
-à la serviette sous l’aisselle, le gérant, qui inclinait la tête à
-son adresse en deux ou trois flexions amicales. Il avait, cependant,
-peiné près de quatre ans pour conquérir ce geste! Oui, il lui avait
-fallu de longues années d’assiduité avant de capter ainsi l’attention
-du personnel, avant d’être intronisé à tout jamais dans la maison.
-Désormais, cette politesse du gérant était une sorte de consécration
-et aux yeux des garçons, qui ne lisaient, eux, que le _Paris-Sport_ ou
-bien les lettres décachetées dans les poches des pardessus, il pouvait
-passer pour avoir du talent puisqu’il figurait parmi les littérateurs
-qu’on salue.
-
-Dehors, il pressa le pas dans la douceur de la soleillée finissante.
-On était en mai, et le ciel, tendu tel un velarium de soie indigo,
-rougeoyait des derniers brandons de l’astre au couchant, semblait
-palpiter et se soulever sous l’effort d’une brise légère et attiédie
-qui promulguait les jouvences nouvelles. Faces plates de cercleux vides
-d’intellect, visages malmenés par la hantise de l’argent ou de la femme
-à conquérir, bouches tordues par toutes les sales concupiscences,
-prunelles de flammes, yeux torves, chassieux ou hagards des fauves
-civilisés en tendance vers la proie, rumeur sourde faite des plus pures
-émanations de l’accablante sottise, locutions à la mode jetées d’un
-groupe à l’autre en manière de blague ou d’appel, rires de femmes,
-invectives de cochers, hurlements de camelots, poussière dansante et
-fine sablant les crachats épars, coudoiements voluptueux, mystère,
-menace des figures glabres ou poilues, retape de la fille, du giton
-ou de la tribade, journalistes en quête d’une bêtise à monnayer: le
-boulevard s’encombrait, pendant qu’une pestilence d’absinthe, émanée
-des terrasses de café où se tenaient les grandes assises de l’alcool,
-assaillait les passants.
-
-Muni d’un carton ovale, Médéric Boutorgne stationna un quart-d’heure
-dans l’attente laborieuse de _Batignolles-Odéon_. Il se rappela,
-à propos, la boutade d’un confrère: Si Paris, désormais, ne peut
-plus faire de révolutions, s’il s’est résigné à accepter toutes les
-molestations et toutes les turpitudes, s’il est tombé à l’apathie
-dernière, la faute en incombe à la Compagnie des omnibus qui, depuis
-cinquante ans, l’accoutume à tout subir et, peu à peu, l’a amené à ce
-degré de vachardise dans la résignation. Ah! les gouvernants, quels
-qu’ils soient, peuvent être tranquilles: les citoyens capables de
-supporter pareilles avanies sans se révolter, jamais plus n’arracheront
-les pavés. Rebuté encore à la troisième voiture surgissant
-archi-comble, il passa devant la devanture d’un tailleur voisin,
-affronta le verdict de la glace, s’entrevit, comme toujours, petit,
-syncéphale: le cou dans les épaules et la poitrine trop bombée, en
-ventre de poulet. Blond, d’un blond sale identique à la paille d’avoine
-qu’on extrait parfois des couettes, des paillots d’enfant, alors qu’ils
-ont été exagérément humidifiés, l’allure anglaise qu’il devait à un
-_Raglan_ de la _Belle-Jardinière_ et à un faux-col des _Cent-mille
-chemises_ n’arriva point à le consoler. Contristé par sa propre image,
-il revint au bord du trottoir, alluma une cigarette. Et tout à coup,
-il resta stupéfié, le bras en l’air, sans plus penser à jeter le tison
-qui, sournoisement, lui brûlait les doigts.
-
-Devant lui, à trois pas, dans une victoria sobre, attelée de deux
-trotteurs anglais supérieurement racés que l’engorgement de la
-chaussée faisait piétiner sur place, il venait de reconnaître le prince
-de Tabran. Un demi siècle au moins, le prince avait fait peser sur
-Paris la dictature de ses élégances, avait été le patricien célèbre qui
-régente le bon ton et promulgue aux pantalons, aux jaquettes et aux
-cravates, non moins qu’aux attitudes, les brefs du goût parfait. Frappé
-quinze mois auparavant d’une attaque de paralysie générale: car rien,
-on s’en doute, ne peut liquéfier l’encéphale, ou ravager les méninges,
-comme de se trouver, chaque matin, dans la nécessité d’infuser du génie
-aux tailleurs de la gentry et de confabuler avec les esprits aussi
-adamantins qu’armoriés du Jockey-Club, il n’était restitué à l’air
-libre que depuis peu de jours, gâteux à un point indicible et ayant
-à peu près perdu l’usage du son articulé. En l’heure présente, il se
-manifestait sous les apparences d’un tas de chair amorphe élaborant des
-salives mousseuses qui floconnaient le long des commissures et qu’une
-femme, _une institutrice_,—il ne pouvait tolérer les hommes à son
-côté,—étanchait de minute en minute. Cette femme _était chargée de lui
-réapprendre à parler_, de lui indiquer la valeur et le sens des mots,
-comme elle aurait pu le faire à un enfant. Et rien n’était plus triste
-que de voir la main gantée de la compagne du vieillard pointer, au
-hasard, pendant que sa voix répétait plusieurs fois le nom de la chose,
-ou de l’être désigné, sans que rien d’autre qu’un bégaiement confus,
-une sorte de borborygme arrivât aux lèvres du prince. Tour à tour,
-l’institutrice, requérant toute son attention à l’aide d’intonations
-câlines, avait dit, le bras tendu:—un kiosque—un café—un chien—un
-soldat—la face du patricien, retourné aux limbes puérils, était restée
-plus morte que jamais. Mais, tout à coup, la femme montra la lamentable
-haridelle somnolant dans les brancards d’un fiacre en station et
-articula lentement: _cheval, cheval_, à deux reprises. Alors, comme si
-ce mot qui lui rappelait les gloires, les fastes hippiques qu’il avait
-présidés jadis, fût doué pour lui d’un pouvoir magique, le prince fit
-un suprême effort, son œil s’alluma d’une lueur d’intelligence et, très
-distinctement, il dit:
-
-—_Dada! Dada!_
-
-Médéric Boutorgne se préparait à philosopher, comme il est du devoir
-d’un bon littérateur de le faire quand le hasard place devant lui un
-geste drôle, une circonstance pleine d’enseignement ou une conjoncture
-pittoresque de la vie. Il n’en eut pas le loisir. Le voyant arrêté
-et comme statufié au bord du trottoir, une _marchande de spasmes_
-quinquagénaire, à l’arrière train tumultueux, qui n’avait point lésiné
-sur la tripe ni le téton, s’efforçait de l’aguicher depuis un bon
-moment déjà. Il murmura:—Vieille peau, à son adresse et fut admis enfin
-à s’insinuer dans le gros omnibus—le cinquième qui venait de passer.
-A peine assis, il se trouva gratifié de la puce classique que la
-compagnie, en surplus de la correspondance, tient à la disposition de
-tout voyageur. Et il donna ses trois sous d’impériale, cependant que le
-conducteur, dont c’est la fonction, lui marchait opiniâtrement sur les
-pieds.
-
-Le gendelettre, tout en se grattant, convoqua ses soucis cuisants,
-les pensées douloureuses, l’_urticaire_ mentale dont il était investi
-depuis longtemps déjà. Certes, il n’y avait rien à faire pour lui dans
-la littérature, s’entêter désormais serait stupide. Et il se remémorait
-les rancœurs subies, les crapauds, les poignées de cloportes qu’il
-lui avait fallu avaler quand il était petit reporter. C’était à lui
-que le mot suivant avait été dit: Un matin de décembre, après avoir
-trotté pendant deux heures avec des bottines spongieuses, dans la boue
-glacée des rues, il s’était présenté pour la deuxième fois dans la même
-semaine chez un augure, dans le dessein de lui soutirer à nouveau une
-interview et de faire ainsi du deux sous la ligne. Plein d’audace, la
-nécessité de gagner sa vie lui infusant du courage, il avait échappé au
-valet de chambre, au grand dam de sa jaquette après laquelle ce dernier
-s’agrippait afin de l’empêcher d’envahir le logis sacré où habitait la
-Gloire. Il avait culbuté avec un égal brio un autre larbin accouru à la
-rescousse et, finalement, s’était insinué dans la chambre à coucher, le
-crayon en arrêt et l’oreille attentive décrassée, préalablement, par
-un coup d’ongle, de la cire, du cérumen de la nuit. Alors l’oracle en
-chemise, le poil des jambes et de l’estomac hérissé de colère, s’était
-précipité sur lui.
-
-—Comment c’est toujours vous! Qu’est-ce que vous voulez que je vous
-montre encore.... Mon âme ou mon pot de nuit?
-
-Un confrère, à qui Boutorgne confessa la chose, réfléchit une minute,
-et conseilla:
-
-—Mon vieux, tu as sous la main une vengeance épatante: conte dans
-ton papier que tu as trouvé un Larousse chez le bonze; il sera
-discrédité....
-
-En effet, dans le métier des lettres, le Larousse est le parent pauvre.
-Il n’est pas d’injure plus forte pour un porteur de prose, pour un
-_prosifère_, que d’entendre dire de son érudition: il a pigé ça dans
-le Larousse. Un écrivain accepterait plutôt d’être traité de pédéraste
-que d’être accusé d’avoir chez lui l’infamante encyclopédie. C’est
-le monument inavouable qu’on cache aux visiteurs, qu’on relègue dans
-la pénombre, près du seau à charbon de la cuisine, et auquel presque
-tous cependant doivent leur savoir. Pauvre Larousse, combien d’ingrats
-éduques-tu tous les jours, toi qui as déjà fait entrer tant de gens
-sous la coupole des Quarante ou à l’Académie des Inscriptions et
-Belles-Lettres!
-
-Boutorgne, ingénu en cette occurrence comme en toutes autres, n’avait
-pas su discerner la sombre scélératesse du conseil donné par le
-collègue. Celui ci rêvait de cumuler, d’adjoindre à ses appointements
-de _soiriste_ les maigres émoluments de Médéric en lui râflant son
-emploi. Et cela ne tarda guère. L’augure accusé de posséder le Larousse
-courut d’un trait chez le Directeur du journal et incontinent fit
-débarquer le lamentable Boutorgne.
-
-Ah! oui sortir de là au plus vite! Résilier l’ambition de prononcer
-des phrases éternelles, des mots qui enchanteront les siècles futurs,
-abdiquer l’espoir de monnayer jamais son jaspin, mais s’évader de cette
-rotonde d’hamadryas qu’on appelle la Littérature, le Journalisme,
-le quatrième État, tout ce que vous voudrez. D’autant plus que le
-cap de la trentaine était doublé depuis trois années, et il en avait
-vraiment assez de cette vie paupérique, de cette existence sans faste
-qu’il menait avec sa mère. Puisqu’il n’avait pas réussi à devenir
-notoire, il fallait abandonner l’idée du beau mariage. Les Lettres
-sont un moyen aussi certain de conquérir l’héritière bourgeoise que
-l’épaulette, et la plupart des vocations d’écrivain sont déterminées,
-comme les vocations militaires, par ce fait archi-connu. Mais néanmoins
-convient-il de sortir du rang. Quand on s’établit négociant en
-solécismes et manufacturier de banalités, faut-il que la boutique
-soit achalandée pour capter la pintade enrichie, désireuse de lisser
-ses plumes parmi les _volaillers_ du beau langage. Or, il ne se
-trouvait nullement dans ce cas. Les dots fabuleuses ou même simplement
-acceptables étaient pour d’autres que lui. Tout au plus pouvait-il
-espérer épouser dans le demi-monde sur le retour. Et encore! Car ces
-dames devenaient exigeantes depuis que plusieurs d’entre elles avaient
-réussi à convoler dans les ambassades, l’Académie, ou avec les gloires
-du roman contemporain. Pourtant, coûte que coûte, il fallait trouver un
-expédient durable et nourricier.
-
-Madame Boutorgne, sa mère, veuve d’un rond de cuir du ministère des
-Colonies, vivotait de la maigre retraite du père jointe à une prime
-d’assurances que le charançon administratif avait eu le bon esprit de
-souscrire pour sa femme, de son vivant. Le revenu annuel ne montait
-pas à 4.000 francs et ils étaient deux à s’alimenter dessus: lui, ne
-rapportant absolument rien. Même, un équipage décent était nécessaire:
-car Médéric, ravagé du besoin de paraître et profitant de ce que son
-auteur avait gratté jadis du papier à la Guadeloupe, accréditait au
-_Napolitain_ le bruit qu’il était engendré de planteurs ruinés par
-des cyclones. Par surcroît, il confiait même à d’aucuns, de temps
-en temps—dans l’espoir d’allécher le nationalisme occupé alors à
-racoler des plumitifs reluisants—qu’il était marquis authentique.
-Mais, ajoutait-il, le ton désinvolte, il préférait laisser tomber son
-blason en désuétude, puisqu’il n’avait plus les 300.000 livres de
-rentes nécessaires à le porter dignement. On a beau avoir du talent,
-vous comprenez, n’est-ce pas, mon cher? Traîner un titre dans la
-littérature, c’est diminuant, sans compter que cela vous classe
-toujours comme amateur. Non, ce n’était plus à faire depuis ce pauvre
-Villiers qui avait roulé le sien dans tous les gargots et tous les
-monts de piété de Paris et que sa particule avait empêché d’être pris
-au sérieux et d’arriver au gros public. Lui, l’Isle-Adam, avait au
-moins une excuse. Il n’aurait jamais, certes, grossoyé de la copie si
-la France ne l’avait pas mis dans cette nécessité en lui refusant le
-trône de Grèce—auquel il avait des droits certains de par sa généalogie
-qui, d’après ses dires, le racinait aux Basileus de Byzance—quand il
-était venu supplier l’Empereur de le lui faire obtenir.
-
-Ce soir-là, Médéric Boutorgne allait dîner, rue de Fleurus, chez
-Madame Truphot, tenancière d’un cénacle qui, deux fois par semaine,
-traitait des peintres, des orateurs, des gens de lettres et toutes
-sortes d’autres phénomènes. Peut-être de ce côté-là, y avait-il quelque
-chose à espérer. L’événement imprévu, la circonstance fortuite qui
-le tirerait d’affaire pouvait se produire dans ce milieu. Cependant
-il ne spéculait sur rien de précis, n’arrivait pas à fixer ni même à
-formuler son espoir. Enfin, il se tiendrait aux aguets de la moindre
-conjoncture. On verrait bien. Et il se représentait la femme, repassait
-son _curriculum_.
-
-Bien qu’elle eût soixante ans pour le moins, Madame Truphot, depuis
-deux lustres, vivait avec un garçon de trente-cinq à peine, qu’elle
-entretenait de son mieux, le gros Siemans, un Belge à la face poupine,
-au cheveu rare, aux joues de jambon rose, aux épaules de coltineur, si
-complètement dans son rôle qu’il était muet à l’accoutumée comme ses
-congénères et, en toutes occasions, imitait des cyprins le silence
-prudent. La seule passion de cet homme, hormis celle de la musique,
-était d’aller se promener avec obstination devant la façade des trois
-immeubles tout neufs que Madame Truphot possédait rue des Écoles. On le
-rencontrait là, régulièrement, de quatre à cinq, quelque temps qu’il
-fît, suivi d’une théorie de petits chiens hideux et recroquevillés,
-gros comme le poing à peine, des fœtus de chiens inquiétants et
-louches, à la chassie opiniâtre de bêtes puantes qui ne pouvaient pas
-le souffrir d’ailleurs, aboyaient contre lui en rebellion constante
-et s’efforçaient de le mordre sournoisement, à la moindre occasion.
-Mais Siemans veillait sur eux, réfrénait leurs tentatives d’évasion,
-s’efforçait de se faire tolérer, leur prodiguant même des noms
-d’amitié, des épithètes câlines, dans l’épouvante—faut-il le croire?—où
-il pouvait être d’accomplir seul désormais la besogne de tendresse à
-laquelle se refusaient peut-être les carlins et les griffons. Sans
-doute, devant ce million des trois bâtisses, il se répétait les yeux
-crochés sur les balcons et les porches béants: Cela sera à moi un
-jour. Et des bouffées d’orgueil venaient crever à la mafflosité de sa
-face, tout son être éclatait de joie contenue pendant qu’il tirait
-sur lui les avortons à la queue chantournée, aux yeux laiteux. Fils
-d’un savetier de Louvain, il se voyait déjà retournant au pays après
-avoir réalisé la vieille, informant les gens de l’endroit qu’il
-avait gagné sa fortune à écrire des partitions avec son beau-frère,
-le compositeur—car sa sœur avait épousé un vague maëstro roumain
-qui pastichait Wagner et intriguait pour accéder à l’Opéra-Comique.
-Celui-ci lui avait donné quelques leçons et, dès lors, Siemans, rebuté
-par le piston et le violoncelle trop difficiles se souvint à propos
-qu’il avait été _serpent_ dans sa jeunesse, à la paroisse natale, et
-il se mit à l’_ocarina_, un instrument dédaigné, mais dont on pouvait
-tirer des merveilles avec un peu d’art. Pendant de longues heures, sans
-relâche, il jouait du Tagliafico. Le _Voulez-vous bien ne plus dormir_
-succédait impitoyablement à la _Chanson de Marinette_.
-
-Ses harmonies jetaient le désarroi dans les muqueuses féminines,
-ravageaient les cœurs d’alentour portés sur le sentiment. Un prêtre,
-qui habitait la maison, tout en lui reprochant d’introduire le trouble
-dans les âmes pieuses, était même venu le demander en mariage de la
-part d’une de ses pénitentes: une dame mûre mais très bien encore, la
-veuve d’un officier qui avait un fils à Saint-Cyr et qui portait un
-chignon de soie. Madame Truphot, mise au courant par des indiscrétions
-de domestiques, avait dû placer le propriétaire dans l’alternative de
-choisir entre elle, 2.000 francs de loyer, et cette personne, 1.200
-à peine, le menaçant d’un congé s’il ne résiliait pas la location de
-l’autre. Et ce n’est qu’après le déménagement de cette énamourée que
-le Belge eut à nouveau licence de cultiver l’ocarina. Depuis quelques
-jours, il s’attaquait à Ambroise Thomas, auquel il correspondait,
-par nature, disait-il, et il épanchait _Mignon_, sur l’alentour,
-inexorablement. Dans l’immeuble, on affirmait que la vieille dame
-rebutée se mourait, rue d’Assas, d’une maladie de langueur, ce qui
-valait à Siemans une auréole d’amant fatal et faisait rager sa
-maîtresse sexagénaire.
-
-De menus incidents revenaient encore à l’esprit de Boutorgne. Il
-évoquait l’enterrement de la fille de Madame Truphot, morte dans le
-célibat, à quarante ans, après avoir lutté sans succès, après s’être
-épuisée en querelles et en inutile stratégie pour éloigner l’amant qui
-tenait sa mère par on ne sait quelles fibres honteuses. Ce jour-là
-l’homme entretenu avait fait les honneurs du logis endeuillé, en maître
-désormais incontestable, avait marché bravement, tenant les cordons
-du poële, à la tête de la famille, au regard d’une notable partie du
-Tout-Paris de l’art et de la politique, car M. Truphot, mari, avait
-été longtemps chef du municipe, maire d’un des arrondissements les
-plus riches de la capitale. Même, Boutorgne se revoyait, certain jour,
-courant les rédactions pour empêcher les quotidiens de révéler que M.
-Truphot avait été trouvé, un matin, au pied de son lit, la tempe trouée
-d’une balle. Pendant longtemps, cet homme, conjoint à une hystéromane,
-s’était efforcé de ne rien voir. Puis, quand il lui avait fallu, de
-mauvais gré, ouvrir les yeux sur les priapées de son logis, il avait
-versé en des scènes atroces, mais pour pardonner chaque fois, dans la
-crainte qu’un esclandre public ne l’astreignit à répudier l’écharpe
-tricolore à laquelle il tenait par dessus tout. Il s’était contenté
-d’expurger un peu son foyer, évacuant du mieux qu’il le pouvait la
-racaille de lettres qui mangeait à sa table et polluait sa literie,
-surveillant de près l’homme du gaz qui venait vérifier l’appareil, ou
-le frotteur qui, la brosse au pied, esquissait des entrechats excitants
-et dansait la croupe en l’air. Madame Truphot, en effet, ne répugnait à
-rien, s’accointait avec les plus viles espèces, dilapidait ce qu’on est
-convenu d’appeler «l’honneur conjugal» avec des histrions du théâtre
-Montparnasse, des pîtres de _Bobino_. Un jour même, elle avait été
-cause de la révocation d’un sergent de ville albinos, pour l’avoir,
-quand il était de faction, attiré dans la chambre de sa bonne en lui
-promettant de l’épouser, après divorce. Par la suite, M. Truphot,
-las sans doute de mener ici bas une vie dont les seules voluptés
-consistaient à marier les autres et à être plus cocu que le prince de
-Chimay ou le futur roi de Saxe, s’était mis subitement à la poursuite
-d’autres délices et s’était laissé induire en l’alcool. Pendant quatre
-années, il avait entrecoupé la quotidienne lecture des articles du Code
-d’abondants hoquets et aromatisé la salle d’honneur de la mairie d’une
-haleine où les senteurs du pernod et le relent du bitter réalisaient
-l’indissoluble hyménée. Comme on le voit, c’était dans toute son
-ampleur l’ignominie bourgeoise, la gangrène qui, à l’arrière de la
-façade impressionnante, de l’armature et des fonctions dignitaires ou
-honorifiques, ronge, comme un cancer, la chair et l’âme des classes
-possédantes. Mais l’honorable magistrat municipal, en une heure
-pessimiste où l’irréductible ignominie de sa compagne et le malaise de
-sa «bouche de bois» s’étaient faits particulièrement insupportables
-n’avait pu résister à la nécessité de se liquider d’un coup de revolver.
-
-Madame Truphot, débarrassée du mari, avait réalisé un rêve longtemps
-caressé. Elle avait ouvert un salon littéraire. Le symbolisme alors
-battait son plein et des tiaulées d’imbéciles, opérés de toute syntaxe
-et de toute orthographe, travaillaient à surpeupler les maisons
-de fous en proposant à l’admiration des masses d’invraisemblables
-rébus, des formules aussi inouïes qu’hermétiques où, paraît-il, ils
-avaient _emprisonné la Beauté_. Madame Truphot fut donc préraphaëlite
-ardemment. De jeunes hommes, quelque peu Kleptomanes, visiblement
-détachés des ablutions et pédérastes comme il convient, vinrent, chaque
-mardi et chaque samedi, déverser chez elle le trop plein de leur génie,
-sous forme de pentamètres, d’hexamètres et de myriamètres, tout en
-faisant suinter, de leur mieux, les écrouelles de leur esthétique.
-Après quelque résistance, le Sar Péladan, coiffé d’une brassée de
-copeaux à la sépia, d’une bottelée de paille de fer, le Sar Péladan,
-lui-même, finit par céder et, pendant une année, honora son logis de
-ses pellicules et de ses oreilles en forme d’ailes d’engoulevent. Grâce
-à ses bons soins, la veuve fut, sur l’heure, immatriculée dans la
-religion de la Beauté et n’ignora plus tout ce que le _Saint Jean_ du
-Vinci ou la sodomie vénale dérobe aux profanes de splendeurs cachées.
-
-Son argent et sa personne furent, longtemps, l’âme du salon des
-Rose-Croix où elle figura sous les apparences d’une Salomé maigre; et
-deux ou trois artistes de l’_Ermitage_ travaillèrent à la munir des
-proses gonorrhéiques aptes à glorifier en toute occasion les œuvres
-du divin Sandro ou de Cimabué. En sa demeure, Jean Moréas qui, depuis
-trente ans, menace le monde angoissé d’un chef-d’œuvre selon la norme
-grecque et se contente de ressembler à Euripide, qu’il traduit, comme
-Hadji-Stavros ressemble à Miltiade, Jean Moréas se vit acclamé à
-l’unanimité chef de l’_Ecole Romane_. Même, un moment le lustre de
-Madame Truphot fut tel que M. Huysmans alla jusqu’à parler de la mettre
-dans un de ses livres, quand elle eût donné dans les Bolandistes et
-fourni l’argent d’une messe noire. Mais le mauvais destin veillait
-et si la veuve ne fut point léguée à la postérité, telle une M^{me}
-Chantelouve d’un mode avantageux, c’est que son crédit politique
-s’avéra insuffisant pour faire octroyer le ruban rouge à l’auteur
-d’_A Rebours_. Sans doute, la sexagénaire serait arrivée avant peu à
-l’androgynat que lui préconisait le génial Joséphin, mais le Belge,
-son amant, rendu fou furieux par les dépenses exagérées d’un tel état
-de choses, avait un beau jour jeté tout le monde dehors. Nettement, il
-posa la question de confiance. Elle aurait à choisir désormais entre
-ce faubourg de Gomorrhe, ces Commodores de l’Insanité et son amour de
-mâle préféré. Et Madame Truphot, geignante, tout en protestant qu’il
-assassinait en elle et l’intelligence et la beauté avait cédé, sans
-trop de défense, dans la peur terrible où elle était de le perdre pour
-toujours.
-
-Mais elle souffrait d’être, depuis cette époque, tenue à l’écart du
-mouvement littéraire et de n’avoir plus aucune action sur la pensée des
-hommes de son temps. Ses dîners hebdomadaires n’étaient plus, hélas!
-les Conciles d’antan. Et il lui était douloureux de ne plus manœuvrer,
-comme auparavant, la manette qui imprimait la direction au génie
-symboliste.
-
-Médéric Boutorgne, qui se préparait à descendre à la station de
-Saint-Germain-des-Prés, se murmura tout à coup, en se frappant sur les
-cuisses:
-
-—Ah! non, c’est trop drôle!
-
-Il se remémorait le soir des _Sociétés savantes_ où en compagnie de
-la Truphot éclectique, de son amant et de trois ou quatre autres
-camarades, il était allé entendre Truculor, le tribun socialiste.
-Truculor les avait fait placer sur l’estrade, tout près de lui et,
-de suite, il s’était mis à besogner de son métier sur les tréteaux,
-tonitruant, de sa voix fracassante.
-
-—Oui, Citoyens, l’ordre qui régit les justes consciences et les esprits
-en possession de la Beauté, de la Vérité et de la Justice, sera l’ordre
-même de la Société nouvelle, de la Société que tous nous voulons créer,
-de la Société que nous voulons accoucher enfin de son idéal supérieur...
-
-—Dans deux mille ans, coupa un prolétaire sceptique.
-
-Mais Truculor, se tournant vers lui, continuait imperturbable:
-
-—Je répondrai à mon interrupteur: Quai ce qu’ai c’est quai deux mille
-ans dans l’histoire du Minde? Quai ce qu’ai c’est quai deux mille
-ans de souffrince encore, étant donné que la misère existe depuis
-l’origine des sociétés et qu’elle menace de durer toujours? Et si
-le Sô-cia-lis-me venait dire à l’Hu-ma-ni-té: il est en mon pouvoir
-de faire régner la paix et le bonheur sur la terre, mais seulement
-dans deux mille ans, le Sô-ci-a-lis-me devrait être accepté avec
-enthousiasme par tous les hommes généreux...
-
-Spontanément, Siemans, l’homme entretenu, s’était mis debout et avait
-donné le signal des applaudissements en heurtant l’une contre l’autre
-ses grosses mains poilues de roulier wallon, tandis que la Truphot,
-empoignée par l’éloquence du bateleur redondant, criait: bravo! bravo!
-de sa voix suraiguë de fifre avarié. Et Truculor ensuite avait été à
-ce point persuasif et admirable que, pendant trois jours, la veuve et
-le Belge—rétrogrades à l’ordinaire—ne parlèrent plus que du devoir où
-se trouvaient les bons citoyens, de coopérer au bonheur des hommes.
-Rénover la famille, supprimer les parasites dans la Cité future, oui,
-ils étaient travaillés par ce désir!
-
-L’appartement de Madame Truphot, où elle concubinait avec son amant,
-était situé à l’entresol d’un pavillon en retrait sur la cour, dans
-une maison quiète et tranquille, d’allure balzacienne avec sa pénombre
-constante, les petits judas grillés de chaque porte et les tentatives
-de végétation de la cour: fusains empoussiérés et buis maupiteux dont
-le vert noirâtre, inexorable et agaçant, entretenait là une note de
-préau d’hôpital, de jardin de prison ou de presbytère calviniste.
-Mais Madame Truphot aimait cet immeuble dont l’allure compassée
-et réfrigérante marouflait le réel de sa vie d’une ombre austère
-et d’une décence profitable. Quand Médéric Bourtogne ascensionna
-l’escalier, il fut baigné par les ondes d’une mélodie qui, traversant
-les portes et les cloisons, rayonnait sur le dehors. C’était Siemans
-occupé à interpréter sur l’ocarina le «_Si vous ne m’aimez plus,
-oubliez la fenêtre..._» en fignolant les traits et en soignant les
-finales; ce qui, sans doute, devait avoir encore pour résultat de
-perturber, au sixième, les mansardes ancillaires et d’infuser aux
-femmes de professeurs dont la maison s’embellissait, l’irréfrénable
-désir des péripéties sentimentales. Parvenu au second et reprenant
-haleine, car il avait le souffle court, le jeune littérateur essuya,
-avec précaution, ses _Raoul_ au paillasson et tira le cordon de
-sonnette dont l’appel intérieur détermina immédiatement la frénétique
-effervescence des roquets favoris. Une bonne vint ouvrir et, tout en
-garant le bas de son pantalon des crocs de _Moka_, _Spot_, _Nénette_,
-_Chiffe_ et _Sapho_, Médéric Boutorgne préleva le meilleur de ses
-compliments et réussit à élaborer un sourire du plus pur aloi pour
-répondre au bon accueil du Belge et de la Truphot.
-
-Très maigre et plutôt petite, avec un reste de cheveux gris insociables
-et envolés dont les courants d’air ou les torgnoles de son amant
-paraissaient prendre un soin jaloux, les joues caves creusées d’un
-coup de pouce et les pommettes rubéfiées; avec cela un verbe criard de
-marchand d’habits ou de robinettier ambulant, telle était la veuve de
-l’officier municipal. Possédée de la passion du bric-à-brac, ses deux
-salons ressemblaient à l’arrière-boutique d’un regrattier montmartrois
-ou à quelque sous-dépotoir de l’hôtel des Ventes, sentaient la
-poussière surie et le vieux matelas, s’encombraient de ferrailles
-archaïques, de lampadaires défaillants, de bahuts stropiats, de
-faïences qualifiées historiques qui avaient dû servir de projectiles
-dans les précédentes disputes du ménage et de soies juteuses quoique
-sans modestie. Cet entour sertissait merveilleusement, d’ailleurs,
-Madame Truphot, dont les corsages évanescents et les jupes instables,
-toujours pendantes au bout de quelque cordon mal sanglé, évoquaient
-un personnage de manucure douteuse qui, dans les périphéries,
-travaillerait les vicaires louches, les vieux messieurs décorés qui
-font leurs Pâques ou les sacristains promis à la correctionnelle.
-Parfois, elle faisait venir un artiste capillaire qui moyennant deux
-louis la séance la plâtrait et la cimentait avec perspicacité.
-
-—Charles, il faut que vous me donniez trente-cinq ans aujourd’hui.
-
-—Alors ça sera soixante francs; Madame sait bien que pour deux louis,
-je ne peux donner à Madame que l’apparence de quarante ans.
-
-Elle s’en allait alors, filait en des expéditions mystérieuses,
-courait Paris, ne rentrait que le lendemain au soir, avec des yeux
-battus, des joues gaufrées de rides, où le fard écaillé mettait des
-esquarres de moisissure. Et dans l’heure qui suivait, des jeunes gens
-à figure sinistre, les orbites bistrés, la voix dolente, venaient
-apporter des bouquets qu’elle avait payés d’avance, du reste.
-
-—Tu ne seras pas jaloux, disait la Truphot à Siemans, en ces sortes
-d’occasions. Vois je n’y peux rien; ils sont fous de moi; ils me
-pourchassent dans la rue. Hier, l’un d’entre eux, le pauvre mignon, a
-voulu se jeter à l’eau parce que je le repoussais...
-
-Le Belge devait avoir l’espoir qu’un de ces drôles assassinerait sa
-vieille, quelque jour, car il ne protestait pas, veillait seulement à
-ce que cette vermine ne coutât pas trop cher. En cette prévision, il
-accaparait le gros des monnaies, ne laissait à sa maîtresse que des
-sommes peu élevées et retournait dans sa chambre, bien tranquille,
-jouer de l’ocarina et s’administrer des bolées de café au lait et des
-tartines de _cramique_—une passion tenace qu’il gardait du pays natal.
-
-—Avant toutes choses, mon petit, dit Madame Truphot à Boutorgne,
-après l’avoir attiré sur une bergère claudicante dont la poussière,
-insuffisamment combattue par le balai apathique des bonnes peu
-surveillées, s’envola en une petite nuée ocreuse, avant toutes choses,
-vous allez me traduire cela, car vous êtes l’érudit de la maison. Ce
-sont des vers latins, des vers d’amour qu’un petit polisson inconnu
-m’a dépêchés ce matin sous le couvert de l’anonymat, et je voudrais
-bien savoir s’il a l’impudence de m’y conter fleurette... Et elle lui
-tendait un papier.
-
-A la seule pensée que ses humanités improbables pouvaient être
-requises pour traduire quoi que ce soit ayant une relation quelconque
-avec la langue de Cicéron, le gendelettre sentit ses fibres intérieures
-se glacer. Néanmoins il fut beau joueur; il sortit son porte-cartes, en
-tira un carré de papier, brandit un crayon et dit:
-
-—Je vais, Madame, vous traduire ce poulet tout de suite, et sans
-_Quicherat_.
-
-Heureusement pour lui, la veuve l’arrêtait.
-
-—Oh! ça ne presse pas; vous me donnerez la chose demain.
-
-Rasséréné, Médéric Boutorgne pensa alors à un sien ami, un desservant
-très calé sur Tertulien, qui pourrait lui rendre ce service.
-
-Le papier de Madame Truphot, portant dûment les deux timbres de la
-poste, convoyait bien des vers, mais hélas! c’était le madrigal tout
-particulier qu’Horace dépêche à la vieille Chloris:
-
- Uxor pauperis Ibyci,
- Tandem nequitiæ fige modum tuæ,
- Famorisque laboribus.
- Matura propior desine fumeri,
- Inter ludere virgines,
- Et stellis nebulam spargere candidis, etc, etc.
-
- * * * * *
-
- «Femme du pauvre Ibycus, mets enfin un terme à ton dérèglement,
- «à ces travaux qui t’ont rendue tristement fameuse.
- «Déjà mûre pour le trépas, déjà près de la tombe...
- «... ton partage, à toi, c’est désormais le travail de la laine
- «tondue près de la noble Lucérie, non la cithare, non la pourpre
- «des roses, non les amphores mises à sec jusqu’à la lie;
- «car maintenant tu es vieille.»
-
-Ceci devait être un tour du Sar Péladan éconduit.
-
-Trois coups de doigts rageurs dans l’emmêlement gris de son chignon
-malingre et la Truphot ajoutait:
-
-—Maintenant, autre guitare. Oh! non pas que je veuille vous recommander
-d’avoir particulièrement de l’esprit, tout à l’heure, c’est une
-superfluité que de vous prier d’être en veine: vous l’êtes toujours.
-Non, j’attends de vous bien autre chose. Voilà: J’irai au fait avec la
-belle franchise spontanée que vous me connaissez. Comme je vous l’ai
-écrit, nous avons Truculor et Jacques Paraclet que j’ai invité lui, sur
-vos conseils, puis un type extraordinaire, confondant, une sorte de
-fou ou d’inspiré, on ne peut pas savoir, mais qui est bien l’homme le
-plus bizarre de tout Paris. On dit même que c’est le fils naturel d’un
-roi. Ceux-là, avec vous et trois ou quatre autres de moindre encolure,
-vont nous faire une table amusante. Mais écoutez-moi bien. Ce soir,
-par dessus tout, nous avons Honved et sa femme, vous connaissez bien
-Honved, l’auteur dramatique, Honved de _l’Ame païenne_ qui s’est marié
-récemment?...
-
-A cet endroit de son discours, la Truphot se levait et, s’emparant
-délibérément du bras de Boutorgne, elle le forçait à arpenter la pièce
-à son côté, puis volubile:
-
-—Mon petit, j’ai décidé que vous seriez l’amant de M^{me} Honved et
-cela, dès demain, car c’est tout simplement une indignité, Honved a
-dix-huit ans de plus que sa femme qui n’en a pas vingt-cinq, elle; or,
-cela ne peut durer, il faut à toute force rompre une pareille union. La
-pauvre petite ne peut pas, ne doit pas aimer son mari. Je l’ai deviné.
-Or, moi, je veux que tous ceux qui m’entourent soient heureux. L’amour
-seul vaut de vivre n’est-ce pas? Et puis il y a des caractères qui ne
-savent pas vouloir: il faut les placer devant le fait accompli et aller
-ainsi au devant de leurs secrètes aspirations. C’est le cas de Madame
-Honved, j’en suis sûre....
-
-Un peu ahuri par cette proposition quasi-injonctive, le gendelettre
-aux côtés de la vieille femme, marquait un écart et son pied venant à
-écraser la queue de _Sapho_, roulée en boule sur le tapis, celle-ci se
-mettait à pousser des glapissements suraigus immédiatement appuyés par
-ceux des autres.
-
-La Truphot les calmait, en opérant une diversion d’une minute.
-
-—Ah! ça! la paix _Spot_, _Moka_, _Chiffe_... Oh! les vilaines bêtes...
-mais il faut leur pardonner car elles sont très énervées en ce
-moment... un peu de neurasthénie... je pense... croiriez-vous, mon cher
-Boutorgne? Nénette et Sapho sont malades... Oui, Nénette est cardiaque
-et Sapho a des aphtes dans la bouche, la digitale pour l’une, de la
-kola pour l’autre... Voyez mes soucis... On a bien du mal, allez, avec
-ce qui vous est cher...
-
-Déjà elle avait ressaisi le bras du _gendelettre_, donnant à nouveau
-tête baissée dans son projet, qu’elle n’avait pas eu l’audace,
-peut-être, de formuler d’un seul élan.
-
-—Oui, nous pouvons, vous et moi, réparer une grande injustice, une des
-pires de la vie et du Destin: libérer une jeune femme d’un homme déjà
-vieux. Je fais appel à votre caractère chevaleresque. D’ailleurs, vous
-allez passer des jours sans rancœur. Ah! mon cher! Quels yeux! quelle
-plastique! une gorge à déchaponner un sénateur inamovible, comme dit
-mon scélérat de coiffeur... Et puis, si vous réussissez, ce qui n’est
-pas douteux, ma maison est à vous, vous en pourrez disposer, car
-vous n’avez pas de garçonnière... hein? Les garnis sont coûteux et si
-répugnants, n’est-ce pas?...
-
-Elle l’avait empoigné des deux mains aux épaules, l’œil brasillant, une
-large tache rouge à chaque pommette...
-
-—C’est entendu, dites, vous voulez bien?... Ah! quelle bonne odeur,
-quel charme cela mettra dans ma maison si triste parfois... Une odeur
-d’amour, la meilleure brise pour parfumer l’existence... Vous me
-connaissez, j’adore qu’on s’aime autour de moi... Mon Dieu! Entendre
-le bruit des baisers! voir des caresses! pressentir les étreintes
-voisines! C’est jeter un défi victorieux à la mort et c’est ne plus
-vieillir... Aussi, avec moi, pas de fausse honte, pas de gène ridicule.
-Si vous avez besoin d’argent, un signe, et je suis à votre disposition.
-Du reste je m’arrangerai avec Madame votre mère pour qu’à partir
-d’aujourd’hui vous ne lui coûtiez plus un sou...
-
-Elle défaillait presque... ayant fini d’énoncer la chose d’une haleine
-ininterrompue, cette fois, avec des petits crissements de plaisir à la
-chute des mots. Et maintenant l’ordinaire cramoisi de ses joues avait
-fait place à une blêmeur un peu verte. Des frissons la secouaient,
-ses mains se rétractaient en des tics convulsifs, comme si son corps
-frémissait tout entier, à l’intérieur, à la promesse de ces amours qui
-allaient se dérouler tout près d’elle, à portée de son épiderme et sous
-son égide de matrone experte aux palpitations d’alcôve.
-
-Cependant elle n’avait point terminé encore. Derechef la fadeur
-caséeuse de son haleine revint dans la figure de Boutorgne. Son
-discours heurté roula des mots choisis, des phrases triées et apprises
-d’avance, sans doute, qu’elle n’arrivait à sortir que très péniblement.
-
-—Et puis voilà la vérité, lâchait-elle, j’ai de la vie une optique de
-philosophe et d’artiste. Nos mœurs sont stupides. Aucun de nous n’est
-fait pour n’aimer qu’un seul être. Je considère qu’il est du devoir
-de certaines intelligences d’empêcher les gens de s’encroûter dans
-un amour unique. N’est-ce pas d’un noble cœur et d’une grande âme
-d’intervenir, l’occasion se présentant, pour amener les circonstances,
-susciter les faits qui pousseront vos amis vers d’autres bras que
-les bras accoutumés. Régenter, administrer pour ainsi dire la chair
-d’autrui, au mieux de son bonheur et sans qu’il s’en aperçoive; deviner
-quels sont les êtres créés l’un pour l’autre et qui se correspondent
-parfaitement, c’est œuvrer supérieurement à Dieu lui-même et c’est
-se montrer plus grand que la vie stupide; c’est une tâche digne de
-mon esprit altruiste et de ma fortune. Je veux marquer la voie à la
-civilisation nouvelle, moi... S’efforcer d’affranchir l’Occident de
-l’imbécile monogamie est un beau rêve. Hommes et femmes ont droit à
-toutes les étreintes que le Destin peut leur offrir et les règles
-sociales sont criminelles qui les empêchent d’aller où leurs sens
-et leur cœur les entraînent. Répandre dans le monde une plus grande
-quantité d’amour, la répartir plus justement est une volonté autrement
-magnifique que celle du Socialisme qui veut répandre plus de bien-être
-matériel. C’est ma Sociologie et ce sera le labeur de ma vieillesse.
-Ah! si beaucoup m’imitaient, bientôt ainsi que l’a dit Raimbaud, en ces
-deux vers cités par Verlaine, chez moi, un soir de jadis:
-
- Le monde frémira comme une immense lyre
- Dans le frémissement d’un immense baiser.....
-
-Médéric Boutorgne, bien qu’auparavant il n’ignorât rien de la femme,
-en restait quelque peu abasourdi. Comment, cette vieille frégate
-tant de fois incendiée par le brûlot du stupre toujours collé à ses
-flancs, comment, cette vieille tartane ne pouvait pas se résigner à
-gagner quelque hâvre de désarmement! Voilà qu’elle allait faire la
-remorque maintenant, sans y mettre plus de formes, et en résiliant
-d’un coup toute l’hypocrisie bourgeoise indiquée en pareille matière.
-Cette haquenée hors d’usage, à qui les dents rasées et les membres
-asséchés par les éparvins et les suros ne permettaient plus que très
-difficilement les gambades et les larges broutées dans le pacage
-sensuel, se précipitait écumante encore vers la senteur proche, le
-fumet d’amour, l’odeur d’accouplement, qui devaient revigorer ses vieux
-tendons, galvaniser ses flancs périmés, être en un mot le stimulant
-nécessaire aux nouvelles ruades, aux bondissements désordonnés de la
-fantasia lubrique! Le gendelettre exhumait maintenant de son souvenir
-une précédente histoire. La femme du peintre Maubuée qu’elle avait
-amenée à divorcer, sans but précis, uniquement pour le plaisir, par
-souci d’un proxénétisme désintéressé, poussé jusqu’à l’art, et qu’elle
-avait fiancée, elle-même ensuite, au petit Foinoir. Cette soirée de
-fiançailles était restée célèbre parmi les cénacles littéraires de
-la rive gauche. Le beau-frère du Belge avait interprété un de ses
-_oratorios_, et quand la Truphot portant le voile en paranymphe avait
-entonné elle-même l’épithalame, le gaz s’était éteint, tout à coup, au
-bon moment. Lorsqu’il se ralluma, Elphège Brucoglan, du _Mercure_,
-prétendait que la chose avait été machinée pour permettre dix minutes
-de _peloting_ intensif et que, pour s’en convaincre, il n’y avait qu’à
-regarder cinq ou six messieurs qui n’osaient plus sentir leurs doigts.
-Trois heures après, la veuve couchait les tourtereaux non sans s’être
-assurée au préalable du bon fonctionnement de l’hydraulique dans les
-cabinets de toilette. Mais jamais plus les fiancés n’étaient revenus;
-ils étaient partis panteler ailleurs: ils avaient des doutes au sujet
-de certains trous insolites ménagés dans la cloison. Maintenant ils
-vivaient en parfait collage après avoir touché la petite dot que
-la Truphot leur avaient libéralement octroyée pour faire face aux
-premiers besoins: car cette femme était très généreuse en ces sortes de
-circonstances et elle se serait ruinée—si son amant n’y eût veillé—afin
-de satisfaire ce qu’elle appelait couramment _ses petits travers
-dix-huitième siècle_. Un rien de pudeur, un rogaton de préjugé, sans
-doute, la retenait encore, puisque riche comme elle l’était, elle
-aurait pu aller jusqu’au bout de son penchant, instituer par exemple
-une _campagne_, une folie, comme à l’époque du Régent, une sorte de
-lupanar gratuit à l’usage de la littérature dont elle aurait administré
-les coucheries et frôlé le personnel.
-
-Médéric Boutorgne pensait à tout cela. Cette femme, après tout, n’est
-pas sans logique. On donne bien à manger, pourquoi ne pas donner aussi
-à culbuter? Ce serait pratiquer l’hospitalité bien entendue. On regarde
-les autres danser, pourquoi diable, ne pas les regarder aimer? La
-danse n’est qu’une excitation passionnelle, une mimique hypocrite des
-étreintes, et seul le puritanisme social s’oppose à la contemplation
-du geste de volupté. Mais que sera le puritanisme social dans deux
-siècles, ou même avant, quand l’humanité pratiquera la civilisation
-parachevée, quand la science et la philosophie l’auront convaincue que
-procréer est monstrueux et stupide, quand l’amour aura été justement
-décrété ridicule par la littérature? car c’est une question de mode que
-la beauté de l’amour. Si quinze mille poètes et trois ou quatre fois
-autant de prosateurs ne s’étaient point avisés, depuis l’origine des
-sociétés, de glorifier les bêlements sentimentaux et les soubresauts de
-l’arrière-train, l’espèce humaine n’aurait jamais eu l’idée d’établir
-en dogme la magnificence de l’amour. Les animaux, sous ce rapport,
-nous sont bien supérieurs: ils ne paraissent pas tirer vanité de leurs
-copulations. Dans quelques générations peut-être, il ne sera pas plus
-malséant d’assister aux ébats des couples qu’il ne l’est, à l’heure
-actuelle, d’assister aux ébats du Corps de ballet. Bien des choses,
-de ce seul fait, seront remises à leur place; la _transmutation des
-valeurs_, dont parle Nietzsche, sera réalisée pour le meilleur profit
-de la morale, et le petit spasme n’aura pas plus d’importance dans la
-vie des hommes, que l’acte de nutrition ou d’évacuation. Ce pôle majeur
-de la Sottise qui s’appelle l’amour, n’attirera donc plus sur lui, pour
-la stupéfier, la plus grande partie de l’intelligence en pouvoir de
-comprendre désormais qu’il y a autre chose que l’ébriété épidermique
-dans l’existence.
-
-Madame Truphot, conclut le gendelettre, a trop gigoté par elle-même
-et, se sentant sans doute quelque embarras dans les jointures, elle
-s’amuse à faire et à voir gigoter les autres. Cela lui continuera
-l’illusion qu’elle œuvre et besogne pour son propre compte. Elle
-s’affinait présentement, voilà tout. Agir en n’importe quel sens est
-grossier. Manœuvrer pour déterminer autrui et n’être que le spectateur
-est, en toutes choses, d’un artiste. Elle avait compris cela peut-être,
-bien que ce fût extraordinaire d’une pareille cervelle. Surajouter la
-joie du dilettantisme au bénéfice de la contorsion personnelle, la
-classait parmi les cérébraux. Mais elle y perdait tout de même quelque
-chose: la possibilité de se dire un beau mécanisme humain dont le
-dynamo sexuel fonctionnerait jusque dans l’ultime vieillesse. Pourquoi
-prosaïquement ne pas rester ce qu’elle avait été? Une pauvre chair
-tourmentée et pitoyable, qu’Eros traquait et pourchassait, de retraite
-en retraite, comme une bête aux abois, une esclave passionnelle, que le
-rut fustigeait de ses lanières de feu, ébouillantait toute vive, sans
-trêve ni repos, qui, sans jamais reprendre haleine, et sans connaître
-la moindre halte miséricordieuse, devait gravir, une à une, jusqu’à la
-mort, sur ses paumes saigneuses et ses genoux à vif, les âpres cîmes
-de l’escarpement sensuel. Qui sait? Il est possible qu’elle demandât
-grâce, parfois, dans ses nuits abjectes, devant l’homme infâme qu’elle
-payait; peut-être tendait-elle les bras vers une impossible clémence.
-Marche! marche! hurlait la voix du Sexe, pendant que des fers rouges
-tisonnaient ses reins fumants, pour lui faire précipiter sa course
-sénile vers un invisible sommet d’immondices charnelles. Elle répudiait
-tout cela, ce côté épique en somme, pour les rôles d’entremetteuse et
-de voyeuse bourgeoise! C’était décourageant.
-
-Maintenant le raté se reportait à la promesse de Madame Truphot. Il
-allait être l’élève, le _cadet_, le sujet brillant dont on paye les
-frais d’étude et qu’on subventionne dans l’espoir d’un profitable
-avenir. Si sa matérielle, comme il était permis de l’entrevoir, ne
-devait plus rien coûter à sa mère, ne fût-ce que pendant quelques mois,
-un profitable virement de fonds en ferait de l’argent de poche. Trois
-jours par semaine, il pourrait stupéfier les amis et le _Napolitain_
-d’un luxe inattendu. Ah! il ne serait pas si bête que ce crétin de
-Foinoir qui avait déraillé par suite de pudeur incongrue. Certes, il ne
-s’avèrerait pas imbécile à ce point. Les trous de la cloison, il s’en
-moquait un peu, lui, à peu près autant que de son premier solécisme.
-D’autre part, circonstance seconde, Madame Honved n’était point sans
-agrément. Mais comme il tirait gloire, à l’ordinaire, de son chic
-anglais qui lui enjoignait de ne pas être un impulsif et de ne pas
-se prononcer sur le champ, il répondit par des paroles vagues qui ne
-l’engageaient guère:
-
-—La petite Honved. Ah! oui, je vois, dit-il.
-
-
-
-
-II
-
- Il n’y a rien d’odieux dans la satire
- qu’on exerce contre les méchants: elle
- mérite, au contraire, les éloges de tout
- homme de bien qui sait juger sainement.
-
- ARISTOPHANE.
-
-
-La chère fut excellente et le potage bisque, la barbue _Jean Bart_ et
-même le cœur de filet _Rossini_ se trouvèrent déglutis au milieu des
-banalités, des calembours ou des plaisanteries qui avaient déjà fait
-leur temps à l’âge de pierre, mais qui servent de liant invariable aux
-convives les plus spirituels. Puis les propos s’égaillèrent et, dès
-l’apparition du faisan rôti qui valut à Madame Truphot des exclamations
-laudatives, la chasse étant fermée depuis quatre mois, plusieurs
-convives dûment assouvis, se mirent en devoir de besogner ferme pour
-faire briller leur génie.
-
-A la place d’honneur, à la droite de la veuve, dont il avait jadis
-fréquenté le mari, trônait Truculor, le Tribun socialiste. Verbe
-incontesté des plèbes, sa phraséologie graissée au meilleur cambouis
-de l’École normale devait introduire le Pecus dans la Jérusalem
-nouvelle, dans la Terre promissiale de Fraternité et de Justice, à
-moins qu’auparavant notre système solaire ne devînt tout à fait caduc
-et que la planète, intempestivement ne trépassât de vieillesse. C’était
-un gros homme, à la face halitueuse et patinée d’une teinte de grès
-roussâtre, qui ressemblait assez exactement à un contremaître potier
-dont le visage aurait été vernissé par le feu de son four. Trapu et
-d’encolure massive, le thorax redondant de cet orateur était une sorte
-de buffet d’orgue où s’alignaient les tuyaux, les cuivres et les
-pipeaux de fer-blanc, le cor et l’alto, le hautbois et le basson d’une
-éloquence polyphonique qui se passait à l’ordinaire du stimulant de
-l’Idée ou de la plus menue conviction, tout comme un piano mécanique
-se passe du secours d’un vil doigté. La spécialité de Truculor était
-le déchaînement dans la forme classique: ce qui faisait percevoir aux
-moins compréhensifs le puffisme du procédé, car dans chacune de ses
-gloses l’humanité et l’enthousiasme véritable avaient été expulsés
-par huissier pour que la rhétorique pompeuse pût, tout à son aise,
-se mettre dans ses meubles, s’installer dans le faux acajou des
-tirades. Bien qu’il prît soin, couramment, dans ses parlottes, de ne
-point ravaler ses collègues du Parlement de toute la vastitude de son
-érudition, on pressentait néanmoins, grâce à lui, ce que les Grecs
-eussent pensé de la conjoncture et combien il eût fallu d’épithètes
-aux Romains pour évaluer l’événement. Aux jours d’inspiration, aux
-minutes vaticinatoires, quand le rhéteur brandissait au-dessus du
-verre d’eau et des sténographes un facies congestionné et prophétique,
-quand il menaçait l’assemblée rétrograde de convoquer devant elle un
-avenir gros de menaces, quand il proposait d’éclairer les ténèbres du
-futur avec les fulgurations de son génie, ce cracheur de feu, dont les
-lèvres, à son dire, avaient été touchées par le charbon ardent d’Élie,
-n’arrivait que très péniblement à déflagrer une lamentable flammèche
-oratoire, un feu follet neurasthénique, une théorie de fumeuses
-étincelles totalement incapables d’embraser quoi que ce soit de
-l’ordre établi ou d’incendier le moindre fétu. Avec ce révolutionnaire,
-la Révolution, en effet, s’était muée en bonne fille et il convenait
-de faire son deuil de la véhémence de cyclone, de la lame de fond des
-grands Conventionnels qui, comme des éléments déchaînés, chavirèrent
-l’ancien Régime. Ce n’était plus la houle, le coup de bélier sur les
-portes d’airain de Danton, la froide logique, les théorèmes acérés de
-Robespierre qui eurent raison du vieux monde, qui désossèrent l’inique
-société, ou quoi que ce fût d’approximatif. Non, c’était une voix de
-bugle qui finissait toujours en soupirs de serinette; l’élan magistral
-partait pour emporter d’assaut l’Ilios bourgeoise et s’arrêtait pas
-bien loin, dans les bosquets anacréontiques, sentimenteux ou élégiaques
-de l’ancien Romainville... _sur la petite chanson_. N’en doutez pas, si
-Truculor au lieu de siéger sur les bancs socialistes de la troisième
-République avait siégé sur les bancs de l’ancienne Montagne, au soir du
-10 août, il se fût transporté incontinent dans la loge du logographe
-pour consoler Louis XVI et l’aurait emmené avec les camarades boire
-du _Samos_, avant de lui faire récupérer ses Tuileries. Puis, le
-lendemain, trente-deux colonnes de son journal eussent expliqué à
-Samson déconvenu et au peuple fumisté tout le lumineux de cette
-détermination.
-
-Dans ses discours protéiformes, tous les genres du poncif prétentieux
-se coudoyaient. Tantôt, il endossait les paillons du sublime, se
-goudronnait d’un empois pisseux, n’usageait que le mot noble, tels
-les évêques fameux et bavards de Louis XIV; tantôt, il apparaissait
-constipé et solennel, comme les cuistres qu’on appela jadis les _grands
-parlementaires_, ou bien il brandissait des pistolets d’enfant,
-des foudres en aluminium, lorsqu’il s’avérait utile de terroriser
-l’adversaire, fluant aussitôt par toutes les ouvertures en un
-attendrissement diluvien, quand survenait la nécessité d’appliquer un
-émollient sur le cœur de bronze des majorités. Et cet instrumentiste
-vacarmait comme un orphéon, devenait à lui seul plus imposant,
-plus tumultuaire et tout aussi artiste que l’harmonie de Dufayel
-qui désoblige les moineaux du dimanche dans les squares parisiens.
-Pathétique, oh combien! l’emphase scoliaste gonflait ses tirades comme
-un coup de pompe un pneu de bicyclette, et il régnait sans conteste sur
-la foule des porteurs d’églantines extraordinés et ravis d’avoir enfin
-un orateur ayant victorieusement passé son bachot.
-
-Truculor avait été proclamé jadis le premier orateur de l’époque,
-parce qu’il s’était mis en devoir de recouvrir, à chaque ouverture
-de session, à chaque automne, le vieux parapluie quarantehuitard de
-l’éloquence parlementaire d’une silésienne de métaphores fuligineuses,
-d’affligeantes banalités ou d’incorrections dans le genre de celles-ci:
-«_Jamais dans le chaos des peuples et des races, dans la forêt des
-passions et des haines humaines, jamais une aussi large clairière de
-paix n’avait été pratiquée._»—C’est de la poésie, lui criait alors
-Monsieur de Dion, athlète justement réputé pour la bêtise incoercible
-de ses propos, et qui, impressionné par la _forêt des passions_,
-prenait ce pathos pour la langue de Pindare. D’ailleurs, dans tous
-les discours de Truculor, il y avait une forêt, comme dans les
-démonstrations théologiques des trois derniers siècles, il y avait le
-mécanisme de la montre et l’argument final: Qui donc, si ce n’est Dieu,
-est l’horloger? Il ne sortait pas de là, c’était son trope le plus
-fabuleux, sa tautologie préférée. «Je gravissais un _soir_, la rue,
-avec l’émotion religieuse d’un néophyte. Sous un _soleil mêlé_ d’azur
-triste et de blanches nuées, _je sentais une haute espérance_ grandir
-en moi, _assez forte pour remonter_ le flot de misère et d’inquiétude
-qui dévalait le long de la voie assombrie[1].» Il gravissait, un soir,
-sous un soleil et il sentait une haute espérance, assez forte pour
-remonter!!! Non, Paul Bourget, lui-même, répugnerait à conculquer un
-pareil tapioca, à battre en mayonnaise un pareil vomis. «Comme l’aigle
-qui monte vers le soleil.» «Ce discours _dont les vagues poussées par
-le vent du large_», continuait le tribun jaloux de colliger toutes les
-images qui le feraient refuser au certificat d’études de la laïque,
-anxieux de ne résilier aucun pompiérisme et de surpasser, si possible,
-Georges Ohnet, d’infamante mémoire, tout cela afin de faire la preuve,
-sous les bravos frénétiques des trois quarts de la Chambre, qu’un homme
-de réel talent ayant le sens du ridicule, le souci de la forme et
-l’exécration de la solennelle niaiserie, un _orateur_ enfin, qui serait
-tout le contraire de lui, ne pourra jamais prospérer dans une assemblée
-délibérante. Quel magnifique langage! disait-on à chacune de ses
-gloses, dans le Parlement non moins que dans la Presse, et «l’Aigle»,
-la «Forêt», «le vent du large», toute cette éloquence ravagée par
-un herpès de propos éculés passait aux yeux de ses collègues et des
-_matulus_ des gazettes, pour la suprême manifestation du Verbe humain.
-
-Cependant, malgré l’opinion acharnée à le magnifier, Truculor, avec ses
-éternelles palinodies, la nécessité où il se trouvait de se déjuger
-sans cesse, l’obligation où il était de renier à la Tribune toutes les
-campagnes menées par lui dans son journal, Truculor, le Logomaque,
-commençait à lasser les honnêtes gens et les intelligences de son
-parti et pour beaucoup il n’était plus déjà qu’un Béotien ayant fait
-ses humanités. Ce Cacique du Socialisme voyait autour de lui déserter
-les Incas. Il faisait, du reste, tout ce qui est indiqué pour cela.
-Lui, hier encore révolutionnaire, ne venait-il pas d’être amené à
-confesser, en pleine séance que l’accointance avec l’autocrate du Nord
-était utile et louangeable, après lui avoir, vingt fois auparavant,
-jeté l’anathème. Et il avait suffi d’une mise en demeure d’un leader
-du centre pour lui faire approuver, en l’alliance russe, les horreurs
-de la Sibérie, les massacres de paysans dans les provinces, le vol de
-la Mandchourie, la persécution de Tolstoï, tous les crimes enfin du
-Tsarisme scélérat, dont la France porte sa part, puisque c’est avec son
-argent qu’ils ont pu être perpétrés.
-
-Le triomphe de Truculor était la réunion publique. Hissé sur les
-tréteaux, il s’employait—avec le meilleur de son accent languedocien—à
-faire résonner de suite le fer-blanc de ses périodes, le chaudron
-mal étamé de ses prosopopées, besognant de son mieux pour griser son
-public, d’un seul coup, avec le trois-six de ses tirades, se démenant
-en des gestes de mangeur d’étoupe enflammée, les bras giratoires et
-la tête renversée en arrière, menaçant chaque fois d’éteindre le
-lustre sous une averse de postillons issue des profondeurs de son
-larynx tempétueux. En Aïssaouah de la Révolution, il y dévorait tout
-vivant le _lapin_ du bonheur futur. Sans rémission, il chevrotait
-les incidentes, abusait du trémolo, la voix jouant de l’accordéon
-sur les finales, à la chute des phrases, ce qui faisait déferler les
-applaudissements. Pendant deux heures, inexorablement, on le voyait
-d’abord s’appuyer au soutènement de l’érudition, évoquer tour à tour
-Locke et Buchner, Proudhon et Auguste Comte, Karl Marx et Bernstein;
-puis il s’autorisait ensuite, pour son propre compte, à faire jouer les
-grandes eaux du Truisme, submergeant ses ouailles sous une Mer Egée
-de lieux communs dont sa Sociologie maritornesque et puérile était
-l’Amphitrite dépenaillée.
-
-On aura touché du droit la belle spontanéité de cette nature quand
-on saura que, pendant quatre années consécutives, il avait servi aux
-étudiants de l’Université de Toulouse, où il professait, sa fameuse
-phrase sur la misère humaine bercée par la vieille chanson: phrase qui
-était alors un anathème spiritualiste jeté au matérialisme vainqueur.
-C’est tout ce que son génie devait enfanter jamais comme suprême
-offrande à la mentalité moderne. Il n’était pas un postulant de la
-licence qui n’eût bénéficié, là-bas, de cette formule avant qu’elle ne
-s’envolât pour faire le tour du monde en toute célébrité. Élu député,
-il avait placé son unique effet, sa trouvaille estomirante dans sa
-malle, sous une pile de gilets de flanelle ou un lot de chaussettes, et
-il était accouru à la Chambre pour lui faire un sort immédiatement.
-
-Le bagage de Victor Cousin devant la postérité se réduit à deux
-définitions heureuses du mysticisme et du scepticisme; le bagage de
-Truculor, plus mince, se réduira vraisemblablement à cette sentimentale
-ineptie. Cependant l’amour que nourrissent les foules contemporaines
-pour les _mirlitonades_ est poussé à un point tel que celle-ci suffit,
-d’un coup, à lui faire conquérir la perdurable gloire.
-
-Et «_le grand tribun_» apostat de l’opportunisme, Coriolan du centre
-gauche qui, en 1894, avait accusé les anarchistes d’être subventionnés
-par l’Église, poursuivait un but qui n’était autre, que celui-ci:
-corser d’un peu de machiavélisme et de politique _vaticane_, la
-défense jusque-là maladroite du Capital et de la Propriété en danger
-imminent, les sauver, pour tout dire, en allant, lui, s’offrir au
-peuple, pour le mieux abuser. La caste possédante sait très bien que
-les masses populaires ne peuvent point, impunément, être toujours
-heurtées de front. Il convient de temps en temps d’employer la cautèle.
-Ce que dit l’esclave Démosthènes au charcutier, dans _les Chevaliers_
-d’Aristophane, s’appliquait, se juxtaposait merveilleusement à Truculor
-et définissait son cas:—Il faut attirer le peuple par des caresses
-de cuisine et le duper. Tu as d’excellentes qualités pour agir sur
-lui: la voix forte, l’éloquence impudente, le naturel pervers et la
-charlatanerie du marché.
-
-Aussi en moins de six années, grâce à l’influence qu’il exerçait sur
-les masses passives et abêties, il venait de réussir à passer un
-anneau, une fibule dans les naseaux de l’ours socialiste dont les bras,
-en se refermant, auraient pu, d’une étreinte, étouffer la vieille
-société, et, en l’heure présente, il le faisait danser en rond devant
-la classe au pouvoir, en bon plantigrade qui ne sait plus qu’exécuter
-des courbettes et lécher éperdument les pieds de ses maîtres. Et dans
-la partie de bonneteau que la Bourgeoisie, depuis plus d’un siècle,
-avait engagée avec le vieillard Démos, pendant qu’elle faisait miroiter
-à ses yeux les cartes biseautées d’un hypocrite apitoiement ou d’un
-profit illusoire, Truculor s’était promu à l’emploi _d’allumeur_, de
-compère, de _comtois_, incitant le Pecus à tenir l’enjeu de moitié
-avec lui, protestant avec de grands coups de poing sur la table
-volante, qu’on allait enfin gagner la partie, exhortant, en un mot, le
-malheureux à choisir le néfaste expédient, à tourner la mauvaise carte.
-
-—C’est celle-ci qui gagne, tourne la rouge, vieux, tourne la rouge, et
-tu vas empocher....
-
-Le vieillard Démos, dédaignant la _noire_, tournait la _rouge_ sur ses
-conseils et n’encaissait qu’un surcroît de famine et un supplément de
-coups de fusil...
-
-_Crainquebille des lieux communs_, Truculor se remettait alors à
-pousser devant lui la petite voiture du marchand des quatre-saisons
-de la rhétorique électorale, dans laquelle se trouvaient entassés
-pêle-mêle les choux-fleurs, les carottes et les navets, tous les
-légumes flétris de l’art oratoire. Et à côté de lui, attelé à la même
-bricole, barrant la chaussée du tangage de ses épaules, la poitrine
-adornée d’une médaille de la préfecture, déambulait, pour défendre sa
-marchandise contre les coups de main des mauvais garçons, une sorte
-de fort de la Halle, de coltineur endimanché. Cet individu, ancien
-peintre en bâtiment, avait débuté, lui aussi, en la Sociologie, comme
-rufian dans les bouges de Montmartre. Il y sollicitait naguère des
-consommateurs, avec une profusion de coups de casquette, la permission
-de vider le fond des bocks, de ramasser les mégots ou de chanter la
-romance et, maintenant, le collectivisme du _Larbinat_ ministériel
-l’avait promu à une des dignités les plus en vue de la _Soutenance_
-politique. A chaque nouvelle aurore dans son journal, il préconisait
-la servilité et la castration à la multitude prolétarienne et emportait
-comme salaire le billon négligeable des fonds secrets, la menue monnaie
-périmée qui traînait dans les tiroirs de la place Bauvau. Puant
-l’alcool et sans qu’il fût possible de l’exonérer de l’odeur indélébile
-des mauvais lieux, son patron lui avait donné un maître d’armes et
-lui avait fait remplacer le coup de tête dans l’estomac, des fortifs
-de sa jeunesse, par le coupé-dégagé des bretteurs les plus en vue.
-C’était le _Saltabadil_, le _Cloutier_ de la bande. Mais il fallait
-le surveiller encore et le rétribuer toutes les fois avec munificence
-pour l’empêcher de _sonner_ l’adversaire sur le pavé au lieu de le
-découdre, à Villebon, devant les quatre malfaisants imbéciles et les
-médecins odieux qui se prêtent encore aux grotesques gesticulations
-des affaires d’honneur. Il finissait les vieilles chaussettes et les
-pantalons hors d’usage des premiers ministres et, comme il parlait
-nègre par don congénital, on en avait fait—juste vengeance—un député de
-la Pointe-à-_Pitre_.
-
-Jadis, pourtant, Truculor avait épouvanté la classe au pouvoir. Le fait
-est à peine croyable, mais il fut. Depuis la commune—cette secousse qui
-n’est pas encore éteinte dans ses moelles—la Caste exactrice vit dans
-la teneur de voir, un jour, incinérer le Grand-Livre. C’est ce qui la
-décida à embaucher Truculor. Le capital et lui ne pouvaient-ils pas
-vivre en bons frères siamois, réunis par la même membrane d’imposture?
-Truculor qui promenait dans la vie une sensualité ingénue de paysan
-mal façonné et un besoin irrésistible d’être, par tous, consacré grand
-homme était facile à allécher. Aussi, la Bourgeoisie, avec la plus
-extrême facilité, l’avait-elle pipé au trébuchet de ces deux travers.
-On avait laissé traîner à sa portée quelques rogatons dont les enrichis
-ne voulaient plus, quelques jouissances putrides du luxe et de la
-somptuosité, tant désirés jadis, du fond de sa province; on l’avait
-fait vice-président de la Chambre, on l’avait admis officieusement dans
-les conseils du Gouvernement, et il s’était précipité sur ces détritus
-avec des voracités d’otarie affamée, cependant que les journaux
-respectables recevaient le mot d’ordre de lui attribuer chaque jour,
-une somme incommensurable de génie—dilapidé, par lui, hélas! dans la
-mauvaise cause, disaient-ils.
-
-Immédiatement, Truculor avait donné des gages.
-
-Pendant les dix années qui précédaient, il avait, en effet, déclaré
-la guerre au catholicisme, le dénonçant comme le pire ennemi de la
-civilisation, mettant en batterie, chaque soir, les balistes ou les
-mangonneaux de sa dialectique pour sabouler le Concordat, effondrer
-l’Église et ravager les dogmes, et, un beau matin, le monde stupéfié
-avait vu Truculor conduire sa fillette à la sainte table pour lui
-faire ingérer la plus notoire et la mieux famée des trois hypostases.
-C’était pour avoir la paix chez lui, avait-il excipé ingénument, en
-un débordement de copie qui n’était point encore réfréné. Et, le bon
-public, le bon public simpliste qui n’a point pris à l’École normale
-le goût des arguties byzantines se demandait vainement depuis ce jour,
-comment il se faisait qu’un homme, nourrissant pour la paix un goût si
-immodéré, vînt s’offrir comme stratège de la plus effroyable bataille
-que les histoires auront à enregistrer. Car, il n’y a pas à dire, il
-conviendrait pourtant de choisir entre le personnage de Déménète, de
-Plaute, ou celui de Spartacus. Truculor pourrait peut-être se rappeler
-qu’il est incongru de déclarer sur les tréteaux que la révolte est
-_esthétique_ pour, rentré chez soi, se laisser rosser par sa femme. Les
-foules, en mal de soulèvement, feraient preuve de quelque intelligence
-en refusant de s’encombrer plus longtemps d’un chef, à ce point
-audacieux, qu’un coup de torchon de la conjointe le fait rentrer à la
-cuisine, pour éplucher les légumes, lorsqu’il se permet d’en sortir
-afin de prendre la parole chez lui et d’avoir une opinion.
-
-Le plus beau titre de gloire de ce rhéteur était d’avoir tronçonné en
-deux, déshonoré pour toujours peut-être le socialisme en le faisant
-verser dans une ribote de trois années dont il sortait à peine, avec
-un mal aux cheveux terrible, la bouche gougloutante de hoquets, ayant
-barboté à pleins grouins dans l’auge bourgeoise. Et maintenant,
-quelques-uns parmi les plus notoires des amis politiques de Truculor,
-à qui l’aventure avait permis de devenir ministre comme Millerand
-_l’Iscariote_, de se paver de joyaux, d’acquérir des terres historiques
-et de s’étouper de billets de banque, faisaient la roue devant le
-prolétariat toujours jugulé, criaient, avec leur bonisseur, aux quatre
-coins du pays:—Ayez confiance, citoyens, vous avez vu? Nous nous sommes
-ivrognés à d’augustes tables, nous avons été tolérés dans les parlottes
-de l’État; même nos femmes ont dîné avec le Tsar. C’est ce qu’on
-appelle le socialisme réformiste, la conquête des pouvoirs publics et
-la Révolution en marche...
-
-Oui, le forfait irrémissible de cet homme—qui s’était offert en 1885
-à la liste réactionnaire de sa circonscription—l’inexpiable crime de
-ce politicien, accouru du lointain de sa sous-préfecture pour faire
-un sort à sa sonorité et à sa truculence, dans un parti quel qu’il
-fût, était d’avoir naufragé à jamais l’ultime chance de salut des
-multitudes spoliées, l’inamnistiable scélératesse de ce collectiviste
-devenu sous-ministre était d’avoir flibusté le Pauvre de sa dernière
-espérance et de l’avoir jeté à l’eau, par un croc-en-jambes sournois,
-devant la Bourgeoisie exultante, alors qu’à grands coups de pavés et
-avec des sourires mielleux, il renfonçait pour toujours dans le gouffre
-de mort et de ténèbre la Face douloureuse, tordue par les spasmes de la
-faim, la Face sainte et tragique, qui employait son dernier souffle à
-réclamer encore la Justice et la Pitié!
-
-Mais ce négociant en truismes et malfaçons oratoires ne connaissait
-pas le remords, rien ne pouvait décrocher la satisfaction béate qu’il
-arborait sur son visage. La destinée du compère, ministre, baron et
-multi-millionnaire, l’avait émotionné au point de lui faire perdre
-toute retenue dans l’impudeur et il totalisait les différentes sortes
-d’apostasies, de mensonges, de compromissions et de traîtrises à la
-Cause qui ont pu, jusqu’ici, être cataloguées. A l’instar de Dieu
-qui, d’après son témoignage, était une _Somme_, car il avait jadis
-publié un livre chez Alcan: 800 pages intitulées: _De l’irréalité
-du monde matériel_, dans quoi il avait entassé toutes les balayures
-philosophiques de la rue d’Ulm, à l’instar de l’entité chère à M.
-de Mun et à Paul Bourget, Truculor était la _Somme_ des impostures
-possibles pour parler son jargon. Il y a dix ans, à Carmaux, il
-chantait la _Carmagnole_ sur la nappe des banquets, et la classe
-dirigeante, dès qu’elle le jugea utile, le fit retourner d’un coup de
-botte au cantique de sa jeunesse à l’«Esprit saint descendez en nous»
-et au _benedicite_ de la table conjugale. Un homme d’État, dont la
-stratégie politique digne de l’auteur du _Prince_ suscitait la joie des
-intelligences amoureuses de belles manœuvres et que sa connaissance
-parfaite de la saleté humaine non moins que son mépris superbe de
-l’humanité vile faisaient l’égal des plus grands dans l’antique et
-le moderne, un premier ministre dont le savoir-faire réduisait par
-comparaison ses confrères du passé: les Dubois, les Barras, les
-Talleyrand à la condition d’obscurs manœuvres, avait pu réaliser,
-grâce à Truculor et à ses acolytes, un coup de génie surprenant,
-qui assurait pour toujours le triomphe de la Bourgeoisie un instant
-en péril. Lorsque la Révolution, à la suite d’une affaire célèbre,
-paraissait avoir reconquis enfin quelque lucidité et quelque énergie,
-lorsqu’elle vint déferler de ses premières lames contre les balises
-du Capital, en menaçant cette fois de le submerger, ce tacticien eut
-une inspiration merveilleuse. Il se rappela à temps le procédé employé
-jadis, au XVIII^e siècle, dans les colonies anglaises pour étouffer les
-insurrections de nègres.
-
-Quand les noirs révoltés, ayant coupé quelques têtes et s’étant
-conditionné des pennons rouges avec les intestins fumants de deux ou
-trois colons, dévalaient en horde rugissante parmi les fracas des
-tam-tams et derrière leurs tabous ou leurs sorciers, on sait que les
-soldats des trois royaumes n’avaient cure de verser dans les inutiles
-fusillades. Ils se retiraient simplement à l’arrière de la ville, après
-avoir roulé au milieu de la rue principale quelques barils de tafia.
-Alors, ils attendaient, placides, en chantant le _God save the king_ ou
-en jouant au bezigue. Au bout de deux heures, ils revenaient, la pipe
-aux dents, car il n’y avait plus d’insurrection.
-
-Tous les nègres, ivres-morts pour avoir défoncé les barils de _raki_,
-se vautraient à l’entrée des paillottes, exactement à point pour
-être jetés à la mer. Ce fut la tactique du Secrétaire d’État chargé
-de sauver les exacteurs. Il avait fait rouler en travers de la route
-quelques menues voluptés bourgeoises, des provendes bien immondes, des
-honneurs qui contaminent, des sacs de piastres, des décorations, du
-vin de Samos, des prostituées, des pelisses de fourrures, des coupons
-de loges d’Opéra, des abonnements au Chabanais, un portefeuille de
-ministre, sans oublier des caisses de savon à l’opoponax, du linge de
-corps, des corsets de la _Samaritaine_, de l’astrakan de conducteur
-d’omnibus, des bijoux de la rue Rambuteau et quelques marlous des
-grands bars pour les femmes et, au bout de quelques minutes, tout
-l’État-major socialiste était ivre-mort, poussait des cris de
-chimpanzés hystériques, s’étouffait de mangeries, se battait pour se
-filouter réciproquement les nourritures au fond de la gorge, bâfrait à
-même la fange, forniquait dans le ruisseau, éructait à faire trembler
-les vitres voisines, s’enfonçait les doigts dans la bouche, afin de se
-libérer l’estomac et de manger encore, toujours, dans le geste itératif
-et le vomissement éperdu de Vitellius[2].
-
-Alors, il les avait incorporés à sa domesticité et leur avait fait
-vider ses crachoirs.
-
-Juste en face de Truculor, s’embusquait un profil inquiétant, une
-tête de marchand d’esclaves, d’écumeur de naufrages ou de pirate
-barbaresque. C’était Jacques Paraclet, le pamphlétaire catholique,
-héritier du _gueuloir_ de Veuillot qui, moyennant cent sous ou un
-dîner, tenait, dans les journaux ou les cénacles, l’emploi de la Colère
-céleste et pulvérisait l’assistance, au dessert, en précipitant sur
-elle le courroux des trois Personnes de la Trinité qui, pourtant, n’en
-font qu’une et tiennent dans la même à la suite d’on ne sait quelle
-pénétration sodomique; Jacques Paraclet, qui, avant le vestiaire,
-incendiait ponctuellement les lieux maudits où il venait néanmoins
-de fréquenter, en laissant choir sur les convives la pluie d’étoiles
-en fromage mou d’une Apocalypse redevable à l’alcool de son meilleur
-ordonnancement. Ce chrétien maniait, à l’ordinaire, une prose _à
-faire tourner les mayonnaises_, mais dont il tirait parfois un effet
-surprenant. Coprologue et stercoraire, il était à proprement parler,
-le Ruggieri de l’excrément, le Liberty de la fécalité et, sous le
-prétexte de glorifier son Dieu, il n’avait point son pareil pour bâtir
-des Alhambras en guano et des Parthénons en poudrette. Ce fut lui
-qui, jadis, on s’en souvient, qualifia Zola de _Triton de la fosse
-d’aisances naturaliste_ sans prendre la peine de considérer qu’il
-pouvait être à son tour le Parsifal d’un Niebelung étronnifère qui,
-brandissant un fanion ponctué de naïves virgules, se serait lancé à
-l’escalade d’un Mont Salvat au sulfhydrate d’ammoniaque.
-
-Ancien communard, d’après son propre aveu, enragé de n’avoir pu
-prélever dans l’insurrection du 18 Mars, ni dans les années qui
-suivirent, une notoriété quelconque, tenu à l’écart par les premiers
-rôles et confiné au rang de vague doublure, il avait été, un jour,
-offrir sa marchandise dans la boutique adverse, changeant soudain de
-paroxysme et transmuant en catholicisme d’inquisition sa frénésie
-révolutionnaire. Il s’était présenté chez l’auteur des _Diaboliques_
-pour demander aide et réconfort. Barbey d’Aurévilly, ce nomenclateur
-enamouré des plus ridicules attitudes, que les vieilles cagotes et les
-sang-bleu de Valognes prennent encore pour le dernier aristocrate du
-Logos, pour le Connétable des Lettres, l’avait gratifié du meilleur
-accueil en s’engageant à le présenter au comte de Chambord à la
-première occasion et dès qu’il aurait du linge. Tout en se rengorgeant
-sous ses jabots achetés aux ventes du Mont-de-piété et ses dentelles
-d’Antony sexagénaire, qui avait acquis l’impérissable amour du
-pourpoint et du panache, pour avoir sans doute dans sa jeunesse,
-entendu chanter Saint-Bris au fond de sa province ataxique, il
-interrompit net la réfection de ses cravates qu’il reprisait lui-même
-et il lui conseilla—par goût du paradoxe hugonien et de l’anachronisme
-romantique—de revêtir le harnais de combat et de se confectionner
-l’âme chrétienne d’un Joseph de Maistre, qui aurait, cette fois,
-réquisitionné le meilleur de sa polémique et de sa langue dans les
-conflagrations du Marché de la volaille et du Pavillon de la marée.
-
-Le soir même de ce jour d’il y a vingt ans, Jacques Paraclet, muni
-d’une apostille du Maître, s’était, à défaut d’autre débouché, mobilisé
-chez Rodolphe Salis, le propriétaire du _Chat-Noir_ qui régnait alors
-comme conservateur sur ce musée Dupuytren de l’Histrionat.
-
-Après la deuxième absinthe, le libelliste boulimique, désireux
-d’affirmer son savoir-faire, s’étant mis soudain à pousser des
-glapissements de chacal à qui on extirpe un ongle incarné, le
-gentilhomme cabaretier l’avait engagé sur l’heure pour rehausser de
-quelque inattendu sa troupe de bateleurs édentés. Il avait été chargé
-d’abord d’enlever les pardessus, de distribuer les petits bancs aux
-dames et de jeter du sable jaune sur les crachats, dans les couloirs,
-puis permission lui fut octroyée, par la suite, de collaborer au
-boniment et d’invectiver le public afin de le porter au point culminant
-de l’enthousiasme. Comme son bagoût avait permis de hausser de quinze
-centimes le prix des bocks, Salis donna des ordres pour que deux
-colonnes du journal de l’endroit, dirigé par Emile Goudeau, fussent
-mises à sa disposition, avec toute licence d’étriper les pontifes.
-C’est ainsi que s’amorça son destin. Rue de Laval, Jacques Paraclet
-était déjà le Marseille, le Bamboula d’une boutique de tombeurs
-littéraires et, caleçonné d’une peau de tigre eczémateuse, chaussé des
-bottes à gland doré du bestiaire suburbain, poitrinant sous le dolman
-et les brandebourgs cramoisis d’un Bidel cagneux, il offrait le gant
-aux adversaires, pratiquait avec brio la «ceinture devant» et le «tour
-de tête», alors que pleuvaient les décimes dans la sébille de fer étamé
-et qu’il criait:—Encore dix-neuf sous et j’vas vous crever Renan.
-
-Depuis, il avait persévéré, ne s’attaquant jamais du reste qu’à
-la Civilisation, se battant en Tétanique contre la Science et la
-Pensée, braquant sans relâche, en homme-canon, contre Hugo, Michelet,
-Zola, contre tous ceux dont s’honore la culture moderne, un obusier
-forain bourré de phrases au picrate irascible, une vieille caronade
-de corsaire chargée d’explosives épithètes à triple percussion,
-pendant que faisait rage, alentour, il faut le dire, une formidable
-mousqueterie de tropes empoisonnés, de démentielles métaphores.
-
-_Je suis un gigantesque et divin Sodomiste, car, seul j’ai couché avec
-le Verbe et, seul, je l’ai fécondé_, semblaient, dans leur superbe,
-hurler tous ses livres. Ce serpent python s’était donc dressé devant
-la société libre-penseuse pour l’avaler d’un seul coup, ainsi qu’il le
-prétendait, mais comme celui du Jardin des Plantes, il n’avait avalé
-qu’une couverture et encore était-ce celle des livres de Veuillot, ce
-dont il avait failli mourir empoisonné et ne guérirait jamais. Rongé
-vivant par un lupus d’orgueil, hypertrophié par un éléphantiasis de
-vanité, il exerçait dans la périphérie parisienne le métier de prophète
-et prélevait sa nourriture sur les sacerdotes, les soutaniers et les
-confrères que terrorisait sa copie. Il avait pris aux livres qualifiés
-saints, aux livres des Vaticinateurs ou des grands hystériques juifs,
-tout l’anachronisme, toute la mécanique de sa prose laborieusement
-composée, toute l’architectonie de son style qui, pour moderniser les
-aboyeurs d’Israël, avait spolié à peu près tous les siècles: Juvénal,
-le vieil Agrippa, Chateaubriand, Baudelaire et même, tout arrive, son
-conseil d’antan: Barbey d’Aurévilly, mais dans lequel il éclusait seul
-un inéluctable gulf-stream de scatologies. Ce courant intérieur avait
-ses grandes marées, son flux et son reflux et roulait implacablement
-sous des aurores boréales et des arcs-en-ciel fécaloïdes que l’auteur
-pourléchait avec amour. Cependant, par une virtuosité qui lui était
-personnelle, il arrivait souvent à rebondir de la tinette à l’étoile.
-On le croyait parfois enlizé dans la fiente: il était dans la voie
-lactée. C’était sa façon à lui de manier l’antithèse et d’infliger la
-sensation du prodigieux au lecteur, pareillement démuni d’analyse et
-d’entendement, qui se précipite tête baissée dans tous les traquenards
-du livre à trois francs cinquante. Un effroyable gongorisme était
-d’ailleurs l’art préféré de ce dernier adepte du romantisme transformé
-par lui en orchestre de monstres, en tératologie malmenée par le
-tétanos.
-
-Et cet homme n’était pas moins fier de sa _beauté_ que de sa prose.
-Dans sa dernière œuvre: Je _m’obsècre_, la vénusté de son profil était
-dévolue à l’admiration des multitudes sous la protection de ce titre:
-«_Promesse d’un beau visage_—mon portrait à 18 ans, peint par moi-même
-à l’huile de requin.» La prunelle de l’innocent lecteur pouvait s’y
-délecter d’un facies impubescent de garçon marchand de vin, d’une tête
-de calicot congestionné qui vient de rater «une guelte», de bonneton ou
-de bobinard qui voit un client faire «un rendu».
-
-Carapacé, tel le _Tancrède des Stercoraires_, d’une armure de bran
-durci à l’usage de la balle, il était néanmoins d’une intaille
-singulière, et cet échantillon d’un autre âge réclamant pour lui-même
-l’honneur de tenir le couteau à dépecer l’humanité dans les grands
-abattoirs catholiques, ce spécimen inattendu, ne se pouvait cataloguer
-dans la platitude accoutumée, dépassait la pelade contemporaine de
-toute la hauteur d’une lèpre effroyable et surprenante. Comme Truculor,
-il avait en poche la solution de la question sociale et cette solution
-était très simple, elle consistait:
-
-1^o A traîner le cadavre de Renan jusqu’au plus prochain dépotoir;
-
-2^o A ériger au sommet du Panthéon une croix d’or _du poids_ (?) de
-plusieurs millions;
-
-3^o A astreindre tous les Français à communier au moins une fois par
-semaine, sous peine de mort!
-
-Oui, ce n’était pas plus difficile que cela, et on se demandait
-vainement, à la suite de cette écriture, comment l’époque, qui n’avait
-pu offrir à Jacques Paraclet l’Escurial d’un nouveau Philippe II,
-ne lui avait pas ouvert, sur l’heure, la cage de fer des aliénés de
-Bicêtre.
-
-Il est juste de dire, cependant, qu’on avait de lui, dans son livre,
-_l’Imprécateur_, un chapitre sur la bondieuserie, la coprolâtrie de
-Saint-Sulpice, qui était une manière de chef-d’œuvre définitif, avec
-deux ou trois rugissements adventices assez bien expectorés.
-
-C’était Boutorgne qui avait conseillé à la Truphot d’inviter Jacques
-Paraclet, d’elle ignoré, dans l’espoir d’incidents peu ordinaires.
-Jusque-là, cependant, il avait été déçu, Truculor, ravalant le meilleur
-des Baedekers, s’était lancé en une description pointilleuse de son
-pays natal, des gorges du Tarn, et le squale catholique s’était
-contenté de déglutir ferme et de considérer en silence la beauté
-svelte, les yeux d’écaille blonde, la lourde et érugineuse chevelure
-de Madame Honved dont les pesantes torsades la casquaient de rouille
-sanglante et chaude. Il ne s’était même pas enquis, au préalable, par
-une de ces interpellations foudroyantes dont il était coutumier, si
-cette dernière avait fait congrûment ses Pâques, car Jacques Paraclet,
-au café, dans les bureaux d’omnibus, les rédactions et les mangeries
-bourgeoises faisait la place pour Dieu le père, informait les gens
-de Ses volontés les plus récentes et répercutait Iaveh avec une bien
-autre infaillibilité que le déguisé du Vatican. Malgré que ce soir-là,
-il se tînt coi et parût avoir été passé au chloral, il agaçait Honved
-qui, sans la présence de sa femme et dès le second service n’aurait
-point su résister, sans doute, au plaisir de lancer, contre le
-fulminate désormais mouillé de cette torpille de sacristie, quelque
-perforant brocard destiné à la faire exploser, si toutefois elle en
-était encore capable. Le pugilat verbal avec Jacques Paraclet, étant
-donné tout ce qu’il comportait d’obscénités littéraires, lui répugnait
-devant sa compagne. Cela eût été drôle, tout de même, d’inciter le
-catholique à un combat singulier, de l’attirer en rase campagne, après
-qu’il eût d’avance bourré sa faconde de ses invectives habituelles
-dont la moindre aurait été capable de donner des hauts-le-cœur à une
-pompe nocturne. Oui, c’eût été amusant de le suivre sur son terrain,
-pour, tout à coup, faire pleuvoir sur lui le feu grégeois d’une série
-d’anathèmes trempés dans les laves du meilleur Juvénal.
-
-Par trois fois, Honved remisa le cartel, rengaina la brette terrible
-de ses mots qu’il dissimulait, à l’ordinaire, sous les rubans, les
-velours et les fleurs d’une excessive politesse venant encore ajouter à
-l’acuité de l’ironie. Honved, auteur dramatique jusque-là très discuté,
-était arrivé enfin à la grande notoriété avec ses trois derniers actes
-de l’Odéon: _L’âme païenne_. La grâce antique oblitérée par dix-huit
-siècles de catholicisme, enterrée sous les mucus et les excrétions de
-tous les exégètes, avait enfin été exhumée victorieusement, comme un
-bronze intact quoique deux fois millénaire, dont la jeune lumière à
-nouveau vient caresser amoureusement le svelte contour et la chaude
-patine.
-
-Les initiés et les érudits avaient crié au miracle devant ce sens
-aigu du génie latin, et son art, sa technique, son dialogue, toute
-la grâce sereine et fauve, le culte ardent de la vie, immortelle et
-redoutable, acceptée avec ferveur en toutes ses joies, ses faiblesses
-et ses hontes, uniquement parce qu’elle est la minute fugitive qui
-permet de prendre conscience de l’univers imparfait et vain comme
-l’homme, disait-il; les amants effeuillant des tubéreuses sous les
-térébinthes et les portiques de marbre noir, avec du sang aux doigts,
-du sang d’esclave rebelle ou de tyran abattu, les chants d’agonie des
-patriciens venant de se _procurer la mort ainsi qu’une débauche_,
-selon le mot de Flaubert, et s’interrompant de mourir pour donner un
-conseil aux couples enlacés, réciter un vers d’Horace ou fixer un point
-de philosophie _Rerum pulcherrima Roma_; tout cela revivait comme aux
-jours de Tibulle et de Properce, et semblait avoir été signé par un
-de ceux qui, les premiers, scandèrent le Verbe et le Génie humain en
-une forme définitive. L’_âme païenne_, est-il besoin de le notifier?
-avait eu exactement dix-sept représentations, et la plus belle recette
-qu’elle atteignît jamais s’éleva à 833 francs: le directeur de l’Odéon,
-secondé par d’inénarrables grimaciers, ayant fait tout le possible
-pour que le public parisien ne prît goût à un art qui se permettait
-d’entrer en si parfaite hétérodoxie avec celui du _Quo Vadis_ ou
-de _l’Aphrodite_ de M. Pierre Louys. Et ce fonctionnaire doit être
-remercié, car placé à la tête d’un département de l’esthétique moderne,
-il doit avant tout veiller à la conservation des choses existantes,
-éviter les révolutions intellectuelles, les brusques changements
-d’optique et toutes autres perturbations aux gens bénévoles qui, ayant
-le loisir d’acquérir, sous les galeries, moyennant trente-cinq sous,
-Plaute, Molière, Racine ou Lucien versent à son comptoir des sommes
-beaucoup plus importantes et viennent ouïr MM. Cornaglia ou Albert
-Lambert, ancêtre, qui vagissent tous les soirs ce qu’il y a de mieux
-dans l’œuvre d’Émile Augier, Paul Bourget, Alexandre Bisson ou André
-Theuriet.
-
-Médéric Boutorgne, placé à côté de Madame Honved, venait d’épuiser le
-lot de ses comparaisons favorables et de ses épithètes avantageuses.
-Présentement, il n’avait plus à sa disposition un seul vocable
-littéraire pour exprimer l’extraordinaire couleur des prunelles de
-sa voisine. Après l’avoir successivement confrontée à Bethsabée, à
-Cléopâtre, à la reine de Saba, elle-même, après s’être porté garant
-qu’elle ravalait, par simple comparaison, les fées Mélusine, Viviane ou
-Urgande, après avoir affirmé qu’elle détenait des yeux comme il devait
-en brasiller jadis, dans les coins d’ombre de l’Alhambra, palais des
-rois Maures, il restait coi, effroyablement muet, et, de la prunelle,
-faisait le tour de la table comme pour implorer quelque improbable et
-mystérieux secours. Déjà, en deux ou trois circonstances antérieures,
-cette chose lui était arrivée. Quand quelqu’un, un fait inattendu,
-ou plus simplement la vue d’un objet banal, totalement incapable de
-dispenser l’émoi au restant de ses semblables, l’impressionnaient,
-un trou noir se faisait dans son esprit, des mouches diaprées et des
-lucioles bizarres dansaient devant ses yeux et il était investi d’une
-subite et irréductible aphasie. A cela même, il devait d’avoir raté
-le secrétariat d’un mandarin désireux de se lancer dans la politique
-et qui avait besoin d’un scribe amoureux de la faute de syntaxe, pour
-pouvoir se faire comprendre de ses électeurs et de ses collègues du
-Parlement. Boutorgne, convoqué par lui, un matin à dix heures, était
-resté invraisemblablement aphone et, malgré les encouragements et la
-bienveillance du Maître, n’avait réussi qu’à s’extirper des plaintes
-et des gémissements qui l’avaient fait passer pour un aliéné en
-circulation indue. Et voilà, maintenant, que cela recommençait, juste
-à la minute où il avait besoin de tout son talent pour affrioler
-Madame Honved et l’induire dans la nécessité d’entreprendre, sans
-retard, l’adultère avec lui. Effaré, il violenta sa volonté, se râcla
-désespérément le palais avec sa langue et n’accoucha d’aucun son qui
-pût, à la rigueur, passer pour une parole et, encore moins, pour une
-pétarade de mots brillants. Alors, avec le rictus d’un homme qui se
-noie, il recommença à promener autour de lui un regard affolé. Hélas!
-les autres ne se souciaient guère de le repêcher, ne s’apercevaient
-même pas de sa détresse, et nul ne s’occupait de lui pour l’interpeller
-directement, rompre ainsi le charme maléfique, ce qui lui aurait permis
-sans doute de reprendre souffle ou d’abandonner décemment le dialogue
-avec Madame Honved. Effroi. Il n’entendait, dans son entour, qu’un
-bruit confus de conversations dont il n’arrivait même pas à saisir le
-sens: chaque convive parlant à son voisin, mais aucun d’eux ne pérorant
-encore dans le silence de tous, en potentat indiscuté de la parole, du
-savoir ou de l’esprit.
-
-—Monsieur, je vous en prie, lui dit la femme de l’auteur dramatique,
-amusée de son désarroi et trop parisienne pour le laisser barboter en
-paix dans les marécages de sa maladive sottise; il vous reste encore
-les évocations stellaires, les étoiles et les météores, les soleils et
-les comètes. Ne me jugez-vous pas digne de ces dernières? Il y en a
-justement une au zénith en ce moment.
-
-Cette pointe éberlua encore un peu plus le malheureux Boutorgne, qui
-disparut cette fois dans l’hébétude comme si un boulet de 80 l’eût tiré
-par les pieds. Pour toute réponse, il ouvrit et ferma convulsivement
-les yeux, se démena frénétiquement sur son siège, avec la grâce d’un
-jeune pingouin qui se serait laissé choir sur quelque hypocrite harpon.
-Madame Honved, renversée au dossier de sa chaise, riait maintenant d’un
-rire cristallin et cruel dont les fusées railleuses perforaient le
-lamentable gendelettre qui, les paupières closes et la bouche pincée,
-s’enfonçait les ongles dans les cuisses pour se punir, sans doute,
-d’être à ce point idiot. Certes, il aurait dû prévoir la chose: cette
-femme l’impressionnait trop pour qu’il pût jamais la conquérir. Et,
-un cataplasme de ténèbres sur les orbites, il vivait dans la terreur
-de revoir au moindre dessillement des paupières les deux redoutables
-prunelles sablées d’or, et couleur de feuille morte qui le médusaient,
-le restituaient à sa véritable nature et le faisaient redevenir crétin,
-indiciblement. Enfin, il se ressaisit d’une parcelle d’entendement: ce
-fut pour se précipiter à la recherche d’un quelconque des deux ou trois
-mots de dîner dont il avait spolié certains auteurs et qui pouvaient se
-placer toujours, en n’importe quelle occasion. Mais dans le désarroi de
-son esprit, au moment précis où il allait faire crépiter l’étincelle,
-il crut l’avoir placée déjà, et il se retint, exsudant de terreur, pour
-ne pas récidiver et faire apparaître, dans son entier, l’indigence de
-son esprit inscrit à l’Assistance publique du plagiat.
-
-Un moment, il perçut sous la table un concert de pieds froissés.
-Évidemment, cette ironique M^{me} Honved, qui lui avait tendu la
-chausse-trappe d’un sourire pour mieux le faire marcher, qui douchait
-ses emballements et ses meilleurs effets des cascades réfrigérantes
-de son rire, prévenait son mari d’une accolade de cheville, afin qu’il
-ne perdît rien de sa déconfiture. Déjà, Honved se penchait par dessus
-l’épaule de sa femme, considérait un moment le grotesque du personnage
-dont la poitrine de poulet bombait plus fort, d’angoisse rentrée,
-dont le cou s’enfonçait davantage dans les épaules, et il eût un
-susurrement, que Médéric Boutorgne perçut néanmoins:
-
-—Dépêche-toi de le regarder une fois encore; tout à l’heure, il ne sera
-plus visible: son thorax est en train d’avaler sa tête...
-
-Le _Prosifère_ sentit des flammes terribles brasiller sur sa face
-jusque-là verte. Il chercha vainement une riposte, ne la trouva point,
-s’entêta, s’acharna, et n’aboutit qu’à prolonger presque sur le dehors
-quatre ou cinq lamentations profondes et intérieures. Alors il serra
-frénétiquement les lèvres pour réfréner la tentation qu’il avait de
-vagir quoi que ce soit d’informe. Voyons, personne ne lui adresserait
-donc la parole? Et, tout à coup son cœur se fondit de reconnaissance;
-il délira de gratitude éperdue; il eut même envie d’embrasser Siemans,
-quand celui-ci, qui n’avait pas encore proféré un mot, lui dit de sa
-voix lente et épaisse:
-
-—Vous savez, c’est beaucoup plus dur que mon beau-frère ne me l’avait
-fait entrevoir: le sol dièze est très difficile à attraper; il faut
-boucher le dernier trou aux trois quarts comme ça... avec le petit
-doigt...
-
-—Vrai? ah! pas possible, répondit Médéric Boutorgne du timbre altéré
-d’un monsieur qui se voit tout à coup nanti d’une confidence et d’une
-révélation dont l’extraordinaire intérêt est capable de le culbuter
-dans l’embolie. Et, libéré enfin de sa mutité par l’inconsciente
-intervention du Belge, il se passionna, devint avide de renseignements,
-s’intéressa au jeu de l’ocarina, tout heureux de filer par la tangente
-dans une conversation exempte, cette fois, de périls, dans une
-conversation où les yeux de Madame Honved ne lui verseraient plus,
-comme tout à l’heure, le maléfique inébriant.
-
-Mais Madame Truphot avait vu la scène et avait assisté à l’effondrement
-du malheureux. Elle haussa les épaules, eut une lippe de pitié. Un
-homme qui, en une heure, n’était pas capable de se faire agréer d’une
-femme n’était qu’un imbécile ou un castrat pour elle. Elle décida que,
-désormais, Boutorgne serait réservé pour ses bonnes, puisqu’il n’était
-bon qu’à cela.
-
-Et elle se frotta avec plus d’insistance à son voisin de gauche, à
-Sarigue, un grand garçon sec et blond, au nonchaloir affecté, qui
-s’efforçait de maintenir son masque au point voulu de mélancolie et de
-byronisme, comme il sied à un mortel sur qui pesa le _Fatum_, selon une
-expression de lui favorisée.
-
-Ah! celui-là fleurait bon l’amour au moins; il exhalait une senteur
-ravageante de passion tragique même, car il odorait le cadavre,
-ayant tué sa maîtresse en un drame fameux, qui jadis, occupa toute
-l’Europe. Un matin du printemps de 1890, on l’avait trouvé dans
-la chambre à coucher d’une villa du littoral algérien, la joue
-éraflée d’une égratignure, faisant de son mieux pour répandre des
-hémorrhagies apitoyantes et copieuses, et simulant des râles d’agonie
-près du cadavre de la femme d’un protestant notable de l’endroit,
-réputée jusque-là pour son rigorisme et son horreur des illégitimes
-fornications. L’épouse du momier, d’une beauté péremptoire quoique déjà
-aoûtée, avantagée par surcroît d’une fortune impressionnante, avait
-le front fracassé d’une balle et, préalablement à la minute où elle
-fut décervelée par Andoche Sarigue, elle avait répudié ses derniers
-linges: ce qui est un sacrifice conséquent, comme on sait, pour les
-personnes conseillées par Calvin. De ce dernier fait, l’assassin argua
-la passion, la frénésie sentimentale et charnelle qui peuvent, à la
-rigueur, précipiter dans ce que le bourgeois appelle l’_inconduite_,
-les mères de famille jusque là placides et que la quarantaine semble
-avoir mises hors l’amour. L’accusation rétorqua, en objectant les viles
-manœuvres, la suggestion, l’hypnotisme, et même le viol. Sarigue, avec
-des mots choisis, en une véritable page de littérature, s’était efforcé
-de faire au Jury la psychologie du drame. Il avait expliqué que les
-voluptés cardiaques ou génésiques n’étaient pas suffisantes pour le
-couple sublime qu’ils formaient tous deux; qu’ils avaient décidé d’y
-surajouter celle de la mort, que la conjonction dans le néant avait
-été résolue d’une commune entente, mais qu’après avoir tué froidement
-la malheureuse, la Fatalité avait voulu qu’il se manquât, à la minute
-suprême.
-
-Ah! il ne s’était pas fait grand mal; il ne s’était pas dangereusement
-blessé, lui. Non, le revolver s’était senti sans entrain pour
-saccager une peau d’amant aussi reluisante, et, c’est à peine, si
-au lieu de cervelle—en admettant qu’il en possédât une—il s’était
-fait sauter quelques poils de la moustache. Il avait fait cinq ans
-de bagne sur les huit qui lui furent octroyés et, maintenant, il
-cuvait son désespoir et promenait son âme inconsolablement endeuillée
-dans tous les bouges, les bouis bouis et les bals de Montmartre. Il
-couchait chez toutes les filles qui voulaient bien marcher à l’œil et
-racontait infatigablement ses aventures avec des gestes affaissés ou
-des tirades à la Mélingue, devant des piles de soucoupes, dans tous
-les gynécées publics de la butte,—ce goitre de sottise appendu à la
-gorge de Paris. Très couru d’ailleurs, il était l’amant inquiétant
-et trouble, le survivant tragique d’une épopée de traversin, et il
-procurait le frisson romantique dans le XVIII^e arrondissement et les
-alcoves mieux famées où l’épiderme sans imprévu des agents de change
-est devenu insupportable. Un grand journal du matin s’était même
-attaché sa collaboration et, plusieurs fois par semaine, ce cabot de
-l’assassinat passionnel, plus vil et plus lâche, certes, que le dernier
-des chourineurs, car il avait histrionné dans le suicide et dupé sa
-maîtresse avec les contorsions d’un Hernani de sous-préfecture, ce
-grimacier algérien notifiait la Beauté et l’Amour à deux cent mille
-individus. Il discourait aussi sur _l’honneur_, depuis qu’il avait
-échappé à sa chiourme et s’était récemment offert comme témoin pour
-assister, dans un duel, un ami journaleux. En sa petite garçonnière
-de la rue des Martyrs, se réunissaient de doctes conciles. Des
-_tartiniers_ notables, ses protecteurs, accréditaient le logis où l’on
-fabriquait de menus actes pour les théâtres à côté. Son crime n’était
-plus retenu que comme un chapitre littéraire, un chapitre vécu, écrit
-avec du sang, qui lui assurait pour le restant de ses jours une place
-enviable, en librairie. Et l’impudeur de cette époque qui s’en va
-pourléchant avec passion les drôles les plus nidoreux, la terrifiante
-inconscience de cette Société qui a déjà fait périr de famine ou de
-désespoir tant de gens de cœur, pour décerner toute la considération,
-tout le lustre ou tout l’amour dont elle dispose, aux plus atroces
-bandits, est à ce point confondante, qu’une pièce vengeresse dont il
-était le premier rôle immonde et flagellé n’avait pas réussi à le faire
-vomir, dans une nausée, comme un tronçon de ténia empoisonné, par le
-Paris des Lettres.
-
-—Voyons, Sarigue, prenez-vous mon bras pour une... enseigne... de
-vaisseau... glapissait, en lui passant la salière, un petit homme, à
-figure chafouine et olivâtre de Maltais dont la chevelure en boucles
-de karakul frisottait au-dessus de deux yeux d’un noir indécis et
-louche. C’était le sieur de Fourcamadan, comte indiscutable à son
-dire et irréfragablement apparenté, nous devons le croire, aux plus
-augustes familles et même à un duc de l’Académie, qui trouvait le moyen
-de notifier à la société son lustre indéniable d’ancien lieutenant de
-vaisseau. Chaque mortel, en effet, après deux minutes de conversation
-avec ce fils des croisés, ne pouvait plus ignorer que, sorti du
-_Borda_, il avait été promu, au bout de quelques années, à la dignité
-d’aide de camp de l’amiral Aube, mais qu’il lui avait fallu briser
-sa carrière et quitter la marine à la suite d’un duel retentissant
-avec le prince Murat. Sans un décime d’avoir personnel, d’ailleurs,
-après une vie affreuse de bohème, après avoir été courtier au service
-d’un marchand de papiers peints, après avoir vendu dans Paris aux
-mercières désassorties des boîtes de carton pour leurs rubans ou
-leurs collections de boutons de culotte, il avait fini par épouser,
-à Béziers, la dernière descendante d’une lignée de négociants en
-graines oléagineuses, qu’avait esbrouffée le titre de comte dont il se
-réclamait.
-
-—J’ai épousé ma cousine, disait-il à tous venants. Ma cousine qui est
-par les Montlignon et les Boisrobert.... une brave fille et qui ne
-crache pas dessus.... achevait-il, avec un sourire égrillard et une
-claque sur l’épaule de l’interlocuteur, car M. de Fourcamadan, désireux
-de rénover les meilleures traditions aristocratiques, estimait congru
-d’initier le prochain au tempérament de sa conjointe.
-
-Avantagé d’une belle-mère grippe-sou, d’une avarice sans seconde, qui
-ne le lâchait pas d’une semelle, l’accompagnait de par la ville, par
-crainte de dépenses outrancières, et obscurcissait son blason par le
-côte à côte d’affligeants corsages et de cottes reprisées à peine
-dignes d’une marchande de lacets ambulante, ce gentilhomme vivait dans
-la plus complète servitude domestique, sans un liard d’argent de poche,
-ne trouvant chez lui que la matérielle chichement dispensée. Réduit aux
-expédients, il s’astreignait à rapter les monnaies des amis par toutes
-sortes de basses manœuvres, acculé qu’il était à la nécessité de râfler
-les pièces ayant cours traînant sur les meubles, pour pouvoir, de-ci,
-de-là, satisfaire ses fringales de juponnier et combler les acteuses
-des quartiers excentriques de bonbons sébacés ou de bouquets fossiles.
-
-La nature n’ayant point permis qu’il fût Saint-Simon, Vauvenargues ou
-la Rochefoucauld, il écrivait, lui aussi, pour le théâtre, élaborait de
-préférence des vaudevilles à thèse, et les personnages en caleçon qu’il
-faisait circuler sur le _plateau_, au lieu de perdre leur temps à se
-reculotter ou à rajuster leur suspensoir après l’adultère, préféraient
-s’employer à dire leur fait à la société et à vaticiner des avenirs
-meilleurs et prochains sous le nez ébaubi des commissaires de police
-dont l’arrivée, selon les règles de l’art, clòturait immanquablement
-la dernière scène. Ce patricien avait l’opérette révolutionnaire et
-les malformations plastiques des marcheuses au rabais dont son génie
-réglait les ébats sur les planches, toute la _fessarade_ de ses petites
-pièces montmartroises étaient à intention de chambardement. L’ordre de
-choses actuel, selon lui, devait être combattu à l’aide des quiproquos,
-de la conjuration dans les placards, des justiciers en pan de chemise,
-et de la Croupe installée à poste fixe devant le trou du souffleur.
-Avec ce marchand de coq-à-l’âne, ce n’était plus le cheval de bois qui
-devait permettre aux combattants de s’emparer de la cité d’exaction,
-mais bien le petit meuble en forme de violon pattu.
-
-Dans quelque lieu qu’il fréquentât, M. de Fourcamadan se préposait
-au calembour et, dès lors, les assistants pouvaient perdre l’espoir
-d’arriver à jamais placer un mot. C’était une logodiarrhée
-intarissable, une menstrue d’anas et de calembredaines, un effroyable
-boniment de camelot marseillais. Aussitôt que cet aristocrate, qui
-détenait, du reste, un appétit de chemineau, avait en partie apaisé
-sa boulimie, il se saisissait de la parole et réduisait l’assistance
-à merci en lui propulsant au visage les plus fines essences de son
-esprit, tout comme cet étrange coléoptère, dit coléoptère _pétard_
-ou _bombardier_, qui sort victorieux de toute mêlée, rien qu’en
-déflagrant, devant l’olfactif de ses voisins, le contenu des vésicules
-gazeuses de son arrière-train.
-
-Il joignait, d’ailleurs, la manie du parler solennel et le besoin de
-commenter sa généalogie à la passion du calembour—cet esprit des gens
-qui n’en ont pas. Et il n’attendait point que la conversation lui
-permît de placer ses traits avec à-propos. Il intervenait au hasard
-sans se soucier jamais de l’opportunité. Pour le moment, dans le
-registre aigu de sa voix acidulée, et d’un ton condescendant pour la
-vile roture qui s’ébrouait à ses côtés, il informait toute la tablée
-d’un incident de sa prime jeunesse.
-
-—Oui, Messieurs, la scène se passait au château, devant la comtesse,
-ma mère, et mon oncle, le marquis, président à la Cour. On finissait
-de dîner dans la salle à manger de l’aile centrale. Soudain, le vieux
-Baptiste—le plus ancien des valets de chambre qui était né chez nous,
-du reste—entra, la figure bouleversée, ruisselante de larmes et si ému
-qu’il s’appuyait aux meubles pour pouvoir marcher. Avec des précautions
-infinies et les mains tremblantes comme s’il touchait une précieuse
-relique, il portait un plateau d’argent blasonné aux armes des
-Montmorency, nos parents, dont ces derniers avaient fait cadeau au feu
-comte mon père, et, sur ce plateau, une épée était posée en travers,
-toute petite, à fourreau de maroquin rouge et à poignée de nacre.
-
-—L’épée de Son Excellence l’Amiral, prince de Fourcamadan, dit Baptiste
-d’une voix qui, d’émotion, succomba dans la finale.
-
-Nous ne comprenions rien à la scène.
-
-—Quelle épée? quel amiral? questionnâmes-nous.
-
-Alors Baptiste expliqua: Son Excellence le prince de Fourcamadan,
-bisaïeul de défunt M. le comte, était le propre père du commandeur
-de Malte, de la branche aînée, cousin lui-même du Légat du pape et
-arrière-petit-neveu du Connétable qui, le premier, entra dans Byzance
-à la tête de l’armée du Christ, et voilà l’épée qu’il portait sur le
-pont du vaisseau le _Grand-Dauphin_, à la bataille de Stromboli.
-
-Et Baptiste nous conta ensuite, par le menu, comment il avait retrouvé
-la sainte chose, en pratiquant des recherches dans les oubliettes de la
-tour de l’ouest, avec la prescience qu’il devait y avoir là d’augustes
-vestiges du passé. Le marquis, mon oncle, fut si ému qu’il embrassa
-Baptiste en l’appelant: noble serviteur, et que la comtesse, ma mère,
-décida qu’il cesserait de faire partie de la livrée et mangerait
-dorénavant avec nous sur une petite table voisine de la nôtre. Puis la
-comtesse, ma mère, et le marquis, mon oncle, me firent jurer sur l’épée
-de l’amiral et devant le portrait de feu le comte, mon père, qui était
-le quatorzième à gauche dans la galerie du Nord que je serais marin à
-mon tour. Six ans plus tard j’entrai au _Borda_.
-
-Il convient d’ajouter qu’un ami sceptique, ayant eu l’idée, un jour,
-d’écrire au commandant du _Borda_ et de requérir de son obligeance
-quelques renseignements, reçut la communication suivante:
-
- ÉCOLE NAVALE
-
- VAISSEAU LE BORDA
-
- _Le Capitaine de vaisseau
- commandant._
-
- Monsieur,
-
- En réponse à votre lettre du 15 avril courant, j’ai l’honneur de vous
- faire connaître qu’aucun élève du nom de Fourcamadan n’a figuré sur
- les matricules de l’École Navale.
-
-Un silence tomba: tout le couvert digérait la chose. Mais le comte
-n’était point homme à abandonner pour si peu la tribune aux harangues.
-Cet esprit primesautier et saugrenu était habile au décousu et aux plus
-déroutantes variations. Le buste incliné sur la nappe, rasant de la
-tête les plats du service, à nouveau il conquérait la parole.
-
-—Ah! messieurs, je ne peux pas résister au désir de vous faire savoir à
-tous ce que j’ai répondu il n’y a pas un quart d’heure à mon voisin qui
-me demandait mon opinion sur le remarquable discours de M. Deschanel et
-qui voulait savoir dans quel parti je rangeais l’orateur. Vous me direz
-si j’ai tort. M. Deschanel, lui ai-je répliqué, n’appartient à aucun
-groupe, il est _lui-même_ et c’est assez, car s’il y a dans la Chambre
-des anti-ministériels, des anti-militaristes, des anti-cléricaux et des
-anti-sémites, lui, tout simplement, est Anti... _noüs_...
-
-Un murmure flatteur et des rires de la meilleure spontanéité furent
-le salaire de ce trait d’esprit. Truculor sortit même un _très-bien_
-aussi sonore que ceux dont il avait coutume d’appuyer les discours des
-ministres, sur les bancs de la majorité.
-
-—Fourcamadan, contez-nous donc l’histoire du crabe et du matelot,
-dit Boutorgne, qui venait de récupérer dans son plein l’usage de
-l’entendement.
-
-Mais le comte se défendait.
-
-—Un peu osée... trop spéciale... je n’ose vraiment pas... Cependant,
-comme cela flattait sa manie de fin diseur, il ne prit point plus
-longtemps la peine de consulter l’assistance de l’œil. Comme s’il y fut
-autorisé, il ajouta, dans le malaise de tous.
-
-—Enfin, puisque vous le voulez... Vous savez que je la mets dans
-la bouche d’un pair de France, à la table de Louis XVIII, le roi
-spirituel, dans le petit acte que je termine en ce moment pour
-le Grand Guignol. Et, sans aucune retenue, avec la plus belle
-inconscience, il se lança, une demi-heure durant, dans un monologue
-fécal, détaillant les aventures d’un gabier marseillais qui, sur le
-sable d’une grève, luttait d’ingéniosité contre un crustacé sournois,
-pour empêcher ce dernier de profiter de l’excédent de ses digestions.
-
-—Té, mon bon, maintenant que cela déliquesce... tu n’es plus à
-la hauteur avec tes pinces, si tu veux y goûter, tu prendras une
-cuillère... paracheva le comte qui avait un peu bu.
-
-Les deux tiers de l’assistance éclataient. Truculor devenu hilare et
-dont la chose chatouillait agréablement l’inéliminable substrat de
-rusticité qui faisait le fond de sa nature, Truculor riait aux larmes
-et complimentait le patricien. Siemans, épanoui d’une grosse joie,
-donnait des coups de coude dans les flancs de Boutorgne qui avait
-définitivement abandonné la conquête de Madame Honved. Seuls l’auteur
-dramatique et le convive extraordinaire, M. Eliphas de Beothus,
-signalé par Madame Truphot au gendelettre, ne disaient rien, non plus
-que Jacques Paraclet, qui paraissait surtout occupé à ne pas laisser
-disparaître la bonne avec les reliefs du faisan. Il lui faisait de gros
-yeux, lui enjoignait, d’un froncement de sourcils, d’avoir à remplir
-son assiette, et requérait le maître d’hôtel qui versait les vins, d’un
-geste de l’épaule remontée très haut, lorsqu’il venait à passer près de
-lui.
-
-Le comte de Fourcamadan, ivre de succès, abreuvé à nouveau et en proie
-au vertige du génie, ne s’arrêtait plus. Debout, dressé sur la plante
-des pieds, il pointait au-dessus des convives sa petite tête ratatinée,
-déjà gaufrée de rides, et ses boucles de karakul tout humides des
-abondantes et faciles transsudations méridionales.
-
-—J’en ai encore de plus drôles... La cantharide, la cantharide?
-voulez-vous, disait-il, déchaîné.
-
-Cela menaçait de devenir scabreux. Bien que Madame Honved fût tout le
-contraire d’une bégueule, elle imprimait un sursaut à sa chaise. Mais
-cela n’arrêtait point le sire.
-
-Comme on le voit, ce salon littéraire n’avait qu’une parité et une
-relation très vagues avec ceux du xviii^e siècle, ceux de Madame
-Dupin ou de Madame d’Épinay ou bien encore le parloir qui eut en
-primeur la lecture de la _Pluralité des Mondes_, de Fontenelle. Après
-tout, ceux-là étaient peut-être pareils. Mais telle est généralement
-l’attitude des bourgeois beaux-esprits à l’heure de la fermentation des
-estomacs. Les stupidités sanieuses qui ne dérideraient plus aucun corps
-de garde ont l’heureux don de déclencher leur plus déferlante hilarité
-et de mettre à jour le meilleur de leur âme. La grossièreté congénitale
-et la bassesse de leurs coutumières attirances ne demandent pas de
-caresse autrement savante pour venir s’ébrouer à la surface. Dans
-leurs festins les plus gourmés, on démêle toujours un peu de la noce à
-Coupeau.
-
-—Voilà, commençait déjà le comte de Fourcamadan, en s’essuyant le
-coin des babines de sa serviette roulée en tampon, comme un zingueur
-qui s’apprête à en dégoiser une,—un soir, la cantharide aux élytres
-bruissantes...
-
-Mais il ne put pas continuer. Un cri perçant, un cri aigu tel
-le sifflement d’une locomotive hystérique ou le coup de sirène
-d’un paquebot déchira l’air. Parmi un éboulis de vaisselles et un
-effondrement de verres et de bouteilles, un individu d’une quarantaine
-d’années, maquillé et rechampi, qui s’efforçait, grâce aux fards et
-aux cosmétiques, de persévérer, aux yeux de tous, dans la jouvence
-et l’extérieur d’un éphèbe, venait de disparaître sous la table.
-Jusque-là, cet Eliacin en simili s’était tenu tranquille, se contentant
-de lustrer sa chevelure digne de Clodoald et de faire pleuvoir des
-averses de pellicules, d’une main satisfaite baguée d’art nouveau.
-Même il avait répondu aux menues questions de ses voisins d’une voix
-timide de pucelette qui fait sa première sortie. Maintenant ses yeux
-chaviraient dans l’orbite et ses deux mains crispées à la nappe la
-secouaient furieusement au milieu de la danse éperdue de tout le
-service. Les carafes, les fourchettes, les plats et les bouteilles d’un
-Corton 1889 qu’on venait d’apporter entraient en saltation bruyante,
-tout comme si Papus ou l’ombre de feu Madame Blavatsky eussent surgi
-à l’improviste. Et l’éphèbe quadragénaire hululait, se tordait, se
-tendait et se détendait en des secousses d’épilepsie pareilles à celles
-qu’eussent pu lui procurer le contact d’un plot, d’un électrode saturé.
-En quelques instants, il fut couvert de nourritures, de sauces et
-de vins, cependant que le trémolo de ses hurlements se faisait plus
-impitoyable.
-
-—C’est Boromée Pharamond Venceslas Robomir, du _Pégase_, expliquait
-Madame Truphot alarmée, mon Dieu, il a sa crise!
-
-—C’est la grande hystérie, opina Sarigue, qui s’y connaissait.
-
-—Appuyez-lui sur les ovaires, alors, conseilla Honved, ironiquement.
-
-Transporté dans le salon voisin, l’homme du _Pégase_, ne tarda pas à
-reprendre ses sens sous les affusions de vinaigre et les vigoureuses
-tapes dans les mains dont le gratifiait le Belge, qui faisait tournoyer
-ses bras, comme s’il eût voulu marteler un boulon sur le fer d’une
-enclume. Ses yeux s’étaient ouverts et, bientôt, après deux ou trois
-tentatives infructueuses encore, il bégaya par à coups, d’une voix
-blanche et ténue comme un fil.
-
-—Pardonnez-moi! J’ai ça de commun avec le grand Flaubert, je suis
-épileptique... C’est le surmenage... la fin de mon poème me coûte bien
-du mal... je ne peux pas arriver à mettre debout le dernier chant...
-Quand la Princesse Rupéronde, fille du roi Nabuchodonosor, vient de
-consommer l’inceste avec son père changé en bête... Vous comprenez
-cette complication de l’inceste par la bestialité, la zoophilie, est
-très difficile à rendre.
-
-Il fit une pause; puis se dressant tout d’un coup, désormais
-ressuscité, il claironna d’une voix terrible.
-
- _Pendant que flosculait la brume argyrescente,
- Tu mordis par trois fois ma gorge intumescente
- Animal-Roi! Mon père! O toi l’Amphicéphale!_
-
-Devant la menace de postérieurs alexandrins et d’un dolosif poème tout
-entier en rimes féminines, la société, du coup, opérait, en désordre
-apeuré, son transfert sur des lieux moins redoutables.
-
- * * * * *
-
-—Ce gaillard-là a fait exprès de se trouver mal pour nous placer ses
-vers, dit, de sa voix de cuivre, Truculor, qui pour la première fois de
-sa vie, peut-être, énonçait une vérité.
-
-Et de peur qu’il ne continuât, on décida de le laisser quelque temps
-encore aux soins de la femme de chambre.
-
-—Surtout, ne l’embrassez pas, notifia Madame Truphot à cette dernière;
-vous savez _qu’il est pour homme_: il vous arracherait les yeux ma
-fille.
-
-Mais le comte de Fourcamadan, enragé que cet incident lui eût coupé son
-effet, s’accrochait à la manche du Tribun socialiste.
-
-—Écoutez, tout à l’heure j’en ai trouvé une bien bonne; vous en aurez
-la primeur: Sarigue me demandait à moi, qui suis marié, mon opinion
-sur le mariage. Je lui ai répondu que ce qu’on devait en penser était
-formulé par les termes mêmes dont on désigne les époux. Ne dit-on pas
-d’eux qu’ils sont des _conjoints_?..
-
-Alors tous deux, éboulés sur un canapé, se roulèrent.
-
- * * * * *
-
-Au bout d’un quart d’heure de papotages dans le grand salon, la table
-se trouva remise au point et l’on reprit le cours du dîner.
-
-Monsieur Eliphas de Béothus, le type prétendu extraordinaire, annoncé
-par Madame Truphot et de qui, selon ses prières préalables réitérées
-à chaque convive, on devait tout endurer, les pires paradoxes, comme
-les fantaisies les plus insolites, s’était tu jusqu’à ce moment.
-C’était un homme très grand, exagérément maigre, à la face bossuée de
-méplats, au teint couleur d’urine, à la tête aplatie comme celle du
-basilic, aux yeux noirs machurés qui, sous le coup de quelque émotion,
-lui saillaient parfois de l’orbite, et qu’il semblait porter, alors,
-à la façon de certains insectes qui les brandissent au bout de leurs
-antennes. Une bouche tourmentée et grimaçante, en forme de balafre de
-yatagan, complétait cette laideur irritante non moins qu’hoffmanesque.
-
-—Vous considérez ma hideur avec étonnement, dit-il à Honved, qui,
-depuis longtemps déjà, le dévisageait stupéfié. Je suis très laid, en
-effet, Monsieur, et cependant, comme la plupart des autres hommes,
-mon être intime est de beaucoup plus affreux encore que mon relief
-apparent. Mais, ainsi que vous le voyez, je me suis débarrassé au
-moins, moi, du préjugé commun à mon espèce animale, qui consiste à
-se rattraper sur les splendeurs cachées, à vouloir être expertisé
-favorablement au point de vue moral quand l’extérieur est sans avantage
-et que la nature vous a joué de vilains tours du côté plastique. Je
-ne suis pas soucieux de cette compensation. Vous trouvez en moi un
-individu pour qui l’opinion de ses congénères, leur blâme, leurs
-suffrages ou leurs louanges n’ont pas plus d’importance que ce qui peut
-se passer dans une autre planète. J’existe dans la plus belle liberté
-intérieure et les paroles ou les jugements qu’on peut prononcer sur
-moi ont tout juste à mon sens la valeur d’un son qui contrarie bien
-inutilement la sérénité du silence. Si quelqu’un prenait jamais le
-souci de vouloir m’analyser—chose bien vaine, car qui peut analyser un
-être?—soyez assuré que je répugnerais à la règle d’éducation civilisée
-qui commande d’apparaître «en Beauté» et de parquer immédiatement dans
-les écuries invisibles, dans les porcheries profondes de la Psyché ou
-du cœur les sentiments qui prennent la peine de s’agiter _intra-muros_.
-J’ai coutume, moi, de les laisser barboter aux yeux de tous et même à
-ceux du psychologue dans leurs auges préférées. L’Humanité, n’est-ce
-pas? ne vaut pas qu’on lui mente.
-
-Toutefois, je n’ai pas toujours été aussi laid que présentement. Il
-paraît même que je fus beau, très beau sur mes vingt ans et, si j’en
-crois mes souvenirs, je n’avais pas alors assez de mes jours ni de mes
-nuits pour déférer à la requête de toutes les femmes qui désiraient
-frotter leurs muqueuses aux miennes. Mon profil aquilin était tout à
-fait dissemblable de celui que je fais circuler à l’heure actuelle, mon
-œil était bleu, ineffablement céruléen au lieu d’être comme aujourd’hui
-d’un noir bizarre qui fait penser à la suie des vieux poëles, et il
-n’était pas jusqu’à ma bouche, désormais vulvoïde et indécente, qui
-ne fût, en ce temps-là, menue à point et dessinée comme l’arc d’Eros.
-Bref, j’étais élaboré pour susciter l’amour autour de moi et retirer
-aux femmes, à l’aide de ce sentiment, le peu de lucidité que la
-Nature leur a toléré. Même il m’était possible d’escompter la passion
-des mâles, et si j’avais vécu à Rome, il n’aurait pas été malséant,
-pour moi, de songer à me faire épouser par un César tant j’étais un
-Jouvenceau cupidoné.
-
-—Alors, comment diable êtes-vous devenu si laid? interrogea Honved qui
-riait franchement.
-
-—En me penchant sur la réalité de la vie, monsieur. Jusque-là,
-_ante pilos_ je n’avais rien vu, et lorsque la hideur, l’infamie
-et la scélératesse du Monde me sont apparues subitement, mon âme a
-soubresauté d’épouvante et le choc a été tel que mon facies, par
-contre-coup, éclatait, pour ainsi dire, brisant son noble contour et
-détruisant pour jamais l’harmonie et la pureté de ses lignes. L’ovale
-de mon visage a été rompu, le nez s’est mis à plonger d’effroi, la
-couleur de mes prunelles s’est insurgée, et la bouche s’est tordue dans
-une grimace de perpétuelle horreur. Un médecin en Amérique a voulu
-redresser mon masque par l’électricité, il paraît que c’est possible
-là-bas.
-
-—Allons bon, vous êtes allé en Amérique, vous aussi, comme les autres,
-comme tout le monde, et vous vouliez reconquérir votre vénusté première
-dans l’intention de vous marier avec une milliardaire sans doute,
-interrompit Honved que le personnage amusait.
-
-—Je vous remercie, Monsieur, de m’interrompre, ce qui m’évite de
-discourir d’un seul tenant, chose toujours fâcheuse au point de vue de
-l’art; mais pour en venir à votre question, je vous répondrai: Bien que
-mon nom se décline au génitif, ce qui est très demandé dans les alcoves
-de Chicago, je n’avais pas l’intention de négocier ma particule. Je
-suis un nihiliste et un homme laid, par conséquent débarrassé de toutes
-les tares, de toutes les hontes, de toutes les prostitutions et de tous
-les sales attouchements que vous imposent l’ambition et la beauté.
-J’étais allé outre-océan pour y faire tout simplement un judicieux
-emploi de ma fortune, pour y créer une institution comme on n’en avait
-jamais vue encore sous le soleil.
-
-—Eh quoi, vint lui dire à l’oreille le comte de Fourcamadan, tout à
-fait aviné, qui s’était levé de sa chaise, espériez-vous donc réaliser
-le trust des maisons chaudes et du calomel? Être maître ainsi du prix
-des coucheries honteuses et de leurs néfastes incidences, sur les
-marchés du monde?
-
-—Mieux que cela, mieux que cela, Monsieur, quoique ce fût d’un
-autre ordre. Je suis un philosophe avisé et non le parent d’Eva la
-Tomate et de Félix Faure. Mon but était de fonder, là-bas, comment
-dirai-je? un gymnase préparatoire, un collège professionnel, une école
-d’application, en un mot, pour régicides... Rien que ça... une sorte de
-Saint-Cyr ou de Polytechnique, pour tueurs de Rois.
-
-—Ah, bah, l’idée, au moins, était originale, fit Truculor.
-
-—Je n’ai que des idées originales, moi. Monsieur, je ne suis pas
-socialiste... et comme tout le couvert était devenu attentif, Eliphas
-de Béothus éleva la voix pour mieux conquérir son auditoire.
-
-—Oui, j’avais remarqué que la plupart des attentats contre les dynastes
-échouaient par insuffisance d’entraînement des révoltés. Riche à
-dix millions, je résolus de pallier à cet inconvénient qui faisait
-rater les meilleures tentatives. Si vous me demandez pourquoi je me
-déterminai ainsi, je vous répondrai que la Société me dégoûte, que les
-bourgeois, mes frères, parmi lesquels j’ai trop longtemps vécu, ayant
-trouvé le multiplicateur suprême de la bêtise et de la putréfaction
-et s’étant empressés de porter leur sanie et leur squalidité à cet
-effroyable _cosinus_, je résolus, un beau matin, de leur déclarer la
-guerre à eux, ainsi qu’aux potentats et aux différentes autorités
-auxquelles ils se raccrochent comme la roupie au... nez du singe.
-
-Je pouvais, n’est-ce pas? employer ma fortune à faire du sport, des
-femmes, à monter des chevaux, des yachts, des automobiles, à palabrer
-dans les cercles fermés et à ajouter ainsi quelques versets au Koran
-de la sottise, mais le crétinisme de ces différents comportements
-s’étant présenté à moi, je me suis décidé à utiliser, de façon autre,
-mon intelligence, mon argent et mes loisirs. Pourquoi, oui pourquoi,
-ne me serais-je pas assimilé l’état d’âme des grands aristocrates du
-XVIII^e siècle, qui applaudissaient des deux mains aux coups portés
-à leur caste, à la condition que le coup fût dirigé avec art, et le
-trait bien empenné? Pourquoi ne pas être le bourgeois qui sort de sa
-classe et le premier combat sa classe? Les révolutions ne peuvent être
-faites que par des patriciens ou des privilégiés qui s’acharnent contre
-le privilège du Patriciat. Tibérius Gracchus et Mirabeau sont là pour
-le démontrer. Et la Bourgeoisie se verra perdue quand se dresseront
-devant elle, pour la combattre, sans quartier ni miséricorde, seulement
-quelques bourgeois ne postulant d’autre récompense que celle de voir
-enfin s’écrouler par leurs soins l’édifice abominable, l’innommable
-pyramide d’exaction qui porte à sa pointe, comme la fumerole d’un caca
-pyriforme et triomphant, la divinité bicéphale de l’Argent et de la
-Force.
-
-J’achetai donc des terrains très loin de New-York, là-bas, dans le
-Colorado. J’y fis édifier des bâtiments, circonscrire un champ de tir
-avec des buttes, des remblais, des cibles à toute distance. J’engageai
-d’avance des professeurs d’escrime et de balistique, d’anciens
-officiers pour la plupart et des maîtres du genre, dans le civil.
-J’eus un laboratoire de chimie où un pontife de Faculté, ignominé
-par ses semblables et qui entrait en belligérance avec la Société,
-lui aussi, devait venir donner des leçons, trois fois par semaine,
-clandestinement. Je m’assurai le concours d’un grand toxicologue,
-qui chez moi, enseignerait les simples et les alcaloïdes en tout
-point inexorables. Tout fut prévu. Je nolisai deux professeurs de
-belles manières et de civilités afin qu’il fût possible à mes élèves
-de se présenter dans les Cours, et d’y tenir des emplois variés
-dont la gamme devait aller de la fonction de marmiton à la charge
-de chambellan. Il fallait, vous le comprenez, que mes _Magnicides_
-pussent, le cas échéant, se tirer des griffes d’un mouchard en
-l’impressionnant grâce à leur savoir-vivre, à leur élégance ou à leurs
-imparfaits du subjonctif. Je n’oubliai pas, vous vous en doutez, de
-m’adjoindre un Espagnol de la Catalogne qui pratiquait supérieurement
-la _navaja_, non plus que quatre polyglottes parlant toutes les
-langues du monde. Je louai des ingénieurs qui, sur mes indications,
-construisirent une voie ferrée et l’approvisionnèrent de matériel
-roulant: cela pour répéter l’explosion de dynamite à l’usage des Tsars.
-
-Quand ma petite caserne où des appartements munis de tout le confort
-moderne, empreints cependant d’une note de sévérité nihiliste, avaient
-été ménagés pour mes futurs élèves se trouva au point; quand le
-laboratoire, le polygone, le champ d’essai des bombes furent prêts
-à être utilisés, quand me furent parvenus des meilleures armureries
-d’Europe des merveilles de carabines, des bijoux de revolver et des
-poignards d’une trempe indéfectible; quand mes clapiers regorgèrent de
-cobayes pour l’essai des poisons; quand mon professeur de maintien et
-mon _archididascalus_ d’éloquence m’eurent assuré, qu’en moins de six
-mois, ils pouvaient dégrossir le rustre le plus inculte et en faire un
-gentleman capable d’éclipser dans les salons et les belles-lettres,
-Monsieur Deschanel lui-même, je gagnai alors la capitale des États de
-l’Union. Vous me comprenez bien? Je voulais faire des régicides aptes
-non seulement à tuer vulgairement dans la rue, mais habiles encore
-à s’insinuer dans le monde fermé des Cours, dans les milieux les
-plus défendus, et à tuer en habit noir comme en bourgeron souillé.
-Grâce à moi, les tyrans et les grands de la terre, autocrates, rois
-constitutionnels ou bourgeois retentissants, ne devaient plus connaître
-un seul instant de quiétude ou de repos. Il me fallait élaborer des
-Chœreas et des Louvel, des Brutus, des Alibaud et des Aristogiton en
-nombre indéfini. Je voulais que, dans le vieux monde et le nouveau,
-l’attentat devînt endémique et qu’une pluie de sang bleu fécondât
-le sol rajeuni, ainsi que les gouttelettes chaudes d’une ondée de
-printemps; je voulais qu’une série de meurtres prestigieux déchirassent
-la sérénité de la civilisation scélérate et crevassent enfin le
-phlegmon social, tel l’orage à la chevelure d’éclairs qui débride le
-ciel d’août congestionné comme un abcès.. Oui... oui... je voulais que
-dans le cocher qui conduit le coupé, l’huissier qui soulève la portière
-de soie, le cuisinier qui conditionne les plats, le familier rencontré
-par la ville, le passant quelconque ou la maîtresse conquise depuis
-peu, le Dynaste médusé, le satisfait hagard, pussent, tout à coup,
-découvrir le justicier fomenté par l’Invisible et qu’ils s’abattissent
-enfin, devant la valetaille en déroute, sous le couteau empoisonné de
-ptomaïnes ou la balle explosible trempée dans le curare!...
-
-Un froid subit circulait parmi l’assemblée, des frissons de malaise
-secouaient les nerfs de la plupart des convives. Truculor, Sarigue et
-le comte de Fourcamadan jetaient sur la porte des regards apeurés comme
-s’ils craignaient la subite intrusion de la police.
-
-L’auriculaire planté au milieu du front, une flamme verte
-tirebouchonnant en dehors de ses yeux étranges, Monsieur Éliphas de
-Béothus continuait.
-
-—Installé dans un petit logement de la XIX^{me} avenue, dès le
-lendemain de mon arrivée, je fis circuler, parmi les journaux à grand
-tirage, une annonce ainsi libellée:
-
-«Les désespérés qui se sentent prêts à se retirer de la vie, et qui
-se sont, d’ores et déjà, condamnés à mort, sont priés de s’adresser
-au Révérend S.A.W. Murchill qui offrira consolations et combinaisons
-pratiques.»
-
-En moins de quatre jours, je reçus vingt-sept visites. Pour faire un
-tri parmi elles, j’avais revêtu l’habit de clergyman et je m’étais
-enduit d’une vaseline papelarde, d’un opiat d’hypocrite apitoiement,
-comme il sied à un ministre de Dieu. Ah! Messieurs, il y eut bien du
-déchet. Il me fallait, vous le saisissez, négliger tous ceux que la
-misère avait déterminés au suicide. Évidemment, après avoir mangé,
-après s’être requinqués un peu, ces individus-là ne voudraient plus
-entendre parler de la guillotine ou de la pendaison magnifiantes et me
-glisseraient dans les doigts. De même je devais négliger les crétins,
-les confondants imbéciles qu’un désespoir d’amour pousse à abolir leur
-falote personne.
-
-La tourte moustachue qui, dans la vie, n’a découvert que l’amour, qui
-ne peut pas se consoler d’avoir été répudié, ou à qui le souvenir d’un
-nez établi de telle façon, d’une prunelle douée, pour lui, de quelque
-agrément, d’une chevelure colorée selon son goût, la tourte moustachue,
-à qui la perte de tout cela fait croire qu’il ne pourra plus jamais
-frétiller aussi voluptueusement avec d’autres femmes, est un bipède qui
-mésuse de la lumière solaire et, quand il se replonge dans le néant,
-la chose ne doit lui demander aucun effort, car il ne paraît pas en
-être jamais sorti. Ce fut surtout ceux-là qui abondèrent. Pauvre de
-moi! En ai-je entendu de ces confessions! Il aurait fallu être M.
-Hugues Leroux, lui-même, pour les écouter sans faiblir et leur donner
-des conseils par surcroît, dans le _Journal_. Un moment, j’eus l’envie
-de lui écrire, ainsi qu’à M. Paul Bourget qui, grâce à eux, aurait pu
-diversifier un peu les thèmes de ses affabulations. Mais je me décidai
-pour le geste beaucoup plus rapide qui consista à les jeter dehors,
-et je leur demandai s’ils me prenaient pour un vicaire catholique en
-s’autorisant ainsi à me raconter toutes leurs saletés. De cette fournée
-de vingt-sept désespérés, je n’en retins qu’un seul qui me déclara,
-lui, qu’il voulait se donner la mort parce que la vie le dégoûtait tout
-simplement, pas plus. Lorsqu’on a une âme tant soit peu affinée, au
-bout de trois ou quatre années, à partir de l’âge de raison, n’est-ce
-pas? me confia-t-il, on est définitivement écœuré par tous les plaisirs
-que l’existence tient en réserve. La gloire, l’argent, l’ambition,
-c’est un identique guano qui se recommence et se diversifie à peine.
-L’indigence d’imagination de la Nature apparaît alors manifeste et on
-se demande vainement pourquoi elle nous a convoqués avec tant d’âpreté,
-ici-bas. Il reste bien l’amour, ajouta encore cet homme, mais il faut
-être un collégien indécrottable pour jouer encore, passé vingt-cinq
-ans, à cet éternel et fadasse saute-mouton. Je cherche depuis déjà six
-mois, sans pouvoir le trouver, le moyen de faire une sortie décente,
-acheva-t-il, en s’emparant d’une de mes manchettes pour me secouer
-le bras. Connaîtriez-vous un mode _d’évasion_ un peu moins niais que
-celui employé couramment par mes frères en désespoir. Je faillis
-l’embrasser.—Si j’en connais, lui dis-je; je vous emmène, je vous
-emmène, nous partirons demain... Ah... oui. Je vais vous l’indiquer,
-moi, le seul moyen de partir en beauté!...
-
-—Ah! ça vous ne respectez donc rien, pas même l’amour? flûta Madame
-Truphot, en coulant vers son convive un regard où elle avait insinué
-tout ce qui lui restait d’ondes magnétiques et d’effluves langoureux.
-
-—Vous l’avez dit, Madame... Et ceux qui croient à la beauté de l’amour,
-à la nécessité de procréer, à la gloire, en Dieu et autres obscénités,
-sont avisés que, dans mes propos, ils ne trouveront pas une seule
-parole pour ensemencer leur... entendement...
-
-J’avais un élève vous disais-je; je n’avais donc pas perdu mon voyage
-et de suite je l’installai dans l’École des Régicides en le priant de
-patienter un peu. Pendant un an, tous les mois, je revins à New-York
-et je réussis à découvrir encore sept désespérés du même ordre, ou
-d’acabit à peu près similaire... Douze mois après, j’en avais vingt. Où
-sont-ils donc les philosophes asinaires qui prétendent que l’optimisme
-et sa fille, la volonté, sont occupés, présentement, à régénérer
-le monde? Je pourrais leur faire toucher du doigt le noir filon de
-pessimisme que j’ai mis à jour, moi, avec mes seuls moyens... Ah! les
-affaires du vieux monde vont mal, et s’il se rencontre comme cela,
-aussi facilement, une telle proportion de jeunes hommes qui ont déclaré
-la guerre à la vie, uniquement parce qu’elle est immonde et faite pour
-saoûler d’effroi les cœurs de sereine fierté; si du jour au lendemain
-peut se recruter ainsi une telle phalange de nobles êtres se réclamant
-du Nihilisme non pas parce qu’ils sont pieds bots comme Byron ou bossus
-comme Léopardi, mais bien parce qu’ils ont éventé le piège grossier
-de la Nature, on va assister à des spectacles intéressants sur cet
-excrément sphéroïdal, que l’emphase humaine a appelé la Terre!
-
-En même temps que le judicieux entraînement de mes pupilles commençait,
-j’entrai en correspondance avec tous les cercles anarchistes du monde.
-Et ceux-ci prirent l’engagement solennel de me fournir ma _remonte_,
-par voie de tirage au sort, afin de remplacer ainsi ce que l’échafaud
-aurait décimé. Les moyens, les dons physiques ou moraux, de mes
-pensionnaires ayant été sagacement analysés, je les sériai en diverses
-catégories, je procédai à leur répartition dans les classes de bombe,
-de revolver, de couteau, de carabine ou de poison.
-
-Qui eût pu prévoir l’entrain et le réconfortant enthousiasme de
-mes _cadets_? Ces hommes jusque-là sombres, sarcastiques et d’une
-misanthropie redoutable se prêtèrent tout à coup avec la plus grande
-souplesse, la plus merveilleuse docilité, à ce que j’étais en droit
-d’exiger d’eux. Leur front crispé se détendait; dans leurs yeux
-s’allumait une flamme juvénile, lorsqu’il m’arrivait de leur fixer la
-date approximative où tout permettait de croire qu’ils seraient prêts
-enfin. Les chrétiens qu’on destinait au Cirque ne témoignèrent pas
-jadis d’une pareille ardeur au martyre... Je dois dire, cependant, que
-ce qui me coûta le plus à obtenir de la plupart d’entre eux, ce fut le
-silence de trappiste, l’absolu mépris de la parole. La certitude qu’ils
-allaient mourir en héros avaient déchaîné en eux une extrême loquacité:
-ils se racontaient par avance et préparaient déjà, avec des gestes
-appropriés, leurs réponses aux juges ou aux jurés. Or, un régicide ne
-doit pas parler, ni _avant_, ni _après_. Il convient qu’il méprise
-l’inutile parole humaine, qu’il s’embusque dans une mutité farouche
-et obsècre le langage articulé qui aide les hommes à se pénétrer de la
-réconfortante certitude qu’ils sont identiquement idiots les uns les
-autres...
-
-Mais il fallait les voir, dans les exercices préparatoires, travaillant
-à miner la voie ferrée ou transperçant d’un coutelas inspiré, au
-passage de la voiture lancée au triple galop, le mannequin chamarré qui
-tenait l’emploi du potentat...
-
-Et puis les prouesses réalisées au tir à la cible! En moins de trois
-mois, quatre de nos futurs tyrannicides mettaient les sept balles de
-leur revolver dans un pain à cacheter, à quarante pas, bien que leurs
-camarades, jouant le rôle de policiers, les assommassent à demi de
-coups de canne, s’accrochassent à leur bras qui, malgré les bourrades,
-ne tremblait pas plus que..... celui du Destin, comme disent les
-poncifs. Au bout de l’année, j’eus deux artistes qui, à cinq cents
-mètres, avec la carabine, vous plaçaient une balle dum-dum dans le
-fond d’un chapeau, impeccablement. De plus, comme mon chimiste m’avait
-fabriqué une poudre _qui ne détonait plus_ et ne dégageait pas la
-moindre fumée, vous voyez cela d’ici: dans une ville encombrée de
-foule, au passage d’un souverain ou d’une puissance sociale, la mort
-qui, au loin, part tout à coup, fulgurante, se déchaîne d’une fenêtre
-invisible, et tombe du ciel, sans qu’on puisse arriver jamais à trouver
-le point initial de son envol...
-
-Autre merveille. L’Europe avait inventé les rayons Rœntgen, les rayons
-X, qui perforaient l’opacité de la matière et permettaient d’explorer
-l’organisme. L’Amérique, elle, inventa les rayons Z qui rendirent
-ténébreuse toute chose éclairée par la lumière et conférèrent au corps
-humain, à l’homme, la propriété de se rendre invisible à volonté, aux
-yeux de ses semblables. Un élève, un lieutenant d’Edison me vendit deux
-cent mille dollars la découverte miraculeuse qui permettait à tout être
-de s’abstraire, de se soustraire du monde ambiant et cela à son gré, au
-regard des foules aveuglées, comme s’il s’était sur le champ transmué
-en effluences insaisissables. Cela tenait du sortilège, de l’hypnose;
-cela faisait penser à certaines expériences des brahmanes indous. Le
-régicide, une fois l’acte consommé, n’avait qu’à toucher un commutateur
-placé au creux de sa poitrine pour s’effacer subitement, pour obnubiler
-son relief, pour disparaître de l’espace et se fondre pour ainsi
-dire, à tout jamais... hors d’atteinte, dans la lumière ou la nuit
-éparse. Je dois dire qu’il ne s’en trouva que deux ou trois parmi mes
-justiciers qui voulurent se servir des rayons Z et se dérober ainsi aux
-responsabilités de leur geste sublime. Les autres donnèrent sang pour
-sang, vie pour vie. C’était plus noble mais moins pratique.
-
-Et je les galvanisai moralement mes cadets, car il fallait, vous pensez
-bien, que l’âme fût trempée comme le corps. Des lectures leur étaient
-faites de tous ceux, classiques anciens et modernes, qui exaltèrent
-le régicide. Je ne veux point vous les énumérer, le pédantisme étant
-le seul recours des crétins. Je leur détaillai par le menu les plus
-récents forfaits des têtes couronnées, le satyriasis d’assassinat du
-sultan rouge, la cruauté du Petit-Père, les horreurs de la Sibérie,
-les proscriptions en masse, le Knout qui torture et avilit et la
-dernière invention du Romanoff: le croiseur destiné au transport des
-condamnés politiques, où, tout près des cages de fer de l’entrepont,
-une _machine à ébouillanter_ amorçait à la chaudière d’eau brûlante
-deux lances horrifiques braquées, à toute heure du jour et de la nuit,
-sur les révolutionnaires jugulés, sur les doukhobors enchaînés, sur
-les plus nobles cœurs de l’empire moscovite. Je leur citai le mot de
-Mallarmé interviewé sur les anarchistes: _Je ne suis pas assez pur pour
-parler de ces saints_.....
-
-Ici Médéric Boutorgne crut de son devoir d’intervenir, en entendant
-Monsieur Eliphas de Béothus approuver Mallarmé.
-
-—Oh! Mallarmé, dit-il, quel raseur! Il faut avoir le courage de le
-dire. Qu’est-ce qui a bien pu comprendre quelque chose à l’œuvre de ce
-galfâtre..
-
-Tourné vers lui, d’un geste d’automate qui vire lentement sur son
-pivot, l’étrange personnage, dressa vers le plafond un index vertical,
-et prononça d’un ton calme.
-
-—Jeune homme, n’avez-vous jamais entendu parler de ces pures étoiles
-dont la lumière répugne à mettre moins de deux mille ans pour parvenir
-à la racaille d’ici-bas?
-
-Un éclat de rire général accueillit cette boutade, sans aménité et,
-trop lâche pour se fâcher, l’infortuné gendelettre, qui s’était dressé
-à demi, pour mieux donner l’essor à sa géniale interruption, dut
-ramener au niveau des sauces de son assiette un front désormais chargé
-d’opprobre.
-
-M. Eliphas de Béothus, placidement persévérait.
-
-—Le culte malencontreux que je nourris pour la vérité m’oblige à vous
-confier que je ne fus pas sans éprouver quelques désillusions au début.
-Deux régicides, dépêchés par moi en Europe, et munis d’une assez
-forte somme, se dérobèrent, devant la mort en beauté, l’un préféra
-s’établir marchand de reconnaissances du Mont-de-Piété rue de Clichy,
-et l’autre se fit bookmaker à Bruxelles. Mais le troisième qui mit le
-pied au Havre, tua son souverain en moins de huit jours. D’ailleurs,
-vous pensez bien: je me vengeai des deux parjures. Le bookmaker fut
-égorgé, sans phrases, un soir d’octobre, au retour de l’hippodrome de
-Grœnendal et l’autre, le marchand de reconnaissances, eut les deux
-poignets coupés et les yeux crevés, un matin dans son lit, par un de
-mes justiciers dépêché à cet effet. Une de ses mains, préalablement
-momifiée, servit même pendant deux ans de gland de sonnette à la porte
-de mon cabinet. Et, dès lors, après ces exemples salutaires, tout
-marcha à souhait.
-
-Chaque semestre, un transatlantique quittait New-York emportant deux
-tyrannicides et, comme vous avez pu le constater, Messieurs, les
-attentats se succédèrent avec une régularité d’échéance. Le premier en
-date fut celui du restaurant Véry, en avril 1892, et déjà c’était un
-chef-d’œuvre. Vous vous le rappelez tous, n’est-ce pas? Un mètre cube
-de panclastite fut déposé là par un être invisible, sous le nez de la
-police, malgré le chapelet de mouchards protégeant l’infâme bistrot.
-Nous avions répété la scène pendant plus de deux mois. La catastrophe
-avait une telle allure biblique qu’il parût à beaucoup qu’une puissance
-occulte, une émanation de l’Inexplicable avait pris soin de placer
-l’engin et d’en déterminer l’explosion. Puis d’autres suivirent, qu’il
-serait oiseux de vous citer mais qui furent toutes perpétrées par des
-anarchistes frais débarqués d’Amérique ou qui y avaient été entraînés:
-Angiolillo, Bresci, Luccheni, Czogolsk! Et il y en eut beaucoup aussi
-dont on ne parla point par raison d’État ou de famille. Des ministres,
-des grands, de mirifiques bourgeois empoisonnés dans les cours, ou
-_suicidés_ chez eux. Ah! j’ose dire que j’ai lancé sur le monde
-quelques assassins qui ont fait leur chemin...
-
-Et cela dura neuf ans, reprit Monsieur Eliphas de Béothus, après avoir
-trempé ses lèvres dans une coupe de champagne, neuf années pendant
-lesquelles j’engloutis dans cette entreprise la moitié de ma fortune.
-Cela revenait cher, vous vous en doutez: mes frais étaient innombrables
-et à l’heure actuelle je subviens encore aux besoins de quelques vieux
-parents de mes régicides. Bresci me coûta même cent mille francs
-après sa condamnation à la détention perpétuelle. Supplicié dans sa
-cellule, il put réussir, grâce à l’entremise d’un guichetier gagné
-par lui à l’anarchie, à m’adresser un billet où il m’exhortait à le
-faire assassiner pour mettre fin à sa torture. Je dus débourser cinq
-mille louis d’argent français pour le faire stranguler par un de ses
-gardiens, qui en reçut l’ordre du directeur de la prison. Vous voyez
-que j’étais un véritable père pour mes élèves.
-
-Mais un soir de février mon professeur de chimie vint me trouver dans
-mon Cabinet directorial. Monsieur, me dit cet homme plein de génie,
-votre œuvre est admirable autant que sans seconde parmi les œuvres
-des hommes, mais elle est imparfaite encore, souffrez que je vous
-le dise. Pourquoi diable vous astreindre à enseigner le meurtre et
-l’assassinat ou plutôt l’exécution des Puissants, par les vieilles
-méthodes? Pourquoi ne pas employer les nouveaux procédés beaucoup plus
-pratiques, beaucoup plus propres et tout aussi expéditifs? Croyez-moi.
-Voici le moment où grâce à la science, l’humanité va pouvoir devenir
-presque aussi scélérate que la Nature. Celle-ci qui après avoir inventé
-l’amour a gratifié les hommes de la syphilis, celle-ci qui fait mourir
-en couches les femelles assez stupides pour enfanter et déférer
-ainsi à l’instinct qu’elle a glissé en leur chair, celle-ci, dis-je,
-qui après avoir suscité l’oxygène délectable aux poumons, l’oxygène
-imprégné de l’arome des halliers humides, l’air vivifié des senteurs
-marines, a conditionné la tuberculose, se trouve sur le point d’être
-égalée en tant que bourrelle et gouine infernale. A l’aide de nos
-bouillons de culture, ne détenons nous pas, nous savants, le pouvoir
-de répandre sur le monde ou d’insinuer en quelques individus à son
-exemple, la syphilis, la phtisie, le typhus et le tétanos? Répudions
-le couteau, la bombe ou le revolver et usons des toxines animales.
-Une cuillerée de cette solution sans aucun goût ni couleur—et mon
-chimiste frappait de l’ongle sur un bocal étiqueté,—une cuillerée de
-cette culture dans le potage du Tzar, de l’empereur d’Allemagne, de
-M. W. milliardaire américain ou Y., usinier français et vous allez
-voir le sujet, _faire_ immédiatement du cancer, cela sans appel, sans
-remède possible. Il suffira de changer de fiole pour diversifier la
-maladie à conférer. Alors, entendez-moi bien, plus de scandale, plus de
-cris: A bas l’Anarchie! dans les populations abruties, plus de procès,
-plus d’échafauds. La justice est désarmée cette fois et l’assassin
-insaisissable, car l’acte est impossible à prouver. Levé, dressé d’une
-détente, j’étais dans les bras de mon professeur. Nous commençons
-à organiser la chose de suite, lui dis-je. Vous ne sortirez de mon
-cabinet que lorsque le plan de l’œuvre à réaliser sera là, tracé dans
-ses grandes lignes sur mon bureau. Et pendant deux jours, en tête à
-tête, ne prenant presque aucune nourriture, nous travaillâmes ensemble.
-
-Sept mois après, un Institut bactériologique faisant corps avec mon
-Académie des Régicides fonctionnait parallèlement. Et dès lors, nous
-abandonnâmes le meurtre retentissant, le meurtre théâtral, pour l’œuvre
-beaucoup plus sûre de la mort naturelle obtenue à l’aide des bouillons
-de culture. Une besogne philanthropique s’imposait avant toutes les
-autres: supprimer, détruire le militarisme, dégoûter les masses du
-service militaire. Des justiciers, des missionnaires envoyés par moi
-dans toutes les garnisons d’Europe et surtout en France répandirent à
-profusion la typhoïde dans les casernes, débondèrent des dames-jeannes,
-des outres de microbes, dans les quartiers de cavalerie et d’infanterie
-où l’on parque les fils de la démocratie. Vous avez remarqué que
-depuis de longues années, le typhus y sévit à l’état endémique, il
-y opère encore, y opérera toujours depuis notre intervention. Ainsi
-nous espérions que les mères terrifiées ne laisseraient plus partir
-leur géniture pour le régiment. Des centaines, des milliers de soldats
-périrent et les ministres de la guerre, interpellés chaque trimestre,
-furent bientôt sur les dents. Hélas! nous avions compté sans la
-passivité, le besoin de servage et la lâcheté du peuple! Que faire
-à cela? Rien, sinon frapper encore à la tête, continuer à décimer
-les Rois, les Augures, les Pontifes, les Magistrats, les Prêtres,
-les Tribuns de tous ordres et de toutes nuances pour les dégoûter
-de leur métier de chefs et les forcer peut être un jour à licencier
-d’eux-mêmes leurs esclaves. Et en avant la tuberculose, la syphilis,
-le tétanos, la variole noire, le choléra morbus. Ah! Messieurs! Il en
-est peu parmi ceux que les foules révèrent, qu’elles envient de loin,
-qui, dans ces dernières années, moururent sans notre intervention.
-Rappelez-vous ces trépas imprévus qui stupéfièrent, ces êtres pleins
-de santé dont deux nuits seulement et quelquefois moins faisaient
-des cadavres au regard du monde étonné. Pour ne vous en citer qu’un,
-faut-il vous parler de Félix-Faure à qui nous conditionnâmes un décès
-en conformité absolue avec sa norme de vieux roquentin? Celui-là nous
-l’avons travaillé en artistes que nous étions. Il n’était pas digne
-du tétanos ou du choléra. Une pincée de cantharides nocives dans son
-thé du matin l’astreignit à se faire éclater les artérioles, le jour
-même, sur l’abdomen d’une cabote du boulevard. Alors une atmosphère,
-une chape, un plafond de terreur, pesèrent sur la Société. Le bruit
-courut dans Paris qu’une secte maudite pratiquait l’empoisonnement
-avec les bacilles des maladies contagieuses. Comme les microbes de la
-tuberculose couraient les rues, qu’il n’y avait qu’à se baisser pour
-en recueillir dans les expectorations, les crachats de pulmoniques,
-on vit des bourgeois terrifiés licencier leur domesticité. On vit des
-duchesses, jusqu’à des reines en exercice, préparer, de leurs mains,
-leur cuisine, triturer leurs aliments pour être sûres que des vibrions
-assassins n’y avaient pas été introduits sciemment. Les puissants, les
-riches, se servirent eux-mêmes. Ce fut le commencement de la justice,
-car nul n’a le droit de se faire servir ici-bas. Et pour rassurer les
-classes dirigeantes, le Comité d’hygiène se rassembla, délibéra et fit
-placarder dans la ville d’innombrables affiches qui invitaient les
-tuberculeux à ne pas cracher par terre, qui les exhortaient, eux les
-condamnés à mort, les damnés, à se montrer soucieux de la vie de leurs
-congénères bien portants!
-
-Cependant après neuf années de parfait fonctionnement de mon École des
-Régicides et trente-six mois de labeur de mon Institut bactériologique,
-après tant d’attentats, après tant de rois ou de puissants mis à mort,
-je me rendis compte, un jour, qu’il n’y avait pas une douleur, pas une
-honte, pas un forfait, pas un mensonge, pas un sanglot de moins dans la
-société policée. Et l’affreux doute prit alors possession de mon esprit.
-
-A quoi bon tous ces meurtres? Ce n’étaient pas les tyrans, mais bien
-le besoin de servitude qu’il faudrait pouvoir supprimer. J’avais été
-victime d’une épouvantable erreur. Quel était le monstre qui avait
-inventé cette doctrine néronienne et absurde: _Tuer pour régénérer?_
-Oui, l’anarchie comme toutes choses ici-bas mentait... L’anarchie était
-fausse dans son principe, et puérile dans ses moyens. Elle énonçait
-que les hommes étaient _nés bons_ et que la Société seule les rendait
-mauvais. C’était la théorie de Rousseau, cet homme à la vessie percée
-qui, comme il le conte lui-même, défaillait d’attendrissement sur une
-touffe de pervenches, au souvenir de sa vieille maîtresse, et qui
-empoisonna tout un siècle de ses mucilages sentimenteux. Eh bien! cela,
-c’était une effroyable imposture, les hommes sont _nés mauvais_ parce
-que la Nature a intérêt à les élaborer ainsi et que, s’ils étaient
-bons, ils se déroberaient à l’œuvre qu’elle leur impose; c’est-à-dire
-qu’ayant vu la plupart d’entre eux souffrir et connaissant que _la
-douleur ne peut être vaincue_, ils refuseraient d’assurer la continuité
-de l’espèce. Il n’y aura donc jamais aucun moyen de les rendre bons,
-de constituer avec eux la Cité promise, l’Eden de l’avenir, la
-Civilisation harmonique en un mot, où le fort ne dévorera pas le
-faible, où l’égoïsme ne sera pas le moteur suprême. On aura beau faire
-tomber toutes les lois, détruire tous les pouvoirs, supprimer tous les
-maîtres, massacrer, couper des têtes, comme l’enseigne l’Anarchie,
-l’homme sera toujours l’être de boue et de sang occupé à spolier,
-à imbécilliser ou à martyriser son semblable. Il n’y avait rien à
-espérer, _parce qu’on se heurtait à la Nature_, force plus grande que
-tous les vouloirs humains. L’Anarchie, qui imposait de croire à quelque
-chose, qui spéculait sur cet _a priori_, sur le dogme de la bonté innée
-de l’homme était donc aussi ridicule et aussi malfaisante que toutes
-les théories religieuses ou sociologiques qui l’avaient précédée.
-_Croire était la stupidité dernière_ en même temps que _l’erreur
-suprême d’où découlaient tous les autres crimes_. Si l’on voulait
-rêver de Justice, de Vérité, d’Harmonie et d’Absolu, il fallait être
-en mesure, un jour, d’étrangler la _Nature naturante_, ou d’arracher
-d’un seul coup tous les génitoires à l’Humanité, pour l’empêcher de se
-continuer. Mais où étaient-ils les doigts de fer, où se cachait-il le
-nouveau Prométhée, capables de cette œuvre sublime autant qu’impossible?
-
-Dès que j’eus évoqué ces choses que nul, entendez-vous, parmi les
-philosophes ou les logiciens, n’a pu controverser que par des
-objections de sentiment, donc irrecevables, dès que le refus d’espérer
-eût prépopenté en moi, je résolus de licencier mon École de Régicides.
-Et à nos cadets et à mes professeurs, désormais sans emploi, je
-distribuai une notable partie de l’avoir qui me restait. J’allai
-m’embarquer pour l’Europe quand je fus cueilli au bord du ponton
-d’embarquement par deux gentlemen qui me prièrent de vouloir bien les
-suivre. J’avais été dénoncé. Arrêté, je fus incarcéré pendant huit
-jours. Mais la justice recula devant l’énormité du scandale où allait
-sombrer peut-être l’honneur des États confédérés, car les nations ont,
-elles aussi, un honneur aussi mal placé que celui des femmes. Et puis
-la Magistrature américaine avait peur; elle s’affola évidemment à la
-pensée que mon acte, dans la notoriété qui allait lui être donnée, fût
-imité par d’autres, par quelques hommes d’esprit désireux d’employer
-leur argent, de façon originale. Elle s’étonna seulement que mon
-Académie eût pu fonctionner si longtemps, sans attirer les soupçons.
-Je dus lui faire remarquer qu’elle était installée à cent lieues de
-tout centre habité, au milieu des savanes de terre rouge du Colorado.
-Je rappelai également au gouvernement américain que j’avais demandé
-l’autorisation d’ouvrir un collège libre préparatoire aux écoles
-militaires de l’Europe, et que j’avais même offert, en ces dernières
-années, de fournir des volontaires tout entraînés pour Cuba,—ce qu’il
-avait accepté, du reste.
-
-Nostalgiquement, je regagnai le vieux continent, mais sans abandonner
-toutefois mes études et mes travaux, pour faire coûte que coûte et
-malgré eux le bonheur des hommes. Je m’étais convaincu que la Douleur
-et le Mal ne seraient enfin exterminés ici-bas, que le jour où l’on
-pourrait saisir le gouvernail de la planète pour l’aiguiller en
-dehors de sa route et l’aller fracasser contre une autre, dans un
-rejaillissement d’immondices qui éteindrait le soleil. Puisque les
-hommes s’acharnent à proliférer, l’esprit du Sage, qui ne peut pas
-vivre sans idéal ni sans absolu, est bien forcé de rêver quelque chose
-de semblable à défaut du bénéfique _onguent gris_ en possession de
-supprimer, du coup, les quelques milliards d’_acarus_ enragés qui, sous
-le nom d’humanité, circulent sur le testicule terraqué. Si l’on arrive
-à tout sabouler, si l’on réussit à faire triompher enfin le _Nihil_
-consolateur, le Bien, le Calme et le Silence prendront alors possession
-du monde apaisé. Et la souffrance sera définitivement abolie, puisque
-l’on aura détruit l’homme, qui malgré vos demi-mesures de Socialisme ou
-d’Anarchie en sera toujours le réceptacle. Donc, Messieurs, orientant
-mon intelligence et mon labeur de ce côté, j’ai résolu de faire tout le
-possible pour supprimer ladite humanité. Et je crois que si celle-ci
-avait connaissance de mon but, et se penchait sur mes travaux, elle
-pourrait, dès maintenant, couvrir la terre de cathédrales vouées à
-ma personne, engraisser des prêtres et me décerner des cultes comme
-elle l’a fait pour son supposé Créateur—entité responsable de tous
-ses maux—sans parvenir à acquitter jamais la dette de reconnaissance
-qu’elle contracte envers moi qui vais la faire disparaître.
-
-—Ah! bah, vous avez comme ça à votre disposition l’_onguent gris_
-nécessaire à nous effacer tous, nous les _acarus_! interrogea Truculor.
-
-—Certainement, répondit le phénomène, dont les yeux s’enflammèrent.
-Ce moyen est simple, comme vous allez vous en convaincre. Il y a deux
-ans à peine, l’Académie des Sciences fut informée qu’un chimiste, dans
-une expérience, avait réussi à enflammer l’azote de l’atmosphère,
-sans que la combustion ait lieu au préjudice de l’oxygène ambiant. Eh
-bien, Messieurs, cette expérience a dépassé maintenant le champ étroit
-du laboratoire pour devenir enfin pratique. L’homme de génie dont je
-vous parle, qui ne fait partie d’aucun Institut, se déclare en mesure
-de pouvoir, en moins d’un an, enflammer _sur lui-même_ tout l’azote
-contenu dans la calotte atmosphérique recouvrant la terre. Donc,
-avant qu’il se soit écoulé douze mois, à partir de l’instant où je
-vous parle, et après un préalable anathème jeté à ce monde effroyable
-où seuls peuvent germer le crime, le vol et le mensonge, après une
-dernière malédiction lancée à cette sphère obscène, une effroyable
-langue de feu se précipitera d’un pôle à l’autre, un mascaret
-d’incendie, attisé par les vents, se déchaînera, vengeur et implacable,
-pour assécher d’un coup les fleuves, les mers et les océans, calciner,
-effacer sans retour possible la vie végétale et animale, en faisant
-flamber la planète maudite comme un gigantesque bol de punch. Après
-l’incinération de cette ordure, tout, tout, vous entendez bien, les
-êtres et les choses, se plongera dans le coma délicieux du Néant, pour
-n’en plus sortir jamais, malgré l’acharnement désespéré de l’abominable
-Nature, frappée à mort, elle aussi, et hurlant d’épouvante dans le
-vide frissonnant, pendant que la Ténèbre pacifiante digérera lentement
-le monde scélérat. Et puisque la Justice et le Bonheur n’étaient pas
-possibles sur cet habitacle, nous aurons accompli la seule œuvre dont
-puisse s’enthousiasmer encore l’esprit humain! Nous aurons détruit la
-Terre et supprimé pour toujours l’effroyable Génitrice de Douleur et
-d’Iniquité!
-
-Monsieur Eliphas de Béothus, ayant ainsi parlé, se tamponna la bouche
-du coin de son mouchoir armorié d’une devise favorite: _l’espoir
-suprême est dans le non-être et_ se leva de table, en ajoutant
-négligemment, comme survenait un _flanqué de mauviettes_.
-
-—Je vois que la ripaille se corse; or je ne puis approuver plus
-longtemps, par ma présence, les mangeries qui abêtissent et ont
-toujours pour immédiate résultante les coïts qui repeuplent...
-
-Il gagna la porte sans autre débordement de politesse à l’adresse des
-convives. Pourtant, sur le point de sortir, il se retourna de trois
-quarts. Du coin de sa bouche tordue dans sa face citrine et comme
-vert-de-grisée par endroits, il laissa tomber encore:
-
-—Au revoirs, messieurs, au revoir, jusqu’au jour où vous apprendrez
-peut-être mon véritable nom... qui vous expliquera alors bien des
-choses.
-
-Et il disparut.
-
-—Folie, folie, des phrases, des phrases! que tout cela, pontifia
-Truculor que la bonne chère, en ce moment, semblait sur le point
-d’apoplectier. Le Socialisme, Messieurs, dans une vingtaine de
-générations au plus, fera la paix et la justice parmi les hommes
-réconciliés. Et tout ce nihilisme n’a qu’une valeur de paradoxe...
-
-Déjà le Tribun se préparait à conférencier. Il avait repoussé sa chaise
-et, les deux mains appuyées sur la nappe, il adressait à tous les
-commensaux le large sourire de bienvenue qui est l’amorce de tous ses
-épanchements oratoires. Honved, qui ne pouvait souffrir le grand homme,
-prévit la chose et, pour sauver l’assistance, n’hésita pas à commettre
-le crime de lèse-génie. Il coupa net et fut très dur, car le logomaque
-l’exaspérait.
-
-—Eh! eh! il ne faut pas médire des phrases en général, Monsieur, car il
-est des phrases dont la construction a exigé plus de science que celle
-des cathédrales et quand les basiliques ne seront plus que poussière,
-ces phrases chanteront encore dans la pensée des hommes. Le Socialisme
-ne vit que de cela du reste! Vos collègues, je ne parle pas de vous,
-ont réalisé ce miracle d’apaiser la faim des malheureux en leur faisant
-brouter des adjectifs et des substantifs nouveaux. Je ne veux point
-savoir si c’est un progrès sur les âges précédents où l’on voyait, de
-temps en temps, César distribuer la sportule au peuple et les grands
-consentir largesses. Il ne tient qu’à vous, sans doute, je le sais
-bien, de faire prononcer par l’Académie de médecine que l’épithète
-est un aliment, tout comme l’alcool, et vous aurez résolu le problème
-social. Quant à l’expédient désespéré de Monsieur Eliphas de Béothus,
-je ne le trouve point si déraisonnable. La science sera à la hauteur,
-un jour, de réaliser ce dont il parle. Il y a déjà quelques milliers
-d’années que, par la parole, fut dénoncée l’infamie de l’univers et
-que les hommes se sont efforcés d’y remédier. Comme l’a dit Monsieur
-de Béothus, si la Pitié et l’Équité ne peuvent pas régner sur la terre
-il faudra bien détruire la terre. _Le philosophe qui, le premier,
-formula les notions de Justice et de Vérité, décréta, sans le savoir,
-l’abolition du monde ou tout au moins de la vie, car jamais l’absolu de
-ces deux principes ne pourra être réalisé par une société civilisée._
-Or l’esprit humain, revenu de l’erreur Dieu, ne peut se contenter
-d’une approximation, d’une relativité, et fatalement il sera amené à
-désirer, à hâter de tout son pouvoir, l’extinction de l’espèce, dans le
-besoin irréfrenable qui est en lui de supprimer le Mal et la Douleur.
-Convaincre les hommes qu’ils n’ont point le droit de se continuer est,
-au dire de quelques penseurs, la seule détermination pratique pour
-pacifier la terre et renverser du même coup l’œuvre de la Nature qui
-a promulgué le crime, le carnage, la souffrance et l’asservissement
-des faibles de façon pérennelle. J’aime la vie, moi, pour la beauté
-qu’elle tolère par accident; je l’aime pour son lyrisme éperdu, pour
-tout ce qu’elle enfante: monstres ou héros; je l’aime parce qu’elle est
-une représentation, parce qu’elle permet souvent à l’intelligence de
-conquérir sur les forces mauvaises, et qu’elle dresse en face du monde
-un pouvoir parfois équivalent, c’est-à-dire la volonté des hommes;
-je l’aime parce qu’elle permet de flageller avec des mots l’Univers
-abominable qui ne veut point de la justice; je l’aime aussi parce
-qu’il n’est pas tout à fait prouvé à mon sens qu’elle soit haïssable,
-puisqu’elle suscite de temps en temps le génie, condamné à souffrir,
-il est vrai, un peu plus encore que le troupeau. Mais, si pour moi
-l’expérience n’est pas probante encore, si tout n’a pas été tenté et si
-la conclusion qui consiste à l’annihiler me paraît prématurée, je ne la
-repousse pas _a priori_...
-
-Je concède même ceci: C’est que le malthusisme est le seul moyen de
-faire, pratiquement, la Révolution sociale qui vous tient au cœur
-sans cataclysmes et sans massacres.. C’est l’arme suprême terrible,
-inexorable du prolétariat. Que celui-ci refuse de se continuer,
-organise, non pas les grèves des bras d’où il sort toujours vaincu,
-mais bien la _grève des ventres_ et il est assuré de la victoire. Que
-le peuple ne procrée plus d’esclaves et puisqu’il est impuissant à
-sortir de son enfer, qu’il s’obstine, lui, à ne pas se reproduire, à
-ne pas créer d’enfants pour les faire entrer à leur tour dans sa noire
-géhenne. Et la Bourgeoisie sera par terre. Ce n’est pas elle, vous vous
-en doutez, qui consentira jamais à peupler de ses fils ses casernes
-et ses bagnes industriels. Alors quoi, que fera-t-elle? Des Lois?
-Allons donc, le Peuple, cette fois, se trouve en possession du moyen
-de salut. Une législation, quelle qu’elle soit, ne peut astreindre
-les asservis à proliférer s’ils se dérobent à cette fonction. Si vous
-avez les fusillades, pour assurer la continuité et le respect du
-monstrueux état de choses présent, vous ne pouvez employer les lebels
-pour obtenir de la chair à exploitation. Que les travailleurs adoptent
-seulement le malthusisme dans la mesure où la classe nantie le pratique
-et vous allez vous trouver avant une génération, avant vingt-cinq
-ans, devant une véritable disette de travail salarié. Or vous-même,
-Monsieur Truculor, n’osez assigner une échéance aussi rapprochée à la
-Révolution. Le suicide progressif du peuple, c’est le bouleversement
-général de la Société. C’est le capital désarmé et impuissant devant
-ses richesses accumulées, devant ses tas d’or, qui auront tout juste
-désormais la valeur de gravats amoncelés. Le rôle de l’or étant de
-fomenter de la main-d’œuvre, pour exonérer les enrichis de tout labeur,
-qu’allez-vous en faire quand les bras vont commencer à manquer, quand
-il n’y en aura plus assez pour les besognes serviles, quand, dans
-cinquante ans, même, il n’y en aura plus du tout peut-être? Si la caste
-possédante veut manger, il lui faudra travailler à son tour, œuvrer
-dans les effroyables besognes qu’elle impose au prolétariat de par la
-toute puissance de son Code et de son Argent. Si elle veut du pain et
-du luxe il lui faudra participer à l’activité humaine. Si elle veut
-jouir toujours, il lui faudra, cette fois, jouir sur elle-même, être
-le propre artisan de ses innomables voluptés. Si elle veut des armées
-permanentes, elle enrôlera ses ploutocrates, et si elle veut de la
-prostitution encore, elle devra jeter ses filles à ses mâles en rut.
-
-Tout croulera par la base, les institutions et les hiérarchies, les
-gouvernements démocratiques et les dynasties, les cultes et les
-dieux, sans qu’il soit nécessaire de verser une seule goutte de sang.
-Jamais plus terrifiante catastrophe n’a menacé, par avance, l’Egoïsme
-pontifiant. Contre elle, nulle défense n’est possible, sachez-le bien,
-car, comprenant que c’est le seul procédé de libération pratique, le
-salariat étranger, auquel les classes dirigeantes pourraient faire
-appel, l’adoptera spontanément lui aussi. Et par dessus les frontières,
-s’échangera alors la première étreinte fraternelle entre les déshérités
-du monde, résolus à disparaître dans le refus magnifique de prolonger
-leur détresse, leur misère et leur servage...
-
-Il est temps peut-être que quelques hommes aillent dire cela aux masses
-spoliées, qui imposent la domestication et l’endémique famine à toute
-la descendance issue de leurs entrailles éternellement douloureuses.
-Il est temps qu’on aborde franchement le débat et que, méprisant par
-avance toutes les persécutions, deux ou trois penseurs s’offrent
-d’eux-mêmes pour affranchir le peuple en lui énonçant, malgré la
-gouaille et les quolibets du début, les moyens infaillibles de ne
-plus faire d’enfants. Il est nécessaire de ne point le prendre, tout
-d’abord, à la thèse philosophique, mais bien au terre à terre du profit
-immédiat. Qu’on lui donne en exemple la Bourgeoisie qui, pour ne pas
-morceler sa fortune, s’est déterminée à la quasi-stérilité. Qu’on
-lui dise dans les réunions publiques, dans les meetings des centres
-ouvriers, à l’aide de millions de brochures répandues à profusion
-dans les usines ou à la porte des mairies, envoyées même à chaque
-nouveau couple, qu’on lui dise et lui rabâche à l’aide de l’écrit et
-de la parole, enfin, qu’il est ridicule de ne pas imiter la classe
-moyenne, qu’il est stupide d’employer son infime salaire à nourrir des
-petits, quand il peut s’abstenir d’en avoir. Définissons-lui, nous,
-littérateurs, le malthusisme rationnel et sournois des satisfaits, et
-faisons-lui comprendre que le bourgeois n’a pas supprimé le plaisir de
-l’acte génésique, mais seulement la résultante: la fécondation, et il
-ne tardera guère à en faire autant. Au bout de quelques années, dès
-les premières statistiques des Leroy-Beaulieu ou autres annonçant le
-péril, le Capitalisme, terrifié à la vue du mal qui va l’exterminer à
-son tour, accourra suant de peur pour offrir, de lui-même, la justice,
-et promettre une répartition plus équitable des biens d’ici-bas. Il ne
-sera plus temps. La caste assouvie, par sa volonté d’iniquité, aura tué
-ce qu’elle appelle la Patrie et la Race.
-
-Et, qui peut nier la sereine et magique beauté de l’acte? La
-Démocratie, qui a donné son sang pour toutes les grandes œuvres
-sociales, la Démocratie, qui par son courage, son labeur, a permis
-en somme d’édifier la civilisation moderne, la Démocratie, éternelle
-Parturiante d’Idéal et de Bonté, comprenant qu’elle a tendu le cou
-à une cangue plus lourde que les chaînes féodales, la Démocratie,
-consciente enfin que sur sa nuque pèse la pantoufle du bourgeois, ou
-les cothurnes éculés des histrions de la politique, plus implacables
-que la botte à éperons d’or des patriciens d’ancien régime, la
-Démocratie, désireuse de ne point s’avilir, de ne pas se courber plus
-longtemps dans l’esclavage, se frappe à mort, étouffe la vie dans ses
-lombes, et entraîne dans le gouffre ceux qui lui refusent l’Équité...
-
-La minute est décisive, sachons-le, et la haine publique, ou la mise
-hors la loi ne pourront, j’en ai l’assurance, étouffer désormais la
-parole courageuse des protagonistes de l’Idée salvatrice en actuelle
-germination. J’aime la vie, certes, moi, mais je me résigne car j’aime
-encore plus la justice, qui doit en être la condition première, et
-si c’est le seul moyen de l’arracher aux exacteurs oisifs que de
-brandir une telle menace au-dessus de leurs fronts implacables dans
-la férocité, je l’acclame de toutes les forces de mon cœur et de ma
-pensée. Peut-être serai-je un de ces ouvriers d’émancipation, sans
-jamais, par la suite, réclamer ni honneur ni mandat. Je m’affligerai,
-toutefois que les socialistes ou les libertaires ne m’aient point
-devancé. Mais sans doute, les chefs n’ont-ils cure de voir le Peuple
-faire sa Révolution tout seul et tout de suite, car il leur faudrait
-rester sans emploi et résilier leur rôle profitable de pasteurs de
-bétail...
-
-Truculor ne ramena point l’adversaire.
-
-—La question, dit-il, est d’une telle vastitude et d’une complexité
-si grande, Monsieur, que je préfère vous répondre demain, dans un
-_Premier-Paris_. Karl Marx et Bernstein, démontrent péremptoirement,
-à l’opposé de Max Stirner... Mais devant les grimaces des commensaux
-menacés d’un éboulis d’érudition sociologique et d’un laïus pompeux,
-il rengaina son Larousse et tourna bride tout à coup, en ajoutant
-néanmoins, d’un ton emphatique: Ces thèses malthusiennes ne gagnent pas
-à être commentées à table...
-
-Depuis quelque temps déjà, le front du comte de Fourcamadan se
-ravinait sous l’effort des cérébrations intenses. Son esprit en gésine
-devait connaître les affres de l’enfantement.
-
-—Béothus n’est qu’un dément qui m’a donné des déman.... geaisons....
-ses acarus n’avaient rien à faire avec le _non-être_, mais bien avec le
-_pyr...êthre..._ Et, satisfait, exhilarant, le dos en arc de cercle, il
-pinça, entre le pouce et l’index, l’assiette de Jacques Paraclet.
-
-—C’est l’aboutissant prévu, l’homme définitif que peut élaborer une
-race qui a répudié Dieu, opina le pamphlétaire, dédaigneux de cette
-stupidité. Ceux qui, depuis tant d’âges déjà, obscurcissent chaque
-jour le Front du Crucifié d’un nuage de crachats, ceux qui ont fait
-chavirer l’Espérance dans le dépotoir du Positivisme, ceux qui depuis
-Voltaire et Diderot dansent sur le corps du Fils de l’homme la bamboula
-frénétique des vidangeurs de l’athéisme, devaient nécessairement se
-trouver acculés à ces théories de négation et de désespoir paroxystes.
-D’ailleurs je ne suis pas loin, moi aussi, de leur concéder une part
-de magnificence. Puisque la puanteur de ce monde est telle que les
-bienheureux, qui gravitent dans le séjour des Justes et des Purs, se
-trouvent sur le point d’en être asphyxiés d’horreur, il est bon que
-la création disparaisse, car Dieu, lui-même, a dû reconnaître que sa
-toute puissance et sa volonté seraient impuissantes à la racheter.
-Qu’il vienne donc l’ange exterminateur armé de son flamboiement de
-tonnerres! Qu’il accoure le justicier escorté d’une pyrotechnie de
-soleils en conflagration, et qu’il détruise pour toujours la purulence
-et l’immondicité de notre relief planétaire!
-
-—Messieurs, messieurs, avec tous vos goûts de massacre et de
-destruction universelle, vous ne touchez pas à ce _chaud-froid_. Je
-vous prie, maître d’hôtel, faites passer, dit la Truphot, qui prévoyait
-qu’elle allait vivre plusieurs nuits à rêver de cataclysme général.
-
-Après quelques oscillations réglées par un métronome d’infaillible
-sottise, qui servit à mettre en mesure et à balancer rythmiquememt
-les dires de Sarigue, de Madame Truphot, de Boutorgne et du comte
-de Fourcamadan dont l’intellect respectif, surexcité par la bonne
-chère, butinait avec acharnement le sens caché des faits du jour, la
-conversation vint se fixer sur la guerre de Chine, qui déroulait alors
-ses péripéties les plus corsées.
-
-Cette fois Truculor s’était installé de lui-même dans le bien-penser
-et le bien-parler. Il se mit donc à réciter, sur les cordes basses
-de son violoncelle pectoral, un prochain article qu’il destinait à
-son journal, pour appuyer le ministère à qui quelques dissidents de
-la gauche reprochaient d’avoir engagé en Extrême-Orient une campagne
-suscitée par les brigandages des missionnaires.
-
-—Messieurs, il faut avoir la loyauté de le reconnaître, les Chinois ne
-sont pas intéressants. Ce peuple abruti d’opium ignore le courage. Que
-penser, en effet, de trois cents millions d’individus qui se laissent
-mettre à la raison par un corps expéditionnaire d’à peine cinquante
-mille baïonnettes? Il suffirait, n’est ce pas? à ces inconcevables
-fourmilières humaines, de lever les bras, pour que l’air jusque-là
-placide, déchaîné tout à coup en ouragan par ce simple geste,
-balayât dans la mer les troupes que leur a dépêchées l’Europe dans
-un effort parcimonieux. Eh bien! Ils assistent à la chose indolents
-et apathiques, se contentant de geindre très fort, parce qu’on
-les pille et les extermine un peu. C’est un peuple figé, désormais
-incapable d’apporter sa contribution à l’effort et au travail du
-Monde en gestation de Progrès. Si on leur prend leurs ivoires, leurs
-soies, leur or et leurs fourrures rares, c’est, en somme, la revanche
-de la Civilisation sur la Barbarie, c’est la juste vengeance tirée
-par l’occident, après bien des siècles, des effroyables chevauchées
-de Tamerlan ou de Gengis. D’ailleurs, qu’ont fait des Chinois depuis
-douze cents ans? Où donc est leur science et de quelle culture moderne
-ont-ils témoigné en face de l’Europe en progression constante? Ce que
-les armées congrégées de cette dernière viennent d’accomplir, ce n’est,
-à bien y réfléchir, que ce que nous rêvons tous de voir se réaliser en
-faveur du prolétariat et au détriment de la Bourgeoisie régnante, c’est
-l’expropriation, la dépossession d’une race fainéante par une humanité
-laborieuse et féconde...
-
-Ici il prit un temps, debout comme s’il conférenciait, esquissa
-au-dessus des convives un geste large de sa main arrondie en forme
-de conque, puis il acheva, se rasseyant et légitimant dans son
-inconscience la férocité de la classe capitaliste actuelle désireuse de
-triompher malgré tout.
-
-—Nul ne mérite de vivre, au surplus, qui n’a le courage de se défendre.
-
-Une stupeur régna; des pommettes rubescentes pâlirent d’étonnement,
-car cette thèse dans la bouche de Truculor déroutait toute la tablée.
-Mais la Truplot, respectueuse du lustre de son ténor, applaudissait et,
-du coup, s’y croyant autorisée par une aussi illustre obédience, elle
-lâchait, en phrases ineptes, et en éructant à demi, sous la poussée des
-vins, tout ce que sa langue pâteuse lui permettait de débonder d’un
-nationalisme longtemps réfréné.
-
-—Oui oui! on devrait les égorger jusqu’au dernier. La cause de l’Église
-est toujours juste, et il faut que le colonel Marchand revienne de
-là-bas empereur.. D’abord, ce sont des païens, et puis ces misérables
-méprisent les femmes et crachent sur les crucifix....
-
-—Envoyons-leur Gallifet, avec pleins pouvoirs, appuya son amant.
-
-—La _fêlure_! se dit Honved, en se rappelant la thèse de la pièce
-qu’il chérissait, en pensée, depuis longtemps déjà. Oui, Truculor
-vérifiait le caractère, s’identifiait même, de surprenante façon, à
-un des personnages qu’il avait déjà configuré mentalement. L’auteur
-dramatique, dans ces trois actes projetés, voulait offrir une
-explication aux désolantes attitudes, aux comportements imbéciles
-dont sont coutumiers les gens notoires de cette époque, réputés,
-cependant, pour être doués de quelque phosphorescence d’entendement.
-Quand une race en est à la sénilité, quand le bétail humain qui a
-trop vécu s’agite, sans pouvoir brouter autre chose que les chardons
-de la sottise, la Nature suscite alors quelques individus dont la
-fonction est d’éliminer la dernière réserve de vaillantise morale, la
-dernière parcelle d’intelligence qui peuvent lui rester. Il n’est pas
-besoin, pour adopter ce postulat, de croire à une prédestination, ni
-de concéder à la Fatalité; le monde n’étant qu’une Volonté, comme les
-philosophes matérialistes l’ont démontré. Or la Nature se sert de ces
-hommes pour précipiter la déliquescence, pour aider à la désagrégation
-finale de l’esprit de cette race: elle leur fait à proprement parler
-tenir le rôle de ptomaïnes de décadence, tels ces ferments qui se
-mettent dans les corps déjà putréfiés. Par ailleurs, pour qu’ils aient
-pouvoir sur la masse, elle a fait d’eux des niveaux d’eau parfaits,
-destinés à déterminer exactement la ligne d’horizon, la parallèle basse
-nécessaire à l’optique du restant de leurs semblables. Or, elle les a
-frêtés d’une eau opaque de bêtise cynique, en laquelle, seulement, elle
-a glissé, pour la réalisation de ses mystérieux desseins, la petite
-bulle d’air, la petite spiritualité d’un discutable talent. Remuez le
-niveau d’eau: la molécule gazeuse va chavirer et se démener ensuite,
-sans pouvoir se fixer de façon stable. Et il faudra des circonstances
-particulières, une précision de manœuvre infinie, que le moindre
-heurt vient infirmer, pour que la bulle d’air se maintienne au centre
-parfait, bien en vue. Ne les faites pas agir sans précautions, sans
-préméditation, alors qu’ils ne sont pas en _représentation voulue et
-concertée_, car le petit globule s’affolera et se perdra alors dans
-la masse liquide. Seuls les doigts de géomètre du Destin auront le
-pouvoir de le replacer de ci, de là, par à coups, au point voulu, après
-cinq ou six mille oscillations fausses. L’avare Nature, sans doute,
-en paraissant les favoriser d’un quelconque côté, s’était acharnée
-sur eux, avait fait payer cher à ces cervelles pseudo-reluisantes
-tout le faux lustre dont elles se réclamaient. Elle semblait avoir
-rageusement fissuré la calotte cranienne qui servait de récipient à
-ces méninges glorieuses, laissant, par la fêlure, fuir le meilleur de
-l’intelligence. Et, en vertu de cette loi d’équilibre qui est sa règle
-primordiale, elle les avait dotés d’extravagants travers, leur rendant
-toute pondération impossible—pour balancer ce qu’elle croyait leur
-avoir donné.
-
-Honved rabrouait vivement le personnage.
-
-—Monsieur Truculor, je ne sache pas que le courage militaire puisse
-jamais être tenu pour le véritable criterium de la valeur d’un peuple.
-Les nègres du Dahomey, fusillés et mitraillés à distance par les
-effroyables engins modernes, sont venus mourir, dans plusieurs combats,
-emportés par une furia magnifique, sous les pieds mêmes de nos soldats;
-témoignant ainsi d’une des plus belles ardeurs guerrières qu’on ait
-jamais vues. Oseriez-vous en inférer que cette race était supérieure? A
-l’encontre de ce que vous venez de nous dire, le degré de civilisation
-et d’affinement d’un peuple se mesure à la haine qu’il nourrit des
-choses de la guerre. N’importe quelle brute militaire, un reitre de
-l’infanterie allemande, un lansquenet de Wallenstein, par exemple, avec
-une balle mâchée dans son mousquet, aurait toujours eu raison d’un
-Spinoza qui répugnait à se défendre ou ne savait pas combattre. Or,
-quelle que soit votre mésestime pour les maîtres que vous enseignâtes
-jadis... continua Honved en faisant allusion à l’ancien professorat
-de Truculor, vous ne sauriez soutenir décemment que le reitre est
-d’une humanité plus avantageuse que celle du Juif sublime qui écrivit
-l’Ethique...
-
-Truculor mal en point et congestionné, la face vultueuse, désignait du
-doigt une ampoule électrique incluse en un surtout de fausse argenterie
-garni de lilas, d’œillets et de roses pâles, à qui la chaleur de la
-salle infusait une dolente chlorose. Il persévérait.
-
-—Les Chinois n’ont cependant pas inventé cela.
-
-—Non, comme vous le dites, ils n’ont point découvert la flamme
-électrique. Mais, faut-il le rappeler à un ancien professeur de la
-Sagesse? la première méthode de raisonnement rigoureux et scientifique
-était dans l’Inde avec Kapila, et par conséquent en Chine, dix siècles
-avant que la Grèce, elle même, possédât une philosophie. Il est plus
-que probable que cette dernière a pris aux hommes de race jaune, le
-raisonnement par deux propositions, l’enthymème dont je vous parle,
-qui plus tard, à son tour, mit au monde le Syllogisme, véritable
-conquistador de toute réalité abstraite. C’est un peu, croyez moi,
-cette méthode d’induction et de démonstration—la plus haute que les
-hommes puissent connaître—qui a enfanté les procédés de recherche
-scientifique moderne et acheminé l’Occident à la découverte de ce que
-vous invoquez. D’un autre côté, la civilisation chinoise qui, après une
-durée ininterrompue de quatre mille ans subsiste toujours—fait sans
-précédent dans le Monde—la civilisation chinoise, qui n’a pas subi un
-arrêt de quinze siècles dans des ténèbres médiévales, fait preuve d’une
-force bien supérieure à la nôtre, puisqu’elle lui a résisté et ne s’est
-point laissé entamer. Elle vivra encore quand nous ne serons plus.
-Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que les Chinois s’habillaient de
-soies précieuses, vivaient parmi un idéal réalisé d’art et de beauté,
-avaient calculé la marche des astres, la rotation de la Terre, et
-vraisemblablement trouvé la boussole, alors que nous allions tout nus,
-que nous hurlions d’épouvante à l’apparition du moindre météore, et
-nous débattions enlizés jusqu’au cou dans la fange chrétienne.
-
-Mais Truculor, qui opérait sa retraite et espérait s’en tirer par une
-plaisanterie, ripostait dans un rire gras.
-
-—Ne dites donc pas de mal de Jésus, Monsieur Honved. En instituant le
-repos dominical, la fête du dimanche, le Christianisme n’a-t-il pas
-forcé une notable partie de l’humanité à changer de chemise au moins
-une fois par semaine? C’est toujours ça...
-
-Ici, une sorte de barrissement digne d’un animal antédiluvien fit se
-dresser toutes les têtes et suspendit les haleines. C’était Jacques
-Paraclet qui se déchaînait, prenait vent et, le poing tendu, dominait
-tous les convives d’un visage exsudant de négrier dont on déprise ou
-vilipende la cargaison. La soute aux invectives explosait.
-
-—La redoutable Face de Celui qui nous jugera tous, un prochain
-jour, m’est témoin, vociféra-t-il, que j’étais venu ici surchargé
-d’une insolite aménité, et que je m’étais juré, à moi-même, quelles
-que fussent la culminance de votre impudeur ou l’altitude de votre
-scurrilité, de ne jamais vider les arçons de la plus sereine
-indifférence. Par sept fois, sur les saints Évangiles, j’avais fait
-le serment d’assister, d’un œil invraisemblablement détaché, au cours
-sinueux, nonchalant ou frénétique de l’Orénoque, du _Meschacébé_ de
-sottise et d’infamie, dont vous avez, un à un et tour à tour, fendu
-les flots en hippopotames diligents. Les îles flottantes de votre
-niaiserie, où se balancent, comme les fleurs d’or dans la description
-de l’auteur _d’Atala_, les anaphrodisiaques nénufars de votre studieuse
-ignorance, auraient pu, devant moi, passer et repasser vingt fois, sans
-que j’eusse été pris, une seule minute, du désir de les sabouler au
-passage à l’aide des crocs de fer d’une solide controverse. Monsieur
-de Fourcamadan aurait pu continuer, en tout loisir, à évacuer ses
-petites historiettes excrémentielles, et nous enchaîner tous avec
-les câbles de guano desséché qui lui sortent de la bouche, comme les
-chaînes d’or au dieu de l’Éloquence, que je me serais bien gardé de
-déranger l’eurythmie de son discours. Un remords cuisant se fût même,
-sur l’heure, insinué en moi, ainsi qu’un bourreau tenace, si j’avais
-prié l’Africain, égorgeur de femmes, que je vois là-bas, d’aller
-restituer son derrière aux gardes-chiourmes invertis, qui prirent soin
-de sa personne, durant un lustre tout entier. Je n’ai même pas, vous me
-rendrez cette justice, favorisé d’une épithète l’épilepsie de monsieur
-Pharamond Robomir, collaborateur dichogame du _Pégase_, et qui paraît
-avoir permuté de sexe avec madame Dieulafoy. Oui, j’aurais opposé à
-vos dires une anesthésie d’indifférence semblable en tous points à
-celle qu’un individu saturé de chloroforme peut opposer au couteau des
-tortionnaires, oui, j’aurais tout enduré, même l’ocarina de mon voisin,
-si Monsieur Truculor ne s’était mis soudain à insulter le christianisme
-jugulé...
-
-Je ne veux pas connaître le degré d’apathie des Chinois et leur
-indigence d’ardeur belliqueuse me trouve sans indignation. Il suffit,
-pour me les rendre sympathiques, qu’ils aient été choisis par Dieu pour
-bien prouver au Monde que Son supplice et Sa crucifixion continuaient;
-il suffit qu’ils aient été élus par Sa volonté afin de Lui permettre,
-une fois de plus et au regard des hommes, de Se soûlerde douleur et
-d’effroi.
-
-Certes, ils font éclater aux yeux des plus incrédules la Divinité
-péremptoire, ceux-là, puisqu’ils ont permis à une torture toute
-fraîche et à une honte nouvelle, infligées à Jésus, par les monstrueux
-missionnaires de là-bas, de venir s’ajouter à celles qui n’avaient pas
-été prévues au Mont des Oliviers. Que les hommes jaunes incinèrent
-tout vifs, dilacèrent avec un art de tourmenteurs poussé jusqu’au
-génie, les innomables carcasses des soutaniers qui, chargés de
-répandre la Parole dans l’Empire du Milieu, ont pratiqué le vol
-et le banditisme, cambriolé les métaux précieux et les fourrures
-inestimables dans une maëstria dont les juifs eux-mêmes n’ont pas
-donné d’exemple à travers l’histoire, j’y applaudis des deux mains.
-Qu’ils aient intercis, en plusieurs quartiers et tronçons salés vifs,
-les rufians infâmes estampillés d’une croix; qu’ils aient donné des
-lavements d’huile bouillante aux brigands immondes qui créaient des
-comptoirs d’usure, faisaient escompter leurs chèques par les sœurs de
-Saint-Vincent-de-Paul, ouvraient, à l’usage de l’armée, des lupanars,
-des prostibules, à la caisse desquels l’évêque de Pékin, en chasuble,
-rendait la monnaie, je n’y saurais contredire, car ces Mongoloïdes de
-la rue du Bac transformaient le Fils de l’Homme en Dieu des assassins,
-et surchargeaient ses épaules d’un tel opprobre, qu’il se demande,
-peut-être, à l’heure actuelle, le Lamentable, si Sa Divinité sera
-suffisante pour Lui faire supporter le faix d’un pareil Himalaya de
-déréliction!
-
-Mais tant que l’inanition coutumière que m’ont impartie les multitudes
-contemporaines, par moi bafouées, n’aura pas à tout jamais congelé le
-sang de mes veines, nul ne se pourra vanter d’avoir, impunément devant
-moi, acclamé la force scélérate et vilipendé le Christ momentanément
-vaincu. Jamais je ne tolérerai, Monsieur le subversif, qu’on vienne
-excréter sur Lui des plaisanteries d’arrière-département.
-
-Qui êtes-vous donc vous autres, qui osez blasphémer la sublime
-parthénogénèse de l’Église chrétienne et la suite de confondants
-miracles poursuivie de façon ininterrompue à travers dix-neuf
-siècles? Oui qui êtes-vous? Que faites-vous? Pendant que les foules,
-crétinisées par vos théories, se lamentent au milieu des clameurs
-de leurs entrailles vides, alors que la détresse des asservis, qui
-n’espèrent plus en Dieu, semble avoir atteint, comme en ce moment,
-l’indépassable Solstice de la Famine, on vous voit rouler sous la table
-des plus sales ribotes bourgeoises et gravir, un à un, les différents
-échelons poissés de vomissures de l’échelle dite des Honneurs. Alors
-que le Golgotha n’a pu faire la justice sur la Terre, vous incitez les
-malheureux à escompter l’attendrissement des Assemblées délibérantes.
-En Officiant, en Sacerdote rétribué du Mensonge, vous maniez même la
-sonnette sous-présidentielle, qui vous sert à annoncer l’imminence du
-solécisme, comme elle sert à l’humble prêtre à annoncer l’imminence
-de la divine Transsubstantiation. Dès que l’un de vous a soutiré une
-parcelle de pouvoir, est devenu ministre, comme Millerand pour avoir
-vendu son parti à 30 deniers, vous accourez tous, tel un essaim de
-mâchebrans sur une _chose_ diffamée. La bouche pleine, avec le jus
-des viandes, l’or ou le sang des vins généreux, qui ruissellent à vos
-commissures, vous bâfrez alors, en des voracités de cynopithèques, tout
-en flatulant devant le Peuple, une fois de plus trompé, qui sanglote
-de désespoir à vos pieds vaporants. Et quand les lebels, comme à la
-Martinique et à Chalon, partent sur la Foule, vous rotez si fort, dans
-votre indigestion, Messieurs de la Postiche socialiste, que vous en
-arrivez à couvrir le bruit des fusillades!...
-
-Semblables en tous points aux requins qui, dans les mers chaudes
-suivent le bateau, le steam-boat, et avalent au passage les bouteilles
-vides, les boîtes de fer-blanc et les vieilles bottes qu’on leur jette
-par dessus bord, on vous a vu suivre, avec les socialistes de votre
-bande, le galion bourgeois et engouffrer à la volée tous les détritus,
-toutes les déjections de pouvoir et d’argent, que la ripaille sociale
-voulait bien vous décerner.
-
-C’est vous, les repus du Collectivisme, vous, les victimaires adipeux
-de vos propres fidèles, qui martelez sournoisement du talon les faces
-vertes des damnés de l’enfer social, quand ceux-ci, mutilés dans
-leur énergie et les poignets coupés, s’efforcent de faire sauter les
-barreaux de leur ergastule, en s’y accrochant avec leurs gencives
-décharnées et saigneuses dont les convulsions du désespoir et de la
-faim ont au préalable fait sauter toutes les dents..... Vous êtes les
-Belphégors de l’abjection, et si vous aviez une âme, il conviendrait
-de se précipiter sur elle et de l’exterminer avec des pelles à m....
-e!.....
-
-Oui, les fulgurances jaillies de la conjonction de deux soleils ne
-réussiraient pas à éclairer, à purifier l’opacité pestilente de votre
-intellect, où s’entasse chaque jour le guano de vos pensées et de vos
-innomables concupiscences!
-
-Vous avez tous les vices des satisfaits sans en avoir la souplesse
-cynique. Pour ce que vos mères ont été cuisinières au fond des
-provinces, il n’est pas un infâme poëlon, où mitonne le plus sordide
-ragoût, la plus nidoreuse des nourritures bourgeoises, que vous ne
-rêviez de torcher de vos langues frénétiques, de vos langues de
-révolutionnaires, _que vous avez transformées en suppositoires_ à
-l’usage des puissants et des rois. Et par dessus tout vous nourrissez
-la haine implacable de l’art dont la seule vue vous plonge dans les
-exaspérations forcenées. Pas un artiste, pas un écrivain capable de
-sauver par la magie de la forme l’exécration du fond ne collabore à vos
-journaux. Avec plus d’acharnement que les assouvis qu’on a vus parfois
-aimer la littérature et tolérer les hommes libres, vous enfoncez,
-de vos propres mains, le bâillon et la poire d’angoisse à quiconque
-refuse de s’asservir sous la discipline de caporal poméranien qui est
-celle de votre parti. Les sept Géhennes de la Misère, les _in pace_
-de la faim attendent le malheureux, qui ayant donné un moment dans
-vos insanes théories, et précipité dans une syncope d’épouvante pour
-vous avoir approché, s’est, par la suite, enfui au loin, en hurlant de
-terreur dans la nuit pitoyable, dans la ténèbre impuissante à calmer
-les hoquets de son âme en la tamponnant de lénifiant silence ou en lui
-dérobant votre squalidité!.....
-
-Tueurs de Dieu! disait le moyen-âge pour exprimer l’horreur ultime
-du crime humain, tueurs d’artistes! pourrions-nous vous crier à la
-face pour formuler à notre tour le suprême coefficient des vindictes
-humaines. Oui, tueurs d’artistes que vous êtes, vous vous mettez à
-dix mille pour exterminer un pauvre être brûlé par le feu sacré. Des
-multitudes, qui n’ont jamais connu d’autre prurit que le délirium, le
-satyriasis de l’ordure, surgissent, suscitées par vous, afin de se
-précipiter au pourchas du Prédestiné, du Douloureux, dont le cœur tordu
-de spasmes acclame, comme le mien, une Beauté et une Justice que vous
-ne connaîtrez jamais. Et il faudra vingt siècles, peut-être, avant que
-la petite flamme que vous avez éteinte se rallume à nouveau dans un
-cœur d’homme!
-
-Mais ne vous hâtez pas trop d’incliner à l’optimisme et d’entonner dans
-vos lutrins le cantique d’allégresse. L’opprobre de votre socialisme
-d’esclaves et de loups-cerviers jouisseurs n’est pas près de supplanter
-encore l’opprobre bourgeois qui lui dispute la scélératesse. La patine
-d’infamie dont vous prétendez revêtir le monde, comme l’émail d’un grès
-flammé, n’est pas cuite encore dans le four clandestin où vous rêvez de
-l’élaborer.....
-
-Recevez-moi, ajouta le pamphlétaire après une courte pause qui lui
-permit de renouveler son souffle et de dérailler en partie selon sa
-coutume, recevez de moi cette surprenante révélation. Quand, à la suite
-du trépas du Christ, les assises du Monde se soulevèrent d’effroi;
-quand les cieux craquèrent dans une épilepsie d’innomable terreur, Dieu
-dit à sa Création: Je rachèterai à nouveau la Terre, dès qu’entassés
-les uns sur les autres, les cadavres des Justes et des Purs, iniquement
-suppliciés par les hommes, formeront une pyramide d’une altitude égale
-à trente-trois fois celle du Golgotha: autant de fois le Golgotha que
-la chair de ma Chair et la Substance de mon Esprit avait d’années au
-moment de mourir. C’est pour cela que vous avez vu tant de saints
-courir au martyre, dans le moyen âge. C’est pour sauver à nouveau leurs
-semblables que tant de Bienheureux dans les premiers siècles, ont donné
-leur vie. Eh bien, le saviez-vous? Il ne manque plus qu’un cadavre
-à l’épouvantable et rédimante pyramide, un Cadavre que l’on attend
-vainement depuis cent années, pendant lesquelles aucun cœur n’a eu le
-courage de s’immoler. Et ce cadavre c’est le mien; oui, j’ai décrété
-que je serais celui-là et Dieu que j’avais invoqué m’a répondu: je t’en
-donnerai le courage.
-
-Voilà pourquoi mon époque m’a fait panteler dans les plus inconvenables
-tourments, voilà pourquoi pas une heure de ma vie ne s’est écoulée
-sans que je fusse écartelé à vingt chevaux, voilà pourquoi le pal
-effroyable de l’injustice et de la faim a déchiré mes lombes emplies
-au préalable de plomb fondu. Car, vous entendez bien, je suis Celui
-qui couronnera enfin de son corps l’Alpe vertigineuse des glorieux
-suppliciés, je suis Celui dont l’Agonie sauvera l’Univers derechef.
-Je suis Celui dont la mort fera régner enfin la justice sur la terre
-apaisée. SI LE CHRIST ÉTAIT LE COMMENCEMENT, MOI JE SUIS LA FIN ET LE
-BUT.
-
-Et cela me donne le droit de vous dire que vous me trouverez toujours
-quand il s’agira de précipiter à l’égout, à la _cloaca maxima_, le
-portique boîteux, le fût de colonne vermoulu des Rostres d’où vous
-haranguez les plèbes à qui vous rêvez d’infuser les manies ergoteuses
-des _Petdeloups_ parvenus et le pus de vos propres veines. Je vous
-hais; je vous exècre si tragiquement que je sens des nervures d’acier
-s’enfoncer dans mon âme à votre seule apparition, et que je voudrais
-acquérir la frénésie dynamique des tremblements de terre pour vous
-balayer tous...
-
-_Expirantem transfixo pectore flammas_... comme Ajax dont la poitrine
-transpercée par la foudre vomissait la flamme; fussé-je moribond,
-j’étoufferai, sous une suprême clameur, vos coassements de batraciens
-imbriqués de pustules; je domestiquerai des tonnerres pour servir au
-plain chant de mes fureurs; je remmancherai au bout de ma plume le
-cyclone familier avec lequel, depuis vingt ans, j’ai pris coutume
-d’écrire!...
-
-Et quand vous m’aurez assassiné, entendez-moi bien, vous n’aurez point
-conquis la tranquillité. Vous en trouverez d’autres pour vous faire
-hurler à leur tour, pour vous tisonner avec le fer rougi de leurs
-malédictions. Car, ainsi que dans cet extraordinaire épisode de la
-guerre des Gaules, conté par Jules César, où un soldat du Brennus,
-embusqué dans un redan d’Avaricum, tenait tête tout seul à l’armée
-assiégeante, en lançant à découvert la tragule et la poix bouillante
-et qui, percé d’un trait parti d’un scorpion, fut remplacé par un
-second combattant, puis par un troisième... par un quatrième... et par
-d’autres toujours, se disputant jusqu’au soir le poste mortel; comme
-dans cet extraordinaire épisode où se révèle tout entière la sublime
-héroïcité de notre race, il se trouvera bien quelques fiers artistes,
-énergiquement décidés, eux aussi, à se repasser la javeline et le feu
-médique destinés à embêter la crapule jusqu’à la fin des temps...
-
-Jacques Paraclet, la face embuée de vapeur, reposa alors sur la table,
-comme il eût fait d’une lame régicide magnifiée pour avoir percé un
-tyran, l’inoffensif couteau de dessert qui lui avait servi à scander
-ses fracassantes périodes. Puis il promena une dernière fois le regard
-issu de son œil vairon sur Truculor qui, depuis dix minutes au moins,
-gisait écroulé sous cette lame de fond. La Truphot accablée qui, à deux
-ou trois reprises, s’était vainement efforcée de l’interrompre, se
-lamentait en des mots sans suite, et pleurait même en sourdine, rien
-qu’à penser au scandale dans lequel sombrait la fortune littéraire de
-son salon.
-
-Truculor, maintenant, se déterminait vers la porte.
-
-—Quand on invite des hyènes enragées, Madame, on prévient l’assistance,
-au préalable, laissait-il tomber d’une voix blanche dont la colère
-avait assourdi le métal. Et il disparut, cueillant son chapeau et
-son pardessus, au passage, dans l’antichambre, sans que la veuve de
-l’officier municipal ait eu le temps de le rejoindre pour lui offrir le
-tribut de son affliction.
-
-Honved riait aux larmes, amusé de l’événement, parfaitement assuré,
-d’ailleurs, de ce qui allait suivre. Boutorgne, l’homuncule, se
-disculpait hypocritement auprès de l’hôtesse.
-
-—Ah! si j’avais su, je ne vous aurais point prié de l’inviter...
-Le scélérat m’avait donné parole de se tenir tranquille... Quel
-misérable!... Voulez-vous que je le soufflette, ajoutait-il, après un
-temps, son torse court redressé en une pose bravache, et tremblant
-intérieurement qu’on lui donnât licence des voies de fait.
-
-Mais la veuve se tamponnait les orbites.
-
-—Non... non... pas ici... dehors... c’est assez d’esclandre pour ce
-soir, demain, si vous voulez.....
-
-Et Boutorgne concluait.
-
-—Je ne peux pourtant pas lui envoyer des témoins; on connaît ses idées
-là-dessus: il ne se bat jamais.
-
-—Mon cher, disait le comte de Fourcamadan à Siemans, c’est un rude
-goujat, mais il n’y a pas à dire, il a _chichité_ en beauté. Comme
-c’est dommage qu’il soit sans esprit, car vous l’avez entendu:
-il n’a pas fait un seul calembour. Il faudra que je lui en passe
-quelques-uns...
-
-Cependant, d’un geste impérieux, Jacques Paraclet avait fait signe à
-Madame Truphot, lui enjoignant de le suivre dans l’antichambre.
-
-—La malheureuse, ça va lui coûter cher, prophétisa Honved, tourné vers
-sa femme, en voyant la maîtresse de maison rengainer son navrement
-ainsi que ses mouchoirs, et suivre l’Emphatique comme fascinée.
-
-—Est-ce qu’ils vont mijoter une coucherie ensemble, questionna Sarigue,
-se décidant seulement à émerger de dessous la table où depuis le coup
-de boutoir du phénomène, coup de boutoir à lui décoché, qui avait
-dispersé sa bravoure et son esprit de répartie, il s’était mis en
-sûreté pour laisser passer le typhon.
-
-Tous les convives debout, en désordre, au milieu du salon dressèrent
-l’oreille, car après une accalmie de quelques minutes la voix de
-Jacques Paraclet s’enflait progressivement, dans le vestibule, pour de
-nouveau tonitruer.
-
-—Madame, ce matin même, quand m’est parvenue votre invitation, je me
-trouvais sans moyen d’y répondre. Un huissier, exempt de miséricorde,
-venait de saisir le dernier pantalon avouable que je ménageais depuis
-de longs mois déjà pour m’offrir au regard des personnes qui me
-veulent du bien. Cet homme impavide, qui aurait saisi avec la même
-ardeur l’unique vêtement du Crucifié, s’il avait vécu dans ces temps
-fabuleux et si le Procurateur, plus humain que nos magistrats pour les
-actuels délinquants, n’avait exonéré par avance le fils de Dieu des
-frais de son supplice; cet homme à panonceaux emporta donc, avec le
-haut-de-chausses susdit, un veston longanime qui ayant, par un miracle
-que je ne m’explique pas, conservé ses deux manches, un présumable col
-et le nombre de boutons exigibles, me permettait de me faire agréer
-encore, dans quelques maisons exemptes de décorum. Plus démuni de
-l’absolu nécessaire que Barrès, Hanotaux ou Saint-Georges de Bouhélier
-ne le sont de syntaxe ou de pudeur, je n’attendais plus qu’un miracle
-et, dans une prière, je me remis à Dieu du soin de l’accomplir pour
-ne pas décéder le jour même, faute d’aliments, puisque je ne pouvais
-songer à venir manger votre dîner. Mon Dieu, implorai-je, accréditez,
-une fois de plus encore et à mes propres yeux, la providentielle
-mission que vous me forcez d’accomplir ici-bas. L’inspiration ne tarda
-point, une langue de feu descendit sur moi: j’eus instantanément
-l’idée de me rendre aux Bains Deligny, dont le patron jadis fit de la
-mystique chrétienne avec Ernest Hello, et de solliciter, de son aide
-fraternelle, une immersion gratuite. Après m’être documenté pendant
-plus d’une heure sur la cagnosité et l’escafignon de mes congénères,
-la grâce divine opéra. J’arrêtai, au sortir de sa cabine, un fringant
-personnage de qui le lustre vétural et le plat visage—où la sottise
-était mitoyenne de la prétention—ne me permettaient pas de douter, une
-seule minute, que je ne me trouvasse devant un mortel dont l’unique
-fonction sur la terre consiste à culbuter des femmes, à jouer aux
-courses, et à lire les livres de Paul Bourget.
-
-—Monsieur, lui dis-je, à vous envisager, la conjecture s’impose:
-vous possédez évidemment deux cents pantalons, comme le comte Boni
-de Castellane, et pour le moins douze douzaines de jaquettes, comme
-M. Deschanel. Je vois même que vous portez monocle comme feu Félix
-Faure, l’académicien Costa de Beauregard, et que vous devez être plus
-bête encore, si la chose est possible, que ces bipèdes précités. Or,
-moi, je suis Jacques Paraclet dont il serait ridicule de penser que
-vous eussiez jamais entendu parler, Jacques Paraclet à qui Dieu a
-délégué le soin de préparer ses créatures, oublieuses de son Verbe,
-à l’acceptation sereine des plus imminentes catastrophes. Je suis à
-l’heure actuelle affligé, comme vous pouvez le voir, d’un complet que
-répudierait le moins snob des chemineaux et investi surérogatoirement
-par la plus douloureuse disette de numéraire. Comment osez-vous
-circuler aussi somptueusement alors que mon dénûment à moi, le
-Promulgateur du Très-Haut, tirerait des larmes à Job lui-même sur son
-fumier? Voudriez-vous, après m’avoir rencontré, après que je me fusse
-adressé à vous, voudriez-vous charger vos nuits sereines du remords de
-ne m’avoir point secouru, alors que Dieu vous a choisi parmi tous vos
-semblables afin de me prêter assistance, et qu’il m’envoie vers vous
-à la seconde d’inexprimable angoisse où je suis prêt de défaillir et
-d’abandonner la tâche qu’il m’a confiée? Pensez que vous pouvez mourir
-sur l’heure ou demain et comparaître devant Lui, pendant que du Trône
-de Justice tombera sur vous l’écrasante Parole: Pourquoi n’as-tu pas
-tendu à Jacques Paraclet une main fraternelle, pourquoi lui as-tu rendu
-désormais impossible l’Œuvre dont je l’avais chargé?
-
-Cet homme tremblait en m’écoutant, Madame.—Entrez là, me dit-il, en
-désignant sa cabine, je suis rédacteur au _Sillon_. J’ai lu votre
-_Imprécateur_. Et il troqua son caparaçon impressionnant contre ma
-défroque de trimardeur. Dois-je vous dire que, sous mes haillons, il
-partit transfiguré, la sottise de son faciès obnubilée pour toujours
-sous le rayonnement magique de l’archange vainqueur que Dieu, dont il
-venait de servir les desseins, avait fait de lui, immédiatement?
-
-Eh bien! Je viens de requérir de vous un service semblable poursuivait
-le Catholique dont la voix se haussait maintenant à un tumulte d’orage;
-je vous _somme_ d’accomplir à votre tour quelque chose d’équivalent à
-ce que ce scolopendre de sacristie a fait pour moi afin de me permettre
-de venir, ce soir, exterminer l’adipeux Mazeppa dont dix Ukraines de
-bêtise et d’impudeur n’auraient point ralenti le galop effréné. Demain,
-Madame, je serai jeté à la rue sur l’ordre du propriétaire du taudis
-qui me sert d’Alhambra. Demain, si toutefois auparavant le soleil, de
-dégoût, ne résilie pas son emploi, Jacques Paraclet sera sans asile et
-sans pain et la Parole de Dieu, se trouvera, de ce fait, abolie pour
-toujours. Pensez que vous seule pouvez présentement empêcher cette
-chose dont les anges pâlissent déjà d’épouvante, tout au fond des
-étoiles. Pensez que, vous seule, pouvez empêcher les cieux d’éclater
-d’indignation, et de s’émietter sur la terre pour étouffer tant de
-scélératesse. Quel compte aurez-vous à rendre un jour, si vous vous
-dérobez? Songez que si je demande à l’Inexorable Juge de vous faire
-trépasser sur l’heure, il m’exaucera incontinent en ce vœu dont vous
-reconnaîtrez vous-même la justesse et la légitimité. _J’ai le droit de
-considérer, moi, toute personne possédant cent sous comme me devant
-deux francs cinquante._ Madame, j’ai besoin de vingt-cinq louis...
-
-En entendant ces dernières paroles, Siemans jusque-là placide n’y put
-tenir. Il se précipita, fonça sans même prendre le temps, au passage,
-de soulever entièrement la portière qui, s’enroulant autour de lui,
-s’arracha et l’accompagna dans sa course, traînant à l’arrière de ses
-talons comme un manteau de théâtre. Quand il rejoignit la Truphot, il
-était trop tard: Jacques Paraclet était déjà sur le paillasson de la
-porte d’entrée, occupé à enfouir des billets de banque dans la poche de
-son veston et à les y tasser à grands coups de poing vainqueurs.
-
-Le Belge alors secoua furieusement sa maîtresse en lui jetant à la face
-d’épouvantables injures.
-
-—Pardonne-moi, Adolphe, implorait-elle, c’est un médium; certainement
-il m’aurait envoûtée... Déjà cela commençait à me chatouiller à
-l’occiput... tu sais bien les prodromes... il m’aurait fait mourir
-comme il m’en menaçait le misérable... Puisque depuis plus de dix
-ans nous faisons de l’occultisme ensemble, tu n’ignores pas qu’on ne
-plaisante point avec ces choses-là...
-
-Elle ne devait pas avouer le motif véritable qui l’avait fait déférer
-au tapage. Siemans la regarda bien en face, dans le blanc des yeux,
-haussa les épaules et revint vers les autres, toujours hors de lui.
-
-Il s’accrocha aux omoplates du comte de Fourcamadan avec qui il se
-sentait en pleine confiance; et dit, la bouche tordue, congestionné de
-colère.
-
-—Non, le croiriez-vous? elle a marché de quinze louis... ils ont dû
-prendre rendez-vous, sûrement elle a des _intentions_ sur lui...
-
-Le comte planta son annulaire aux trois bagues armoriées dans le creux
-stomacal de son interlocuteur, se dressa sur les pointes et répondit:
-
-—Quinze louis pour ce catholique, le Nonce ne lui prendrait pas plus
-cher.
-
-
-
-
-III
-
- Histrio!... cinœdus!...
-
-
-Le surlendemain, la plaie de ses quinze louis à peu près cicatrisée, la
-Truphot décida d’aller passer la soirée au _Cabaret des Nyctalopes_,
-rue Champollion, où Modeste Glaviot, un de ses invités ordinaires,
-devait venir débiter, sur les onze heures, un monologue inédit.
-La ruelle, qui n’aurait déparé aucun Ghetto, s’ouvrait étroite et
-noire entre la rue de la Sorbonne et celle des Écoles, marinant dans
-une pénombre digne du moyen-âge, et donnant asile à une dizaine de
-bouges où s’embusquaient des théories de souillasses contrôlées
-par le Dispensaire. Cela s’emplissait, dès la nuit tombée, de cris
-de ribaudes, de querelles d’étudiants ivres, s’engorgeait à chaque
-minute de groupes vociférants scholars, rapins ou ronds de cuir
-déchaînés, en quête des maléfices de Vénus, et que déversaient, à
-larges coulées, les quatre ou cinq portes d’un grand café-prostibule,
-incendiant la rue voisine de ses quinze mètres de façade. A gauche
-du boulevard Saint-Michel, tout un lacis de ruelles végètent ainsi,
-uniquement dévolues à la prostitution, s’embellissant, tous les matins,
-d’une extraordinaire floraison de démêlures tombées des taudions
-haut perchés. Le sol s’y trouve recouvert d’un macadam persistant,
-d’une asphalte tenace de feuilles de choux, de pelures d’oignons ou
-de pommes de terre, ponctué par plus, au plein des trottoirs, du
-cramoisi des vomissures expectorées par les prochains pontifes de
-la Toge ou du Scalpel qui, venus des départements pour s’emparer
-de la Licence ou du Doctorat, guérir ou juger leurs semblables,
-adoucissent, du mieux qu’ils peuvent, les affres de l’étude par de
-tumultueuses soulographies. Des murs lépreux filent droit vers le
-ciel, interminables, implacables et purulents, troués de lucarnes
-chassieuses, où, de temps en temps, un bras retroussé de fille brandit
-une cuvette. Les façades, ascensionnées par les tuyaux et les rigoles
-des conduites douteuses, qui canalisent les liquides de la vaisselle
-et de l’amour, exsudent des humidités roussâtres et bleuies, sous
-la teigne tenace des moisissures, et la rue s’encombre de filles se
-soulageant, troussées au ras des ruisseaux, cependant que du pavé monte
-un tumulte de cris, de propos obscènes, d’appels infâmes et d’immondes
-refrains, par quoi la Magistrature, le Corps médical, la Politique et
-le Barreau de l’avenir affirment la délicatesse de leur âme encore
-juvénile et de leur savoir-vivre bien parisien.
-
-Le _Cabaret des Nyctalopes_ était situé au commencement de la rue
-et faisait concurrence à deux ou trois autres qualifiés comme
-lui _artistiques_, et dont les devantures, placardées d’affiches
-polychromes, affriolaient le passant. C’était une salle étroite et
-longue, garnie de tables claudicantes et de chaises d’osier, aux murs
-revêtus d’andrinople, que magnifiaient, au-dessus de la cimaise, les
-profils pleins de gloire des poètes et chansonniers ayant avantagé
-l’endroit.
-
-Quand la Truphot et ses deux chevaliers-gardes, Siemans et Médéric
-Boutorgne, entrèrent, l’endroit était comble. Une épaisse
-fumée imprécisait les individus élaborés, pour la plupart, dans
-l’arrière-fond des provinces par les convulsions et les pénétrations
-légitimes des conjoints de la Bourgeoisie pondérée, et l’atmosphère
-fuligineuse faisait faloter, comme des ombres dansantes, les
-silhouettes des deux garçons occupés à décerner les glorias et les
-bocks. Le public féminin se composait uniquement de filles émanées des
-cafés voisins, venues là dans l’espoir d’une retape plus abondante
-et qui, vêtues de couleurs ophtalmiantes, s’interpellaient à chaque
-accalmie, fumaillant des cigarettes, tout en pratiquant le raccrochage
-oculaire avec un brio digne de louanges. Dès que l’histrion, debout
-près du piano, condescendait enfin au profitable silence, des jeunes
-hommes traversaient les rangées de chaises, venaient prendre la taille
-des prostituées, et d’une voix glorioleuse faisaient renouveler les
-consommations. Le couple alors s’embrassait, les mains aux genoux,
-débattait le prix de la coucherie; puis l’étudiant gonflé de l’orgueil
-si légitime d’un pareil succès auprès des femmes, paonnait devant
-l’assistance, se promettant, sans doute, de s’exercer ferme, durant
-la nuit qui allait suivre, en la science difficile d’amour dont
-profiterait plus tard, dans la petite ville, l’épouse à forte dot.
-
-Trois sièges restaient vacants près du piano et se trouvèrent dévolus
-à la Truphot et à ses compagnons. Un ténor vaguement gibbeux, debout
-sur la petite estrade, détaillait alors, d’une voix toulousaine,
-les émotions que faisait toujours naître en lui la vue d’une nommée
-_Juanita l’Andalouse_. L’auteur de la chose avait, de toute évidence,
-fait le possible pour ne pas laisser tomber en désuétude le romantisme
-que Victor Hugo avait prélevé sur l’Ibérie. Mais tout ce qu’on pouvait
-démêler de la romance permettait de croire que les sensations intenses,
-que le héros déclarait éprouver, paraissaient avoir leur siège non pas
-tant dans sa région cardiaque que dans ses rognons. Comme le chanteur
-avait longuement conjoui son public, il déserta, en saluant, après
-avoir été, sur l’injonction de l’introducteur des pîtres, gratifié d’un
-triple ban:
-
-—Un ban, pour notre ami Ventajoux, une, deux, trois...
-
-Le déchaînement des battoirs du public, une fois éteint, le bonisseur
-annonçait:
-
-—Cette fois, nous allons entendre notre camarade, mademoiselle Botzy,
-la sage-femme du Vatican...
-
-Une bordée de rires sanctionna l’esprit du régisseur, qui regagna son
-_demi_ avec un sourire modeste d’homme supérieur pour qui les suffrages
-de la foule sont sans importance et, depuis longtemps, ne comptent plus.
-
-Mademoiselle Botzy, une jeune personne strabite, coiffée en saule
-pleureur, au chanfrein de jument mélancolique, attaquait bravement
-l’air d’_Hérodiade_. Son organe, en se colletant avec les notes
-élevées, donna en moins de deux minutes à tout l’auditoire, la
-prescience de ce que peuvent être les derniers sons émis, là-bas, dans
-les Espagnes, par le malheureux qui subit le délicieux supplice du
-garrot. Cela ressemblait à des cris de vieille épicière qu’on étrangle,
-ou à des plaintes de belette en couches.
-
-Longtemps elle persévéra, remerciant chaque fois après les bravos d’une
-inclinaison de tête, qui exagérait encore le vagabondage de ses mèches
-rousses en irréductible sédition.
-
-Quand elle se fut résignée à l’exode, un pianiste, visiblement atteint
-de lumbago, se mit à molester le clavier de son instrument monocorde et
-lui extirpa des sons en belligérance vis-à-vis les uns des autres, que
-la plus conciliante harmonie s’était énergiquement refusée à bluter, et
-qu’il intitula pompeusement: _Marche hongroise_. Ce fut l’intermède.
-
-La chaleur de la salle se faisait plus intense, la fumée des pipes,
-que quelques éphèbes s’étaient décidés à sortir pour affirmer la
-solidité de leur estomac, semblait décourager le labeur obstiné des
-becs Auer luttant désespérément contre la demi-ténèbre envahissante.
-Des filles, surexcitées par les chatouilles et l’abus des _fines_,
-s’invectivaient en sourdine. Une grande maigre, efflanquée, à faciès
-de carlin, en interpellait une autre, énorme, aux indénombrables
-mentons, et lui criait:—Va donc, hé! avec ton _miché_ à dix-neuf sous!
-A quoi celle-ci répliquait:—Tais-toi, la môme sans ovaires! Oh! la,
-la, ta bouche, viande d’amphithéâtre! Le garçon réclamait l’argent
-des consommations.—Encore une demi-heure avant Modeste Glaviot, dit
-Médéric Boutorgne à la Truphot. Voulez-vous que nous sortions un peu?
-Mais celle-ci préféra rester; Ventajoux, le ténor toulousain, assis
-maintenant à côté d’une femme aux joues violettes et aux yeux éraillés
-malgré le maquillage, l’intéressait.
-
-A la reprise, un jouvenceau, vêtu de velours gris côtelé, le thorax
-prisonnier d’un gilet à la Robespierre en soie rouge coruscante,
-copieusement bijouté, au linge festonné et douteux, dont la science
-spéciale devait être très appréciée des muqueuses des dames présentes,
-à en juger par le murmure flatteur qui l’accueillit, se tourna vers le
-pupitre, fourragea un instant dans les partitions, ce qui lui permit de
-croupionner devant l’auditoire, et, de ses lèvres, où adhéraient encore
-des brindilles de tabac, laissa fluer une chanson exagérément absconse.
-
-Le triple ban auquel il avait droit, selon la coutume de la maison,
-ne s’était pas encore apaisé qu’il cédait la place à un autre aëde,
-hirsute, d’allure plutôt paupérique celui-là, qui exhiba sans modestie
-une extériorité de photographe avignonnais ou de pédicure forain.
-
-—Le fils naturel de l’archevêque de Paris et de l’Impératrice Eugénie,
-messieurs, proférait le Crozier de l’endroit.
-
-Phon-Phlug, tel était le nom de guerre de ce fils des muses, que sa
-redingote vétuste, passée par l’usage à l’encaustique irradiant,
-devait faire prendre dans les asiles de nuit où il fréquentait pour
-un professeur de danse ou de polonais sans clientèle, et que la seule
-apparition du peigne, ou l’imminence d’une saponification quelconque
-auraient précipité sans doute dans les fuites les plus vertigineuses
-ou l’anévrisme sans rémission. Il odorait l’alcool, d’ailleurs, avec
-autant d’ingénuité qu’un chèvrefeuille ses plus suaves parfums. Et,
-tout de suite, il conquit son public avec deux chansons où l’acte de
-la défécation, ses prodromes et sa finale, était envisagé sous toutes
-ses formes et avait avantageusement pris la place de la copulation, de
-ses prémisses et de sa résultante, centres obligatoires autour desquels
-évoluait avant lui toute chanson contemporaine digne d’attendrissement,
-de vogue et de respect. Plusieurs fois il fut rappelé, au milieu d’un
-fol enthousiasme.
-
-Avec Phon-Phlug on venait d’épuiser les numéros vulgaires, le lot des
-comparses. Maintenant le devant du piano appartenait à Abel Letriste.
-Ah! par exemple, pour raconter celui-là, pour évoquer ce grimacier
-sexagénaire, il y a pénurie d’adjectifs. Tout à coup, en effet, c’est
-sur le bas tréteau l’envol d’une redingote mesurée au kilomètre, une
-mimique de derviche-tourneur coiffé d’un décalitre à bords plats, dont
-les girations diffusent le vertigo dans l’entour immédiat. Une voix,
-montée de suite au fracas des trains express en collision, chante
-alors les joies bucoliques, met à jour l’âme du pastour languedocien
-rappelant ses bœufs dans la langue d’un Paul Dupont bruxellois!
-Ohé, mes bœufs! ohé, mes bœufs! et finalement affirme—allusion
-patriotique—«Qu’au bout du champ, le coq a chassé le corbeau!» Puis,
-de son larynx spasmodique surgit une haleine alliacée, qui ventile la
-salle et suffirait à elle seule à éteindre, d’un coup, tous les phares
-de la côte atlantique.
-
-On escaladait présentement les paliers successifs de la Beauté.
-
-Un petit homme châtain, Pierre Volet, à la voix fluette et à la
-coiffure fignolée, qui lui succéda, débagoulinait une vaseline
-sentimentale, une pommade à la rose suiffeuse et rancie dans laquelle
-paradait, de ci, de là, le cheveu errant du solécisme:
-
- Vous êtes si jolie,
- O mon bel ange blond,
- Que ma lèvre ravie
- En touchant votre front
- Semble perdre la vie...i...i...i...ie...
-
-Il flûtait la chose d’un timbre inspiré, graissé de fadeur niaise, la
-bouche arrondie en orifice de volaille et cela détraquait, saccageait
-la Truphot non moins que les femmes de l’endroit qui, en sortant de
-là, allaient évidemment, dans l’hiatus du sexe, devenir mégalomanes...
-_submittat asello_... comme dit le satirique.
-
-Toute l’assistance reprenait la finale, les filles accrochées au cou
-des hommes, la veuve accolant de son genou la rotule de Boutorgne,
-cependant que Siemans acquérait la chanson des mains du bonisseur pour
-l’interpréter, le lendemain, sur l’ocarina. Et il fallut que Pierre
-Volet mirlitonnât encore trois inepties du même ordre, notamment: _Un
-poète m’a dit qu’il était une étoile_, pour que la salle consentît à le
-laisser s’expédier vers le fiacre qui devait le convoyer à Montmartre
-où il chantait à onze heures, car il était très couru. Enfin, avec
-Xavier Largentière, un athlète timide à la face rosissante de bon
-géant, qui vint chanter _Le Coucher de Soleil_, de beaux alexandrins,
-propulsés par le buccin en émoi d’une voix puissante faisant fracasser
-la mitraille des rimes, s’envolèrent, consolateurs de toute la bêtise
-précédente.
-
- C’est le dernier éclat d’un somptueux génie....
- C’est l’angoisse d’un dieu, que le trépas atteint.....
-
-—Cinq minutes d’entr’acte et nous entendrons Modeste Glaviot, le
-célèbre auteur des _Merdiloques du déshérité_, cria le directeur de la
-scène.
-
-On ouvrait les portes pour aérer un peu la salle et ne pas laisser
-détériorer les précieuses bronches de Modeste Glaviot par un air où,
-positivement, la puanteur devenait pondérable. Désormais Médéric
-Boutorgne était décidé; il coucherait avec la Truphot au premier soir.
-Ah! certes, ce n’était pas par débordement libidineux qu’il consentait
-à la chose; on ne pouvait pas espérer de la veuve des nuits dignes de
-l’antique Babylone, mais enfin, cela serait toujours plus rémunérateur
-que la littérature. Ainsi, il gagnerait loyalement la pension qu’elle
-lui avait fait entrevoir et qu’il ne pouvait plus espérer, puisqu’il
-avait raté Madame Honved. D’ailleurs, s’il parvenait à supplanter
-Siemans, sa situation serait assise pour toujours, car il irait jusqu’à
-épouser la veuve s’il le fallait. Alors, avant peu, grâce à l’argent
-qui permettrait de traiter somptueusement quelques confrères choisis
-ou de lancer un journal, il deviendrait lui aussi un auteur notoire et
-coté. La fortune seule rend possible la réclame, et la réclame bien
-entendue, c’est la gloire; le public étant trop bête pour, lorsqu’on
-lui répète sans lassitude qu’un écrivain a du talent, se rendre compte
-par lui-même du contraire. Abrutie par tous les _navets_ qu’on lui
-a appris à respecter, hystériée chaque matin par une centaine de
-scribomanes, comment voulez-vous que la foule soit en possession d’un
-procédé d’analyse quelconque? Cucufort a du génie, Nétronchin est un
-nouveau Balzac, Pilivert est le premier styliste de l’heure actuelle,
-clament les tartiniers des journaux d’affaires, et l’imbécile qui
-pour rien au monde ne manquerait de faire débuter sa journée par la
-palpitante lecture du _Premier-Paris_, du _Bulletin politique_ ou des
-_Faits-divers_, tombe immédiatement en syncope admirative lorsqu’il lui
-arrive d’accoster la signature de ces _prosifères_ fameux.
-
-—J’ai du talent, certes, mais quand bien même je n’en aurais pas
-plus que Monsieur de Montesquiou, rien ne peut m’empêcher de devenir
-glorieux et d’esbrouffer mon époque comme lui, si j’ai enfin de
-l’argent, se disait Médéric Boutorgne qui avait trop fréquenté le
-_Napolitain_ pour ignorer que le retentissement d’un individu n’a rien
-à voir, dans la plupart des cas, avec la luminosité de son cerveau.
-
-Il savait, d’ailleurs, que pour réussir très jeune dans la Littérature,
-trois choses sont nécessaires: posséder un _suit_ de chez Masclet,
-un divan «profond comme un tombeau» et besogner ferme les femmes de
-cinquante ans. Il était en bonne voie: une partie de ces conditions
-était déjà acquise pour lui.
-
-Un susurrement flatteur accueillit Modeste Glaviot à son entrée.
-Les femmes présentes, avachies sur leurs chaises, se redressèrent,
-abandonnant à peu près toutes la conversation désormais négligeable
-de leurs _michés_. Incontinent, elles minaudèrent, en des poses
-avantageuses, dans l’espoir d’être chacune remarquées par le pître
-sensationnel. La femme, en général, de quelque milieu qu’on la prélève,
-garde au plus profond de son viscère affectif le culte d’une Trinité
-sainte pour elle, l’impérissable inclination pour le _Soutanier_, le
-_Grimacier_ et l’_Officier_. La seule haine qu’elle nourrisse de façon
-définitive, une haine capable de la porter aux pires excès est celle de
-l’Intelligence. Modeste Glaviot était donc au mieux avec ces dames. Et
-il leur adressa, avant de palabrer, un sourire circulaire et insistant,
-clignant de l’œil au profit de quelques-unes d’entre elles: ce dont
-celles-ci se montrèrent très fières et prirent prétexte pour mépriser,
-de l’attitude, celles qui n’avaient pas été pareillement favorisées.
-
-Modeste Glaviot était grand, très grand, avec un teint de panari pas
-mûr et une tête élégiaque de Pranzini sans ouvrage. Les épaules
-étroites chutant en pente de toit, il se composait parfois, pour
-varier son personnage, un air abstrait et dolent de barde de mauvais
-lieu, un extérieur de satanique de petite ville, aux cheveux partagés
-d’une raie, à la viande émaciée, qui affole, à l’ordinaire, les
-sous-préfètes en ménopause, et précipite à la faillite les supérieures
-de maisons-chaudes qu’ont épargnées jusque-là les charmes transcendants
-des sous-officiers rengagés.
-
-Ce sordide _grimacier_ des plus basses farces atellanes avait vécu
-longtemps dans les milieux réfractaires, et, un beau jour, la tentation
-lui était venue de jaculer, lui aussi, une déjection nouvelle sur la
-face du Pauvre, du Grelottant et de l’Affamé, sur lequel il est de mode
-aujourd’hui, pour les pires requins, d’essuyer avec attendrissement
-les mucilages de leur nageoire caudale. La chose a été inventée,
-jadis, par Jean Richepin, qui chanta «les Gueux» et qui riche depuis,
-pourvu de tout ce que l’aise bourgeoise peut conférer d’abjection à
-l’artiste parvenu, fit condamner, il n’y a pas deux ans, un malheureux
-chemineau qui s’était hasardé à éprouver la sincérité du Maître en
-cambriolant son poulailler. Six mois de prison enseignèrent à ce
-pauvre diable qu’on peut chanter, en alexandrins monnayables, la
-liberté farouche, la flibuste pittoresque et les menues rapines _des
-outlaws_ et trouver intolérables ces sortes de comportements lorsqu’il
-leur arrive d’attenter à une personnelle propriété acquise à force de
-génie. Il faut avoir, en effet, l’âme ingénue d’un trimardeur pour
-s’imaginer une seule minute que la largeur d’esprit d’un écrivain comme
-l’auteur _des Blasphèmes_, s’amusera de cette facétie et trouvera
-spirituel le chapardage, qui se conforme à un de ses hexamètres,
-et le prive indûment d’un couple de pintades. De Jean Richepin le
-«truc» passa à Bruant, qui le condimenta d’un piment adventice et s’en
-enrichit de même. Celui-là insultait, vilipendait les bourgeois, leur
-envoyant, pour ainsi dire, des coups de soulier dans les naseaux, à
-leur entrée dans son bouge; souillant leurs femelles d’épouvantables
-injures. Et les bourgeois béats en redemandaient, ne trouvant jamais
-les bocks assez chers ni l’injure assez excrémentielle. Ils avaient
-donc une personnalité quelconque puisqu’on se donnait la peine de les
-injurier! Jusque-là ils ne se croyaient pas en pouvoir d’attirer ou
-de détourner l’attention de qui que ce fût. Et voilà qu’on prenait la
-peine de les obsécrer individuellement. Avant l’histrion aux bottes de
-terrassier, ils n’étaient assurés que d’une chose: leur propre néant,
-et il se trouvait quelqu’un maintenant pour leur concéder la réalité
-de l’état humain. On m’abomine, on me couvre d’immondices; _donc je
-suis!_ répétaient-ils orgueilleux et consolés. Les salons, les grands
-cercles se vidaient, les théâtres, les music-halls, les lupanars ne
-faisaient plus d’argent, le Tout Paris, reluisant et sensationnel,
-s’engouffrait, le soir, dans la salle du boulevard Rochechouart. Les
-hommes auraient donné jusqu’à leur dernier louis, les femmes auraient
-jeté leurs bijoux, pour être encore et toujours lubrifiés par ce jet
-cinglant d’ordures. Après cinq ou six ans d’exercice, après avoir
-chanté le souteneur et la fille, le purotin et la syphilis, le surin,
-le chancre et l’alcool, après avoir enfoncé de force jusqu’aux yeux la
-tête du bourgeois dans le jus du bubon social, le tenancier du beuglant
-s’était retiré dans la châtellenie qu’il avait acquise avec l’argent
-des satisfaits, venus chez lui pour se rouler dans l’odeur de sentine,
-dans le fumet de bagne ou de dépotoir, après lesquels soupirait leur
-âme nostalgique de gens comme il faut. Et, maintenant, il se vantait
-que pas un bourgeois n’était plus dur que lui pour les pauvres. L’année
-précédente, il avait fait condamner trente-deux paysans pour braconnage
-et, tel un seigneur de l’ancien régime ou un actuel baron juif, il
-venait de donner, à ses gardes-chasse, l’ordre de tirer impitoyablement
-sur ceux qui assassineraient ses lapins!
-
-Parallèlement à celui-là, nous eûmes aussi Séverine, dite le Puits
-Artésien de l’attendrissement, le Geyser lacrymal, qui déversa dans
-le journalisme, pendant quinze ans, les fleurs blanches de ses
-paupières et submergea les gazettes de plus de liquide larmiteux que la
-catastrophe de Bouzey ne déversa d’ondes implacables sur un département
-tout entier. Séverine conjuguée par Poidebard, qui approvisionna les
-_gens de bien_, les salons pitoyables et le bazar de la Charité de
-phrases toutes faites sur le Pauvre. Séverine, boulangiste et théiste,
-qui, à détailler les affres du loqueteux nourricier, gagnait en un
-mois plus d’argent que Stendhal n’en gagna durant toute sa vie, et qui
-dégoûta du Socialisme encore plus que Truculor.
-
-Modeste Glaviot avait pris la suite pour assurer la pérennité de la
-vogue et ne pas laisser choir dans le discrédit les _Chansonniers
-montmartrois_.
-
-Chaque époque a eu son épilepsie de crétinisme ou son lot de
-catastrophes. Le moyen âge a eu l’an mil, la querelle des «Universaux»,
-la peste noire et Jeanne d’Arc. Les temps modernes ont innové le
-mal que Ricord n’a pu réduire; ils ont eu les Jésuites, le Concile
-de Trente, Louis XIV et le Putanat légiférant de son successeur.
-L’Époque contemporaine se trouva embellie par l’égorgeur corse, le
-père Loriquet, le Romantisme, le Choléra morbus, Monsieur Thiers et le
-somnambule du 2 décembre. Le second Empire nous a conditionné Dupanloup
-et Gallifet, le Mexique et Morny, la Montijo, Cassagnac et 1870. La
-Troisième République vit prospérer Mac-Mahon, vaincu à Sedan mais
-vainqueur au Père-Lachaise; elle toléra Drumont, le Sâr Péladan et le
-Sacré-Cœur, fomenta la psychologie de Paul Bourget, le nationalisme et
-la cathédrale de Lourdes, mais ce qui appartient personnellement aux
-jours actuels et ravale à jamais ces successives horreurs, c’est, sans
-conteste possible, les cabarets montmartrois.
-
-Cela, c’est, à proprement parler, les accidents tertiaires de la
-Sottise, les gommes syphilitiques dans les méninges de Paris, la
-nécrose dernière du cerveau national. La chanson du père Hugo
-_Castibelza_, _l’homme à la carabine_, le célèbre _Avez-vous vu dans
-Barcelone_, de Musset, Béranger et sa _Grand’Mère_, Thérésa et sa
-_Femme à barbe_, Amiati et ses flatulences patriotiques, Paulus,
-lui-même, pourléchant de sa langue d’histrion punais le farcin
-boulangiste, étaient endurables, à la rigueur, à côté des chansonniers
-dits de «la Butte». Ceux-ci donneraient immédiatement à l’homme le plus
-sociable et le plus placide l’irréfrénable envie de changer de planète
-et de se faire naturaliser, sur l’heure, citoyen de Mars ou de Saturne,
-encore que dans ce dernier sphéroïde, qui a sept satellites, le nombre
-des individus, des poètes qui chantent la lune doit être sept fois
-plus considérable qu’ici-bas et que la vie doit y être, par eux, rendue
-à peu près impossible.
-
-Le long d’un kilomètre de boulevard, les façades de leurs cabarets
-brasillent dès la nuit tombée et s’occupent à raccrocher diligemment
-le crétin désœuvré. C’est là qu’on élabore le tégument d’imbécillité
-qui, comme une lèpre squameuse s’élance, sur Paris. Il y en a pour
-tous les goûts; il y en a qui besognent dans le sentimental ou
-l’élégie, comme Pierre Volet, Edmond Teulet, qui perpètrent _Son
-Amant_, _Vous êtes si jolie_, les _Stances à Manon_, fournissant ainsi
-aux faiseuses d’anges périphériques le meilleur de leur clientèle.
-Comment voulez-vous, en effet, que résiste un pauvre _modillon_
-ou une _petite main_ ravagés au sortir de l’atelier par de telles
-harmonies? Un grand nombre d’entre eux se monopolisent dans l’esprit,
-à l’instar de Rivarol, et réhabilitent sans le savoir les macaques ou
-les cynécophales qui ne toléreraient pas une minute l’existence parmi
-eux d’individus d’aussi outrageante bêtise que par Monsieur Fursy par
-exemple. D’aucuns sont philosophiques à l’égal de Sully-Prudhomme
-dont la pensée prédomine, comme on sait, sur celle de Jamblique ou de
-Spinoza, et beaucoup découvrent la nature à l’imitation de Lucrèce ou
-de Monsieur de Bouhélier. Mais la totalité est patriote, antisémite et
-ultra-réactionnaire, vous le pensez bien. Le meilleur de leur profit
-consistant à pratiquer, moyennant rémunération, le fouissage des
-épouses délaissées ou des catins ayant du vague à l’âme, à force _de
-manger du blanc_, comme dit le peuple, ils sont devenus royalistes.
-Quand un vieillard bénévole a été abusé par les voyous de l’Œillet
-blanc, dont la mentalité et l’éducation seraient répudiées comme
-inférieures par les aborigènes de l’Oubanghi; quand le chef de l’État
-est tombé dans le traquenard à lui tendu par l’armorial qui, depuis
-que la Nation refuse de l’entretenir, ne vit plus que de baccara, de
-maquignonnage et de la prostitution de ses femmes ou de ses concubines,
-cela leur fournit un thème de plaisanteries que rien ne peut exterminer
-et que les vieux repasseront aux jeunes, sans découragement. Tant qu’on
-n’interdira pas à ces drôles de se servir des vocables français qu’ils
-transforment en un inénarrable brabançon, ils blagueront le nez des
-juifs, le chapeau de Monsieur Loubet, ou le chef hispide de Monsieur
-Pelletan sans jamais pouvoir trouver autre chose.
-
-De même que vous ne pouvez pas vous arrêter en Bretagne devant un
-éventaire de papetier sans mettre le nez sur un excrément versifié
-de Théodore Botrel, ce Cadoudal de la syntaxe en insurrection, qui
-lance contre la République les bataillons épais de ses barbarismes, il
-est impossible, à Paris, d’empêcher la contamination de vos oreilles
-par leurs insanités. Pourquoi n’édicte-t-on pas une loi spéciale, un
-règlement prophylactique? Oui, pourquoi ne ferait-on pas un délit du
-continuel _attentat à la mentalité publique_? Quiconque exhibe sa
-fesse sur le boulevard, et contrevient ainsi à la pudeur évidemment
-liliale et à la morale indéfectible de ses semblables, risque six mois
-de prison. Ces individus sont-ils donc moins coupables lorsqu’ils
-nous font voir, d’un bout de l’année à l’autre, les parties honteuses
-de leur entendement? En les tolérant avec une pareille bénignité, on
-forcera chaque citoyen, soucieux de propreté et d’antisepsie, à ne plus
-sortir qu’en traînant derrière soi un canon Maxim du dernier modèle,
-capable d’exterminer enfin cette engeance exécrable. Quelques-uns déjà,
-certes, se sont vus acculés à des extrémités pareilles. Et si Monsieur
-Cochefert, ex-chef de la Sûreté, avait eu pour un décime seulement de
-perspicacité, il n’aurait pas fait buisson creux dans l’affaire de
-l’homme coupé en morceaux, il y a deux ans: le cadavre intercis ne
-pouvant être, en effet, que celui d’un chansonnier montmartrois, qu’un
-malheureux, poussé à bout et plein d’une juste rage, s’était trouvé
-dans la nécessité de découper en rognures vengeresses, à peine plus
-grosses que des jonchets ou des «pommes paille».
-
-Modeste Glaviot s’était fait ce soir-là une tête adéquate à son
-boniment, une tête de Christ blennorrhagique. Et la suppuration de
-la pièce majeure des _Merdiloques du Déshérité_ fut en tous points
-louangeable. Cela sortit sans effort, fut évacué d’une voix pâle qui
-laissait écouler, comme une cholérine opiniâtre, les filaments séreux
-des octomètres réfractaires à toute prosodie.
-
- M.... v’là l’hiver, j’ai plus d’ribouis
- Nib de phalzar, mes arpions fument
- Sous la pluie. L’naz piss du cambouis
- M... j’suis à jeun d’puis la Commune.
-
-Pendant deux cents vers, cela continuait ainsi, praliné à chaque
-seconde par le mot de Cambronne. M. Huysmans reprochait jadis à
-Virgile de heurter à chaque hexamètre un dactyle contre un spondée;
-avec Modeste Glaviot, cet inconvénient de la métrique latine n’était
-point à redouter. A la chute du vers, l’_ultime soupir_ du dernier
-carré venait conjoindre le mot d’Ubu qui ouvrait le vers précédent.
-Car si Modeste Glaviot était un imparfait latiniste, il était, en
-revanche, un remarquable _latriniste_. Au siècle précédent, sa langue
-eût été capable de faire accourir tous les porte-cotons inoccupés de
-l’ancienne monarchie, désireux de ne pas perdre leur savoir-faire. Et
-après l’avoir ouï seulement trois minutes, un geste s’imposait: la main
-cherchait machinalement la ficelle du tout à l’égout, pour déterminer
-le déclanchement de la chasse d’eau. A force de prononcer le mot infâme
-sa bouche, d’ailleurs, en avait pris des hémorrhoïdes.
-
-Lui aussi disait son fait à la Société, travaillait pour la Révolution
-sainte. Il déversait tout cela sur le Pauvre qu’il enfouissait vivant
-dans cette poudrette verbale. Après avoir subi les affres de la faim
-qui, comme un épieu rougi, perfore les entrailles; après avoir enduré,
-depuis l’origine du monde, le gel qui, pareil à un bistouri, fouille
-les muscles ou rugine les os par les nuits des interminables hivers;
-après avoir cru à la pitié des Riches, au dévouement et à la sincérité
-des bateleurs ou des charlatans qui s’offraient pour le sauver,
-après avoir toléré la Charité, ce louche anesthésique de la Misère
-grâce à quoi, à travers les âges, on a pu pratiquer sur lui les plus
-douloureuses opérations sociales, le Pauvre devait endurer encore les
-lamentations de Modeste Glaviot.
-
-Avec lui ce n’était plus l’argot corrosif de Bruant, la _trouvaille_
-qui fige les moelles, la goutte de stupeur et d’effroi qui tombe, avec
-le terme, sur les nerfs de l’auditoire; non, c’était je ne sais quelle
-excrémentation, quel flux anal de glaires, de brais argotiques, un
-dévoiement de langue liquoreuse, qui n’arrivait point à se solidifier
-autour du noyau de cerise que formait le mot de Waterloo, revenant
-inexorablement pour ponctuer la chose. Le vocable éclatait, crevait
-infâme dans la stéarine aqueuse de cette forme, comme ces bulles de
-gaz qui viennent crever au ventre ballonné des chiens roulés par le
-fleuve, durant les nuits d’été. Et ce banquiste prétendait chanter la
-Misère humaine! Ce queue-rouge s’emparait du Famineux, de l’éternel
-spolié qui s’en va hurlant sa détresse et dont les râles d’agonie
-ont pour mission, ici-bas, de porter à son apogée la jouissance de
-l’assouvi, et il le rendait paterne et bafouilleux; puis à grands
-coups de poing sur les côtes squelettiques, il soutirait, pour ensuite
-les prolonger dans son public de filles, de bourgeois amorphes et
-d’imbéciles diplômés, les sonorités effroyables. Le thorax résonnant
-et vide de ceux qui meurent d’inanition, où les viscères affamés _se
-sont dévorés eux-mêmes_, servait à ce bobèche vaseux de tympanon et de
-grosse caisse—si on peut ainsi parler. Toute sa clientèle en digestion
-riait, s’ébrouait d’aise. Personne ne se levait, ne se précipitait
-paroxyste et déchaîné devant l’effroyable blasphème, pour faire justice
-du grimacier soufflant la malepeste de son âme au visage du Pauvre qui,
-quoi qu’on fasse «sera roi un jour», comme dit le Poète, après avoir
-lubrifié ce monde souillé sous les incendies forcenés d’une Jacquerie
-vengeresse qui, au passage, arracheront des bravos aux planètes moins
-infâmes que la nôtre—si toutefois il en existe.
-
-Naturellement, tous les trois vers, il évoquait Jésus, le fadasse
-bateleur dont les niaises dissertations, les blandices sentimentales
-et la morale de petit homme aimé des femmes ont pour toujours rivé
-les chaînes des malheureux. Et Jacques Paraclet n’avait pu résister
-récemment à l’envie de lui décerner le titre de _dernier poète
-catholique_. Cette sympathie se conçoit: après lui n’était-ce pas
-l’homme qui, le plus souvent, avait écrit le mot devant lequel se
-cabrent les typographes?
-
-—Comme il a du talent, et puis quel bel homme! exclamait la Truphot
-admirative.
-
-—C’est presque du génie, surenchérissait Boutorgne qui, bifurquant
-de suite, s’empressa d’ajouter, dans sa hâte de réussir: n’est-ce
-pas, dites, ce sera pour ce soir? Et, d’un air entendu, il clignait
-la paupière après s’être saisi des mains de la veuve, pendant que
-celle-ci, acquiesçante, lui tapotait les joues, d’une petite claque
-amicale, en disant:
-
-—Non, mais voyez-vous, le petit polisson!
-
-Siemans faisait semblant de ne rien entendre, ayant pour principe de ne
-jamais s’opposer aux frasques de la vieille qui devaient, pensait-il,
-hâter d’autant sa désagrégation finale. Il ne craignait nullement
-qu’elle lui échappât, rivée qu’elle était à lui par plusieurs années de
-coucheries et de sales juxtapositions d’épiderme. Il avait conservé,
-rue Pigalle, une petite chambre de 300 francs dont la Truphot payait le
-loyer, où il allait dormir quand elle s’offrait un extra. Toujours, il
-trouvait à point un prétexte pour se faire disparaître avec décence.
-Il est vrai que le lendemain il extorquait un ou deux louis en surplus
-de ses émoluments ordinaires: ce qui lui permettait, en ces sortes de
-circonstances, de _lever_ une femme au _Rat mort_ et de se décrasser un
-peu du contact de la vieille. Déjà, il était debout:
-
-—Ah! fichtre, il est onze heures et demie, et mon oncle de Schaerbeck
-qui arrive par le train de minuit cinq. Vous savez bien le télégramme
-reçu ce matin; je ne veux pas vous traîner avec moi à la gare du Nord;
-je file. Modeste Glaviot vous reconduira. Et il se mobilisa lourdement
-sur le dehors après avoir serré la main de l’histrion qui attaquait
-alors son deuxième _merdiloque_.
-
-Maintenant, Modeste Glaviot goûtait l’ovation triomphale, et affalé
-sur une chaise, devant la Truphot, il s’épongeait, exténué, paraissant
-succomber sous le poids fatal du génie.
-
-—Trois soliloques, chaque soir, cela me tue; désormais, je n’en dirai
-plus que deux.
-
-—Cher ami, vous avez été admirable, confondant, disait la veuve qui
-s’était emparée d’une de ses paumes.
-
-—Vous êtes dantesque; bien que je sache par cœur tous vos _soliloques_,
-bien que je possède à fond votre merveilleux hymnaire, chaque fois que
-je vous entends, cela me plonge dans un véritable spasme intellectuel,
-bafouillait Médéric Boutorgne, redressé et sentencieux.
-
-—Je vous quitte une minute... une seule minute, disait le bouffon, sans
-même remercier des boniments laudatifs.
-
-Et il alla se placer près de la porte, côte à côte avec le bonisseur,
-car le piano attaquait la marche finale et le public sortait.
-Lorsqu’une fille venait à passer près de lui, convoyée par son
-_miché_, il lui serrait la main, en l’interpellant de son prénom. Il
-les connaissait toutes. Souvent, il lui fallut se pencher, appréhendé
-lui-même, à la manche, par l’une d’entre elles. Il devait prendre des
-rendez-vous, car il répondait:
-
-—Non, pas demain, Fernande, je suis pris, je dis des vers en famille
-chez Claretie.
-
-—La semaine prochaine, c’est entendu, Rachel, je t’écrirai...
-
-—Eh! bien, Sarah, tu as plaqué ton Brésilien. On te trouve toujours
-entre quatre et sept, pas?
-
-—Tu peux compter sur moi, pour mardi, ma biche; non, pas mardi,
-mercredi, ce jour-là je dîne chez Léon Bloy, je t’ai dédié une pièce,
-tu sais...
-
-Il paraissait positivement ne rien ignorer de leur privé, ni de leurs
-amants. Et il griffonnait des notes, fiévreusement, sur un calepin, se
-défiant sans doute de sa mémoire. Mais, tout à coup, il secoua rudement
-une grande blonde qui le tenait par un bouton de sa redingote:
-
-—La barbe!... laisse-moi, Angèle, finies les amours avec toi, tu
-sais... depuis le permanganate...
-
-Puis il donna un coup de coude dans les flancs du nomenclateur.
-
-—Celle-là, comment s’appelle-t-elle? questionna-t-il, en désignant
-une belle fille, peu détériorée encore, aux cheveux de sombre acajou,
-aux bandeaux crespelés, dont le lustre vestimentaire et les joyaux de
-mauvais goût affirmaient la surabondance de clientèle, qui arrivait à
-sa hauteur au bras d’un élève du Val-de-Grâce.
-
-—Ah! mon vieux, c’est une nouvelle, je ne la connais pas.
-
-—Fais-la suivre par le garçon; il me faut son adresse demain...
-quarante sous pour Charles s’il m’indique son hôtel...
-
-Alors, satisfait, ayant ainsi rempli avec minutie les différentes
-charges de sa profession, il revint prendre la Truphot et Médéric
-Boutorgne, tout en nouant autour de son cou un foulard de soie
-noire destiné à préserver son inestimable larynx contre la fraîcheur
-sournoise de la nuit. On sortit et, dans le fiacre qui les véhiculait
-tous trois, Boutorgne surexcité par la pensée que cette soirée allait
-enfin marquer pour lui le premier effort, le premier raid vers la
-fortune, puisqu’il allait œuvrer sur la Truphot, Boutorgne commentait
-infatigablement le talent du _grimacier_ qui, trop loin du commun,
-insensible à ces basses louanges, remerciait à peine d’un léger signe
-de tête. La veuve, assise aux côtés de Glaviot, lui parlait à l’oreille
-et tous deux riaient de temps en temps, sur un mode discret, pendant
-que le gendelettre disert, accroché au strapontin, maintenait, avec
-difficulté, à chaque cahot de la voiture, l’équilibre de son discours
-et de son individu.
-
-Dix minutes plus tard, le pître et Madame Truphot cynique
-s’engouffraient de compagnie dans l’appartement de la rue d’Assas,
-après avoir refermé la porte au nez de Médéric Boutorgne, non sans
-l’avoir gratifié, au préalable, de deux vigoureuses poignées de main et
-d’effusions congédiales.
-
-—Au revoir, cher, et à demain. Merci encore de nous avoir accompagnés;
-avez-vous des allumettes pour redescendre?
-
-Et resté coi, sa poitrine de poulet menaçant d’éclater dans une
-hypertrophie de stupéfaction, Boutorgne adhérait au paillasson sans
-même pouvoir exprimer sa juste indignation en termes littéraires.
-
-—Ah! mince! Ah! mince!... répétait-il, sans se lasser, incapable de
-trouver autre chose.
-
-
-
-
-IV
-
- Si le duel dure encore de nos jours, c’est qu’il est en somme le
- seul moyen, pour la Société, de restituer l’honneur aux flibustiers,
- escrocs, parjures, faussaires, entretenus, proxénètes qui font son
- plus bel ornement.
-
-
-Huit jours après, exactement, La Truphot se donna à Médéric Boutorgne.
-Il avait bien pensé au lendemain de l’avanie et de l’affront qui
-lui avait été fait, à déserter pour toujours le petit cénacle et
-sa tenancière, mais il fallait vivre, songer enfin à se faire une
-situation, et il n’avait pas les moyens, lui, le raté, d’avoir de la
-rancune. La rancœur qui se traduit par des actes de vengeance, c’était
-bon pour les arrivés. Du reste il serait toujours temps, plus tard, de
-faire payer cher à la veuve, lorsqu’il l’aurait épousée, lorsqu’elle
-serait bien à lui et à lui seul, la bile noire, l’amertume qu’avait
-extravasées en lui ce comportement. Et puis, il n’en était pas à ses
-premières rebuffades; il n’avait même connu que cela dans la vie, le
-pauvre! On verrait, quand il serait riche à son tour, le genre humain
-paierait cela, sûrement. Mais quand elle lui eût avoué enfin son
-amour, cette révélation heureuse lui coula une douce chaleur dans les
-moëlles. Il lui parut que son âme s’irradiait, s’illuminait _a giorno_.
-Positivement, il avait des girandoles de lumière à l’intérieur de son
-individu.
-
-Pour le quart d’heure, il s’ébrouait sur le trottoir, l’estomac
-soulevé comme par un virulent ipéca, aux souvenirs de la nuit. Ah! ce
-n’avait pas été drôle, mimer tous les gestes du plus fol amour, de
-la plus déréglée passion, sur cette carcasse vétuste. Besogner cette
-larve; gigoter profitablement sur cette lémure, sans laisser percer
-une ombre de répulsion qui pouvait le perdre à jamais; embrasser
-frénétiquement ces lèvres qui semblaient s’écraser sous les siennes
-comme la peau d’une vieille nèfle juteuse; se sentir à chaque
-étreinte la face balayée des mèches grises poissées par l’effort et
-la sueur d’un ahan sénile, non, il y avait de quoi donner la nausée
-à un fossoyeur habitué à triturer des cadavres. Certes, les deux
-vers de Juvénal s’imposaient. _Servus erit minus ille miser, qui
-foderit agrum_... etc... Et, voilà pourtant où l’avait acheminé la
-littérature! Pourquoi n’avait-il pas embrassé la profession de son
-père? oui, pourquoi ne s’était-il pas fait rond-de-cuir lui aussi? Il
-aurait stagné quelques heures par jour dans un croupissoir quelconque,
-et moyennant cela, libre, vers cinq heures exempt de tout souci, il
-aurait pu faire des femmes dans le Luxembourg, des femmes qui ne lui
-auraient pas, au milieu de la danse de Saint-Guy passionnelle, soufflé
-au visage, à travers la carie de leur dernière molaire, une haleine
-caséeuse de vieille érotomane, une senteur d’évier ou de mollusque
-corrompu.
-
-Mais peut-être s’accoutumerait-il à cela, puisqu’on s’accoutume à tout.
-La Nature, une bonne mère, qui a créé les hommes pour un tas de sales
-besognes, n’a-t-elle pas décrété l’annihilation lente mais certaine du
-primordial dégoût qu’éprouvent ses créatures pour différentes choses.
-A l’aide du temps, elle modifie l’opinion première et défavorable;
-l’accoutumance se fait progressivement, et les êtres accomplissent
-alors presque sans répugnance ce qu’elle leur avait ordonné de faire
-et devant quoi ils s’étaient préalablement cabrés. On _s’habitue à
-tout_ est un cliché révéré par la Civilisation. La Nature, qui a prévu
-l’universalité des cas, se serait trouvée prise en défaut, risquant par
-surcroît de voir s’écrouler son œuvre entière si elle n’avait pris soin
-d’effacer, peu à peu, dans le cœur des hommes, la répulsion spontanée
-pour une multitude de faits, et si elle ne les avait acheminés, par
-une progression savante, à la tolérance et même à l’amour final du
-caca. Sans cela est-ce qu’on pourrait mentir, flibuster son semblable,
-faire l’amour et se reproduire, accomplir en un mot les saletés qui
-constituent la vie et que réprouve le cœur ou l’intelligence. Je
-m’y ferai, tout naturellement; l’initiation seule, sans doute, sera
-douloureuse, songea Médéric Boutorgne. D’ailleurs la fois prochaine,
-puisque la vieille ne déteste pas licher, je me collerai un peu
-d’alcool dans la peau, et alors j’imposerai à mon imagination—car
-tout est affaire d’imagination—de me faire travailler, non plus sur
-la Truphot, mais sur Cléopâtre ou Aspasie. Pourquoi n’achèterai-je
-pas une photographie de Cléo de Mérode? poursuivit-il; je la placerai
-subrepticement au chevet du lit, au-dessus de l’oreiller, pendant les
-minutes néfastes, et comme cela l’illusion sera parfaite. Il n’y aura
-qu’à s’abstraire, en pensée, ce qui n’est pas très difficile, en somme.
-
-Puis, comme quelques louis qu’il avait soutirés à la veuve, en
-avancement d’honoraires, tintinnabulaient au fond de ses grègues, il
-décida de s’offrir une journée pleine de délices. Il irait d’abord au
-bain, pour propulser en dehors de son épiderme le ferment tenace et
-malodorant que la plastique de la Truphot y avait implanté, après il
-irait déjeuner dans un restaurant de journalistes, près du boulevard,
-et ne mettrait pas moins de dix francs à son repas pour sidérer ses
-confrères en déroute devant un tel luxe. Ensuite, l’après-midi, il se
-rendrait à Longchamps, placer un louis, à cheval, sur _Bajazet_ dans
-le handicap final: un désir tenace qu’il avait depuis longtemps, et à
-six heures, au _Napolitain_, il combattrait, plein d’audace et à voix
-assurée cette fois, les idées de M. Lajeunesse qui abusait un peu trop
-de la tribune aux harangues. Oui, le jaspin de M. Lajeunesse commençait
-à l’horripiler. Et il était d’accord en cela avec presque toute la
-ménagerie à gens de lettres. S’expliquait-on un pareil succès avec une
-prose catarrheuse de jeune homme poussif? une phrase qui toussait,
-crachait, hoquetait, ahannait, hachée d’incidentes se traînant dans la
-phrase comme des culs-de-patte, une prose où quinze épithètes étaient
-nécessaires pour formuler le trait balourd.
-
-Il réalisa exactement ce programme, mais il fut tapé de cent sous,
-à l’issue du déjeuner; Bajazet se trouva battu outrageusement et le
-soir, au _Napolitain_, M. Lajeunesse, outré de sa controverse et mal
-embouché, comme à l’ordinaire, le traita de fœtus de singe et de bâtard
-d’hamadryas, ce qui fit rire la docte assemblée aux dépens de Boutorgne
-qui, comme toujours, n’arriva point à la réplique.
-
-Sur les huit heures, il se décida mélancoliquement à rejoindre, pour
-dîner, un restaurant à trente-deux sous de la rue Montmartre, où le
-patron, un homme de plus de soixante-dix ans, affirmait que Wagner,
-le grand Wagner, avait dîné sous l’Empire, dans les heures noires
-qui précédèrent l’appareillage pour la fortune et la gloire. Même
-on y montrait sa table. Il frôla sur le trottoir un vieillard sans
-doute affamé, vêtu d’innomables haillons, aux gestes tremblotants
-de quasi-paralytique, dont les paupières sanguinolentes semblaient
-avoir été rongées par des myriades de mouches ou par un demi-siècle
-de larmes, qui vendait un illustré, exclamant par à coups d’une voix
-cassée et suppliante:
-
-—Demandez la _Vie en rose_!... la _Vie en rose_!...
-
-Comme Médéric retraversait le boulevard, deux bras énormes, surgis
-d’un fiacre, les bras de Siemans, s’agitèrent à sa vue en geste de
-télégraphe Chappe, pendant qu’une voix aiguë de castrat le hêlait
-itérativement.
-
-—Cher, très cher, vous tombez bien, lui dit le comte de Fourcamadan,
-assis en face de l’amant en titre de la Truphot. Comme cela se trouve!
-nous courions justement après vous. Et le descendant des croisés
-expliqua: Voilà, on avait besoin de lui, parce que, Molaert, un Belge
-et un ami commun se battait en duel. Ce Molaert, qui se réclamait
-d’un hellénisme transcendantal, qui parlait le cophte et le sanscrit,
-par surcroît, disait-il, était venu à Paris, il n’y avait pas un an
-dans l’intention de prêter ses lumières à la renaissance triomphale
-du catholicisme, pour laquelle pendant vingt ans avait lutté Jacques
-Paraclet. Il avait même vécu quelques mois, hébergé par ce dernier
-avec sa femme grosse et son enfant, conquérant le pamphlétaire par la
-glorification opiniâtre de son génie. Mais Jacques Paraclet, envahi
-par la famine, et finalement blasé par ces louanges à domicile qui ne
-rayonnaient pas profitablement sur le dehors, avait dû le mettre à
-la porte, à la suite d’un colletage digne de portefaix, sans avoir
-même pu vérifier au préalable si l’helléniste, pour qui la langue
-d’Aristophane n’avait plus de secrets, était seulement au courant de
-la prononciation du thêta. Molaert sur le pavé s’était intelligemment
-débrouillé. La largeur de ses épaules qui ravalaient celles de Siemans
-et le tonnage invraisemblable de ses flancs avaient réduit à merci,
-en peu de minutes, la Gougnol, directrice à Montmartre d’une boîte
-dénommée le _Théâtre Fontaine_. L’épouse engrossée, ainsi que l’enfant
-âgé de deux ans, avaient été diligemment jetés sur le pavé par le
-Belge, qui s’était hâté de prendre possession de la vieille cabote et
-de trôner dans un intérieur où il était loisible de boire du bordeaux
-fameux, de manger des entrecôtes larges comme le Champ de Mars, et de
-répudier toute fonction autre que celle du maquerellat.
-
-Ce catholique, qui à quelqu’un lui faisant observer que procréer, à
-reins que veux-tu, des enfants voués d’avance, par son absence de
-tout pécule et son horreur du travail, à une existence d’esclaves ou
-de deshérités, n’était ni humain, ni charitable, ni même paternel,
-répondit un jour:—Le christianisme! Mossieur, ordonne d’engendrer;
-ce christilâtre qui déclarait d’autre part que s’il avait écrit _la
-prière sur l’Acropole_, il n’aurait plus d’autre ressource ni d’autre
-expiation que le suicide ou se faire chartreux, vécut donc chez la
-Gougnol des jours consolateurs de toutes les disettes et de tous les
-déboires passés. Malheureusement l’amant sérieux qui entretenait encore
-la catin quadragénaire finit par trouver la chose sans agrément. Il
-coupa les subsides, renversant la huche. Et c’est pourquoi—le théâtre
-ayant fait faillite—Molaert présentement lui envoyait des témoins,
-afin de le sommer d’avoir à servir à nouveau la mensualité nourricière
-ou à trembler devant son épée.
-
-L’Exégète belge n’avait pas cru pouvoir mieux choisir qu’en désignant
-comme témoins, Siemans, un compatriote, et le noble comte dont le nom
-jetterait sur cette affaire un lustre indéniable.
-
-—L’adversaire de Molaert est un lâche, disait Fourcamadan; le voilà qui
-se dérobe piteusement. Il excipe que notre client n’est plus qualifié
-pour faire tenir un cartel à qui que ce soit. Alors, mon cher, nous
-allons porter la chose devant un jury d’honneur. Et nous vous avons
-choisi comme arbitre.
-
-Enchanté de la chose, Médéric Boutorgne, faisait néanmoins le
-dégoûté.—Oh! vous savez, moi, je ne suis pas très calé sur
-Châteauvillard.—Il ne s’agit pas de cela, mon vieux, intervenait
-Siemans qui défendait la corporation, si le bonhomme de Madame Gougnol,
-ne marche pas, Molaert va lui casser la g..... et il sera dans son
-droit. Donc, rendez-vous, demain six heures avec son arbitre, au café
-Napolitain, la table à gauche de celle de Mendès...
-
-Le lendemain, l’amant sérieux n’ayant dépêché aucun juge d’honneur
-et s’étant contenté d’adresser, sur les huit heures, au comte de
-Fourcamadan, un bleu que le garçon apporta et dans lequel il disait
-que toute constitution de témoins ou de tribunal, pour une rencontre
-avec Molaert lui semblait superflue, «puisque la pêche étant fermée,
-il ne pouvait choisir la ligne de fond et que, retenu par des affaires
-pressantes, il redoutait d’arriver en retard et d’être obligé ainsi
-de se passer son épée au travers du corps, comme Vatel pour avoir
-manqué _la marée_», la société se mit en devoir de rédiger, de suite,
-un procès-verbal de carence. Après avoir pris l’avis de notables
-escrimeurs présents, après avoir requis les lumières de deux ou trois
-fleurets célèbres du Cercle de l’Escrime ou de la salle Tabadil, la
-conduite de celui qui se refusait à affrêter désormais l’helléniste et
-sa maîtresse sur le retour fut définie comme il convenait, avec des
-adjectifs sans bienséance et de flagellantes épithètes. Puis Siemans et
-Fourcamadan portèrent la chose aux journaux avec des «prière d’insérer»
-contresignées par quelques-uns de leurs amis des rédactions.
-
-Est-il utile de spécifier qu’une bonne moitié des affaires d’honneur du
-boulevard ont pour motif des conflits d’ordre similaire?
-
-
-
-
-V
-
- Les infusoires du croupissement...
-
-
-Trois jours après, Médéric Bourtogne trouva dans son maigre courrier
-une lettre de la Truphot le conviant à venir dîner à Suresnes,
-dans la villa où elle passait une partie du printemps et qu’elle
-avait rejointe depuis l’avant-veille. Venu par la gare du haut, le
-gendelettre devait se rabattre à droite pour gagner la maison de
-campagne sise à une portée de fusil de la Seine roulant le chocolat
-irréductible de ses eaux entre les frangées de peupliers du bois et
-le chemin de halage strié géométriquement, les soirs dominicaux, par
-les corps des pochards endormis dont le sort venait de favoriser
-les entreprises sur le turf voisin. Après avoir doublé la place de
-l’église et dépassé la vieille carcasse de chapelle encore debout au
-milieu d’un éboulis tenace de moëllons compissés, qui semble avoir été
-malmenée avec tout ce qui l’entourait par le sac implacable d’une horde
-victorieuse acharnée à ne laisser après elle que des décombres et des
-excréments, Boutorgne pénétra dans le vieux Suresnes. Il se trouva
-soudain prisonnier d’un extraordinaire écheveau de ruelles tortueuses
-et puantes qui dispersaient une pestilence de souterrain mal famé,
-venelles serpentines bordées de maisons dont les murailles découragées,
-enduites de la saumure des fumées d’usines et des urines tenaces, se
-trouvaient écorcées d’affiches bariolées, de couleurs à faire éclater
-la rétine, de placards commerciaux clamant la gloire des amers, des
-apéritifs les plus saugrenus, des poudrettes les mieux péremptoires
-et des bicyclettes à tout jamais hémiphlégiques. D’invraisemblables
-négoces s’abritaient en ces endroits. En nombre incalculable, des
-marchands de vin, aux vitres boueuses, au sol de terre battue constellé
-de crachats, dispensaient les litharges, les furfurols et les trois-six
-aussi redoutables que le venin du trigonocéphale ou les prussiates
-sans appel. Des pâtisseries sanieuses élaboraient des tartes aux
-mouches, des flans à la stéarine, des chaussons aux pommes fourrés
-d’une gélatine couleur de beurre d’oreille, des éclairs au cambouis
-et des babas spongieux dont les gamins rôdeurs, aux morves verdâtres,
-arrêtés un instant devant la boutique, suçaient le simili-rhum,
-insidieusement. Plus loin, des charcuteries s’ouvraient en contre-bas
-de la chaussée, la devanture vert-sombre embellie par des chapelets
-de boudins artificiels en bois noir durci, pareils à des poids de
-coucous, et d’innomables viandes, de terrifiantes salaisons suppuraient
-sur des papiers de dentelle bleuâtre, autour de terrines de foie gras
-fabriquées sans doute avec les viscères des chiens crevés roulés par
-la Seine voisine; le tout circonscrit par une profusion de rillettes
-dont les pellicules de graisse se recouvraient sous l’atteinte du
-soleil d’un eczéma rosissant. Des triperies défilaient avec toute
-leur affreuse boyauderie appendue aux crocs de fer de l’étal où le
-cœur, le foie, le mou des bestiaux scrofuleux laissaient suinter en
-filaments jaunâtres le suif déliquescent des viandes séreuses. Des
-papeteries venaient ensuite rayonnant sur le dehors, par la porte
-entr’ouverte, la tiédeur ammoniacale de l’urine de chat, et dans
-lesquelles de vieilles dames en bigoudis et en lunettes régnaient sur
-des parallélipipèdes de pains à cacheter, des feuilles de soldats
-coloriés ou sur les volumes visqueux des œuvres de Dumas père, tout
-en sortant de-ci, de-là, sur la devanture, pour fixer à nouveau, sous
-l’épingle de bois, le dernier numéro du _Petit Scélérat_ illustré ou
-de la _Lune du dimanche_ représentant, pour l’éducation artistique des
-masses, «Tolstoï excommunié par le Saint-Synode» ou bien «le Roi de
-Portugal au tir aux pigeons»: un colosse en redingote, frisé et abêti,
-non moins qu’adipeux, armé d’un fusil devant des dames en toilette
-rouge, qui semblaient issues d’un prospectus de la Samaritaine. Et
-puis, c’étaient encore des laboratoires de gaufres faites avec de la
-sciure de bois, travaillées par de redoutables géants au torse velu,
-aux bras retroussés, au capillaire erratique, des athlètes à la carrure
-de titans, qu’on se fût représentés volontiers occupés à forger, sur
-l’enclume de Vulcain, les sagettes cyclopéennes et qui _pudlaient_ une
-pâte déroutante avec des gestes mous, pendant que la sueur dégoulinante
-de leur front accablé, en tombant sur le fer noirâtre du moule emmanché
-de longues tiges, rejaillissait en petites bulles tôt vaporisées.
-
-Deux ou trois marchands de frites maniaient la boîte à sel au-dessus
-de leur cuvette de fer blanc, où chantait une graisse évidemment
-prélevée—à en juger par sa mofette—sur les laissés-pour-compte
-d’équarrisseurs. Et pendant des kilomètres, sur le pignon des
-maisons défaillantes, le _Petit Scélérat_, 6 pages, affirmait qu’il
-imbécillisait par jour une moyenne de cinq millions d’individus,
-Dufayel qu’il détenait la plus grande maison de publicité connue,
-qu’on trouvait chez lui cent mille mobiliers garantis sans punaises,
-durables huit jours, et absolument pour rien, et les moteurs... de
-Masboul-Mâchefesse—pour motocyclettes et quadricycles—qu’ils étaient
-les premiers du monde.
-
-Arrêté devant un index surmontant une inscription drôle: _Allez tous
-chez Jolicœur, marchand pêcheur, rue du Puits-d’Amour_, Boutorgne
-fut subitement refoulé en arrière. Des théories compactes de gens
-arrivaient comme un raz-de-marée, menaient l’assaut de l’etroite
-chaussée, envahissaient la rue et s’essaimaient aux étalages pour y
-prélever sans doute le réconfort de leur estomac conciliant. On eût
-dit d’une invasion subite d’individus que la faim ou la soif a rendus
-forcenés. Immédiatement, les marchands parurent sur le pas des portes,
-jaillirent des antres obscurs, et se mirent, avec force sourires, à
-faire la retape pour leurs affreuses spécialités. Déjà des groupes
-chahuteurs d’ouvriers parisiens endimanchés gouaillaient devant eux.
-
-La sortie des courses de Longchamps commençait et Médéric Boutorgne,
-dans la rue principale, tenaillé par l’envie de s’offrir l’apéritif
-avant les agapes de la Truphot, stationna amusé de cette foule
-suscitée comme par miracle. Le pont était noir, le bois par toutes ses
-allées vomissait des multitudes en marche; les ombrelles claires, les
-toilettes polychromes des femmes, les dos sombres des hommes roulaient
-sous la poussière dense, les cris d’appel, la galopade des voitures
-déferlant comme une déroute, les cornes beuglantes des autos laissant
-derrière eux un sillage empesté. Et subitement les trois cents mètres
-de chaises des limonadiers voisins du pont furent emportés d’assaut
-parmi un hourvari prolongé. Chaque dimanche d’été et même souvent
-le jeudi, la petite localité suburbaine voyait ainsi la foule agitée
-des parieurs s’abattre, lasse d’émotions, à la terrasse de ses cafés.
-C’était toutes les fois une cohue trouble, composée de tout ce que la
-Bourgeoisie ou le peuple comptent d’éléments divers et préalablement
-abrutis qui, sur la pelouse, quatre heures durant, avait répondu par
-de longues clameurs et des palpitations prolongées aux successifs
-affichages du Mutuel. Ouvriers, employés, petits bourgeois, rôdeurs,
-guenilleux inscrits à l’assistance publique à en juger par la navrance
-de leurs vêtures, composaient la clientèle ordinaire du Totalisateur,
-ce nouveau minotaure des menues épargnes, qui n’a pas son pareil pour
-abolir définitivement l’encéphale déjà fugace des petites gens du bas
-négoce parisien.
-
-Toutes les variétés de faces humaines et toutes les tares civilisées
-étaient représentées là. Des figures crétinisées par la persistance
-de ridée fixe, des mufles de boutiquiers obturés à jamais, des faciès
-dignes de Callot ou de Ribeira, des têtes sinistres de cours d’assises
-se mêlaient en un indescriptible grouillement, et tous palabraient
-en un argot spécial, se contaient réciproquement leurs déboires et
-comme quoi ils avaient encore ce jour-là raté la fortune, pendant que
-d’impossibles stropiats, d’inénarrables camelots surgissant on ne sait
-d’où, des bonneteaux à l’œil torve et cauteleux truffaient la foule
-et nouaient ses anneaux d’engorgements propices aux pick pockets dont
-le savoir-faire se traduisait tout à coup par de longs remous, des
-imprécations et des poursuites éperdues.
-
-Parmi les élégances des filles de music-hall et des bookmakers
-endiamantés qui, dédaigneux des viles promiscuités, se hâtaient vers
-la gare voisine, passaient des spirales continues de bicyclistes
-échauffés, venus de Versailles ou du bois. Ceux-ci ne s’arrêtaient
-un moment devant la stimulante absinthe que pour transsuder à l’aise
-sous le maillot et exhiber, en des dialogues semés de mots techniques,
-le paupérisme de leur entendement. Et des terrasses dont les cafés
-obstruaient la rue jusqu’à la chaussée, montait une rumeur sourde
-coupée de strideurs et de vociférations, car des gens discutaient
-avec passion, en brandissant des journaux de couleur, sur l’issue du
-prochain handicap, ou sur le brio d’un jockey célèbre qui n’avait
-pas son pareil pour rafler, chaque réunion, à la pelouse par un
-beau coup, deux ou trois mille louis de ses paris. Puis un relent
-d’alcool mêlé à une odeur chaude de peau humaine que la moindre brise
-rabattait s’éployait sur ces troupeaux frais-tondus. Des individus
-s’invectivaient, des femmes que la fièvre des paris avait rendues
-particulièrement épileptiques s’agrippaient à la tignasse en se
-réclamant des sommes, pendant que les garçons de café, placides,
-veillaient seulement à ce que la verrerie ne fût point mise à mal.
-Du côté du vieux Suresnes ronronnait le grésillement des fritures,
-appuyée au bord de l’eau par la cacophonie des orgues de barbarie et
-le piaulement des crins-crins déchaînant des mélodies éperdues. Des
-tramways vacarmeux passaient saturés de voyageurs agglutinés les uns
-aux autres, durant que le flot des turfistes attardés dégorgés par le
-bois coulait impitoyablement. De temps en temps un sergent de ville
-ou un mouchard en civil cueillait quelqu’un au bord de la rangée de
-chaises et des cris, des menaces s’élevaient de la foule! oui! oui
-enlevez-le, c’est un voleur, à l’eau... à l’eau... à mort... Souvent
-aussi une noce irréductible, une noce du dimanche, qui se repayait le
-lendemain de l’hyménée un tour de bois, une noce que véhiculait une
-tapissière à rideaux de calicot rayé s’empêtrait dans les groupes.
-Les messieurs de la suite de la mariée, les pommettes turgescentes,
-et s’évertuant à tirer sur des cigares éteints empouacrés de salive
-grasse, répondaient aux quolibets de la rue en riant très fort et en
-se tapant sur les cuisses. Et l’épousée dont des phalanges audacieuses
-trituraient les hanches, à chaque cahot de la voiture, tressautait sur
-son banc, tout en manifestant sa joie d’aimer selon la loi, par de
-larges sourires adressés à la cantonade. Entre cette foule de parieurs
-et cette voiturée de gens trop gais, c’était l’éternel antagonisme, la
-profonde mésestime de l’amour et du jeu, qui s’avèrent ridicules l’un
-et l’autre, et que ne peut cependant pas réconcilier dans un grotesque
-identique, la profitable et commune sanction légale.
-
-Une liesse véhémente, une frairie surexcitée prenait possession de la
-petite localité. Des cohortes de couples copieusement absinthés, qui
-venaient de requérir l’enthousiasme et l’effervescence des apéritifs,
-se déroulaient à la queue leu leu, zigzaguant, s’arrêtant, se parlant
-dans le nez, se tirant par les coudes; des coulées de parieurs
-aux joues allumées, se traînaient par les deux routes de la gare,
-envahissant les raidillons escarpés comme les tentacules projetés par
-cette foule aux squames diaprées d’oripeaux et de frusques disparates.
-Des guinguettes aux tonnelles crayeuses, sur la porte desquelles
-venaient raccrocher des servantes à l’anatomie facilement explorable,
-pompaient et engloutissaient le plus gros de ces cohues enragées de
-mangeries et d’abondants lichages. On entendait alors les patrons et
-leurs aides annoncer pompeusement les commandes,—une gibelotte au
-deux—trois litres à seize et une friture à l’as—Et, chaud pour quatre!
-pendant que le choc des verres, les rires ferrailleux, le heurt des
-assiettes, les cris d’aise, le bruit des embrassades, et le gloussement
-aigu des chatouilles, conquéraient l’atmosphère apaisée du soir. Très
-avant dans la nuit, la litronnerie et le bâfrage duraient ainsi, se
-répétant chaque beau dimanche de courses, sous le relent des vins
-populaires, et le fumet des basses nourritures, prolongés en crises
-attendries de soupirs et d’éructations, dès la survenue des violonistes
-ambulants qui accouraient pour satisfaire au besoin de sentimentalité
-consécutif à toute heureuse déglutition.
-
-Et dans le calme du bois proche et de la Seine endormie, que
-pointillaient d’or, de chrome ou de vert, les lucioles des bateaux
-amarrés, jusqu’au dernier train, les vociférations des poivrots, les
-chansons ordurières, les appels aigus des femmes, les paquets de
-clameurs des «sociétés» qui en étaient venues aux mains, perforaient
-le silence impuissant à triompher. Des quarterons d’individus, qui
-s’étaient cassés le nez à la gare close, passaient même la nuit,
-éboulés au fond des fossés, au milieu de débris de nourriture, de
-reliefs de dessert, de bouteilles à moitié vides qu’ils avaient
-emportés pour manger et boire encore, éperdument, toujours, pendant
-l’heure du trajet sur Paris.
-
-L’antique Suresnes du bord de l’eau, frais et feuillu, au dire des
-vieux conteurs, n’existait plus. Le coteau déboisé et morcelé avait été
-décortiqué de ses frondaisons; des rails, des fils télégraphiques,
-des poteaux noircis et des cheminées d’usines y prospéraient, sans
-inquiétude, assurés désormais de l’estime et de la protection des
-successives édilités. Sur les hanches de la colline, s’érigeaient
-maintenant, à l’exclusion de tout accessoire bucolique, de nombreuses
-propriétés où d’anciens mercantis retirés des affaires avaient
-introduit leurs digestions pour y vivre en paix dans la haine de
-toute esthétique. Des gens profitaient et mouraient là qui, de leur
-vie, n’avaient fait une bonne action, ni un bon mot. La profusion
-de «Mon Castelet», de «Mon Nid», de «Mon Ermitage», de «Cottage des
-Glycines», de «Kiosque des Glaïeuls» était extraordinaire. Même chaque
-jour, plusieurs fois, un couple, la femme tonnelesque et le mari tel
-un double quintal de viande suiffeuse, menaçant tous deux de défoncer
-le ballast de la rue, s’introduisait dans la «Villa des Mésanges».
-L’architecture, l’ordonnancement des briques et des moellons sans
-pudeur qui consentaient à abriter ces anciennes gloires du comptoir ou
-du bureau, suffisait à elle seule pour que l’individu le moins soucieux
-de goût ou de beauté, se désespérât incontinent de n’être point venu au
-monde atteint de la plus irrémédiable cécité. Il y avait là des maisons
-_normandes_, des terrasses _à l’italienne_, des isbas russes et des
-castels gothiques, qui expliqueraient à la rigueur les tremblements
-de terre et les convulsions d’une planète qui se voit souillée de
-pareilles ignominies. Toutes les banlieues immédiates ou les centres
-suburbains bien desservis se trouvent, du reste, contaminés de la
-sorte par l’irréductible et agressive sottise des enrichis. Mais de
-cette horreur, les époques précédentes furent exonérées, semble-t-il,
-car, nulle part, on ne retrouve trace de monuments ou de constructions
-pouvant subir la comparaison avec un aussi fabuleux délire du gravat
-et de la truelle. C’est la rapide accession du petit bourgeois
-indécrottable et épateur à l’aisance et à la fortune qui nous a valu
-cela et qui ulcère les terroirs avoisinant la grande ville de cette
-roséole implacable, de ces syphilides de crépis flambant neufs, de ces
-gentilhommières d’ex-bandagistes, de ces wigvams d’épiciers honoraires
-ou d’huissiers impénitents.
-
-—Fichtre, déjà six heures et demie; je vais me faire enlever, se dit
-Médéric Boutorgne en consultant sa montre de nickel, et il hâta le
-pas après avoir accosté un parieur flanqué d’une femme encolérée, au
-chignon de travers, et de trois gosses pleurnicheurs occupés à lécher
-avec insistance des tickets multicolores, tout ce qui restait sans
-doute de l’argent du père.
-
-—Est-ce que Bajazet est arrivé, Monsieur, questionna-t-il...
-
-—En pétant avec 77 kilos, et il rapporte 143 cinquante pour cent sous,
-c’était mon idée... Je voulais le jouer en partant, mais je vais vous
-dire... j’ai rencontré Mâchiavin qui m’a dit... Écoute... ne te presse
-pas. Picksilver, le lad de l’écurie d’Haugias, m’a donné Mocassin...
-
-—Ma veine! voilà bien ma veine! lamenta Boutorgne en échappant au
-quidam qui, pareil à tous ces hallucinés, se préparait à lui faire
-entrevoir tous les facteurs de sa malchance et à lui expliquer vingt
-fois encore que, hormis telle ou telle surprenante conjoncture, il
-aurait ce jour-là violenté victorieusement la fortune.
-
-—Ah! oui! la voilà bien ma veine! je joue Bajazet juste quand il
-se fait battre pour faire monter la cote et il arrive la réunion
-suivante...
-
-Dans la villa de Truphot dont le père Saça, le jardinier, un vieil
-homme courbé qui marchait ployé en deux pour avoir, sans doute,
-pendant quarante ans, biné des salades et repiqué du céleris, vint lui
-ouvrir la porte, le gendelettre fut étonné de l’inaccoutumé silence. A
-l’ordinaire, la maison d’été de la vieille s’emplissait continuellement
-d’un bruit de vie surexcité car il lui fallait toujours deux ou trois
-couples, de préférence hilares, énamourés et jacasseurs.
-
-—Chez moi, disait-elle, on décamérone et l’on ne s’ennuie jamais.
-
-Cette fois, tout semblait dormir; nul bruit ne s’élevait de l’intérieur
-et le _prosifère_ eut un instant de crainte à l’idée que la Truphot
-pouvait ne pas l’avoir attendu. Lui, qui apportait à la veuve l’offre
-d’une collaboration à la _Revue Héliotrope_ où elle ferait la critique
-d’art, les Salons et les Expositions! Même, il lui avait trouvé un joli
-pseudonyme littéraire; elle épaulerait ses articles de cette charmante
-signature: Camille de Louveciennes. Certes la vieille allait être
-enchantée, ayant toujours désiré exhiber des écritures dans les petits
-fascicules à côté. Cela lui rappellerait l’heureux temps où Péladan et
-Moréas voulaient bien la magnifier de leur amitié, l’heureux temps où
-ils parlaient de créer avec elle une Revue artistique et ésotérique.
-Médéric Boutorgne apportait encore autre chose. Ah! cela, par exemple,
-c’était du nanan, il venait lui offrir de signer avec lui son prochain
-livre, _Eros et Azraël_ dont la charpente était déjà debout. Ainsi,
-certes, Siemans serait ravalé à jamais, et la Truphot, emballée par
-cette carrière littéraire s’ouvrant subitement à nouveau devant elle,
-marcherait jusqu’à la mairie. Il n’y avait pas de raisons d’en douter.
-Après, Médéric Boutorgne l’emmènerait dans le Midi et en Italie, pour
-un an au moins, afin de laisser passer l’esclandre d’un pareil mariage
-non sans avoir, au préalable, procédé à l’éviction du Belge et des
-autres. Il propagerait le bruit dans Paris qu’il n’y avait dans leur
-hyménée que l’union de deux purs esprits épris d’art; qu’ils n’avaient
-fait que se mettre en ménage... intellectuellement, en somme, pour
-mieux apparier leurs rêves de pure beauté, désintéressés de toute vile
-contingence, ce qui était le mariage des vrais esthètes après tout.
-Diable, pourvu qu’elle fût là! Il se sentait, présentement, en un état
-de profitable excitation; le lendemain, à coup sûr, il ne ferait point
-miroiter les choses avec autant d’éloquence qu’en cette minute. Mais le
-sort l’avait toujours desservi. Certainement, le destin allait encore
-lui jouer quelque mauvais tour de sa façon!
-
-Après avoir longé l’étroite courette resserrée entre la façade de la
-villa et le petit pavillon délabré servant de logement au concierge
-jardinier, courette qui aboutissait à un jardin en contre-bas de
-plusieurs mètres, Médéric Boutorgne se désespérait.—Ça y est, se
-disait-il, la Truphot a filé sur Paris.. Enfin il poussa une porte
-ouvrant de plain-pied sur le pavé capricieux et moussu de la petite
-cour, et il se trouva nez à nez avec la veuve..—Ah! le malheureux!
-le malheureux! il a ses bottines, clama-t-elle, à sa vue, les bras
-dressés, et ses mèches grises encore plus envolées qu’à l’ordinaire
-devant le saugrenu que présentait, pour elle, l’équipage de Boutorgne
-en ce moment. Celui-ci, en désarroi, considérait ses pieds, ses
-escarpins à 12,50; même, il n’était pas loin de leur concéder un
-air avantageux.—Mais oui, Amélie, répondait-il d’un air tendre, mes
-bottines... qu’est-ce qu’elles ont donc?... La Truphot, appelait la
-bonne.—Justine, vite, déchaussez-le; ah! le pauvre, c’est vrai, il ne
-sait pas!... Et elle poussa le gendelettre sur une chaise pendant que
-la femme de chambre s’acharnait après les boutons. Atterré, Médéric
-Boutorgne se laissait faire, non sans mauvaise grâce car il n’était pas
-très sûr de l’impeccabilité de ses chaussettes. Dieu fasse qu’un orteil
-indiscipliné et malicieux ne se soit pas avisé de tenter une randonnée
-au travers d’une des nombreuses reprises conditionnées par sa mère en
-ses heures de loisir.—C’est sûrement une épreuve, pensait-il,... les
-vieilles femmes ont souvent de ces idées baroques.. celle-ci avant
-de m’épouser veut m’évaluer à sa manière... Mais déjà la Truphot
-l’entraînait, le tirant par le bras au travers de l’escalier.—Surtout,
-pas de bruit, mon petit, disait-elle, montez le plus doucement
-possible... le moindre craquement ferait tout rater... Et elle poussa à
-demi une porte feutrée d’une épaisse tenture...
-
-Dans la pénombre de la pièce aux rideaux tirés, donnant sur le jardin,
-Médéric Boutorgne aperçut un lit défait dont les draps en désordre
-tordus comme des linges mouillés, traînaient sur le tapis, et, dans ce
-lit, rougeoyait, congestionnée, la face barbue de brun d’un homme d’une
-trentaine d’années, aux joues caves, aux yeux cerclés d’un croissant
-violet, qui paraissait délirer en une fièvre violente car il agitait
-les bras convulsivement et proférait des phrases sans suite.
-
-—Ah! la sacrée chauve-souris, hurlait-il... la v’là qui vient sur
-moi..., pan... Et la cuisinière qui fait bouillir son thé dans mon
-orbite... tenez il sort par mes narines... pas besoin de filtre... j’ai
-avalé les feuilles au passage... allez... y sucrez-vous... Mais...
-Nom de Dieu... pourquoi a-t-on allumé une lampe à alcool sous mon
-crâne... Et puis bon sang de bon sang... le soleil qui se décroche
-maintenant... il va tomber sur nous... Ah! malheur comme nous allons
-rôtir...—Sauvez-vous, vous autres... Oh là! là! c’qu’on grille...
-
-Et le malheureux s’était retourné, la face dans l’oreiller, avec
-des mousses roses aux lèvres, mordant la toile, et envoyant tout à
-coup rouler les draps et les couvertures d’une détente de ses jambes
-affolées. Dans la chambre allait et venait un individu embelli d’une
-redingote oléagineuse de pion départemental, assez grand, à la membrure
-épaisse, d’un extérieur de gratte-papier saumâtre, avantagé des palmes
-académiques, qui, le haut-de-forme sur la tête, décrivait de grands
-gestes avec les bras, imposait les mains sur la tête du patient,
-marmottait des paroles extraordinaires tout en dessinant des signes
-cabalistiques et en paraissant implorer des forces inconnues, des
-divinités insoupçonnées...
-
-—Les abascantes de l’investi sont visibles... le primissime Esprit est
-là-dessus formel... Il faut décharmer le canterme et par le périapte
-vaincre le Démiurge... Les Médioximes seuls pourront lui transmigrer
-l’Euthymie... Que les Psychopompes qui prétendent induire son astral en
-la transanimation, soient par moi, le Conjurateur, repoussés dans les
-dix-neuf modes de l’Inétendu où ils rayonneront dans Séphiroth...
-
-Il reprit haleine et se précipita sur la Truphot et Médéric Boutorgne
-totalement médusé qu’il venait d’apercevoir:—Aidez-moi, cria-t-il,
-il faut placer son lit dans l’axe magnétique de la terre ou sans
-cela, il va se dissocier dans le Devenir... Ce qui voulait dire, sans
-doute, que, sans cette précaution, le malheureux allait trépasser...
-Maintenant la veuve et son compagnon s’arc-boutaient à la couche
-ravagée...
-
-—Pas comme cela, reprenait l’homme... l’axe magnétique de la terre est
-dans la direction Nord-Sud... Comment, êtres inconsistants et sans
-fluidité, n’avez-vous pas encore reçu ce primordial Savoir?... Et il
-les chassa tous deux avec des gestes exorcisateurs pendant que, tout
-seul, il s’agrippait aux matelas sur lesquels le fiévreux continuait à
-trépider et à panteler sans arrêt...
-
-Dans le corridor, Médéric Boutorgne était vert; il fallut que la
-Truphot le menât dans la salle à manger et lui fit avaler coup sur coup
-deux verres de raspail pour qu’il reconquît la salive et l’usage de
-ses cinq sens. Alors, elle expliqua: le pauvre diable qu’il avait vu
-dans le lit était un sculpteur, un ancien ami du temps de M. Truphot,
-perdu de vue depuis cinq années environ. Le vendredi de la précédente
-semaine, il y avait par conséquent neuf jours, un fiacre était venu
-le déposer à sa porte, grelottant déjà la fièvre. Un camarade qui
-l’accompagnait l’avait informée que, se sentant malade et désargenté,
-le manieur de glaise avait demandé à être conduit chez elle, sachant
-combien elle était bonne et assuré d’avance qu’elle ne le laisserait
-point aller à l’hôpital. Elle avait déféré et fait conduire le malade
-dans sa villa de Suresnes en déléguant pleins pouvoirs à une de ses
-bonnes pour faire le nécessaire. Quand elle était arrivée, ce matin
-même, elle le croyait hors d’affaire, car la servante n’avait point
-écrit, mais il allait, au contraire, de mal en pis, ayant perdu toute
-connaissance. Deux médecins requis s’étaient disputés à son chevet,
-devant elle. L’un diagnostiquait la typhoïde et parlait de plonger le
-malheureux dans des bains glacés, oui, dans des bains glacés, pour le
-tuer sûrement; l’autre, un petit maigre, au teint bilieux, aux cheveux
-roux, se portait garant qu’on se trouvait en présence d’une appendicite
-de la meilleure qualité et qu’il fallait faire l’opération à chaud,
-tout de suite, pour se concilier encore quelques chances de salut.
-Comme ils commençaient déjà à se traiter d’imbéciles, elle les avait
-mis d’accord en les jetant à la porte et mandé Morbus, le docteur ès
-ésotérisme, qui seul pouvait le sauver, non pas avec de la vulgaire
-thérapeutique mais avec des passes et des incantations.
-
-Le gendelettre, en effet, ne devait pas l’ignorer, toutes les
-maladies étaient de sales tours que vous jouaient les esprits qui se
-ribotaient dans l’organisme conquis par eux comme de mauvais drôles
-dans une maison cambriolée par surprise. Il suffisait de les chasser
-à l’aide des pratiques d’occultisme, ou bien encore en se servant
-d’une goétie appropriée et on s’en tirait toujours quand le médium
-était assez puissant. Avec Morbus, il n’y avait rien à redouter; le
-malin, Astaroth, Baphomet ou les autres n’étaient pas de taille à lui
-résister. Dans quarante-huit heures le sculpteur serait debout, car
-la radiation magnétique de Morbus était péremptoire. A son entrée
-dans la villa, toutes les casseroles de la cuisine étaient entrées en
-effervescence et s’étaient mises à s’entrechoquer rageusement. Il avait
-fallu les arrimer avec des fils de fer pendant que le piano glapissait
-en des lamentations prolongées, au milieu de la déroute des servantes.
-
-Médéric Boutorgne, à l’audition de cette glose, se sentit sur le point
-d’évacuer à nouveau son entendement. Eh bien! la vieille lui promettait
-une jolie existence quand ils seraient mariés. N’importe, il n’avait
-pas le choix. Il redemanda un troisième verre de raspail et, une minute
-après, sous le regard de la veuve qui guettait son impression, il
-approuva:
-
-—Amélie avait eu raison de chasser les médicastres. Partout, la science
-humaine fait éclater son impuissance. Seuls l’Invisible, l’Extra-Monde
-sont secourables et délèguent, ici-bas, leurs pouvoirs aux initiés, aux
-médiums, leurs Vicaires!
-
-Enchantée, la Truphot, d’une bourrade amicale, le remettait sur pied...
-A la bonne heure!
-
-—Venez encore que je vous montre quelque chose. Avec moi, il faut
-toujours s’attendre à l’imprévu.. Vous n’avez pas froid, n’est-ce pas?
-Vous pouvez marcher encore un peu sur vos chaussettes?
-
-Et, le faisant grimper devant elle jusqu’au second étage, elle
-s’engagea dans un étroit couloir de service; puis posant le doigt sur
-les lèvres pour lui recommander le silence, elle écarta une tapisserie
-masquant à l’intérieur une porte dérobée, tout en collant sa main à
-plat sur la bouche de Boutorgne pour étouffer d’avance un probable cri
-d’étonnement.
-
-Dans la chambre meublée de pichtpin et tendue de cretonne rose, dans
-le lit de milieu, ce n’était plus un moribond qui s’agitait dans les
-bonds d’agonie. Non, cette fois, c’était un couple, sans doute apaisé
-par les préalables conflagrations épidermiques, qui dormait placidement
-enlacé. Médéric Boutorgne roulait de stupéfaction en stupéfaction.
-Un moment, il eut l’envie de mettre cette hallucination—car ce ne
-pouvait être qu’un phantasme—sur le compte du raspail. Etait-ce
-possible?—Parfaitement, répondit d’un plissement du front la Truphot
-interrogée d’un cillement d’œil. Oui, il ne se trompait pas. La
-comtesse de Fourcamadan dormait avec Sarigue, car le fils des croisés
-ayant eu l’imprudence d’amener ce dernier dîner deux fois chez lui,
-la comtesse, à la vue d’un amant si fatal, s’était mise à fermenter à
-un tel point qu’il avait fallu l’écumer au couteau de chaleur comme
-une pouliche de sang. Et, connaissant que rien n’était plus agréable
-à la veuve que ces sortes d’aventures, les deux amants étaient venus
-requérir l’hospitalité pendant un déplacement de l’époux. Présentement,
-la femme du patricien se vautrait couchée en travers de la poitrine
-osseuse de Sarigue. Replète et courtaude, sa tête aux cheveux
-parcimonieux, aux petits yeux en virgule tapis dans un emmêlement de
-frisettes en chèvre de Mongolie, exprimait, dans le sommeil, tout
-l’infini des béatitudes. Ses joues de pâleur maladive, en paraffine
-scrofuleuse, étaient ocellées de taches rouges, de petites plaques
-d’herpès que l’excès du plaisir avait poussées au cramoisi véhément.
-Depuis quelques mois, elle suivait un traitement de son cru pour guérir
-son acné. Comme elle attribuait une vertu curative à la viande de veau,
-chaque soir, au logis conjugal, elle ne manquait pas de s’en appliquer
-sur le faciès une livre et demie pour le moins. Quelquefois, dans les
-effusions nocturnes, il arrivait que le comte, pris de tendresse et
-croyant accoler son épouse, embrassait l’escalope. Et ce n’était pas
-le moindre sujet de leurs dissentissements. Mais ce jour-là ses joues
-étaient libres de tout emplâtre charnu.
-
-De nombreuses serviettes, roulées en tampon sur la table-toilette,
-témoignaient du bon-vouloir de leur passion. Une odeur pointue, une
-touffeur alcaline, l’odeur même des accouplements, traînassait parmi
-la pièce. A la percevoir, les narines de la Truphot s’insurgèrent,
-frémirent relevées, montrèrent en palpitant le rouge douteux de leurs
-muqueuses où profitaient quelques poils gris. Ses yeux se fermèrent à
-demi et elle fut obligée de s’appuyer d’une main à la cloison, comme si
-elle allait défaillir, spasmée.
-
-—Hein! mon petit, dit-elle, remise, en désignant du pouce ramené en
-arrière la chambre de l’adultère et de l’index tendu la pièce où
-se débattait le moribond, ici la Vie; là-bas, la Mort! l’éternelle
-antithèse! et chez moi, dans la même minute... Est-ce assez décadence
-et XVIII^e siècle?... On ne dira plus maintenant que je ne suis pas
-une artiste, bien que je ne sois plus de l’école romane et que j’aie
-répudié l’allure inspirée apte à vous faire sacrer telle par les
-imbéciles...
-
-Alors entraînant la veuve dans le jardin où l’effort désespéré de
-quelques lilas atteints d’étysie avait abouti à de maigres thyrses dont
-les folioles, flétries et dispersées par la brise tiède, tachaient la
-terre d’un rose évanescent, sous un petit tilleul ceinturé d’une frange
-sanglante de géraniums, Boutorgne, rechaussé, se mit en devoir de lui
-placer son boniment. La tête penchée, en une pose d’amoureux élégiaque,
-il flûta la chose d’une voix attendrie...
-
-—Ah! si sa chère Amélie voulait! Comme on serait heureux... pas plus
-tard, non, tout de suite... Quelle place on se taillerait à deux dans
-la littérature! Déjà... elle pouvait se faire connaître dans la _Revue
-héliothrope_... La signature Camille de Louveciennes deviendrait avec
-un peu d’effort... une signature bientôt prépondérante parmi celles
-de son sexe qui ont conquis leur public... Et puis son livre, _Eros
-et Azraël_, qu’ils allaient écrire à deux, quel triomphal succès,
-on en pouvait escompter déjà sans trop d’optimisme. Lui y mettrait
-son sentiment du paganisme, sa passion, sa fougue, l’humour qui le
-spécialisaient au _Napolitain_; elle sa conception originale de la vie,
-son alacrité souveraine et sa facilité d’émotion...
-
-Ils allaient perpétrer un chef-d’œuvre, certainement, le chef-d’œuvre
-attendu des foules lasses enfin d’apaiser leur fringale dans le
-restaurant à vingt-deux sous de l’esthétique contemporaine... La
-Truphot l’avait pris au cou, nouant autour de son faux-col, dans un
-bel élan d’enthousiasme, ses deux vieilles mains parcheminées que
-boursouflaient les ficelles violâtres de ses veines engorgées...
-
-—Ah! merci, Médéric, je n’attendais pas moins de votre noble cœur... On
-a plaisir à vous aimer... Vous êtes reconnaissant au moins... Oui...
-Oui... C’est entendu, mais allons faire de grandes choses... Si je
-pouvais être Desbordes-Valmore ou qui sait? une George Sand tardive,
-toi alors peut-être serais-tu Musset à ton tour, dis? On a vu des
-choses plus inattendues, et entre nous il n’y aurait point de Pagello,
-va... Et elle se mit à l’embrasser à pleine bouche en des baisers qui
-rendaient un bruit d’ossements, mais dont l’horreur n’arriva point
-cependant à tempérer le délire intime de Boutorgne, en lequel une voix
-profonde clamait intérieurement: tu touches à la Fortune, ô favori des
-dieux!
-
-Cependant la vieille semblait ne pouvoir encore tenir en place. Elle
-rajustait à grand renfort de tapes et de tractions sa jupe et son
-corsage, à l’ordinaire pleins d’hostilité et de mésestime l’un pour
-l’autre, qui ne pouvaient consentir à la stabilité, et dont la course
-à travers les escaliers avait encore outrecuidé la répulsion chronique
-qu’ils éprouvaient à se conjoindre. Et voilà qu’à nouveau elle tirait
-Boutorgne derrière elle, en le tenant par le bout des doigts.—Venez...
-j’ai quelque chose encore à vous montrer...
-
-Parvenus ainsi à l’extrémité de l’allée principale qui ondoyait,
-bordée par des tentatives de végétation avortée, ourlée de maigres
-et impubères arbustes, tordus et recroquevillés, n’ayant pas cru
-devoir mieux faire, évidemment, que de copier la convexité dorsale
-de leur habituel éducateur, le père Saça, le _prosifère_ et la veuve
-débouchèrent à quelques mètres d’une tonnelle faite d’un lattis de bois
-peint en vert, adossée elle-même à une tente de toile bise. Et de cette
-tonnelle, une envolée de rire frais et moqueur montait, emperlant le
-silence de ce jardin râpé d’une ondée de notes cristallines...
-
-—Savez-vous ce qui se passe là? disait la veuve. Eh bien, Modeste
-Glaviot est en train de réussir ce que vous avez raté tout
-simplement... petit maladroit... Ce soir Madame Honved sera sa
-maîtresse... J’ai déjà préparé leur chambre à côté de celle de
-Sarigue... Hein? les nuits de Suresnes, quand nous écrirons cela dans
-mes mémoires!
-
-Sans doute, les choses ne devaient pas aller aussi facilement que
-le pensait la vieille car, tout à coup, des intonations cassantes,
-remplaçant les rires, parvinrent jusqu’à elle et à son actuel gigolo.
-
-Dans la tente de toile où ils s’étaient glissés à pas feutrés, le
-couple savoura nettement ce tronçon de dialogue. Modeste Glaviot
-grasseyait de sa voix molle et madame Honved lui donnait la réplique.
-
-—Je vous assure que je suis un amant très discret, chère madame. Je
-n’ai jamais aimé que vous! Avec moi ce serait la sécurité parfaite.
-Lorsqu’on a le bonheur d’être remarqué par une femme du monde, la
-discrétion, n’est-ce pas? devient une règle morale. Quand bien même,
-sachez-le, toute la littérature affirmerait que vous êtes ma maîtresse;
-par la plume, par la parole et par les actes, je mettrai la littérature
-à la raison. J’irai même plus loin, quand bien même vous crieriez
-partout que je suis votre amant, je vous démentirai sans trève ni
-repos...
-
-Et l’on entendit son poing qui heurtait le bois de la charmille en un
-geste de matassin.
-
-Un rire arpégé s’éleva.
-
-—Eh bien! c’est entendu. Dès que ma nature pervertie m’enjoindra de
-goûter à un nègre, vous pouvez être assuré que je vous choisirai la
-veille, pour que la transition ne soit pas trop brusque...
-
-La Truphot et Boutorgne virent alors madame Honved sortir, le torse
-redressé, son érugineuse chevelure flambant dans un rais de soleil
-comme une coulée d’or roux, la pointe de l’ombrelle dardée en une
-défense répulsive vers Modeste Glaviot, contre la poitrine de
-l’histrion pâle de colère qui renonça cependant à la poursuivre..
-
-Une heure durant le pître avait mis en œuvre toute sa politique et
-toute sa stratégie pour circonvenir la femme de l’auteur dramatique. Il
-avait peint son amour avec les meilleurs vers de son répertoire, allant
-même jusqu’à lui décerner, debout devant elle, deux ou trois de ses
-plus déterminants _Merdiloques_. Il lui avait fait entrevoir que son
-mari était fini, et que, jolie comme elle l’était, il ne lui fallait
-pas s’attarder davantage avec un homme dont l’art était inacceptable.
-Madame Honved l’avait laissé s’exténuer dans son discours, paraissant
-même l’encourager par des silences ou des rires qu’il avait escomptés
-favorablement; puis, selon qu’elle en avait coutume avec tous les
-crétins qui l’assaillaient, elle l’avait finalement exécuté sans retour
-possible. Maintenant, l’ombrelle rouge sur l’épaule, elle rejoignait la
-maison d’une allure lente et placide.
-
-La Truphot rageait à froid. Médéric Boutorgne, réhabilité par l’échec
-de l’autre, se pavanait dans un sourire béat. Hé, hé! il n’y avait
-pas que lui qui ratait Madame Honved. Mais comment diable, était elle
-venue, seule, à Suresnes?
-
-Ce que le gendelettre ignorait, c’était la machination de la vieille
-pour obtenir ce résultat. Elle avait joué gros jeu, très gros jeu, dans
-la certitude que Modeste Glaviot l’emporterait sans difficulté. Honved
-s’étant trouvé dans la nécessité d’aller passer deux jours à Bruxelles
-pour diriger la mise à la scène d’une de ses pièces, la Truphot, au
-courant de la chose, avait fait expédier de cette ville à sa femme une
-dépêche fausse—signée de lui Honved—et lui conseillant de se rendre
-à Suresnes où elle était invitée et d’y attendre son retour. Le truc
-devait bien se dévoiler tout seul, plus tard, mais cela n’aurait plus
-la moindre importance puisque Madame Honved serait alors la maîtresse
-de Glaviot et que le mari, à la rigueur, ne pouvait rien contre une
-vieille femme. Certainement il crierait, mais il lui serait impossible
-de se venger d’une façon efficace. Adresser une plainte au Parquet
-pour faux? c’était faire éclater son cocuage et ce n’était du reste
-pas dans les mœurs de l’auteur dramatique de se plaindre à la police.
-Même s’il s’avisait de conter la chose dans Paris, on ne le croirait
-pas. Pourquoi la Truphot lui aurait-elle joué des tours aussi noirs
-puisqu’elle n’y avait en somme aucun intérêt visible, aucun mobile
-discernable? Donc si quelques petits ennuis étaient présumables, ils ne
-balanceraient pas sa joie d’avoir enfin détruit la quiétude de Honved
-et d’avoir ourdi un collage de plus. Et puis n’était-elle pas belle
-joueuse? Si la chose avait été exempte de tout aléa elle n’aurait point
-éprouvé, en s’y risquant, la forte émotion de celui qui s’en remet à la
-chance du soin de décider.
-
-Installé maintenant dans un rocking d’osier, les jambes étendues,
-Médéric Boutorgne tirait de larges bouffées d’un cigare bagué de rouge
-prélevé dans la provision de la vieille et il promenait sur la villa,
-le jardin, et tout ce qui l’entourait le sourire protecteur du Monsieur
-qui en sera bientôt le propriétaire légitime. On devait dîner dans la
-salle à manger ouvrant de plain-pied avec ses trois baies sur la petite
-cour, d’où l’on découvrait le bois de Boulogne, les cubes blanchâtres,
-le hérissement de la masse imprécise de Paris. Le jour agonisait, les
-frondaisons du bois, la masse des taillis qui dentelaient l’horizon
-par delà la Seine, se violaçaient, enlevés en crudités sombres par le
-ciel frotté de cendre rose, des nuages mauves s’étiraient, indolents
-et paresseux, ouatant l’ithyphallique tour Eiffel d’écharpes couleur
-d’améthyste, et le soleil sombrait en une hémorrhagie d’or et de rubis,
-pendant que la ferveur sereine du soir conquérait lentement les êtres
-et les choses. Par la fenêtre de la chambre du typhique des bouffées
-de paroles arrivaient.
-
-—Que ton incorporel résiste à l’attirance du Super-Monde... Les
-nitidités astrales ne doivent pas encore aspirer ton entéléchie... Que
-l’influx de mon rayonnement diffuse dans ta dolence la luminosité du
-pollen cosmique et curateur...
-
-C’était Morbus qui continuait ses passes et ses exorcismes. La cloche
-du dîner sonna comme il descendait enfin, très rouge, remettant en
-hâte la redingote qu’il avait enlevée pour gigoter bien à l’aise. Il
-ne pouvait pas rester, non, la Truphot lui faisait beaucoup d’honneur
-en l’invitant, mais après ces séances, outre qu’il était exténué, il
-devait se maintenir à jeun, sous peine de perdre son pouvoir de médium:
-car l’émanation occulte qu’il hébergeait ne pouvait entrer en contact
-avec de viles nourritures. Un autre jour, il se ferait un plaisir de
-revenir. D’ailleurs on pouvait être sans inquiétude, le malade était
-sauvé. Et il demanda seulement à la veuve si elle ne possédait pas, par
-hasard, un bout de ruban violet, un cordonnet quelconque, car il avait
-perdu là haut ses palmes académiques. Un mauvais tour, sans doute, de
-quelque esprit plaisantin. La veuve donna un vieux ruban de corset,
-et il partit, après avoir refait le nœud de sa rosette, en serrant
-les mains de Boutorgne et de Modeste Glaviot qui, venant du jardin,
-rapatriait à pas lents sa déconfiture.
-
-On ne pouvait pas se mettre à table, car la comtesse et Sarigue ne
-s’étaient pas encore fait paraître. Puis la cloche du dîner n’avait
-pas ramené non plus Siemans qui était allé faire un tour durant
-l’après-midi. Il sonna enfin, accompagné de Molaert lui-même, qu’il
-amenait dîner, tous deux les bras encombrés d’articles d’escrime,
-fleurets, masques, plastrons, gants à crispin, sandales. Ils avaient
-même une boîte de pistolets de combat.
-
-—Demain, dès la première heure, dit Siemans à Boutorgne, nous allons
-faire des armes; il faut que Molaert s’entraîne dur et puis quand
-il sera sûr de son coup, il giflera en plein café le bonhomme de la
-Gougnol qui est cause de tout; alors celui-ci sera bien forcé de
-marcher.
-
-Ce dont il ne se vanta point, c’était d’une scène affreuse dont ils
-avaient été victimes près des cafés du pont. Ils s’étaient heurtés
-subitement à la femme de Molaert qui avait dû, pour ne pas périr
-de faim, utiliser sa maternité en se plaçant comme nourrice dans
-une famille bourgeoise. A la vue de son mari elle avait laissé là
-l’enfantelet qu’elle poussait dans une petite voiture et s’était
-jetée les ongles en avant à la face du Belge. Tout en prenant les
-consommateurs des terrasses à témoins, elle l’avait traité de sale
-entretenu, de marlou, etc.
-
-—Si ce n’est pas une indignité, hurlait-elle, moi qui suis d’une bonne
-famille, dont le père est commandant de la garde civique à Molenbeck,
-je suis obligée de vendre mon lait, pendant que ce cochon, mon mari,
-vit aux crochets d’une gaupe...
-
-Les deux hommes avaient dû fuir sous une averse de huées et devant
-l’approche des torgnoles, car la foule avait pris parti pour la femme.
-Siemans et Molaert en étaient blêmes encore.
-
-Comme le couple Sarigue ne descendait toujours pas, la Truphot monta
-frapper à leur porte en les traitant de paresseux. Au bout d’un quart
-d’heure, on les vit venir, les yeux battus, les joues vernissées par
-la salive et les succions d’amour, mais très dignes l’un et l’autre.
-Alors une scène inénarrable eut lieu. A leur vue, la veuve entra
-en ébullition; une flambée de pourpre irradia sa face parcheminée,
-cependant que des frissons secouaient son buste maigre. La tête
-penchée en avant, elle avançait et dérobait le cou, cherchant sans
-doute à ramener du fond de sa gorge une salive que l’émotion avait
-fait disparaître. Et tout à coup, elle se précipita, se rua sur eux,
-les flairant, les frôlant avec des délices visibles, leur prenant les
-mains, les approchant pour les réunir, après avoir dessiné dans l’air
-un geste qui commandait le silence. Alors, debout devant eux elle
-se mit à détailler d’une voix volubile quoique chevrotante tous les
-défauts du comte de Fourcamadan. Leur sort l’attendrissait, elle, qui
-voulait voir tout le monde heureux; elle qui ne pouvait souffrir, près
-de soi, le marasme sentimental des gens ayant mal convolé. Et son émoi
-était tel que ses phrases s’entrecoupaient d’une abondante larmitation.
-Oui, le mari était joueur, coureur et quelque peu aigrefin. Par
-surcroît, il avait des maîtresses, toutes les souillons des petits
-théâtres montmartrois qu’il entretenait avec l’argent soutiré à sa
-belle-mère. Certes, la comtesse qui était jeune ne pouvait consentir à
-lier pour toujours sa vie à celle d’un si triste monsieur. Par miracle,
-elle avait rencontré Sarigue, un cœur généreux et chevaleresque qui
-avait beaucoup souffert, mais que le malheur avait ennobli. Dignes, ils
-étaient l’un de l’autre. Et, elle, la Truphot, aurait la consolation
-d’avoir coopéré à réparer une monstrueuse iniquité du sort, de leur
-avoir donné le bonheur. Oui, leur mère leur avait octroyé la vie sans
-savoir; elle les gratifiait du bonheur, ce qui était bien davantage...
-Désormais, s’ils n’étaient point des ingrats, ils n’oublieraient pas
-sa maison...
-
-Elle fit une pause, pendant laquelle elle étancha son ruissellement,
-puis brusquement questionna:
-
-—Voulez vous être fiancés par moi? Voulez-vous, devant nous tous,
-prendre l’engagement définitif d’être l’un à l’autre jusqu’à la mort,
-en attendant que j’aide de tout mon pouvoir au divorce que nous sommes
-assurés d’obtenir?...
-
-La comtesse et Andoche Sarigue, enchantés de leur essai préalable, se
-regardèrent. _L’oariste_ entre ces deux futurs époux fut très court. Un
-sourire marqua la bonne opinion qu’ils avaient l’un de l’autre et la
-haute estime en laquelle ils tenaient leur savoir et leur entraînement
-réciproques. Spontanément, lui, d’une voix chaude, et elle, la fiancée,
-d’une voix timide, répondirent oui.
-
-La paranymphe, alors, se dressa sur les pointes, se recueillit un
-moment et fit sur leur tête circuler ses bras osseux, en un geste
-de bénédiction digne de l’antique. Puis elle leur donna la double
-accolade, durant que Boutorgne, Siemans, Modeste Glaviot et Molaert
-venaient, à tour de rôle, féliciter les deux amants, que la Truphot
-avait promis l’un à l’autre avec non moins de dignité que son mari
-pouvait en avoir mis jadis à distribuer l’hyménée légal.
-
-En ce moment, Justine, la bonne, dépêchée près du malade revint dire
-qu’il était très tranquille, apaisé désormais, les paupières closes
-et les doigts roulant les draps de son lit, d’un geste machinal et
-continuel.
-
-Le dîner auquel Madame Honved, qui préparait son départ, n’assista
-pas, fut morne bien qu’un peloton de bouteilles de crus notoires
-constituassent un abreuvoir stimulant. Siemans, seul, était à nouveau
-placé devant sa fiole de lait cacheté, car il ne buvait que du lait
-pour ne pas abîmer son teint ni la roseur de ses branchies. La veuve et
-Modeste Glaviot paraissaient maintenant accablés. Aussi, dans l’espoir
-d’écarter l’idée qui pourrait leur venir à l’un et à l’autre d’atténuer
-l’amertume de leurs pensées en s’appariant et en couchant ensemble,
-Boutorgne déclencha une faconde inaccoutumée. Il donna la réplique
-à la comtesse de Fourcamadan que ses dislocations passionnelles
-avaient mise en veine, à l’encontre de Sarigue, et qui citait des
-calembours de son mari,—la seule chose qu’elle regretterait de lui,
-affirmait-elle. Tous deux réhabilitaient le vaudeville que l’Odéon, du
-reste, venait de rénover. Mais ils tombèrent d’accord pour honnir le
-drame ibsénien. La comtesse énonça qu’elle n’avait jamais pu supporter
-la pièce de Bjornston, où «je vous le demande un peu, sept jeunes
-femmes viennent affirmer à la queue leu leu qu’elles ont perdu la foi»
-et le gendelettre lui donna raison. Il voua «le génie fuligineux du
-Nord» à la réprobation des artistes et des gens de goût. Puis tous
-deux, par ricochet, se mirent à esquinter Verlaine et à exalter Rostand
-et Alfred Capus, deux talents bien français au moins ceux-là, et qui
-avaient réalisé ce tour de force de conquérir le public, de lui nouer
-les entrailles d’une émotion de bon aloi, en répudiant la langue
-française et tout esprit inventif. Boutorgne, aussi, avait trouvé un
-solécisme dans Baudelaire et un autre dans Mallarmé. Glorioleux il les
-signala. L’auteur des _Fleurs du mal_ avait écrit dans sa préface:
-«Quoi qu’il ne _pousse_ ni grands gestes ni grands cris.» Mallarmé dans
-les _Fenêtres_ parlait «d’azur bleu». Molaert fut, lui aussi, très
-verbeux. Il expliqua que le sort l’ayant uni à une femme sans culture,
-à un être fruste, à un «tas quasi informe de vile matière», qui ne
-comprenait point l’ascèse des pures intelligences vers les sublimités
-mystiques, il avait dû s’en séparer. La Providence, alors, l’avait
-fait entrer en conjonction avec Madame Gougnol, un noble esprit, qu’il
-avait ramené à Dieu, après lui avoir ouvert les yeux sur les splendeurs
-chrétiennes.
-
-Tous les deux désormais voulaient vivre d’une existence liliale, dans
-la contemplation sereine des mystères catholiques, purifiant, rédimant
-leurs corps souillés, par la flamme ravageante et délicieuse que
-coulerait en leur être la continuelle lecture, la patiente méditation
-des textes inspirés. Certes, leurs corps étaient toujours peccables;
-ils n’étaient point arrivés à conquérir d’un coup l’abstraction des
-basses attirances, mais avant peu, ils n’auraient plus d’autre contact
-que les effusions purement spirituelles. Déjà, Madame Gougnol avait
-chassé la volupté des rapprochements sexuels: elle n’éprouvait plus
-d’autre joie que d’apaiser son ami encore tenaillé, lui, par l’esprit
-du mal et les affres de la concupiscence charnelle. Si l’un d’entre eux
-avait pu sortir ainsi du cycle scélérat où le Malin tient l’humanité
-prisonnière, c’était une preuve manifeste que Dieu veillait et leur
-avait conféré la Grâce. Sa guérison à lui n’était qu’une affaire
-de temps, et ils entreraient sûrement dans la gloire sereine des
-prédestinés. Ce ne serait plus alors que l’embrassement de deux esprits
-victorieux, le coït immarcescible des âmes.... Et il citait Ruysbroëke
-l’admirable, évoquait sainte Thérèse, Marie d’Agréda, saint Alphonse de
-Liguori, Angèle de Foligno. Mais, comme il finissait d’élucider son
-ichtyomorphie à l’aide de saint Thomas d’Aquin, la femme de chambre
-survint, terrifiée.
-
-—Madame! madame! il est mort! cria-t-elle, effondrée tout à coup sur
-une chaise, dans une crise nerveuse, pendant que des pleurs convulsifs
-glougloutaient sur sa grosse face ridée. On courut voir. En effet, le
-pauvre diable de typhique était trépassé, et, maintenant, la bouche
-crispée, ses paupières ouvertes montrant la sclérotique jaunâtre des
-yeux révulsés, il s’agrippait aux draps qu’avait roulés en boudins,
-pendant une heure, son tic acharné de moribond.
-
-Cela jeta un froid. Modeste Glaviot, Sarigue et la comtesse parlaient
-de s’en aller et complotaient même leur départ à l’anglaise, d’autant
-plus que l’endroit était contaminé et que le coli-bacille devait
-pérégriner bien à l’aise dans cette maison sans antisepsie. Cependant
-la Truphot fut à la hauteur des circonstances. Elle exigea qu’on la
-laissât seule après qu’on eût apporté deux bougies, le rameau de buis
-et le grand crucifix de sa chambre. Alors, elle tomba à genoux et
-pria longuement, puis quand elle se fut relevée, sanglotante et toute
-émérillonnée par les larmes, elle manda Siemans et lui enjoignit de
-courir à l’église, de s’adresser à l’abbé Pétrevent, son confesseur,
-de le prier de venir et de lui rapporter de l’eau bénite. Elle voulait
-que le défunt reçût le sacrement pour n’avoir rien à se reprocher. Car
-Dieu est une Entité très formaliste, il exige que les nouveau-nés, pour
-être rachetés, soient saupoudrés de sel et traités telle une entrecôte,
-et il n’accueille les morts, dans les dortoirs de l’au-delà, que si
-ces derniers ont été préalablement assaisonnés d’huile et accommodés
-ainsi qu’une escarole. Mais Siemans préféra charger Boutorgne de la
-commission, dans la crainte de rencontrer la femme de Molaert qui avait
-déclaré «qu’elle saurait bien les retrouver», lorsqu’ils galopaient
-tous les deux. Justement, comme le _prosifère_ ouvrait la porte, une
-femme exagérément mamelue, coiffée d’un bonnet tuyauté auquel pendait
-un grand ruban outre-mer, en tablier blanc à poches que gonflait
-l’hypertrophie de deux énormes mouchoirs ayant dû servir dans la
-journée à torcher l’enfançon, surgit à l’improviste et irrupta dans la
-maison. Elle vociférait avec un fort accent belge.—Où est-il ce sale
-maq.... cette ordure qui m’a jetée dehors pour se faire entretenir par
-une guenuche... Je veux l’étrangler... _sayes-tu_... Il fallut que la
-Truphot, dont la maigre natte grise s’était dénouée dans son émotion et
-coulait derrière son dos, à peine plus grosse qu’un lacet de soulier,
-lui expliquât qu’il y avait un mort dans la maison, lui promît de
-s’occuper d’elle et lui donnât vingt francs pour qu’elle consentît à
-s’expédier dans les lointains.
-
-Toute la maisonnée finit par se réfugier dans le salon, après avoir
-décidé que les deux bonnes passeraient la nuit près du mort et le
-veilleraient à tour de rôle. La cuisinière devait leur préparer du
-café véhément; de plus une demi-bouteille de rhum Saint-James et un
-paquet de cigarettes leur seraient attribués, car les bonnes, chez
-Madame Truphot, qui n’était pas une bourgeoise selon qu’elle aimait à
-le déclarer souvent, avaient le loisir de fumer le pétun comme leur
-maîtresse après chacun de ses repas. Mais elles furent en partie
-exonérées de cette corvée. Au chevet du décédé elles trouvèrent Madame
-Honved qui veillait silencieuse. Malgré tout son désir de quitter
-cette sentine, elle n’avait pas cru devoir se dérober devant cet
-hommage à la douleur humaine et à la majesté de la mort.
-
-Le salon, qui attenait à la salle à manger et ouvrait aussi sur le
-jardin, était, comme toutes les autres pièces, meublé de vieilleries
-et de rogatons d’un bric-à-brac sans discernement. Des guéridons Louis
-XVI, pieds-bots et vermiculés, faisaient face à des consoles Louis
-Philippe, d’un acajou semé de dartres; des fauteuils pompadour en faux
-aubusson alignaient leurs marquises en casaquins, que les mouches
-et les mites avaient variolées; un canapé hargneux s’embossait dans
-un angle pour mieux travailler la croupe du visiteur de ses pointes
-sournoises dissimulées sous une soie enduite de tous les sédiments
-humains. Une vieille tapisserie, acquise pour cinq louis à l’Hôtel des
-Ventes, devant laquelle, sans doute, des générations et des générations
-de hobereaux et de bourgeois avaient flatulé et mis à jour, à la fin
-des repas, toute l’imbécillité congénitale dont ils étaient détenteurs,
-pendait lamentable, et évacuait sa _scène flamande_, par la multitude
-polychrome de ses ficelles désagrégées. Puis c’était un invraisemblable
-fouillis d’abat-jour en dentelles huileuses, de lampes dignes de la
-préhistoire, un chaos de terres cuites atteintes de maladies de peau,
-dont la plastique avait succombé dans les successifs déménagements, qui
-se poussaient partout, haut-dressées sur des selles. Et derrière tout
-cela, les chiens de Madame Truphot, Moka, Sapho, Spot et Nénette, qui
-couchaient dans la pièce, circulaient hypocritement, flairant le pied
-des meubles et levant la patte sur les étoffes suppurentes et dans les
-coins d’ombre propice.
-
-On avait fait apporter des liqueurs et des cigares. Ce n’était pas
-une raison parce qu’il y avait un mort dans la villa pour faire chacun
-une mine qui ne le ressusciterait pas, bien sûr. D’ailleurs, après une
-pareille émotion il fallait du montant, un peu d’alcool et le cordial
-d’un papotage en commun. Quand la camarde a passé quelque part, les
-hommes éprouvent à l’ordinaire un besoin de se rassembler comme pour
-mieux se défendre contre l’ennemi commun. Il leur semble qu’ainsi
-réunis et surtout en disant des choses profitables sur son compte,
-la Mort hésitera de longtemps à choisir l’un d’entre eux. Pourquoi
-viendrait-elle les prendre puisque—affirment-ils—ils ne la craignent
-pas, au contraire? Ce serait pour elle une piètre victoire d’emporter
-une victime que la chose comblerait de joie. En lui décernant des
-aménités, ils espèrent confusément la désarmer, car l’infatigable
-Raccrocheuse ne peut vraiment pas, sans indiscrétion, se montrer
-démunie de toute urbanité avec des êtres qui ont d’elle une opinion si
-favorable. Le premier, Molaert, qui avait ouvert dans Paris un cours
-spécial où il enseignait à quelques grandes bourgeoises et à cinq ou
-six femmes de hauts fonctionnaires de la République le symbolisme des
-gestes du prêtre à l’autel, le premier, Molaert fut en mesure d’obéir
-à ce sentiment. Il parla d’un ton de voix cafard, qui avérait de façon
-formelle qu’il avait dû passer le meilleur de sa jeunesse à surveiller
-la blennorrhagie des cierges dans quelque sacristie du Brabant, ou à se
-faire épouser dans les jésuitières par les professeurs de chattemites
-du pays marollien. La mort, dit-il, est la récompense du croyant,
-l’acte le plus probant, par lequel Dieu manifeste sa bonté. Tout a été
-dit sur elle par les pères de l’Église et il serait ridicule de vouloir
-y ajouter. Cependant son caractère n’est réellement compris que
-dans les couvents et les cloîtres où on la salue comme la glorieuse,
-la sublime Salvatrice qui libère la créature de ce monde effroyable
-et la précipite dans le giron de Dieu. Dans la vie laïque, dans la
-Société ouverte, même parmi les plus pieux, elle est encore honnie
-et redoutée parce qu’elle tranche les vaines attaches qui unissent
-les êtres entre eux. Lui, Molaert, ne craignait pas la mort, non; il
-la désirait même comme une récompense à lui dévolue pour avoir vécu
-dans la règle parfaite de Jésus. Il ne désirait qu’une chose: qu’elle
-attendît quelques mois encore, afin qu’il pût briser tout à fait la
-vile enveloppe de sa corporalité, qu’il pût se maintenir dans la pure
-extase spirituelle du chrétien, n’escomptant plus d’autre joie que le
-commerce perpétuel avec son Créateur. Oui, dans peu de temps il aurait
-éliminé pour toujours la basse sensualité que le limon de son origine
-avait fait perdurer jusque-là en lui... Cependant, il s’angoissait à
-la pensée que le malheureux défunt avait pu mourir en état de péché
-mortel... Ces sculpteurs, cela vit toujours avec d’affreux modèles;
-cela n’a pas de mœurs et ils ne connaissent Jésus que pour en faire de
-honteuses reproductions en plagiant l’académie des individus les plus
-déplorables. Au moyen-âge, au moins, la mort subite ou sans confesseur
-n’impliquait pas forcément la perte du salut, puisque tout le monde
-se confessait, communiait à peu près chaque matin et que les prêtres
-veillaient jalousement sur leur troupeau. Ce qu’on pouvait risquer de
-pire, c’était le purgatoire, tandis qu’en l’heure présente où l’Église
-se trouvait honnie pour vouloir, quand même, dans son abnégation
-admirable, sauver les hommes malgré eux; quand elle succombait sous
-les coups des Dioclétiens de sous-préfectures, la porte du paradis ne
-devait pas s’ouvrir souvent... Ah! non! C’était à frémir...
-
-—J’étais athée à vingt ans, mais depuis que le bonheur m’a visité, je
-ne suis pas loin de croire, dit Médéric Boutorgne, en coulant vers
-la Truphot un regard mouillé. Je n’adopte pas tout entier certes, le
-_credo_ de Monsieur Molaert, poursuivit-il après un léger arrêt et
-en cédant au besoin de faire un calembour avec un mot de Renan qu’il
-n’avait pu comprendre, pour moi, Dieu n’est pas, il se fait... comme le
-camembert et le livarot.....
-
-Et il s’esclaffa, se laissant tomber sur une chaise, les paumes battant
-les rotules, rendu hilare jusqu’aux larmes par son propre esprit.
-
-La veuve fronçait le sourcil.—Voyons, il ne serait jamais sérieux, même
-dans les minutes les plus graves. Elle n’aimait pas qu’on plaisantât
-sur un sujet aussi élevé.
-
-Modeste Glaviot, debout, une main passée dans l’entournure du gilet,
-s’affirma panthéiste et déterministe en même temps.
-
-—Dieu est dans tout: dans moi, dans vous, dans Madame Truphot, dans la
-terre du jardin, dans l’air du ciel et jusque dans l’âme de Nénette
-qui dort, là-bas, en jappant dans un rêve. Oui, il était partisan
-d’un panthéïsme sans dualité, assez voisin du matérialisme, en
-somme, affirmait-il, mais qui avait conservé quand même un brin de
-spiritualisme, le rien de sentiment sans lequel on ne peut point vivre.
-Pour lui, la Conscience et la Force primordiales qui avaient ordonnancé
-l’Univers, s’étaient absorbées, résorbées dans leur œuvre. Attenter à
-quoi que ce soit qui existât, c’était faire souffrir cette Conscience,
-cette Déité si on voulait la nommer ainsi.
-
-Donc, si Dieu était dans tout et si tout était en Dieu, on ne mourait
-pas. La formule actuelle de la personnalité s’effaçait pour faire
-place à une autre formule aussitôt suscitée après la disparition de
-la première. Ainsi quand je récite, ajoutait il, quand je dis mon
-œuvre, j’emploie, tour à tour, ces deux forces universelles qui sont la
-Pensée et le Verbe; j’utilise ces forces qui m’ont élaboré, moi, pour
-me déterminer ainsi, selon leur vouloir préconçu, et sans que j’aie
-la possibilité de me déterminer autrement. Je ne suis pas libre, en
-effet, de n’être point poète et d’agir dans un sens différent. Si je
-viens à disparaître, je ne meurs donc pas pour cela; je cesse d’user du
-monde dans le sens et le mode où vous m’avez constaté, voilà tout, mais
-le monde, l’œuvre universelle continuera à user de moi. Plongé dans
-l’immense creuset où se retrempent les Apparences et où bouillonnent
-les Causes, j’y puiserai une nouvelle Forme sous laquelle, derechef,
-je serai convoqué. Mais je devrai, encore et toujours, œuvrer pour la
-Pensée et pour le Verbe, puisque je fais partie du lot de créatures
-que ces deux Forces ont choisies et modelées pour arriver à leur but
-terminal, pour accomplir leur fin, ici-bas...
-
-Ce n’était pas très clair, cependant toute l’assemblée approuvait de la
-tête.
-
-—Il ne m’appartient pas de m’effacer, non... acheva-t-il, en envoyant
-sa main en l’air, comme pour marquer la grandeur en même temps que
-l’effrayante fatalité d’un pareil destin.
-
-Sarigue, qui devait opiner à son tour, s’exhiba sentimental quoique
-païen. La Mort, pour lui également, n’existait pas puisqu’un seul
-baiser suffisait à donner la Vie. Il n’y avait que l’agonie de
-douloureuse et l’agonie c’était de ne point être aimé. D’ailleurs, il
-regrettait l’Olympe favorable aux amours, les dieux du passé, bons
-enfants, en somme, que les franches lippées passionnelles mettaient
-en joie, les dieux de l’Hellas et de la latinité qui versaient dans
-les querelles du traversin, les chichis de l’adultère, les potins de
-l’alcove ou du privé, tout comme les hommes... Dans ces temps bénis, on
-honorait les amants; on les glorifiait en public; on leur permettait
-même de s’égorgiller un peu. La passion ne déférait à aucun code, ne
-s’endiguait d’aucune mesure. Le philosophe, sur l’Agora obstrué de
-foule, pouvait recouvrir de son manteau deux jeunes êtres accouplés, de
-sexe différent ou identique, sans encourir, de la part de l’Héliaste,
-le reproche de complicité immorale. Hier, même, il avait lu une fort
-jolie chose, qui résumait de façon parfaite l’antiquité amoureuse. Et
-il cita sa lecture: Dans la sylve profonde de Délos clamant les gloires
-de l’Été, souvent le promeneur, qui errait en se récitant les vers
-de Moschus ou de Bion, croyait entendre le pivert frapper plusieurs
-fois de son bec acéré l’écorce des bouleaux argentés. Erreur! C’était
-l’œgipan qui, avant d’étreindre l’hamadryade, sur le tronc des chênes,
-essayait sa jeune vigueur...
-
-Il recula son siège au milieu d’un murmure flatteur et la comtesse
-de Fourcamadan, délirante à la pensée de posséder un tel amant, le
-ceintura de ses bras et culbuta sa tête sur son épaule en lui faisant
-embrasser tout ce qu’un érésipèle antérieur avait bien voulu lui
-laisser de cheveux.
-
-La Truphot, ensuite, notifia qu’elle était chrétienne et spirite. A
-son avis, l’Esprit, décortiqué par la mort de son enveloppe matérielle,
-ne pouvait pas consentir à s’éloigner, immédiatement, des lieux et
-des êtres qui lui avaient été chers. Les vérités de l’occultisme
-s’appuyaient sur le péremptoire des vérités catholiques, pour former
-le Tout du Surnaturel. Morbus, en somme, ne faisait qu’apporter des
-réalités tangibles aux déductions des théologiens. Le Pape était mal
-inspiré qui refusait d’enregistrer le miracle des tables tournantes. Il
-y avait là une preuve manifeste de l’existence de Dieu et de la Sainte
-Famille, une preuve équivalente au miracle de Lourdes, puisque c’était
-une manifestation incontestable de l’Au-Delà. Dieu, qui voulait que les
-sceptiques fussent confondus, ne s’opposait pas à ce que _l’Astral_ du
-trépassé continuât à séjourner encore quelque peu ici-bas et répondît
-à l’appel des initiés... Tout à coup elle se frappa le front d’une
-main inspirée. Ah! elle avait une idée. Pourquoi ne profiterait-on pas
-de la circonstance qui n’était point susceptible de se renouveler;
-oui, pourquoi n’évoquerait-on pas, de suite, l’âme à peine envolée du
-sculpteur, qui certes, devait rôder dans les environs?
-
-Siemans, muet jusque-là, arriva à la rescousse. Il déclara qu’il
-possédait une médaille bénite, une médaille sanctifiée par Monseigneur
-Potron, lui-même, au triduum des missionnaires, une pièce au profil de
-la vierge. Si l’on venait à la jeter sur un guéridon en giration, comme
-il l’avait vu faire chez un ami, le dit guéridon se démenait, ruait,
-se cabrait aussitôt en un cake-walk désordonné, pour se débarrasser de
-l’effigie bénéfique qui horrifiait le Malin, lorsque celui-ci habitait
-sournoisement l’acajou ou le poirier noirci du meuble. C’était un
-moyen infaillible pour se rendre compte si l’on se trouvait ou non
-confronté avec une âme bienheureuse. Il confia aussi, qu’à l’exemple
-de l’assistance, la Mort ne lui faisait pas peur. Il l’accueillerait
-en brave, en honnête homme qui n’a rien à se reprocher. Il voulait
-seulement un grand nombre de cierges et beaucoup de chants à son
-enterrement, car la pompe chrétienne était ce qu’il y avait de plus
-beau sur la terre et il aimait follement la musique. Dans quelques
-années—il avait le temps encore—il commencerait à mettre de l’argent de
-côté afin de réaliser un projet caressé. Il voulait doter sa paroisse
-_du brassard gratuit_ pour les premiers communiants pauvres. Un capital
-d’au moins vingt mille francs était nécessaire pour cette œuvre. Mais
-pour en revenir à son trépas, il désirait être enterré au Cimetière
-Montmartre, une nécropole bien famée, où il y avait beaucoup de grands
-hommes, et où l’on ne rencontrait que des morts _qui se respectent_.
-Il aurait bien aimé dormir près du général en bronze couché dans son
-manteau, près du général Godefroy Cavaignac qui se tenait dans la
-grande allée, à gauche, mais toutes les places étaient prises à ses
-côtés. Il avait toujours rêvé, comme monument funéraire, d’une dalle
-de granit gris cendré entourée de pensées et de myosotis au printemps,
-d’un petit portique grec en ruines où deux déesses éplorées, en drapé
-phrygien, soutiendraient un médaillon offert par ses amis, avec son
-prénom seul et cette simple inscription: _A Adolphe, tous ceux qui
-l’ont aimé_.
-
-La Truphot menaça d’être emportée, derechef, par un Niagara lacrymal;
-elle se tamponna les yeux en gloussant, et cette manifestation
-d’attachement ravagea Médéric Boutorgne qui croyait désormais posséder
-victorieusement son esprit. Depuis une heure, il cherchait le moyen
-de mettre tout le monde dehors pour passer la nuit seul avec elle, ce
-qui parachèverait sa conquête. Mais son indigente imagination n’avait
-suscité nul expédient. La vieille que l’évocation funèbre de son amant
-avait remuée et reportait au mort, larmitait et se lamentait par
-saccades.
-
-—C’est mon bon cœur qui m’a valu cela encore... On a beau dire, c’est
-trop stupide à la fin d’être pitoyable... Me voilà maintenant avec un
-mort sur les bras... Un cadavre qu’il va falloir faire enterrer.
-
-Le prosifère dut la consoler pendant que Siemans montait quérir sa
-médaille et que l’on préparait la table.
-
-—Il ne sert à rien de vous désoler, Amélie, lui disait-il. Ne
-sommes-nous pas là pour vous assister. Grâce à vous, la science
-psychique va faire un pas décisif. Cette mort aura donc eu, en somme,
-un côté profitable.
-
-Les lampes baissées, on avait fait place nette autour de la table,
-pour qu’elle ne fût pas gênée dans les cabrioles et l’épilepsie que
-Modeste Glaviot transmué en médium allait lui conférer. La veuve,
-elle-même, avait désigné l’histrion en se portant garant de sa fluidité
-et de son ésotérisme. Molaert, avec une moue d’improbation, s’était
-fait disparaître. Il répugnait à l’occultisme qui, ainsi qu’il l’avait
-confié à Sarigue, lui apparaissait «comme les sentines, le goguenot
-de l’au-delà.» L’horloge de l’église proche égouttait lentement la
-dixième heure et, par delà les fenêtres ouvertes, les beuglements des
-pochards attardés et les sifflets des trains excoriaient le silence
-nocturne. Les lumières qui illuminaient les vitres, dans les maisons
-voisines, s’éteignaient une à une. C’était le moment où, ensuite de
-la bâfrerie du dimanche, les bourgeois se préparaient à barater leur
-épouse ou leur concubine, afin de parachever la liesse hebdomadaire.
-Justine avait tiré sur leurs tringles les anneaux grinçants des vieux
-rideaux de brocard encuirassés à la base par la poussière et le pissat
-des chiens. Tous étaient assis, encerclant le guéridon d’un pourtour
-de mines graves et solennelles. La comtesse poussait de petits cris
-effarés devant l’imminence des esprits d’outre-monde, et la Truphot
-avait reconquis un visage attentif et sapient de vieille sorcière, qui
-se pourlèche devant un sabbat attendu. Déjà ils s’étaient rapprochés,
-les paumes maintenant à plat sur le bord du guéridon et les yeux fixés
-au centre, avec, au fond d’eux-mêmes, comme venait de le commander
-Modeste Glaviot, «_l’énergique vouloir que la table tournât_.»
-
-Mais, subitement, tous tressautèrent, et restèrent les mains
-suspendues, immobiles, et pleins d’une indicible terreur. Un à un et à
-intervalles réguliers des coups résonnaient dans la cloison. C’était
-distinct et net, précis et métallique. Aucun d’eux ne douta que ce fût
-l’esprit du mort qui, plein de déférence, manifestait son bon vouloir
-à sa façon, avant de venir se domicilier dans la table. Cet imprévu
-déroutant, qui n’avait pas été consigné au programme, les glaçait.
-Modeste Glaviot eut un redressement de son front penché qui signifiait
-nettement: _hein, vous voyez_! Mais Sarigue, compatriote d’Apulée, ne
-put se tenir d’aller le premier enregistrer le miracle. Il se leva
-et dans l’autre pièce constata la présence de Molaert qui, armé d’un
-fleuret, la figure zébrée de rides coléreuses, tirait au mur entre
-deux lampes placées par lui sur un meuble.—Coupé-dégagé; je lie en
-sixte... et je me fends... proférait-il, rageur... Et il boutonnait la
-cloison...
-
-—Ah! fichtre, vous nous avez fait peur avec votre escrime, dit Sarigue,
-au moment même où Madame Honved, dont la valise attendait dans le
-corridor, survenait à la porte du salon, pour prendre sèchement congé
-de la veuve. Juste en cette minute, deux coups de sonnette, un spondée:
-deux appels longs et impératifs, retentirent à la porte d’entrée. La
-Truphot s’était dressée toute pâle sous la couperose ordinaire de
-son faciès, et le père Saça, le jardinier-concierge, accourait, en
-trottinant, prendre des ordres, son dos circonflexe sautillant dans le
-noir de la cour. Une inquiétude poignait la veuve. Si c’était le mari?
-Après une seconde d’indécision, elle se décida pourtant à accompagner
-le vieil homme pour parlementer à travers la porte et n’ouvrir qu’à bon
-escient. Les spondées et les dactyles de la sonnette avaient repris
-et, maintenant, c’était un carillon endiablé qui menaçait de ne point
-s’apaiser et déchaînait l’émoi de tous les chiens d’alentour. Seuls,
-ceux de la vieille, en bonne chiennerie scabreuse, s’étaient tapis sous
-les meubles pour y cacher leurs affres et y évacuer les liquides de
-l’effroi. Dans le salon, Médéric Boutorgne, le couple Sarigue, Siemans,
-qui venait de redescendre avec sa médaille, et Modeste Glaviot, la
-main en l’air, encore dans l’attitude injonctive propre à commander la
-sarabande du meuble possédé, se frottaient les uns contre les autres,
-travaillés eux aussi d’un malaise inexplicable. Enfin la veuve, accotée
-à l’huis, s’était mise à faire jouer le petit judas encastré dans le
-panneau et elle interrogeait.
-
-—Qui est là, à pareille heure?
-
-—Moi, Jacques Roumachol, que vous connaissez bien, Madame Truphot.
-Ouvrez-moi vite; je viens pour une affaire importante et j’avais peur
-que vous ne fussiez déjà couchée.
-
-La vieille, en effet, connaissait ce Roumachol, un peintre qui avait
-dîné quelquefois chez elle, il y avait déjà plusieurs années, mais elle
-restait inquiète quand même, ne se hâtant pas de faire jouer la serrure.
-
-—Êtes-vous seul, bien seul? ajouta-t-elle.
-
-Un rire s’éleva derrière la lourde porte.
-
-—Non, mais croyez-vous que je suis accompagné d’un escadron de
-cavalerie, comme le _Petit-Père_ ou le Schah de Perse en vadrouille.
-
-La vieille, rassurée par cette gouaille d’atelier, se décidait enfin
-à ouvrir. Elle tournait elle-même la clef. Alors, on vit une chose
-inattendue. Le père Saça fut soudain enlevé de terre comme s’il avait
-servi de projectile à quelque invisible catapulte, et son corps, qui
-se ployait aux reins, tournoya ainsi qu’un gigantesque _boomerang_,
-vira tel un de ces énormes morceaux de bois convexe qui servent aux
-aborigènes de l’Australie à chasser le Kanguroo. Il vint s’abattre avec
-un bruit crissant de feuillages écrasés au beau milieu d’une touffe de
-lilas, où il se mit à geindre éperdument.
-
-—C’est lui! C’est lui, hurlait la Truphot, hispide, déchevelée, en se
-sauvant, les bras au ciel.
-
-Comme elle le laissait entendre, c’était Honved qui, accompagné de
-Jacques Roumachol, son ami, emmené par lui dans le but unique de
-se faire ouvrir la porte, fonçait, tel un taureau échappé, et le
-revolver à la main par surcroît. Il paraissait exaspéré, hors de lui,
-vociférant d’effroyables choses, et son compagnon se pendait à son
-bras, s’efforçant de lui arracher l’arme qui, d’un instant à l’autre,
-pouvait produire un irréparable malheur.
-
-—Ma femme! Ma femme! toute seule dans ce mauvais lieu.... Ma femme
-tombée dans un prostibule!...
-
-Rentré à Paris, vingt-quatre heures plus tôt qu’il ne le pensait au
-départ, il avait trouvé au logis un mot de Madame Honved, épinglé à
-la dépêche apocryphe, et lui expliquant qu’elle se rendait à Suresnes
-selon ses conseils. Sans perdre une minute, devinant le traquenard,
-il était allé chercher Roumachol, pour forcer par subterfuge—car sans
-cela on l’aurait laissé dehors—la villa de la vieille et reconquérir
-sa femme, coûte que coûte. Près de la porte entr’ouverte du salon, il
-s’était enfin saisi de la Truphot, et il la secouait comme un prunier.
-
-—Où est-elle? dites-le tout de suite si vous ne voulez pas que je
-vous étrangle. Et il lui fouaillait le visage de sauvages épithètes:
-Misérable, vous vouliez la donner à votre amant, à votre Belge saumoné
-pour mieux le river à vos sales jupons d’entremetteuse bourgeoise et de
-brehaigne frénétique...
-
-Il se méprenait cependant sur les mobiles de la vieille, car si
-celle-ci faisait du proxénétisme par amour de l’art, elle était
-innocente du comportement trivial qu’il lui imputait et qui consiste
-à s’adjoindre des aides. Elle s’estimait, bien au contraire, et pour
-longtemps encore, apte à faire le nécessaire et même à distancer qui
-que ce fût sur les couettes d’amour.
-
-Mais déjà, Madame Honved était dans ses bras et ils s’étreignaient
-farouchement, cette dernière l’apaisant d’un coup par cette seule
-protestation.
-
-—Est-ce donc que tu n’avais plus foi en moi pour verser dans un émoi
-pareil?
-
-Siemans, Boutorgne, Glaviot, Molaert et le couple Sarigue, tous les
-animalcules de la putréfaction, tous les protozoaires du croupissement,
-avaient disparu, s’étaient obnubilés comme par miracle. Un instant,
-sous la lumière fadasse de la lune qui s’était dégagée, on put voir
-l’auteur de _Julius Pelican_ faire des efforts désespérés pour
-hisser _l’ichtyomorphe_ de la Truphot pardessus le chaperon du mur.
-Un jupon rose traînait sur une plate-bande pelée, que la comtesse
-avait dû perdre dans sa fuite, puis un bruit de verre brisé et des
-jurons s’entendaient chez le maraîcher voisin, émanant du grimacier
-montmartrois, qui pataugeait et s’empêtrait, dans sa fuite, parmi
-les châssis de salades, les cloches à cucurbites, où il s’était
-imprudemment jeté en risquant les crocs du molosse ou les coups de
-fusil du propriétaire. Les chiens Moka, Spot, Nénette et Sapho, ayant
-enfin retrouvé l’usage de leur vaillantise, aboyaient à l’unisson,
-vitupéraient furieusement Honved qui avait attiré sa femme dans le
-salon et, près de la table, où l’esprit du mort, privé de l’adjuvant de
-Modeste Glaviot, n’avait pu s’insinuer, sanglotait de joie, laissant
-tomber sur ses mains les gouttes chaudes de ses larmes, rien qu’à
-les retrouver intacte parmi ce lupanar non autorisé. Cette scène eut
-même le don d’attendrir la veuve, car les spectacles de tendresse ou
-de passion vécue précipitaient toujours, jusqu’au déluge, l’activité
-de ses sécrétions intimes. Bien qu’elle eût tout intérêt à ne pas
-s’exhiber d’aussi près et à laisser le peintre, Honved et sa femme
-quitter en paix la maison, elle n’y put résister.
-
-—Vous l’aimez donc? questionna-t-elle d’une voix passionnée, d’un
-timbre ravagé, où pantelait toute son âme de vieille amoureuse. Puis
-comme Honved ne lui répondait pas et se contentait de botter Nénette et
-Sapho qui s’étaient approchées trop près de ses chausses, elle pointa
-autour d’elle un coup d’œil circulaire, aperçut les deux bonnes qui
-avaient quitté la veillée du mort pour ne rien perdre de l’esclandre,
-la cuisinière accourue elle aussi tout en torchant une casserole, et
-elle se précipita sur leur sein, à tour de rôle, hululant contre leurs
-joues, faisant dodeliner sa tête caduque, dans l’envol des mèches
-grises, des épaules de l’une aux épaules de l’autre.
-
-—Ah! mon Dieu, si j’avais su! Ce n’est pas ce qu’on croit! Je suis une
-honnête femme. On m’a diffamée, insultée!...
-
-Roumachol lui-même ne put l’éviter: avant qu’il ne se fût mis en garde,
-elle était dans ses bras.
-
-—Si on peut me traiter ainsi, mon seul tort est d’avoir voulu inviter
-Madame Honved, malgré tout. Je l’aime comme ma fille... Je l’aurais
-défendue comme mon enfant...
-
-Quand le peintre fut hors de son étreinte, se secouant, luttant contre
-la nausée que lui avait value cette embrassade, la Truphot chercha
-des yeux quelqu’un encore sur le cou de qui elle pourrait tomber.
-Chacun, hélas! hormis l’auteur dramatique et sa femme, avait reçu
-son lot d’étreintes désolées, et en cette circonstance, les cinq
-cents poitrines d’un bataillon d’infanterie en front de bandière, sur
-lesquelles elle aurait ruisselé successivement, n’eussent point apaisé
-l’accablement attendri de la veuve. Les yeux obscurcis de larmes, n’y
-voyant plus très clair, elle se lança en avant, plongea des épaules,
-se préparant, dans son deuil effréné, à accoler une des colonnes de
-fonte soutenant, à la porte du salon, la plafonnée du vestibule et
-que la cécité de son affliction lui faisait prendre sans doute pour
-une personne humaine. La femme de chambre dut se précipiter et la
-retenir juste comme elle allait s’arracher les joues contre le métal
-sans aménité. Elle revint alors délirante vers Honved et sa femme qui,
-amusés tous deux de la scène, riaient maintenant.
-
-—Je vous en prie, mes chers amis, ne nous quittons point en ennemis...
-Je vous adjure, je vous objurgue, ne me gardez pas rancune....
-
-Certainement elle allait les investir quand Roumachol arrêta son élan
-en lui tendant une glace de poche, et en lui conseillant de s’expédier
-dans le jardin où elle pourrait se donner un coup de peigne au clair de
-lune... elle en avait besoin.
-
-La sortie de Honved, de sa femme et du peintre s’effectua entre quatre
-gendarmes, muets et bien alignés, que Siemans et Boutorgne étaient
-allés quérir en leur conseillant de se placer à la porte d’entrée, et
-qui vinrent, comme il est décent, protéger la morale et la propriété
-représentées par la veuve et sa trôlée d’entretenus. Cependant ils
-ne se décidèrent pas à verbaliser ou à arrêter les envahisseurs,
-malgré toute l’éloquence et l’impeccable argumentation usagées par le
-gendelettre pour obtenir ce profitable résultat.
-
-Siemans ayant fait son devoir et confié à la maréchaussée le soin de
-veiller sur la sécurité de la Truphot se sentit sans entrain pour
-rejoindre la villa. Il déclara que d’importantes affaires l’appelaient
-à Paris pour le lendemain; il lui fallait s’entendre avec l’architecte,
-donner des congés, signer des engagements de locations, car il gérait
-les immeubles de la veuve; d’autre part Honved et Roumachol pourraient
-revenir, et il était trop pacifique pour endurer deux fois la vue des
-armes à feu, bref il préférait rentrer à Paris par le dernier train.
-Et il prit délibérément le bras de Boutorgne, pour le mener lui aussi
-à la gare. Mais celui-ci se démena; il argua à son tour qu’il avait
-laissé son manuscrit dans la maison, le manuscrit d’_Eros et Azraël_
-pour lequel il devait signer un traité avec le plus gros éditeur de
-Paris. Il lui fallait, de toute force, reconquérir le précieux papier.
-Ils se retrouveraient sur les deux heures de l’après-midi au café
-de la Rotonde, car il ne voulait pas le faire attendre. Siemans eut
-un rire équivoque, tapa sur le ventre du camarade en l’appelant...
-sacré viveur.. et lui souhaita bonne nuit, de l’air bien tranquille
-d’un Monsieur dont la situation est inexpugnable et contre qui on se
-démène bien vainement. Puis il entra prendre son billet pendant que
-le prosifère dégringolait à toutes jambes la sente chantournée et
-rocailleuse qu’ils avaient ascensionnée pour arriver à la station du
-Haut-Suresnes.
-
-Dix minutes après, il était de retour près de la veuve qu’il trouva
-rassérénée, assise devant une bouteille de fine et occupée à griller
-des cigarettes. La Prévôté était partie; la porte se trouvait libre
-de baudriers jaunes. Les bonnes avaient abandonné définitivement la
-chambre du mort et tenaient compagnie à Madame. Le père Saça, vautré
-sur le canapé, se faisait frictionner à l’arnica par la cuisinière,
-déclarait qu’il souffrait de lésions internes et qu’il était estropié
-pour le restant de ses jours, bien sûr. Il jura qu’il intenterait un
-procès à Honved et que Madame Truphot servirait de témoin, mais la
-vieille ayant protesté qu’elle ne voulait pas d’esclandre, il parla
-alors d’un viager qu’on devrait lui faire et, comme il finissait
-d’ingurgiter un grog, il poussa de grands cris ininterrompus,
-exigeant qu’on fît venir un prêtre, car ses douleurs augmentaient...
-Certainement il ne passerait pas la nuit... La cuisinière affirmait
-qu’elle avait vu rôder des fantômes dans le jardin, qu’un esprit
-depuis une heure s’acharnait à lui donner des coups de pied dans
-l’estomac, qu’elle avait les sangs tournés, et que le saisissement
-allait la rendre hydropique. Tous ses gages désormais devraient passer
-en médicaments, certes elle aimait bien Madame, mais le service de
-Madame était trop difficile avec des événements pareils. Elle entrerait
-le lendemain à l’hôpital, après avoir fait constater son état; son
-dévouement ne pouvait aller jusqu’à mourir de gaieté de cœur pour
-Madame. Boutorgne, que les incidents avaient servi, car il restait
-maître du champ de bataille dont la veuve était le trophée, Boutorgne
-victorieux de tous ses rivaux qui, pour la seconde fois, allait dormir
-avec la vieille et profiter de la récidive pour sceller, sans doute,
-leur union de définitifs serments, fut obligé de fuir avec elle devant
-les piaillements ancillaires servant de prélude à leurs félicités
-nocturnes.
-
-—J’ai l’foie décroché, j’ai pour l’moins attrapé une bonne hernie
-étranglée... j’sens déjà mes boyaux couler sur mes cuisses! J’veux
-ma suffisance, ma goutte et mon tabac pour l’restant d’mes jours,
-lamentait le père Saça.
-
-—Qu’est c’qui m’gagnera mon pain quand je vas me gonfler d’eau comme
-un cuvier à lessive, et que j’suis condamnée à tomber un beau jour en
-_cacalepsie_, sur mes fourneaux, à la suite des souleurs de c’soir...
-Faut qu’elle assure ma vieillesse, appuyait la cuisinière.
-
-—C’est elle qu’a fait mourir l’beau jeune homme, ce pauvre sculpteur
-d’en haut pour en hériter, surajoutaient Justine et Rose, l’autre
-bonne, en coulant leurs menaces dans la cage de l’escalier.
-
-Dans les bras de la vieille, pour qu’elle goûtât en toute béatitude
-les voluptés que propulsaient sa voltige amoureuse, le prosifère dut
-se porter garant qu’avec seulement deux billets de cinq louis, il
-apaiserait, le lendemain, la sédition de toute cette racaille.
-
-
-
-
-VI
-
-
-La couche de la Truphot et ses tumultueuses délices retinrent très
-tard le gendelettre à Suresnes. Comme il l’avait promis, il réfréna
-pour presque rien l’insurrection des bonnes fédérées en une intention
-commune de chantage. Le préposé au sécateur fut plus difficile à
-réduire, lui. Couché et circonscrit par une multitude de pots de
-tisanes, strapassé de sinapismes et constellé de ventouses, il ne
-répondait au _prosifère_ que par des gémissements taraudants, des
-glapissements prolongés. Sa femme, pour lui, maniait l’éloquence
-émolliente: le vieux était déjà perclus de rhumatismes, une pareille
-secousse allait le confiner pour toujours sur le fauteuil des
-paralytiques... Avec des soins, surtout avec de l’argent pour faire
-une saison dans le Midi, peut-être, cependant, à la rigueur, s’en
-remettrait-il... Et puis, si on voulait bien lui donner une place de
-concierge dans un des immeubles de Madame Truphot, à Paris... Là il y
-avait les étrennes et il n’aurait plus besoin, tous les matins, dès
-cinq heures en été et sept heures en hiver, de vaguer dans la rosée.
-La nécessité d’un second matelas à son lit se faisait sentir aussi;
-d’un autre côté, il avait une _ardoise_, une dette de 65 francs, à
-l’_Espérance_: la déveine tenace de tout un hiver à la manille. Médéric
-Boutorgne promit qu’on examinerait sérieusement la situation du vieux,
-à condition pourtant qu’il se tînt coi et ne soufflât mot de ce qui
-s’était passé dans la maison.
-
-Parti vers 4 heures et demie, le gendelettre rata Siemans au café de
-la Rotonde. Il s’était commandé un bock et, énervé, avait filé dès que
-l’orchestre de tsiganes, s’éveillant pour l’apéritif, avait _suppuré_
-sa première valse. Il savait où rejoindre son rival. Il n’avait qu’à se
-rendre sur les six heures rue des Écoles devant les boîtes à loyers; il
-était sûr d’y trouver le Brabançon qui, pour rien au monde, n’aurait
-manqué de faire là, par les après-midi conciliants, une heure de
-footing, inspectant les façades, le jambon rose de sa face tout épanoui
-à la certitude de posséder cela un jour. Médéric Boutorgne se croyait
-autorisé à penser, d’ores et déjà, que, peut-être, Siemans spéculait un
-peu à la légère. A qui reviendraient les maisons? En l’état actuel des
-choses, cela ne pouvait faire doute.
-
- Siemans, le bien laité, aux nageoires sagaces,
- Siemans, l’ichtyomorphe, jadis pauvre alevin,
- De sa belge laitance accourue de Louvain,
- Humectait la Truphot aux soixante ans salaces.
-
-Comme avait écrit un confrère. Eh bien! Siemans humectait désormais
-sans profit, car l’ocarina du sire ne pouvait rivaliser avec sa prose,
-à lui Boutorgne, qui donnerait, un jour, lustre et notoriété à la
-veuve. Cet imbécile avait laissé investir sa vieille maîtresse et,
-quand elle serait défunte, il n’encombrerait guère les guichets du fisc
-pour y verser des droits de succession, bien sûr.
-
-Il était six heures un quart quand le gendelettre arriva devant les
-maisons convoitées. L’ocariniste ne s’y trouvait point. Longtemps, à
-son tour, il se promena devant les façades odieusement rectilignes,
-devant les balcons soutenus par des cariatides aux gorges déplorables,
-dont la plastique consolerait celles des malheureuses qui, dans les
-maisons Tellier sous-préfecturales, dispensent la volupté coupable aux
-notaires anacréontiques; longtemps il croisa devant les porches béants,
-qui semblent être des entrées de tunnel, où des nymphes lampadophores,
-en drapé grec, s’épucent dans leur péplum en simili-antique. Plus
-longuement encore il savoura l’architecture néo-béotienne de ces
-immeubles impressionnants—les plus beaux de la rue—qui, un jour,
-seraient à lui.
-
-—Voyons deux appartements au premier cela faisait huit mille; également
-8.000 au second, puis 7.000 dans les deux autres étages: le cinquième
-et le sixième évalués pour autant ensemble cela faisait un total de
-37.000, mettons 35 qui, multipliés par 3, fournissaient un total de
-plus de 100 mille livres de rentes, 85 mille net, au bas mot. La
-Truphot en détenait pour le moins l’équivalent en biens-meubles.
-Fichtre, c’était une jolie affaire! Et il sentit aussitôt une chaleur
-d’enthousiasme serpenter de ses talons à l’occiput. Il redressa sa
-petite taille, enfonça les mains dans les poches de son pantalon et,
-commisérateur, toisa les vagues passants. Cependant Siemans ne se
-montrait toujours point, et comme il guettait déjà le tramway qui, en
-désespoir de cause, devait le ramener à la gare Saint-Lazare, car il
-avait promis de retourner le soir à Suresnes, il vit enfin le Belge
-déboucher tout à coup de la voûte de la seconde bâtisse. Celui-ci, très
-animé, discutait avec la concierge et, les joues cramoisies, ponctuait
-son discours des saccades violentes de ses gros bras. Quand Boutorgne
-l’eût rejoint, il débonda sa colère.
-
-—Cette bougresse de concierge ne refusait-elle pas de laisser marquer
-le gaz dont elle avait besoin pour son éclairage et sa cuisine au
-compteur de l’immeuble, de telle façon que lui, Siemans, pût, en
-lui faisant payer plus que sa consommation normale, se rattraper un
-peu sur les dépenses exorbitantes de luminaire que nécessitait la
-maison.—Une idée réellement _lumineuse_ qu’il avait eue. Et puis,
-fichtre de fichtre! si des choses pareilles étaient permises dans
-une maison honnête! Ne venait-il pas d’apprendre que deux des plus
-anciens locataires, des locataires de sept années n’étaient pas
-mariés, vivaient en concubinage. Ah! il allait te les flanquer à la
-porte et rondement encore. Justement il les quittait, il sortait de
-leur parler, de leur demander comment ils avaient eu le culot de
-venir abriter chez lui leur dévergondage au risque de faire déménager
-tous les riches voisins, parmi lesquels il y avait un conseiller à
-la Cour, un professeur à Stanislas et un vicaire de Saint-Sulpice.
-Ceux-là payaient trois mille cinq de loyer, et ils étaient en droit,
-pour ce prix, d’exiger que l’immeuble fût convenablement habité et que
-les voisins menassent une vie régulière et moralisatrice. Comme cela
-tombait! Le conseiller à la Cour avait une grande fille qui allait
-prendre le voile. S’il venait à connaître la chose, il pourrait avec
-les autres lui faire un procès en résiliation. C’était son droit. Mais
-le plus drôle était qu’un des concubins—l’homme—n’avait pas voulu s’en
-aller à l’amiable, le menaçant de le jeter dehors, disant que cela ne
-le regardait pas, qu’il payait régulièrement son terme et qu’il était
-chez lui... Ah! oui, il était chez lui, mais pas pour longtemps. Il
-courait de ce pas jusqu’aux plus prochains panonceaux; il lui ferait
-donner congé par huissier. Eh! allez donc, ouste!
-
-Médéric Boutorgne, comme toujours, approuva. Ce n’était pas une raison
-parce qu’on était au quartier latin pour vivre comme des pourceaux
-sans sacrement ni contrat. Et tous deux, alors, se dirigèrent vers
-l’huissier, vers l’usine à protêts, vers le fabricant de saisies qui
-assistait la Truphot, en ses habituelles procédures, et, en bonne hyène
-nécrophage, prenait le vent à son ordre sur le deuil et la misère.
-
-Mais, auparavant, Siemans saisit le bras du gendelettre, lui fit
-traverser la chaussée, le planta sur le trottoir d’en face et d’un
-geste large embrassa les immeubles de sa vieille maîtresse. Son œil
-béat parcourut la ligne des trois façades, digéra voluptueusement la
-niaise prétention de ces garennes à bourgeois, pareilles à toutes
-celles, hélas! dont s’enlaidit la ville depuis dix ans.
-
-—Hein! quelle fortune... Dire que si elle m’avait écouté, avec un peu
-d’économie, elle en posséderait le double à l’heure actuelle!
-
-A se frotter ainsi à la richesse de la veuve, à négocier et à
-administrer pour elle, les deux drôles se trouvèrent investis d’une
-audace incroyable.
-
-Chacun, in petto, pensait que de tout cet argent il serait le légataire
-en un avenir prochain et ils acquéraient la confiance en soi, le
-contentement épanoui du gros bourgeois qui se sent une puissance
-sociale avec laquelle il n’y a pas à barguigner.
-
-En sortant du mouillage paludéen où, suscité par la Loi pour escorter
-et surveiller l’esquif des riches, avaler les plus pitoyables épaves
-et dépecer les moribonds et les cadavres qu’on lui jette en pâture,
-l’huissier, le squale sans entrailles, présidait aux ébats de ses
-clercs, scombres de moindre importance et très souvent affamés, qui,
-eux, évoluaient parmi les bancs de paperasses et la mer des Sargasses
-des dossiers calamiteux; en sortant de ce mouillage méphytique,
-Boutorgne et Siemans, après avoir un instant tenu conseil, se
-mobilisèrent vers la Préfecture de Police.
-
-Il s’agissait de savoir si un individu quel qu’il fût, se réclamant
-de n’importe quel mobile, fût-il vingt fois péremptoire et autant de
-fois légitime, avait le droit de venir faire du chichi, la nuit, et
-les armes à la main, chez une personne de la notoriété, de la richesse
-et du reluisant de Madame Truphot, veuve d’un maire de la rive gauche
-par surcroît. Celle-ci avait beau ne point vouloir de scandale, il
-n’en allait pas moins, si l’on se résignait au silence, de la dignité
-de tous ses commensaux, qui se trouvaient du même coup déshonorés.
-En utilisant, la veille, la rapidité de translation du zèbre et la
-fugacité des étoiles filantes, ils avaient cru la mieux servir qu’en
-versant dans un déplorable pugilat avec l’envahisseur. Donc on allait
-voir. S’ils avaient peu de propension à affronter les calottes, ils
-étaient des gens avisés à qui le dernier mot devait rester, puisqu’ils
-avaient répudié le rôle de pourfendeur pour se réclamer judicieusement,
-le lendemain, à tête reposée, de l’indiscutable légalité. Deux juges
-d’instruction, à qui fut passé un carton leur notifiant qu’on venait
-de la part de Madame Truphot, rentière et femme de lettres, et qu’on
-se réclamait de la mémoire de défunt le mari, ex-maire, ex-conseiller
-général de la Seine, se montrèrent dubitatifs et expectants, quoique
-animés de la meilleure volonté à leur adresse. La violation de domicile
-n’était pas très caractérisée. Honved, après tout, avait seulement
-usé de ruse pour pénétrer dans une maison où il avait fréquenté
-précédemment.
-
-Il y avait bien le délit de port d’arme prohibée, mais aucun
-procès-verbal—au dire de ces Messieurs—n’avait été dressé. Bref,
-le parquet, en tout cas, ne pouvait rien faire avant d’être saisi
-d’une plainte régulière et encore cela regardait il le procureur de
-Versailles. Déconfits, les deux compères squameux retraversaient
-déjà mélancoliquement la Cour de Mai, et s’apprêtaient à franchir la
-grille dorée, lorsque, tout à coup, Boutorgne se frappant le front
-eut une idée: si on allait dénoncer Honved au Préfet de Police, comme
-ayant, le revolver au poing, enlevé de force sa malheureuse femme qui,
-lasse d’être maltraitée par lui, l’avait précédemment abandonnée, et
-avait trouvé asile dans une maison amie où on l’entourait de soins et
-d’égards? Insidieusement, on ajouterait que l’auteur dramatique était
-bien capable de s’être porté sur sa conjointe aux pires déterminations,
-qu’il avait quitté Suresnes en proférant des menaces de mort à son
-encontre et qu’il n’y aurait rien d’extraordinaire, étant d’ailleurs
-anarchiste et avec un tempérament comme le sien, à ce qu’il l’eût tuée
-à l’heure présente. Ils affirmeraient que, depuis la veille, personne
-n’avait rencontré Madame Honved, que l’appartement était clos, les
-persiennes fermées, et, comme inquiets de l’issue de cette aventure,
-tous deux s’étaient présentés chez lui vers midi, ils n’avaient pas
-reçu de réponse: Honved, depuis qu’il était rentré n’ouvrant à
-personne, au dire de la concierge. Ils ajouteraient cauteleusement
-qu’un souci d’humanité les guidait seul dans cette démarche, et que
-leur plus vif désir était de voir éviter un malheur, un drame que la
-police pourrait prévenir, s’il en était temps encore, en surveillant
-ce triste individu. La chose n’aurait aucune suite, mais l’enquête
-de police embêterait toujours Honved. D’ailleurs après avoir reçu la
-visite des inspecteurs il lui faudrait déménager, car quiconque a été
-l’objet d’une enquête du Parquet est un homme capable de tout, d’après
-la mentalité contemporaine. Les voisins le lui feraient bien voir.
-Siemans, enthousiasmé par l’ingéniosité de son compagnon, ne crut
-pas pouvoir lui marquer son admiration de façon plus probante qu’en
-lui décochant, en toute aménité, un coup de poing qui faillit lui
-luxer la clavicule. D’ailleurs, toutes les portes s’ouvraient devant
-le Belge qui, dans l’endroit, paraissait jouir d’une considération
-spéciale. Beaucoup de messieurs à mine torve, assis sur les banquettes
-d’antichambre, se levaient à son passage et le saluaient avec
-courtoisie. C’est en paonnant qu’ils doublèrent la ligne redoutable des
-huissiers, pour eux pleins de condescendance, et qu’en moins de dix
-minutes ils furent autorisés à embellir de leur personne le Cabinet
-de Monsieur Lépine, _l’homme de la Bourse du Travail_, comme Monsieur
-Thiers est l’homme de la rue Transnonain.
-
-Une heure après, ils s’éployaient à la terrasse du café du Palais.
-Médéric Boutorgne avait racolé dans le lieu deux jeunes avocats chargés
-par lui, à l’avance, de défendre les intérêts de la veuve. Ceux-ci,
-saturés de respect, l’écoutaient parler d’une violation de domicile
-commise, à main-armée, la nuit, par un anarchiste. Et ils ouvraient
-d’énormes serviettes desquelles ils extrayaient, pour les brandir
-sous le nez du _prosifère_, une invraisemblable quantité de lettres
-élogieuses, à eux adressées par des clients dont ils avaient fait
-triompher la cause, à ce qu’il en paraissait.
-
-—Le frère Prépucien, de la doctrine chrétienne, était convaincu de
-dix-sept attentats à la pudeur, parfaitement caractérisés. Je plaide la
-cause à Lorient. Acquitté.....
-
-—Bellencontre, l’administrateur du journal socialiste, _L’Eau du
-Jourdain_, était poursuivi pour avoir soustrait 3.000 francs à la
-souscription en faveur des grévistes de Monceau, alors affamés.
-L’imbécile avait avoué et restitué. Je prends le dossier en mains et
-sauve son honneur. Acquitté.....
-
-—Métivier, l’ex Premier-Président, à la retraite, et Directeur des
-mines de nickel du Pôle antarctique, avait volé au moins trois cent
-mille au fonds de réserve. Il fallait le sauver. On invente un caissier
-malversateur et nous marchons contre lui en l’accusant de faux et de
-détournements. Le bougre fait une belle défense et allait s’en tirer
-quand, plaidant partie civile, je l’anéantis... Condamné... Cinq ans de
-réclusion, comme Loizemant.
-
-—Je suis _collé_ avec la femme divorcée d’un substitut. Nous tenons
-ce dernier par un tas de sales histoires. Si le Parquet ne veut pas
-suivre sur la violation de domicile, nous ferons condamner votre homme
-à l’aide des lois scélérates ou bien encore pour pornographie. Puisque
-c’est un folliculaire anarchiste il a certainement dû _exciter_ à
-quelque chose dans sa vie ou écrire des inconvenances. Son affaire est
-sûre. Trois mois au moins, je vous promets trois mois.....
-
-A la verbosité pontifiante de Boutorgne et surtout à l’entrain dont
-Siemans faisait preuve pour réitérer les apéritifs, les deux avocats,
-poursuivant la conversation, purent se convaincre aisément qu’ils
-avaient réussi sans grande peine à installer la confortante certitude
-du triomphe dans l’esprit de leurs interlocuteurs.
-
-
-
-
-VII
-
- Pour les pauvres, l’avortement n’est
- pas seulement un droit, mais un devoir.
-
-
-Madame Truphot, le jour même où Boutorgne s’expédia sur Paris, s’était,
-sur les cinq heures de l’après-midi, désembastillée de sa villa
-désormais fortifiée. La peur, malgré toutes les précautions prises, la
-tenaillait fortement et elle pensa récupérer plus vite quelque sérénité
-en allant humer un peu l’oxygène du dehors. D’ailleurs, elle haïssait
-la solitude et il était sans exemple dans la vie qu’elle eût résisté
-une journée entière aux affres de l’esseulement. Puis elle projetait
-de faire certaine visite jusque-là différée. Rose, la bonne, grimpée
-sur une échelle, avait inspecté la rue, par dessus le mur, et avait
-assuré qu’elle était sans périls. Embellie d’un large chapeau bergère
-en paille maïs, où pendaient des grappes de cerises en celluloïd, vêtue
-d’une jupe et d’un corsage rouges, en toile d’Alsace imprimée, sur
-laquelle folâtraient d’hybrides oiseaux bleu-ciel, elle se dirigea vers
-le centre de la localité. Un face-à-main d’écaille la situait parmi les
-intellectuelles.
-
-Au bout d’un quart d’heure de marche, elle se trouva dans le vieux
-Suresnes, dans le pâté des bâtisses lézardées en mal d’éboulement,
-devant les maisons découragées dont la plupart ne soutenaient leur
-vétusté qu’à l’aide des étançons, des béquilles, du cacochyme. Là,
-devant un lavoir qui se signalait par un drapeau de zinc, la puanteur
-chaude de ses lessives et un bruit continu de vociférations parvenant
-jusqu’au dehors, elle s’engagea dans une sorte de venelle coupée,
-de deux mètres en deux mètres, par les flaques huileuses d’une boue
-endémique. La porte charretière d’un loueur de voitures s’ouvrait vers
-le milieu de la sente, découvrant une cour trouée de menues fondrières,
-où des chars à bancs, des voitures à bras, cabrés sur l’arrière-train
-attestaient le ciel de leurs brancards éplorés. Un peu plus loin, dans
-un terrain vague sans clôture, c’était la décharge d’un entrepreneur
-de démolitions, qui paraissait entreposer également toutes les gadoues
-des environs. Des montagnes de gravats, des _sierras_ de détritus,
-couraient parallèlement au chemin défoncé. Un gros chien borgne, à
-l’œil de gélatine bleuâtre, au collier hérissé de pointes rouillées,
-rôdait, qui vint flairer la Truphot et, après avoir savouré son
-relent, frétilla d’une queue rongée d’eczéma. Au bout de l’impasse,
-une porte vermoulue, mal close par une serrure aux vis en désarroi,
-s’interposait. Sur les planches, d’un lie-de-vin pisseux, une plaque
-ovale en cuivre énonçait: M. Marinot, docteur-médecin.
-
-La veuve sonna. Une petite bonne, très jeune, en sabots, en tablier
-bleu maculé de sang et de fiente de poule, vint ouvrir en tenant à la
-main la volaille malingre qu’elle était occupée à plumer auparavant.
-
-—Madame vient pour consulter?
-
-Sur la réponse affirmative de la vieille femme, la bonne l’introduisit
-dans une antichambre longue et pénombrale, en ajoutant:
-
-—Le docteur ne vas pas tarder à rentrer.
-
-Les murs de la pièce, tendus d’un papier grisâtre, enguirlandés des
-fleurettes invraisemblables dont s’enchantent les lambris du pauvre,
-étaient parsemés de planches inattendues, d’insolites dessins
-anatomiques reproduisant, à peu près tous, les organes de génération
-de la femme. Sur un guéridon de bois rougi, imitant l’acajou, des
-monceaux de brochures s’étageaient. Fascicules spéciaux: _Comité de
-l’amélioration humaine._—_Des moyens pratiques d’éviter l’enfant._—_Le
-salarié n’a pas le droit de prolonger sa misère._—_La Révolution
-sociale réalisée par le Malthusisme._—_Imitez les bourgeois._—_Ne
-procréez plus sans savoir et par instinct._—_L’accession de l’ouvrier
-au bien-être: sa libération prochaine par la limitation du nombre des
-enfants_, etc...
-
-Dans l’étroit cabinet d’attente: trois femmes. L’une, petite, assez
-jolie, une gamine presque, n’ayant certes pas dix-huit ans, pleurait,
-de temps en temps, par sursauts convulsés. Une jupe de cheviotte noire,
-verdie par l’usure et trop courte pour avoir été sans doute rognée de
-multiples fois, découvrait de pauvres souliers fatigués aux semelles
-exfoliées. Une chemisette de percale mauve bondissait par à coups
-sous les saccades d’une poitrine et d’une gorge dont on devinait sous
-l’étoffe le ferme modelé, et qui recélaient, présentement, une douleur
-trop véhémente pour concéder encore au respect humain. Un tour de cou
-en satin noir servait de rehaut à sa grâce blonde et souffreteuse qui
-rayonnait malgré la pauvreté de l’attifage. Un peigne de chrysocale
-mordait le casque de son abondante chevelure.
-
-A côté d’elle, se tassait une femme du peuple dont les seins éboulés
-gonflaient un caraco de pilou. Celle-là pouvait avoir avoir quarante
-ans. Le corps dejeté, les yeux sans éclat, le cheveu raréfié, le regard
-terne de chien battu, les joues ravinées par le soc des famines ou
-des maternités successives, énonçaient le lamentable destin de la
-plébéienne, la vie qui se déroule, de l’enfance à la vieillesse, dans
-l’uniforme misère; la vie qui cahote de l’atelier, de l’usine au logis
-le plus souvent sans pain, du contremaître féroce ou paillard au mari
-plein d’alcool ou dont le salaire est trop infime pour nourrir la
-nichée sans cesse accrue. Un cabas en fibres de bois empli de croûtes
-de pain, de quelques oignons, et d’un cornet de papier contenant du
-saindoux, était posé sur ses cuisses.
-
- * * * * *
-
-A en juger par la jupe d’un cramoisi exaspéré, par le corsage d’un
-violet à faire éclater les molaires, par le boa en plumes blanches
-maculées, par le chapeau hurleur dont d’innombrables ondées avaient
-molesté les plumes, et par le parfum de bazar qu’elle dispersait,
-la troisième consultante devait être une fille d’amour, une de ces
-malheureuses qui font le soir les troisièmes classes des trains de
-banlieue, ou défèrent à la réquisition du joueur de manille qui, après
-avoir déclaré quatre heures durant, que «ça tombe comme à Gravelotte»,
-qu’il «est bien de la maison», se trouve, avant de rejoindre l’épouse
-acariâtre, investi soudain par le désir d’affecter à des palpitations
-illégitimes les gains successifs que lui a valu la possession continue
-du «manillon bien gardé».
-
- * * * * *
-
-Toutes trois venaient postuler l’aide salvatrice du docteur Marinot.
-Celui-ci, en effet, avait de sa mission sociale une conception
-autrement belle, autrement grandiose que la plupart de ses confrères.
-Fils d’un pauvre ouvrier doreur sur bois qui éleva six enfants, il
-avait vécu sa prime jeunesse parmi les milieux de misère ouvrière, et
-une compassion secourable pour ses anciens frères de classe l’avait
-acheminé vers le seul, vers l’unique moyen de soulager efficacement
-la détresse du prolétariat. Instruit à l’École primaire, il était un
-des rares fils du peuple qui avait pu accéder jusqu’à renseignement
-secondaire. Le diplôme conquis grâce à d’inouïes privations, il
-n’avait pas été déterminé comme tant d’autres par le souci exclusif de
-s’enrichir et de faire oublier ses origines. Il n’était pas de la race
-des Burdeau, des Charles-Dupuy qui, fils de manœuvres, éduqués grâce
-à ce que la Démocratie a pu arracher de justice aux classes nanties,
-s’empressèrent ensuite de trahir le peuple et d’aller renforcer, en
-combattants implacables, le nombre des exacteurs bourgeois. Il avait
-compris aussi qu’on ne sauve pas le monde avec de la rhétorique et,
-répugnant à s’enrôler parmi les suiveurs de Truculor, parmi l’Eunuquat
-du collectivisme, il s’était, lui, l’isolé, courageusement mis à la
-tâche pour lutter à l’aide de son seul savoir, de sa seule conscience,
-contre la douleur humaine. L’origine du mal, la cause de la misère,
-résidait en ce que les pauvres, à l’encontre des riches, ne savaient
-pas éviter l’enfant. Lui, médecin, lui, fils d’asservi, rendrait à son
-milieu l’assistance que tout jeune il en avait reçu: il énoncerait
-aux humbles le moyen de se dérober à la procréation, mieux que cela:
-il libérerait les malheureuses qui viendraient à lui. C’était le
-_médecin-avorteur_, au rôle magnifique, que toute civilisation devrait
-opposer au médecin-accoucheur. Bellement, avec un mépris superbe des
-conventions, des préjugés, des opinions manufacturées d’avance, de la
-réprobation universelle, il s’était mis à l’œuvre, résiliant d’avance
-l’ambition de toute clientèle, l’espoir de tout bien-être et de tout
-lustre social. Car le bourgeois qui pratique hypocritement la chose ne
-saurait en concéder la légitimité au Pécus dans lequel toujours, il
-veut pouvoir puiser le salarié, la prostituée et le soldat.
-
-Le docteur Marinot vivait maigrement des cinq mille francs dont
-l’appointait, comme médecin attitré, une pouponnière voisine. Éviter la
-vie à ceux qui devaient naître des déshérités; obvier si possible à la
-mort de ceux qui avaient été jetés dans le monde, tel était son labeur
-magnanime. Et la moitié au moins de sa maigre prébende était distraite
-par lui pour servir à l’achat d’instruments spéciaux, de sondes et
-d’aseptiques qu’il dispensait gratuitement, avec ses conseils et ses
-soins, aux femmes qui le venaient trouver. Il enseignait à toutes
-que, sans compter les différentes sortes d’obturateurs, l’irrigation,
-avec une solution de tannin ou de permanganate de potasse, suffisait
-la plupart du temps, après le petit acte, pour éviter la fécondation.
-En tout cas, si l’engrossement n’était pas, grâce à cela, rendu
-impossible, l’enfant n’était plus la norme, mais bien l’accident.
-Ainsi, aucune privation du seul plaisir que les pauvres peuvent goûter
-sans contrainte. D’ailleurs, l’injection intra-utérine, pratiquée à
-l’aide d’une canule spéciale, deux jours avant l’époque présumée des
-menstrues, exonérait de toute maternité débutante. Trois démonstrations
-théoriques et pratiques de cinq minutes chacune suffisaient pour que
-toute femme pût, sans aucun risque de se blesser, manier elle-même la
-sonde libératrice.
-
-Et il accueillait toutes les victimes du sexe, sans inquisition
-préalable, ne leur demandant que deux choses: ne pas le payer et
-indiquer son nom et son adresse à toutes celles qu’elles pourraient
-connaître et pour qui la grossesse est le cataclysme. Il donnait
-ses soins indistinctement, aussi bien à l’amante bourgeoise, devant
-qui la société va se dresser, qu’elle va réprouver, parce qu’elle
-a été accidentellement féconde, qu’à la femme d’ouvrier, qu’à la
-fille publique fruitée par hasard—car la Nature haïssable se plaît
-plus souvent qu’on ne le croit à mettre des enfants au ventre des
-prostituées.
-
-Des bruits sournois commençaient à circuler sur lui dans la localité,
-mais il n’en avait cure et continuait son sacerdoce admirable sans se
-soucier des ragots imbéciles ou des haines qui germaient sous ses pas.
-L’année précédente, il avait affranchi plus de douze cents douloureuses
-et il espérait bien que cette clientèle gratuite irait s’augmentant
-sans cesse. Sa science, d’ailleurs, le mettait à l’abri de toute
-catastrophe possible, puisqu’il n’intervenait jamais chirurgicalement,
-mais seulement à l’aide de l’hydraulique. Et, de toutes ses forces,
-il désirait un procès, prêt à s’offrir en première victime pour
-revendiquer le droit du médecin à l’avortement, le droit du médecin
-désintéressé, qui sauve, alors que la hideuse société, par son code
-monstrueux, favorise le trafic vénal de la faiseuse d’anges, qui tue.
-
-Les peuples du Nord, Suédois, Allemands, Norwégiens, de mentalité
-scientifique, d’intelligence sociale supérieure à la nôtre ont du
-reste compris déjà la pitié sublime de ces théories. Dans toutes les
-grandes villes protestantes, des légions de jeunes docteurs, conquis
-à la lumière nouvelle, interviennent en praticiens afin d’éviter la
-fécondité à celles qui n’ont pas le droit de créer.
-
-Et parmi ces races prolifiques, la natalité, qui s’élevait suivant une
-constante effroyable, vient déjà d’être enrayée; la poussée de la
-nature aveugle, l’effort de l’instinct stupide, a été en partie vaincu
-par l’intelligence humaine: la constante est tombée. La statistique des
-naissances accuse d’ores et déjà la consolante et quasi stagnation par
-rapport aux chiffres précédents. Ce qui est énorme.
-
-Pour tous les esprits affranchis, pour tous les cœurs qui ne peuvent
-pas prendre leur parti de la misère et de la souffrance, pour tous les
-nobles cerveaux qui spéculent déjà sur un avenir meilleur, le docteur
-Marinot, humble artisan de l’Œuvre miraculeuse, était le _Surhumain_
-digne d’être offert en exemple d’apôtre aux générations futures et
-fraternelles. Les différentes religions qui se sont succédé sur la
-terre ont accordé aux dieux le pouvoir de créer la vie et partant la
-douleur; le docteur Marinot était donc plus qu’un dieu, puisqu’il
-détruisait des dieux le labeur scélérat, puisque toute sa volonté et
-tout son savoir réalisaient ce rêve: empêcher l’éclosion de la vie et
-partant de la douleur.
-
-—Ma mère s’est aperçue que je n’avais plus mes règles; elle menace
-de me jeter à la porte et mon père veut me tuer..., se lamentait la
-petite blonde, répondant à une question de la Truphot, au milieu d’une
-explosion de nouveaux sanglots pendant que des larmes giclaient de ses
-yeux tamponnés du revers de sa main aux ongles filigranés de noir.
-
-La vieille scélérate, insidieuse, assise à son côté, paraissait
-s’intéresser à son malheur. Elle était venue chez le docteur Marinot,
-attirée par une brochure intempestive trouvée en les mains d’une de
-ses bonnes; elle était accourue non pas dans le souci d’apporter son
-obole à l’œuvre de salut, ni de requérir un secours dont son âge
-n’avait plus besoin, mais dans le désir de frôler là des éplorées,
-de se conjouir aux récits douloureux, de flairer l’odeur des pauvres
-alcoves, de panteler aux détails des récits d’amour, de se volupter
-aux traits pittoresques ou lamentables qu’elle pourrait glaner.
-L’inextinguible ferment passionnel qui l’animait avait besoin de ces
-caresses, de ces chatouilles qui l’exaspéraient. Au lieu du livre
-scabreux, Madame Truphot préférait de beaucoup prélever dans la réalité
-ce qui fouaillait délicieusement son imagination. C’étaient ses
-excitants, sa cantharide, son satyrion à elle. Grâce à cela et aussi à
-sa merveilleuse nature, elle goûtait encore les délectables paroxysmes,
-malgré ses soixante ans bien sonnés.
-
-—Il s’appelle Charles; c’est le premier de la bonneterie, au
-_Printemps_, continuait la petite ouvrière, bébête, dans ce besoin
-qu’elles ont toutes de débrider enfin leur réserve, de conter, au
-moindre signe de compassion, leurs amours trop longtemps dissimulées.
-
-La vieille ne se tenait plus; ses maigres reins sautillaient sur son
-banc, sa gorge serrée rendait le passage des mots difficile. Elle
-continuait néanmoins d’interroger, paterne et maternelle.
-
-—Je veux vous aider ma pauvre enfant: usez de moi. Et il vous aimait
-bien?
-
-—Oh! oui, il était très doux, très caressant... et puis il savait des
-mots distingués...
-
-—Vous vous rencontriez souvent?
-
-—Chaque soir, à la descente du train, près de la gare des Moulineaux,
-et on filait dans le bois en traversant le pont... Oh! il était très
-passionné... il m’embrassait que c’était comme un songe... même qu’il
-allait trop loin...
-
-La Truphot, les yeux clos d’émotion, une houle intérieure battant
-ses tempes, se préparait à requérir de plus grandes précisions dans
-la confidence, lorsque la porte du cabinet de consultation s’ouvrit,
-encadrant un homme de haute taille, à la barbe noire, au large
-front dénudé, aux grands yeux bleus de bonté calme, qui souriait en
-s’inclinant devant la misère, devant les clientes qu’il soignait
-gratuitement, comme aurait pu le faire un praticien saluant les
-consultantes millionnaires. Il était rentré, pénétrant dans son
-cabinet par une porte latérale. Et la petite ouvrière, renfournant son
-mouchoir, s’immisçait la première dans la chambre du salut.
-
-Le même manège pratiqué près de la quadragénaire au cabas n’amena
-qu’une confession banale, sans détails affriolants. La pauvresse
-avait six enfants déjà, se trouvait enceinte d’un septième et le
-mari était homme d’équipe à la Compagnie de l’Ouest. Elle-même était
-garde-barrière. Quatre francs cinquante, au total, à eux deux, pour
-nourrir la nichée. Deux de ses garçons étaient malades: l’un atteint
-de coxalgie et alité depuis trois ans, l’autre tombant du haut mal.
-Le docteur Marinot les soignait bien gratis, mais il fallait payer le
-pharmacien. Sûrement on allait crever de faim s’il ne lui évitait pas
-sa présente grossesse, d’autant plus que le père était mal vu de ses
-chefs, parce que socialiste. Cependant, ils travaillaient, eux, du
-matin au soir, et avaient un emploi fixe. Que devait être la misère de
-ceux qui connaissaient la morte-saison? Tout à coup, elle fut prise du
-remords d’avoir parlé inconsidérément. Elle se saisit des mains de la
-Truphot, et supplia.
-
-—Je suis trop bavarde, c’est mon défaut; mais Madame, qui, comme moi
-sans doute a ses ennuis, ne dira rien. La Compagnie nous renverrait si
-elle savait que je me suis fait avorter.
-
-La veuve promit; alla jusqu’à glisser cent sous dans la paume de
-l’autre et s’autorisa à questionner derechef:
-
-—Mais dites donc, vous aimez donc bien ça, que vous faites tant
-d’enfants?
-
-La femme protestait:
-
-—Non, non, c’est pas moi; mais qué qu’vous voulez, les hommes pour ces
-choses-là, ça n’se contient pas... Ça n’peut pas s’faire une raison...
-
-Un quart d’heure s’était écoulé. La petite ouvrière, maintenant,
-sortait, la figure rassérénée, un sourire même sur ses lèvres
-chlorotiques. Elle serrait sous son bras un maigre paquet, des canules
-et des poudres ficelées sous du papier gris, sans doute.
-
-La garde-barrière s’engouffrait à son tour dans la chambre de visites.
-
-La fille d’amour travaillée comme les autres manifesta quelque
-défiance. Évidemment, elle redoutait l’intrusion de la police dans
-ses affaires privées et avait peur que Madame Truphot ne fût de la
-Tour Pointue. Pressée, avec des mots mielleux, des formules captieuses
-d’apitoiement, elle prononça néanmoins:
-
-—Comment qu’j’ai attrapé ça? Est-ce que j’sais moi? Un miché d’ici
-ou d’ailleurs... On a beau se laver après, pas? Il y a des types
-plus _puissants_ les uns qu’les autres. Mais j’ai qu’trois semaines
-de retard; faut qu’le médecin me l’décroche... Vous comprenez, j’ai
-pas besoin d’gosse... Pour si qu’c’est un garçon qu’les bourgeois
-l’envoient à Deibler, plus tard, et si c’qu’c’est une fille qu’a
-soit forcée d’faire le truc comme moi.. Non, non... j’ai connu trop
-d’misère... Au moins lui, il n’souffrira pas.
-
-Elle fit une pose, saliva sur son pouce et son index et arrangea une
-de ses frisettes en l’étirant de l’autre main. Dans le besoin de
-convaincre la veuve de sa bonne foi, elle ajouta:
-
-—Moi, vous m’entendez, si c’était pas pour le môme, ça m’serait égal
-d’être grosse; ça m’supprimerait mes époques et m’éviterait quatre
-jours de chômage par mois... Et puis quand on est enceinte, on fait
-beaucoup plus d’argent... Il y a un tas d’cochons qui raffolent de ça...
-
-Mais, tout à coup, elle devint gouailleuse; transposant les rôles, elle
-interrogea dans un rire de verre cassé.
-
-—Non, mais dites donc, pourquoi qu’vous êtes ici? A votre âge on peut
-rigoler sans danger.
-
-La Truphot dut exposer impudemment qu’elle, une rentière philanthrope,
-dans un désir admirable de soulager la détresse des pauvres,
-subventionnait de son propre argent le docteur Marinot. En somme elle
-était quelque chose d’assez semblable à une dame patronesse de son
-œuvre.
-
-—Ben vrai... v’la qu’est chouette... si toutes les bourgeoises en
-faisaient autant, y aurait bientôt plus d’exploités, approuva la fille.
-
-Et, comme la porte s’était ouverte, comme la prostituée se levait pour
-succéder à la femme de l’homme d’équipe, Madame Truphot se hâta de
-disparaître pour n’avoir pas à placer ce boniment au médecin sublime.
-Il serait toujours temps de le lui servir une autre fois—quitte à
-se tirer quelque maigre somme pour la propagande—si elle n’avait pas
-d’autre expédient pour expliquer alors sa présence insolite dans
-l’antichambre malthusienne.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Le sculpteur que les bonnes, la nuit précédente, s’étaient refusées
-à veiller, et qui avait passé ses dernières heures à l’air libre,
-tout seul au milieu de quatre bougies et sous les plaintes et les
-crissements du sommier épileptique de la vieille, le décédé avait été
-enterré le lendemain qui était un mardi. Boutorgne avait chargé une
-agence de funérailles de faire toutes les démarches et de préparer les
-choses, de façon à ce qu’il fût acheminé au cimetière sur les onze
-heures du matin, au moment où les ronds de cuir et les négociants qui
-composent, en quasi totalité, la population mâle de Suresnes, se sont
-tous restitués à leurs pourrissoirs administratifs ou à leur flibuste
-commerciale. De cette façon, les rues seraient solitaires et il n’y
-aurait pas à redouter d’embêtements. Une messe basse avait été dite.
-Un soutanier atteint de la pelade, aux joues bleutées et suppurentes,
-au ventre pyriforme, qu’on déléguait sans doute aux viles besognes,
-avait surgi d’une chapelle latérale et, accostant le cortège, s’était
-mis, sans préambule, à donner l’essor aux barbarismes latins de son
-répertoire. Deux enfants de chœur l’accompagnaient, deux jeunes
-bardaches vêtus d’un surplis en dentelle de paquet de bougies sur une
-souquenille d’andrinople. L’eau bénite, accompagnée de quelques gouttes
-de pus stillées par les écrouelles du desservant était tombée sur la
-bière. Ensuite de quoi le sacerdote, sans fausse honte, avait requis de
-Boutorgne un supplément de tarif, et les deux gitons, ses assesseurs,
-des cigarettes, cela avec le sourire alliciant et les mains frôleuses
-de l’emploi.
-
-Le cimetière était à peu près sans visiteurs. Le gardien, un vieux
-soldat médaillé, dont l’haleine encensait l’absinthe sur le dehors,
-vint s’aboucher avec le maigre convoi. Il le guida, faisant ranger
-sur l’accotement de l’allée unique deux ou trois vieilles femmes aux
-vêtements noirs élimés, qui cheminaient armées d’arrosoirs. C’étaient
-les veuves classiques des nécropoles, les veuves couperosées à qui le
-trois-six fut consolateur et qui aiment à se rémémorer le cher défunt,
-combien il était rigolo, le soir, après le _gloria_, et comme il
-batifolait gentiment dans l’alcove embellie de punaises.
-
-Après que le sculpteur fût inséré dans l’hypogée, que la Truphot
-munificente lui avait loué pour cinq ans, ce fut la nuée des
-croque-morts, circonscrivant la veuve et le gendelettre d’une dizaine
-de mains ouvertes, aux doigts énormes et spatulés, pendant que les
-bouches grimaçaient dans la concupiscence du billon. Ils connaissaient
-l’effroi, la répulsion que leur côte à côte inspire et ils en jouèrent
-en artistes, marchant derrière le couple, faisant, à ses trousses,
-sonner sur le pavé leurs gros souliers ferrés. Bien qu’on leur eût
-donné toute la monnaie disponible, ils ne consentaient pas à se faire
-disparaître, protestant d’une voix grasse qu’ils avaient eu beaucoup de
-mal, que le mort était très lourd.
-
-Deux semaines alors se passèrent, pendant lesquelles, la Truphot
-cuisinée par Siemans, Boutorgne et tous les autres, se résigna—sans
-toutefois avoir l’audace de déposer une plainte formelle—à expédier,
-au Parquet et à la Préfecture, un long factum exposant ses griefs,
-dont les plus notables étaient «qu’un individu qu’elle ne connaissait
-nullement—un fou sans doute—avait fait un soir irruption chez elle,
-sous le prétexte d’y venir reprendre sa femme invitée à dîner, et
-avec qui elle était en relations depuis seulement deux jours; et que
-ce Monsieur l’ayant menacée d’un revolver, elle n’avait dû qu’à des
-circonstances fortuites de n’être point assassinée.»
-
-Elle priait qu’on surveillât l’agresseur et «qu’on la défendît contre
-le retour de pareilles entreprises.» Le prosifère et le belge, eux,
-s’étaient rendus dans une agence Tricoche et Cacolet, une agence à 50
-francs le faux témoignage, qui avait promis de leur livrer tout le
-passé de Honved, dans lequel—à moins d’être malchanceux au possible—on
-trouverait bien quelque chose pour l’embêter. Puis ils avaient commandé
-aussi dix agents _marrons_ chargés de renforcer la filature du quai
-des Orfèvres. De la sorte, Honved, ni sa femme, ne pouvaient plus
-faire un pas sans traîner à leur suite une théorie d’individus rasés
-de l’avant-veille, vêtus de redingotes versicolores, coiffés de haut
-de forme excoriés par un psoriasis opiniâtre ou lustrés par les ondées
-et dont les mines redoutables permettaient de se documenter sur toutes
-les variétés du prognathisme ou du chafouinisme humain. Siemans et
-Boutorgne en surveillaient eux-mêmes les marches et les contremarches,
-se gaudissant de la chose qui poussait Honved aux dernières limites
-de l’exaspération. Ils étaient là-dedans comme dans leur élément, et
-leur rêve était que ce dernier, rendu enragé, se portât un jour à des
-voies de fait sur quelque mouchard trop acharné. Cela lui amènerait
-une sale affaire qui les vengerait tous car, dans notre époque, le
-mouchard est intangible. Et ils y travaillaient du meilleur de leur
-obstination. Une trouvaille de Boutorgne consistait à faire accompagner
-Madame Honved, dans toutes ses pérégrinations à travers la ville, par
-deux estafiers occultes, l’un déguisé en tondeur de chiens, l’autre en
-marchand d’habits. La malheureuse, obsédée, affolée, se réfugiait-elle
-chez une amie ou dans une boutique de pâtisserie, le tondeur de chiens
-survenait, offrant ses services pour couper le chat de la maison et le
-regrattier ambulant s’insinuait peu après pour s’enquérir si on n’avait
-pas des vieux chapeaux à vendre. Même, dans la rue, ils s’autorisaient
-à lui parler, lui demandaient de l’argent ou bien devenaient galants,
-lui faisaient des madrigaux en affirmant qu’elle n’avait pas besoin de
-se gêner avec eux et que «son sale mari se foutait bien d’elle.»
-
-Puis une pétarade de petits échos à double entente, d’insinuations
-perfides, partit dans les journaux nationalistes et, en moins de
-trois jours, Honved, sourcilleux, eut quatre duels sur les bras, sans
-pouvoir toutefois arriver à débusquer les deux porteurs d’ailerons:
-les directeurs de ces feuilles, dont on prend surtout connaissance
-par le côté anal, ayant préféré marcher que de découvrir ceux qui les
-subventionnaient. Ah! Oui, il saurait désormais ce que ça coûte de
-s’attaquer au maquerellat triomphant.
-
-La chose n’avait pas de raison de cesser jamais, si un beau matin, la
-Truphot n’eût trouvé dans son courrier cette épistole, dont la lecture
-lui fit supplier peu après Siemans et Boutorgne, de ne plus s’acharner
-sur ce misérable Honved, car tout cela pourrait mal finir pour sa
-personnelle tranquillité et sa précieuse personne.
-
- Paris, 3 juin 190...
-
- Madame,
-
- La persistance dans mon entour—ce matin encore—de deux individus dont
- la qualité n’est pas suffisamment définie ou l’est par trop, et qui
- n’ont d’autres moyens d’existence que vos bontés, m’oblige à vous
- avertir que je viens de dilapider, ces derniers jours, toutes les
- réserves de patience sur lesquelles je faisais fond pour continuer à
- déférer plus longtemps au respect des hommes entretenus.
-
- Ces plénipotentiaires, à qui vous devez vos meilleures inspirations
- et que vous avez pris l’habitude d’interposer dans toutes vos
- négociations, se sont plu, il y a déjà deux semaines, à sortir de la
- _mutité_ en laquelle se trouve confinée leur espèce animale, pour
- verser en des intrigues de police, enquêter sur ma vie, et servir
- actuellement de connétables à une bande de maltôtiers dans le marasme,
- qui adhèrent à mes talons, avec une opiniâtreté digne d’un meilleur
- usage.
-
- Qu’à Suresnes, ils s’aplatissent contre les murailles, versent
- incontinent dans une irréfrénable _vésarde_ et courrent se réclamer de
- la maréchaussée, au seul surgissement devant eux de deux personnes non
- _squamifères_, qu’ils prenaient sans doute pour des _mareyeurs_, il
- n’y a point là de quoi me surprendre. On est Belge, _écriturier_ sans
- travail, nationaliste et autre chose et, conséquemment, on se doit à
- ces différentes sortes de beautés.
-
- Mais qu’ils se livrent eux... eux!!!!! à des investigations sur mon
- passé, dans lequel la plus irréfrénable lumière, le soleil le mieux
- déchaîné, ne ferait pas surgir la plus petite tache, que par surcroît
- ils déclarent à tous venants et vous fasse écrire—dans un libelle dont
- communication m’a été donnée—_que vous ne m’aviez jamais vu_ avant le
- soir de Suresnes et _que j’aurais l’intention de vous assassiner_,
- voilà, je l’avoue, ce qui totalement m’éberlue.
-
- Hélas! Madame, les nécessités de gagner ma vie, en écrivant des
- choses pour divertir les gens, m’ont fait asseoir deux ou trois fois
- à votre table, car on se documente comme on peut, et il me fallut,
- en ces occurrences et sans enthousiasme, je le confesse, profiter
- visuellement de la silhouette que vous profilez avec tant d’harmonie.
- Je me vis astreint, également, à bénéficier de vos discours, où
- bien en vain, on chercherait l’esprit, les propos pertinents d’une
- Créquy, d’une Dupin, ou de toute autre titulaire d’un Bostock à gens
- de lettres des siècles précédents. Quant à vouloir vous assassiner,
- grands dieux! pourquoi me livrerais-je à un tel carnage de votre
- personne? Je n’épouse, en aucune façon, soyez-en assurée, les affaires
- de votre entourage, pour vouloir, à ce point, précipiter l’ouverture
- de votre succession. D’accord avec mon ami Roumachol qui me servit de
- truchement, après m’être rendu compte du guet-apens que vous tendîtes
- à ma femme, j’eus seulement le dessein de la retirer sur l’heure de
- votre lararium infâme.
-
- Que j’y aie mis quelque hâte et plus encore de brutalité; que je me
- sois présenté sans gants et sans civilité, après avoir oublié de
- vous décerner ainsi qu’à vos invités les salams prescrits par notre
- civilisation, que je me sois en un mot exonéré de toute excessive
- urbanité, je le reconnais, mais, oserai-je vous faire entrevoir
- que lorsque quelqu’un court le risque d’être asphyxié en quelques
- minutes par un gaz mortel, l’acide sulfureux, l’oxyde de carbone, par
- exemple, ou d’être foudroyé par l’acide prussique, on se débarrasse
- pour voler à son secours des vaines contorsions de la politesse, et
- que le rudoiement des bipèdes présents à la chose est sans grande
- importance. Or, pour moi, tel était le péril couru par ma femme, les
- vapeurs dégagées par les messieurs qui vous entouraient pouvant être
- assez exactement comparées aux émanations délétères ou au toxique que
- je viens de vous citer.
-
- Sachez bien, Madame, que tous vos comportements me furent contés. _Je
- n’ignore rien_, pas même la scène saturée de pittoresque et d’imprévu
- où, paranymphe déplorable, vous entonniez l’épithalame en faveur d’un
- couple que je ne veux point nommer. Pour des cérémonies postérieures,
- j’oserai vous recommander les vers que Catulle décerne à Julie et
- à Manlius. Sans doute, ma femme était-elle destinée, elle aussi, à
- l’honneur de vous voir tenir sur sa tête le voile et les myrtes de
- l’hymen et devait-elle s’attendre à recevoir de vos mains augustes
- l’anneau de fiançailles qui la devait consacrer à Modeste Glaviot.
- Vouloir ainsi, à toute force, unir les autres, s’éjouir de la vue
- des amours voisines en ce qu’elles ont de plus secret dans _leurs
- exhibitions_, est un rôle fort difficile à faire accepter, malgré que
- notre époque pour les _vésanies passionnelles_ soit bien tolérante.
- Ce rôle, le monde et les tribunaux lui assignent, à l’ordinaire,
- une épithète suffisante pour assagir les maîtresses de maison qui,
- dans les salons où s’étalent leur munificence et leur bien-dire,
- auraient quelques velléités de régenter autre chose que l’estomac et
- l’intellect de leurs commensaux.
-
- Certes, j’étais bien décidé à ne point sortir de l’humeur paisible, en
- laquelle, à l’issue de la soirée qui nous occupe, je fus me cantonner,
- mais s’il me faut combattre à l’_épuisette_ ou à l’_épervier_, vous
- m’y trouvez déterminé. Voyez comme j’étais bon prince. J’avais répudié
- l’idée de tirer vengeance de l’imputation portée, boulevard du
- Palais, par M. Médéric Boutorgne confédéré à M. Siemans, ce dernier
- nous accusant, Roumachol et moi, de nous être présentés devant eux
- armés d’un _engin prohibé_. Je n’avais voulu y voir qu’une tentative
- maladroite pour surajouter, aux bénéfices de leurs emplois respectifs,
- le menu salaire réservé aux indicateurs. Je pensais que la profession
- de M. Siemans est fort encombrée en France, et j’augurais qu’il
- faisait ainsi des efforts louables afin de se procurer un petit pécule
- pour le cas où le Gouvernement de la République ne croirait pas devoir
- priver plus longtemps S. M. Léopold d’un sujet aussi avantageux, et se
- verrait forcé de solliciter son «_rapatriement_.»
-
- J’étais même plein de condescendance pour Monsieur Boutorgne—le
- nouveau Shakespeare comme l’a expertisé Paul Adam, à ce qu’il
- appert d’un papier à moi exhibé—qui cherchait ainsi sa voie et dans
- l’impossibilité purement momentanée, où il se trouva, sans doute, de
- recommencer _Othello_ se mit soudainement à jouer la _peur des coups_,
- de Courteline, au naturel, puis, comme Cromwell, changea, quinze jours
- durant, de domicile, à chaque vesprée, afin qu’il fût moins facile de
- trouver le chemin de ses oreilles.
-
- Vous voilà donc, Madame, fort à propos avertie. Vous voudrez bien,
- je pense, canaliser sur d’autres occupations les loisirs de ces
- Messieurs. Sans quoi, je me verrais, peut-être, dans l’obligation de
- porter le deuil parmi les habitants des grands fonds, de détériorer
- deux ou trois paires de branchies, ou bien d’appliquer sur les
- insectes de votre entourage un pyrèthre de coups de bâton, au
- risque de nuire pour toujours au brillant de leurs élytres: ce qui
- priverait le cours serein de votre existence de quelque agrément.
- J’aurai, cependant, la magnanimité, pour que votre esprit ne soit
- pas enchifrené d’un remords d’ingratitude, d’oublier que M. Médéric
- Boutorgne vint me trouver, un certain jour, de votre part, afin
- d’empêcher que le journal, aux destinées duquel je présidais alors,
- n’ébruitât le suicide de Monsieur votre mari qui ne sut point opposer
- jadis, à vos dérèglements, une âme d’artiste ou de dilettante
- souverainement dédaigneuse des négligeables contingences.
-
- Veuillez croire, Madame, à tous les sentiments de rigueur en pareilles
- circonstances.
-
- HONVED.
-
- _P. S._—Les épîtres en langue brabançonne de M. Siemans seront, je
- dois vous en informer, fidèlement rendues au facteur et il me faudra,
- hélas! me priver aussi de vos autographes.
-
-
-
-
-IX
-
- Nil immundius hoc, nihiloque immundius illud...
-
-
-La réplique à cette épistole ne se fit guère attendre. Bien que
-Boutorgne et Siemans eussent promis à la vieille de ne point user de
-représailles, Honved mesura, sans délai, l’étendue de leur crédit.
-Sa femme fut, dès le lendemain, arrêtée pour racolage par les deux
-agents des mœurs déguisés, l’un en tondeur de chiens, l’autre en
-marchand d’habits, qui la poursuivaient depuis l’histoire de Suresnes.
-La chose eut lieu comme la malheureuse se préparait à pénétrer dans
-la Bibliothèque Nationale, afin d’y faire quelques recherches et d’y
-draguer le document pour le compte de son mari. L’auteur dramatique,
-après une nuit d’indicibles angoisses et d’affres assassines passées
-à courir Paris à sa recherche, ne fut avisé qu’au matin, par un bref
-de la Préfecture. Il pensa devenir fou et ne put jamais s’expliquer
-par suite de quel inconcevable phénomène il n’avait pas, sur l’heure,
-strangulé le Commissaire divisionnaire chargé de lui présenter, pour
-cette gaffe déplorable, les excuses de M. le Préfet. Sans doute la
-chose fut imputable à sa prostration. Une campagne de presse fut
-amorcée qui demandait la révocation de M. Lépine, bien plus qualifié
-pour commander la garde Albanaise à Ildiz-Kiosk que la police à Paris,
-mais ce dernier, reprenant les aveux et les excuses de son sous-ordre,
-mentit avec son impudence coutumière, comme il devait le renouveler
-plus tard, du reste, pour l’affaire Forissier. Ce n’est qu’après
-quinze jours qu’il consentit enfin à avouer sa méprise. Mais il se
-vengea. A l’occasion de l’arrivée d’un roi à Paris, une perquisition
-fut pratiquée au domicile de Honved, _anarchiste malthusien_ disait la
-cote de la préfecture. Ses papiers furent saisis et ses manuscrits à
-jamais raptés par les argousins du Boulevard du Palais. Il n’évita qu’à
-grand’peine les compas, les appareils photographiques et les immondes
-attouchements du kustchique Bertillon.
-
-L’auteur dramatique, trop intelligent pour user ses forces à lutter
-ainsi sans espoir de réussite, dut se résigner. Il connut enfin qu’on
-ne s’attaque jamais impunément au mouchard et au souteneur, rois de la
-rue et rois de Paris.
-
-Les jours qui suivirent furent sans agrément à Suresnes. La veuve,
-terrifiée par l’idée que Honved pouvait reprendre l’offensive, et
-consciente qu’il avait cette fois acquis le droit de la trucider, se
-barricadait dans sa villa transformée en citadelle. Des cadenas dignes
-de l’ancienne Bastille et une chaîne transversale, pour le moins aussi
-grosse que celle coupant jadis l’entrée des Dardanelles, rendaient
-maintenant sa porte inexpugnable. Boutorgne, muni de fonds à cet effet,
-avait râflé la moitié de la devanture de Gastinne Renette. Il veillait,
-mieux armé que le Klepte à l’œil noir. Une demi-douzaine de revolvers
-obstruant ses poches, un Hammerless toujours à la portée de sa main, le
-rendaient plus redoutable qu’une tourelle de cuirassé. Mais l’ennemi ne
-vint point. Et le _prosifère_ dut renoncer à l’emploi des arquebuses
-et des proses laborieusement composées, des proses vitupérantes qu’il
-avait préparées pour le recevoir en beauté.
-
-Le Belge s’était rendu invisible car le combat n’était décidément pas
-dans sa manière. Sans doute avait-il décidé de profiter de la chose
-pour s’offrir des vacances. Sa présence auprès de la Truphot n’était
-plus indispensable puisque le gendelettre s’était délégué lui-même à
-sa besogne accoutumée. Embossé à Montmartre, il ne sortait que le soir
-pour vaquer à ses besognes d’amour et à ses besognes d’affaires. Car
-Siemans avait le génie des entreprises. Il avait installé dans une
-arrière-cour un fond de revendeuse à la toilette qu’il administrait
-dans ses heures de loisir. Avec l’argent de sa maîtresse, il avait
-acquis à l’hôtel des Ventes, en s’affiliant à la bande noire, ce
-qu’il avait pu trouver de meubles fracassants et de mauvais goût, de
-dentelles chichiteuses, de fourrures affichantes et de bijoux pour
-Caraïbes, tout ce qui compose, en un mot, le luxe des filles galantes.
-Et, au fur et à mesure des besoins de ces dernières, gîtées dans son
-rayonnement, il les leur cédait au prix fort. Il tenait ses assises à
-la Nouvelle-Athènes.
-
-C’est là que la chanteuse, la grue de Montmartre, allait le trouver
-quand le prurit du meuble venait à la travailler et lorsque l’amant
-sérieux, enfin déniché, lui permettait d’espérer le somptuaire et le
-harnais grâce auxquels elle pourrait hausser désormais le tarif de ses
-culbutes. Mais Siemans, homme d’ordre et d’économie, ne consentait
-à entrer en pourparlers qu’avec les femmes en qui il débusquait
-les mêmes qualités. A celles-ci, il faisait l’avance d’un mobilier
-complet et disparate, prêtait à la petite semaine. Sa prescience, sa
-sagacité étaient telles qu’il ne perdait jamais d’argent. Il faut
-dire qu’il avait soudoyé trois employés du contentieux, du service des
-renseignements de Dufayel, qui faisaient le quartier. Il possédait
-grâce à eux tout un jeu de fiches, soigneusement rangées dans deux
-grands classeurs, qui ne le laissaient prêter qu’à coup sûr. Les femmes
-du quartier Bréda, pour la plupart, s’adressaient au successeur de
-Crépin, achetaient chez lui à tempérament les indispensables frusques
-et quand les payements avaient été effectués régulièrement pendant
-plusieurs années, chaque mois, il n’y avait rien à craindre: on
-pouvait consentir le crédit. On avait alors affaire à des filles qui
-eussent été d’admirables ménagères, d’exemplaires épouses quant à la
-bonne administration du foyer. Lui, Siemans, leur fournissait le luxe
-hurleur, le mousseux, le clinquant, l’«objet d’art», tout ce qu’elles
-ne trouvaient point chez le Sardanapale du boulevard Barbès, chez le
-Poulpe qui suce le sang des pauvres, chez celui qui prit la main après
-le petit crétin réalisé par Madame du Gast en si peu de jours. Le Belge
-avait aussi mis des fonds dans un hôtel de passes merveilleusement
-situé près de quatre grands cafés de nuit et de deux petits théâtres.
-C’était une affaire hors ligne, ses capitaux lui rapportaient là,
-depuis vingt-quatre mois, plus de deux cent cinquante pour cent. Il
-fallait bien compenser de quelque manière que ce fût les manies de
-gaspillage de la Truphot. Et Siemans se gardait; il n’intervenait que
-dans les transactions de tout repos: jamais il n’avait consenti, à
-l’instar de tous ses collègues, à pratiquer le recel, comme on l’en
-avait sollicité maintes fois. Il tenait par dessus tout à rester un
-garçon propre.
-
-Présentement il avait des ennuis. Une de ses clientes, une fille
-d’avenir qu’il avait meublée à crédit, venait d’être assassinée rue
-de la Rochefoucauld. Celle-là ne paraissait pas avoir été victime de
-l’assassin classique, de celui qui chourine l’hétaïre pour la voler.
-Elle ne faisait d’ordinaire ni les cafés, ni les music-halls, ni la
-rue, mais se contentait de passer deux fois par semaine, à la quatrième
-page du journal de M. Letellier, une annonce ainsi libellée: 19, rue de
-la Rochefoucauld, de 8 à 11, _gymnastique hygiénique pour vieillards_.
-Elle recevait beaucoup de monde: des officiers en bourgeois, des
-magistrats et, disait-on, jusqu’à des évêques en civil, de passage
-à Paris. Un matin on l’avait trouvée sur son lit dans une pose qui
-paraissait naturelle étant donné son métier: à genoux sur les courtines
-et la figure enfouie dans l’oreiller, sans aucune trace de sang. A y
-regarder de près, elle avait une balle de revolver de petit calibre à
-la base de la nuque, dans le cervelet. Rien n’avait été dérangé en la
-chambre; les bijoux et la recette de la journée, des réserves d’argent
-sous des piles de linge de l’armoire à glace, étaient intacts. Le
-meurtrier avait écarté soigneusement les cheveux—on voyait encore le
-sillon laissé par son doigt—pour trouver la profitable place où il
-devait appuyer le canon de l’arme à feu, et la femme avait dû croire
-à une caresse qui était dans le prix convenu. La malheureuse n’avait
-évidemment point souffert, avait dû seulement s’étonner, quand la mort
-pénétra dans son encéphale, de goûter une sensation aussi inédite,
-une secousse pareillement térébrante comme elle n’en éprouvait point
-d’ordinaire dans l’exercice de sa profession. Sans doute, c’était la
-première fois qu’elle ressentait quelque chose. La justice enquêtait
-sans pouvoir suivre aucune piste sérieuse. On se trouvait là devant
-l’œuvre d’un maître, devant le travail d’un artiste, d’un cérébral.
-
-Le Belge était bien embêté. Depuis deux jours qu’il avait quitté
-Suresnes, il courait du Commissaire de Police au Parquet et
-rebondissait chez le propriétaire pour exhiber ses titres de propriété,
-des traites qui représentaient au moins dix fois la valeur de ce qu’il
-avait livré jadis à la fille galante. Il s’efforçait de récupérer
-les meubles le plus tôt possible, mais tout était sous scellés. Il
-n’était pas au bout de ses démarches et se répandait en anathèmes
-contre l’assassin. Cela le déroutait; il croyait avoir tout prévu pour
-éviter les désagréments. Et voilà qu’un scélérat anonyme compliquait
-ses affaires. C’était une leçon; désormais, à l’instar des négociants
-qui amortissent leur matériel en dix années, il majorerait ses prix du
-cinquième pour être garanti contre les risques d’assassinat encourus
-par ses clientes.
-
-La Truphot inquiète sur le sort du Belge le réquisitionnait par
-dépêches mais il ne répondait point. Médéric Boutorgne, maintenant
-qu’il se croyait en droit de ne plus le redouter, puisqu’il avait
-mené si loin ses affaires, aurait eu bien besoin d’être relayé dans
-sa besogne, pourtant. Comme il pensait avoir interverti les rôles
-à jamais, il aurait volontiers, à son tour, accepté Siemans comme
-coadjuteur. Le camarade était vraiment mufle qui le laissait ainsi
-succomber à la tâche. Certes s’il avait été marié légitimement à la
-Truphot, il ne se serait pas fait faute de la servir à sa guise, dans
-la certitude de n’avoir plus rien à redouter. Mais il lui fallait
-présentement témoigner d’une continuelle effervescence amoureuse,
-conculquer des madrigaux et avoir toujours les lèvres en avant. Les
-dernières et récentes émotions de la vieille avaient fait lever en elle
-des appétits sans retenue. La prébende d’un ancien fermier-général
-n’eût pas rétribué la chose à sa valeur.
-
-Un tempérament comme celui de la Truphot aurait été honoré dans la
-Grèce antique. Des foules en pèlerinage, des théories pérégrinantes
-d’artistes, seraient venues de loin pour accoster le miracle et
-s’ébaubir du phénomène. Bien que sa vénusté fût toujours relative et
-que ses grimaces de sexagénaire satyriaque eussent été pour décourager
-ceux qui placèrent l’éjouissement de la rétine au-dessus de tous les
-autres bienfaits de la vie, des poëtes sans nombre se seraient efforcés
-de trouver à la chose des explications ingénieuses. Eros et Cupido et
-Cotyto auraient été sommés sur l’heure de fournir le pourquoi d’une
-bienveillance et d’une protection si longanimes. Certes, les aëdes en
-gésine d’hexamètres n’auraient pas hésité à se porter garants, dans
-des odes infinies et en citant tout l’Olympe, que la Truphot, en sa
-jeunesse, avait été l’héroïne d’une aventure amoureuse ayant réussi à
-toucher les dieux. Et ceux-ci, par reconnaissance, lui continuaient le
-privilège de volupté bien après que la fonction eût été abolie. A Rome,
-sans doute, sa notoriété n’aurait pas été moindre, mais le changement
-des mœurs et la rareté de l’atticisme auraient bien pu l’y faire
-condamner, par un quelconque des derniers Césars, à gratifier le cirque
-de ses ébats, dans le ballet de Pasiphaë, dont parle Suétone. Il est
-vrai que, peut-être, le taureau n’aurait pas témoigné d’un bon vouloir
-équivalent à celui de Médéric Boutorgne.
-
-Après tout, cette femme était enviable qui connaissait la pérennité
-du désir, et notre morale fausse incline seule à la blâmer. Le monde
-et la conscience abusive dont il se réclame valent-ils qu’on se prive
-d’une joie ou d’un agréable frisson? Un reste d’éducation imbécile,
-un substrat de préjugés tenaces et de niaises conventions nous font
-seuls blâmer ces choses. Si la Nature a décidé que certaines fibres,
-dans un individu en décrépitude, vibreraient jusqu’à l’anéantissement
-final, n’est-ce pas aller contre la Nature—le pire égarement d’après
-la Société—que de se soustraire aux dites vibrations? Et la Truphot
-n’eût-elle pas mis à jour une beauté héroïque si, au lieu de se cacher
-de son mieux, dédaignant à l’improviste l’hypocrisie bourgeoise,
-elle se fût tout à coup et sans contrainte offerte avec cynisme dans
-tout l’emportement de sa salacité déchaînée et splendissime? Elle
-était une force qui ne voulait point céder à la déchéance immuable
-des êtres, une révolte admirable de la Vie contre la Mort. Mais elle
-n’avait pas idée de cela, non plus que Siemans, Boutorgne et les
-autres qui, de leur mieux, sans l’assouvir jamais, lui notifiaient le
-plaisir d’amour. Ceux-là, après tout, étaient-ils excusables aussi.
-Il y a de si sales métiers dans la Société, qu’on ne peut pas dire
-que celui d’homme entretenu soit le plus abject. Ces derniers vivent
-de leur corps, mais donnent de la joie au moins à des individus de
-sexe contraire et parfois pareil. Parmi les hommes que révèrent leurs
-semblables, parmi ceux qui s’en vont munis de tous les profits ou de
-tous les honneurs civilisés, combien y en a-t-il dont la vie n’ait pas
-été vouée exclusivement à la pire malfaisance? Combien y en a-t-il qui
-exploitent autrui dans son corps ou dans son âme tout en lui faisant
-pleurer des larmes de sang, sans jamais lui valoir une consolation ou
-un apaisement quelconque? Oui combien sont-ils, parmi les enrichis, les
-parvenus, les glorioleux, les respectés, les puissants, ceux dont les
-comportements à l’arrière des décentes surfaces ne réhabiliteraient
-pas par comparaison les marlous de tout ordre? Avez-vous pensé déjà à
-ce que les façades muettes et sévères des maisons de Paris pouvaient
-recéler d’horrifiantes infamies, de crimes invisibles en une seule
-heure du jour ou de la nuit? Ah oui! si toute la ténèbre empoisonnée
-qui s’extravase, tous les pensers démoniaques, qui grouillent sous
-la calotte cranienne des meilleures bipèdes, des plus honnêtes
-gens, pouvaient être mis à jour, d’un seul coup, il y aurait de
-quoi suffoquer la Lumière et convaincre le Soleil de l’inanité de
-son effort, quand la Terre fait un pareil usage de la chaleur et de
-la vie qu’il lui dispense. Aussi lorsqu’on voit les Augures, les
-Oracles, les autocrates de tout acabit, les archevêques, les grands
-politiques, les «hommes du jour» et les _philanthropes_ s’en aller les
-mains rouges de sang, ou la bouche poissée de purulents mensonges,
-astreints, pour conserver leur prestige, aux plus immondes turpitudes
-ou à la quotidienne prostitution, on n’a plus le courage d’en vouloir
-aux pauvres petits entretenus. Et nul, après avoir seulement un peu
-réfléchi, n’aurait le droit de haïr le Maquerellat, si celui-ci
-consentait à se tenir tranquille et n’estimait pas profitable à sa
-cause de promulguer une morale sous laquelle succombent les quelques
-gens de cœur qui s’obstinent bien inutilement à déambuler encore dans
-l’actuelle civilisation.
-
-Maintenant, la veuve déclarait que toutes les avanies, tous les
-malheurs qu’elle venait d’endurer la rendaient lycanthrope. On n’était
-jamais rétribué que d’ingratitude ici-bas. Sa faiblesse, qu’elle payait
-cher, était de n’avoir pu traverser la vie toute seule. Mais était-ce
-une raison pour qu’on la fît souffrir ainsi? La méchanceté des hommes,
-leur bassesse d’âme lui avaient gâté tout son talent. D’abord son
-mari n’avait jamais consenti à ce qu’elle se livrât à la littérature.
-Et, désormais, alors qu’elle aurait pu profiter de ses dons, elle se
-sentait finie. Cependant, elle aurait pu écrire tout aussi bien qu’une
-autre, avoir du succès, si on n’avait pas empoisonné son âme. Ce
-n’était pas si difficile après tout de faire une œuvre intéressante.
-Elle était née pour chanter l’amour en des accents jusque-là inconnus.
-N’était-elle pas un Tibulle féminin, comme le lui avait assuré
-Péladan? Mais, présentement, elle commençait à apercevoir la misère
-et l’inutilité de tout effort. Ah! oui, elle avait bien besoin de
-consolations.
-
-Boutorgne alors la remontait; il s’esclaffait, trouvait drôles et
-spirituelles les ordinaires pauvretés de sa conversation, se hâtant,
-du reste, de les noter. Puis, pour faire chorus, car il était dans sa
-nature de se mettre au diapason de tout le monde, il larmoyait sur
-son propre destin, pleurait dans le giron de la veuve. Il affirmait
-qu’il était à son tour poigné par une inexprimable mélancolie, une
-volonté de renoncement, un dégoût de tout; il se découvrait une âme à
-la _Manfred_. Oui, c’était çà une âme à la Manfred. Et il la pressait
-d’en finir, la suppliait de faire venir les actes pour la publication
-de leur prochain mariage. On s’en irait vivre à deux dans une Thébaïde,
-avec des fleurs, de vieux meubles qui disent les charmes désuets du
-passé, avec des livres, des poètes aimés; dans la douceur alanguie
-d’être ensemble on méditerait l’œuvre projetée, tout cela, sous un
-ciel gorgé d’azur, près de la mer amoureuse et lascive d’un golfe
-grec... non loin des fûts cannelés de rose d’un ancien temple hanté
-par les palombes, parmi l’harmonieux cantique, le prurit fervent de
-la terre d’Hellas exaltée par le Soleil et la Beauté. Une villa à
-Sunium! Pouvoir dater ses lettres de Sunium, y songeait-elle? Cela
-serait le noble exil de deux êtres qui réprouvent la laideur moderne,
-l’exode serein de deux cœurs trop délicats qui retournent enfin vers
-la glorieuse Consolatrice, vers la Grèce, toujours divine, vers la
-Mamelle sainte de Beauté et d’Harmonie. Mais la vieille hésitait, elle
-répondait par des phrases dilatoires. Rien ne pressait encore; dans un
-mois ou deux on verrait: à l’heure actuelle elle avait trop de soucis,
-trop d’affaires en suspens. Elle voulait pouvoir apporter à son cher
-Médéric une pensée libérée de toutes sollicitations secondaires. Et
-le gendelettre, afin de se consoler et de confirmer la veuve dans
-l’idée que jamais elle ne dénicherait un mari aussi bien doué que lui
-sous tous les rapports, témoignait d’une frénésie de jouvenceau que
-la vieille enfournait sans protester et, pour la _Revue héliotrope_,
-écrivait articles sur articles signés Camille de Louveciennes,
-imperturbablement. Dans le dernier, comme tous les crétins qui n’ont
-rien dans l’esprit, il avait dit la beauté de Venise, sur un mode à
-faire crever de jalousie Maurice Barrès lui-même et il projetait une
-exégèse des primitifs italiens à effacer Monsieur Huysmans.
-
-D’un autre côté, la maison devenait à peu près intenable, car
-l’insurrection des bonnes n’avait été apaisée que pour un temps. Elles
-se levaient à onze heures, hurlaient dès qu’on leur commandait quelque
-chose, volaient comme des missionnaires, sans compter qu’il fallait
-leur donner la pièce à chaque instant devant leurs menaces éhontées.
-Elles s’autorisaient à des quolibets sur le gendelettre, ricanaient au
-nez de la vieille, et venaient même frapper à leur porte pendant la
-nuit en leur demandant, avec ironie, s’ils n’avaient besoin de rien.
-Le père Saça, lui, était toujours couché, le dos en forme d’hameçon,
-déclarant qu’il avait l’épine dorsale brisée en deux endroits, au
-moins. On devait le nourrir de poulet et de gelée de viande, car il
-n’acceptait plus d’autre aliment, l’abreuver de liqueurs et lui fournir
-de l’argent pour faire le piquet avec un vieil ami qui, tous les jours,
-venait le voir et partager les bons morceaux.
-
-Aussi, un soir, désireux d’avoir enfin une journée de liberté, lui
-qui assumait tout seul la charge de la vieille et tenait tête au
-domestique, Boutorgne pria sa mère de lui dépêcher une lettre où
-elle l’informerait qu’elle était souffrante. Il reçut le télégramme
-libérateur, partit et vagua dans Montmartre, en quête d’un ami avec
-lequel on pourrait, le soir même, se livrer à une petite orgie. Siemans
-fut introuvable, rue Pigalle. Il avait des histoires avec les héritiers
-de la fille galante qui ne voulaient point reconnaître ses créances.
-Le gendelettre, alors, se décida à grimper la rue Lepic, encombrée à
-cette heure de la matinée par les marchandes au panier, harengères,
-vendeuses de lacets, négociants en cresson et petits camelots barrant
-les trottoirs pendant que les boutiques dégorgeaient, vomissaient
-des étalages de viandes, d’épiceries, de beurres, de volailles,
-aux tonalités et aux senteurs confondues. Les façades étroites des
-débitants crevaient de pléthore, semblaient éclater comme des ventres
-trop gonflés qui répandaient leurs intestins de légumes, leurs boyaux
-de charcuteries diverses, pendant que la rue tout entière clamait
-la gloire de la boustifaille. Des relents insidieux de fromages
-traînassaient, dominant la fadeur des quartiers de bœuf éventrés,
-d’un rouge brun, ou l’odeur pointue des éventaires de fruitiers.
-Une fourmilière humaine s’activait, flairant au travers de la voie
-déclive les denrées étalées, se ruant sur les mangeailles, grouillant,
-s’écartelant, se disloquant dans les rues voisines, toujours renforcée
-par des coulées adjacentes de ménagères ou d’hommes en pantoufles,
-porteurs de cabas.
-
-Vue du terre-plein de la place Blanche, c’était une fresque
-extraordinaire, d’une vie énorme, un assaut gigantesque vers la joie de
-manger, une artère excessive, une aorte monstre, charroyant, le long de
-ses boutiques lie de vin, le sang et la nourriture de tout un coin de
-cité.
-
-A l’angle de la rue de Maistre, un groupe de gens dessinait un cercle
-placide et amusé, d’où partaient des rires et des encouragements à une
-présumable bataille, car deux cannes s’enlevaient au-dessus des têtes,
-à l’intérieur du cercle, et retombaient rythmiquement. Le gendelettre
-s’approcha et, parvenu au premier rang des curieux, tout en jouant des
-coudes, sa stupéfaction fut profonde.
-
-Sarigue et le comte de Fourcamadan se torgnolaient là, en tout
-loisir et toute sécurité, circonscrits d’une triple haie d’individus
-exhilarants et épanouis d’aise par ce spectacle toujours consolateur et
-très fréquent dans Montmartre.
-
-—Le comte Gaspard de Fourcamadan est un escroc! vociférait Sarigue en
-présidant de son mieux à l’envolée et à la chute de son rotin sur les
-épaules armoriées.
-
-—Cet homme sort du bagne, Andoche Sarigue est un assassin! piaillait le
-comte d’une voix de matou asexué.
-
-Il avait la figure résillée de rouge, un œil déjà violet; les revers
-arrachés de son veston pendillaient lamentables, et il reculait, se
-sentant le moins fort, pendant que les boucles frisottantes de sa
-chevelure huilée de bardache napolitain lui coulaient sur le nez.
-
-—Ah! ça personne ne viendra donc nous séparer, implora-t-il, en dardant
-sur l’entourage peu secourable des regards éperdus.
-
-Le prosifère dut se précipiter entre eux. Mes chers amis, voyons?
-vous... un gentilhomme et un artiste se colleter ainsi comme des
-portefaix... Ah! non vous m’affligez..
-
-Le comte de Fourcamadan s’était accroché à son bras tout heureux du
-secours imprévu.
-
-—Vous m’emmenez, n’est-ce pas Boutorgne? Ah! oui vous m’emmenez, je
-vous conterai la chose...
-
-Et il lui détailla toute l’affaire. Sarigue lui avait pris sa femme.
-Oh! cela n’était pas niable: il était cocu. Mais d’autres l’avaient
-été avant lui, et le seraient bien après. Puisque Molière, Napoléon
-et Hugo n’y avaient pas échappé il n’y avait aucun déshonneur à cela.
-Il s’en serait consolé facilement. Mais voilà, Sarigue l’avait fait
-jeter dehors par sa belle-mère laquelle trouvait enfin une aide et un
-point d’appui pour réussir cette combinaison qui lui souriait depuis
-longtemps déjà. Sarigue avait donc tenté cette randonnée non pas
-tant sur la personne de la comtesse que sur son avoir. Oui, ce qui
-l’avait séduit par dessus tout, c’étaient les 8.000 livres de rentes
-du ménage, la maigre provende dont on vivotait chichement. Lui, le
-comte n’avait que sa noblesse, son blason indéniable et son talent
-d’auteur dramatique qui, avant peu, bien sûr, finirait par conquérir
-les scènes du boulevard. On avait beau dire, trois de ses actes étaient
-reçus au Gymnase et il en avait quatre aussi d’acceptés au Vaudeville.
-Jadis les gentilshommes se faisaient verriers, lui avait préféré se
-faire écrivain dans l’espoir de reconstituer un jour, avec les droits
-d’auteur fabuleux, l’hoirie familiale dissipée par le feu comte, son
-père. Mais comme jusque-là, il n’avait pu apporter quoi que ce fût au
-ménage, sa belle-mère—qui n’était plus par les Boisrobert—sa belle-mère
-qui avait une âme de boutiquière sordide avait louché sur la rente
-mensuelle de deux cents francs dont Sarigue était détenteur. C’était
-toujours ça. Le père de celui-ci, huissier en Tunisie, avantageait,
-en effet, sa progéniture d’une pareille munificence et la mère de la
-comtesse, cette vieille harpie—qui n’était plus du tout sa cousine par
-les Montlignon, mais bien la veuve d’un marchand d’huiles de Béziers
-décédé dans la déconfiture—avait escompté l’héritage du recors tunisien
-qui devait revenir à Andoche Sarigue un jour ou l’autre. Bref, sa femme
-l’avait plaqué là, lui poussant, un beau soir, la porte au nez et le
-jetant sur le pavé avec ses hardes. Ah! il était frais, maintenant! A
-quarante ans passés, il fallait se refaire une situation. Et tout cela,
-pour avoir commis l’imprudence d’amener ce sale individu dîner une fois
-chez lui! Si encore il s’était contenté de la femme seule, cela pouvait
-aller, mais ce scélérat avait tout piraté: la matérielle, les rentes,
-la villa sur les bords de l’Oise. Il s’était installé en maître dans la
-place chaude et tous les jours, deux ou trois fois, contait le drame
-d’Algérie à sa belle-mère, une vieille liseuse de romans. Désormais,
-lui, le comte de Fourcamadan devrait retourner à sa vie de bohème,
-reprendre les expédients du passé, faire d’affreux métiers, car son
-actuel emploi de critique dramatique à l’_Aurige_ de Montmartre ne le
-nourrissait pas. Il ne détenait plus qu’une ressource: le suicide, un
-homme de son rang ne pouvait consentir à déchoir deux fois.
-
-Planté devant Boutorgne, il s’empara d’un de ses boutons, pendant que
-son poing droit, dardé en l’air, menaçait les dieux.
-
-—Oui, mon cher, en un seul jour, j’ai perdu une femme, un enfant, une
-fortune et une maison de campagne..... tout ça pour avoir été trop
-confiant.....
-
-Il se répandit encore en récriminations. Sarigue n’avait-il pas eu
-l’audace, le matin même, de lui dépêcher deux témoins: un pontife du
-journalisme et un _tartinier_ de moindre encolure qui étaient venus
-lui demander, au saut du lit, une réparation par les armes. Le comte
-de Fourcamadan, qui cousinait avec les Montmorency, ne pouvait pas
-croiser le fer avec un homme qui avait fait cinq ans de bagne et se
-trouvait par cela même disqualifié. Non, lui portait une fleur de lys,
-en verrouil, dans son blason, l’autre la portait sur l’épaule. C’était
-ce qui les différenciait. Il avait eu beau l’expliquer aux seconds de
-Sarigue, ceux-ci s’étaient emportés. Le pontife, à qui son altitude
-imposait la retenue dans le discours, avait fait un signe à son
-compagnon:
-
-—Je vous donne licence de qualifier ce Monsieur comme il le mérite,
-avait-il proféré; et l’autre l’avait alors traité de lâche, lui
-disant qu’il était comte «comme ses pieds», et que sa mère avait dû
-le procréer d’un marmiton, derrière une porte, un soir d’orage. Sa
-femme de ménage, appelée à la rescousse, en désespoir de cause, les
-avait expulsés à coups de tisonnier, et deux heures après, alors qu’il
-sortait pour porter sa copie à son petit canard, l’amant de sa femme
-lui était tombé sur le dos, la canne haute. Il allait porter plainte et
-le faire renvoyer à Cayenne. Cela ne traînerait point.
-
-Le noble comte ne mentait pas, le rapt de sa femme par Sarigue avait
-bien été condimenté d’un cartel inattendu. Car c’est un fait à noter,
-un trait précieux des mœurs contemporaines: les marlous bourgeois ne
-lésinent jamais sur le point d’honneur. Ils s’envoient réciproquement
-des témoins à tour de bras, se hâtant, du reste, de se modeler ainsi
-sur leurs collègues du boulevard extérieur. Ceux-ci vident leurs
-querelles au couteau, illuminent leurs écailles de l’éclair du surin,
-sont très chatouilleux sur les atteintes portées à leur lustre
-individuel et font tête au sergot en la suprême défense du sanglier
-coiffé par les chiens, qui joue du boutoir en toute beauté. Aussi leurs
-confrères en chapeau de soie se sont-ils empressés de ne point laisser
-tomber en désuétude les coutumes de la Tribu. Dans Paris, du matin
-au soir, circulent des Messieurs très bien qui vont portant le défi
-de leurs commettants ichtyoïdes. Depuis l’entretenu légal, celui qui
-a épousé la fille du tripier de Chicago, la milliardaire américaine,
-celui qui restitue les fastes du passé et traite les rois de passage
-comme Fouquet traitait Louis XIV: M. Boni de Castellane, par exemple,
-jusqu’au plus petit _maqueraillon_ qui se respecte, tous ne barguignent
-pas sur l’offense et pratiquent Chateauvillard sans omission. Il est
-à présumer que Gastinne Renette et les salles d’escrime pourraient
-fermer boutique du jour au lendemain s’ils n’étaient point assurés de
-cette indéfective clientèle.
-
-Boutorgne en soutenant de son mieux l’aristocrate contondu,
-l’introduisait chez un pharmacien où il pourrait se faire retaper,
-rechampir de bandelettes et de sparadrap pour, ensuite, circuler
-décemment dans l’apparence d’un Monsieur qui vient d’être victime d’un
-accident d’automobile.
-
-—N’est-ce pas, très cher, pour tout le monde c’est un accident de
-voiturette, avait prié le comte, et le gendelettre en était tombé
-d’accord. Sur le seuil du potard, le _prosifère_ se retourna, pour voir
-ce qu’était devenu Sarigue. Celui-ci était resté entouré de trois ou
-quatre autochtones de Montmartre, qui le complimentaient sans doute sur
-sa vaillance et recevaient de sa bouche le détail et le commentaire
-de ses exploits. Mais quand il vit Boutorgne et Fourcamadan engagés
-dans l’emporium à bocaux, il fit demi-tour brusquement, prit le pas
-de course et fila par le haut de la rue Lepic, dans la direction de
-son domicile, comme si, désormais, il n’avait plus un seul instant à
-perdre. L’amant de la Truphot alla poser alors une main protectrice
-et amie sur l’épaule du comte, dont un commis, armé d’une sorte de
-coquetier et d’une petite éponge, lotionnait les orbites.
-
-Au café de l’_Aiglon_—un des centres les plus actifs du putanat
-montmartrois—où tous deux accostèrent peu après, Boutorgne proposa
-une petite débauche pour le soir; justement il était en fonds. Le
-comte n’aurait qu’à se coiffer d’une casquette anglaise, à endosser
-un cache-poussière que l’on irait quérir chez un sien ami chauffeur
-demeurant tout près, et il passerait aux yeux de tous pour une
-intéressante victime du sport. Fourcamadan paraissait enchanté. La
-perspective de se riboter avec des grues lui faisait oublier tous ses
-récents désastres. C’est cela, on prendrait au passage deux acteuses
-d’un théâtre de la rue Blanche à qui—cela tombait bien—il avait promis
-un coup d’encensoir dans son papier et on soupaillerait de compagnie.
-Mais, s’étant enquis si Boutorgne comptait, après la fête, s’expédier à
-Suresnes et ayant reçu une réponse négative, le noble comte réfléchit
-une minute, fronça le front comme pour donner plus d’acuité à ses
-concepts et changea d’avis tout à coup. Il avait trop présumé de ses
-forces, dit-il. Voilà qu’il se sentait envahi par une migraine à faire
-éclater le couvercle de son crâne, un mal de tête furibond, résultat
-de ses émotions du jour. Et puis, il était tout moulu, courbaturé
-atrocement. Il n’éprouvait aucune honte à le confesser: il n’était
-point fait pour les pugilats. Le matin du jour où, en duel, il avait
-reçu dans la cuisse la balle du prince Murat, ce qui était une blessure
-noble, on lui aurait demandé de faire la fête, le soir, qu’il aurait
-marché. Mais aujourd’hui, il était écœuré par l’odieux de ces procédés
-de coltineur. Il préférait rentrer, oui, se mettre à la diète et demain
-après deux bons massages, il n’y paraîtrait plus.
-
-Boutorgne dut le quitter après qu’il eût plusieurs fois consulté sa
-montre et requis un indicateur: un train qu’il lui fallait prendre
-à la fin de la semaine, expliqua-t-il. Et le _prosifère_ décida de
-rejoindre Irma, une vieille connaissance du quartier latin, une fille
-énorme, à la fressure toujours en émoi, qui pour moins d’un louis,
-vous précipitait, une nuit durant, en des spasmes avantageux et de la
-meilleure qualité.
-
-
-
-
-X
-
-
-Débarqué à Suresnes, le lendemain, sur les deux heures de l’après-midi,
-Médéric Boutorgne précipitait le pas de ses petites jambes car il était
-porteur de nouvelles affriolantes qui devaient, à son sens, faire
-escalader à la veuve les différents échelons de l’allégresse. D’abord,
-le dernier Camille de Louveciennes, de la _Revue héliotrope_, avait
-été reproduit, _in extenso_, avec des commentaires laudatifs, par les
-_Cahiers helvètes_, un fascicule de Lausanne dont le secrétaire de
-rédaction était un ami à lui. C’était un article sur les primitifs
-flamands du Louvre, réfléchis par son propre entendement, par le miroir
-de son âme, après que la Truphot, au préalable, eût fait circuler ses
-dires à travers les provinces radieuses de son esthétique personnelle.
-Car la vieille avait des idées, beaucoup de concepts avantageux sur la
-peinture en particulier. Elle détenait des aperçus qui eussent fait
-passer Joris Karl pour un sacristain wallon, rien qu’à la confrontation
-avec les verdicts de ce dernier; elle donnait aussi l’envol à des
-théories que le sar Péladan n’eût pas répudiées pour se faire honneur
-dans les salons où l’on calamistre le cinède. Puis, Médéric Boutorgne
-serrait contre son cœur un précieux papier, une lettre bizarre reçue
-le matin même qui, si elle n’était pas une pure fumisterie, promettait
-quelque chose d’invraisemblable, un spectacle d’un haut ragoût pour
-quiconque, comme lui, faisait partie des Lettres françaises. On se
-rendrait à l’invitation formulée en cette épître avec la Truphot. Comme
-tout arrive dans le monde de la Littérature, surtout les faits du plus
-pur maboulisme, on pouvait—d’après le contenu de l’épistole et la
-personne du signataire—conjecturer ce qu’il y avait de plus formidable
-dans l’insolite et l’imprévu.
-
-Il se fit reconnaître, à la porte, en prononçant à trois ou quatre
-reprises les paroles cabalistiques destinées à lui valoir l’accès de
-la maison, car la veuve, toujours embastionnée, avait institué tout un
-jeu de formules convenues afin que l’aventure de l’autre soir ne se
-renouvelât pas. Parvenu en trois sauts jusqu’à la salle à manger, le
-gendelettre, tout à coup, recula d’un pas et resta bouche bée, anéanti,
-comme si un aérolithe venait soudainement de choir à ses pieds.
-
-Devant un petit guéridon poussé contre la table non desservie encore et
-qu’encombraient les reliefs du déjeuner, la veuve, Justine, la femme de
-chambre, Sarigue et le comte de Fourcamadan faisaient tranquillement un
-petit poker à quarante sous de relance.
-
-—Cent sous et deux francs de mieux, disait l’Africain à l’homme
-blasonné..... un carré de rois, rien que ça... votre full aux valets
-est comme les pièces de Jules Lemaître, ou la parole d’honneur de
-Truculor, il ne vaut rien... j’empoche.
-
-—Et moi qui avais un brelan d’as; bien sûr je me serais déshabillée
-dessus, déclarait la Truphot, par manière de parler, sans que ses
-partenaires parussent sursauter d’effroi à l’audition d’une telle
-menace.
-
-—Quoi?... c’est moi qui _le suis_ et, contrairement aux proverbes qui,
-décidément, sont la sagesse des imbéciles, c’est lui qui a la veine.
-Non, mais, vous n’allez pas nous regarder comme ça, avec des yeux
-grands comme des plaques tournantes, continuait le comte qui, cette
-fois, interpellait Boutorgne à qui l’émotion venait de retirer l’usage
-de la parole, comme le jour du dîner où il devait emporter de haute
-lutte l’amour de Madame Honved.
-
-La veuve perdait douze louis que Sarigue et Fourcamadan empochaient par
-part à peu près égale.
-
-—Ils ont couché avec elle... ils ont couché avec elle... se désespérait
-_in petto_ le malheureux prosifère se rappelant tout à coup la fuite de
-Sarigue la veille, dans le haut de la rue Lepic, et le manège du comte
-refusant sa petite noce dès qu’il l’eût assuré qu’il ne devait pas
-rentrer le soir même à Suresnes.
-
-—Je suis frit... c’est sûr... Mais voyons, Fourcamadan n’est parti que
-le second; il a dû être distancé.
-
-Sarigue l’inquiétait peu quoique très redoutable dans les choses
-d’amour. Mais il devait épouser la comtesse après divorce et avait été
-fiancé par la veuve. Avec lui rien de durable n’était à craindre. Il ne
-devait avoir comme but que de soutirer quelque somme. Le péril, c’était
-l’autre qui se trouvait sur le pavé maintenant et n’avait plus d’autre
-ressource que de placer son titre à nouveau. Si la veuve s’excitait
-sur les armoiries, il n’y avait pas à dire, il était fichu, lui. Tant
-d’efforts, tant de sales besognes acceptées et réalisées pour rien...
-Ah! c’était bien là sa chance coutumière.
-
-Le comte ajustait présentement sur lui un visage d’un effroyable
-coloris; ses deux orbites tuméfiées, d’un violet exaspéré se
-nuançaient du savant dégradé des couchers de soleil; des cercles
-concentriques de rose et de bleu sombre rayonnaient jusqu’au milieu
-des joues recouvertes, elles aussi, par les torgnoles de la veille,
-d’une frottée de pastels tenaces et polychromes. Le nez, au centre de
-sa petite face chafouine, deux fois grosse comme le poing à peine,
-se boursouflait sous une pourpre vineuse, et la lèvre inférieure se
-gonflait, d’un rouge sale, tel un bourrelet de porte-fenêtre mal essuyé.
-
-Et puis il avait eu l’idée, plusieurs jours auparavant, de laisser
-pousser sa barbe, une barbe qui était maintenant d’un noir sans
-entrain, piquetée de blanc et qu’on aurait pu utiliser assez
-pratiquement déjà comme brosse à décrotter, étant donnée son
-inéduquable rugosité.
-
-Evidemment, avec un pareil extérieur, peu susceptible de déchaîner
-les frénésies, il n’avait pu embarquer dans la couche de la Truphot,
-diagnostiquait Boutorgne pour se conforter. Fourcamadan riait
-d’ailleurs, s’avérait au mieux désormais avec son agresseur de la
-veille qu’il tutoyait même par instants, réconcilié sans doute par
-quelque flibusterie réalisée en commun. Le larcin de la femme, de la
-fortune et de la maison de campagne paraissait avoir été amnistié par
-lui, déjà. En gentilhomme qui sait vivre, il ne le chicanerait plus
-dorénavant à propos de pareilles misères. Il avait été le moins fort,
-et pour une fois le moins roué. Il acceptait l’ukase de la Fortune, en
-patricien qui ne récrimine pas inutilement.
-
-Médéric Boutorgne, toujours sans voix, conservait l’apparence d’un
-malheureux inopinément statufié. Il expirait de petits soupirs
-d’angoisse et n’arrivait pas à proférer la moindre phrase. Cet
-homme-là, certainement, était né _stupéfié_; il avait l’ébahissement
-congénital. Malgré tout, en cette minute encore, il se trouvait plus
-de savoir-faire qu’aux camarades et ne doutait point de l’issue du
-tournoi. Sa campagne antérieure—d’une scélératesse si niaise—lui
-apparaissait comme une petite merveille de rouerie compliquée. On
-verrait bien qui l’emporterait en définitive.
-
-—Non, mais tournez-vous..., dit le comte peu difficile sur le choix de
-ses plaisanteries, en désignant le gendelettre à ses compagnons, non,
-mais il en bave comme un escargot qui regarde découcher sa promise...
-
-La vieille s’esclaffait, sans rien trouver d’injurieux au quolibet,
-étant de trop bonne compagnie et ayant l’esprit assez large, par
-surcroît—comme elle le disait souvent—pour ne pas tolérer les facéties
-de ses invités. Tout cela l’amusait. Jamais elle n’avait été courue de
-la sorte, même au temps de sa jeunesse, à l’époque de Monsieur Truphot;
-d’autre part, peut-être, ne prenait-elle pas Boutorgne très au sérieux.
-
-—Eh! bien quoi? Arrivez donc, on va vous faire un jeu, commandait le
-héros passionnel.
-
-—Amitiés à tout le monde, finit par évacuer le dérouté Médéric en
-serrant les mains tendues et en baisant celle de la veuve. Excusez-moi,
-j’ai marché si vite... un peu de dyspnée... et puis voir le comte dans
-cet état.
-
-—Un accident d’automobile, les journaux sont pleins de ça... ce matin;
-nous avons culbuté avec le duc de Valfreneuse à la descente de la côte
-de Picardie. N’est-ce pas Sarigue?
-
-—Certainement, répondit l’autre avec le sérieux qu’il devait avoir
-usagé pour répondre, jadis, au Président des assises.
-
-—J’apporte des nouvelles épatantes, réexpectora Boutorgne résolu à
-pallier le désastreux de son arrivée.
-
-—Ah! oui, elles doivent être fraîches vos nouvelles, elles sont au
-moins contemporaines de la première dent de Sarah Bernhardt, ou de sa
-prime scène d’amour avec Damala, quand celui-ci posa sa blanche main
-sur la gorge aussi immatérielle que déjà avancée, ce qui s’appelait,
-en 82, _la prise du mamelon vert_... Non, mais nous prenez-vous pour
-des gens sans accointances avec les gazettes?... On les connaît vos
-nouvelles... Vous allez nous apprendre, n’est-ce pas, que M. Éliphas
-de Béothus, le type qui voulait détruire la planète, le soir du dîner,
-vient d’être arrêté pour avoir assassiné cinq personnes?... ironisa le
-comte gouailleur à l’adresse du prosifère.
-
-—Comment vous savez? je tiens la chose d’un camarade qui est attaché
-au Cabinet du préfet... aucun communiqué n’a encore été fait aux
-journaux... répliqua Boutorgne.
-
-—Nous savons tout, fit Fourcamadan, sentencieux, l’index levé, et en
-braquant sur l’autre son visage coloré comme un ciel d’Orient... Nous
-savons bien d’autres choses encore... Celle-ci, par exemple; à moins
-d’être menteur comme l’_Agence Havas_, vous confesserez que vous êtes
-porteur d’un papier extravagant, dont la teneur est identique à ce qui
-suit...
-
-Et le comte, debout au milieu de la pièce, se mit en devoir de donner
-lecture, d’une voix crécellante, de la missive reçue par la Truphot, le
-matin même, et en tous points semblable à celle que le gendelettre, en
-surprise, se préparait à notifier son auditoire:
-
- Hôpital Ambroise Paré.
- Place de la Nation.
- Salle Velpeau.
-
- _Le plus notable Réprouvé des Temps modernes, à qui Dieu décerna
- l’inconcevable honneur d’être choisi entre deux milliards de créatures
- humaines, afin d’être supplicié durant vingt années sur un Calvaire
- d’angoisse qui, seul, peut rivaliser avec le Golgotha_: CELA POURRA
- RACHETER LE MONDE DE TROIS MILLE ANS DE POURRITURE LITTÉRAIRE,
- _Jacques Paraclet, pour le nommer, informe les personnes qui, de
- près ou de loin, s’intéressent encore à l’art d’écrire, qu’il tient
- actuellement, à l’hôpital Ambroise Paré, l’emploi de moribond_.
-
- _Démuni des quarante sous nécessaires pour intéresser à son trépas
- l’infirmier de service, il entend ne pas être privé des témoins_—LES
- MÊMES—_qui, jadis, contresignèrent de leur présence les profitables
- râles et les délicieuses convulsions du Fils de l’Homme. D’autre
- part, comme il s’est toujours montré respectueux des plus légitimes
- désirs de ses contemporains et qu’il n’ignore pas ce qu’on doit à ses
- semblables, il fera le possible pour ne priver aucun individu de bonne
- volonté du spectacle consolateur de son agonie_.
-
-Boutorgne était atterré. Le comte lui avait coupé ses effets un à un.
-Mais les opinions fusaient déjà.
-
-—C’est une fumisterie, comme lui seul sait les conditionner, prononça
-Sarigue.
-
-—Raison de plus pour y aller, répliqua la Truphot qui, sans doute,
-n’en avait pas eu pour ses quinze louis et espérait quelque supplément
-ultérieur.
-
-—S’il s’emploie à décéder, comment voulez-vous qu’il ait pu lancer
-des faire-part? reprenait, avec assez de bon sens, le compatriote de
-Jugurtha.
-
-—Oh! c’est un homme de précaution; je le connais: il devait les porter
-sur lui depuis plusieurs années, en toute prévision; il n’y avait sans
-doute que le nom de l’hôpital à apposer, émit Boutorgne.
-
-—Puisque c’est gratuit, pourquoi n’irions-nous pas? trancha le comte.
-
-D’un commun accord, il fut décidé qu’on irait.
-
-Et comme la petite bande, une demi heure après, s’engouffrait dans la
-gare, le comte tira Sarigue par la manche, le ramena un peu en arrière
-des autres en lui prenant les mains, et lui coula dans l’oreille, lui
-parlant de sa femme qui, la veille, accompagnée d’un homme de loi,
-avait envahi l’ancien domicile conjugal pour sauvegarder les meubles et
-les nippes lui appartenant par contrat.
-
-—La comtesse est d’une nature aimante... tâchez d’être très caressant
-avec elle... hier, elle m’a fait une scène... vous avez dû la
-négliger... je ne voudrais pas qu’on se quittât en gens mal élevés...
-
-
-
-
-XI
-
-
-Une heure après cette lecture, toute la bande débarquait à la gare
-Saint-Lazare. On s’entassa dans un fiacre pour gagner l’hôpital, et
-comme justement on se trouvait être au jeudi—jour de visites—cela
-allait au mieux, à moins cependant qu’on ne se présentât après l’heure
-de fermeture des portes. Jusqu’à la place de la Bastille, tout marcha
-parfaitement, mais là survinrent des incidents qui firent croire qu’on
-n’arriverait jamais. Près de la colonne, le cheval se cabra à demi,
-s’enlevant, tout à coup, dans les brancards, avec ce qui restait de
-force nerveuse dans sa carcasse de bête boulimique insuffisamment
-sustentée. Un bicycliste chassieux, coiffé d’une casquette à carreaux
-noirs et blancs, les bas tombés sur les talons et découvrant des tibias
-ennemis du savon, venait de lui passer sous les naseaux avec un cri
-guttural, et maintenant il filait, exagérant la rotondité simiesque de
-son dos, pendant qu’il adressait au cocher le vocable ayant servi de
-pétarade dernière à Waterloo, vocable qui devait, à n’en pas douter,
-constituer pour lui, comme pour la plupart de ses pareils, le lustre
-principal de sa conversation. Maintenant l’automédon vociférait à son
-tour, réquisitionnait dans ses lectures de l’_Intransigeant_, dont
-la manchette dépassait la poche de sa houppelande, de péjoratives
-épithètes, qu’il lançait de loin, à la volée, contre son ennemi occupé
-à virer dans le tournant de la rue Jean Beausire. Un moment même, bien
-que Boutorgne se fût accroché à ses basques, il parut vouloir l’y
-suivre, le fouet haut, pour affirmer, sans doute, la supériorité et le
-brio de sa coprologie alimentée aux sources des meilleurs polémistes.
-Mais un autre pédard survint, coiffé celui-là d’un képi bahuté de
-collégien, qui recommença la même manœuvre, et décocha comme invectives
-à l’homme au chapeau ciré les noms de deux temps des verbes latins, que
-celui-ci prit pour d’effroyables injures.
-
-—Sale supin... bougre de gérondif...
-
-—Quoi qu’il dit... l’entendez-vous... C’est toi qui en est un de supin,
-hé youpin... vermine cosmopolite... fils de Franc-Maçon... vendu à
-l’Allemagne... immonde dreyfusard!... tonitruait le cocher congestionné
-qui fouaillait sa bête pour rattraper le cycliste échappé.
-
-—Cent sous si vous nous jetez à Ambroise Paré avant dix minutes, cria
-Sarigue, en désespoir de cause.
-
-—Ah! pour sûr; faut qu’ça soit pour vous, mon prince, sans ça j’aurais
-préféré rater ma _moyenne_ et lui arracher les oreilles à ce sectaire,
-répliqua, en pointant sur la gare de Vincennes, l’homme de l’Urbaine
-dont la triste destinée était de passer toute sa vie avec un ou des
-bourgeois au derrière. Des passants amusés stationnaient au large
-sur le terre-plein; un garde municipal tirait sa moustache cirée en
-faisant miroiter complaisamment au soleil la bague d’argent, à chaton
-bleu, qu’il portait à l’annulaire. Deux ébénistes s’étaient arrêtés
-au ras du trottoir, l’un portant sur l’épaule un fronton, et l’autre
-un panneau de lit, d’un style dit _Henri II_, dont la prépondérante
-hideur réussit à contenter les bourgeois les plus difficiles, en mal
-d’agencement mobiliaire, et dans lequel la plupart d’entre eux aiment à
-se reproduire et à confabuler.
-
-—Tiens, pige donc l’aztèque de la haute... en v’la encore un qui a été
-fait avec du sperme coupé d’eau... dit le premier en désignant le comte
-de Fourcamadan dont le visage s’adornait toujours d’un coloris digne
-d’une toile de luministe.
-
-—Sûr... il s’ra fait _sonner_ par Gérault-Richard, hier chez Vianey,
-pour avoir interrompu le baron Millerand, ajouta l’autre.
-
-Tous deux se mirent à rire pendant que le comte criait à son tour, de
-sa voix suraiguë.
-
-—Dix francs... vous entendez cocher... dix francs.
-
-—Un demi-louis, ah! votre Altesse est aussi généreuse que le général
-Boulanger: c’est juste ce qu’il m’a donné pour le mener à la gare du
-Nord, quand il a filé dare dare sur Bruxelles... car c’est moi qui l’ai
-trimballé.
-
-La compacte fourmilière du faubourg Saint-Antoine, avec sa senteur
-de bois vernis, avec son grouillement d’êtres enfiévrés coulant le
-long des boutiques, obstruant la chaussée en un perpétuel prurit
-d’activité, se fendit devant le fiacre dévalant à toute allure sur les
-durs pavés pointillés, de loin en loin, par les taches d’or du crottin.
-Les bars multicolores, tassés drus, sur la devanture desquels des
-inscriptions en grosses lettres vertes ou blanches vantaient la qualité
-des petits noirs et des alcools démocratiques—l’alcool, ce stupéfiant
-maudit qui, avec son complice, le journal patrioteux, cette machine à
-crétiniser les masses, interdisent pour jamais à l’artère plébéienne
-de susciter un nouveau Santerre avec ses tambours—dévalaient les uns
-après les autres. Puis ce furent au moins deux kilomètres d’armoires
-à glace—écueil de la vertu faubourienne—et des pelotons compacts
-d’hygiéniques tables de nuit, devant lesquelles, en veston bourgeois,
-les patrons, bergers de ces meubles placides, faisaient la retape en
-distribuant des prospectus de couleur avec obstination.
-
- * * * * *
-
-Faubourg Antoine! Terre magnanime d’où s’envola la Liberté! Tu t’égales
-à la Voie Sacrée dans la mémoire des hommes à jamais reconnaissante.
-Et ton histoire est plus belle si elle fut plus brève! C’est toi
-qui traduisis pour la première fois la colère des Plèbes; c’est toi
-qui suscitas les piquiers en haillons sublimes dont les framées
-révolutionnaires, chevelées de rayons par l’astre de Messidor, allaient
-faire entrevoir au Monde les clartés rénovatrices. Il déboula d’une
-de tes mansardes, le Canonnier en qui hurlaient les voix de quinze
-siècles d’esclavage demandant vengeance, le Canonnier du 10 Août qui,
-allongé sur sa couleuvrine comme sur une femme amoureuse, prolongeait
-son plaisir, n’osait point se relever dans la peur de voir s’abolir
-trop tôt la volupté qu’il goûtait à te tenir enfin à la gueule de sa
-pièce, ô Royauté. Il venait d’une de tes ruelles, le Forgeron divin
-qui, dans les Tuileries prises d’assaut, dans le lit royal où s’était
-continuée la lignée d’exaction, dans le lit encore chaud des caresses
-de l’Antoinette, prit la parole au nom du Peuple, s’accroupit, et,
-tranquillement... déféqua...
-
-Et tu connus toutes les générosités et toutes les clémences, immortel
-Faubourg! Dans la victoire, tu allas jusqu’à sauver l’honneur de tes
-plus cruels ennemis. On peut dire que, grâce à toi, Louis XVI a eu
-toutes les chances dans la vie. De cocu ridicule et de roi imbécile
-qu’il était, tu en fis un monarque sympathique aux populations
-sentimentales. Quatre-vingt-treize dramatisa sa vie inepte de serrurier
-couronné, de Bartholo diadémé. Il n’y eût pas jusqu’au 21 Janvier
-qui ne fût pour lui un don du destin. Mieux encore, au moment où sur
-l’échafaud il se préparait à donner l’envol à quelque confondante
-stupidité, au moment où il allait proférer quelque solennelle sottise
-dont il aurait porté le poids devant la postérité, tu eus pitié de lui
-et ordonnas à Santerre de lui retirer la parole.
-
- * * * * *
-
-Au coin de l’avenue Ledru-Rollin, un gamin vêtu d’un sarrau de
-percaline grisâtre, effrangé et roussi, où s’inscrivaient les carrés
-plus foncés de multiples pièces, un gamin albinos aux yeux vermillon,
-occupé à enfouir un piège à moineaux parmi un copieux amas de fiente
-chevaline, voulut fuir devant le subit surgissement du fiacre. Son
-pied s’embarrassa dans les ficelles noirâtres qui coulaient de ses
-brodequins délacés et il s’allongea sur le ventre en piaulant d’une
-voix éperdue, hors de la portée des roues cependant, mais après avoir
-culbuté dans sa chute, au bord du trottoir, une marchande de marée
-dont les paniers déversèrent sur le sol des poissons blanchâtres et un
-torchon immonde, empesé de sang caillé auquel, pendant la vente, elle
-s’essuyait les doigts.
-
-Maintenant le gamin, qui s’était relevé, hurlait plus fort, se frottait
-les genoux, brandissait le poing droit, et injuriait le fiacre déjà
-loin, en répétant frénétiquement:
-
-—Sales bourgeois... Sales bourgeois...
-
-La ventraille d’un hareng, qu’il avait écrasé en tombant, adhérait
-encore à ses cheveux et pendillait le long de sa joue. Un cercle
-s’était formé autour de lui. Des mégères s’exerçaient à l’éloquence
-imprécatoire... Un garçon tonnelier et la marchande de marée, faisant
-claquer son torchon rouge comme un drapeau, couraient après le véhicule
-en s’efforçant de le rejoindre...
-
- —Arrêtez-les... Arrêtez-les... ils viennent d’écraser un enfant...
- sous les yeux de sa mère...
-
-Il était deux heures trente-cinq comme ils passèrent enfin devant le
-concierge de l’hospice. Précédés d’un garçon de salle alléché par
-l’espoir d’un appréciable pourboire, ils traversèrent alors des cours
-calamiteuses où pointait un gazon tenace, longèrent des bâtiments
-rectilignes, badigeonnés de frais, enduits d’un crépi mélancolique, qui
-semblaient exsuder tout ce qui peut être suspecté en fait de douleur ou
-de misère et derrière lesquels venait battre sans trève l’inlassable
-remous des géhennes humaines. C’était un des terrains de manœuvre
-favoris, un des champs d’évolutions préférés de la Mort, dont on aurait
-tort, en somme, de médire, puisqu’elle est, après tout, la seule chose
-douce que la Nature, en une heure d’attendrissement et de pitié, ait
-laissé tomber sur la terre en partage aux hommes. N’est-ce pas elle
-seule, en effet, qui a le pouvoir d’éteindre les hurlements de damnés
-qui s’échappent de ce monde supplicié et qui vont portant l’effroi
-et la désolation jusque dans les espaces cosmiques? Ce n’est pas sa
-faute à Elle si l’humanité imbécile s’acharne à faire de la vie et à
-se continuer pour assurer la pérennité du Mal, de la Laideur et de la
-Souffrance.
-
-Ils passeront devant la lingerie sur le seuil de laquelle jacassaient
-deux sœurs au ventre énorme de bréhaignes bien nourries.
-
-—Nous n’avons pas fait grand’chose aujourd’hui, disait l’une, la
-matinée a été très calme: nous n’avons coupé qu’une jambe.
-
-—Chez nous deux laparotomies et un trépan sur du vilain monde: des
-filles-mères et un protestant... répliquait l’autre.
-
-Plus loin, dans le tournant brusque d’un couloir, la petite bande, tout
-en se hâtant, se heurta à deux infirmiers qui débouchaient, convoyant
-une civière. Les manches retroussées des deux hommes découvraient des
-bras velus, cordés par des veines héliotropes, et un long tablier de
-cotonnade bleue les sanglait autour des reins auxquels se maintenait
-mal un pantalon de ceinture trop lâche qui coulait derrière les talons.
-Sur le cadre de bois, recouvert d’un drap de grosse toile bise, quelque
-chose de rigide, une forme imprécise et longue, fluctuait, tressautait
-à chacun de leurs pas. C’était un cadavre. La Truphot, qui marchait
-la première, recula, ainsi que les autres, instinctivement, et tous
-se plaquèrent contre le mur dans un réflexe d’effroi. Les deux hommes
-passèrent sans même les voir, occupés à mâchonner de vagues paroles,
-des grommellements de colère. Mais, tout à coup, l’un d’eux, le second,
-un grand maigre au teint de plomb, aux yeux charbonneux et éraillés,
-s’arrêta net, forçant ainsi son compagnon, qui lui tournait le dos, à
-interrompre sa marche, pendant que le mort, bousculé par ce brusque
-arrêt, chavirait en partie sur le brancard et laissait pendre, en
-dehors du drap, une jambe grêle et décharnée. D’une bourrade, l’homme
-remit la jambe en place, rejoignit son compagnon, puis fouilla dans
-la poche droite de sa cotte de toile pour en tirer une courte pipe de
-terre et un cornet, un cône aplati de papier, d’où le «caporal», par de
-multiples déchirures, fuyait en petites touffettes brunes. Un flot de
-mots rageurs vint baver à ses lèvres.
-
-—C’est-i à croire! V’là que l’Administration nous supprime les dix sous
-qu’on nous accordait pour la descente de chaque macchabée!
-
-La pipe bourrée et allumée, ils repartirent, arrivèrent près d’un
-escalier dont le mur, à l’angle, portait un index surplombant le mot
-«Amphithéâtre». La veuve et ses suivants les virent de rechef poser
-le brancard, se rapprocher l’un de l’autre et reprendre leur mimique
-indignée, épaule contre épaule; le grand maigre appuyant son discours
-de coups de talon rageurs sur le sol. Quelque interne dut se montrer,
-sans doute, au loin, car ils se mirent en devoir de ressaisir les
-montants de la civière pour accoster la première marche, non sans que
-le plus enragé des deux, retirant une seconde la pipe de sa bouche,
-n’eût lancé un jet mol et long de salive noire dont la parabole
-giclante et sans vigueur vint éclabousser le cadavre qui s’était
-découvert dans la marche et que les cahots et les chocs tassaient sur
-lui-même, faisaient se recroqueviller, tout petit et comme effaré, au
-fond du brancard à nouveau brinqueballant.
-
-—Br... fit le comte, les sales garçons d’honneur que vous octroie
-parfois la Camarde, quand on se marie avec elle!...
-
-La veuve en avait froid dans l’épine dorsale. Une carafe frappée qui
-lui coulait dans le creux des os. Si elle avait su, certes, elle ne
-serait point venue. Elle en aurait pour huit jours, au moins, à cuver
-cette épouvante. Boutorgne fit diligence pour s’exhiber profond et
-philosophe. Il plaça une phrase pessimiste, remémorée d’un livre.
-
-—Le voilà bien l’aboutissant final du spasme d’amour; fosse commune
-pour fosse commune, hypogée pour hypogée, ceux de l’hydraulique
-préventive, de la cuvette, étaient peut-être préférables... Le seul
-moyen de narguer la Mort et de la terrasser à jamais, c’était de manier
-l’injecteur contre la vie...
-
-Sarigue sursauta. Il controversa, pontifiant d’un geste arrondi en arc
-de cercle qui faucha lentement l’air autour de lui.
-
-—Oui, mais nous n’aurions jamais eu alors Roméo et Juliette, Werther ni
-René... Ce faisant, vous souilleriez l’amour et recouvririez la terre
-d’un voile de deuil, de néant et de ténèbre.....
-
-—Quel forfait quand on pense qu’on aurait pu détruire ainsi avant la
-lettre, en cette époque seulement, Aurélien Scholl et Paul Bourget...
-celui qui fit des calembours immortels, qui porta l’esprit français
-à son apogée, et l’autre qui déchiffra enfin le rébus des âmes,
-surenchérit le comte dressé sur les ergots, en érigeant, au dessus de
-l’épaule du gendelettre, le prisme solaire de ses contusions faciales.
-
-—Laissez le donc, il est toujours sentimental comme ça... il paraît
-très sérieux à la surface et il se moque au fond des choses les plus
-saintes; il blasphème la mort et ne respecte même pas l’amour, conclut
-la Truphot froissée dans ses délicatesses.
-
-Médéric Boutorgne comprit qu’il venait de brandir une gaffe de
-plusieurs décamètres. Un froid intérieur racornit ses viscères.
-Diable! il semblait mal en cour près de la veuve, depuis l’intrusion
-des deux autres! On avait dû le desservir sans doute. Il voulut en
-avoir le cœur net. Dix pas plus loin comme on allait arriver enfin à la
-salle Velpeau il poussa dans l’angle d’une fenêtre Sarigue qui marchait
-le dernier.
-
-—Vous aviez donc besoin d’argent que vous êtes venu à Suresnes?
-
-—Oui, mon petit, répondit cyniquement l’autre, il me faut 2.000 francs
-pour éteindre une dette... une vieille dette qui pourrait indisposer ma
-future belle-mère.
-
-—Vous les aurez, je m’en charge, mais pourquoi le comte cuisine-t-il
-Madame Truphot, lui aussi.
-
-—Ah! ça, c’est votre affaire, mais je vous conseille de vous méfier, il
-a un titre à placer vous comprenez... dame! son blason pourrait bien
-concurrencer votre littérature.
-
-Médéric Boutorgne rougeoya d’une pourpre de colère, ce qui était
-peut-être sans précédent dans sa vie. Il exhaussa son maigre torse
-ampoulé, leva le poing, et hors de lui, dédaignant le langage choisi,
-il devint nature, s’exprima comme aurait pu le faire un de ses
-confrères de la périphérie.
-
-—Gare à lui... gare à lui... s’il s’avise jamais de _marcher dans mon
-boulot_...
-
-
-
-
-XII
-
- J’entrerai dans le ciel avec une couronne d’étrons...
-
- JACQUES PARACLET.
-
-
-La salle Velpeau était trop petite pour contenir tous ceux qui
-avaient répondu à l’extraordinaire invitation de Jacques Paraclet.
-La plupart conjecturaient la fumisterie bizarre, le comportement
-paradoxal dont le pamphlétaire catholique était coutumier. Mais
-quelques imbéciles étaient accourus dans l’idée que cela _pourrait
-bien être vrai_. D’autres, des _vedettes_ notoires se dissimulaient,
-cachant leur figure derrière le chapeau tenu à la main, tout pâles de
-joie rentrée, s’accrochant quand même à l’espoir ridicule qui leur
-faisait escompter la béatifique consolation de voir finir là, sous
-leurs yeux, celui qui les avait scalpés ou désossés dans la guerre
-d’indien sioux déclarée par lui, pendant vingt ans, à toute la Presse
-et à tous les littérateurs sensationnels. On s’était précipité comme
-à une _première_, car c’était le fait du jour dont on parlerait une
-semaine au moins dans les cénacles et les dîners de confrères, la
-chose originale qu’il faudrait commenter sous peine de passer pour un
-Béotien ou un provincial. A son tour, d’une manière ou d’une autre,
-le Sauvage était attaché au «poteau de couleur». On allait donc voir
-comment il crèverait; et si ce n’était qu’un gigantesque humbug, il ne
-pouvait s’en tirer que par un trait inimaginable et sans précédent,
-digne du génial banquiste qu’il était. On le savait à la hauteur et
-son public s’était donc mobilisé, en se pourléchant les babines, dans
-la conjecture de l’une ou l’autre circonstance dont l’agrément se
-balançait, en somme.
-
-A quelque vingt pas de la salle, la Truphot parut vouloir se
-dérober.—C’est un _bluff_ pour sûr, dit-elle, cet homme-là ne m’a fait
-venir que pour me taper encore d’une vingtaine de louis. Mais comme
-Boutorgne, Sarigue et le comte n’étaient point en cause, et n’avaient
-rien à redouter de ce côté, ils la poussèrent en la rassurant.
-
-—Il y avait bien trop de monde, certainement il n’oserait pas.
-
-Des gens débordaient de la porte, revomis par la petite pièce qui
-contenait six lits dont les malades, des convalescents du reste,
-avaient déserté devant cette subite invasion de leur home dolent.
-Quelques individus refoulés dans le corridor cherchèrent à les retenir
-au passage. Pourquoi entreraient-ils puisqu’il leur fallait, eux,
-rester dehors faute de place? Un hourvari, un vacarme verbal, de
-véritables bramellements s’entendaient, qui surexcitèrent au plus haut
-point la curiosité de la petite bande. En jouant des poings et des
-coudes, elle fit proue de vaisseau et fendit enfin la cohue.
-
-Hirsute, debout sur son lit, la face turgescente encore sous un restant
-d’érésypèle qui faisait redonder ses joues, les yeux en flammes, et
-le capillaire embroussaillé de son estomac mis au vent par sa chemise
-arrachée, Jacques Paraclet trompettait d’effroyables périodes...
-
-Il avait atteint son but. Circonscrit par la famine, sans journal pour
-y vociférer et l’éditeur le plus amène se regimbant désormais devant
-l’apport de tout manuscrit, il avait été jeté vivant—ce qui était
-pour lui le plus effroyable des supplices—dans le cul-de-basse-fosse
-du silence. Il pouvait à la rigueur consentir à crever de misère,
-mais il ne pouvait périr aphone; ce qui aurait été du reste à son
-honneur, si le moindre levain de sincérité eût jamais fait fermenter
-son indignation. Mais il n’en était rien. Jacques Paraclet s’était
-imprudemment fourvoyé dans le catholicisme, voilà tout; et la
-cléricaille—qui préférera toujours l’insidieux venin du trigonocéphale
-aux rugissements du tigre à jeun—avait fait subitement _sacristies en
-arrière_, à la vue de ce démonomane qui prétendait, à lui seul, changer
-le relief moral du continent affecté au lymphatique Jésus. Les brûlots
-dont il était le Commodore n’avaient rien incendié et lui étaient
-restés pour compte: de là son satyriasis blasphématoire, lorsqu’il fut
-trop tard pour orienter sur d’autres étoiles.
-
-Convaincu qu’il était perdu sans retour, il avait alors machiné
-de toutes pièces la présente scène, en se décidant tout à coup à
-reconquérir un auditoire, ne fût-ce que pour quelques instants, et
-au prix de n’importe quel subterfuge. Un érésypèle assez conciliant
-s’étant impatronisé dans sa personne, il en avait profité pour lancer
-des invites à assister à son agonie: assuré qu’on viendrait toujours,
-qu’il pourrait donner ainsi sa représentation d’adieu, et, comme il le
-disait: se dresser une dernière fois aux yeux de tous, sur ses tropes
-paroxystes, comme Attila sur son bûcher de boucliers... Maintenant, il
-les tenait.
-
-La Truphot et ses compagnons avaient manqué l’amorce de l’olynthienne,
-mais il en restait encore de quoi satisfaire bien des gens.
-
-Présentement, l’outlaw fulgurait et fracassait comme un tonnerre
-éperdu, ramassant son public épeuré, malgré tout, d’un bras véhément
-qui semblait échappé à la camisole de force, et il jetait d’effarants
-blasphèmes qui éclataient telles des fougasses, tels des coups de mine.
-
- * * * * *
-
-...Il est vraisemblable qu’à un instant précis de la fuite du Temps
-à travers les âges, et dans la nuit d’un désert, les ancestrales
-femelles, dont vous êtes issus, se sont accouplées à des chacals,
-afin de vous fournir l’âme toute de sordide bassesse que nous vous
-connaissons...
-
-Il est à présumer aussi que, grâce à votre besoin de vous reproduire et
-de proliférer, la planète va voir s’accroître trop rapidement le lot de
-putréfiences dont la véhiculation, concurremment avec celle des gens
-de cœur, lui est assignée; et qu’elle s’arrêtera un jour, immobile et
-éperdue dans l’espace, se refusant à translater plus longtemps un tel
-surcroît d’immondices autour de son centre solaire...
-
-Car vous êtes les borborytes et les bousiers des plus pestilentiels
-cloaques, et la prospérité de votre fourmillement vermiculaire est
-l’indice des immédiates décadences...
-
-Vous ignorez la justice, le désintéressement et la générosité, toutes
-ces menues étoiles qui trouent la nuit de l’âme humaine et l’autorisent
-encore à croire qu’elle ne s’est pas introduite indûment dans
-l’harmonie du monde, et qu’elle n’est pas la parfaite saleté destinée à
-polluer un ordre de choses jusqu’à elle admirable...
-
-Vous tous qui m’écoutez, bourgeois, artistes, intellectuels,
-entretenus, écrivassiers ou imbéciles de tout poil ou de tout lustre,
-vous n’êtes que des eunuques, des tueurs de faibles, des Surhumains de
-l’abjection, des égorgeurs de vaincus, et votre aplatissement devant le
-Puissant n’est comparable qu’à l’allure rampante du lombric, quand cet
-intéressant annélide conjecture tout proche le talon implacable qui va
-lui faire épandre, par écrasement, les sales viscosités dont son corps
-est empli...
-
-La plupart d’entre vous se réclament de la qualité d’écrivains et,
-pour satisfaire la fringale de beauté qui torture, à n’en pas douter,
-les masses contemporaines, ils ouvrent toute grande la braguette
-de leur âme, puis éjaculent la gravelle et l’albumine de leurs
-concepts: c’est ainsi qu’on vous doit des livres! Quelquefois, aussi,
-comme énonciateurs d’Idéal, vous prenez l’Époque à la cravate pour
-l’entraîner avec vous dans le pourrissoir d’équarrisseur où achèvent
-de se désagréger les charognes phosphoreuses qui doivent, dites-vous,
-remplacer les chevaux du fils de Clymène et traîner sur le monde,
-jusqu’au plus prochain Eridan, le flamboyant Soleil de Vérité et
-d’Amour que vous êtes occupés à attiser...
-
-Tous, d’ailleurs, avec ponctualité et sans lassitude, vous attentez
-à la langue française, cette seule et dernière Idole qui nous reste
-à étreindre dans la déroute de tout. Et il faut avouer que c’est un
-insondable problème pour la raison humaine de comprendre comment il se
-peut faire que les mots, ces choses adorables où frémissent et chantent
-les âmes confondues de quatre races, ne voient pas immédiatement
-s’abolir tout leur sens au seul contact de vos sordides plumes!
-
-Rien qu’à vous dévisager, l’immédiate sensation qui surgit et s’impose
-induit à se demander, étant donné ce que sont les hommes, comment les
-poux peuvent encore les supporter; aussi, une immense pitié, de suite,
-saute et s’installe dans l’âme, en faveur de ces acarus diligents et
-déshérités réduits, pour conquérir leur nourriture, à implanter leurs
-suçoirs en de tels épidermes...
-
-Nul ne saurait contester que vous avez dépassé l’outrepassable
-et suborné l’ignominie, que le souffle de vos poitrines et la
-transsudation de vos âmes ressusciteraient, par simple contact,
-les charniers et les croupissoirs abolis et lubrifiés depuis dix
-mille ans. Quiconque vous approche, gens de lettres de nos jours,
-reconnaît et confesse que votre seule présence infuse une vigueur
-nouvelle à l’excrément qui s’apaise et que, jalouse d’égaler la vôtre,
-sa puanteur, noblement stimulée, dévergonde aussitôt et devient
-hystérique. Cela c’est le secret et l’explication de l’horrible odeur
-de certains soirs d’ici-bas...
-
-Tels que vous êtes, cependant, votre exécrable infamie, dont la
-description impossible confond d’impuissance le Verbe humain, est
-pourtant la seule chose qui maintienne le monde en équilibre et
-diffère, pour quelque temps encore, l’abolition de notre habitacle.
-
-A considérer, comme en ce moment vos faces, écarquillées et sanieuses,
-se congestionner d’attention rentrée; à voir vos cous se gonfler sous
-la cravate et décharger vraisemblablement les matières viscides de
-leurs multiples écrouelles: indice certain de la constriction angoissée
-de vos individus, il n’est point ridicule de diagnostiquer que vous
-attendez de moi encore l’effroyable et surprenant postulat accoutumé,
-seul explosif capable de secouer votre torpeur, comme le coup de savate
-dans les gencives de la prostituée est seul capable de la sortir
-pour un temps de sa passivité coutumière et de lui restituer ainsi un
-semblant d’état humain. Eh bien! je dirai donc qu’il n’est plus niable,
-en effet, que la Hideur et le Crime, sur lesquels la Vie repose, sont
-une condition indispensable de son existence et de sa durée, et que, de
-cette proposition, vous êtes la démonstration péremptoire.
-
-Oui, si la fin de notre planète fut cent fois déjà vaticinée et plus
-de fois encore tout près de se réaliser, de par l’accomplissement d’un
-phénomène cosmique, vous fûtes toujours, vous autres, les Archanges
-breneux qui la sauvâtes à l’instant délectable désiré par tous les
-cœurs soucieux de voir enfin le Mal s’abolir, et qui aspirent, depuis
-tant de siècles, à l’avènement du Néant, cet Absolu du Bien. Je dis
-donc que les comètes, les comètes de beauté, les comètes belliqueuses
-empennées de lueurs, accourues du fin fond de l’Infini à seule fin de
-nous occire, ont, tout à coup, reculé d’épouvante, à la seule idée de
-gagner à votre contact le chancroïde infâme dont vous êtes atteints!...
-
- * * * * *
-
-Comme son souffle ne pouvait pas le porter plus loin, Jacques Paraclet
-fit une pause d’une seconde; sa poitrine se gonfla d’une haleine ainsi
-que la voile d’une yole se gonfle de vent, et il bascula enfin sa
-péroraison.
-
-—Aussi, l’ultime espérance qui nous reste à nous autres, épris de
-l’impérieuse justice, c’est de penser que la terre, lasse à son tour
-d’errer sans profit dans le sein mystérieux de l’éther frémissant,
-lasse de battre son quart avec ses six compagnes autour de son
-inexorable marlou, de son incorruptible soleil, sans autre salaire
-que de vous continuer, finira bien un jour, un jour proche, par
-acquérir l’horreur de vos sales pieds, et qu’un hoquet de dégoût, un
-spasme d’infini vomissement, venu du plus profond du sphéroïde, le
-projettera dans les distances, le fragmentera en vingt éclats infâmes
-et purulents, capables à eux seuls de contaminer tout l’Absolu!...
-
-Six infirmiers précédés d’un chef de service accouraient enfin pour
-maîtriser et recoucher Jacques Paraclet qui écumait des salives
-rosâtres.—Ah! bien, fit l’homme en tablier blanc, ce gaillard-là me
-dira encore qu’il agonise. On va lui signer son exeat et vite, et
-mettez-moi tout ce peuple dehors.
-
-L’auditoire, malgré sa volonté de blaguer, était quand même aplati
-par cette conflagration d’inconcevables anathèmes, cette torrentielle
-chevauchée de périodes ruées comme des cavales crachant du feu par
-les naseaux. Nul ne se sentait le souffle congruent à riposter en
-équivalence. Seul, le petit Troussenoir, du _Diogène_, eut le sentiment
-de la situation et sauva l’honneur de l’assistance.
-
-Il jeta au milieu de la salle son chapeau mou aux bords graillonneux,
-qui, en moins de deux minutes, fut rempli de billon lancé à la volée.
-
-—La quête, Messieurs... la quête... n’oubliez pas l’artiste...
-
-
-
-
-XIII
-
- Que la Vie dépose son excès d’impudeur,
- les écrivains satiriques déposeront
- leur excès de langage.
-
-
-La Truphot, depuis la veille, était arrivée à Luchon où elle avait
-décidé de passer les mois caniculaires tout en suivant un traitement
-pour sa gorge. Les thermes de l’endroit ont pour mission, comme on
-sait, de retaper et de déterger les muqueuses appartenant à tout
-ce que l’Europe compte de plus notoire. Elle avait emmené Médéric
-Boutorgne, qui ne la quittait plus d’une semelle, et Siemans réapparu
-deux jours avant le départ, au moment où on y pensait le moins, et
-quand le _prosifère_ remerciait déjà le sort d’avoir fait disparaître
-son plus sérieux rival, sans qu’il eût besoin pour cela d’user du
-moindre machiavélisme. Le Belge, devant le désarroi de la maison et la
-domesticité, de plus en plus insurgée, avait poussé les hauts cris. Ah!
-c’était ainsi qu’on administrait durant son absence. C’était du propre!
-Sans barguigner une seule minute, il avait jeté les deux bonnes,
-Justine et Rose, à la porte, et procédé également à l’éviction de la
-cuisinière. Puis, il était allé tenir certain discours au père Saça
-qui, ayant ouï la chose, s’était décidé sur l’heure à interrompre enfin
-les cris de kanguroo en gésine qu’il poussait depuis le soir de son
-_accident_, comme il s’exprimait.
-
-Médéric Boutorgne, une semaine avant l’exode de Paris, s’était
-battu en duel avec le comte de Fourcamadan. Oui, il avait eu cet
-héroïsme. De la fumée et deux détonations avaient été échangées à
-trente pas, les yeux fermés et dans un réciproque trismus de terreur,
-parce que le gendelettre ayant réuni contre l’aristocrate—afin de
-ruiner ses entreprises sur la Truphot—un dossier formidable, qui
-ne recélait pas moins de quarante preuves d’escroqueries, abus de
-confiance et grivèleries diverses commises jadis en province, par le
-susdit patricien, celui-ci lui avait cassé une dent, d’un coup de
-poing, en plein Napolitain. Dam! il avait bien fallu, le lendemain,
-aller requérir chez Gastinne Renette, moyennant trois cents francs
-déposés d’avance, la paire de pistolets dont la fonction est d’être
-parfaitement inoffensifs et de laver par surcroît, les injures entre
-_gens d’honneur_. Au retour de cet exploit, la Truphot, attendrie par
-l’idée qu’elle était capable, malgré son âge, de susciter des massacres
-tout comme Hélène, dans la cité d’Ilios, la Truphot avait juré au
-gendelettre, magnifié par le péril couru, un amour auquel la Mort
-elle-même ne pourrait attenter cette fois. Elle s’était laissé passer
-au doigt l’anneau des définitives fiançailles. Puisque Siemans, pour
-qui elle avait tout fait, se moquait d’elle à ce point, et laissait
-le meilleur de soi chez des gourgandines, maintenant elle n’hésitait
-plus. Jamais, bien sûr—elle le reconnaissait spontanément—elle ne
-rencontrerait une tendresse et un dévouement comme ceux de Médéric.
-Le voyage en Grèce était décidé pour le lendemain de la mairie.
-Même—c’était une idée à elle—à quoi bon s’épouser, en ce pays
-médisant? On pourrait se marier là-bas, devant le consul d’une
-quelconque bourgade d’Hellas, ce serait bien plus pratique. Et le
-gendelettre, radieux, habita l’Empyrée pendant plusieurs jours. Mais
-quand l’amant légitime reparut, il lui fallut déchanter. En quelques
-heures, l’attitude de la veuve changea du tout au tout à son égard.
-Elle sauta au cou de Siemans, dès qu’elle le vit, en rappelant «son
-cher Adolphe», son «fils chéri» qu’elle avait cru perdre. Car à
-l’instar de Rousseau et de Madame de Warens, elle croyait utile de
-pimenter la chose d’appellations maternelles, pour lui donner une
-apparence d’inceste dans les paroles. Puis, elle s’était enfermée avec
-le Belge un après-midi tout entier.
-
-Boutorgne, rôdant près de leur chambre, y avait entendu des bruits
-significatifs qui l’avaient empli de rage. Et quand tous deux
-redescendirent pour le dîner, leurs yeux sombres et battus, leur
-mutisme volontaire étaient pleins de mésestime à son égard. Pourtant
-l’écriturier réussit à se faire emmener à Luchon. Là-bas on verrait
-bien; il trouverait sûrement un moyen, quel qu’il fût, de se
-débarrasser du Belge sans retour possible cette fois. Cependant comme
-il se méfiait de son imagination, à l’ordinaire plutôt paupérique,
-il avait emporté dans sa malle un Balzac complet. Il y puiserait de
-quoi corser sa scélératesse ingénue. L’auteur de la Comédie humaine
-ayant décrit et rendu toute la vie, son cas, sans aucun doute, devait
-y être étudié. Il n’était pas possible, en effet, qu’il eût oublié le
-Maquerellat et qu’il se fût à ce point désintéressé d’un des principaux
-modes de la vie contemporaine. Mais Balzac était vague dans son
-esprit; il l’avait lu trop jeune: il lui faudrait le piocher ferme. Les
-péripéties inhérentes à Rastignac et à Rubempré, qu’il se remémorait
-en flou, ne pouvaient guère être utilisées par lui. Il ne se mouvait
-pas dans le noble faubourg, ni dans les milieux d’élégante richesse qui
-extraordinèrent si fort le génial romancier. La Truphot n’était pas la
-duchesse de Grandlieu, encore moins la duchesse de Maufrigneuse. Donc,
-cela ne s’adaptait pas; les procédés d’arriviste des deux célèbres
-ambitieux étaient ou trop forts ou trop faibles, et pas dans leur
-ambiance, en tout cas. Il analyserait les _Célibataires_. La lutte des
-deux demi-soldes pour la conquête de la Rabouilleuse enrichie pourrait
-lui fournir l’expédient cherché. Oui, mais la veuve n’offrait pas
-grande similitude avec la pêcheuse d’écrevisses berrichonne. Et puis,
-diable, il répugnait à en venir au duel farouche, à la ruée sabre
-contre sabre qui dénoue le roman. Enfin, il allait quand même disséquer
-Balzac, à tête reposée et, pour plus de sûreté, il y adjoindrait
-Stendhal pour la psychologie. Après tout, pourquoi ne serait-il pas une
-sorte de Julien Sorel? Ainsi que ce dernier, il avait essuyé le feu
-d’un pistolet. Mademoiselle de la Mole, pour lui, dans son personnel
-_Rouge et Noir_, avait soixante ans, voilà tout.
-
-Munis d’adresses réquisitionnées dans une agence de location, tous
-trois erraient maintenant dans la station thermale, en quête d’une
-villa à bon compte. Siemans avait décidé qu’on ne vivrait pas à
-l’hôtel pour éviter dans la mesure du possible les déprédations et
-le stellionat des aborigènes qui ont porté l’escroquerie, envers les
-étrangers, à l’altitude de leurs montagnes. Et Boutorgne, dédaigneux
-des enseignes, et laissant au camarade le soin vil de découvrir les
-boîtes à louer, éployait déjà son âme de poète sur la cime des monts
-voisins, et préparait des vocables de couleur pour, aux oreilles de la
-veuve, chanter le paysage en beauté.
-
-Luchon! Il serait puéril autant que ridicule de silhouetter cet endroit
-que le Bœdeker et Monsieur Jean Lorrain enseignent abondamment.
-La présomption d’une prose descriptive quelconque apparaîtrait
-flagrante après les adjectifs, émanés des plumes les plus augustes,
-qui ruisselèrent antérieurement sur ce décor. Tant de gaves de copie
-se sont précipités du sommet de ces monts pour déferler dans les
-plaines basses des journaux et des éditeurs bien achalandés, tant
-de majestueux oracles ont pris la peine de _sentir_ les Pyrénées,
-comme ils ont _rendu_ Venise, que les dites Pyrénées ne toléreraient
-pas une minute l’effroyable sacrilège qui consisterait à s’attaquer
-à elles d’une plume sans autorité. Ce serait courir le risque de
-voir les pics de Bagnères-de-Luchon—qui sont des pics bien appris
-et reconnaissants envers qui les glorifia—se renverser incontinent
-sur leurs pointes en esquissant des cabrioles d’effroi. L’auteur se
-gardera donc bien d’avancer la moindre épithète, qui pourrait induire
-les pesants contreforts et les cimes altières en une désastreuse non
-moins qu’affligeante rupture d’équilibre. Ce n’est que lorsqu’on tire
-couramment à cent éditions qu’on a le droit de palpiter devant la
-superbe de ces sommets, car les paysages sensationnels, en littérature,
-ne sont point à tous venants, comme on serait tenté de le croire.
-Les municipalités qui les exploitent doivent les défendre contre
-l’inconséquence et la maladresse possibles des jeunes écrivains.
-Or, comme celui qui écrit ces lignes est fort pauvre, il ne se
-relèverait pas d’un procès que pourraient lui intenter, pour crime de
-lèse-Pyrénées, les chatouilleuses édilités circonvoisines.
-
-Les aubes de Luchon, quand la Truphot et ses deux suivants, cuirassés
-d’écailles, s’y manifestèrent, faisaient donc de leur mieux pour
-ne pas déchoir, en attendant la venue de leurs glorieux et annuels
-panégyristes. Le soleil de midi, non moins que son confrère, le soleil
-couchant, était toujours le brave luminaire dont, des millions de
-fois, nous furent contés les prouesses et le talentueux savoir-faire
-en matière de déroutant coloris. L’horizon, au prélude du soir, se
-nuançait de «rose évanescent», de «mauve clair», de «violet lamé d’or»,
-de «jaune topaze» et «d’ambre vert» comme il sied à un horizon qui se
-respecte et dont on parle beaucoup dans les quotidiens du boulevard.
-Et il n’était pas jusqu’aux escarpements, ou aux _aiguilles_ les moins
-réputées, qui ne tinssent à honneur de parader, eux aussi, dans les
-plus surprenantes et les plus subtiles tonalités. On aurait pu épuiser
-d’un coup plusieurs dictionnaires analogiques sans parvenir à exprimer,
-de façon convenable, les ressources géniales de leur esprit d’invention
-informé de ce qu’on doit aux bourgeois qui payent sans lésiner. Mais
-derrière tout cela, il faut le dire, derrière les vains oripeaux de la
-couleur et l’harmonie des lignes, qui suffisent à récréer et à extasier
-l’œil et l’esprit humains uniquement amoureux de la forme _toujours
-imbécile_ ou des surfaces _toujours mensongères_, derrière tout ce qui
-fait évacuer à la littérature des diarrhées d’irréfrénable rhétorique,
-se cachait comme toujours l’âme sordide, maléficieuse et carnassière de
-la vraie Nature embusquée sous son fard de grâce et de douceur, pour
-perpétrer l’œuvre abominable, tout en ralliant le suffrage des insanes
-bipèdes que le prurit du tourisme précipite dans la pérambulation.
-
-Il était près de six heures, et ils avaient déjà visité nombre de
-«villas à louer». Partout, ç’avait été les mêmes prix impossibles, les
-mêmes pièces étroites et basses, orientées à contre-jour, sur le «point
-de vue», les mêmes cretonnes sirupeuses, cuirassées par la fiente des
-mouches, les mêmes hécatombes de moustiques écrasés contre les vitres
-et les glaces, les pareilles murailles si minces qu’on les aurait crues
-construites avec des cloisons de boîtes d’allumettes suédoises, les
-identiques et présumables phalanstères de puces, les insidieux forums
-de punaises tapis derrière les tentures, et surtout les inévitables
-«commodités»... anhydres. Pour avoir de l’installation moderne, il
-aurait fallu mettre trois mille au moins. Siemans se récriait. Payer
-ça, mille ou douze cents francs pour la saison! ah! non, c’était plus
-cher qu’au Vésinet, ou qu’à Trouville, près des Roches noires. Là-bas
-au moins il y avait le bois, la fraîcheur et la mer, tandis qu’ici,
-avec leurs sales montagnes, ces manufactures d’entorses ou de coups
-de soleil, il préférait reprendre le train. L’excessif éloignement
-de Paris et de Montmartre devait le faire enrager, sans doute, car
-il parlait de s’aller terrer à Enghien, où il y avait des eaux
-sulfureuses, des rastas et des petits chevaux, tout comme à Luchon. Et
-puis, du lac, près de Saint-Gratien, on voyait le Sacré-Cœur: c’était
-au moins aussi beau que le _Vénasque_.
-
-Enfin, dans la périphérie de Luchon, ils finirent par découvrir cinq
-pièces et une grande cuisine à peu près habitables, dans une maison
-élevée d’un rez-dechaussée et d’un étage et posée au beau milieu d’un
-bout de pré où quatre chèvres noires étaient à l’attache. Trois cents
-francs par mois de location, c’était acceptable, d’autant plus qu’un
-marché en plein vent se tenait non loin de là, deux fois par semaine,
-et qu’on pourrait s’y approvisionner à bon compte. Voilà ce qu’il leur
-fallait. Siemans donna parole de revenir le lendemain pour la signature
-de l’engagement et de l’inventaire.
-
-Précédés des inévitables Moka, Spot, Nénette et Sapho qui claudiquaient
-sous le poids de leur adiposité de bêtes trop repues, et qui
-s’arrêtaient à chaque pas pour ne rien perdre du fumet des déjections
-rencontrées sur la route, ils regagnèrent le Luchon fashionable,
-et se trouvèrent inclus dans la cohue élégante des baigneurs qui
-regagnaient la table d’hôte pour le dîner. Médéric Boutorgne rapprocha
-sa chemise saumon clair, son panama cabossé, son impeccable pantalon
-de flanelle et ses bottines fauves, des élégances accostées et,
-délibérément, se trouva à la hauteur, avec, toutefois, l’esprit et
-le talent en plus. Car il n’y avait pas à dire, ce qu’il entendait
-des parlottes de ces gens le consolait de sa propre conversation.
-Visages bouillis par la noce stupide, orbites liquoreuses, faciès où
-la sottise avait entreposé ce qu’elle avait de meilleur, profils de
-rapaces ou d’usuriers parvenus, tous les cercleux, les sportsmen,
-les enrichis, les gens d’affaires de Paris, que Juillet débuche des
-halliers ou des officines du ridicule et de la malfaisance, dans quoi
-ils s’étaient complus l’automne, l’hiver et le renouveau, confluaient
-en cet endroit, satisfaits, diserts et hannetonnants. Les femmes qui
-ont payé très cher ces maris ou ces amants, poussaient dans les
-groupes leurs jupes courtes, leurs corsages clairs, leurs boas de
-plumes floconneuses, leurs cheveux peints, avec dans leur allure tout
-ce que les trépidations sur le _matelas_ bourgeois peuvent imprimer de
-malformations morales ou physiques. Elles aussi faisaient le possible
-pour requérir l’attention à l’aide de jacassements appropriés, de
-gloussements vérifiés dans les salons, de jeux d’ombrelles ou de
-faces à main, tout en se réclamant, en des verbes très hauts, des
-neurasthénies à la mode. Des imbéciles surérogatoires, le pantalon
-haut retroussé, en chemise de flanelle cuivre ou vert-nil, coiffés
-de petites casquettes quadrillées, porteurs de raquettes, et qui
-avaient représenté sur leur nuque, à l’aide d’une raie médiane,
-l’endroit qu’on ne peut nommer, contaient leurs exploits au tennis
-du jour en recevant les félicitations exclamatives de leur épouse,
-de leur maîtresse ou de leurs sœurs, émues de tant de prouesses.
-C’était l’accoutumée population des villes d’eaux consacrées, dont
-le contact donnait alors au trio de la veuve, de Médéric Boutorgne
-et de Siemans de petits frémissements d’aise et les affermissait,
-par surcroît, dans l’idée qu’ils participaient, eux aussi, à une
-minute précieuse de la plus inouïe des civilisations. Les cloches,
-appelant pour le dîner, sonnaient les unes après les autres, dans une
-belle discipline qui, sans doute, en avait fixé, au préalable, par
-règlement municipal, l’ordre de préséance. Et le Métropole-Hôtel, le
-Highland-Hôtel, le Splendissime-Hôtel, l’Exaction-Hôtel, le Rasta-Hôtel
-et le Flibust-Hôtel, qui érigeaient autour du Casino leurs façades
-pontifiantes, d’un luxe solennel et niais, buvaient à longues goulées
-de leurs porches béants, cette ruisselée de villégiateurs catalogués au
-_Gotha_, au _Bottin_ ou dans les Greffes des «correctionnelles».
-
-La Truphot, Siemans et son coadjuteur s’étaient arrêtés près de la
-porte de l’Établissement thermal, devant un éventaire de bibelots
-indigènes aussi horribles que coûteux, et ils flanochaient un peu,
-marchandant des photographies de sites et des pétrifications diverses,
-avant de rejoindre la pension de famille exempte de faste où ils
-avaient fait porter leurs malles, la veille, au débarqué du train. Sur
-le trottoir d’en face, à dix pas d’eux, un petit homme, au nez busqué,
-au front concave, brun comme la sépia, qui portait, ridiculement passée
-sous son bras, l’anse d’osier d’un gros panier de ménagère, palabrait
-avec un muletier, tout en accompagnant ses dires d’une profusion de
-clin d’yeux enjôleurs et de gestes captieux. Le muletier, un robuste
-fils de l’âpre Pyrénée, était un gas superbe, dont le buste svelte
-et élancé, bien pris dans la veste courte, filait en lignes fières
-et souples vers un col noblement éjecté, pâtiné par le hâle de la
-montagne, et que niellait, d’une ombre bleue et sous-jacente, la
-résille délicate des veines juvéniles. Il avait le profil aquilin du
-Béarn et l’œil noir, aux paupières lourdes cillées de soie épaisse, qui
-déchargeait l’éclat aigu d’une prunelle comme enduite d’un virulent
-siccatif. Tout à coup, on entendit un retentissant _viédaze!_ et le
-petit homme roula alors sur la chaussée, précipité en dehors des
-assises de ses larges pieds par un magistral coup de tête en plein
-sternum, pendant que le mulet du montagnard, accourant à la rescousse
-de son maître, le bourrait de basses ruades décochées au ras du sol. Le
-panier qu’il tenait au bras ayant été projeté à plusieurs pas de son
-propriétaire, un chat s’en échappait maintenant, un angora, au poil
-d’un noir violâtre et magnifique, aux deux yeux d’ambre jaune mouchetés
-de noir. Et le muletier, désormais placide, la bride de sa bête au
-poing, s’éloignait, du pas mesuré et solennel d’un grand d’Espagne, qui
-vient d’accomplir, au mieux, une délicate fonction d’ambassade.
-
-La veuve et ses deux compagnons s’étaient retournés au bruit.
-
-—Eh! mais, je ne me trompe pas, c’est Cyrille Esghourde, un bon copain
-du _Napo_! exclama Médéric Boutorgne à la vue du petit homme au panier,
-qui se démenait en geignant parmi le crottin de la chaussée, à la plus
-grande joie des boutiquiers surgis de l’abri de leurs éventaires.
-
-Tous trois coururent le relever. La Truphot, en possession de
-l’identité du personnage, et connaissant désormais que c’était un
-_gendelettre_, le brossait d’une main maternelle.
-
-—Cette brute vous a-t-elle sérieusement blessé, questionnait-elle,
-secourable.
-
-—Ah! vous pouvez le dire, Madame, c’est une riche brute, répondait
-Cyrille Esghourde, avec un toupet monstre, après s’être précipité
-dans les bras de Médéric Boutorgne, et comme ce dernier achevait les
-réciproques présentations. Imaginez-vous que j’étais en pourparlers
-avec lui pour me faire conduire dans un village de l’extrême-montagne,
-où, au lever du jour, on peut chasser le gypaëte à l’affût... Je lui
-offrais un louis pour deux heures d’ascension: 1800 mètres d’altitude
-quoi, et voilà comment ce pacant ivre m’a répondu. Mais je vais déposer
-une plainte, vous avez tous été témoins... cela ne se passera pas comme
-ça... Ah! fichtre et ma chatte, avez-vous vu ma chatte... Aphrodite...
-Aphrodite... ici... mimi...
-
-Deux cireurs de bottes ambulants étaient accourus, et sous la manœuvre
-diligente de la brosse, qui le nimba d’un nuage de sternutatoire
-poussière, Cyrille Esghourde redevint présentable en quelques minutes.
-Avec un peu d’arnica, comme le lui conseillait la Truphot, la bosse
-qu’il portait au front se résorberait très vite. C’était l’affaire de
-deux jours. Siemans revenait avec l’angora, Aphrodite, qu’il avait
-trouvée blottie dans un angle de porte, dix pas plus loin, et miaulant
-désespérément. On emmenait dîner Cyrille Esghourde, à la pension
-de famille, et, tout en marchant, il conta qu’il était sorti dans
-l’intention d’aller donner à un ami la chatte qu’il avait emmenée
-de Paris pour ne pas la laisser, durant son absence, aux soins de
-mains mercenaires qui lui avaient fait crever, l’année précédente,
-un chat de Siam, pure merveille. Sur sa route, il avait rencontré le
-contondant muletier. Sa chatte était merveilleuse de beauté, mais
-elle était enragée d’amour, continuellement sous l’influence de son
-sexe, disait-il, et comme il répugnait à la laisser se mésallier avec
-les matous d’alentour, il en était réduit à la confiner chez lui.
-Aphrodite, alors, cassait tout, arrachait les rideaux, transformait les
-tentures en vermicelle, et, par ses plaintes vrillantes, ameutait les
-voisins. La veille, même, elle lui avait déchiré tout le plan de son
-futur roman, _l’Ephèbe-dieu_, un embryon de manuscrit d’une dizaine de
-pages, qu’il aurait la plus grande peine à reconstituer. Il ne voulait
-plus risquer pareille avanie. La Truphot, séduite, sollicita la bête.
-
-—Elle serait très bien soignée; il pouvait en être sûr; elle adorait
-les animaux, et Aphrodite ferait, sans nul doute, le meilleur ménage
-avec Nénette, Spot et Sapho qui, d’ailleurs, lui témoignaient déjà de
-l’amitié, car ils donnaient l’assaut aux jupes de la vieille femme pour
-flairer, de plus près et avec des frétillements, la fragrance sexuelle
-de leur nouvelle camarade.
-
-—Je n’osais point vous l’offrir, madame, acquiesça Cyrille Esghourde,
-mais je ne peux vraiment souhaiter meilleur destin pour la pauvre
-compagne de ma solitude. Puis, dans un besoin d’informer l’assistance
-de sa nature «artiste», il ajouta:
-
-—Jusqu’ici j’adorais les chats, le sonnet de Baudelaire m’avait
-emballé, car j’aime à me conformer aux opinions littéraires les plus en
-faveur, je le confesse. J’en possédais toujours deux ou trois chez moi,
-mais depuis quelque temps je trouve que ces animaux de perversion sont
-un peu surfaits! Ils copulent avec platitude, odorent désagréablement,
-et n’ont rien des adorables complications humaines. Or la complication
-est la condition une, essentielle, de l’amour des raffinés. A l’heure
-présente, je me demande comment le poète des divines névroses a pu
-s’éprendre de ces félins sans détraquement, qui aiment et caressent à
-la façon des portefaix ou des chefs de bureau. Comment a-t-il osé son
-fameux sonnet, lui, l’immortel satanique, comment n’a-t-il pas rougi de
-ces vers, d’ailleurs insanes? Souvenez-vous:
-
- Les amoureux fervents et les savants austères
- Aiment également en leur mûre saison
- Les chats puissants et doux, orgueil de la maison...
-
-—Est-ce que «les amoureux fervents» ne sont pas ridicules dans leur
-mûre saison? triompha-t-il finalement.
-
-La Truphot eut envie de cingler l’autre d’une aigre réplique. A voir
-Boutorgne se dresser déjà sur ses mollets étiques d’homuncule, elle
-perçut que celui-ci se déclarait tout prêt à accourir à la rescousse,
-à venir renforcer sa controverse, et à démontrer péremptoirement que
-les «amoureux fervents», n’étaient jamais ridicules quelle que fût
-leur indécente longévité. Mais un besoin de savoir la refréna. Que
-voulait donc dire Cyrille Esghourde avec ses «adorables complications
-humaines»? Serait-il, lui, en possession d’un nouveau mode d’aimer? Ce
-diable de petit homme aurait-il inventé un nouveau péché pour pimenter
-et rénover un peu les frottements de l’homme et de la femme? Aurait-il,
-d’un seul élan, d’un seul coup de sa tête circonflexe, culbuté le «mur»
-qui défend de s’évader, de s’éloigner des voluptés archi-connues?
-
-Alors comme le gendelettre, le _Matulu_ cabossé marchait entre Médéric
-Boutorgne et Siemans, elle fit un crochet brusque, puis, l’œil
-brasillant, vint le frôler, cheminant désormais à son côté, dans
-l’espoir, sans doute, d’une profitable initiation.
-
-Hélas! la veuve errait lamentablement dans ses inductions sans acuité.
-Si Esghourde avait été, comme elle, un possédé de l’amour congru,
-Médéric Boutorgne se serait bien gardé de le prier à dîner pour
-compliquer encore un peu ses affaires qui n’allaient pas au mieux.
-
-L’ami du prosifère poussait à un trop haut degré le respect de soi
-pour se conformer à la norme amoureuse et requérir le petit spasme à
-l’égal de son père, par exemple. Il n’avait pas l’esprit d’imitation
-et de plagiat poussé à ce point. Ses œuvres le prouvaient. Au temps
-de son éphébat, comme Perse à l’entrée de Suburre, il s’était trouvé
-placé à l’entrée des deux chemins de la vie. Seulement, à l’encontre de
-l’auteur des _Satires_, il avait dédaigné le Portique, pour aiguiller
-sur le... _gros raifort_, dont parle Aristophane.
-
-Cyrille Esghourde était l’auteur de trois livres: _Mémé_, _Joël_ et
-l’_Antinoüs_, à l’aide desquels il s’était situé dans la littérature
-comme le chantre opiniâtre de la Sodomie. C’était le _Barde_ des
-_Bardaches_. Catholique pratiquant, élevé chez les Jésuites, comme
-il prenait le soin d’en avertir ses lecteurs, il s’endeuillait
-ponctuellement, pendant cinquante pages au moins, au début de chacun de
-ses livres, à l’idée que la République attentait à la sérénité de «ses
-doux maîtres», molestait les fils vireux de Loyola, qui enseignent à la
-jeunesse, en surplus des mathématiques et des «colles» pour Saint-Cyr,
-les façons d’aimer d’Elagabale Antoninus. A ses dires, la plupart de
-ses camarades, de ses labadens, élevés comme lui sous le mancenillier
-de la Jésuitière, s’étaient trouvés investis, à son égal, à l’approche
-de la puberté, par ce _delirium_ indéfectible, auquel préside
-placidement, dans les dortoirs pieux, un Christ bénévole, dont la seule
-fonction et l’unique récréation, ici-bas, paraissent être, tantôt dans
-les dites chambrées, tantôt dans les alcôves bourgeoises, d’assister
-en parfait voyeur aux ébats et aux soubresauts de ses créatures
-tout en les bonifiant de son effigie. Donc, en sortant de chez les
-Pères—il nous faut bien croire ce qu’il raconte lui-même—Cyrille
-Esghourde s’était trouvé stigmatisé pour toujours de ce travers qui
-devait le condamner à passer la plus grande partie de sa vie, inclus,
-les pommettes congestionnées et les phalanges exacerbées, dans les
-urinoirs, dans les _théières_ de l’Agora. A peine émancipé, il s’était
-mis à _télescoper_ des gitons, à se _coaguler_, à s’_agglutiner_ à
-tous les ascyltes fomentés rue des Postes, sans dédaigner toutefois
-ceux que mensure M. Bertillon, à circuler en un mot, à travers ces
-alléchants individus avec la vitesse et la furia du Métropolitain dans
-son tunnel. Au bout de quelques mois de ces exercices, il pouvait
-traverser le cinède le plus coriace avec le même brio qu’un clown
-traverse un cerceau de papier. C’est ce qu’on peut appeler le _sport
-ciné... détique_. Aussi, s’était-il empressé de dénicher un éditeur
-pour détailler au public, par le menu, les exploits les plus notables
-de son éréthisme d’inverti.
-
-Dès qu’il avait amassé quelques sous à perpétrer des marchés avantageux
-pour le compte d’un marchand de charbons en gros où il était préposé à
-_la place_ et au Grand-Livre, Cyrille Esghourde sollicitait un congé
-et, ayant par surcroît soutiré quelque argent à son libraire ou à ses
-auteurs—de petits rentiers—il se précipitait en Espagne ou en Italie
-pour y retrouver ses amis, les valets de _cuadrilla_ ou les voyous du
-Transtévère, les _cioccari_, les modèles pouillasseux de la _Trinita
-del Monti_, les _Birrichini_, qui ont toujours la roupie aux fesses et,
-pour une pièce de billon, vendent des violettes ou bien leur croupe au
-voyageur, au _forestiere dilettante_.
-
-A Paris, où abondent les Philistins, comme il disait, il modérait ses
-exploits, adoptait volontiers une attitude cafarde, la joue facilement
-rougissante et l’œil baissé, et, comme des mésaventures lui étaient
-survenues—le bruit courait qu’un jour il avait fallu requérir les
-pompiers pour retirer un zouave disparu dans sa personne—il préférait
-de beaucoup s’ébattre de l’autre côté des Pyrénées ou des Alpes, où,
-paraît-il, le culte de la _Beauté_ n’est pas encore aboli, tant s’en
-faut. A chaque ligne de ses écrits, en effet, Cyrille Esghourde,
-élégiaque, se réclamait de la _Beauté_, la Beauté morte avec l’Hellas!
-sanglotait-il infatigablement, car il n’avait, celui-là encore, retenu
-de la Grèce que l’endémique pédérastie. C’était l’André Chénier de
-l’arrière-train.
-
-Pauvre Beauté, que de solécismes, de turpitudes et d’abjections on
-commet en ton nom! Hélas! si vous interrogez tous les imbéciles qui
-s’en vont barrissant, à propos de n’importe quoi, ce mot de Beauté,
-si vous leur demandez ce qu’ils entendent par lui, au juste, vous en
-trouverez les cinq sixièmes qui exciperont de sanies équivalentes à
-celle de Cyrille Esghourde. De temps en temps, d’âge en âge, un mot qui
-ne renferme rien, un mot vide de sens, mais à l’aide duquel on excuse
-tout, un mot que répètent éperdument tous les hommes, se met en devoir
-d’hystérier ferme le bétail réputé pensant.
-
-Il n’y a pas longtemps encore, c’était le mot de Dieu qui a abouti
-à supprimer l’intelligence du monde pendant plus de quatre-vingts
-siècles. Depuis que ce vocable diffamé a perdu son crédit, et qu’il
-n’impressionne plus que les catins sur le retour et les généraux
-de division, celui d’_honneur_, entendu au sens bourgeois, prit la
-suite pour commettre les mêmes méfaits; puis un suivant, puisé dans
-l’antique, se hâta de prendre la main. C’est celui de _Beauté_, terme
-sidérant, à quoi se reconnaissent les pseudo-artistes, mot qui nous
-assassine, et grâce auquel le crétin le plus oblitéré arbore des
-yeux chavirés d’aise, et s’autorise à tout faire, pendant que la
-compacte multitude de ses semblables rugit autour de lui: ô Beauté!
-Vivre en Beauté! Agir en Beauté! Tout pour la Beauté! Car l’Humanité
-est impuissante à tirer parti de son périple, à se libérer de sa
-gangue de sottise. Lassée de ses hochets de vieillesse, elle retourne
-aux excrétions de l’enfance, aux tétines flétries dont l’allaita
-le Paganisme. Sommez un peu tous ces bipèdes enragés, qui délirent
-en cette extravagance, de définir la Beauté. Ils ne savent pas du
-tout ce qu’ils doivent entendre par ce son articulé, mais ils le
-meugleront sans trêve, jusqu’à ce qu’ils soient tombés sur le sol, sans
-connaissance, comme les Convulsionnaires de Saint-Médard.
-
-Les poètes les mieux inspirés ont cassé leur viole à vouloir nous en
-élaborer une définition acceptable.
-
- Je trône dans l’azur comme un sphynx incompris
- J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes
- Je hais le mouvement qui déplace les lignes
- Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
-
-profère sans rire le plus goûté des ébarbeurs d’hexamètres
-contemporains. Et voilà pourtant de quoi les _éphémères_ sont amoureux
-à l’heure présente; ils se déclarent ravagés, par ce hiératisme de
-catalepsie, par cette Entité, cette Divinité mal définie—que le poète
-lui-même n’a pu formuler—et qui, à l’exemple de la métaphysique et de
-toutes les théogonies, n’est jamais tombée sous leur entendement. La
-Beauté, comme les Grecs l’ont enseigné et comme les contemporains l’ont
-promulgué, n’est pas ce _qui recrée et enchante la prunelle humaine_
-ou bien fait se dérouler dans l’intelligence une fugace et agréable
-vision. _La Beauté est ce qui éjouirait l’œil et apaiserait en même
-temps l’esprit._ Or ce qui pourrait réunir de façon réelle ces deux
-conditions simultanées, _n’existe pas_ sur terre ni dans aucun des
-espaces cosmiques. La gladiature qui était une chose merveilleuse pour
-l’œil, qui mettait en valeur le courage et l’habileté dans le combat,
-et exerçait ainsi une sorte de fascination morale, la gladiature
-n’était en soi qu’un spectacle de laideur et d’épouvante puisqu’il
-était pour affoler la conscience du juste en pouvoir de raisonner
-et de résister au choc premier des abusives sensations. Celui-là
-s’inscrivait déjà contre l’opinion de son temps, or qu’est-ce que
-c’est que la Beauté sinon un mode du goût accepté et transitoire? Le
-sage des siècles à venir pensera de notre Esthétique ce que le juste
-du temps de Galba pensait de la gladiature, de la beauté admise, et
-ainsi de suite à travers les âges. La Vénus de Milo perd sa grâce,
-et devient ridicule si l’on découvre qu’elle n’est après tout que la
-représentation corporelle d’une femme, d’une Pougy de son temps, en
-qui prospéraient probablement les _strychnines_ de sottise communes à
-la quasi-totalité de son sexe. Les planètes, les étoiles, elles-mêmes,
-s’exhibent hideuses et réprouvables si l’on spécule que les unes
-et les autres rendent possibles d’affreux drames semblables à ceux
-d’ici-bas. Et l’harmonie et l’équilibre du monde, eux aussi,—les
-superlatifs de la Beauté pourtant—ne sont en somme que la parfaite et
-exécrable architectonie de la Douleur. Aussi, périsse la Beauté pourvu
-qu’advienne la Justice!
-
-Les _surfaces_ et les _extériorités_ sembleraient donc avoir fait
-leur temps. Mais le pouvoir quasi-hypnotique qu’exerce sur les hommes
-le captieux éclat de quelques apparences n’est pas près de s’abolir
-encore. La chose a été voulue, décrétée par la Nature qui se trouvait
-bien dans la nécessité d’offrir quelque pâtée à ses créatures, qui se
-voyait dans l’obligation de les amuser, de les empêcher d’analyser, de
-détourner leur attention de la vérité profonde, de les _appeauter_,
-en un mot, afin que n’éclatât pas, dans son entier épanouissement,
-toute l’infamie du Monde. La grande scélérate, qui a tout créé et
-tout édifié, ne faisait pas grand cas de l’intelligence humaine, et
-elle n’a pas pris la peine de diversifier outre mesure ses moyens de
-domestication ou ses procédés de mensonge. Des règles et des travers à
-peu près identiques régissent et dupent toutes les espèces animales. La
-mentalité des bipèdes qui pantèlent à l’infini, sur ce qu’ils nomment
-grotesquement le Beau, n’est pas différente de celle des phalènes ou
-des cétoines qui viennent palpiter aux lampes des soirs d’été, ou qu’un
-rais de lumière culbute dans les dernières limites de l’épilepsie
-voluptueuse—leur corselet est moins coruscant, voilà tout.
-
-Le Christianisme a empoisonné la terre d’idiots qui se sont conglomérés
-pour, disent-ils, vivre dans la parfaite mysticité et adorer Dieu dans
-le silence des cloîtres. La Beauté a fait de même: elle a suscité
-des milliers d’acéphales prétendus inspirés et mystagogues, eux
-aussi, qui fondent des Cénacles, des Écoles d’Esthétique, vivent dans
-la contemplation platonique d’une abstraction sans aucune réalité
-subjective ni objective, et jurent, avec des gestes de Corybantes
-qu’ils en sont les Grands-Prêtres. Certains prédestinés ont, il est
-vrai, réalisé de-ci, de-là, des tours de force dans les œuvres de la
-couleur ou du ciseau. Qu’est-ce que cela prouve? Est-ce que l’art,
-après tout, n’est pas un vain hochet avec lequel l’homme s’amuse,
-croyant endormir sa douleur et alentir sa détresse? Est-ce que ce n’est
-pas le palliatif ridicule à la hideur de tout, hideur qui, à la longue
-et sans lui, serait insupportable et induirait l’humanité, peu à peu, à
-la seule solution logique: celle de ne pas se continuer? Est-ce que ces
-œuvres sont suffisantes pour masquer, dérober désormais l’iniquité de
-l’Univers, le rendre agréable, ou lui faire pardonner?
-
-Ceci est d’une telle évidence que l’on voit la plupart de ces Maîtres,
-de ces disciples et de ces thuriféraires de la Beauté, s’agripper à
-l’occasion, et dissimuler derrière ce culte éperdu de l’esthétique leur
-malpropreté personnelle, leur impuissance à raisonner, leur eunuchisme,
-ou leur négation de la Vérité; d’autres, comme Cyrille Esghourde,
-leur vésanie ou leur pédérastie; mais tous, quels qu’ils soient, vous
-trucideraient sur l’heure si vous ne leur concédiez pas la mirifique
-qualité _d’artiste_.
-
-Dites-leur donc que la _Forme_ est haïssable, que l’Antiquité à la fin
-nous obsède avec sa statuaire uniquement vouée au geste des palestres
-ou à l’anatomie des athlètes forains, avec son éternelle eurythmie
-de croupes et de gorges; dites-leur que les peuples adonnés à la
-contemplation quasi-exclusive de la Forme, comme les Grecs et plus
-tard les Romains qu’ils empoisonnèrent, étaient des _peuples-enfants_
-immanquablement voués à l’abrutissement final et au joug des Barbares;
-criez-leur qu’il y a autre chose que cela dans la vie, que Littré avec
-sa face de laideur effroyable, que Renan avec son masque adipeux, aux
-tombantes bajoues, où brillait le génie étaient, même au point de vue
-de _l’enveloppe_, autrement beaux que le _Laocoon_, le _Discobole_ ou
-l’_Apollo_ du Belvédère; criez-leur que la Forme a toujours usurpé
-indûment l’attention des hommes, que la plastique la plus vénuste, ne
-vaut pas, aux yeux du véritable civilisé, un théorème de mathématiques
-ou un impeccable syllogisme; hurlez-leur que la _Ligne_ et
-l’_Extériorité_ sont exécrables, parce qu’elles mentent inévitablement,
-et que tant qu’elles auront un culte et des desservants, nous ne
-nous serons pas affranchis de la mentalité des primates; vociférez
-que l’Intelligence seule est digne d’adoration, mais qu’Elle est
-l’adversaire forcené de la fameuse Beauté, parce qu’Elle décortique les
-surfaces—seules agréables et visibles aux yeux de myopes des foules
-modernes—parce qu’Elle fait apparaître la réalité, _l’essence profonde_
-des choses _toujours hideuse_; époumonez-vous à énoncer tout cela et
-vous les verrez tomber incontinent en des pamoisons de quadrumanes
-indignés. Ah! oui, est-ce qu’on ne va pas bientôt nous laisser en
-paix avec cette prostituée qu’on appelle la Beauté? avec la Beauté
-qui ne produit, ne suscite que _le dilettante_, alors que dans le mot
-dilettante il y a toujours _tante_, à la finale.
-
-Donc Cyrille Esghourde, lui aussi, chantait la Beauté, et l’amour qu’il
-nourrissait pour elle était à ce point désordonné qu’il lui rendait
-grâces, le plus souvent possible, sous forme de lècherie de bardaches,
-et qu’il dilapidait, de son mieux, le sphincter que la nature lui
-avait donné. Il était, à trente ans, le poète préposé par les 30.000
-sodomites de Paris, à la glorification et au pansement de leurs
-_gomorrhoïdes_. Et vous pouvez croire qu’il s’employait avec passion à
-cette besogne que récompensait déjà une dizaine d’éditions successives.
-
-Son dernier livre, l’_Antinoüs_, était, sans conteste, son pur
-chef-d’œuvre. Il y débutait agréablement par conduire le lecteur, à
-Rome, dans un lupanar de gitons où, sous motif de pastels, de sanguines
-et de charbons exécutés d’après le _Nu_, un tenancier de prostibule
-antiphysique—tous les hommes au salon—faisait l’article et le boniment
-pour Volturno Pozzi, _il tipografo_, Lucio Bolli, _il barbiere_,
-Giovanni Bocchi, _il orologiaio_, trois remarquables échantillons
-des infusoires de vespasienne, qui, sous les yeux du consommateur,
-gigotaient d’un arrière-train encore sans fistules et garanti sans
-iodoforme. Et depuis peu, Cyrille Esghourde sentait prospérer son
-audace. Déjà, dans ce livre, il réalisait, en partie, les antérieures
-promesses faites à la clientèle, et dont la crainte du Procureur
-général et de la dixième chambre lui avaient conseillé de différer
-l’exécution jusque-là. Car Cyrille Esghourde, terrorisé par l’idée de
-poursuites possibles, s’était contenté, dans ses œuvres précédentes,
-d’écouler une blennorrhagie sentimentale de modillon inverti. Il y
-poursuivait de ses obsécrations les _tignasses_ des femmes, comme il
-disait, pour consacrer trois chapitres à la louange de la _tignasse_
-rousse de _Mémé_, son héros, qui se donnait à lui, un soir d’Août
-plein d’électricité, emmi la chapelle de la Jésuitière. Dans le
-dernier livre, le lingam instauré entre les lignes était déjà pour
-satisfaire les plus exigeants; les épousailles à la Pétrone, tout le
-vice grec, y étaient décrits par un auteur enfin maître de sa langue;
-la Priapée unisexuelle y rugissait, copieuse, et, selon le mode païen,
-l’extravagant délire de la Chair dévoyée, ruée en dehors de sa bauge,
-y bramellait fort congrûment déjà dans les sentines purulentes de la
-perversion génésique.
-
-A l’heure actuelle, Cyrille Esghourde, muni de cinquante louis avancés
-par son éditeur sur le prochain manuscrit de l’_Ephèbe-dieu_, destinait
-sa personne à parachever le lustre des villes d’art de l’Espagne:
-Cordoue, Séville et Grenade, où il se proposait de passer quatre ou
-cinq semaines à étudier de près les jeux de l’ombre et de la lumière
-sur les torses conciliants, à scruter en «artiste» les replis et le
-sinus rectal des plus affriolants mignons ibériques.
-
-
-
-
-XIV
-
- Il faut placer la Vérité avant les convenances.
-
-
-Madame Truphot, Boutorgne, Siemans et Cyrille Esghourde s’étaient
-mis en route dès sept heures du matin, par un brouillard piquant,
-qui devait se dissiper certainement sur le coup de midi, au dire des
-guides. Il s’agissait de gagner Ponalda, un village perdu de la haute
-montagne, accroché au flanc roidi d’un pic perdu, au-dessus duquel,
-à s’en rapporter aux affirmations de l’auteur de _l’Antinoüs_, le
-gypaëte aimait tacher le bleu frissonnant du ciel de son vol immobile,
-de ses ailes figées dans la torpeur voluptueuse et le spasme du vide.
-Ce n’était pas uniquement le désir d’apercevoir quelques-uns de ces
-oiseaux de proie, amis des vertigineux espaces et des distances
-impolluées, qui avait déterminé la veuve à subir la demi-matinée de
-mulet que nécessitait l’ascension. Non, Cyrille Esghourde l’avait
-alléchée d’un possible spectacle bien plus calcinant pour elle.
-
-La veille, au soir, longuement, il avait conté par le menu ce qui
-constituait pour lui le réel pittoresque de Ponalda, situé sur la route
-du Pic de la Mine. Certes, bien qu’il fût un artiste, ce n’était pas
-non plus le point de vue, ni les gypaëtes qui l’attiraient en ce coin
-sauvage; ce n’étaient point les pics qui attentaient à la nue, les
-cascades échevelées qui déroulaient, du haut en bas de la montagne,
-leurs floconneuses tresses d’argent; ce n’étaient point les petits
-bois de chênes-lièges dépouillés de leur écorce qui, avec leurs fûts
-rougeâtres, semblaient aligner des milliers et des milliers de troncs
-humains, écorchés vifs et sanguinolents, des torses suppliciés érigeant
-des bras tordus et noirs, comme si un Genghis Khan, un Tamerlan
-ressuscités, avaient laissé là, le matin même, des témoignages de leur
-verve en fait de massacre. Ce n’était point le torrent déferlant en
-bas, dans la plaine, avec un fracas de train express, encore moins
-l’éboulis des roches, vert-pâle, violacées, lilas tendre, safranées,
-toisonnées de mousses crépelées comme des chevelures de nègres,
-pendant que d’autres ruisselaient d’une pourpre humide et fumante,
-sous le premier soleil, comme si elles venaient de remplir l’office
-de parvis pour quelque effroyable et mystérieux égorgement nocturne.
-Ce n’était pas le terrifiant chaos des sommets, des gorges et des
-ravins, toute cette épilepsie initiale de la Nature qui s’est amusée à
-bouleverser, à sabouler son ménage, son domaine péniblement ordonnancé,
-tout ce désordre qui, en somme, démontre l’inintelligence de la Force
-éternelle, chavirant en partie son œuvre première en une ribote d’homme
-ivre, œuvrant de préférence en de continuels cataclysmes, créant par à
-peu-près, dédaignant la _normale_, la suite voulue des circonstances,
-pour ne tirer parti que de _l’accident_, c’est-à-dire du conflit ou
-des hasards de la matière, n’enfantant que par à coups, ne suscitant
-le chef d’œuvre que sans le savoir, et ne perpétrant l’homme que
-par mégarde pour ensuite le torturer sans relâche. Non, tout cela
-indifférait Cyrille Esghourde qui ne prêtait attention, lui, qu’aux
-décors des capitales pourries et à la ronde-bosse des croupes viriles
-et malléables.
-
-Il avait donc conté à la veuve et à ses commensaux cette particularité
-de Ponalda:
-
-Quelques-uns parmi les touristes qui étaient montés, certains jours,
-au village,—un agglomérat de masures en basalte trébuchantes et mal
-closes—avaient été extraordinés de n’y voir âme qui vive dans l’unique
-raidillon de trois cents mètres formant la rue principale. Tout y
-semblait mort; les portes calfeutrées ne laissaient passer aucun
-bruit, et nul être vivant ne s’aventurait au dehors. Pas une poule
-picorante, pas un chat rôdeur ronronnant dans une coulée de soleil,
-pas un pourceau vautré à même les fanges comme on en rencontre dans
-les bourgs pyrénéens, ne se montraient sur la chaussée. Quelles que
-fussent la sérénité et l’allégresse de l’heure estivale, si profondes
-en ces endroits, où l’ardeur solaire se trouve refrénée et comme
-blutée par la frigidité limpide des hautes altitudes, aucune femme,
-jeune ou vieille—les hommes étant occupés à la garde des troupeaux ou
-aux besognes serviles et mercenaires de la station thermale—ne filait
-le rouet sur le seuil des chaumines, ne faisait accueil à l’étranger
-pour vanter l’auberge, lui vendre quelque fruste bibelot, ou requérir
-la sportule, comme il est de coutume dans les lieux où déambule le
-pérégrin préalablement abêti par le paysage. On avait beau heurter
-successivement à l’huis de toutes les maisons, personne ne répondait.
-Des mouvements et des rires étaient seuls perceptibles derrière
-le chêne épais des vantaux cadenassés. Un silence goguenard, une
-atmosphère de réprobation, semblaient réellement peser sur le dehors,
-à l’approche du voyageur, dans ce hameau perdu entre ciel et terre. Cet
-endroit était-il donc le lieu de retraite, la Thébaïde des sages qui
-entendaient protester à leur manière contre la niaiserie des Béotiens
-déambulant l’alpenstock et le Bædeker à la main?
-
-Mais si le touriste favorisé par le sort était tombé au moment
-profitable, à la bonne minute, de l’après-midi où le même fait se
-reproduisait chaque semaine, au pareil jour, avec une régularité
-infaillible et périodique, il ne tardait pas à recevoir l’explication
-de cette insolite désertion de l’habitant. Tout à coup, dans le haut
-du village, un trompettement humain exaspéré, une clameur terrible,
-incisait le silence pour se prolonger en trémolos et finir en
-point d’orgue perforant, suivi immédiatement d’un fracas de porte
-lancée avec violence contre un mur de pierre. Alors, une galopade
-furieuse résonnait sur les pavés pyriformes; un stropiat déboulait
-en claudicant, les bras levés, le torse gibbeux, et un goître énorme
-servant de pendantif flaccide à un cou de taureau rougeoyant et
-congestionné.
-
-C’était l’hebdomadaire et ponctuelle ruée de l’idiot, l’effrénée et
-tragique randonnée de l’hydrocéphale, qui fonçait dans le village,
-tenaillé, possédé d’une flambée de satyriasis, et menaçant de mettre
-à mal toute femelle rencontrée sur sa route. Plusieurs fois, hagard
-et terrible, il emplissait de sa course furieuse et de sa plainte
-effroyable l’unique rue aux angles capricieux, battait les murs,
-se cognait aux portes, se précipitait au pourchas des voyageurs en
-déroute, les yeux injectés de filaments rouges et la bouche poissée
-et toute dégoulinante de salives mousseuses, en continuant à pousser
-des beuglements de bête affolée que le stupre tourmente. C’était le
-Sexe triomphant et dominateur qui passait, le Rut invincible porté à
-la pression des cent atmosphères de la continence, qui se déchaînait,
-farouche, tempétueux, immonde et cependant magnifique. Et quand
-l’idiot avait tapé vainement du poing à toutes les murailles, quand il
-s’était usé les dents à mordre au passage dans tous les chambranles
-hermétiquement verrouillés, il se lançait au dehors du village; de
-sa même course qui faisait voleter les écumes de ses lèvres, il se
-précipitait dans les sentiers tortueux, dans les landes caillouteuses,
-où il tournait en rond, en des spires affolées, dégringolant le revers
-des âpres pentes. Et on le voyait, de loin, rouler parfois sur lui-même
-pour remonter en s’agrippant des genoux et des ongles, jusqu’à ce
-qu’il tombât enfin, épuisé, mais pantelant encore, sur la terre qu’il
-embrassait de ses bras frénétiques, dans un besoin farouche d’étreintes
-et d’enlacements....
-
-C’était fini. Désormais, il était calmé pour une semaine au moins.
-Toutes les portes des maisons s’ouvraient alors. Des femmes en
-sortaient, amusées, rieuses et jacassantes. Les poules et les chats
-réintégraient la chaussée pacifiée. On courait voir où le goîtreux
-était tombé.—Tiens il a été plus loin que la dernière fois... ma
-Doué... Et une grande fille brune, au masque tragique et impérieux—sa
-sœur—filait derrière les autres. Dès qu’elle avait rejoint le
-malheureux, elle le retournait la face au soleil, essuyait d’un
-mouchoir son front et ses joues tachées de glèbe, ou écorchées par les
-silex. Quand il avait cessé de hoqueter ses sanglots d’impuissance,
-quand il versait enfin dans une immobilité quasi-cadavérique, qui
-terminait toujours en coma d’agonie l’froyable crise où le plongeait
-la sédition de la Chair inassouvie, elle le veillait une heure, deux
-heures, assise près de ses épaules, le regard croché à la ligne
-céruléenne de l’horizon, comme pour demander la raison de cette
-épouvante et de cette fatalité aux espaces mystérieux qui doivent
-savoir le pourquoi des choses. Puis, dès qu’il pouvait se remettre
-debout, elle le soutenait par les bras et, droite, tranquille,
-regagnait à son côté la pauvre demeure, les yeux absents et le front
-dédaigneux, sous les quolibets du village enfin ressuscité.
-
- * * * * *
-
-Leur père était un ancien instituteur d’Amélie-les-Bains qui était
-venu mourir à l’endroit natal, une fois acquise sa minime retraite.
-L’hydrocéphale soldait sans doute, lui, quelque faute ou quelque tare
-d’un ancêtre ignoré, dans ce terrifiant processus de l’hérédité qui
-fait payer au dernier issu la défaillance physique de l’ascendant et
-fait éclater, de façon péremptoire, le Crime de la Puissance créatrice.
-Tous deux, le frère et la sœur, vivotaient d’un maigre bien dans la
-maison familiale; la fille s’étant résignée au célibat pour mieux
-soigner son frère qui passait ses journées, assis au coin de la vaste
-cheminée, à saliver sur sa blouse de toile bleue, et à râcler, d’un
-couteau infatigable, des morceaux d’échalas dont il faisait d’inutiles
-copeaux, du vermicelle broussailleux, des filaments ténus, piétinés
-ensuite, par lui, toutes les heures, avec passion.
-
- * * * * *
-
-—C’est des cheveux d’blonde... y sont dorés et doux comme des cheveux
-de blonde. Mé... j’si laid... j’si éfirme... elles voulent point
-d’moué... répétait-il tout le long du jour, d’une voix à peine
-articulée, le menton continuellement enduit de crachats gazeux que sa
-sœur essuyait sans trève, d’une main secourable et sans répugnance.
-
-Il était complètement inoffensif d’ailleurs, à part ses crises
-périodiques, dont le village averti par la sœur se garait de son mieux.
-Mais il fallait le laisser sortir, le laisser galoper, se saoûler
-de fatigue, car si on avait calfeutré son explosion satyriaque, il
-se serait brisé la tête contre les murs. Et on les entourait même
-d’un respect vague, eu égard à la mémoire de leur père, un homme de
-beaucoup d’instruction, disait-on couramment. Jamais, nul besoin de
-délation, jamais l’idée de faire interner le possédé n’étaient venus
-à ces montagnards libres et noblement dédaigneux du secours ou de la
-délivrance qu’auraient pu leur apporter les ergastules de la ville
-à l’usage des fous. Ils préféraient s’accommoder du dément, qui
-avait droit, lui aussi, à la liberté, et qui ne leur imposait qu’une
-servitude pas plus désagréable en somme que les corvées d’édilité ou la
-sujétion pécuniaire du percepteur. On se contentait de rire de lui. Et
-le goîtreux, victimé par une effroyable dynamique sexuelle sans issue
-pour lui, corrodé à jour fixe par l’ignition génésique que la nature
-impose comme une loi indéfectible à tous les êtres, même à ceux dont la
-déchéance devrait trouver grâce à ses yeux de bourrelle ne se délectant
-qu’en les plus effarants forfaits, le pauvre diable d’idiot, sous la
-sauvegarde et le dévouement admirables de sa sœur, aurait pu continuer
-longtemps à faire des copeaux et à baver des glaires sur son menton en
-forme de rostre, s’il ne s’était point, un jour, rendu coupable d’une
-inconsciente et déplorable facétie.
-
-Un après-midi, un curé, un desservant de la plaine, était monté au
-village avec deux ou trois collègues, au moment même où l’idiot salace
-galopait farouchement. Énorme, effroyablement obèse, avec une coulée
-de ventre quasi-liquide que ses cuisses maigres éclissaient mal, ce
-soutanier béarnais n’avait pu fuir assez vite et, en quelques secondes,
-il avait été rejoint, culbuté, toutes jupes troussées, par le Priapique.
-
-—Laisse-moi... laisse... moi... malheureux... tu vois bien que j’suis
-un prêtre...
-
-—T’es une femme que j’te dis... t’es une belle brune... une de celles
-qui voulent point m’aimer... tu vas y passer...
-
-Et il avait fallu employer des fourches pour faire lâcher prise
-au frénétique induit en erreur par le cotillon du vicaire, et que
-le relent dégagé par les profondeurs de ces sortes d’individus ne
-parvenait point à éclairer...
-
-L’oint du seigneur, outragé dans sa pudeur et malmené dans son
-épiderme, outré peut-être d’avoir subi un traitement que son évêque ou
-ses pairs étaient seuls en droit de lui infliger, avait regagné Luchon
-plein d’une juste rage. Et malgré les supplications de la sœur, il
-avait déposé une plainte en règle. Des gendarmes étaient accourus pour
-enquêter; une demande en internement, que le maire du village, menacé
-par l’autorité ecclésiastique, s’était cependant refusé à signer, était
-revenue, accompagnée d’une lettre comminatoire du sous-préfet. L’idiot
-cette fois était condamné à aller finir ses jours sous la bastonnade et
-les sévices sournois des chiourmes, si sa sœur n’avait point pris, tout
-à coup, pour le sauver, une décision héroïque.
-
-Depuis quatre heures et demie, au moins, la petite bande ascensionnait,
-à dos de mulet. Boutorgne avait réussi à pousser sa bête à côté
-de celle de la Truphot, et, tout en magnifiant le paysage avec un
-sens de la nature réquisitionné dans le meilleur de Rousseau ou de
-Chateaubriand, tout en ne répugnant pas à la faute de français, il
-faisait son possible pour rentrer en cour près de la vieille. A deux
-ou trois reprises, il était descendu de son bât pour disparaître
-derrière des ronciers ou des roches moussues, et revenir ensuite, la
-face rayonnante, les lèvres enduites de l’hydromel des béatitudes,
-tenant à la main—à la destination de la veuve—une _édelweiss_, une de
-ces fleurs d’un blanc gras, une de ces corolles dont l’ingénuité et la
-grâce ont été chantées par tant de poètes, et qui semblent positivement
-avoir été modelées dans la stéarine ou découpées à même un vieux gilet
-de flanelle amidonné de suint.—Pour vous, Amélie, en souvenir de
-notre excursion. La veuve, touchée, coulait vers Boutorgne un regard
-humide et paraissait reprendre goût à son thorax en forme de carène de
-vaisseau. Siemans et Cyrille Esghourde marchaient derrière, et, à un
-moment donné, comme leurs mulets s’étaient rapprochés, on put entendre
-ce dernier dire à son compagnon:
-
-—Si, si, je vous assure, je n’ai jamais vu à personne un teint pareil
-au vôtre... vous avez une carnation à la Rubens...
-
-Et le Belge, redressé sur sa selle, pointait très haut la tête, se
-pavanait, au pas méticuleux de son porteur, de l’air satisfait d’un
-monsieur qui, désormais, se sait détenteur de joues pareilles à celles
-de Marie de Médicis.
-
-Ils étaient arrivés à seize cents mètres d’altitude et le brouillard,
-qu’ils avaient dépassé, s’étendait maintenant sous leurs pieds,
-emplissant la vallée d’une nappe nitide, d’une sorte de mer laiteuse.
-Les pointes des sapins trouaient sa surface de milliers d’aiguilles
-qu’on aurait prises pour les clochetons d’une ville submergée et
-disparue. Le soleil criblait les petites vagues de la brume opaline et
-dense de ses sagettes lumineuses, de ses myriades de javelots d’or,
-et, grisé de superbe, dans un échevèlement, dans une menstrue de feu,
-il montait vers le zénith. Les versants dénudés s’enlevaient en jaune
-d’ocre sous la lumière blonde. De loin en loin, un morne désolé, avec
-son sol pierreux, ses monceaux de caillasses, ponctuait la ligne de
-crête d’une bosse de dromadaire, gris sale, hérissée par le poil fauve
-des herbes folles desséchées par le vent nocturne. Puis, des prés
-verts, des pâturages drus, comme vernissés d’une peinture trop fraîche,
-tachaient les pentes, ainsi que des pièces disparates ajustées sur
-le revers de la montagne. D’invisibles sonnailles tintinnabulaient
-à l’arrière des lointains boisés; des fumerolles tire-bouchonnaient
-dans le ciel effervescent. Des pommes de pins, mordues par le froid
-de la nuit, se détachaient et tombaient mollement sous la réaction de
-la tiédeur envahissante, tandis que la terre en langueur et pâmée,
-lubrifiée par les rosées matutinales, s’étirait paresseusement, et
-craquelait sous l’étreinte de Midi.
-
-Siemans, conquis par le charme et la grâce de l’heure, étendit la
-main et fit arrêter les mulets. Avec le geste et l’onction d’un
-grand-prêtre, il donna l’ordre aux autres de descendre puis, assis à
-l’extrême bord d’un palier surplombant le précipice, il tira l’ocarina
-de la poche de son veston et, une flamme mystique dans les yeux,
-célébra le paysage en jouant le _Ranz des vaches_. Quinze jours durant,
-il avait répété ce morceau: une surprise qu’il réservait aux camarades
-pour la première circonstance profitable.
-
-Trois cents mètres plus haut, comme on s’était remis en route, Cyrille
-Esghourde tira le Belge par la manche, et lui montrant un sommet qui
-perforait le brouillard lactescent d’un cône héliotrope:
-
-—Le pic de la Mirandole, devant vous, ami...
-
-—Ah! vraiment, et quelle hauteur a-t-il? questionna Siemans en toute
-candeur.
-
-—2830 mètres, affirment les guides... il faudra en faire l’ascension,
-répondit Esghourde en contenant mal un accès d’hilarité.
-
-Un quart d’heure plus tard, on était arrivé. Bien avant que les autres
-eussent quitté le bât de leurs montures et dégourdi leurs membres dans
-l’indécision et le malaise des premiers pas, Cyrille Esghourde avait
-disparu, filant dru, au pas accéléré de ses petites jambes, vers le
-village proche.
-
-Dix minutes s’écoulèrent; il revenait enfin, la figure déconfite, et la
-mimique en désarroi.
-
-—Ah! bien vous savez! dit-il, nous n’avons pas de chance; nous sommes
-refaits!
-
-—Bah! et comment cela? questionna la veuve.
-
-C’était un véritable désastre, comme il voulut bien le conter. Avoir
-ascendé pareille altitude pour être à ce point désillusionnés, il y
-avait de quoi invectiver tous les dieux: l’Olympe et la Jésulâtrie.
-Pouvait-on imaginer malchance pareille? Voilà, il revenait du pays
-qu’il avait trouvé animé et vivant, avec des femmes plein l’unique
-rue, bien qu’on fût un jeudi, jour où se produisait immanquablement le
-débuché du fou. Il s’était enquis, avait-on enlevé le malheureux pour
-l’incarcérer dans un cabanon, sous l’éternelle menace de la douche,
-seul mode d’argumentation qui lui soit intelligible? Les vieilles
-femmes interrogées s’étaient gaussées de lui, se réintroduisant dans
-leurs maisons sans vouloir lui répondre. Une jeune fille, prolixe et
-fûtée, que son bon air avait conquise sans doute, lui avait seule
-expliqué pourquoi le village était désormais tranquille, parfaitement
-assuré de ne plus voir se reproduire jamais la ruée farouche du
-goîtreux.
-
-Pour sauver son frère de la mort certaine qu’allait lui infliger
-l’asile d’aliénés, pour lui éviter la fin effroyable des érotomanes
-préalablement garrottés dans la camisole de force, et taraudés vifs par
-le jet pointu des douches, comme seul remède, la sœur avait consenti à
-se sacrifier, à s’immoler, elle, dans un holocauste admirable et sans
-précédent digne d’être chanté, jadis, par les grands Tragiques grecs,
-qui traduisirent l’Impératif terrible de la Fatalité.
-
-Elle s’était donnée à lui, tout simplement, dans un inceste
-quasi-divin, acceptant l’immonde contact, les baisers terrifiques,
-toute l’horreur de cette lubricité de cauchemar, de cet accouplement
-d’enfer, pour le racheter, le rédimer, au bord du gouffre et l’apaiser,
-en berçant sa chair de monstre désormais assouvi, contre son sein
-palpitant d’une fraternité sublime.
-
-—Fichtre de sort, il n’y a pas à dire, c’est beau, clama Médéric
-Boutorgne. Je vais fabriquer avec ça trois actes pour le Français ou
-pour Antoine. Sûr, il y a là un effet final, un coup de théâtre à faire
-éclater le bois des banquettes.
-
-Cyrille Esghourde crut bon de controverser. Il émit, d’un ton pincé,
-quelques aperçus doués de vraisemblance pour mieux cacher la mésestime
-en laquelle il tenait, sans doute, un inceste qui n’était pas perpétré
-exclusivement par deux individus de sexe mâle.
-
-—Ça ne passera pas mon cher. Pour forcer le public des agents de change
-et des salons à accepter pareille chose, il faudrait exciper du mobile
-chrétien. Pour conquérir les suffrages des intellectuels, il faudrait
-commander la pièce à un Russe, à un Allemand ou à un Polonais. Si Jésus
-ou la mentalité du nord n’intervient pas dans l’affaire, vous êtes
-fichu. Dans cet ordre d’idées je vous mettrai, si vous le voulez, en
-rapport avec un père Jésuite. Celui-ci, qui est un admirable humaniste,
-unira habilement les deux esthétiques. Il n’y aura qu’à belgifier un
-peu sa prose. Il ne prend pas cher; c’est d’ailleurs lui qui fournit
-Sienkiewitz, ainsi vous voyez.
-
-—Dites donc, Esghourde, il ne faut pas blaguer mon pays, interrompait
-d’une voix rogommeuse Siemans, qui avait le mot de _belgifier_ sur le
-cœur. N’oubliez que nous avons, nous aussi, des notoriétés littéraires.
-Après tout, c’est nous qui vous avons donné Ruysbroeke l’admirable et
-Francis de Croisset.
-
-—Sans compter Maëterlinck, ajouta en s’inclinant l’auteur de _Mémé_,
-soucieux d’éviter une préjudiciable dispute.
-
-—Maëterlinck... le _cinématographe des limbes_... _le Ripolin des
-âmes_... _le cornac des préexistences et du lymphatisme incorporel_...
-conclut Médéric Boutorgne qui citait les définitions d’un ami.
-
-Mais la Truphot était nerveuse. Peut-être avait-elle eu des intentions
-quant à l’idiot. Sa personnelle littérature, malgré la récente
-progression de son talent, malgré toute l’envergure de son érudition
-alimentée aux meilleures fréquentations, n’était pas encore à la
-hauteur du débat engagé. Elle ne pouvait pas intervenir brillamment.
-Une lancination autre la travaillait d’ailleurs: voir de près le couple
-consanguin... et s’il se pouvait, diable! ce serait là un spectacle
-ravageant, assister un peu à leurs comportements. Depuis qu’elle avait
-quitté Paris, depuis les derniers incidents de Suresnes, elle souffrait
-de ne plus frôler de pittoresques amours, et surtout de ne plus
-pouvoir en ordonnancer tout près de sa couche. Elle proposa donc de
-donner congé aux guides jusqu’à trois heures, et d’aller prosaïquement
-déjeuner, car elle mourait de faim. Ensuite, on se rendrait à la maison
-de l’Inceste.
-
-Sur les trois heures, ils en sortaient désillusionnés. Ils n’avaient
-trouvé là qu’un idiot qui ressemblait maintenant à tous les idiots du
-monde, et qui n’était pas très différent, en somme, de quelques-unes
-de nos gloires sociales qui circulent avantagées du respect de leurs
-congénères. Il se tenait avec plus de simplicité, voilà tout. Il était
-bossu, c’est vrai, mais Ésope, Scarron et le maréchal de Luxembourg,
-étaient bossus, eux aussi. Maintenant, il ne bavait plus; il portait
-une blouse nette, exempte de toutes maculatures et, dans son extérieur,
-il était certes bien plus reluisant et moins oléagineux que cette Babel
-d’acarus qu’on a pris l’habitude d’appeler Drumont dans les rédactions
-du boulevard. Quant à son parler, désormais mesuré et suffisamment
-articulé, il aurait été difficile de le différencier de celui de
-Monsieur Bertillon, par exemple. Contrairement à celui-ci, même, il
-ne maniait ni kustch, ni chaîne imbriquée, et ne taquinait nullement
-le mécanisme d’un _appareil destiné à projeter en l’air les mots d’un
-bordereau_ quelconque. Il était encore goîtreux, c’est vrai; mais,
-après tout, l’humanité n’est pas bien sûre qu’il soit moins avantageux
-de porter un goître au cou que d’y porter la Toison d’or, la croix
-de grand-officier, ou des scapulaires. Il n’y a que des affirmations
-dogmatiques là-dessus et aucune dialectique nettement déterminante.
-Cette tétine flasque, appendue à sa glotte, lui avait été dispensée
-par la Nature avec la même inconséquence qu’à d’autres fut dispensé
-le talent; et le malheureux, à l’encontre de beaucoup parmi ces
-derniers, n’en faisait aucun usage désavantageux pour ses semblables.
-Cet ornement étant tout à fait inoffensif, il ne pouvait pas s’en
-servir pour idiotifier le voisin, ce qui est à considérer et suffirait
-à le placer—aux yeux des sages qui se plaisent à analyser et à
-raisonner—bien au-dessus de ceux qu’on appelle couramment les brillants
-orateurs ou les grands écrivains. Au surplus, circonstance adventice
-mais digne d’être retenue, ce goître l’avait préservé, lui, le pauvre,
-du _farcin_ de l’orgueil, du _charbon_ de la vanité ou de la _morve_ de
-suffisance dont sont atteints la plupart de ses collègues en humanité,
-lorsqu’ils peuvent se réclamer d’un profil potable, de leur compte
-réglementaire de membres, d’un suffisant capillaire, d’une certaine
-habileté dans le discours ou l’écriture, ou bien encore lorsque le
-monde a décrété qu’ils étaient détenteurs d’une pseudo-intelligence
-capable de retenir et de leur faire réciter, sans défaillance, tous les
-versets du Psautier de sottise ânonné en commun.
-
-La sœur, elle aussi, était d’une simplicité à dérouter les moins
-exigeants. Un bonnet de linge sommait les cannelures de sa coiffure à
-la catalane, et sa jupe de cotonnade à stries grisâtres se gonflait
-sous l’emphase naissante d’une maternité héroïquement consentie. Elle
-paraissait être tout à fait ignorante de l’attitude qu’aurait pu lui
-imposer la littérature après une si magnifique abnégation de soi.
-Elle ne s’éployait pas en des récitatifs à l’Iphigénie, n’avait point
-connaissance des poses adéquates à tout emploi d’héroïne. Sans doute,
-elle était sans culture, car sans cela il aurait été difficile de
-comprendre pourquoi elle ne se hâtait pas de traduire son âme et de se
-raconter en des discours indéfinis, comme l’enseignent l’esthétique
-grecque et sa puînée, la psychologie contemporaine. Elle n’accusait la
-Fatalité, ni le Destin, et pourtant si, comme la fille de Clytemnestre
-et d’Agamemnon, chantée par Euripide, elle n’avait pas sauvé sa patrie,
-en apaisant la colère des dieux par sa propre mort, elle avait, en
-s’immolant, apaisé, pour son frère, le Sexe exaspéré, divinité bien
-autrement redoutable et douée d’une bien autre existence que celles de
-l’Hellas.
-
-Médéric Boutorgne traduisit, d’un mode lapidaire, la déception de la
-petite bande:
-
-—C’est une brute; elle ne comprend même pas la beauté de son acte!...
-
-Puis, comme il était sans intérêt, après tout, de considérer plus
-longtemps cette grande brune dans ses allées et venues, que ne
-rehaussait aucune glose saugrenue; comme cette sœur sublime n’éprouvait
-nullement, devant les étrangers, le besoin de définir sa _psyché_, et
-se contentait de vaquer en toute placidité aux soins du ménage, tous
-sortirent de la petite pièce, à la queue leu leu.
-
-Siemans, qui venait le dernier, n’était pas dehors que, tout à coup,
-Cyrille Esghourde, les bras écartés, se mettait soudainement à plonger,
-la tête en bas, en une sorte de frénésie, ployant plusieurs fois son
-petit buste à la charnière de ses reins, tout comme s’il manœuvrait à
-l’improviste une invisible pompe à bras.
-
-—Cher maître... cher maître... vous ici... râlait-il d’une haleine
-violentée par l’émotion, et la gorge strangulée par une crise
-inattendue de suffoquant respect.
-
-Il paraissait positivement vouloir disparaître sous terre, rasait le
-sol de son corps quasi-horizontal, offrant, sans doute, à l’inconnu,
-son dos à fouler, tel un eunuque à l’apparition du Padischah.
-
-Un _cher maître_ érigeait, en effet, son auguste personne dans l’entour
-immédiat. Et la Truphot dut accourir pour soutenir aux aisselles
-_l’embasicœte_ qui menaçait de verser dans une syncope de ravissement.
-
-Le bonze, surgi comme par miracle, était Georges Sirbach, auteur du
-_Golgotha_, du _Labyrinthe des tortures_, des _Mémoires d’une cuvette_
-et de dix autres livres tout aussi retentissants. Ce jour-là, il était
-accompagné de son ami, le célèbre docteur Zagolbus chargé de lui
-définir le cas du goîtreux au point de vue médical, et de déverser
-sur la chose le plus possible de substantifs grecs et de termes
-scientifiques. Car Georges Sirbach avait l’intention d’introduire, si
-possible, cette péripétie dans son livre, alors sur le chantier, _Les
-quarante-deux jours d’un épileptique_, dont l’action se déroulait à
-Bagnères-de-Bigorre.
-
-Georges Sirbach, qui manœuvrait dans la Prose actuelle les grandes
-orgues de la Désespérance et fouillait l’anatomie sociale du scalpel
-crissant de l’ironie, était entré jadis dans la Lice contemporaine
-revêtu de l’armure niellée de deuil, du noir gorgerin larmé d’argent,
-d’un Samnite, d’un Andabate du Nihilisme.
-
-Dès ses premiers heurts d’armes, la notoriété, en bonne fille soumise
-qu’elle est, désireuse cette fois de varier un peu ses _passes_, était
-venue s’offrir à lui, attirée par sa rancœur douloureuse de mâle
-désabusé. Jusqu’à trente ans passés, son humeur de révolté littéraire
-qui menait le rude assaut de la Raison victorieuse sur l’imbécile
-Espérance ne s’était donc point ralentie. Quasi seul, parmi la presse à
-grand tirage, il avait noblement combattu le Béhémot de l’hypocrisie,
-la Tarasque bourgeoise avec des ruses et des rages de gladiateur que
-la victoire de son escrime, enfin imposée, récompensait, du reste, à
-l’issue de chaque tournoi. Et Georges Sirbach avait bénéficié, lui,
-de ce fait miraculeux: du haut de la loge impériale où, entouré des
-_Augustans_ de la critique, trône l’Opinion—plus cruelle et plus abêtie
-que les Césars romains—le don de la vie lui avait été fait, la grâce
-de ne pas mourir de faim, comme tous ceux qui luttent pour les idées
-libres et sont vaincus d’avance, lui avait été octroyée, royalement,
-dans le hourvari des buccinateurs sonnant la fanfare du succès.
-_Plaudite Cives!_
-
-Désireux d’entériner au plus vite cette gloire nouvelle, le photographe
-des _grands hommes chez eux_ s’était voituré alors jusqu’à son
-domicile. Et c’est à partir de cette minute qu’il prit place aux
-étalages de la rue de Rivoli, entre le dernier cliché de Pierre Loti
-ayant revêtu le burnous d’Abd-El-Kader pour recevoir _son frère Yves_,
-et celui de Rigo avec toutes ses bagues. Dans le fond d’un cabinet de
-travail vert-pomme, Georges Sirbach accotait à la cheminée une élégance
-de patron boyaudier élégiaque et, du mieux qu’il le pouvait, informait
-les populations, qu’en haine du lieu commun, il portait à droite. Dès
-lors, devant la consommation exagérée que Paris, les Amériques et les
-petits théâtres firent de cet alléchant portrait—auquel, sans doute,
-il dut son destin,—Georges Sirbach put se convaincre qu’il était, sans
-conteste, l’heureux _manager_ d’une âme capable d’affronter les plus
-hauts sommets de l’altruisme. Il décida, soudainement, que, phénomène
-unique dans l’Epoque, il offrirait, aux masses éberluées, le surprenant
-exemple d’un homme qui vit et réalise enfin l’Esthétique dont il est
-le _Barnum_. Il n’y avait pas à dire, il se sentait incapable de
-différer plus longtemps le soin d’être à lui tout seul un Apostolat ou
-quelque chose comme un Mètre unique, un inconcevable Régulateur auquel
-pourraient se rapporter et se régler toutes les palpitations généreuses
-de ses concitoyens. Tolstoï, justement, venait d’écrire _Résurrection_,
-où il exposait les différents stades d’une intelligence et d’un cœur
-qui se libèrent peu à peu des liens infâmes dans lesquels la mensongère
-civilisation, en son œuvre de mort, les avait bandelettés. Tolstoï
-venait d’offrir au monde le symbole admirable du prince Nekludoff
-s’efforçant de racheter, du plus profond de sa gangrène, la Maslowa;
-rénovant, par l’offre de son nom, celle qui était devenue l’immonde
-fille de joie et avait été précipitée, de gouffre en gouffre, par le
-seul maléfice d’un de ses baisers de satisfait, jusque dans le puisard
-sans fond de l’hébétude et de l’amour vénal. Le patricien, _redevenu un
-homme_, accourait pour exhumer la malheureuse de la prison-léproserie,
-du cul-de-basse-fosse où la Justice parque les Réprouvés, et dans
-lequel elle avait été jetée au milieu des cris de rage impuissants,
-des hurlements à la mort des maudits, des vomissements de l’alcool
-et des propos abjects coulant comme une dyssenterie effroyable de la
-bouche des prostituées—cantique d’horreur et d’épouvante qui s’élève
-chaque jour des entrailles profondes, des ergastules de la Société pour
-chanter sa propre gloire. Eh bien! Georges Sirbach s’était déterminé à
-épouser, lui aussi, une pierreuse, à racheter, à son tour, une Maslowa,
-à procéder, en public, à une personnelle _Résurrection_. Seulement, la
-prostituée que Georges Sirbach avait épousée possédait trois cent mille
-livres de rentes acquises par une pratique et un sens judicieux du
-putanat portés aux dernières limites du savoir-faire.
-
-Et pour cet homme, vous entendez bien, le monde n’avait jamais été que
-sourires; jamais il n’avait souffert de la famine; jamais il n’avait
-succombé sous l’hallali des huissiers!
-
-Mais vous croyez, peut-être,—tant la chose vous semble hypertrophiée
-d’énormité, si on peut ainsi s’exprimer—que le glorieux _prosifère_,
-en agissant ainsi, avait un but caché, en puissance de le faire
-absoudre postérieurement. Vous conjecturez, peut-être, que ce n’était
-là qu’un défi truculent jeté à l’odieuse civilisation, et qu’il avait
-l’intention, par la suite, de retourner cet Alaska réalisé, ce Klondike
-épousé, venu du prostibule bourgeois, contre la Bourgeoisie elle-même.
-
-Vous pensez, sans doute, qu’il employa ce claim, dont les sables
-aurifères avaient été lavés, pendant vingt-cinq années, au tamis d’une
-cuvette sensationnelle, à frêter des révoltés, par exemple, à noliser,
-lui aussi, des justiciers qui devaient se conformer à ses écritures,
-combattre des exacteurs dans le vieux monde; vous présumez qu’il poussa
-contre le flanc de l’esquif social, plein de pirates en frairie et
-d’esclaves affamés, une torpille quelconque. Vous ne doutez pas qu’il
-s’efforça de laver cet or infâme de sa souillure originelle, et qu’il
-lui affecta un emploi généreux. Vous êtes convaincu, puisque vous
-n’avez jamais ouï parler du bruit fait par un de ces comportements
-tragiques, que Georges Sirbach, répugnant à cette outrance dans l’acte,
-se décida à donner plus prosaïquement ses millions aux pauvres, qu’il
-fonda une œuvre enfin, non pour qu’il fût parlé de lui tous les ans
-comme du fienteux Montyon, mais pour sauver de l’inanition et de la
-mort une partie de ceux qui s’en vont hululant la faim et le désespoir.
-Vous gifleriez, sans hésiter, comme tenant des propos attentatoires à
-la dignité de toute l’humanité, le Monsieur qui affirmerait, devant
-vous, que ce Pactole, produit par le stupre sordide, n’a pas servi à
-consoler des filles-mères, des parias de naissance, des bâtards, tous
-ceux que la lâcheté du mâle, après l’amour, condamne aux supplices
-de la misère et de la solitude. Eh bien! vous auriez tort, car si
-vous croyez cela c’est que vous accordez encore une importance, une
-valeur quelconque, à tout ce que peuvent écrire ou proférer les
-hommes notoires quand ils parlent de Pitié ou de Justice. C’est que
-devant les gens chargés d’honneurs, vous n’avez jamais, en vous-même,
-proféré cette parole de vérité sociale: _Pour t’élever si haut, tu
-as dû descendre bien bas._ C’est que, toute votre vie, vous serez
-dupe des pitres, des histrions, des paillasses, des grimaciers, des
-queues-rouges, des joueurs de tympanon, des porteurs de cymbalum,
-des sonneurs de tuba, des Paraclet, des Truculor, des Sirbach, des
-phénomènes de tout ordre qui, sur les tréteaux de la célébrité, se
-disloquent, bondissent, ruent, vocifèrent, en des cabrioles, des
-contorsions éperdues, tirent la langue, soufflent du feu, mangent
-du verre pilé, pour retenir le public devant la _banque_, devant
-_l’entresort_, et l’opérer de son argent, de son intelligence ou de sa
-vaillantise, avec des mots magiques plein la bouche et de la poudrette
-plein l’âme.
-
-Liberté! Justice! Droit! Honneur! Civilisation! Socialisme! Anarchie!
-les vocables divins crépitent, fulgurent, flamboient, comme un orage
-des tropiques, le Sinaï s’embrase, la nue s’entr’ouvre et les _grands
-hommes_ passent le licou, font les poches ou le bulletin de vote à la
-clientèle pâmée qui s’est hissée sur le _Plateau_.
-
-Non, Georges Sirbach ne versa pas dans cette épilepsie philanthropique.
-Il n’était pas jeune à ce point. _Les affaires sont les affaires._
-Il employa avec beaucoup plus d’à propos la dot de la prostituée à
-jouir abjectement de tous les profits bourgeois que donne l’argent. Il
-barbota à pleins ailerons dans le purin du bien-être, et s’ébattit,
-toutes squames dilatées, dans les fanges de la somptuosité. Mais un
-souci le lancinait: celui de placer sa _respectabilité_ à l’abri de
-toutes les randonnées de la malveillance. Il fit donc râfler, chez
-les marchands, les antérieures photographies de sa femme, où, dans
-l’exercice de sa profession précédente, elle était représentée,
-décolletée jusqu’aux orteils—ce qui avait eu longtemps pour résultat de
-faire rater le bachot à nombre de rhétoriciens auxquels la remembrance
-de cette subjugante plastique, entrevue un jour de flane, faisait
-déserter Cicéron pour les endroits solitaires.
-
-Georges Sirbach, néanmoins, déféra à l’opinion dans une certaine
-mesure. Il se retira de Paris, mouilla dans le petit hâvre d’une
-localité de la grande banlieue, et, après avoir chaussé les pantoufles
-de remploi, les pantoufles de tapisserie ornementées d’un cœur percé
-d’une flèche, il y passa quelques années à ne plus exhiber sa personne
-dans les lieux publics. Mais il continua farouchement à collaborer
-aux gazettes, où il fit paraître, comme par le passé, des chroniques
-de désenchantement amer, des écrits stigmatisant sans répit les
-scélérats de la finance, les forbans de la réaction, les flibustiers de
-l’industrie, les rufians des lettres et les malfaiteurs sociaux de tout
-acabit. Et le procédé était bon. Quand la clientèle révolutionnaire
-entend quelqu’un hurler aux chausses des bandits, elle ne prend jamais
-la peine de discuter l’aloi de son indignation; elle oublie de regarder
-ses mains pour s’assurer qu’elles sont sans souillures; elle oublie
-de lui crier: d’où viens-tu, qu’as-tu fait, toi qui nous parles de
-Justice, et de Vertu? Elle le sacre du coup «une belle âme». Jamais
-elle ne lui demandera si son passé est vierge de tout forfait, si
-son corps ou son âme sont exempts de toute prostitution. Non, il lui
-suffit, pour l’instaurer honnête homme, qu’il serve ses passions du
-moment. C’est ce qui fait qu’elle a été si souvent vendue à l’ennemi
-et le sera toujours. En possession de cette évidence, Georges Sirbach
-avait intelligemment décidé de ne point briser ses armes premières,
-mais bien d’exagérer son mode initial de combat. Il avait compris
-qu’il était pour lui sans profit majeur, d’aller grossir le nombre des
-champions rétrogrades en luttant, à son tour, pour la défense de la
-Religion, de la Famille et du Capital. Ces trois hypostases du monde
-bourgeois régnaient, chez lui, respectées, enviées et indestructibles;
-la suprême habileté consistait donc à paraître vouloir les démolir
-dans la société. Et il s’y employa en toute ardeur. Chaque fois que,
-dans un recoin du canapé, dans un repli du divan, il trouvait un bouton
-de culotte qui n’était pas à lui, un poil de... barbe oublié là depuis
-des années, il vitupérait le mariage, jetait l’anathème à l’argent,
-exaltait l’union libre et désintéressée. Aussi, après deux ou trois
-campagnes, sa copie se mit à atteindre des prix fabuleux. Toute la
-Critique fut d’accord, un jour, pour l’arbitrer, comme le plus grand
-ironiste, le plus parfait satirique des temps contemporains.
-
- _Quis cœlum terris non misceat et mare cœlo,_
- _Si fur displiceat Verri, homicida Miloni_, etc..
-
-_Qui, dans son indignation, ne serait tenté de confondre ciel et terre,
-si Verrès condamnait le brigand, et Milon l’homicide? si Clodius
-dénonçait les adultères? Si Catilina accusait Céthégus_, etc.?.. Il
-n’y a que Juvénal pour verser dans une ire aussi enfantine à propos de
-pareilles misères. C’est ce que pensa Georges Sirbach en se restituant
-à Paris. On le vit acheter incontinent un hôtel avenue du Bois,
-acquérir une seigneurie en Seine-et-Marne, engorger ses antichambres
-d’une domesticité en culottes de panne et en boucles d’argent,
-instituer à l’égard de _Son Anarchisme_ un protocole dont rougiraient
-les chefs d’État. Et, à la suite d’avantageux traités passés avec les
-gazettes et les gros éditeurs, il continua à basculer un dévoiement
-de proses d’un subversisme sous-jacent, que surexcitait, cette fois,
-le laxatif d’une verve ragaillardie, le ricin d’un enthousiasme qui
-n’a plus à craindre désormais d’être licencié par les directeurs de
-journaux, au lendemain de quelque éclat. Puis, comme l’importance
-de ses comptes de dépôt dans les banques le mettait, pour la vie, à
-l’abri de toute mésaventure, et que, puissance sociale, il en imposait
-à son tour aux autres puissances sociales, et n’avait point ainsi à
-redouter les lois scélérates, son courage ne connut point de bornes. Il
-se mit à charger à boulets rouges la couleuvrine du roman-pamphlet, la
-caronade de la pièce à thèse, préconisant la _reprise individuelle_ et
-le meurtre politique, tirant sans défaillance, en pointeur inviolable,
-sur la Propriété, la Famille et le Capital, collaborant à ses moments
-perdus au _Régicide_, petite feuille qui vécut quelques mois, juste le
-temps de faire coffrer ses rédacteurs, et de les faire impliquer dans
-le fameux procès des Trente, hormis lui, naturellement.
-
-L’argent va à l’argent, chacun sait ça, mais plus il est infâme, plus
-il radie un magnétisme attractif qui aimante vers lui les filons
-monétaires en désarroi. L’or appelle l’or, comme le dépotoir les
-déjections éparses: c’est pourquoi, juste en ce moment, Georges Sirbach
-s’enrichit d’une hoirie nouvelle.
-
-Un littérateur célèbre, qui, associé à son frère mort avant lui,
-avait exploité pendant vingt-cinq années une marque de fabrique cotée
-très haut à la Bourse du succès, venait de trépasser, à son tour.
-Les derniers jours de ce grand écrivain avaient été pénibles. Dès la
-disparition de son puîné, il avait commis une lourde faute: celle
-de s’acharner à vivre pour démontrer inconsidérément, mais de façon
-définitive, que ce n’était point lui qui détenait le talent de la
-rubrique commune. A partir de cette époque, en effet, nulle œuvre
-recevable n’avait succédé à la série des livres documentés élaborés
-en commun. Et on avait vu le malheureux, désireux de faire figure
-malgré tout, s’acharner, sous prétexte de _Mémoires_, à colliger les
-notes de son blanchisseur, les ragots de son perruquier, les mots
-de sa ventouseuse, les puériles anecdotes qui avaient trait à son
-existence de vieux garçon solennisant les moindres événements de son
-privé, de sa vie de célibataire égotiste qui ne peut pas se résigner à
-n’être plus une vedette sensationnelle. Tombé dans le bric-à-brac et
-la frénésie du bibelot, il encombrait la presse de ses commentaires
-sur le XVIII^e siècle qu’il avait presque réussi à faire haïr, allant,
-dans son impuissance de raté enrichi, de l’exégèse de la Guimard, par
-exemple, à celle du Japonais Outamaro; roulé d’ailleurs par tous les
-juifs de Paris qui tenaient emporium de curiosités. Couramment, on lui
-vendait, à des prix fabuleux, pour des Boulle ou des Riesener, tous les
-similis fabriqués rue Traversière ou rue Amelot. Il se ruinait pour
-acquérir des laques et des cloisonnés que le bazar de l’Hôtel-de-Ville
-entrepose d’habitude. C’était un alarmant échantillon du gendelettre
-célèbre retourné à l’enfance qui, à l’instar des catins périmées, ne
-peut pas consentir à s’effacer, à disparaître, et, la figure maquillée
-et rechampie, s’en vient faire la fenêtre, aux heures du soir, pour
-raccrocher encore le client, le lecteur, avec des grimaces séniles et
-les minauderies de ses fanons pendants.
-
-Pendant dix années, chaque dimanche, il avait réuni dans son grenier
-d’Auteuil une basse-cour de littérateurs, qui picoraient autour de
-lui, avec des gloussements d’aise, les rogatons et les vieux détritus
-d’une conversation de fossile inane et prétentieux. Depuis longtemps
-déjà, il projetait de ne point décéder sans s’être, au préalable,
-confectionné un trépas plein d’inattendu, qui longtemps encore—à défaut
-d’autre chose—assurerait à son nom la voluptueuse publicité. Comme
-bien vous pensez, il ne pouvait se dissoudre à l’instar d’un simple
-mortel; il ne pouvait être récupéré par le néant sans tapage prolongé.
-Par testament, il décida donc la création d’une Académie libre, dite
-_Académie Goncourt_, devant faire pièce aux Coupolards de l’Institut et
-perpétuer ainsi, à travers les âges, sa mémoire auguste de Gonfalonier
-littéraire. Pareil à une vieille fille asthmatique et onaniste qui, en
-mourant, laisse toute sa fortune à ses chats ou à ses serins favoris,
-il légua tout son avoir—soit 6.000 francs de rente pour chacun—à
-ceux qui avaient assisté sa vieillesse d’une oreille longanime et de
-caresses intéressées.
-
-«Il restitua à la Nature la forme que celle-ci lui avait prêtée»,
-comme dit Bossuet, juste au moment où son œuvre allait être enfin
-glorieusement couronnée. Il avait, en effet, passé les trois dernières
-années de sa vie dans les cabinets de chalcographie, afin de doter ses
-futurs académiciens d’un costume qui leur assurerait le respect des
-foules et contrebalancerait celui des quarante vieillards de la Sainte
-Périnne des lettres. Ses légataires, on s’en doute, étaient décidés
-à accepter n’importe quel déguisement, n’importe quel chienlit, pour
-encaisser la monnaie. Longtemps, il hésita entre un bonnet de talapoin,
-des babouches à pointe recourbée, une robe de mandarin en soie violette
-adornée de dragons griffus, de flamants roses, ou de fleurs de lotus,
-et l’habit de cour du Régent. La question de l’épée l’angoissait
-aussi. Il mourut comme il venait de donner enfin la préférence à la
-longue canne de jade des lettrés du Nippon sur la brette en verrouil
-du XVIII^e siècle. Mais le Destin ne s’était pas trop acharné sur cet
-homme. Il avait eu le temps de fixer le protocole de réception des
-futurs récipiendaires!
-
-Georges Sirbach fut naturellement un de ses élus. Et sur le champ, en
-égard à cette conjoncture, la compassion de ce dernier pour la détresse
-humaine devint surprenante et démesurée. Douillettement embossé
-dans la citadelle imprenable de sa fortune, qui, malgré le succès
-de ses proses, sentait toujours le bidet mal essuyé et le périnée
-effervescent, coulant, lui, des jours exempts de deuil et de tristesse,
-cela dans un faste renouvelé des collecteurs d’impôts de l’ancien
-régime, il dénonça sans faiblir les puissants et les satisfaits à la
-vindicte des meurt-de-faim. Tout en détachant ses coupons et en signant
-l’ordre d’expulsion de ses locataires impécunieux, il écrivit ceci, un
-jour de l’an dernier: _Ah! elle est bien trop lâche la misère pour oser
-brandir le poignard et secouer la torche sur la joie des heureux!_
-
-Il faut être impartial et ne rien celer de ce qui peut être à la
-décharge de ce Révolté. Georges Sirbach, contrairement à Truculor,
-avait réussi à inoculer à sa femme l’amour rédempteur de la vérité.
-Lors d’un procès célèbre, qui se déroula en août-septembre 1899,
-la conjointe, désireuse d’égaler son mari, accourut bellement à la
-rescousse de la civilisation en péril. Et tous les lecteurs d’un
-journal, _Le Crépuscule_, qui tirait alors à 100,000, purent savourer
-un article étançonné de son parafe, où elle exhortait les _Dames de..
-France_ à s’unir, dans un effort final, pour faire triompher le Droit
-et la Justice[3].
-
-A la suite de cette tartine, les leçons de syntaxe furent très
-demandées dans le Marbeuf, les beuglants et parmi ces dames des
-Music-Halls. Nulle parmi les filles galantes n’ignorait plus qu’avec
-des michés rémunérateurs, quelque sagacité dans l’élimination des
-amateurs contaminés—ce qui permettrait d’atteindre la cinquantaine—et
-surtout beaucoup d’acharnement à pratiquer l’entôlage pour amasser
-la forte dot, après s’être payé sur le tard, au sortir de la maison
-chaude, un petit homme dans la littérature, on pouvait espérer
-collaborer aux journaux répandus et apporter sa contribution à
-l’Ethique contemporaine.
-
-C’est ainsi que se manifeste dans toute son ampleur la réconfortante
-équité, qu’à la moindre occasion, fait paraître notre Époque. La
-République ayant pour toujours supprimé le pouvoir césarien, ces dames
-ont abdiqué l’espoir d’épouser un Empereur, comme la Beauharnais ou
-la Montijo, et de gouverner ainsi notre pays. Mais les mœurs eussent
-été sans excuse de leur interdire l’hyménée avec les gens célèbres
-et de les empêcher de régenter, dans la mesure de leur savoir,
-l’intelligence du public. On ne voit pas pourquoi le _Dispensaire_
-ou le _Joubert_ n’épouserait pas dans les Académies, n’écrirait pas
-dans les gazettes, alors que Madame Adam, Mademoiselle Lucie Faure ou
-la princesse Mathilde, par exemple, tinrent boutique d’esprit et ont
-accaparé l’industrie spéciale qui consiste à muer en immortels des
-Costa de Beauregard, des Faguet ou autres Thureau-Dangin. Il serait par
-trop imprudent, on le conçoit, de décourager toute une caste, pleine
-de bon vouloir, qui contribue au lustre et à l’éclat de notre patrie,
-maintient hors de pair, dans le monde entier, la réputation de nos
-lupanars, et fait accourir les étrangers, bien plus que si Descartes,
-Pascal, Auguste Comte et Renan, ressuscités à point pour embêter M.
-Izoulet, se donnaient la répartie, en public, au Café Napolitain.
-
-Qu’on ne nous oppose pas qu’il est malséant et incivil de contrister
-les filles publiques retirées des affaires après fortune faite, pour la
-raison, qu’en somme, ce sont des femmes. Nous nous faisons gloire, tant
-est grande notre aberration, de ne point déférer à la morale sociale
-quand elle promulgue qu’un homme qui se vend peut conférer l’honneur à
-la femme qui l’achète. Ah! s’il s’agissait d’une pauvre et lamentable
-pierreuse de la rue, certes il faudrait trouver des mots qui seraient
-plus doux que des caresses de mère, des vocables qui seraient un opium,
-un baume, un dictame de réconfort, pour panser les blessures que la
-Vie et la Société ont faites à cette douloureuse. Mais que dire de la
-catin enrichie qui, toute sa jeunesse, besogna, se troussa, encaissa la
-semence des snobs, mit son sexe à l’encan, pour fréquenter les Caisses
-d’Épargne et, une fois l’âge mûr, rentrer dans le giron des classes
-respectées! Pour celle-là, il faudrait inventer des flagellations de
-feu, des knouts dont les lanières seraient des éclairs déchaînés, un
-bûcher fait de bouse de vache d’où sa graisse immonde, sous la flamme
-justicière, ruissellerait sans que jamais la mort secourable pût mettre
-fin à son agonie. Oui, la carrière de l’Hétaïre est belle, quand fille
-du peuple, chair à salacité, elle sème autour d’elle, pour venger
-sa classe, et le deuil et la ruine et la folie et la mort; quand,
-insatiable et farouche, dans une révolte superbe, elle broie les riches
-pour venger les siens asservis. Et si les plèbes étaient intelligentes,
-elles ne procréeraient des filles que dans le but unique de ravager
-avec elles, comme avec des brûlots, la Société qui les écrase. Mais
-l’autre, l’autre prostituée, qui, soumise, entasse les proies et les
-rapines, thésaurise et vend l’amour à faux poids pour, plus tard,
-acquérir de la _considération_, ébaubir son époque du reluisant de
-l’homme qu’elle s’est payé! Dans quel lointain continent d’immondices
-faudrait-il l’enfouir vive, celle-là, afin que sa puanteur ne vînt pas
-asphyxier les gens propres!...
-
-Comme l’histoire des délectables jours que nous vivons est tissée
-d’une trame subtile d’événements paradoxaux, une réconciliation
-touchante venait d’épuiser d’un seul coup le stock d’attendrissement
-que détenaient encore le boulevard et le monde des lettres. Georges
-Sirbach faisait sa paix avec Abraham Méderheyer, juif jusque-là sans
-précédent dans l’infamie et la putridité. Ce tenancier de journal
-mondain, commensal et usurier de la plus haute aristocratie française,
-ne pouvait être comparé qu’à ce pou de bois qui s’accroche par grappes
-aux oreilles des chiens, au _tiquet_ dont parle Toussenel, à qui la
-nature a refusé un orifice anal et qu’elle condamne à s’engraisser, à
-se gonfler de ses propres excréments _jusqu’à ce qu’il en crève_. A
-Rennes, toujours en août 1899, l’auteur du _Labyrinthe des tortures_
-avait flanqué une torgnole célèbre à ce copronyme de Ghetto, à cet
-insecte scatophage, qui, en son papier, butinait, comme du bran, la
-mentalité de l’_Armorial_. En l’heure présente, Abraham Méderheyer
-avait récupéré les bonnes grâces de Georges Sirbach en promettant, sans
-doute, de présenter Madame à la duchesse d’Uzès et de lui faciliter
-l’accès de quelques salons où régnaient les bonnes façons et non plus
-la _sous-maîtresse_. Et l’auteur _du Golgotha_, sollicité par l’éditeur
-d’un illustré, d’un pamphlet hebdomadaire, de placer le juif dans
-une galerie de _Têtes de Turcs_, qui devait paraître prochainement
-sous sa signature, s’y était énergiquement refusé, en poussant des
-glapissements d’effroi. Même, il avait proposé de résilier la commande,
-plutôt que de verser dans un aussi effroyable sacrilège.
-
-Avant d’entrer dans le journalisme, Méderheyer avait tenu la
-comptabilité des coucheries chez une catin du second Empire, nettoyant
-les démêloirs, épongeant le petit meuble, déjouant à l’avance, par
-l’acuité de son odorat, les entreprises des clients gratinés de
-calomel ou voués à l’iodure, cirant les bottines et aidant les vieux
-messieurs à se mettre au lit. Il se portait garant auprès des amateurs
-que sa patronne était sans gonocoques. Abraham et le _prosifère_
-se rejoignaient donc sur le tard de la vie, dans une conjonction
-touchante, après des dissensions et des pugilats qui ne pouvaient,
-dorénavant, qu’exagérer la saveur de l’amitié finale. L’un avait débuté
-comme _secrétaire_; l’autre finissait comme _mar... i_.
-
-Quelques individus doués de longévité indiscrète, des macrobes
-persévérants qu’on rencontrait encore, de cinq à sept sur l’asphalte,
-s’autorisaient au passage de chacun d’eux à d’affligeantes remarques.
-
-—Abraham faisait les poches quand on était couché; ses doigts crochus
-déchiraient toutes les doublures, proférait l’un.
-
-—Georges a une bien belle pelisse, aujourd’hui; _c’est la mienne_.
-Madame, jadis, me l’a fait laisser en gage, un matin de 69, que je
-n’avais pas la coupure de 25 louis pour le dessous du chandelier,
-ajoutait l’autre.
-
- * * * * *
-
-Chose surprenante, la Morale éternelle, la Loi inflexible qui
-ordonnance la conscience des justes, l’infrangible apanage de la
-dignité humaine, que cet homme avait bafoués, tiraient de lui une
-implacable vengeance. Dans ses œuvres, les lamentations du supplicié
-qu’il était, malgré sa fortune, s’orchestraient sourdement. Le Rut dont
-il s’était enrichi lui avait déclaré une vendetta farouche, et on en
-pouvait démêler à travers ses livres toutes les cérébrales péripéties.
-La lancination continuelle des souvenirs infâmes, l’impuissante
-furie contre le passé, avaient implanté dans son esprit d’analyste
-l’aiguillon rougi et barbelé d’une endémique _constupration_. Il avait
-dédié trois cents pages à la folie furieuse de la chair, entonné
-pendant tout un volume le Magnificat du Sadisme et, dans chacun de ses
-romans, il y avait un viol, le déchirement lamentable d’une enfant par
-un vieillard forcené. Sa littérature traduisait sa perpétuelle hypnose:
-il avait, par contraste, _la hantise de la virginité_, des vierges sur
-lesquelles, par rage, sans doute, il faisait s’acharner les démoniaques
-lubriques sortis de son imagination. Et une douleur terrible issait
-de ces pages, ruisselait de ces immondes amours: tout le martyre d’un
-être qui ne peut pas effacer ce qui est, toute l’angoisse d’un homme, à
-qui le Sexe, monstrueusement symbolisé, dans le tête-à-tête coutumier,
-offre et dérobe en même temps son mystère, la torture d’un malheureux
-usant ses ongles sur le sphynx de granit, ayant besoin de tout savoir
-pour se racheter devant soi-même, pour se trouver une excuse ou une
-joie peut-être, et qui, avec des désespoirs et des râles, s’acharne à
-faire l’impossible clinique de la Volupté!
-
- * * * * *
-
-On aurait pu l’ignorer et laisser à la carapace d’opprobre qui
-l’étreint et l’étouffe lentement le soin d’en faire justice si l’on
-ne s’était rappelé à temps qu’il souillait des idées nobles et leur
-faisait perdre peu à peu, en combattant pour elles, le pouvoir qu’elles
-gardent encore sur quelques âmes ingénues. Qu’il détaille les prouesses
-immuablement imbéciles et nous initie aux délectations cutanées des
-antropopithèques, des _amants_ contemporains, en mal d’amour; qu’il
-fasse panteler l’adultère sur le divan d’analyse de Paul Bourget;
-qu’il nous conte, s’il le veut, les sursauts, et nous montre les
-écumes de la viande bourgeoise travaillée par la fringale du Pouvoir
-ou des fornications; mais qu’il ne touche pas aux saintes formules
-de Pitié et de Réparation sociale. Nul n’a le droit de parler à la
-foule d’Équité et de Justice, si son pelage n’est pas d’une hermine
-impolluée. Le Chabanais n’a pas le droit de nous dire qu’il sait où
-se trouve la Vérité. Il faut trancher net, au bord de l’autel, d’un
-glaive sans miséricorde, la main breneuse de l’officiant putride qui
-prétend s’emparer du hanap, du calice miraculeux, où gît la liqueur
-de miséricorde, capable de délier, peut-être, le cœur des hommes
-du mensonge, de la férocité et de l’égoïsme. La première œuvre qui
-s’impose, avant la mise en route vers la Civilisation supérieure,
-consiste à arracher aux épaules des drôles, des rufians, des fourbes
-et des ophidiens à face humaine, les paillons fallacieux sous lesquels
-ils se plaisent à parader. Le seul labeur qui ne saurait être différé
-commande de les jeter à bas de leurs tréteaux, après leur avoir, au
-préalable, cassé les dents pour les marquer à jamais. Et la lumière
-ne sera réellement douce et consolante que lorsque les excrémentiels
-ne pourront plus la contaminer, lorsqu’il sera interdit aux putois de
-diriger le combat des lions, lorsqu’il sera interdit aux alligators de
-sortir de la vase pour pleurer sur le destin des hommes, lorsqu’il sera
-interdit aux garçons de prostibule d’étancher de leur tablier visqueux
-le sang qui rougit les flancs magnanimes de Prométhée!
-
-Souvenez-vous. Ce n’est pas une brute obtuse, ce n’est pas un
-nationaliste, ce n’est pas un être à l’entendement de bivalve, qui
-jamais n’a pu prendre conscience des pensers sereins, des étoiles
-magiques, plafonnant de leurs gemmes la mentalité humaine, que l’on
-évoque ici. C’est au contraire un écrivain compréhensif, qui savait ce
-qu’était l’honneur, puisqu’il signa jadis un article retentissant où il
-accusait les cabots de _déshonorer_ la vie, de _déshonorer_ la passion,
-de _déshonorer_ la mort.
-
-Aussi, quand cet homme-là parle de Mélancolie, de Désespérance et de
-Pessimisme, trois des plus nobles choses qu’il y ait sous le soleil,
-cela paraît aussi effroyablement douloureux et sacrilège que si l’on
-pouvait voir Flamidien s’emparer de la Simarre de Château-Thierry pour
-rendre la justice; que si l’on apprenait tout à coup que l’Arétin s’est
-introduit insidieusement dans le pourpoint de Roméo, et chante l’amour
-à sa place sous le balcon de Juliette!...
-
-Cyrille Esghourde était venu, en courant, quelques minutes après
-sa rencontre avec Georges Sirbach, informer la Truphot qu’il ne
-redescendrait pas avec elle à Bagnères-de-Luchon. Le cher maître
-condescendait à le tolérer en sa présence; il l’avait même invité à
-dîner. Et il énonça la chose d’une voix chevrotante d’émotion, avec un
-redressement orgueilleux de son profil busqué. Médéric Boutorgne sentit
-son âme distiller un fiel noir à la pensée que lui, un écrivain et un
-artiste aussi, ne bénéficiait pas de la même faveur, et que l’auteur du
-_Golgotha_ n’avait même pas daigné le remarquer. Une pensée néanmoins
-le consola. Après tout, il n’était pas à proprement parler ce qu’on
-pouvait appeler un confrère, puisqu’il n’avait point encore réalisé
-la veuve. Quand ce serait fait, quand, à son tour, il aurait un hôtel
-et un nombreux domestique, Georges Sirbach ne lui marquerait plus un
-pareil dédain. Qui l’empêcherait, d’ailleurs, de surenchérir sur lui et
-de l’extraordiner, s’il le voulait, par la virulence de ses théories
-libertaires? Si le journal qu’il était dans l’intention de fonder ne
-réussissait pas dans la réaction, après quelques transitions savantes,
-il en ferait, au bout d’un an ou deux, une feuille subversive. Une fois
-qu’il aurait été décoré, rien ne le retiendrait plus; il lui serait
-loisible de s’installer anarchiste et de jouer de mauvais tours au
-gouvernement. Cela serait d’ailleurs sans danger, puisqu’à l’instar de
-Georges Sirbach il aurait accédé au million.
-
-La vieille femme, quand Cyrille Esghourde eût tourné les talons, trouva
-la chose un peu mufle.
-
-—Nous plaquer comme ça!
-
-—Ce garçon-là ne saura jamais _ce qu’on doit aux femmes_; il faut en
-prendre son parti, expliqua Boutorgne, d’une voix réprobatrice. Et il
-proposa, en manière de conclusion, de rejoindre le guide et les mulets
-pour redescendre immédiatement.
-
-La Truphot, pourtant, depuis quelques minutes, donnait des signes
-évidents d’effervescence. La vue de l’ex-satyriaque, le sacrifice de
-la sœur, cette histoire, ces événements, où la chair exaspérée tenait
-le premier rôle, la râclaient, la ruginaient intérieurement. Ses joues
-flambaient maintenant à ces souvenirs sous une poussée d’incarnat; ses
-mèches grises, humides de la transsudation de son front, s’envolaient
-sous le tic de sa tête agitée par saccades nerveuses. Sa figure se
-plissait en myriades de petites rides, tel un ris de veau. Mais ce
-jour-là, le ferment qui la galvanisait toujours à la moindre occasion
-et ne devait s’éteindre qu’avec elle, l’avait mise en un tel désarroi,
-que sa plate laideur coutumière se haussait presque au tragique de
-la furie qui n’est pas sans beauté. Positivement, avec son torse
-maigre, ses bras trépidés de longs frissons qu’elle n’arrivait point
-à maîtriser, ses prunelles cerclées de fauve, ses épaules inquiètes
-et sursautantes, qui semblaient vouloir d’elles-mêmes rajuster une
-invisible nébride, elle ressemblait à quelque vieille ménade qui va se
-déchaîner. La fureur utérine était manifeste. Et ce fut Siemans qu’elle
-choisit, comme Agavé choisit Penthée, pour le déchirer sans doute.
-Stupéfait, Médéric Boutorgne les regarda filer sur l’auberge—sous le
-ridicule prétexte à lui donné d’y rechercher un porte-cartes égaré
-durant le cours du déjeuner.
-
-Resté seul, le gendelettre se sentit envahi par le découragement.
-D’amères pensées investirent son esprit, et il en scanda le deuil, les
-yeux vides et les tempes bourdonnantes, en frappant de son alpenstock
-les cailloux du chemin poudreux. Sa défaite était consommée. En cet
-instant encore, c’était le Belge que la veuve choisissait, c’était la
-brute qu’elle réquisitionnait en dédaignant la littérature représentée
-par sa personne. Entre un garçon boucher sentant le sang frais, et
-Spinoza, les doigts humides encore de l’encre qui traça l’_Ethique_,
-la Femme n’hésitera pas: elle choisira la brute: car le génie est sans
-emploi dans l’alcôve, se dit Boutorgne. Mais ce postulat n’arriva point
-à le consoler. Tous ses efforts précédents étaient perdus; tous les
-engrais avalés, tous les baisers vomiques, son duel même, ne comptaient
-pas au regard de l’ingrate Truphot. Il s’était dépensé en pure perte;
-elle ne l’épouserait jamais. Et lui, un homme de talent, devrait crever
-de faim dans son âge mûr, et n’aurait même pas la chance qu’avait eue
-ce Sirbach de lever un traversin rembourré de billets bleus. Pourtant
-il ne voulait pas perdre la partie sans avoir lutté désespérément.
-Nietzsche démontrait qu’on pouvait faire des miracles avec la volonté.
-Eh bien, s’il le fallait, dans sa lutte contre Siemans, il serait le
-_Surhomme_ qui ne recule devant rien. Une intelligence dressée aux
-meilleures méthodes, comme la sienne, ne devait jamais se courber sous
-l’autocratisme des faits. Son imagination susciterait des circonstances
-qui retourneraient l’état d’âme de la Truphot. On allait bien voir qui
-allait l’emporter de la destinée imbécile ou du Vouloir humain.
-
-Et Médéric Boutorgne, dans un grand coup de son bâton ferré qui fit
-décrire à un caillou inoffensif une trajectoire d’au moins vingt
-mètres, se confirma à lui-même cette détermination irrémédiable:
-éliminer le Belge coûte que coûte et s’il ne pouvait y réussir, se
-venger impitoyablement.
-
-
-
-
-XV
-
-
-C’était le seizième jour qu’ils passaient tous trois dans la petite
-villa isolée de la rue du Mont-Ventoux. Cyrille Esghourde était parti,
-s’expédiant en Espagne dès le lendemain même de l’excursion, sans
-être venu les voir, après leur avoir fait seulement porter quelques
-mots d’excuses par le chasseur du café _de la Bidassoa_. La maison
-ne comportait qu’un rez-de-chaussée assez élevé et un premier étage
-mansardé, de deux pièces seulement, dont une servait à la bonne.
-Cette servante était très drôle. Sa conversation, où fracassait un
-effroyable accent du Béarn, se composait uniquement de sentencieux
-aphorismes sur la cherté des légumes, l’impolitesse du garçon boucher
-et de reniflements... Ses fosses nasales, obturées, lui commandaient,
-à chaque minute, de placer son index sur sa narine gauche, et de faire
-entendre ainsi le cri du canard inquiet de sa lignée. La bâtisse
-s’enclavait dans un jardinet rechigné et poudreux qu’un autochtone,
-salarié par le propriétaire, venait, une fois par semaine, molester
-d’un rateau pessimiste et, au travers duquel, sans aucun résultat
-appréciable, d’ailleurs, il promenait un fallacieux arrosoir. Les
-boniments, la conversation des bourgeois qui, chaque année, louaient
-cet endroit, devaient avoir découragé toute tentative honnête de la
-végétation. Les roses de juin et les glaïeuls ingénus s’entêtaient à
-ne point éclore et, seuls, deux ou trois buissons hispides témoignaient
-d’un bon vouloir tenace qui leur faisait s’agripper au passage, de
-toutes leurs épines, aux vêtements des hôtes ou des fournisseurs.
-Trois chambres à coucher, en arrière de la salle à manger et d’un
-salon exigu, s’ouvraient sur le corridor pénombral du rez-de-chaussée,
-qui desservait également, tout au fond, la cuisine et le petit retiro
-placé là à point, semblait-il, par une trouvaille de l’architecte, pour
-condimenter les odeurs culinaires de ses remugles sournois.
-
-La Truphot et Siemans faisaient chambre à part, tout au moins en
-apparence. Accompagnée de ce dernier, la vieille femme filait
-ponctuellement, chaque matin, dès dix heures, à l’Établissement
-thermal pour y confier sa gorge aux appareils de fumigation ayant
-assumé la curatelle de la vétusté, du découragement et des végétations
-insolites, qui se permettent de ravager sans aucun respect le larynx
-des gens à leur aise, le larynx qui leur a été concédé par la nature
-pour proférer, leur vie durant, le plus de sottises possible. Elle en
-revenait vers midi pour déjeuner et repartir ensuite avec le Belge
-qui ne la quittait plus. La plupart du temps, Boutorgne restait seul,
-vaquait l’après-midi à travers la ville, désorienté et mélancolique.
-On ne l’invitait pas à faire de compagnie la moindre promenade. La
-Truphot paraissait même tenter tout le possible pour qu’il prît congé
-et filât sur Paris, de sa propre inspiration. Siemans qui, jusque-là
-avait montré un beau désintéressement et un parfait dédain de toutes
-ses tentatives de main-mise sur sa maîtresse sexagénaire, avait-il
-compris qu’à la longue il finirait peut-être par devenir dangereux?
-Ou bien la veuve avait-elle confessé que le gendelettre lui avait
-proposé, à Suresnes, de l’enlever pour aller vivre, tous deux, en
-Grèce, et s’y marier en justes noces? Toujours est-il que Siemans
-braquait parfois sur Boutorgne un regard où celui-ci pouvait démêler
-déjà la volonté manifeste de procéder à son évacuation, dès la première
-circonstance profitable. Et le _prosifère_ acharné sur Balzac, rué sur
-Beyle, ne trouvait toujours pas l’expédient pratique, la talentueuse
-machination, qui le débarrasserait de son rival. A l’heure actuelle, il
-feuilletait les bas feuilletonistes, les Montépin, les Jules Mary, les
-Decourcelle, les Malot. Si ceux-là ne donnaient rien, il compulserait
-Paul Bourget en désespoir de cause. Mais ce dernier ne s’occupait
-que des gens distingués, ne fournissait que le traquenard de salon.
-L’humanité ne commençait pour lui qu’aux personnes qui ont cent paires
-de bottines, comme Cazals. Penché sur les bidets armoriés, il révélait
-au public, avec des cris d’admiration, ce que la semence des gens
-du monde contient de principes supérieurs. Et puis, il exprimait en
-langage suisse des pensées de chef de rayon. C’était à croire qu’il
-faisait fabriquer ses romans chez Dufayel. Il était donc déraisonnable
-d’espérer qu’il eût entrevu comme possible l’existence d’une femme
-aussi démunie de particule que Madame Truphot, d’un homme comme lui
-qui s’habillait à la _Belle-Jardinière_, se chaussait chez _Raoul_ et
-pratiquait le rufianisme autre part que dans les salons du faubourg
-ou les _pince-choses_ de l’île de Puteaux. Seuls, les romanciers
-populaires lui seraient secourables, évidemment. Il y retournerait,
-les lirait ligne par ligne. Diable! il allait oublier Georges Ohnet,
-le plus fécond d’entre tous, celui dont les monceaux de volumes
-représentent dans la librairie contemporaine quelque chose comme la
-_Cordillère_ de la sottise.
-
-Il irait au plus tôt requérir à la bibliothèque municipale
-quelques-unes des _Batailles de la vie_. Puis il réquisitionnerait
-l’_Arriviste_, de Champsaur et _Sébastien Gouvès_, de Léon Daudet,
-ce morphinomane qui n’hésite pas à traîner dans les sentines du
-nationalisme le nom de son père, l’auteur de _Tartarin_. Qui sait,
-parmi les plus imbéciles on trouve quelquefois l’embryon d’une idée
-qui devient géniale dès qu’elle a été cultivée et mûrie dans la
-serre chaude d’un esprit averti, comme le sien, par exemple? Il n’y
-avait du reste plus à hésiter. Chaque soir, en effet, il demandait
-ostensiblement deux lampes à la petite servante renifleuse qui
-composait à elle seule tout le domestique; il ne manquait pas de
-faire savoir à la vieille qu’il se sentait dans une veine de travail
-extraordinaire, et que, bientôt, le manuscrit destiné à être signé
-par elle et lui serait presque charpenté. Eh bien! Madame Truphot ne
-bronchait pas; Madame Truphot ne manifestait aucun enthousiasme. Elle
-se contentait de hocher la tête plusieurs fois, d’un air maintenant
-détaché. Il avait eu beau faire donner les réserves, sortir de sa
-malle et lui exhiber une liasse de papiers de famille démontrant qu’il
-pourrait relever, quand il le voudrait, son marquisat créole, elle
-ne paraissait plus s’exciter sur la possibilité de s’administrer une
-particule, un génitif, dans un hyménée légitime. Que faire? que faire
-alors si son imagination ou les inventions des romanciers glorieux ne
-lui fournissaient pas la pratique péripétie qui le débarrasserait du
-Belge? Il ne pouvait pourtant pas, dans une excursion de montagne,
-le précipiter d’un coup de tête dans une crevasse. Son tempérament
-de civilisé et sa nature d’artiste protestaient d’avance contre la
-vulgaire brutalité d’une pareille détermination.
-
-Un matin, comme il sortait de sa chambre, les paupières violacées
-d’insomnie, Siemans, solennel et componctueux, l’arrêta par le bras.
-Il avait une allure inquiétante, un air de gravité insoupçonnable
-jusque-là en ce lourdaud empêtré. Et le gendelettre, un instant,
-redouta un discours de diplomate qui, avec mille et une précautions
-ou circonlocutions, avise un confrère que ses lettres de rappel sont
-sur le point d’être signées. Mais l’amant de la Truphot, sans doute,
-ne se sentit point à la hauteur d’une telle tactique; il dédaigna tout
-prolégomène et tout déploiement oratoire pour ne garder seulement que
-la gourme du plénipotentiaire et dire à l’autre:
-
-—Mon pauvre ami, nous partons à Pau dans huit jours et nous ne pouvons
-pas t’emmener. Madame Truphot demande ce qui te serait nécessaire pour
-gagner Paris.
-
-Atterré par ce coup du sort qui, bien qu’il s’y attendît un peu,
-tombait sur son crâne comme la masse d’un bélier tombe sur un pilotis,
-Boutorgne trépida un instant sur ses courtes jambes pendant que des
-flammèches de toutes couleurs dansaient devant ses yeux vagues.
-
-Néanmoins, avec crânerie, il vint se planter devant le Belge.
-
-—Alors c’est toi qui me chasses? questionna-t-il, sa poitrine en côte
-de melon gonflée d’une humeur belliqueuse.
-
-Siemans roulait un œil commisérateur, que gênait dans les coins un
-petit diaphragme de chassie matinale, et il évaluait Boutorgne en
-promenant avec insistance sur sa chétive personne un regard en zigzag,
-qui supputait un à un tous les ridicules plastiques du malheureux
-_matulu_.
-
-—Non, mon vieux, mais Madame Truphot a reçu des lettres anonymes, dans
-lesquelles ton rôle se trouve commenté sans bienveillance, et il ne
-faut pas que sa _respectabilité_, à laquelle elle tient par dessus
-tout, tu le conçois, puisse en souffrir.
-
-—Tu mens! Tu mens! s’enrageait Boutorgne, devant la vision de toute sa
-carrière brisée.
-
-Le Belge sans doute eut pitié. Des sympathies confraternelles
-l’envahirent. Peut-être aussi, superstitieux, eut-il peur que trop de
-sécheresse d’âme indisposât plus tard et, à son tour, le Destin en sa
-faveur.
-
-Il rétorqua:
-
-—Non, je ne mens pas; c’est en copain que je te parle; il n’y a rien
-à faire pour toi ici. Tu peux encore te créer une _situation_ par
-ailleurs. N’use pas tes forces contre l’impossible...
-
-Alors, remis d’aplomb en toute sa suffisance; se carrant à nouveau
-dans son égoïsme et la bonne opinion qu’il avait de soi, il se sourit
-béatement, se donna, pour ravaler son interlocuteur, deux grands coups
-de poing sur le thorax qui résonna comme du métal.
-
-Le _prosifère_, comprenant que la prolongation de ce débat serait
-oiseuse, regagna sa chambre d’un pas aussi solennel que celui de
-Napoléon après son abdication, à Fontainebleau. Seulement, supérieur à
-l’autre, il n’entailla aucun guéridon d’un canif rageur.
-
-Il murmura:
-
-—C’est bien, je m’en irai dans quatre jours: le temps d’attendre mon
-courrier.
-
-Mais le Belge sentit ses brutalités naturelles prédominer. Il redevint
-féroce, n’ayant pas la victoire élégante; voltant lui aussi, de loin,
-il jeta avec cynisme, sans se retourner:
-
-—Tu as raison, car ferais-tu un chef-d’œuvre; serais-tu un jour et tout
-ensemble Baudelaire et Verlaine, Balzac et Flaubert, tous les types
-dont tu nous rases, que tu pourrais encore te bomber...
-
-Et il éclata d’un gros rire. Une minute après on entendit l’ocarina qui
-donnait l’envol à _Petite brunette aux yeux doux_.
-
-Rentré dans sa chambre, Médéric Boutorgne envoya rebondir, d’une
-bourrade, jusqu’aux rideaux de la fenêtre, où elle s’accrocha en
-miaulant désespérément, la chatte de Cyrille Esghourde, la malheureuse
-Aphrodite, qui le hantait de préférence aux autres, et était venue se
-frotter à ses jambes. Puis il se jeta sur son lit, la joue appuyée à
-son coude, médita farouchement en une pose romantique de héros terrassé
-par le sort, besogna du plus aigu de son esprit à trouver enfin le
-moyen de salut tant cherché. Et la chatte, rassurée par son silence
-et son immobilité, peu à peu s’enhardissait. Dans le clair obscur de
-la pièce, avec son dos violâtre et chantourné, sa queue éployée en
-forme de guivre de blason, elle escalada le dos d’un fauteuil qu’elle
-écussonna, héraldisa, de sa ligne inquiétante, quasi-fantômale,
-éclairée par les deux topazes en flammes de ses yeux.
-
-Supprimer Siemans, oui, l’assassiner par un moyen génial et qui
-n’éveillerait point le soupçon, c’est à peu près ma seule ressource,
-pensait froidement Boutorgne qui, malgré les apparences, ne s’avouait
-pas complètement vaincu. Tout, tout, plutôt que de réapparaître au
-_Napolitain_ sans faste et sans gloire, comme par le passé. Faire
-un beau livre n’était rien, l’emporter de haute lutte sur la vie
-contraire, voilà où résidait le talent. Et il ne voulait pas, lui, qui
-était destiné plus tard à de grandes œuvres, se charger l’âme du poids
-de la déroute; il ne voulait pas consentir à la castration morale du
-vaincu. Parmi tous les procédés de meurtre sournois et sans danger
-que la littérature avait inventés, il était prêt à choisir le plus
-décisif. Mais auquel donner la préférence? Son imagination surexcitée
-évoqua d’abord les crimes fabuleux de l’Asie, le lacet de soie, le
-venin de trigonocéphale injecté dans la veine jugulaire pendant le
-sommeil, l’épingle d’or rapidement insérée dans le cervelet. Puis ce
-furent les thyrses de Bacchantes, les poisons de Locuste, l’aspic de
-Cléopâtre, la coupe de Médée, l’étouffement sous des pétales de roses
-découvert par Héliogabale, les breuvages de la Brinvilliers, qui tous
-manquaient d’à-propos. Il n’était point un dynaste oriental, un chef de
-Janissaires séditieux, ou un prétendant de souche royale; en tout cas
-il se trouvait par trop démuni d’esclaves noirs pour œuvrer selon le
-mode asiatique. Restait l’assassinat plus moderne, l’empoisonnement par
-certains alcaloïdes qui ne laissent aucune trace, mais il était dénué
-de connaissances en toxicologie, et le dangereux de l’affaire était, en
-l’occurrence, le pharmacien toujours délateur. Alors quoi? Qu’avait-il
-à sa disposition pour en finir? Il avait le bouillon de culture du
-tétanos, de la typhoïde, de la diphtérie, versé à pleines cuillerées
-dans le potage comme l’avait enseigné M. Eliphas de Béothus, le soir
-du dîner, chez la Truphot. Oui, mais les flacons de coli-bacilles,
-de septocoques, ne couraient pas les rues. On n’en trouvait chez
-nul épicier. Il aurait fallu être avantagé d’un ami dans un institut
-séro-thérapeutique et lui avoir, au préalable, filouté la précieuse
-fiole. Il n’était pas dans ce cas. Bigre!... quelque chose de rudement
-fort était la mouche charbonneuse, gorgée de pus cadavérique, insinuée
-dans la chambre à coucher. Le charbon donnait-il toujours la mort? Où
-trouver la mouche à tarière empoisonnée? Pourquoi ne pas injecter à
-Siemans, dans son sommeil, à l’aide d’une Pravaz, quelques ptomaïnes
-puisées dans la charogne d’un animal putréfié? Oui, mais si le Belge se
-réveillait?
-
-Aucune de ces solutions ne satisfaisait complètement Boutorgne. Et pour
-la première fois de sa vie, il commença à douter de son esprit inventif.
-
-Sur les quatre heures de l’après-midi, le gendelettre, qui avait
-déjeuné en ville, promenait dans l’allée d’Etigny son front couturé
-des rides de la préoccupation, raviné par la scarifiante idée fixe. Il
-n’avait pas encore trouvé le mode d’assassinat inusité avec lequel il
-pourrait perpétrer l’acte en tout repos, sans avoir à redouter jamais
-le juge d’instruction ou la fâcheuse Cour d’Assises. Malgré tous ses
-efforts, sa cérébration avait été sans résultats, et il en était venu
-à s’avouer à soi-même que, puisqu’il était resté ainsi à court de
-toute invention, ce continent de l’activité humaine qu’on nomme la
-littérature dramatique lui serait fermé à tout jamais.
-
-Sous la feuillée épaisse, sous la voûte continue des frondaisons
-de la célèbre promenade, la foule était dense. Tous les kakatoës,
-tous les busards, toutes les orfraies, tous les tiercelets et toutes
-les perruches des perchoirs civilisés ou de la forêt de Bondy
-bourgeoise, réconciliés dans la même parade de sottise, jacassaient,
-lissaient leurs plumes, ou se frôlaient avec amour sous les ombrages
-conciliants, à l’heure que préconise le bon ton. Cette humanité
-déambulante n’était plus que sourires; les différents individus qui
-la composaient, ayant chacun avantagé leur plastique du rehaut et
-des vêtures qui étaient pour la mettre en valeur et pour investir le
-prochain de sexe adverse du désir d’y goûter, donnaient libre cours
-à leur sociabilité. Des gens se présentaient les uns aux autres, en
-émettant, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, les banalités émétiques
-qui, pour les personnes bien élevées, servent à traduire, par avance,
-la joie qu’ils éprouveront désormais à commercer. Les grimaces
-congruentes à la bonne société se multipliaient pour mieux masquer
-l’intention profonde qu’avaient tous ces bimanes de se flibuster
-réciproquement leur femme, leurs maîtresses, ou leurs capitaux,
-avec toute l’hypocrisie et la cautèle de rigueur. Les beautés du
-boulevard, les catins érectionnantes, ayant transporté leur retape
-en Pyrénées, circulaient sous des harnais fracassants, empierrées
-de joyaux, malgré le plein soleil, et laissaient derrière elles une
-rumeur d’exclamations admiratives et un sillage de mâles en pâmoison.
-D’aucunes, ayant réussi à appâter de leurs charmes quelque crétin
-évidemment pécunieux, se hâtaient vers les petits _gigotoirs_ qu’elles
-s’étaient ménagés dans les hôtels somptueux ourlant la voie de leurs
-façades pontifiantes et niaises. A la table d’hôte Sacarron, à travers
-les baies large-ouvertes, on pouvait apercevoir le geste obscène de
-Jean Lorrain mangeant des bananes, car il dînait là tous les soirs
-à cinq heures. Près de lui, un officier de la Légion d’honneur, un
-bourgeois _autophage_, dévorait une tête de veau. D’autres drôlesses,
-que le sort n’avait pas encore favorisées, imprimaient à leur croupe
-une saltation cadencée et s’efforçaient, en frôlant les hommes, de les
-allumer au pyrophore de leurs hanches redondantes. Et beaucoup parmi
-les conjointes légitimes, qu’escortait un mari découragé, un mari dont
-le tripot de l’endroit ou l’hiver dispendieux de Paris avait anémié le
-revenu ou saccagé la matérielle, travaillaient à rendre leurs prunelles
-fascinatrices, besognaient pour déterminer l’éréthisme dans leur
-voisinage, et lever, elles aussi, l’amant qui apaiserait les créanciers
-et sauverait les meubles de l’Hôtel des ventes.
-
-Boutorgne, dans le désarroi de son esprit, et affreusement seul
-parmi cette foule, considérait stupidement depuis une minute, le
-respectable Mont Ventoux, au front chenu, au chef enneigé, qui trônait,
-patriarcal et majestueux, parmi le clan des pics de sa tribu. Mais
-les yeux du gendelettre se trouvèrent arrachés à la contemplation
-de ce furoncle géant par une légère bousculade dont il fut l’objet.
-Un lot de rastas émanés des Tropiques, au teint iodé, au complet
-polychrome, circonscrits par le feu des gemmes dont leur plastron,
-leur cravate et leurs manchettes étaient imbriqués, venaient de le
-dépasser. Instinctivement, en homme qui connaît la vie, Boutorgne
-mit la main à ses goussets: sa montre de nickel et la monnaie dont
-il était détenteur n’avaient point déserté sa personne. Rassuré, il
-allait reporter ses prunelles sur l’impassible Mont Ventoux, afin de
-le bien implanter dans son esprit et de pouvoir en tirer, si besoin
-était, une prose subséquente, quand, tout à coup, il tressaillit. Les
-gentlemen de Montevideo ou de Caracas, en débarrassant sa perspective
-immédiate, venaient de lui démasquer un spectacle inattendu, une scène
-quasi-symbolique et représentative à elle seule de presque tout l’ordre
-social. La Truphot était devant lui, assise à dix pas, sur un pliant,
-et un vieux Monsieur, grand, très grand, qui éployait le chasse-mouches
-d’une longue barbe blanche, au proboscide démesuré plongeant presque
-jusqu’au faux-col, un vieux monsieur vêtu d’un _suit_ gris clair, que
-Boutorgne reconnut immédiatement pour être le roi des Welches, se
-dirigeait vers elle, accompagné d’un jeune homme mince et blond, son
-aide de camp sans doute.
-
-En deux bonds, le gendelettre fut à portée, dissimulé derrière le tronc
-rugueux d’un gros platane.
-
-La vieille, à la vue du roi, s’était levée toute droite, la face
-cramoisie d’émotion joyeuse. Les mains à plat sur la jupe, elle
-esquissait, dans sa gaucherie ridicule, de successives et irréfrénables
-révérences, qui faisaient plonger son buste maigre et donnaient l’essor
-aux tire-bouchons de ses frisettes grises. Les efforts manifestes
-qu’elle faisait pour proférer des paroles d’accueil, pour émettre des
-propos de servilité attendrie, n’aboutissaient qu’à lui faire propulser
-de petits cris inarticulés. Siemans, près d’elle, les joues envahies,
-lui aussi, d’une pampination véhémente, ne savait plus où mettre ses
-mains, et les fourrait alternativement dans ses poches ou l’entournure
-d’un gilet, privé d’élégance, probablement conditionné aux _Cent mille
-paletots_ de M. Jaurès. Un moment, son trouble fut si grand qu’il
-tira par contenance un étui à cigarettes de la poche de son veston,
-l’ouvrit, parut hésiter à en offrir une au monarque plein d’aménité
-qui lui souriait avec bienveillance, puis, finalement, n’osa pas et se
-contenta, avec sa grâce coutumière d’hippopotame atteint de cor au
-pied, de faire tomber sa chaise sur les jambes de l’homme couronné. Le
-roi, sans déroger aucunement à sa parfaite et condescendante urbanité,
-la ramassa d’un geste sans aigreur.
-
-—Votre santé s’améliore-t-elle, Madame? Vous me verriez fort heureux
-d’apprendre que les eaux vous sont secourables....
-
-La Truphot éperdue, bafouillait des Votre Altesse..., des Majesté...,
-dont la plupart, d’ailleurs, n’arrivaient pas à se libérer de sa
-salivation intempestive. Une minute, au paroxysme de l’émotion, elle
-alla jusqu’à l’appeler successivement: Mon Roi!... Noble Prince!...
-_Grand Sire!_...
-
-Le Constitutionnel welche souriait toujours. Mais désireux sans doute
-d’abréger les affres respectueuses de la vieille femme, il tendit la
-main à Siemans, la secoua par deux fois, en lui disant pour prendre
-congé.
-
-—J’espère, _mon cher compatriote_, que vous emporterez de Luchon le
-même bon souvenir que moi.
-
-Accolades, embrassades des rois, des putes et des marlous! ces derniers
-étant leurs meilleurs soutiens.
-
-Et quand le roi se fut mis en route vers l’hôtel Sacarron où il
-logeait, Médéric Boutorgne put voir la Truphot passer le bras dans son
-pliant, serrer avec frénésie les mains de son compagnon, et l’entraîner
-en courant, pour, sans doute, loin de la foule et des regards profanes,
-aller cuver ensemble leur délire enthousiaste.
-
-Ce que le prosifère ne savait pas et ce qui fournissait l’explication
-de cette scène était ceci: depuis dix ou douze jours, Madame Truphot,
-dans l’allée d’Étigny, faisait sa cour au Roi. Elle l’attendait
-là, chaque quatre heures, sur une chaise, trompant les longueurs de
-l’attente en coupant, avec des soupirs et des larmes sentimentales,
-les pages de _Cruelle énigme_, de Paul Bourget. Puis, du plus loin
-qu’elle l’apercevait, elle lui adressait à distance force risettes de
-ses vieilles lèvres parcheminées, exhibant le ris de veau de ses joues
-plissées, ployant son dos en arc de cercle, bien avant qu’il fût arrivé
-à sa hauteur, allant même, un après-midi, jusqu’à le précéder, pour,
-avec le Belge, effeuiller devant lui des pétales de roses et d’œillets,
-négligemment, comme sans y prêter attention. Vingt fois, peut-être,
-elle avait recommencé le même manège, si bien qu’un soir, vers six
-heures, le porteur de sceptre, touché par les attentions de cette
-vieille dame qui nourrissait pour sa personne un culte si exagéré,
-était allé spontanément lui décerner quelques mots aimables. Et chaque
-fois qu’il la rencontrait depuis, il ne manquait pas de s’arrêter et de
-prendre des nouvelles de sa santé.
-
-Exagérer sa courtoisie et son terre à terre hypocrite avec quiconque du
-fretin, faisait partie, en dehors de son royaume, de la politique de
-ce Chef d’État, qui ne répugnait pas à être, en même temps, le _miché_
-le plus sérieux de toute l’Europe. Ce monarque très chrétien exerçait
-ailleurs, en Afrique, dans une partie du Congo, le métier de négrier, y
-rénovant de son mieux le commerce du bois d’ébène. Les noirs y étaient
-suppliciés par dizaines de mille, les villages brûlés, les fœtus
-arrachés du ventre des femmes grosses, les enfants lancés en l’air et
-reçus à la pointe des baïonnettes en un plaisant jeu de bilboquet,
-quand il arrivait que les malheureux indigènes ne montraient pas assez
-d’empressement à travailler sous la courbache, ou à livrer l’ivoire
-et le caoutchouc qui servaient au roi à payer ses _passes_ dans les
-alcôves dispendieuses. Le bruit d’extraordinaires bénéfices et de
-massacres à ravaler son collègue Abdul-Hamid parvenaient de-ci de-là
-en l’Europe amusée, qui continuait à lui faire fête et savait qu’une
-partie de cet argent viendrait à ses lupanars. Dernièrement, il avait
-fait traiter ses sujets de Louvain comme ses esclaves du Congo, et il
-déchaînait l’admiration de ses collègues en royauté pour la poigne
-terrible qu’il cachait sous ses gants à côtes rouges de gentleman.
-Chaque année, il accourait ponctuellement faire une saison à Luchon où
-il expédiait à l’avance son faux ménage,—ce qui ne l’empêchait pas de
-goûter à toutes les grues retentissantes. Et il venait, tout récemment,
-de se montrer impitoyable pour les écarts de traversin des personnes de
-sa famille, et de témoigner d’un rigorisme incoercible en flétrissant,
-de façon publique, deux de ses filles qui, à son exemple, s’étaient
-autorisées à coucher illégitimement.
-
-Ah! si la Truphot avait été de sang assez noble pour le recevoir chez
-elle, le traiter avec faste, comme le comte Boni de Castellane venait
-de le faire, et ensuite border ses draps en surveillant les coups de
-rein de ce gigolo septuagénaire et diadémé, c’eût été le couronnement
-de sa carrière.
-
-Médéric Boutorgne, derrière son platane et sur la fin de cette scène,
-s’était mis subitement à gratter la terre du pied, comme un jeune
-étalon. C’est qu’une cinglée de lumière, une idée rayonnante, tel un
-éclair fulgurant, venait de zigzaguer dans son esprit et de l’emplir
-d’un crépitement de flammes.
-
-L’expédient tant cherché, le moyen qui assurerait la victoire, il le
-tenait enfin! Oui, à regarder la Truphot, Siemans et le roi des Welches
-se faire de réciproques salamalecs, l’idée, jusque-là rebelle, s’était
-offerte, s’était élancée, avec tout l’imprévu et la belle furia des
-idées de génie. Et, maintenant, il filait le long de la ligne des
-arbres pour se mieux dissimuler, et ensuite il appuyait brusquement à
-gauche, pour se jeter en ville, détalant toujours de son allure la plus
-précipitée. Il s’était au moins embrayé à la troisième vitesse, comme
-disent les chauffeurs. Parvenu devant le bureau de poste de Luchon,
-il s’arrêta, s’épongea, et, une minute, souffla à pleins poumons. A
-nouveau, il ausculta son idée, pour voir si elle n’avait pas perdu,
-à ses propres yeux, sa force déterminante et le plus clair de sa
-magie, comme il arrive souvent aux idées de génie qui, sournoisement,
-emballent sur l’heure les cérébraux comme lui et apparaissent
-enfantines dans l’instant qui suit. Non, la sienne, à l’examen,
-conservait la qualité merveilleuse, toute la force avec lesquelles elle
-était venue au monde.
-
-Alors, délibérément, il poussa la porte. Puis, arrachant une feuille de
-télégramme de la boîte appendue à la cloison fuligineuse de l’endroit,
-il œuvra en l’élaboration d’une dépêche adressée à un libraire de
-Toulouse dont il avait, au préalable, puisé l’adresse dans un Bottin,
-obligeamment prêté par la buraliste. En deux phrases concises, il
-priait ce commerçant d’adresser aux initiales A. S. poste restante,
-par le plus vertigineux et le plus prochain des express, tout un lot
-de revues, de brochures, de quotidiens et d’hebdomadaires spéciaux.
-Un mandat télégraphique devait, d’ailleurs, accélérer le bon vouloir
-de cet homme. Et, s’étant relu trois fois, Médéric Boutorgne, qui se
-sentait vivre une minute stendhalesque, égale au moins à celles que
-vécut jadis Julien Sorel, s’approcha du guichet et tendit son papier,
-avec un front aussi impassible et le même empire sur ses nerfs qu’avait
-pu en montrer le héros du _Rouge et Noir_, lorsqu’il approcha l’échelle
-de la fenêtre de Madame de Rénal, ou qu’il se prépara, plus tard, à
-escalader le balcon et la personne de Mademoiselle de la Mole.
-
-Quand il se retrouva dehors, des cloches et des carillons sans nombre
-bien plus nombreux qu’à Bruges-la-Morte—ville réputée pour l’effroyable
-pullulement de ses sacristies et l’excellence de sa sodomie
-monacale,—molestaient la placidité de l’atmosphère et annonçaient
-l’imminence de la «croûte au pot», du «potage bisque» ou de la «barbue
-sauce câpres» dans les différentes tables d’hôte de la ville.
-
-D’un talon qui sonnait cette fois victorieux, et la cigarette
-belliqueuse pointant sa tache de feu vers le bord de son chapeau,
-Médéric Boutorgne regagna alors en se dandinant et sans hâte aucune le
-couvert frugal de la Truphot.
-
-Jamais les hôtes de la petite maison de la rue du Mont-Ventoux ne
-s’étaient montrés si aimables pour lui que ce soir-là. Siemans et
-la veuve semblaient se livrer à son profit à un véritable tournoi
-de prévenances et de politesses. En surplus d’un potage au lait, il
-y avait une omelette aux pointes d’asperges et un _poulet marengo_,
-plats que le gendelettre affectionnait particulièrement, puis un foie
-gras, aux truffes véritables qui avaient dû être commandées exprès pour
-lui. La vieille femme prêtait attention à tous les détails du service
-et la petite bonne fut saboulée d’importance, parce qu’elle avait
-oublié, une fois, de passer à Boutorgne une assiette chauffée à point.
-Si certaines circonstances qui n’emportaient point l’amitié, comme
-voulut bien le dire la maîtresse de céans, imposaient une séparation
-douloureuse pour tous, rien ne pourrait affaiblir ni diminuer leur
-sympathie réciproque. On se retrouverait à Paris, l’hiver suivant,
-voilà tout. Là-bas, loin des méchantes langues, on reprendrait la bonne
-vie précédente. Et, comme la vieille hypocrite déchira d’un sanglot,
-à cet endroit de son discours, la sérénité du repas, et fit pleuvoir,
-dans son assiette, une averse de larmes parfaitement machinée, elle
-crut le moment venu de passer, sous la nappe, à Siemans, pour que
-celui-ci la remît à son tour au _prosifère_, une lettre toute froissée
-et maculée.
-
-—Vous pouvez lire, vous pouvez lire, cher ami, autorisa-t-elle... vous
-verrez comme c’est immonde.
-
-Et Boutorgne ayant placé la chose—un papier anonyme—près de sa
-fourchette, lut, en effet, qu’un habitant de Luchon, soucieux de
-rester inconnu, accusait la Truphot de coucher avec son amant: un sale
-journaleux entretenu, cela devant son fils, impuissant, lui, à empêcher
-cette infamie. Car l’auteur de la missive, en toute ingénuité, prenait
-Siemans pour la géniture de la veuve. Pas une seule minute, d’ailleurs,
-le gendelettre ne douta que le truc de l’épistole ne fût issu de la
-coopération de leurs imaginations coalisées.
-
-—Pour l’honneur d’une femme, n’est-ce-pas? il vaut mieux céder... lui
-disait le Belge; d’ailleurs, si je pince le scélérat qui a écrit cela,
-il passera un fichu quart d’heure.
-
-Mais Boutorgne, ayant repoussé la lettre après avoir demandé un bol
-et un morceau de citron pour se laver les mains contaminées par
-cette ordure, fut admirable de chevaleresque abnégation. Il avait
-complètement oublié les paroles de Siemans, au matin. Lui, Médéric,
-ne comptait pas, déclara-t-il, ils ne devaient point se préoccuper de
-sa personne. S’il avait pu prévoir que Madame Truphot, pour qui il
-éprouvait une affection désintéressée dont la preuve n’était plus à
-faire, subirait, à cause de lui, de pareilles tristesses, il n’aurait
-jamais consenti à venir à Luchon. C’était sa faute. Mais avec des
-intentions pures, une âme liliale, peut-on prévoir jamais la vilenie
-du troupeau d’alentour? S’il lui avait été possible de conjecturer la
-dixième partie de ce qui arrivait, certes, il aurait préféré se faire
-tuer dans son duel avec le comte de Fourcamadan. Quant au polisson qui
-avait perpétré cette petite immondice, conclut-il, avec une candeur
-admirablement feinte, nul homme d’honneur ne pouvait songer à se
-commettre avec lui. Siemans devait donc le laisser tranquille. Le
-châtiment d’un pareil être consistait en ce qu’il ne pouvait comprendre
-l’amitié ou la Beauté, en ce qu’il ne pouvait percevoir la noblesse
-ni l’altitude des sentiments qui avaient prospéré en son âme à lui,
-Boutorgne.
-
-Aussi quand le dîner fut achevé, après l’inévitable discussion
-esthétique où tout vint aboutir et dans laquelle le gendelettre exposa,
-en un compendium lumineux, son mode de régénération humaine qui devait
-rendre impossible le retour d’infamies semblables à celles dont ils
-souffraient; après que la Truphot eût déclaré qu’elle voyait le salut
-dans le retour à la vieille religion de nos pères; après que Siemans
-eût confessé sa foi en la rédemption sociale par la musique conjointe
-aux sports athlétiques, à la sagace éducation du muscle: le foot-ball
-ou la pelote basque, par exemple, dont il était, depuis son arrivée à
-Luchon, un adepte fervent; quand fut venue enfin l’heure du dormir,
-Médéric Boutorgne passa des bras de l’une, dans les bras de l’autre,
-fut imprégné par eux de larmes attendries, endolori d’étreintes et aux
-trois quarts étouffé d’embrassements.
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Un opium d’espoir, un haschich divin de fol enthousiasme, grisa le
-gendelettre cette nuit-là. Débarrassé de Siemans par le coup de maître
-qu’il avait préparé, il se voyait déjà, ralliant Paris après une
-année passée à voyager à travers le monde, regagnant le Napolitain
-après douze mois d’exode à travers l’Espagne, l’Italie et la Grèce
-et, indissolublement marié à la Truphot, laissant tomber, parmi les
-confrères ahuris, la nouvelle qu’il allait fonder un grand journal.
-
-Il se visionnait dans le cabinet directorial, donnant des ordres
-à son secrétaire de rédaction, brassant des affaires, piratant le
-bien d’autrui, arrimant des prises, comme il est de règle pour un
-potentat du papier noirci qui règne sur trente deux colonnes. Dans
-le brouillard indécis des jours à venir, il s’évoquait, entouré
-d’appareils téléphoniques, le doigt impératif, le verbe autoritaire,
-prenant ses dernières dispositions pour que le ratelier de sottise
-où le public vient brouter chaque matin fût abondamment garni des
-luzernes et des _regains_ affectionnés. Il traiterait d’égal à égal
-avec les sommités politiques, et il aurait à son tour de l’influence
-sur les destinées de son pays. Sa feuille serait à grand tirage, car
-il s’attacherait à prix d’or, en l’enlevant à un autre quotidien,
-Charles Florent, un escroc notoire, un logicien impeccable qui n’avait
-jamais été emballé par aucun enthousiasme mais seulement trois fois
-par la police. Dans sa gazette, à lui, ce dernier, dont le solécisme
-était aimé des foules, chanterait la Patrie, la Famille, dirait son
-fait à l’Allemagne, et se lamenterait congrûment sur les fils de roi
-que «leur mère abandonne», comme la princesse de Saxe pour se prêter
-à la saillie des précepteurs plébéiens. Avec lui, la petite troupe
-éperdue des reporters faméliques devrait filer droit. Le premier qui
-blufferait, à la porte! Jamais il ne tolérerait qu’on lui carottât des
-frais de voiture ou de déplacement pour perpétrer des _interviews_ de
-chic, et colliger d’imaginaires feux de cheminée, après la manille, au
-café de Suède.—Dites donc, vous, là-bas, Tirouflet, votre viol, dans
-le numéro d’hier, était sans couleur; vous ne poussez pas les choses
-assez loin.—Et vous, Flicampoix, c’est à désespérer; je vous avais dit
-de me mettre des morts comme s’il en pleuvait dans le coup de grisou de
-lundi; il fallait insister sur la douleur des veuves et des orphelins,
-Nom de Dieu! montrer la terre qui crache du feu... évoquer l’enfer, la
-géhenne, que sais-je? parler du Styx ou bien du Dante... vous n’en avez
-rien fait, votre petit caca était quelconque et sans pittoresque.
-
-—Mitasseux, au galop, faites-moi deux cents lignes sur l’éruption des
-volcans de la Martinique. Foutez-moi là dedans des raz de marée, des
-cyclones de flammes, des pluies de cendres à n’en plus finir. Vingt
-mille victimes au moins, et surtout, n’oubliez pas, une croix de
-bois avec son Christ, qui reste seule intacte, au milieu d’une ville
-détruite... pour la clientèle bien pensante.
-
-Lui-même se chargerait de la politique, tous les jours un filet, un
-éditorial _à la Magnard_. Ah, il en culbuterait des ministères... au
-moins autant que de petites femmes sur le divan en pourtour de son
-bureau. Toutes les cabotes, depuis la simple acteuse jusqu’à la grande
-vedette, qui viendraient solliciter un écho ou une lèche dans son
-papier, devraient agir dans le sens horizontal et se documenter au plus
-exact sur les rides de son plafond. Et les coups de bourse donc! Quand
-son journal s’inscrirait à la hausse sur les terrains aurifères de la
-planète Mars, les chalets de nécessité du Sahara, ou le métropolitain
-de Tombouctou, malheur à qui marcherait contre lui. Et les belles
-campagnes patriotiques!.. La repopulation.. la ligue pour la défense
-de la vie humaine.. la protection des fœtus contre les traumatismes
-abortifs ou contre l’hydraulique malthusienne.. Sûr, il les ferait
-chanter à son tour les ambassades.. Le Chargé d’affaires teuton devrait
-casquer d’au moins deux cent mille s’il ne voulait pas voir insérer que
-le Kronprinz, déjà investi de la syphilis l’année précédente, venait de
-mettre le comble au deuil de sa famille en s’unissant sournoisement,
-dans un mariage morganatique, avec une chanteuse de café-concert.
-
-Le lendemain, après avoir averti la bonne qu’il ne rentrerait pas pour
-déjeuner, il fila sur le bureau de poste. Il n’y avait rien encore
-aux initiales A. S. Trop fébrile pour songer à s’alimenter de quoi
-que ce soit, il alla fumer de successives cigarettes sur une chaise
-de l’établissement thermal, près d’un des mille petits ruisseaux du
-parc radotant à son oreille sa rengaine d’eau courante si chère aux
-poètes de toute langue et de toute latitude, que le plus futile détail
-des particularités de la nature a toujours le don d’extraordiner.
-Repris d’inquiétude, tourmenté par un malaise pessimiste, Médéric
-Boutorgne se demandait si, en cette occurrence encore, le Destin
-ne lui réservait pas quelque nouvelle noirceur. Enfin, sur les deux
-heures, n’y tenant plus, il se représenta devant le guichet grillagé,
-où une vieille demoiselle, en manches de lustrine, au porte-plume
-planté dans le petit bouchon grisâtre d’un chignon étiolé, interrompit
-un moment un ouvrage de tricot pour lui remettre un volumineux paquet.
-Il le tenait, il le tenait donc cette fois l’outil de sa fortune!
-Il la caressait maintenant de la main la borne fatidique où, tout à
-l’heure, allait venir se fracasser le char de Siemans, l’aurige au
-dos versicolore! Et, comme la veille, avec une magnifique possession
-de soi, sans qu’un de ses nerfs se permît de broncher sous la férule
-de sa volonté, le gendelettre arracha une minute de télégramme, puis
-une autre encore, dans le dévidoir de similis-buis fixé à la cloison,
-devant lui. La première de ces dépêches partit à l’adresse du préfet
-des Hautes-Pyrénées, à Tarbes, la seconde à l’adresse de la Sûreté
-générale, à Paris, et toutes deux étaient signées du même nom: _Opos_,
-car les humanités précédentes de Boutorgne lui avaient permis de
-choisir brillamment, parmi quelques autres dont il se souvenait encore,
-ce substantif qui, comme on sait, signifie œil en grec.
-
-Dehors, il enveloppa son précieux paquet d’un journal, prit une voiture
-à l’heure, et se fit conduire allée d’Etignym.
-
-Comme il l’avait diagnostiqué, la Truphot et le Belge étaient là,
-assis tous deux côte à côte, dégustant l’un et l’autre les gazettes
-nationalistes de Paris, prenant patience, dans l’attente de la
-promenade quotidienne du roi des Welches, dont ils espéraient encore,
-sans doute, quelques politesses honorifiques. Et les ayant constatés,
-le _prosifère_, remonta dans son locatis avec un ricanement qui
-n’aurait point déparé, pensa-t-il, le masque de Machiavel.
-
-—Cocher, rue du Mont-Ventoux; vous arrêterez à mon ordre. Dix minutes
-après, il trouvait fermée la porte de la villa. Circonstance profitable
-et que le sort pour une fois complice lui devait bien: la bonne était
-sortie, dans le dessein, sans doute, d’aller négocier l’achat des
-provisions du soir, ou de retrouver peut-être le garçon de bains avec
-qui elle réalisait le voluptueux simulacre de se continuer.
-
-Médéric Boutorgne avait une clé; il entra, poussa la porte avec
-précaution, s’immisça dans la cuisine, s’y empara d’un large couteau
-à découper, et s’assit sur une chaise, pour, bien tranquillement et
-en toute minutie, l’astiquer avec un torchon et la brique à polir.
-Cinq minutes ainsi, il fourbit la terrible lame, puis quand elle
-fut à point, redoutable et bien nette, il en entoura la pointe d’un
-chiffon de papier, reprit son paquet et pénétra dans sa chambre. Là, il
-déposa le tout sur son lit, et couché à demi sur une petite table lui
-servant à travailler, il tira à lui une large feuille de papier qui, en
-quelques instants, se trouva couverte d’un dessin bizarre. En lignes
-nettes et précises, il y avait configuré un torse d’homme avec la tête,
-l’attache des bras et le renflement des pectoraux. Cela tenait à vrai
-dire plus de la planche anatomique que de l’académie.
-
-Le cœur, les poumons, le foie, les intestins s’y trouvaient indiqués
-avec l’encerclure des côtes, toute la cage thoracique. Quand il eut
-fini de situer ces viscères avec assez d’à-propos, il zébra la feuille
-de petites inscriptions brèves, en écrivant de la main gauche, pour
-dénaturer son écriture.
-
-—_Le cœur est difficile à atteindre, se méfier du portefeuille qui fait
-cuirasse._
-
-—_Dédaigner les poumons où la blessure est quelquefois guérissable._
-
-—_Le ventre est, en somme, l’endroit comportant le moins d’aléa, et où
-le coup est toujours mortel._
-
-Le dessin séché à la chaleur de son haleine pour éviter les traces
-compromettantes au buvard, Boutorgne quitta sa chambre et passa
-d’une allure décidée dans celle de Siemans. Il défit son paquet, qui
-contenait une dizaine de brochures anarchistes rouges et noires, au
-titre farouche et menaçant, des journaux de petit format aux manchettes
-comminatoires, des fascicules sans aménité où, à chaque page, se
-trouvait proclamée la nécessité d’incendier sur l’heure la porcherie
-sociale. Une ficelle tranchée d’un coup de canif fit ébouler à ses
-pieds, en dehors du papier d’emballage, cinq à six opuscules incarnats
-intitulés: _Les crimes de Iaveh_, d’Aurélien Faible, le plus notoire
-des bateleurs verbeux de l’Idée libertaire, un drôle qui travaille dans
-l’anarchie comme d’autres dans la traite des blanches, un Galimafré
-nauséabond, qui dénonce sans relâche la malfaisance du bourgeois, et
-gagne à ce métier, comme il s’en vante, trente mille francs par an,
-employés non à faire de la propagande, mais à trousser des femmes et à
-se vautrer en des noces hypocrites, loin des compagnons affamés qu’il a
-embarqués sur son bateau. Cet écumeur de l’ingénuité révolutionnaire,
-qui a réussi à sauver son épiderme de toute malencontre quand ses
-disciples catéchisés par lui donnaient leur tête sur l’échafaud, fait
-étalage de pauvreté dans un galetas sordide de Montmartre et galvaude
-en d’innommables ribotes les revenus de millionnaire qu’il extirpe
-a la simplicité des déshérités. Sa sincérité est du même aloi que
-celle de Georges Sirbach et son talent du même acabit que celui de
-Truculor. Les miséreux, qui viennent ouïr ses conférences, ruissellent
-bientôt sous les humeurs peccantes, la leucorrhée intarissable, d’une
-sentimentalité de _premier à la soierie_, dont il est l’éclusier
-vigilant. Il évoque à chaque instant, par exemple, les «_oasis de
-l’avenir_», chante sur l’air de «Au temps des cerises», le «_temps
-d’anarchie_», parle des «_femmes qui, n’étant plus obligées de se
-vendre, seront heureuses de se donner_.» Et rien ne peut réfréner cette
-romance scrofuleuse, cette averse implacable de fleurettes bleues
-trempées dans le jus des écrouelles de la niaiserie.
-
-Médéric Boutorgne truffa alors la couche du Belge de toutes ces
-brochures, insinuant de préférence celles d’Aurélien Faible sous le
-sommier; il en farcit l’armoire ainsi que les piles de linge, et en
-plaça quelques-unes sur la planche du porte-manteau. Puis il inséra
-son petit dessin dans la doublure d’un vieux veston, et, déchirant
-la couture du matelas, il y hébergea le terrible couteau de cuisine.
-Dix fois, il trembla à l’idée que la petite bonne pourrait rentrer à
-l’improviste et le surprendre, mais le sort continuait à le protéger.
-Maintenant, il ne restait plus qu’à refaire le lit, à remettre toutes
-choses en place. Satisfait de soi, il ramassa quelques tordions de
-papier traînant à terre, borda soigneusement les draps, aplatit la
-couverture, s’attardant à ces détails en homme qui n’a que des éloges à
-s’adresser et, en conséquence, décerne mentalement un satisfecit à sa
-volonté trempée aux meilleures aciéries _Nietzschéennes_. Il résista
-même, de son mieux, au besoin lancinant de proférer quelques-unes de
-ces paroles mémorables que la littérature a mises dans la bouche de ses
-héros ou de ses archétypes en des situations d’importance à peu près
-équivalentes. Cependant, sur le palier, il pensa que l’acte n’avait
-aucune valeur par lui-même, après tout, s’il ne se réclamait d’un
-parler adéquat, seul en pouvoir de le magnifier. Le poing tendu vers un
-supposable horizon, il défia la vie, le destin, l’au-delà, tout ce que
-les hommes peuvent évoquer en désignant les lointains de leur dextre
-crispée.
-
-—L’Intelligence a violenté la Fortune, proféra l’avorton, le cou rentré
-dans le buste, et la bouche presque au ras des épaules.
-
-Le reste de la journée se passa sans incident; la Truphot et son
-amant, qui rentrèrent vers sept heures pour dîner, l’entourèrent
-comme la veille d’attentions et de prévenances émues. Siemans lui fit
-même cadeau d’un porte-cigarettes arabe, en maroquin noirâtre clouté
-d’acier, qu’il avait acheté pour lui près du casino et sur lequel il
-avait fait graver: _A Médéric, souvenir d’amitié._ Réintégré dans sa
-chambre, après la détente de bavardage qui prolongea le repas, il mit
-de l’ordre dans ses affaires, réunit en tas le plus gros de ses nippes
-vagabondes, de façon à pouvoir filer au plus vite si la nécessité d’un
-départ précipité s’imposait. Et il se coucha très tard, assuré par
-avance d’une insomnie fiévreuse, dans l’attente du soleil qui devait
-prêter sa lumière à des événements d’ordre capital pour lui.
-
-Le lendemain, les circonstances s’engrenèrent les unes dans les autres
-comme il l’avait prévu, et le dénouement escompté se déclencha bref et
-terrible, couronnant ainsi sa stratégie d’un plein succès.
-
-Caché derrière les arbres obèses de l’allée d’Étigny, il vit, sur les
-cinq heures, deux individus sans élégance, aux mains énormes, presque
-aussi grosses que celles qui, en fer-blanc, servent d’enseigne aux
-gantiers provinciaux, deux individus, embellis d’une redingote aux plis
-métalliques de frère mariste en civil, se détacher subitement du roi
-des Welches qui commençait sa promenade, s’approcher de Siemans déjà
-prosterné, et le cueillir sans douceur pour l’entraîner en dehors de la
-foule, malgré ses protestations et les coups de pliant de la Truphot.
-
-—C’est un anarchiste que l’on arrête, disait Médéric Boutorgne à
-quelques baigneurs témoins du fait; il est venu ici pour tuer le roi
-des Welches.
-
-Et bientôt des cris de mort retentirent sur les talons des deux
-policiers, de la vieille femme et de son malheureux amant.
-
-—Branchez-le! branchez-le! il faut le lyncher!... hurlaient des
-gentlemen du dernier genre dont les moustaches, le capillaire et le
-reluisant profil, chaque jour et durant de longues heures, étaient
-évidemment sarclés, travaillés et entretenus, sans que jamais leur
-intelligence parût bénéficier de semblables soins.
-
-—Écorchez-le vivant! vociféraient, les ongles tendus, d’affriolantes
-femelles du grand monde et du demi dont la fonction unique, dans la
-société, consistait à entrebâiller leurs orifices à tous venants.
-
-En quelques minutes, la figure du Belge fut gouachée de rouge, pommelée
-de vert, sous les contusions multiples. Extraordiné, rendu stupide par
-l’invraisemblance de ce qui lui arrivait, il promenait autour de lui
-des regards d’aliéné. Un moment, il parut reconquérir le sentiment
-de la circonstance; le dos rond, les bras tendus en avant pour se
-protéger, une épaule plus haute que l’autre, il protesta de son
-loyalisme, de son amour d’entretenu pour toutes les autorités sociales.
-
-—Vive le Roi... vive l’Empereur... vive le Président... vive le Pape...
-vivent tous les Rois!.. hurla-t-il, dressé sur les pointes. Mais sur
-lui, les cannes des snobs se levèrent comme des sabres dans une mêlée
-de cavalerie, retombèrent sur sa tête comme elles étaient retombées sur
-le dos des femmes au Bazar de la Charité. Les ombrelles des merluches
-polyandres pointèrent vers ses orbites. Son effort n’aboutit qu’à lui
-faire cracher trois dents, alors qu’une de ses oreilles pendillait,
-sanguinolente.
-
-La police municipale, accourue à la rescousse, réussissait enfin à
-faire la haie et à amener un fiacre. C’est sans doute à cela que le
-rival de Boutorgne dût de ne pas être écartelé vif.
-
-Effondré sur un banc, à portée de la scène, le _prosifère_ déliquesçait
-de joie sauvage, se pâmait en la volupté des vengeances assouvies.
-Se moquer de lui coûtait cher. Le rustre en garderait longtemps le
-souvenir, même s’il parvenait à se tirer de là. D’ailleurs, il aurait
-beau se défendre, jamais il ne récupérerait la Truphot, car, en sa
-qualité d’étranger, les brochures anarchistes incluses dans son lit
-et sa chambre serviraient de prétexte plus que suffisant à la police
-pour l’expulser, le restituer à sa belle Patrie. Arrivât-il à démontrer
-surabondamment son innocence, il n’en était pas moins fricassé.
-
-Deux heures après, désireux de ne rien perdre de ces péripéties
-supérieurement amenées par lui, Médéric Boutorgne alla établir une
-croisière au large de la villa de la rue du Mont-Ventoux. Comme la
-brune venait, il aperçut le Belge sortant, le cabriolet au poing,
-au milieu des deux argousins qui l’avaient arrêté, pendant qu’un
-troisième, accompagné du juge d’instruction, chargeait dans la voiture
-tout le résultat de la perquisition. Ça n’avait pas traîné. Et à voir
-tous les soins dont on entourait un petit paquet long et étroit, le
-gendelettre n’eut pas de peine à se convaincre que le coutelas de
-cuisine avait été saisi, lui aussi, avec les fascicules et les livres
-subversifs. Le fiacre passa à vingt pas de lui, peut-être, au milieu
-d’une frange d’indigènes menaçants et de baigneurs hostiles accourus
-jusque-là. Quand il eut disparu, au trot allongé de ses deux tarbais
-pie, vers la gare sans doute, Médéric Boutorgne pensa qu’il était de
-son devoir d’aller, de son mieux, consoler la Truphot.
-
-Il la trouva assise au milieu de la chambre, les mains posées à plat
-sur les genoux, l’œil arrondi en disque, trépidant de tout son maigre
-corps en de continuels sursauts régulièrement espacés, comme si elle
-avait été placée sur une sellette d’électrocution. Elle poussait
-des cris trépanants, de successifs hou! hou! de terreur folle, la
-prunelle diluvienne, la stéarine ravinée de sa face agitée de brusques
-remous, happant l’air par saccades de sa bouche aux gencives sanieuses
-et aux dents nécrosées. Elle gloussait, hurlait: Adolphe! Adolphe!
-Et, Maria, la bonne en désarroi, virait autour d’elle, une tasse à
-la main, questionnant Madame, veut-elle du vinéraire?.... Tout à
-coup, l’orbite de la vieille femme parut s’orienter sur une vision
-particulièrement hallucinante. La bouche crispée se tordit plus encore,
-rétracta ses commissures; une langue enduite de mousses gazeuzes issa,
-se démena pour ensuite se réintégrer dans le trou noir de la gorge;
-les vêtements s’envolèrent, planèrent un instant sous la rotation
-intérieure des membres affolés, et un glapissement continu prit
-l’essor, pendant que la figure devenait extatique et immobile sous
-l’emprise d’une névrose exaspérée. La crise d’hystérie! pronostiqua
-Boutorgne. Et, en effet, elle ne tarda guère: les phobies accoururent,
-infligeant à ce cerveau de rentière l’estrapade des hypnoses
-cauchemaresques.
-
-Elle tendait les mains autour d’elle comme pour se préserver, les
-rejetait à son côté, les doigts frémissants, semblant chercher
-un appui, une aide impossible... Au secours!.... Au secours!
-hululait-elle.... la torche... l’incendie.. les forêts flambent...
-les villes croulent!... Ah! cette ruée! ce fleuve rouge qui submerge
-le monde!... pourquoi m’avoir placée sous une fontaine de sang,
-misérables? grâce!... grâce!.. ils ont coupé la tête d’Adolphe et son
-sang gicle dans ma bouche.. épargnez-moi.. je vous donnerai tout.. ma
-fortune, mon or... laissez-moi la vie!. Elle bondissait au-dessus de sa
-chaise, paraissait vouloir, dans sa terreur paroxyste, ascensionner,
-escalader l’espace à l’aide des détentes brusques de ses reins
-spasmodiques. Puis, brusquement, dans une dernière retombée du corps,
-elle resta immobile, figée dans une sorte d’épouvante léthargique,
-de catalepsie farouche, scrutant le vide de ses yeux fibrillés de
-rouge, le bas de la face englué de crachats huileux. Pris de peur,
-le gendelettre et Maria, la portèrent sur le lit. Là, elle resta un
-instant, la tête dans les coussins, et, subitement, se détracta, se
-roula sur le ventre, telle une femme égorgée, nagea avec les mains,
-cisailla l’air de ses jambes écartées en forme de V et ramenées ensuite
-vers les talons qui cliquetèrent comme des castagnettes. Alors un
-glougloutement tenace s’entendit; son ventre borborygma; une malepeste
-terrible prit possession de l’endroit, car elle se vidait comme un
-cadavre, évacuant par toutes les ouvertures. Et, dans la chambre,
-bientôt, ce furent les allées et venues continuelles de la bonne
-étanchant l’ordure, convoyant sans trêve le vase diffamé.
-
-—Ma fiancée! dire que c’est ma fiancée! murmurait, _in petto_, le
-gendelettre. Et l’effroyable symbole s’offrit à son esprit. C’était
-la Bourgeoisie, la classe dirigeante, qu’avec son or scélérat,
-son imbécillité congénitale et son stupre infectieux, la Truphot
-synthétisait, de façon merveilleuse, dans son agonie prochaine.
-Comme la vieille femme, elle finirait abjectement, quand on lui
-aurait supprimé ses derniers souteneurs, le Prêtre et le Soldat; elle
-s’anéantirait immergée dans ses excrétions, sans force pour lutter,
-sans courage pour se défendre; elle s’engouffrerait, avalée par sa
-propre immondice, quand accourrait la victorieuse multitude des
-Justiciers, ou quand le peuple, ayant enfin refusé de se reproduire,
-de se continuer, aurait décrété sa perte. L’analogie était si juste
-et si profonde, que la Truphot, avant d’être terrassée par la crise,
-réclamait Adolphe à tous les échos—Adolphe qui était le prénom même de
-Monsieur Thiers, un des plus notoires et des plus féroces défenseurs
-de cette vieille hystérique qu’on appelle la classe moyenne—Adolphe
-Thiers, le plus squalide et le plus étronniforme des Bourgeois, au dire
-du grand Flaubert.
-
-Cependant, la veuve ne mourut pas; un médecin, que Boutorgne partit
-quérir au plus vite, comprima le bas de l’abdomen, pressura les
-ovaires, et la crise disparut peu après. Même le sommeil fut assez
-calme. Aussi, le lendemain, sur les neuf heures du soir, comme la nuit
-tombait, un omnibus à galerie vint-il se ranger près de la porte de
-la villa. Trois malles y furent chargées, que Médéric Boutorgne avait
-bourrées, la veille, pendant la nuit, après avoir décidé la veuve à
-fuir avec lui, au plus vite, car qui sait si l’idée ne viendrait pas
-à la police, de l’inquiéter, elle aussi, pour avoir donné asile à un
-anarchiste? Sa qualité de bourgeoise, dûment rentée et de situation
-sociale avantageuse, l’avait sans doute prémunie contre des poursuites
-immédiates, mais des ordres pouvaient venir de Paris pour l’impliquer
-dans l’affaire. Il valait mieux filer de suite, s’il en était temps
-encore. En Espagne, on aurait tout le loisir de rechercher les
-mobiles inconnus, de définir l’imprévue et mystérieuse transformation
-qui avaient mué Siemans en libertaire implacable. Il se promettait
-d’appliquer à cela toute sa psychologie. Madame Truphot opina dans son
-sens, car elle tenait pour infaillibles les décisions de la police. La
-servante avait donc été licenciée vers midi, avec un mois de gages en
-supplément et un billet bleu donné comme gratification par sa patronne
-munificente. Boutorgne lui-même avait été la mettre dans le train pour
-Fontarabie, où elle avait un frère chez qui elle se proposait de passer
-quelques semaines. Eux allaient, si la route était encore libre, se
-rendre à Perpignan, d’où, par Elne, ils gagneraient Barcelone, et là
-mettraient ensuite le cap sur Gênes.
-
-Déjà, les derniers cartons à chapeau étaient entassés dans la voiture,
-car on n’emportait que les _impedimenta_ indispensables, en laissant
-au propriétaire le soin d’expédier postérieurement sur Paris tout
-ce qui restait du bagage. La Truphot, geignante encore, exsufflant
-des plaintes, matelassée de fichus, embossée dans un ample manteau,
-venait de se tasser entre les deux valises et, en minaudant par
-intervalles, se laissait enlever tout comme Proserpine. Médéric
-Boutorgne, une sacoche en bandoulière, la cigarette aux lèvres, et le
-geste désinvolte, donnait les derniers ordres en prévision de ce départ
-qui, pour lui, devait aboutir enfin à la terre des Argonautes. Déjà,
-il cueillait l’ultime sac à main au bras tendu du jardinier qui, la
-casquette basse, exagérait ses prosternements dans l’espérance d’un
-copieux pourboire, lui soufflait dans la figure de surabondants: mon
-doux monsieur.. oui mon bon maître... et, très myope, lui faisait
-flairer le parfum de trois-six de son haleine, en même temps qu’il lui
-mettait sous le nez la loupe poilue ornementant son crâne; déjà Médéric
-Boutorgne pêchait dans sa poche le louis destiné à déterminer l’exode
-de cette affliction de l’œil et de l’odorat, lorsqu’un coup de théâtre
-formidable se produisit. Siemans était là, devant lui, non pas dans un
-phantasme, mais en toute réalité, avec sa figure tuméfiée, avec ses
-joues excoriées et hersées par les ongles de la foule, avec, au front,
-les trois ou quatre petites pommes d’api que les poings contondants y
-avaient fait pousser la veille, et son oreille mal rajustée. Les deux
-mains aux épaules du gendelettre, momifié de terreur, il le secouait,
-lui criant au visage, dans le sifflement bizarre de sa bouche édentée.
-
-—Misérable! C’est toi qui as monté toute cette affaire, et qui m’as
-dénoncé...
-
-Médéric Boutorgne se débattait; un flamboiement rouge passa devant ses
-yeux à l’idée, qu’une fois de plus, sa fortune s’écroulait. Il eut
-presque du courage, recula d’un pas, exhibant le canon d’un revolver.
-
-—Je suis en état de légitime défense; qu’il ne me touche pas ou je le
-brûle, ce sale anarchiste... ce régicide évadé...
-
-Un instant on put craindre que les deux hommes, à l’instar de leurs
-collègues du boulevard extérieur, allaient se ruer en beauté l’un
-sur l’autre, s’ouvrir le ventre et se débobiner les tripes comme
-des serpentins de pourpre; on put croire qu’ils allaient rouler à
-terre, s’agripper réciproquement du harpon de leurs doigts avec des
-hurlements tragiques, comme deux mâles luttant pour la femelle ou pour
-la proie. Hélas! ils n’étaient que des _petits hommes_ bourgeois, eux,
-et ils n’avaient pas, poussé à cette culminance, le point d’honneur,
-ou l’insouci de soi-même, qui déchaîne le massacre entre Sans-Peur
-de la Glacière ou le Bicot de Ménimulche, par exemple. Le début de
-leur confrontation fut tout ce qu’il y eut d’épique entre ces deux
-entretenus de la classe moyenne. D’ailleurs, en cette minute, le Belge
-venait de recevoir, en travers du corps, lancée comme un projectile,
-la Truphot délirante qui, à sa vue, s’était désencagée de son fiacre
-et, dans l’extravagance de son bonheur, poussait maintenant des cris
-de locomotive en émoi. Elle s’était accrochée à son cou, et l’avait
-fait tomber avec elle au milieu des hardes, du manteau de voyage et des
-deux plaids ayant chûté de ses épaules. Éperdue, elle l’embrassait,
-l’embrassait goulûment, salivait sur ses joues; le baignait de larmes
-attendries et du relent diarrhéique qu’elle dégageait depuis la
-veille. Un moment, tous deux disparurent presque, et se débattirent, à
-demi-enlinceulés dans le tas des nippes étalées. Mais Siemans aidé du
-jardinier qui recommençait à son adresse des: mon vénéré Monsieur...
-des: juste et bon maître... la portait dans la maison, car elle
-gigotait déjà en un prodrome de crise nerveuse, qui promettait d’être
-identique à celle de la veille.
-
-Le gendelettre alors, s’interrogea. Les suivrait-il? Oui, certainement.
-Le contraire serait trop lâche. D’ailleurs, que craignait-il puisqu’il
-était armé, au contraire de l’autre? Et il se décida, donna l’ordre
-au cocher de descendre les malles, de conduire à la gare ce qui lui
-appartenait en propre, franchissant à son tour le seuil du jardinet.
-
-Siemans l’attendait dans le corridor, à peu près calme maintenant.
-Sans doute, au fond de soi, devait-il trouver d’une jolie force la
-machination de son rival: ce qui lui faisait concevoir pour lui une
-sorte d’admiration craintive. Puisqu’il triomphait, ne valait-il pas
-mieux que les choses se passassent en douceur? D’autant plus que
-le gendelettre pouvait détenir en réserve une scélératesse aussi
-redoutable que la précédente. Désormais, il était préférable de ne le
-point pousser à bout. Néanmoins, il se planta devant lui.
-
-—Tu n’avais oublié qu’une chose, Boutorgne, _c’est que je suis de la
-Police_... Il m’a suffi de faire vérifier mon identité à Paris.
-
-Aplati, laminé par cette déclaration, le _prosifère_ flotta un moment,
-à court de stratégie; il bredouilla, puis chercha à se disculper par un
-mensonge proféré avec l’assurance des plus probes sincérités.
-
-—Ce n’est pas moi qui ait fait cela, Adolphe; ce doit être Cyrille
-Esghourde. Rappelle-toi ses propositions à peines déguisées, le matin
-de Ponalda... l’amitié dont il t’entourait, ton teint à la Rubens... tu
-n’as pas voulu marcher... Alors...
-
-Le Belge hésitait; il oscillait d’une conviction à l’autre, mais, après
-une pause méditative, il finit par dire:
-
-—Non, non, çà ne peut être que toi... Va-t’en, va-t’en...
-
-Et pour couper court à une conversation au bout de laquelle il n’était
-pas sans redouter le revolver, il tourna les talons, et pénétra chez la
-veuve. Boutorgne l’entendit donner deux tours à la serrure et pousser
-le verrou de sûreté.
-
-Il se retrouva seul, seul avec sa médiocrité à laquelle les récentes
-péripéties le restituaient inexorablement. Il n’avait plus qu’à partir,
-à regagner le Paris hostile où il serait ridicule et désargenté plus
-qu’auparavant. Hébété, il considéra, avec des affres de stupidité, la
-petite lampe de jardin posée à même une chaise dans le vestibule, le
-lumignon falot qui avait éclairé cette dernière scène, car dehors la
-nuit imminait. Il fit quelques pas et le bruit de ses talons sur le
-carrelage vibra douloureusement dans son cerveau où s’élaborait, goutte
-à goutte, le vitriol du désespoir. Machinalement, il s’arrêta devant
-la cuisine, s’éloignant malgré lui de la porte, car il ne voulait pas
-encore contresigner sa défaite d’un exode sans retour. Il spéculait,
-contre toute évidence, sur une impossible conjoncture qui retournerait
-les situations et arracherait la victoire à Siemans. Et, tout à coup,
-une idée scélérate, une pensée terrible, une obsession de criminelles
-représailles, l’assiégea, qu’il chassa d’abord, mais qui reparut
-ensuite, harcelante et forcenée, pour dominer enfin dans son esprit.
-La cuisine s’ouvrait juste en face la chambre à coucher du couple, et
-il remarqua que la porte de cette dernière ne joignait pas exactement
-le sol, qu’il y avait à la base une solution de continuité, une
-fissure d’au moins un centimètre et demi. Il recula déterminé à fuir,
-mais revint bientôt à pas feutrés, souffla la lampe, pénétra dans la
-cuisine, se cabra près de l’évier, avança la main, la retira; vira une
-dernière fois pour échapper à la hantise effroyable et, se décidant
-enfin, blême et la bouche tordue d’un rictus de terreur, il tourna le
-robinet du gaz qui fusa avec un bruit doucereux et quasi-imperceptible.
-Alors, il fila sur les pointes, referma soigneusement l’huis d’entrée,
-en prenant la précaution de coller contre, au ras de la dalle, le large
-paillasson de sparterie pour empêcher l’air de se renouveler durant la
-nuit. Et quand il traversa le jardin, il se vit approuvé, au passage,
-par le sourire imbécile et béat de la lune, qui se dégageait lentement
-d’un amas de nuages couleur d’asphalte.
-
-
-
-
-XVII
-
-
-Le train filait vertigineux, déchirant le sein de la ténèbre de son
-éperon d’acier, se vautrant dans la nuit, secouant un moment la torpeur
-des campagnes du crissement et des plaintes forcenées de toutes ses
-ferrailles en émoi. Un vacarme de métal épileptique courait au ras du
-sol; les roues affolées battaient le vide, semblaient s’amuser en des
-virtuosités d’équilibre, puis retombaient, secouant les cloisons, et
-faisant jouer, tel un harmonica, les vitres trépidantes, pendant que la
-locomotive stridulait comme une bête en gésine. Les essieux violentés
-se lamentaient en des cris discords auxquels répondaient le ronflement
-des viandes humaines éparses sur les banquettes, le hiement des gorges
-malmenées par l’air empoisonné du wagon, où se jouaient la fétidité des
-haleines nocturnes et les pointes acérées des poussières charbonneuses.
-Les gares traversées crachaient, faisaient gicler, au passage, des
-lumières violentes, des disques verts, des lanternes rouges, des fanaux
-violets, laissant apparaître des silhouettes falotes d’automates
-galonnés, pointillées de boutons luisants, agitant d’un geste cassé et
-plein de nonchaloir, un petit drapeau sale, roulé en tampon comme une
-lavette à vaisselle. Les plaques de fonte grondaient menaçantes; au
-sortir des halls fuligineux, une succession de heurts, d’à-coups, de
-crans d’arrêt, semblaient menacer le convoi dans sa marche, s’acharner
-contre lui, pour l’arrêter, le bloquer malgré tout. Et l’élan
-reprenait. Une invisible cravache fouaillait la bête monstrueuse, en
-rut de vitesse, qui laissait derrière elle, sur la terre, un long
-frisson d’émoi. Les taches d’encre des vallées, qu’ocellaient les
-flaques miroitantes des mares ou des étangs, disparaissaient, coupées
-de loin en loin par le vert pâle d’une rivière ou la gibbosité d’une
-colline. Le sexe béant d’un tunnel engloutissait tout à coup le rapide
-frémissant qui reparaissait ensuite, comme un reptile gigantesque,
-agitant ses souples anneaux, et dardant contre les lointains sombres
-ses yeux nyctalopes.
-
-Depuis des heures et des heures, Médéric Boutorgne roulait ainsi
-dans le fracas impitoyable qui servait d’orchestration satanique aux
-plaintes intérieures de son épouvante paroxyste. Une terreur panique
-l’avait saisi, une fois son acte consommé. Il s’était rué à la gare,
-requérant un billet, promenant autour de lui des prunelles hagardes,
-redoutant déjà que son forfait fût connu et qu’on vînt l’appréhender.
-Mais non, son regard n’avait cueilli que des figures placides et
-détachées, et, acculé dans le coin de son compartiment, malgré le
-réconfort de cette immédiate impunité, il avait de suite grelotté,
-enviant désespérément le calme ou l’insouciance de ses voisins.
-Vainement, il s’était chapitré, se répétant à soi-même que la preuve
-de son crime était impossible à faire, que le tout retomberait sur
-la petite bonne et serait imputé à sa négligence. Quand il portait
-la main à son front pluvieux, une rosée tiède mouillait ses mains.
-Déjà il avait saturé deux mouchoirs de cette transsudation fade, et
-maintenant il s’essuyait du revers de sa manche, affolé par la nuit,
-par l’obscurité de ce recoin tressautant où la lampe du plafond était
-voilée de sa paupière de lustrine bleue.
-
-Une gifle de lumières polychromes sur le train. Morcenx! L’arrêt fit
-sursauter un tas de chairs sébacées qui jusque-là s’était contenté
-de ronfler dans son coin, d’émettre des rauquements cadencés. Une
-casquette de voyage, gris clair, se libéra d’un col de pardessus; des
-favoris en fibre de bois, d’un blond poussiéreux, parurent, agrémentant
-une tête sphérique, aux lèvres minces, aux yeux en forme d’accent
-circonflexe. L’homme tira par la manche un autre voyageur arrimé dans
-l’angle voisin. La bouche aux linéaments rectilignes, qui ressemblait à
-la fente d’un tronc d’église, s’ouvrit et laissa passer:
-
-—Avez-vous suivi l’affaire intéressante que j’ai plaidée au
-commencement de l’hiver? Le meurtre Landajoux?
-
-Le colis humain réveillé, sans doute un rongeur procédurier également,
-s’ébrouait.
-
-—Oui, oui,.. Ah! non, je regrette....
-
-Dans son coin, le sang de Boutorgne était au-dessous de zéro.
-
-Voilà qu’on donnait un corps à son angoisse, qu’on parlait de
-meurtre tout près de lui. Ses tempes battirent comme des cloches; il
-diagnostiqua deux policiers qui raffinaient, se jouant de lui, en
-artistes.
-
-Mais la conversation se poursuivait.
-
-—Mon argumentation était déterminante; tous mes calculs avaient été
-établis pour démontrer que l’héritier, qui était l’accusé, était
-exhérédé par le fait même de la loi, et qu’il devait restituer à
-son co-héritier, le sieur Morizeau. L’accusation s’effondrait. Le
-substitut qui est un homme loyal me complimenta. Quant au président—un
-juriste—il aime assez les conclusions bien faites.
-
-—Ils en sont tous là.
-
-—Oui, il nous l’a même dit, un jour, en termes exprès, à Confolens:
-L’avenir est à ceux qui apportent des conclusions bien faites...
-
-Maintenant, ce héros des prétoires agitait des petits bras, et son
-torse énorme tanguait sur la banquette. Il fouilla dans sa poche, en
-tira un étui à cigares, offrit des havanes à trois pour un décime.
-
-—Vous savez que le tabac finit par paralyser le cerveau, réprouvait son
-interlocuteur.
-
-—Au contraire, _ça éclaircit l’idée_.
-
-Le gendelettre, par deux fois, dut se coller le front à la vitre, avec
-tant de force qu’il faillit la faire éclater, pour ne pas céder à la
-tentation stupide de requérir, de suite et par avance, les bons offices
-de cet imbécile, de ce chicanous providentiel qui faisait acquitter les
-accusés.
-
-A Bordeaux, bien que ses deux compagnons eussent évacué le wagon
-avec leurs bagages, Boutorgne n’avait pas osé descendre, redoutant
-imbécilement le baudrier jaune qui plaçait les quais de la gare
-Saint-Jean sous l’égide des lois, et vouait la personne du gendarme à
-l’admiration continue et aux suffrages d’amour de la quinquagénaire
-qui tenait l’éventaire aux journaux. A Poitiers, n’y tenant plus, il
-releva son col, enfonça son chapeau sur ses yeux, que l’angoisse et
-l’insomnie obscurcissaient d’une cire, d’une paraffine tenace, et
-descendit avec des précautions de cambrioleur méticuleux. Il se remonta
-d’un consommé, et après avoir tourné trois fois autour du kiosque de
-Hachette, se rendit acquéreur de tous les journaux du Sud-Est qu’il
-put trouver. Dans un accès de terreur folle, il eut envie de fuir,
-parce que la femme le retenait un instant pour lui rendre sa monnaie,
-et le considérait, à demi-penchée, en fouillant, avec une contraction
-de la joue, dans la grosse poche de son tablier bleu. A nouveau terré
-dans son angle, il déplia ses gazettes, et les rejeta, n’osant point
-les parcourir. Il les reprit enfin, envahi par un froid intense qui
-rayonnait de sa poitrine et congelait ses extrémités, les mâchoires
-serrées comme par un étau, dans un trismus que sa volonté était
-impuissante à combattre. Il n’y avait rien, pas un écho, pas un fait
-divers énonçant le crime ou l’accident de Luchon. Pour dérouter son
-effroi qui subsistait malgré tout, il voulut lire tous les articles,
-en pénétrer le sens; il n’y parvenait pas et, arrivé au bas de la
-quatrième page, il répétait avec une frénésie stupide le nom du gérant,
-dont les syllabes de leur son intérieur semblaient vriller son cerveau.
-Il avait beau s’injurier lui-même, se répéter que, puisque l’acte
-était commis, il fallait faire face à la nouvelle destinée d’un front
-impassible, sa terreur augmentait à mesure qu’on se rapprochait de
-Paris. Son âme, au lieu d’être coulée dans un inoxydable métal, comme
-il l’avait toujours cru, après s’être vingt fois analysé au cours de
-sa vie, selon les méthodes de Nietzsche et de Monsieur Barrès, n’était
-donc qu’en fondante gélatine? Malgré lui des procès d’assises, des
-exécutions capitales, se présentaient à son souvenir. S’il était pris,
-condamné, exécuté, quelqu’un, au moment suprême, crierait-il, bravo
-Boutorgne! comme on avait crié jadis bravo Lebiez! Mais non, il ne
-serait pas inquiété; il échapperait sûrement. Il n’aurait même pas de
-remords, ses nuits seraient tranquilles, pareilles à celles des autres
-hommes.
-
-Comme eux il récupérerait facilement sa quiétude, car si tous ceux
-qui ont commis quelque forfait s’en allaient dans la vie, dévorés
-intérieurement par les affres de leur conscience révoltée, il n’y
-aurait pas beaucoup d’yeux limpides ni de visages sereins de par le
-monde. Après tout, c’était la Fatalité qui l’avait voulu. Au moment
-où il allait à son tour saisir la richesse, au moment où il pouvait
-espérer goûter, lui aussi, aux voluptés que procure l’argent; quand
-marié à la Truphot, il aurait pu comme les autres choisir désormais
-ses maîtresses, et serrer contre lui des femmes jeunes et charmantes;
-quand il lui aurait été permis de goûter à la Beauté enfin, alors qu’il
-s’était contenté jusque-là des laissés-pour-compte de l’amour et des
-rogatons de l’alcôve; quand il aurait pu devenir quelqu’un, diriger
-un journal, donner de soi au voisin une opinion avantageuse, faire
-trembler les confrères, n’être plus en un mot le pauvre hère que l’on
-traite négligemment, et qui se voyait, au Napolitain, dans la nécessité
-de prolonger ses éclats de rire pendant une durée minima de cinq
-minutes à la moindre stupidité prétentieuse évacuée par les pontifes;
-lorsqu’il se saisissait du bonheur pour tout dire et de la liberté, la
-Destinée marâtre était accourue pour lui faire lâcher prise. Et il ne
-serait pas vengé...—Saint-Pierre des Corps, cinq minutes d’arrêt!
-
-A nouveau, dans son coin, avec une figure verte et crispée de
-cholérique, il déplia des gazettes, des feuilles de Paris et de
-province. Toujours rien, de la première page à la dernière! Si, quelque
-chose, les _Petites Nouvelles_ lui apprirent que Molaert venait
-d’être nommé officier d’académie. Alors son angoisse redoubla, il
-eut préféré savoir, être débarrassé de cette taraudante incertitude
-au sujet de son crime. La chose, évidemment, était imputable à un
-défaut d’informations, mais lorsque l’homme en redingote, coiffé d’une
-casquette blanche d’amiral, eût donné sur le quai le signal du départ,
-il s’accrocha des doigts au capiton de la banquette, semblant vouloir
-s’opposer, résister à ce train qui l’emportait vers la dernière étape,
-vers le Paris où il allait peut-être connaître de sombres jours. Il lui
-apparaissait que, tant qu’il roulerait, tant que le voyage n’aurait
-pas pris fin, l’Irrémédiable ne serait pas prononcé. Il sentait toutes
-proches les minutes formidables où le Sort allait laisser tomber sur
-lui son verdict sans appel. Jamais il ne pourrait lutter; s’il était
-pris, il avouerait! Et le rapide, faisant craquer ses jointures, se rua
-à nouveau dans son délirium de vitesse, s’envola au ras du sol, tel une
-trombe de fer, dans le vrombissement des rails, pendant que de chaque
-côté fuyaient les fils télégraphiques, comme de gigantesques portées
-de musique, dont les pinsons et les verdiers, badauds et désœuvrés,
-perchés sur les parallèles noirâtres, la queue en l’air, semblaient
-être les notes menues, les croches ou les béquarres. Le long de la voie
-des peupliers fusaient droit vers le ciel; d’autres, dénudés, sommés
-d’une petite touffette de feuilles, ressemblaient à de gigantesques
-cure-oreilles. Aux Aubrais, un voyageur, son compagnon depuis Bordeaux,
-lui demanda s’il n’était point malade à voir sa face contractée, ombrée
-de teintes d’un violet sombre. Il fit signe que non de la tête, et
-répondit qu’il avait seulement la migraine. Mais tout de suite son
-épouvante s’exagéra. Cet homme, sans doute, était de la police, comme
-Siemans; et il eut envie de fuir, de sauter à travers la portière,
-sur la voie, coûte que coûte. Un reste de lucidité le réfréna. Mais
-à partir de ce moment, ses dents claquèrent, dans un petit bruit de
-taquets heurtés, d’appareil Morse qu’on actionne régulièrement. Et
-il en vint à rêver d’une impossible catastrophe, d’une conflagration
-d’express qui, providentiellement—dût-il périr—empêcherait le retour
-à Paris. Désormais, il chercha en vain sa salive, voulut en lui-même
-formuler des mots, pour se prouver qu’il n’avait pas perdu l’usage de
-la parole et ne put y parvenir. Tout valsait autour de lui, en une
-saltation folle: le compartiment, le paysage, le plafond, la lampe
-sphéroïdale, qui placée au-dessus de son crâne, comme un œil, devait y
-lire, pensait-il, ses plus secrètes pensées. Austerlitz! Il sursauta
-par deux fois, comme si tout à coup un invisible pal se fût insinué
-en lui. Le manœuvre qui, armé d’un maillet, vint frapper les roues du
-train, lui parut symboliquement river ses propres chaînes, une manille
-de forçat ou des poucettes, qu’il ne quitterait plus qu’au matin blême
-de la mort flétrissante. Quand le train se remit en marche, cette fois,
-d’une allure lente de convalescent ou d’épuisé, il n’était plus, dans
-son angle, qu’un petit tas de chair roulé en boule. Mais des cris et
-une salive d’épileptique lui sortirent des lèvres lorsque le convoi,
-sous le tunnel, frôla le Palais de Justice. C’est là qu’on le jugerait,
-pensa-t-il. Et il versa ensuite dans un engourdissement torpide, dans
-un coma qui effaça le réel et supprima l’ambiance.
-
-Maintenant le rapide avait stoppé. Des gens s’accolaient sur le quai.
-Des maris tamponnaient de leur barbe le visage et les orbites aqueuses
-de leur femme, hoquetante d’émotion simulée. Des pères passaient leur
-moustache, comme une brosse à reluire, sur le front de leur progéniture
-qui abandonnait une minute le gâteau entamé pour escalader leurs
-jambes. Des chapeaux tombaient sous le choc des embrassades.
-
-Des voyageurs, le dos incurvé, défonçaient de leurs valises propulsées
-comme des béliers, au bout de leurs deux bras écartés, la foule
-obstruant l’étroit vomitoire. Les locomotives au repos, satisfaites du
-devoir accompli, poussaient des hennissements aigus, pendant qu’autour
-d’elles, les mécaniciens, la face enduite d’un cold cream de cambouis,
-tournaient, apaisant, du contact fébrifuge des burettes et de l’éponge
-mouillée, la congestion de leurs bielles et de leurs roues surexcitées.
-Deux employés à sacoches cueillaient les billets sans conviction, et ne
-déféraient que par intermittences aux questions angoissées d’une cohue
-avide de renseignements. Les gabelous, armés d’un morceau de craie,
-près des portes, bonifiaient les bagages du signe de la rédemption,
-après s’être documentés sur le linge intime et n’avoir rien dédaigné
-du fumet des chemises sales incluses dans le profond des malles. Le
-sous-chef de gare courait entre les groupes, stimulant le zèle de
-ses esclaves, dont la casquette bizarre laissait pendre à l’arrière
-une sorte de lanterne vénitienne en toile vernie, et il distribuait
-des amendes, en tétant un sifflet de nickel. Les hommes d’équipe se
-lançaient à l’assaut, au sac du fourgon, faisant décrire aux colis
-une voltige savante, jouant au foot-ball avec les menus paquets,
-charroyant du pied les petites caisses étiquetées «Fragile», édifiant
-des portiques, des sortes d’arc de triomphe bientôt éboulés avec les
-_chapelières_ recouvertes de toile grise, marquetées des vésicatoires
-rouges, noirs ou blancs, que semblaient être les étiquettes des hôtels
-et de la consigne. Et l’accueil immédiat de la civilisation parisienne,
-à cette humanité accourue ou rapatriée des lointains provinciaux,
-se manifestait sous les auspices de cinq ou six grues circulant en
-des corsages de pourpre fracassante ou des jupes outrageusement
-céruléennes, à qui la compagnie, désireuse de ne dédaigner aucune
-recette, avait sans doute concédé l’exploitation de ces cent mètres de
-bitume avantageux.
-
-Quand le dernier voyageur eut été absorbé par les porches de sortie,
-quand le quai, constellé de crachats, fut restitué à la déambulation
-des morceaux de papier d’emballage, des brandons de paille et des
-vieux journaux, que les courants d’air forcenés précipitaient dans
-un chassé croisé capricieux, quand la dernière malle, après avoir
-reçu le nombre de contusions et de blessures perforantes prévues par
-le règlement, eut disparu, on put voir, devant le wagon de Médéric
-Boutorgne, s’agiter tout un lot d’employés. Un homme à galons d’or se
-hissa même sur le marche-pied, parut remuer violemment son bras dans
-l’intérieur du compartiment, puis, redescendit, en haussant l’épaule
-d’un geste découragé. Une minute après, deux facteurs de la voie,
-l’un aux pieds, l’autre à la tête, emportaient quelque chose de mou,
-un corps brinqueballant et roulé sur lui-même, en spirale. C’était le
-gendelettre inanimé qui n’avait pu supporter le poids de son crime.
-Transporté dans une salle d’attente, affusé de vinaigre, malgré le
-réactif des sels anglais et une demi-heure d’efforts, il ne reprit
-point connaissance. En désespoir de cause, il fallut le transporter à
-l’hôpital où l’interne de service diagnostiqua, de suite, une fièvre
-typhoïde pleine de savoir-faire.
-
-
-
-
-XVIII
-
- Ni procréer ni détruire.
-
-
-L’audience finissait en une touffeur d’asphyxie. Propulsés par la
-foule encaquée, une notable variété de relents humains, exaspérés et
-fouaillés encore par l’activité du calorifère, cherchaient à se réduire
-l’un l’autre, se disputaient sournoisement la finale prépondérance.
-Cela sentait l’houbigant, le chypre de bazar, la dent cariée, le suint
-aigre d’avocat échauffé, la jupe mouillée, la puanteur cauteleuse
-des estomacs malades et le haillon de miséreux, car une trentaine de
-pauvres diables, uniquement ondoyés par l’averse, las, sans doute, de
-contempler la Joconde, ou de s’exciter sur les Rubens, étaient venus
-dormir là depuis que le Louvre, pour eux, devenait sans intérêt.
-Le municipal, assis à la gauche de l’accusé, en butte depuis midi
-aux œillades assassines d’une grosse dame aux cheveux couleur sauce
-tomate, dont le corsage amarante craquait sous la poussée tenace d’une
-déferlante poitrine en fermentation, avait décidé qu’il succomberait
-sur les neuf heures du soir, son service terminé. Quatre filles
-sortaient, convoyant chacune un vieux monsieur congestionné: la Cour
-d’Assises, où jamais la _rafle_ ne sévit, étant, comme on sait, un
-champ d’opérations merveilleux, avec sa cohue frôleuse, ses incidents
-dramatiques et ses luttes oratoires qui mettent les nerfs à mal, et
-induisent impérativement en la nécessité d’amour. Coup sur coup, le
-deuxième assesseur venait, en lui-même, de réussir quatre jeux de mots
-destinés à une feuille du soir, où, sous un pseudonyme, il signait
-des charades et des nouvelles à la main. Ce magistrat avait remporté
-l’année précédente le second prix de calembour au concours du journal
-_Le Pêle-Mêle_, et il s’entraînait louablement pour, cette fois,
-décrocher la première place.
-
-Et le Christ qu’il faut toujours évoquer quand on parle du Prétoire, le
-Christ, succombant un peu plus encore en cette fin d’après-midi sous
-le poids des bétises entendues depuis qu’il faisait là son métier de
-supplicié, érigeait, dans le fond de la salle, ses aloyaux mystiques et
-ses deux bras fades de célibataire trop continent.
-
-La Truphot et Siemans étaient là, assis en bonne place, ayant bénéficié
-d’une invitation personnelle du président. Car la veuve et le Belge
-étaient sortis pleins de vie de la villa de Luchon, au lendemain
-de la machination criminelle du gendelettre. Boutorgne le raté,
-condamné à tout rater dans la vie, n’avait pas même pu réussir ce
-petit assassinat. Il avait compté sans une circonstance: la chatte
-de Cyrille Esghourde, la chatte Aphrodite, qui était alors sous
-l’influence de son sexe, après avoir concédé son amour et ses faveurs
-à quelques matous bien râblés des environs, était rentrée, la croupe
-copieusement ensemencée, au milieu de la nuit, en poussant la petite
-fenêtre de la cuisine, dont le loquet n’était pas mis: ce qui aéra la
-maison. Elle paya de son existence le crime avorté du _prosifère_. Le
-sort, d’ailleurs, se hâta de venger cette victime. Dix jours après,
-exactement, Boutorgne décédait à l’hôpital à la suite de la fièvre
-typhoïde qui l’avait investi.
-
-L’avocat venait de répliquer au ministère public, et il se rasseyait
-parmi les murmures d’approbation de la salle, tout en repêchant, par
-contenance, une manchette timide dans le vaste entonnoir de sa manche.
-Mélancoliquement, le Président des assises songeait que cette fois
-encore il allait rater l’accusé. C’était la cinquième tête qui lui
-échappait depuis moins de deux ans. Comme le lui avait dit sa femme,
-au retour d’une de ces précédentes et néfastes audiences, il n’aurait
-jamais la croix de Commandeur avec une pareille maladresse! Ce jour-là,
-cependant, il était excusable, car il avait eu affaire à forte partie.
-Le défenseur, en effet, était un avocat nouveau jeu, un malin qui, dès
-le stage, répugna à chevaucher, pour arriver au succès, la vieille
-jument corneuse et bréhaigne de la routine. C’était un novateur, plus
-que cela même, un psychologue, il faut bien le dire, puisque ce mot
-confère le lustre ultime à l’intelligence humaine, depuis que Monsieur
-Paul Bourget a pris soin de définir la civilisation, promulguant par
-surcroît la pensée aux gens qui se respectent, après avoir enseigné la
-manœuvre du _spéculum_ qui permet de s’enfoncer sûrement dans les âmes
-contemporaines. Cette jeune gloire du barreau avait donc un procédé
-à lui, bien à lui, pour enlever l’acquittement. C’était fort simple
-d’ailleurs: il étudiait son jury, pas plus; scrutait les faciès,
-notait les attitudes, expertisait de l’œil les vêtures, et tout cela,
-servant de points d’appui à une induction d’une stratégie et d’une
-sûreté merveilleuses, lui faisait déterminer les tares, le mental,
-les manies, les goûts et les aspirations de classe ou d’individu de
-chacun des douze membres composant la machine sybilline à éjaculer
-les verdicts. La liste générale le renseignait exactement, d’autre
-part, sur la position sociale des bimanes occasionnellement graves
-qu’il lui fallait déterminer. Avait-il devant lui, par exemple, comme
-ce jour-là, trois ronds-de-cuir au masque bovin et glorifiés par les
-palmes, cinq rentiers dont le ventre plein d’emphase dénonçait le
-brio des déglutitions et la prépotence des viscères inférieurs, un
-architecte dont la moue improuvait la fade ordonnance de la salle, deux
-officiers retraités, alcooliques, vénériens ou anencéphales, _gens
-hircosa_, comme dit Perse, et un riche bookmakers strapassé de bijoux?
-Il n’hésitait pas et, de suite, improvisait sa plaidoirie. Au lieu de
-flagorner les jurés en tas, de les enfumer avec l’encens éventé des
-vieilles formules laudatives que se repassent les maîtres du crachoir,
-il s’attachait à les séduire un à un, lui. Les ronds-de-cuir, d’abord.
-Avec une extraordinaire souplesse, une prodigieuse habileté, après
-les quelques lieux communs obligatoires de l’exorde, il se lançait en
-d’ingénieuses louanges sur l’Administration. Il vantait la vie des
-bureaux, la stagnation parmi l’émonctoire des paperasses, le travail
-paisible, la vie sans heurt, qui vous font accéder à la sérénité
-de l’âme, et donnent à l’intelligence, débarrassée de tout poids
-mort, cette acuité particulière qui permet de décortiquer les vaines
-apparences entassées à plaisir par le Ministère public. Les _assis_
-se rengorgeaient; même, ils apprenaient quelques-unes de ses phrases
-par cœur pour les servir, le soir, à la manille, aux partenaires qui
-tenteraient de ridiculiser leur profession. Puis, par de subtiles
-nuances, par des dégradés insaisissables, il arrivait aux rentiers.
-Leur classe constituait le rempart, l’indéfectible redan de la Société
-française. Grâce à son concours jamais marchandé et à son abnégation
-toujours prête, la Patrie, jadis, avait pu cicatriser ses blessures,
-payer la rançon à l’envahisseur, et étonner le monde par sa vitalité.
-La France immortelle, la France qui renaît de ses cendres, ainsi que
-le Phénix, Messieurs....., proférait-il en ces tropes poncifs, en ces
-métaphores béotiennes, sympathiques aux grandes éloquences du Barreau,
-et qui font dire, au Palais, que maître un tel a du génie comme Lysias
-ou Berryer. Pendant dix minutes, au moins, il chantait les gloires du
-3%, et rassurait les rentiers en leur dénonçant comme impossible le
-vote de l’impôt sur le revenu. Sans doute, chacun d’eux regrettait-il
-qu’il ne fût plus célibataire, eux qui avaient des filles à marier!
-Aux officiers, maintenant. Celui-là, le petit gros, aux pommettes
-fibrillées, comme par une potée de vers de vase sous-jacents, avait été
-en Crimée, sans nul doute: son âge en témoignait. Il réquisitionnait
-donc tout son lyrisme, afin d’évoquer le Mamelon vert, pour, ensuite,
-se rappeler à propos la concision de César..... Le 8 septembre, au
-matin, le maréchal Pélissier donna l’ordre au 63^e de ligne et au 2^e
-zouaves d’avancer jusqu’au ravin de la Séméneskoïa..... Le vieux à
-rosette n’en revenait pas; il crispait au bord de son banc une main
-épaisse et rougeaude; de l’autre, il s’arrachait le poil des oreilles
-pour mieux entendre, et il pleurait à grosses larmes. Quelquefois, il
-interrompait:
-
-—Il était sept heures, exactement, lorsque l’ordre nous parvint,
-Monsieur l’avocat... Son voisin, à monocle, aux moustaches en forme
-d’arbalète, était un cavalier, sûrement; cela se voyait à sa jaquette
-bien coupée, à la raie médiane de la nuque, à la niaiserie figée et
-prétentieuse de la face et aux _leggings_ avec lesquelles il était
-venu. Il avait dû faire 70. En avant le Plateau d’Illy... le calvaire
-de Floïng... les chevaux barbes des régiments d’Afrique... Il n’est pas
-une charge. Messieurs, non pas une, pas même celle des quatre-vingts
-escadrons de Murat, à Eylau, qui aille plus avant dans l’épopée...
-Ah les braves gens! les braves gens! comme s’exclamait l’empereur
-d’Allemagne, lui-même... Touché, l’ex-officier saluait discrètement
-de la tête. Et c’était le tour de l’architecte. S’il diagnostiquait
-un petit manieur de tire-ligne, vite, il exaltait l’aménagement, le
-confort moderne des clapiers à bourgeois, qui permettent aux plus
-humbles de participer aux bienfaits de l’hygiène; s’il conjecturait,
-au contraire, un brasseur de plans gigantesques, il faisait l’apologie
-de l’art contemporain qui déposa, dans Paris, tant de monuments d’une
-difformité sans seconde et d’une hideur prépondérante. Quelquefois,
-pour être sûr de ne pas se tromper, il alternait les deux cantiques.
-En dernier lieu, il s’agrippait au bookmaker. A celui-là, il chantait
-l’amélioration du pur sang qui permit de rénover notre cavalerie;
-il disait les gloires hippiques et la splendeur des Grands-Prix. Et
-l’homme au complet quadrillé, _racé_ tel un garçon de lavoir mais bagué
-tel Héliogabale, qui, pour la première fois, dégustait le panégyrique
-de sa profession, se sentait attendri comme le jour où, en plein Derby
-de Chantilly, sa maîtresse avait _levé_ le duc d’Orléans venu en France
-avec un sauf-conduit du ministère opportuniste—ce qui avait amorcé
-sa fortune. Il était forcé de réfréner sa subite tendresse et les
-premiers témoignages de sa gratitude, pour ne pas lui crier: Jouez
-_Montézuma_ à 12 contre un, dans l’Omnium; c’est couru! Et l’avocat
-continuait, continuait; maintenant, il en était à la péroraison...
-Les faits de la cause il ne les avait évoqués que pour mémoire; il ne
-s’en était servi que pour opérer la suture entre les diverses phases
-de son discours. Qu’importait au Jury? Celui-ci n’avait-il pas une
-dette de reconnaissance à acquitter envers lui. Contrister un homme
-aussi aimable, était-ce possible? Et les «Non» itératifs et spontanés
-répondaient à tous les chefs d’accusation. Maître Pompidor, d’ailleurs,
-n’avait qu’une seule fois raté l’acquittement—par manque d’audace, ce
-qui ne lui arriverait plus désormais. Ayant appris, un jour, à n’en
-pas douter, qu’un juré avait des mœurs antiphysiques, il n’avait pas
-osé, dans sa plaidoirie, faire un éloge discret de la pédérastie. Et
-son client avait été condamné à une voix de majorité, la voix du juré
-sodomite!
-
-A deux ou trois reprises, en des audiences antérieures, un même
-Président s’était efforcé, il est vrai, d’intervenir, mais il avait été
-rabroué d’un tel:
-
-—On porte _atttintte_ aux droits sacrés de la défense! qu’il se l’était
-tenu pour dit, cet homme, et qu’il avait préféré se traduire, ce qui
-était plus conjouissant, deux ou trois vers scabreux de V. Martial,
-qu’il admirait fort, et qui l’aidait à endurer les longues journées
-d’assises.
-
-Avec un pareil avocat, si on pouvait y mettre le prix—10.000 au bas
-mot—il était sans danger, comme on le voit, de trucider ses créanciers
-ou d’égorgiller le voisin. L’assassinat, pour les gens riches, Maître
-Pompidor ne plaidant pas pour le Pecus, devenait un sport bien moins
-périlleux que l’automobile et beaucoup plus récréatif—à la condition
-d’être doué, naturellement.
-
-Donc, ce procès allait une fois de plus aboutir à un triomphe
-personnel, il en était sûr, car, avec l’inspiration du génie, ne
-venait-il pas de répliquer au Ministère public en citant un des mots
-d’esprit du Président du Jury lui-même, qui était vaudevilliste à la
-ville!
-
- * * * * *
-
-—Accusé n’avez-vous rien à ajouter pour votre défense?
-
-L’homme déféré à la vindicte des lois, qui n’était autre que M. Éliphas
-de Béothus, l’ancien commensal de madame Truphot, s’était levé. Il
-était toujours maigre et très grand, osseux et glabre. Ses yeux, d’un
-noir inquiétant, semblables à deux grains de raisin muscat sur lesquels
-on aurait marché, brasillaient, comme au soir du dîner, derrière des
-paupières bordées d’andrinople; et de ces orbites un peu plus ravagées
-encore par le vice, la scrofule congénitale ou les insomnies du
-talent—est-ce qu’on sait jamais?—ardait un tel feu intérieur que l’on
-comprenait fort bien que nul poil, nul capillaire, n’eussent consenti
-à végéter sur un habitat aussi torride. Le nez descendait acéré,
-froid et long comme une lame de scalpel, sur une bouche chantournée
-et grimaçante, toujours en forme de balafre de yatagan. Mais, malgré
-la laideur agressive de cette figure, malgré les traits en conflit
-dans toutes leurs lignes, un rayonnement indéfinissable venait, par
-instants, magnifier ce visage où la Nature avait affirmé tout le brio
-de son dolosif savoir-faire. Un pantalon impeccable, un gilet de soie,
-signés par un tailleur inspiré, ainsi qu’une redingote qui eût pu,
-tout comme pour Monsieur Deschanel, pousser son propriétaire à la
-présidence d’une de nos assemblées délibérantes, venaient, d’ailleurs,
-corriger ce que l’allure générale pouvait avoir d’insolite. Le corps
-penché au-dessus de son banc, l’index et le pouce rapprochés comme
-s’ils réduisaient une puce à l’impuissance, il parla, dans l’attitude
-appropriée à toute démonstration rigoureuse.
-
-—Je pourrais, dit-il, profitant du droit que la loi m’accorde, parler
-aussi longtemps que je le jugerais utile à ma défense. Je pourrais
-discourir deux, trois, cinq jours entiers, ou même quatre semaines
-durant; je pourrais employer tous les modes de langage connus,
-m’exprimer en alexandrins, en vers libres ou en prose rythmée, usager
-les dernières formules littéraires que Monsieur Hanotaux vient de
-léguer à l’art contemporain, ou me servir du patois dosimétré de
-Monsieur Rostand, que vous n’auriez point à protester...
-
-Je pourrais même, si tel était mon vouloir, réquisitionner la grâce
-attique de Monsieur Brunetière, ou les inexorables déductions de
-Monsieur de Voguë et, comme vous le supposez, il me serait facile,
-à l’aide de ces moyens et de ces genres divers, d’anéantir votre
-entendement. L’exercice de la parole, pour un accusé qui défère à
-l’invite du Président, étant sans limites, sous peine de cassation,
-rien ne me serait plus aisé que de vous annihiler sans rémission. Après
-avoir glosé à l’égal des maîtres que je viens de citer, je n’aurais
-plus à vous redouter, puisque vous seriez hors d’état de prononcer
-sur quoi que ce fût, et que vous auriez, en peu d’heures, restitué au
-néant l’illusoire apparence humaine à laquelle vous vous accrochez avec
-tant d’âpreté. Je n’en ferai rien, cependant, car depuis que je suis
-prisonnier, depuis que je suis un assassin nettement qualifié, j’ai
-horreur de l’artifice, de l’oblique et de la cautèle. Et deux heures de
-discours me suffiront. Jadis, lorsque j’étais encore un honnête homme,
-je mentais à tous propos et à tous venants, et je me servais des moyens
-sanctionnés par la loi pour duper mon congénère en toute occasion
-profitable. Comment donc répudier à jamais mon ancienne et exécrable
-qualité «d’honnête homme» et entrer ainsi dans le plein d’une condition
-de criminel, si ce n’est en répudiant le mensonge qui est la nécessité
-constante, en même temps que le plus délicat plaisir de l’honorable
-citoyen? J’ai l’orgueil de ma situation, et je rends grâce au destin de
-me l’avoir impartie, depuis que ce truisme a pénétré mon intelligence:
-à savoir que, dans une Société bien organisée, les entreprises des
-assassins sont moins à redouter, pour la plupart de ses membres, que
-les entreprises des honnêtes gens...
-
-Des experts légaux ou cités par la défense sont venus il n’y a pas une
-demi-heure déposer à cette barre. Ils vous ont exposé componctueusement
-tous les genres de folie ayant cours. Les uns, qui ont pris la
-chose de très loin, m’ont rangé tout d’abord dans la catégorie des
-dolichocéphales, d’autres dans celle des sous-brachicéphales. Trois
-d’entre eux, pour appuyer leur démonstration, ont sollicité de Monsieur
-le Président la permission de me palper la tête. Un petit, très vieux,
-avantagé de la rosette de Commandeur, s’est écrié, vous l’avez entendu:
-
-—Si je pouvais, d’après la méthode de Broca, emplir le crâne de
-l’accusé de grenaille de plomb—sans qu’il soit besoin d’examiner le
-cerveau, tant le cas est simple—je ferais la preuve, sans contestation
-possible, que nous nous trouvons en présence d’un cas manifeste
-d’_hémophilie_.
-
-—Et moi, répliquait son contradicteur, un grand maigre avec une tache
-lie de vin sur l’œil gauche, et moi, s’il m’était donné de mesurer
-sa capacité cranienne à l’aide de sable, contrairement au procédé de
-Broca, j’établirais indiscutablement qu’il y a là les manifestations
-péremptoires de l’hystérie _biophobique_. Une nodosité de la boîte
-osseuse a rétréci sans nul doute la cavité cervicale et déterminé le
-repli d’une muqueuse avec adhérence certaine...
-
-Comme le conflit tournait à l’état aigu, Monsieur le Président a dû
-intervenir pour les empêcher de se pugiler à l’audience, alors qu’à
-bout d’arguments, après s’être jeté à la tête l’École de Nancy, le
-professeur Toulouse et le docteur Lombroso, ils allaient en venir aux
-mains. Et bien! tous étaient imbéciles, ou mentaient impudemment.
-Je ne suis pas atteint de vésanie, d’aliénation mentale, comme ils
-l’ont affirmé, et point n’était besoin de tant de détours ni d’un
-pareil abus de vocables tirés du grec. Ils n’avaient qu’à énoncer
-cette évidence, sans controverse possible, ils n’avaient qu’à formuler
-ceci: la cervelle des gens de ma caste, le crâne des bourgeois, et par
-conséquent le mien, élabore à l’ordinaire, grâce à une éducation et à
-un entraînement appropriés, plus de caca que l’intestin. Le cerveau des
-bourgeois étant indéniablement une tinette, qu’a-t-on besoin d’ajouter
-après cela? Ainsi, j’étais expertisé du coup. Mais vous pensez que je
-suis occupé à vérifier l’opinion émise sur moi, à faire la preuve que
-je suis fou. Non, seulement, je vous le répète, délié de tous les liens
-civilisés, j’ai maintenant horreur du mensonge et de la sottise. Or,
-tout le monde a menti devant vous: les témoins dont l’intelligence
-et la lucidité ne vont pas jusqu’à se remémorer exactement ce qu’ils
-ont vu, et le Ministère public qui prête à nos actes des mobiles
-qu’il sait parfaitement erronés. Celui-ci ment par métier, et gagne à
-cela autant d’honneur que de profit: ce qui le fait jalouser par mon
-avocat qui vient de flagorner les jurés, lui, qui a vanté leur bêtise,
-leur ignorance, leurs turpidités, et qui allait me faire acquitter,
-l’animal, si je n’étais intervenu à temps, moi, qui ne saurais endurer,
-depuis que je ne suis plus un homme respecté, qu’on jette les baves et
-les mucus du mensonge, les purulents crachats de l’hypocrisie sociale,
-au visage de la grelottante, nitide et virginale Vérité!
-
-L’acte d’accusation me reproche d’avoir, en moins de deux ans, commis
-cinq assassinats, successivement sur la personne des sieurs Auguste
-Moulubas, dit «l’Albinos du Sébasto», Félix Mitou, dit «la Punaise
-des Abattoirs», Ernest Loupi, dit «le Deschanel de Ménilmonte»,
-Emile Leviandé, dit «le Costo de Javel» et Son Excellence Marie
-Serge Demétrius de Soukanarine, prince de Tépéïoff, lieutenant aux
-Chevaliers-gardes de S. M. l’Empereur de Russie.
-
-Pourquoi un homme comme moi, inscrit au Tout-Paris, membre de deux
-grands cercles, et possesseur par surcroît de trois cent mille livres
-de rente, a-t-il assassiné cinq personnes, dont quatre étaient des
-souteneurs avérés? Voilà ce qu’il serait peut-être intéressant de
-déduire, car j’imagine que vos intelligences, Messieurs de la cour
-et Messieurs du public, ont, depuis longtemps, fait justice de la
-divagation des scientistes qui m’arbitrent fou à lier et que votre
-droiture naturelle s’est révoltée, d’autre part, devant la manœuvre
-géniale mais artificieuse de mon avocat.
-
-S’il faut en croire l’état civil que m’assigne l’accusation—état civil
-faux peut-être—je suis issu de la conjonction cutanée d’un couple de
-bonnetiers enrichis, et je vins au monde dans le Faubourg Saint-Denis,
-en la maison même qu’illustra pour jamais la naissance de M. Félix
-Faure. Toujours d’après l’accusation, je vécus ma jeunesse parmi le
-pilou, les cotonnades, la rouennerie et les mouchoirs de Cholet, à
-l’exemple de Sully-Prudhomme. Comment suis-je donc parvenu à ce mode
-cérébral si compliqué, auquel la science, tout à l’heure, n’a rien
-compris? Oui, comment, engendré par des gens aussi simples, dont la
-cogitation et la volition étaient pour le moins problématiques ou
-comparables seulement à celles des arapèdes et des vieux parapluies,
-comment suis-je devenu, moi, au point de vue mental—je m’autorise à
-le dire—une sorte d’objet d’art, quelque chose comme un de ces vases
-murrhins, œuvres des Parthes et de la Carménie, une de ces coupes
-que Corinthe fabriquait jadis, et qui mariaient à la transparence
-adamantine du cristal les lueurs fugaces, métalliques et capricieuses
-des plus subtils émaux? Oui, comment suis-je devenu cela, moi, alors
-qu’eux, mes auteurs, restaient la poterie fruste, l’argile grossière
-façonnée maladroitement par une Société abêtie? Voilà ce que je ne
-m’explique pas. Quelque inconnu aura, sans doute, au lieu et place
-de mon père, jeté dans mes veines un sang moins plébéien, un sang
-distillé et décanté vingt fois par les alliages les plus généreux, ou
-bien encore sublimé par le feu divin du génie... Mais... je vois aux
-mouvements de l’assistance et des jurés, qu’une lourde réprobation,
-de ces paroles, doit être la récompense... Qu’ai-je dit Messieurs?...
-Ah! c’est vrai! j’ai jeté le soupçon sur ma mère, ma mère qui n’était
-peut-être pas la conjointe d’un bonnetier. Pourquoi de tels sursauts
-indignés? Ne vous avais-je pas averti tout à l’heure que je n’adorais
-plus qu’une chose, que je n’avais plus qu’une idole: la Vérité. En
-parlant ainsi, sans aucun souci de la déférence filiale, j’ai sans
-doute, à vos yeux, perdu le droit de me réclamer encore du ton de la
-bonne compagnie. Mais laissez-moi vous dire que les gens bien élevés,
-le parfait crétin ou l’académicien reluisant, ce qui est la même chose,
-qui sacrifient avec ténacité aux belles manières, à la mode, aux
-bienséances, non moins qu’aux opinions reçues, sont animés d’un tel
-besoin de sacrifice qu’ils paraissent, aux convenances, avoir sacrifié
-jusqu’à leurs vésicules séminaux. Or, moi, j’entends déambuler à mon
-aise dans l’idéologie des gens qui ne sont pas émasculés. Traitez-moi
-de cynique, de fils dénaturé, d’impudent ou d’amoral, cela m’indiffère,
-puisque le premier qui parla d’immoralité fut sans doute un impuissant
-ou un pédéraste s’efforçant de donner le change; tout comme le premier
-qui inventa la Loi, et assura ainsi la sauvegarde des canailles à
-venir, fut à n’en pas douter, un scélérat condamné par l’opinion
-pour un méfait notoire et qui s’efforça désormais d’avoir raison
-devant tous par un subterfuge inattendu. Ceci, nettement déduit—et
-il est bien malheureux que de telles évidences vous viennent d’un
-assassin—pourquoi me priverais-je d’émettre à propos de ma mère une
-hypothèse vraisemblable? Que me font vos billevesées sociales et le
-respect préconçu des ascendants immédiats? Ma mère m’a jeté de force
-dans une aventure qui s’appelle la vie, dans une effroyable aventure
-dont je ne puis sortir que par la mort. Elle ne s’est point préoccupée
-de savoir si ma mentalité, mon caractère et mes aspirations, qui ne
-devaient surgir que plus tard, s’adapteraient à la vie. Elle m’a
-conçu par plaisir et mis au monde par nécessité. Elle m’a précipité
-de force moi, _pauvre ovule sans défense_, dans un monde auquel,
-peut-être, je n’aurais pas souscrit. Pourquoi voulez-vous que je lui
-décerne le respect et l’amour, tout de suite, _à priori_, sans jamais
-réfléchir sur un pareil forfait. NI PROCRÉER NI DÉTRUIRE, c’est la
-loi de la civilisation supérieure dont je n’ai pu, hélas! réaliser
-que la première partie. Elle a obéi à la Nature, direz-vous, triste
-explication! Elle m’a donné le jour, pourriez-vous ajouter encore,
-mais c’est justement ce que je lui reproche. _Abstiens-toi_, a dit
-le philosophe athénien. Esclave imbécile d’un instinct scélérat, que
-n’a-t-elle pu connaître et goûter la divine sagesse, en cette parole
-incluse!
-
-Vous le voyez, il faut en prendre votre parti; je suis de ceux dont
-parle le Dante, «qui blasphèment Dieu et leurs parents, la race
-humaine, le lieu, le temps où ils naquirent et la semence de laquelle
-ils sont issus.»
-
-Messieurs, je continue... A la fin de ce discours, mais seulement à
-la fin, je dévoilerai ma personnalité réelle; jusque-là je veux bien
-consentir au _curriculum_ que l’avocat de la République m’a imparti,
-réservant pour plus tard les aveux définitifs sur l’être énigmatique
-que je suis. Vous pourrez alors toucher du doigt l’inanité de vos
-instructions judiciaires et le ridicule de vos débats d’assises.
-L’ordinaire cortège des témoins, préalablement travaillés par les
-agences Tricoche et Cacolet à 50 francs le faux témoignage, l’éloquence
-glaireuse du Ministère public, les lieux communs en décomposition
-des grands avocats, sont, à n’en pas douter, pour que la femelle du
-gorille s’applaudisse de n’avoir pas, avec son espèce animale, versé
-dans la Parole, et partant dans l’idée de Justice, quand la chute qui
-la précipita du haut d’un cocotier et la peur qu’elle en ressentit lui
-firent faire cette fausse couche qui, depuis cette minute mémorable,
-s’appelle l’Homme.
-
-Mais, pour en revenir à ma cause personnelle, et s’il faut en croire
-le porte-vindicte de la Société, je me montrai jusqu’à la mort de
-mes parents un fils parfait, une géniture en tous points profitable,
-un embryon dont la fécondation n’était vraiment point à regretter.
-Toujours d’après lui, dès que je fus mon maître, je négociai avec la
-Nonciature l’acquisition d’un titre à particule, et je disparus.
-
-La Société perd ma trace pendant dix années et ne me retrouve que
-depuis exactement vingt-deux mois. Qu’ai-je fait pendant ces deux
-lustres? Quels sont les travaux glorieux, les hauts faits ou la plate
-et bourgeoise existence dont je puisse me réclamer afin de dissiper
-ce qu’il y a de mystérieux dans ma carrière? Vous dirai-je qu’à peine
-lancé dans la vie, parmi mes congénères, je me trouvai bientôt,
-comme tout être intelligent doit s’y attendre, dans la posture d’un
-nageur qui traverse un bras de mer peuplé de requins. Cela vous est
-indifférent, n’est-ce pas? et vous préféreriez sans doute que je
-descendisse des nébulosités du général aux précisions du particulier?
-Mais ce que j’ai fait vous ne le saurez point, car vos mentalités
-respectives seraient incapables d’en savourer la sublime grandeur.
-Qu’il vous suffise d’apprendre que les deux conceptions, les deux
-œuvres magnanimes auxquelles j’avais voué ma pensée et ma fortune
-durent être abandonnées, l’une après l’autre, et que de surprenantes
-phases morales, à partir de cet instant, commencèrent pour moi.
-
-Dès que je fus vaincu, dès que j’eus roulé à terre, l’âme saignante,
-pantelante et tronçonnée, l’Hydre de Bêtise qui, telle Echidna, le
-monstre à cent têtes, trône assise sur le monde, et dont tous les
-humains lèchent le périnée avec ferveur, poussa vers moi une de ses
-tentacules, m’aggrippa et m’attira sur son sein.—Vis comme les autres
-hommes, me souffla-t-elle; emploie le formulaire tout préparé qui leur
-sert de conversation; donne des poignées de main aux scélérats; fais ta
-cour aux crapules respectées; sois neutre, atone et sans originalité;
-garde-toi de la sincérité comme du typhus; dépense ton argent à goûter
-à tous les cacas dispendieux et à tous les pipis réputés, connus dans
-les grands restaurants sous le nom de boissons ou de nourritures;
-va-t’en dans les cercles ajouter des chapitres infinis au sottisier
-en honneur dans les salons; que la famine du Pauvre et la douleur des
-suppliciés te soient source d’appétit et de réconfort; en surplus,
-chemine de ton mieux dans les pertuis et les orifices de la Femme, car
-par dessus tout, tu entends, _il faut faire l’amour_.
-
-Que répondre à cela? Jusque-là, les seuls débats de l’esprit m’avaient
-attiré, et j’ignorai tout ce qui compose le bonheur selon la définition
-acceptée. A cette énumération savante des délices civilisées, un ressac
-intérieur bouscula tous mes organes; des salives voluptueuses et plus
-déferlantes que l’embrun d’équinoxe emplirent ma gorge, roulèrent en
-tumulte dans ma poitrine, parurent même refluer jusqu’à mon cerveau,
-habité déjà par la horde furieuse de toutes les concupiscences. Ah!
-oui, _vivre, vivre, vivre_! comme dit l’École naturiste; je hurlai
-ce verbe sur tous les tons, en un besoin, un désir farouche, des
-pamoisons qu’on venait de me citer... je répétai ce mot VIVRE, dans
-un _crescendo_ furibond, en modulant ses deux syllabes avec tous les
-_dièzes_ de volonté que j’avais à ma disposition.
-
-Les entreprises par lesquelles je résolus de débuter, furent l’amour
-et le sport, entreprises qui permettent immédiatement à un homme de
-ma condition de s’imposer au respect et à l’envie de ses semblables.
-Hélas! Hélas! pourquoi la Nature m’avait-elle conditionné pareillement?
-Une rancœur morale, une détresse physique, une panique d’âme et de
-nerfs, survenaient toujours à l’issue du moindre de mes comportements
-amoureux. Je n’évoque pas ici, Messieurs, les trahisons de mes
-maîtresses, trahisons qui, pour un être de complexion raffinée, sont le
-véritable et même le seul charme d’aimer. La trahison, en effet, remue
-profondément la bile, active toutes les sécrétions peccantes, précipite
-l’amant, désireux de se réhabiliter devant soi-même, à la recherche
-d’autres femmes qui découvriront enfin toutes ses qualités méconnues
-par les précédentes; elle l’empêche de se vautrer dans la bauge de
-l’habitude, le restitue à sa norme immuable de sottise et de méchanceté
-et, selon le vœu de l’Espèce, l’actionne vers des croupes subséquentes
-qui remplaceront ou feront oublier l’arrière-train coupable.
-
-Hargne et ironie du sort! quand j’avais goûté à ce que l’humanité
-proclame être la plus grande des voluptés, une pestilence d’asphyxie,
-un remugle de puisard, accouraient pour emplir mon esprit et ma chair à
-ce seul souvenir et me faire grelotter de dégoût et d’effroi pendant
-d’interminables semaines. Qu’était-ce donc? Peut-être n’y avait-il
-là que morbidité passagère ou manque d’entraînement. Je m’acharnai,
-j’inventai des dialectiques à mon usage, ce fut en vain. Toujours, en
-me traînant par les cheveux, pour ainsi dire, je me ramenai chez la
-courtisane, la pallaque ou la femme du monde, comme un malheureux,
-après avoir fui, se traîne à force de volonté devant le davier du
-dentiste. Toujours, toujours, je revenais de la chose avec le même
-goût indélébile de fange ou d’assa fetida dans la bouche. Les deux
-sexes de l’humanité, sans compter les sexes adventices, qui passent
-la majeure partie de leur existence à se flairer réciproquement, qui
-se fourbissent l’épiderme de la caresse de leurs paumes, comme on
-fourbit du ruolz avec une peau de daim, qui échangent la fadeur de
-leurs haleines, les relents hypocrites de leur larynx et accolent
-leurs babines, cependant que les moustaches se promènent sur les
-faciès adverses au milieu des petits hi! hi! de plaisir et du roulis
-des sclérotiques renversées, tout cela, y compris la confondante
-imbécillité du langage d’amour, l’inénarrable ridicule des «aveux», la
-puante scurrilité de l’accouplement, qui fait soubresauter les deux
-bipèdes en travail à l’instar d’hamadryas qu’on empalerait vivants,
-tout cela s’exhibait à mes yeux comme d’un grotesque à déconcerter
-l’esprit de Monsieur Leygues, lui-même.
-
-Effroi! Soudain, à l’issue d’un de ces désarrois, une question terrible
-se posa pour moi. Avais-je sans le savoir des goûts contre nature?
-
-Affolé, terrifié, anéanti à cette pensée, je vécus des jours sans
-nom, et, un soir, avec la belle franchise et la décision spontanée
-qui composent le fond, l’idiosyncrasie de mon individu, je résolus
-d’élucider le point délicat. J’accolai des cinèdes fameux, des
-bardaches _cupidonés_, je perforai des gitons dont eussent rêvé
-les Valois, les papes de la Renaissance et quelques-uns de nos
-plus brillants chroniqueurs. Je devins un habitué de «_l’arbre
-d’amour_», dans notre promenade élyséenne; je hantai quelques-unes des
-«_Théières_», c’est-à-dire des vespasiennes les mieux achalandées de
-nos boulevards. Et il m’arriva de dévorer un homme dans son centre,
-comme dit Catulle. Ah! ce fut pis encore! du guano empouacra ma gorge,
-des geysers de purin giclèrent dans mon âme... Alors seulement, je
-connus que seul d’entre tous les hommes, peut-être, je n’avais pas été
-embrigadé parmi les serfs du désir, parmi les leudes de l’amour normal
-ou antiphysique. Mais que faire, que faire sur cette planète, si l’on
-répugne à chevaucher d’autres êtres avantagés d’un pubis ou porteurs de
-génitoires? Ce fut atroce, Messieurs, d’autant plus atroce que le vide
-et le néant du Monde m’apparurent dans leur entier, et que le sport,
-du même coup, en vint à me dégoûter. Monter en steeple; au pesage de
-Longchamps, huer M. Combes, le seul Républicain qu’on ait vu au pouvoir
-depuis la Convention; être un des premiers maillets du golf ou du
-polo; faire du 130 à l’heure en palier; ouïr Monsieur Edmond Blanc;
-fréquenter Monsieur de Dion; frôler Madame du Gast, s’avéra stupide non
-moins que déshonorant pour un homme de ma mentalité.
-
-J’aurais pu, étant données ma nature sensitive et ma remarquable
-compréhension capable de tarauder l’inconnu et le mystère le plus
-rebelle, j’aurais pu, me direz-vous, m’orienter vers les arts. Mais
-quoi? Faire de la littérature? Traiter, par le julep gommeux du
-roman à 3 cinquante, le catarrhe esthétique des personnes qui ont
-la déplorable habitude de s’intéresser, à travers 400 pages, aux
-comportements d’autrui? Assembler des vocables, perpétrer des phrases,
-distiller et passer vingt fois à l’alambic la saveur des épithètes, à
-quoi cela sert-il? Créer des types, modeler à nouveau des Werther, des
-René, des Rastignac, des Rubempré, sur lesquels, immédiatement, des
-imbéciles, à défaut d’originalité propre, seraient venus se modeler
-avant que le néant ne se fût refermé sur eux, comme l’eau du fleuve se
-referme sur l’ablette qui vient de gober une mouche, à quoi bon?
-
-Et puis ayez un style sage et poli, soyez juste milieu, tout à fait
-réservé dans vos adjectifs, et même castré un peu; pour toute couleur,
-passez votre prose à la mine de plomb, alors vous serez un écrivain.
-Mais ne vous hasardez jamais à faire éclater le creuset de la phrase
-sous les flammes généreuses de l’indignation ou de l’enthousiasme:
-votre genre ne serait pas recevable disent les pontifes. Cela n’a pas
-grande importance, du reste, car l’écriture, le style, l’imagination,
-le talent, ont-ils servi à autre chose qu’à formuler de nouveaux modes
-de mentir ou de se leurrer soi-même? L’homme est animé d’un étrange
-besoin, qui suffirait à lui seul à faire éclater l’infériorité de son
-espèce animale: celui d’élaborer des fables, pauvrement imaginées
-pour la plupart, et d’en bercer sa douleur. Est-ce que c’est le fait
-de l’intelligence de croire à des contes, si brillants soient-ils,
-et de remplacer les mythes, au fur et à mesure de leur putréfaction,
-par d’autres mythes? Depuis les histoires de corps de garde et les
-pugilats de soudards grandiloquents qu’a formulés Homère, jusqu’aux
-affabulations carnavalesques du père Hugo, l’être humain en est
-resté à la mentalité des enfançons: il faut toujours qu’une nourrice
-lui murmure à l’oreille quelque chanson niaise pour le calmer ou
-l’endormir. Voyons, je vous le demande un peu, quel poème de vérité,
-quel roman aux mille phases, quelle tragédie suant l’horreur et
-l’effroi, approcheront jamais de cette constatation à la portée du
-premier venu: à savoir que la Nature est la Gouine scélérate qui a
-volontairement créé le mal, qui a fait l’homme mauvais, qui a décrété
-que toutes les espèces s’entredévoreraient, afin de jouir sadiquement
-de la Douleur emplissant l’univers, dans le besoin où elle était
-d’assurer la pérennité du crime, et qu’à cela, il n’y a rien à faire....
-
-Or cette constatation suffit à tout; après elle, la littérature
-s’exhibe ridicule et infatuée de sa propre impuissance à rien changer
-de l’état de choses. _Tout est inutile, puisqu’on ne réduira jamais la
-malfaisance de la Nature_, voilà la seule chose digne d’être écrite.
-Ceci dit, il convient de se taire. Hormis cela, le reste n’est plus que
-proses à l’adresse des crétins, qui veulent à toute force qu’on leur
-ourdisse des histoires d’amour, qu’on les intéresse, qu’on leur tire
-des pleurs, avec les aventures douloureuses de leur prochain, quand
-ce même prochain, venant à périr de famine sous leurs fenêtres, ne
-leur tire pas une larme, parce que les péripéties n’ont pas passé par
-l’imprimerie. Car, vous l’avez tous constaté, la Douleur, la Misère,
-dans la rue, n’excitent la compassion de personne. Dans un livre elles
-font pleurer tout le monde.
-
-Si je me sentais peu enclin aux Belles-Lettres, il restait la peinture
-et la musique, pourrez-vous répondre, dans l’intention visible de
-m’embarrasser. Or, je n’éprouve aucune gêne à confesser maintenant
-que la peinture et la musique—sur lesquelles je me suis tout d’abord
-illusionné—sont bien les derniers travers dans lesquels un homme puisse
-verser. Qu’est-ce que c’est que la peinture? La représentation d’une
-chose, d’un décor, d’un homme, à un moment donné de son époque, de sa
-vie, et une fois pour toutes. La peinture, vous en convenez, ne peut
-reproduire qu’un aspect momentané, qui désormais ne variera plus. Mais
-n’est-ce pas la négation même de la Vie, que de nous offrir cette
-vision figée, stéréotypée, immuable, que rien ne saurait plus modifier
-sans attenter à l’œuvre d’art, alors que la condition de la vie est de
-se modifier sans cesse et d’être non pas _une immobile_, mais _diverse_
-et _mouvante_? Quel ridicule effort vers l’insaisissable, la peinture
-a-t-elle donc tenté? _L’humanité n’est pas encore sortie des limbes de
-la civilisation_; nous sommes en pleine barbarie, voilà pourquoi il y
-a encore des tableaux, dont la juste destinée—qui nous venge bien—est
-d’être vantés par Péladan, d’embellir l’intérieur de tous les snobs, de
-tous les Chauchard ou autres ploutocrates acéphales de cette planète
-justement diffamée.
-
-Quant à la musique, ce n’est qu’une chatouille à tous les endroits
-obscènes de notre individu, une _titillation sur le prépuce
-sentimental_. Elle ne s’adresse qu’à la fibre, jamais à la Raison, ne
-déchaîne que des sensations, et fait ainsi lever dans la chair tout
-ce que la Nature y a entreposé d’abject ou de ridicule. Prenez, en
-effet, Messieurs, les animaux les plus vils de la création, la vipère,
-le crapaud, l’araignée, le scolopendre ou l’officier de cavalerie;
-jouez-leur en partie un oratorio de Bach, ou une sonate de Beethoven,
-vous allez les voir donner, sur l’heure, les signes les plus évidents
-de la volupté; leurs écailles ou leurs pustules, vont immédiatement
-s’épanouir, se dilater d’aise infinie, de plaisir exacerbé. Pour mieux
-établir ma démonstration, j’ajouterai que si vous leur récitiez, dans
-la minute qui suit, la _Prière sur l’Acropole_, de Renan, ou la _Mort
-du loup_, de Vigny, la vipère, le crapaud, l’araignée, le scolopendre,
-l’officier de cavalerie, se feront immédiatement disparaître avec
-toute la vélocité dont ils sont capables. Le silence, d’ailleurs, aura
-toujours plus de génie que les musiciens, n’est-ce pas? Voilà, je
-suppose, qui est parler.
-
-Puisque je répugnais «aux ambitions du grand art», pour me servir
-de votre langage, il m’eût été loisible,—pourrez-vous penser—de me
-déterminer vers des virtuosités moindres. J’aurais pu, à votre sens, me
-faire journaliste? Maintenir dans le même état d’hébétude la clientèle
-d’un journal; vivre de maquerellat, de chantage ou de prostitution;
-être loué à la journée ou au mois par les marchands de suppositoires
-retirés des affaires qui détiennent les feuilles à grand tirage;
-consentir pour _arriver_ à ce que mon sphincter serve d’encrier aux
-pontifes de la Rubrique; me mettre en carte aux fonds secrets; échanger
-sans résultat des balles à vingt-cinq pas ou des aménités à bout
-portant avec M. Arthur Meyer, autant valait, tout de suite, faire les
-lits de la Nonciature.
-
-Voyager alors? figurer parmi ce bétail éperdu que le snobisme et les
-«Baedeker» incitent à la déambulation, de juin à septembre, et qui, de
-wagon en paquebot, de la plage à la montagne, vient déferler en bêlant
-devant les _beautés naturelles_ que le crétinisme contemporain, secondé
-par les hôteliers et les imbéciles des journaux, a mises à la mode. Un
-kodak brinqueballant dans le dos, afin de bien affirmer qu’on a été
-délesté de toute intelligence, affronter la vague estivale, la mer,
-cette grande proxénète, cette grande entremetteuse des adultères de
-la classe moyenne. A Trouville, dans la saison, pendant que l’employé
-du Casino, armé d’une gigantesque écumoire, écrême les flots crétés
-de pellicules par le bain des touristes, comprendre enfin les colères
-de l’Océan, ses furies vengeresses des mois sombres, quand, plein
-d’une rage légitime, il se lance à l’assaut des falaises, semblant
-ainsi vouloir dévorer la terre pour la punir d’avoir déversé sur lui,
-à travers seize semaines, les boniments des snobs, les propos des
-bourgeois et la stupidité des paroles d’amour. Vous me direz que devant
-la mer il y a le soleil qui, telle une hostie sanglante, est avalé par
-l’horizon céruléen. Moi, quand le soleil se couche, je pense à tous les
-crimes, à tous les forfaits, à toutes les hideurs, que sa lumière a
-permises encore ce jour-là. Et je le hais, je l’exècre, je l’abomine;
-et pour ne pas être le «voyageur» qui salue sa beauté maléfique, je
-préférerais être prisonnier des ténèbres les plus visqueuses, des
-ténèbres d’Église; je préférerais passer ma vie à remplir, avec zèle
-et les yeux crevés, la charge la plus horrible, l’office de Grand
-Masturbateur du Vatican, par exemple!
-
- Mais vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes,
- Toute lune est atroce et tout soleil amer.
-
-Pourquoi, si tout te dégoûtait, ne t’es-tu pas révélé orateur ou bien
-encore sociologue? Je vous attendais là. L’Occident est ravagé par
-deux maux: la syphilis et la manie de l’éloquence. Le tribun qui,
-sur le _plateau_, désoblige la sérénité des couches d’air ambiantes,
-donne l’essor à ses prosopopées, met en valeur chacune de ses tirades,
-et fait un sort à tous ses mots, est un individu qui n’a jamais
-pris conscience du grotesque. De plus, c’est un cabotin-né. Comment
-sans cela pourrait-il consentir à se démener, afin d’embellir sa
-marchandise par sa propre gesticulation? Et comment quelque jour, ne
-s’enfuit-il pas en se frappant la poitrine pour s’en aller décéder de
-remords, dans un coin ignoré, au souvenir des stupidités qui lui ont
-forcément échappé? Affamé de célébrité, avide de gloire, l’orateur
-consent à tout, aux plus immondes attouchements, afin de se concilier
-la Foule et il n’hésite jamais à lubrifier le coccyx du Public de sa
-langue opiniâtre. Non, voyez-vous, _tout homme qui besogne sur des
-tréteaux est un prostitué_. Pour ce qui est de la sociologie en quoi
-Monsieur Drumont et Monsieur Jaurès brillent, d’un éclat pareil, tout
-ce qu’elle peut enfanter se manifeste imbécile suprêmement; et les
-systèmes des Réacteurs comme ceux des Révolutionnaires se rejoignent
-avec ensemble au même confluent de puérilité. Chaque fois qu’il vous
-sera donné d’entendre un des fantoches de la partie vous parler de
-Société harmonique, vous affirmer qu’il est en possession de supprimer
-la misère, le mal et la douleur, vous n’avez qu’à engager avec lui ce
-petit dialogue:
-
-—As-tu le moyen de décrocher, d’éteindre le soleil, ou d’empêcher les
-hommes de se reproduire?
-
-—Non.
-
-—Eh bien! alors tais-toi, car ce sont les seuls expédients pratiques
-pour abolir ce dont tu parles.
-
-Mais il restait, vous y avez tous songé, la carrière politique.
-M’instaurer candidat nationaliste et sauver la Patrie, là était le
-salut, n’est-ce pas, Messieurs les patriotes du Jury? Non, cela
-n’était pas possible. Mon comité m’aurait enjoint, toute affaire
-cessante, de railler les Bretagnes, d’accourir à la rescousse des
-croyants coprophiles qui, là-bas, remplacent les roses, les lys et les
-myrtes de l’autel par la fiente des dépotoirs. Passer des journées
-entières, assis sur le chaperon d’un mur, à embrener les commissaires
-du Gouvernement et prouver ma qualité de bon Français par un brio de
-stercoraire, me parut être une attitude sans élégance. Un aiguillage,
-un seul, me restait à tenter: devenir un dilettante, un raffiné; en un
-mot, me muer en imbécile à l’égal des cérébraux. Désireux d’obtempérer
-aux conseils dont je vous ai parlé tout à l’heure, anxieux de vivre
-selon la norme de ma caste tout en restant un intellectuel, je m’y
-essayai. Et, en toute habileté, je résolus de profiter des dernières
-créations de la littérature, d’additionner froidement des Esseintes
-à Monsieur de Phocas. Mes dispositions naturelles me servirent et
-en moins de deux mois je possédai une âme et un logis appropriés.
-Après avoir pâli sur Ruskin, j’eus des tableaux de primitifs, des
-Quentin Metzys, des Memmling, des Franz Hals, des Pordenone que je
-ne compris pas tout d’abord, qui me semblèrent hideux en fort peu de
-temps, mais au pied desquels je récitai infatigablement les proses de
-Monsieur Huysmans ou de Monsieur Jean Lorrain. J’achetai une copie de
-la Joconde, plus belle que l’original à ce que m’affirma le copiste,
-car, me dit cet homme, j’ai ajouté aux beautés de l’œuvre et j’ai
-corrigé les défauts. Ah! cette Mona Lisa, ce sourire agaçant, ce
-visage de loueuse de chaises du XVI^e siècle, ce paysage tourmenté,
-ces Buttes-Chaumont épileptiques qui servent de fond à la toile,
-comme cela m’a fait hurler après seulement quelques semaines, quand,
-n’y tenant plus, je retournai Gioconda contre le mur! N’importe! Je
-me consolai avec d’insolites tapisseries, des soies extraordinaires,
-d’impossibles lampas, d’inouïs brocarts, des tabis, des orfrois
-magiques, dignes de susciter les plus nobles écritures. J’acquis des
-collections de pierres fabuleuses: des péridots, des opales, des rubis
-gros comme des testicules et des sardoines gigantesques taillées en
-forme de phallus. Je possédai des émaux, des cloisonnés, des gemmes
-byzantines, des bijoux phéniciens, des pendiques, des torques, des
-fibules syriaques, un cure-dents carthaginois en or jaune avec les
-initiales de son propriétaire gravées en caractères puniques, un
-incontestable suspensoir d’Alcibiade et même un bigoudi en byssus
-ayant appartenu indiscutablement à la divine Salomé! Je brûlai des
-essences précieuses, du nard et de la myrrhe conculqués pour moi à
-Bagdad même. Bref, ma demeure, en peu de temps, ressembla à quelque
-fabuleux et artistique lupanar d’invertis dont M. de Montesquiou et
-d’Adelsward eussent été les tenanciers, ou bien encore à une chapelle
-bien famée, pour millionnaires érotomanes. Et vous pensez si j’inventai
-des déraisons, des détraquements! Un jour, sous le Pont-Neuf, je
-stipendiai une cardeuse de matelas et je m’introduisis tout nu dans les
-étoupes et le crin de son chevalet. Une heure durant, je me fis battre
-à l’aide de ses longues baguettes, de ses verges d’osier, et, à chaque
-coup, chaque fois qu’un sillon bleuâtres se dessinait sur ma chair, je
-sentais la volupté violenter mon être, alors que mes doigts, crispés
-par le plaisir, cardaient et grignaient la laine, comme auraient pu le
-faire les crochets d’acier de la brave femme. Chez des brocanteurs,
-je négociai l’acquisition d’un nombre respectable de vieux sous-bras
-et, rentré chez moi, le soir, j’orchestrai, je symphonisai ces odeurs,
-ayant dépassé en cela, de bien loin, le célèbre des Esseintes, si
-ridicule, n’est-ce pas, Messieurs, avec son parfum de frangipane? Un
-matin, comme je venais de lire la prose célèbre de Mallarmé, la prose
-divine, en laquelle il conte la mort douloureuse d’une syllabe, je me
-vêtis de noir, et j’allai moi-même, à la mairie, déclarer le décès de
-la _Pénultième_. J’étais donc heureux, je vivais libre, affranchi du
-sexe et, comme un admirable artiste, j’étais parvenu, d’autre part, à
-l’ultime degré de la civilisation, au dernier stade de l’affinement
-mental.
-
-Survint alors le cataclysme intérieur qui devait m’amener devant vous.
-
-Un après-midi, dans la _Villa des Muses_, nous discutions esthétique
-avec le comte Robert—vous le connaissez tous—et il venait de sonner
-son officieux ou plutôt son esclave noir, un merveilleux éphèbe, nommé
-par lui Hiéroclès, qui, en l’œuvre de volupté, ne devait servir qu’une
-fois, comme tout ce que touche le comte Robert. _Infibulé_, l’esclave
-portait encore l’anneau d’argent destiné à défendre sa virginité ainsi
-qu’il était d’usage dans la maison de quelques patriciens romains
-soucieux des plus délicats plaisirs de la chair et de l’esprit.
-Entièrement nu, l’adolescent à la toison crépelée, oint d’essences
-précieuses et d’aphrodisiaques parfums, les tétons fardés, les orteils
-bagués de chrysoprases et les cuisses constellées de larges émeraudes,
-déposa sur un guéridon, d’onyx deux tasses contenant du lait de
-zibeline, deux tasses de jade sur lesquelles couraient des chimères
-d’or onglées de rubis. Après avoir trempé ses lèvres dans le précieux
-liquide, seule nourriture des vrais esthètes, que des trappeurs à sa
-solde recueillaient pour lui, à grands frais, au fin fond du Canada,
-tout en brisant la coquille d’un œuf d’épervier cuit et durci sous la
-cendre du bois de santal, aliment qui donne la vigueur et le plein
-essor, le comte Robert me dit sa nostalgie:
-
-«_Il portait l’inapaisable regret des vers inconçus des poètes
-défunts._»
-
-Et moi, citant ses propres vers, je répondais, chantant la gloire du
-divin poète, et le consolant de mon mieux:
-
- O vous, l’Homme sur qui toutes turquoises meurent,
- J’en suis épouvanté!
- Et nos velléités d’alliance demeurent
- Comme un mort enfanté.
- Où sauver les boutons, les bagues et les cannes
- Que vous allez tuer?
- Comment du bleu qui sort de mes cent sarbacanes
- Me déshabituer?
-
-Tout à coup, je me frappai le front avec un cri sauvage, comme dit à
-peu près Musset. Mystérieuse genèse des idées! Germination occulte
-de la pensée salvatrice! Comment le désir éperdu de vouer ma vie à
-une grande œuvre, à la seule grande œuvre digne de mon intelligence,
-m’était-il venu, en cette minute? Comment avais-je réalisé une aussi
-miraculeuse trouvaille, et cela rien qu’à réciter cette strophe
-immortelle dont nul hémistiche, nul mot pourtant ne pouvaient
-m’induire en semblable découverte? C’était l’Inouï tout simplement,
-et les Goëtistes, les Spagiriques eux-mêmes ne pourraient définir le
-processus d’un fait pareillement fabuleux.
-
-Toujours est-il que j’étais déjà dehors, sans autre souci, ni dépense
-de politesse à l’égard de mon hôte qui, d’étonnement, avait ouvert et
-refermé plusieurs fois la bouche, ce qui avait eu pour résultat de
-faire choir son dentier sur le parquet. Même sa stupéfaction avait été
-telle qu’il avait bavé un peu de son lait de zibeline sur son corset de
-soie blanche escaladé d’iris noirs et de sataniques orchidées couleur
-de soufre.
-
-Trois jours après, j’avais enlevé Hiéroclès, l’esclave nègre du comte
-Robert, et j’avais prélevé dans un cénacle littéraire une jeune femme
-éthérée, aux cheveux cuivre en fusion, aux bandeaux préraphaëlites,
-coiffée en oreilles de setter-gordon, venue de sa province pour se
-conformer aux dires de l’École symbolico-décadente, non sans avoir été
-engrossée, au préalable, par un robuste vicaire de son département.
-
-Je n’eus point de peine à démontrer à cette botticellesque personne—une
-figure de Pietro della Francesca—désireuse avant tout d’esbrouffer son
-époque et d’être louangée par les postérités, que nous pouvions, si
-elle s’y prêtait, réaliser quelque chose auprès de quoi la conquête de
-la pierre philosophale, le grand rêve des Alchimistes, apparaissait
-comme une simple misère. Oui, la gloire était là! Nous pouvions réussir
-ce qu’Héliogabale et le Sar Peladan n’avaient point réussi. Susciter
-l’Androgyne nous était loisible. Rien moins.
-
-Entendez-moi bien. Nous n’avions nullement l’ambition de faire
-apparaître derechef l’Androgyne naturel, tel qu’il se manifesta dans
-les premiers âges de l’animalité. Le naturel, vous le savez, est en
-horreur aux délicats qui, avec juste raison, lui préfèrent l’artifice
-et le simili. Mais pour un autre motif, celui de _surpeupler la terre_,
-nous éloignions de nous, avec frénésie, l’idée de recréer la Gynandre
-détenteur des deux sexes, parfaitement normaux, se fécondant soi-même.
-En effet, messieurs, vous n’êtes pas sans savoir que l’être primordial,
-l’homme si vous voulez, était ainsi conditionné. Comme certains
-mollusques la possèdent encore, il possédait l’enviable faculté de
-se fruiter par auto-fécondation. Par surplus, il nourrissait, il
-alimentait sa progéniture de son propre lait, à l’instar des mammifères
-femelles d’à présent. Les tétons parfaitement inutiles que nous portons
-tous, nous, les mâles, nos mamelles, nos glandes mammaires, atrophiées
-parce que ne servant plus depuis que l’humanité s’est partagée en deux
-sexes _principaux_, sont une preuve formelle, définitive de ce que
-j’avance. Car pourquoi la Nature qui ne saurait errer, qui ne fait rien
-de superflu, nous aurait-elle donné des tétons si nous n’en avions
-jamais fait usage? Et ceci explique la pédérastie, tare de toutes les
-races, la pédérastie qui n’est après tout qu’un rappel du passé, une
-sorte de retour inconscient vers l’antériorité, un impératif d’atavisme
-poussant certains individus à revenir, sans qu’ils en aient conscience,
-à la règle d’amour primitive, à la norme initiale imparfaitement
-abolie encore. Je m’explique: ceux qui besognent les deux sexes,
-soit cinquante pour cent environ des sodomites, sont des êtres en
-qui l’_hermaphrodisme subsiste, perdure, en puissance_. Ils vont de
-l’homme à la femme avec un égal plaisir. Les autres, qui recherchent
-exclusivement le mâle, sont ceux en qui le sexe femelle s’est prolongé
-_de façon virtuelle_, et prédomine sur l’autre. Ces derniers qui
-possèdent tous les attributs du mâle se désolent en réalité et sans
-le savoir de la perte des organes féminins. Ils errent, se débattent
-et s’efforcent de revenir au premier mode de la vie, sans en avoir une
-nette conscience. Et cela est si vrai que, de temps en temps, la Nature
-a une distraction; par défaillance, par oubli, par accident, elle crée
-des hermaphrodites véritables. Elle semble vouloir ainsi revenir en
-arrière; elle élabore un monstre bisexué qui, présentement, n’est qu’un
-phénomène, alors qu’au début de l’espèce humaine, il était le type
-courant.
-
-Tout à l’heure, je vous disais que nous avions repoussé avec horreur
-l’idée de recréer la Gynandre originelle.
-
-Vous comprenez le danger que créerait le surgissement d’un pareil être
-apte à s’engrosser tout seul. Pour me servir d’une comparaison qui
-m’est chère, le pullulement de ces acarus, de ces coprivores, de ces
-cloportes de la grande famille des _conéoptères_ qu’on appelle les
-hommes, finirait bientôt par avoir raison, en la dévorant toute vive,
-de cette rogne galeuse qu’est la planète. Déjà, ils s’y trouvent aussi
-serrés que les mouches sur une fiente exposée au soleil. Et le malaise
-règne à l’état endémique parmi eux, parce que beaucoup n’ont point
-une part suffisante des puanteurs nourricières qu’elle distille avec
-un soin jaloux. Dans ce temps-là, d’ailleurs, j’étais revenu de mon
-projet; je ne voulais plus supprimer la Terre...
-
-Deux mois après donc, Hiéroclès et la maîtresse d’esthète, désireux
-l’un de s’enrichir grâce à ma munificence et l’autre de s’immortaliser,
-s’étaient prêtés à ce que j’avais exigé d’eux. Écoutez bien ceci.
-L’esclave noir du comte Robert avait consenti à l’ablation de sa
-mentule et de ses appendices, et un chirurgien de mes amis,—la gloire
-de la science future—avait pratiqué la greffe de la virilité d’ébène
-sur la plastique lactescente de la jeune nymphe des cénacles. Mais
-voyez jusqu’où va mon talent, et sur quel culminant sommet, sur quelle
-Alpe de génie, la fréquentation des artistes est capable de vous
-hisser. J’avais remarqué que la Nature, en sexuant la femme, avait
-agi avec la dernière grossièreté, avec un manque absolu de savoir
-et d’intuition. Pourquoi, oui, pourquoi, avoir placé la chose, de
-façon à ce qu’en s’hypnotisant sur elle, comme tout mâle vigoureux
-et sain est en devoir de le faire, les pieds—partie ridicule de
-l’individu—soient toujours visibles? Pourquoi aussi l’avoir située à
-proximité du brûle-parfums d’arrière, vase naturel des immondices? Ces
-néfastes particularités anatomiques sont pour affoler les rustres les
-plus opaques, vous en conviendrez, et je résolus d’y obvier. Il n’y a
-aucune raison, pensai-je, pour que l’hiatus en question n’ouvre pas
-son gouffre, son maëlstrom de délices, à côté du cœur par exemple,
-puisque ce viscère, qui entrepose toute notre noblesse, sert toujours
-à expliquer les déréglements de la cavité précitée. Une vulve fut
-donc pratiquée au bistouri, en le milieu du sternum, et maintenue
-ouverte par une canule d’argent, toute proche de la mentule du nègre
-qui profitait là comme une bouture sur un cep adolescent. Les eaux
-capillaires furent mises à contribution. Et ainsi ce fut parfait.
-Pubis et pénis, tous les organes dont se recrée l’homme, voisinaient
-l’un l’autre en une parenté familière, et, triomphe de la logique, se
-trouvaient réunis sous la main, dans l’heureuse opposition de leur
-couleur!
-
-—Ça n’a pas le sens commun, dites-vous.
-
-—Messieurs, le sens commun, comme son nom l’indique, est le sixième
-sens des imbéciles.
-
-Le bruit de ce haut-fait, de cet invraisemblable miracle, réalisé par
-moi, courut Paris incontinent, et ce fut ma perte, car il est dans mon
-destin, hélas! de toujours rouler de l’Empyrée dans l’Hadès. Monsieur
-Huysmans ayant appris la chose, et inconsolable à la pensée qu’un
-seul de mes travaux avait, pour jamais, aplati son des Esseintes,
-Monsieur Huysmans, dans sa honte, courut s’enterrer tout vivant à
-Ligugé, et, du même coup, décréta la fortune du pharmacien de l’endroit
-qui, désormais, passa son temps à aider de son mieux à la résorption
-des bosses frontales de la communauté en dispensant à profusion, aux
-bénédictins et à l’auteur d’_à Rebours_, l’arnica et le sparadrap que
-rendait nécessaires chacun de leurs entretiens sur la liturgie ou la
-mystique chrétiennes. Car, ainsi que vous en êtes informés, on se
-contusionnait ferme dans cet endroit.
-
-Quelles semaines d’ineffables délectations je vécus dans la
-cohabitation permanente avec mon androgyne, je ne saurais vous le dire!
-Il faudrait inventer une langue plus expressive que la nôtre afin
-de vous les conter! Certes, j’aurais dû exister solitaire et caché,
-tout entier à ma béatitude, mais j’étais homme encore, et le démon de
-l’ostentation me tenta. Je voulus donner une fête et m’exhiber dans
-mon bonheur et ma victoire, comme le Consul antique, puisque j’étais
-le Paul-Émile de la greffe animale. Le comte Robert y vint et se
-vengea. Ce soir-là, il était paré d’un corset de satin noir assailli
-et constellé de scarabées d’or. Et, comme le Crispinus de Juvénal, il
-portait des _bagues d’été_. C’étaient des torsades de fils minces,
-des linéaments quasi invisibles, des réseaux de follicules d’or
-vert, comparables pour la finesse et la ténuité au premier duvet, au
-capillaire hésitant des vierges à peine pubescentes. La complexion
-délicate du comte, sa nature véritablement féminine, la morbidesse
-si captivante de sa sodomie, ne lui permettaient pas de s’adorner de
-joyaux pesants, d’anneaux trop lourds, bons tout au plus pour les
-sous-officiers rengagés ou pour M. Paul Bourget. Sans doute, il usa
-d’effroyables sortilèges, de la magie des pierres, de l’envoûtement
-des mots, du philtre des rythmes, car à l’issue de la fête il enlevait
-mon androgyne et, par la suite, resta introuvable dans Paris. Je sus
-plus tard qu’il l’avait emmenée en Amérique et l’exhibait à Boston, à
-New-York, à Chicago, comme témoignage de son génie et de son horreur
-du banal, pendant que les journaux d’Europe dissimulaient la chose et
-annonçaient de lui une banale tournée de conférences.
-
-J’aurai l’orgueil de vous cacher les affres qui suivirent, les
-tortures renouvelées de Prométhée, et je ne mésuserai point de votre
-condescendance pour vous peindre les heures affreuses qui furent
-miennes. Le Dante, dans son enfer, a oublié l’homme à qui on a volé son
-androgyne.
-
-Je ne croyais pas pouvoir sortir jamais de mon hébétude, du coma dans
-lequel j’étais enlizé, lorsqu’un matin dont je me souviendrai toujours,
-un matin de février, alors que le ciel était couleur de pansement
-sale, et que la nue blennorrhagique éjaculait itérativement les mucus
-jaunâtres de ses dernières neiges fondues, je me sentis poigné par
-une sensation inusitée, par une détresse plus forte encore que les
-autres et jusque-là inconnue. Mon âme paraissait s’être ouverte à
-l’intérieur comme un sillon, une cicatrice d’humeur froide mal fermée,
-et je restai pantelant, transi, l’esprit et la chair en désarroi, comme
-si quelque insidieuse et vénéfique scrofule s’était glissée dans mes
-veines grelottantes. Cela dura une, deux, trois heures, peut-être, je
-ne sais plus. Il faisait grand jour, et cependant je haletais dans une
-ténèbre à ce point dense et opaque, Messieurs, qu’elle me semblait
-solide et que je m’efforçais à l’entamer, de la déchirer avec mes
-dents. Puis, tout à coup, au moment même où j’allais hurler, appeler
-mon valet de chambre, une révulsion! J’étais debout, me secouant,
-halluciné, affolé, cherchant je ne sais quoi de mes mains tendues, me
-tordant les doigts, de l’écume aux lèvres, avec, en mon être, tout
-le hourvari d’une lamentation intérieure qui ne pouvait cependant se
-traduire par aucun cri. Eh bien! savez-vous ce que je cherchais, sans
-presque en avoir conscience? Oh! c’est à peine si j’ose le dire. Je
-cherchais à étrangler quelqu’un!... Oui, je sentais que si j’avais eu
-là, devant moi, un corps humain, un corps de femme, de préférence, cela
-m’eût calmé sur l’heure, cela eût détendu immédiatement la contraction
-forcenée de mes muscles et de mes nerfs. Ah! pouvoir nouer l’étreinte
-implacable de mes phalanges autour d’un cou, d’un col blanc à la chair
-fine et jeune, et le stranguler lentement, lentement, en d’impossibles
-joies, en d’ineffables délices... Et pendant tout le reste de la
-matinée, je me roulai à terre, barrissant d’impuissance et de rage. On
-me releva en syncope. Depuis ce jour, je n’osai plus sortir de chez
-moi. Vous comprenez: ces cous de jeune fille que je me remémorais,
-ces tiges graciles et tièdes et satinées, entrevues jadis dans Paris!
-Je n’aurais pu y résister, j’aurais sûrement fait un malheur. Et
-l’infernal supplice, l’inexorable crucifixion commencèrent pour moi.
-Las de lutter, un jour, je fis venir des médecins à qui je contai tout;
-je me traînai à leurs pieds, les suppliant d’abolir cette effroyable
-hantise, de me tirer de ce gouffre gorgonien. Quelques-uns essayèrent
-des thérapeutiques impossibles, flairèrent mes crachats, examinèrent
-mes selles, goûtèrent mes urines, parlèrent de neurasthénie, me
-conseillèrent la campagne, la vie des brutes, et d’autres ne revinrent
-pas.
-
-Un d’entre eux, cependant, me révéla une chose stupéfiante à laquelle
-je n’avais pas pensé jusque-là.—Vous êtes, me dit cet homme, une
-victime de la civilisation. Stimulé par les récentes littératures,
-vous vous êtes mis en devoir de réaliser les types les plus alléchants
-qu’elles venaient de fomenter. Alternativement, vous avez été des
-Esseintes ou M. de Phocas, et vous avez lu sans doute _De l’assassinat
-considéré comme un des beaux-arts_, de Quincey. Ainsi vous parveniez
-au palier suprême de l’affinement mental; vous aviez parcouru enfin
-le cycle qui va du primate à ces individus parachevés. Mais il est
-un point ultime qu’on ne franchit jamais sans catastrophe, mon cher
-client, car la Nature, comprenant très bien que l’être qu’elle a
-suscité, comme tous les autres pour des besognes déterminées, va lui
-échapper si son intellect s’élargit encore, la nature _naturante_ le
-réfrène avec sa brutalité coutumière, donne un brusque coup de mors
-sur ses maxillaires douloureux. Par une régression terrible, elle
-le ramène brusquement en arrière, à l’état de l’homme primitif, et
-substitue ainsi à toutes ses aspirations d’artiste trop compliqué
-le goût initial, le besoin inné de tuer qui se trouve présentement
-enseveli au fond de la plupart des occidentaux sous les alluvions de
-trente siècles de culture. Depuis ce moment, l’individu,—vous-même,
-en l’occurrence—redevient l’anthropoïde ancestral, le grand bimane
-carnassier: il lui faut tuer, tuer, car tuer était jadis le plus
-divin des plaisirs..... Et il me quitta sans laisser derrière soi la
-moindre ordonnance, mais en exigeant deux mille francs pour prix de sa
-consultation.
-
-Je restai plongé dans ma ténèbre, enlinceulé dans mes rouges visions
-d’assassinat. Une idée secourable accourut néanmoins. Pourquoi ne
-tromperais-je pas mon hallucinant désir, mon torturant besoin par
-l’artifice? Je commandai donc un mannequin à un de ces industriels
-spéciaux qui fabriquent des femmes en caoutchouc, ayant toutes
-les apparences de la vie, et, qualité suprême, _ne parlant pas_,
-qui confectionnent des Junons en vulcanite et des Anadyomènes en
-gutta-percha pour enchanter l’esseulement des navigateurs. Le négociant
-fit un chef-d’œuvre. C’était à s’y méprendre la réalisation du fameux
-portrait de Miss Siddons, de Gainsborough. Ce cou de patricienne, de
-grande aristocrate du siècle dernier qu’on se représente effleurant, du
-galop ramassé de son alezan, les gazons froids, les allées guindées des
-parcs anglais vernissés par la pluie dolente et paresseuse! Vous vous
-rappelez les vers de Chénier cités par Musset, n’est-ce pas, Messieurs?
-
- ....Un cou blanc, délicat
- Se plie, et de la neige effacerait l’éclat.
-
-C’était ça. Ah! les voluptés paroxystes que je goûtai d’abord. Mes
-doigts, serrés comme le collier d’une cangue, comme un carcan de
-bronze, s’enfonçaient par gradations lentes, par pressions savantes et
-calculées, dans le caoutchouc, à qui mon imagination avait enjoint
-d’être la pulpe fraîche et satinée d’un col de patricienne. Et puis,
-elle tirait la langue ma femme en simili, car le fabricant lui en avait
-mis une, en basane cramoisie, et des cris gutturaux se bousculaient
-dans le larynx de baudruche. Pendant huit jours, je crus avoir sinon
-vaincu mon mal, tout au moins transigé avec lui. Et mes domestiques
-me ramassèrent trois fois évanoui aux pieds du mannequin. Mais un
-soir l’impérieuse nécessité, l’injonction terrible revinrent plus
-formelles. Quasi fou, pressentant que j’allais succomber, je me jetai
-dans le Sud-Express. Où allais-je? questionnerez-vous. Ah! C’était
-bien simple, je m’expédiais en Espagne, dans l’espoir d’y soudoyer le
-bourreau pour le remplacer le jour où l’on exécuterait une femme, car
-on étrangle là-bas. Vous saisissez: le garrot d’acier, c’eût été mes
-doigts de métal... J’aurais serré doucement, doucement, sans à coups,
-avec une précision savante, pendant que tout se serait fondu dans
-mon être comme au contact d’une flamme voluptueuse qui eût léché mes
-nerfs avec ses langues caressantes. Peut être aurais-je été pacifié du
-coup. Mais je n’avais pas de chance, la dernière anarchiste, une jeune
-fille de dix-sept ans, venait d’être suppliciée avec sa mère, il n’y
-avait pas une semaine, à l’occasion de la majorité du roi. Il fallait
-attendre et c’était impossible. Un psychiatre ibérique, consulté
-par moi en désespoir de cause, me conseilla de tuer des animaux ou
-d’assister à leur supplice. Je me rendis à deux ou trois corridas...
-J’en sortis avec la nausée. Ces matadors aux fesses proéminentes,
-fanfreluchés comme des filles de maisons closes, encaustiqués de
-pommade, qui croupionnaient dans l’arène, avec leurs passequilles et
-leurs passementeries d’hommes de joie, me rappelèrent les gitons
-d’antan. La foule hystérique, déferlante et pâmée à la vue du sang,
-me fit fuir avec le seul regret qu’il ne fût pas possible de lâcher
-sur elle une quinzaine de tigres à l’issue du spectacle. Je revins en
-France, et, de suite, me précipitai dans un tir aux pigeons. En peu
-de temps je devins un fusil sensationnel, un fusil capable d’effacer
-le roi de Portugal lui-même, et je ne tardai pas à être de toutes
-les chasses retentissantes. Je fus héroïque, car, pour abattre par
-centaines les perdreaux et les faisans, j’allai jusqu’à supporter la
-conversation de nos grands propriétaires, de nos financiers fameux et
-des potentats en balade. Il fallait me voir! Je tirais sans relâche,
-ne manquant jamais, courant ensuite devant les porte-carniers pour
-ramasser moi-même les bestioles blessées. Je les soulevais délicatement
-d’une main, de l’autre, j’enserrais le col, et je nouais, je tordais
-mes doigts en trépignant, pendant qu’un tumulte de cris rugissait dans
-ma poitrine. Ah! c’était bon, bien bon! Je me souviens de l’une d’elles
-tombée dans un sillon. Elle agonisait, les plumes hérissées, gonflées
-comme par un vent intérieur, le gorgerin rougeâtre secoué de spasmes,
-l’œil se vitrifiant lentement, tandis que le bec, jusque-là convulsé
-par un trismus, s’ouvrait, tout à coup, pour laisser passer la langue
-qui jeta trois appels, trois stridulations de souffrance et d’effroi
-démesuré. Je courus sur elle... je l’emportai dans une clameur, dans
-un bramellement de plaisir et, les bras coulés entre les jambes, à
-demi-courbé, je l’étranglai, je comprimai mes poignets avec mes genoux
-pour avoir plus de force... On m’avait vu.
-
-—Quel chasseur vous faites! C’est plaisir de vous inviter; vous avez
-le feu sacré, au moins, me dit, avec une tape amicale sur l’épaule, le
-baron Cormoran.
-
-A quinze jours de là, je tombai malade. Ce fut une nuit sans fin,
-mais béate. Il me semblait exister sous un tunnel indéfini, dans une
-agonie latente que pas un rêve, pas un phantasme ne vinrent troubler.
-Ah! Comme c’était délicieux et confortant. Pourquoi, pourquoi, cette
-nuit n’a-t-elle pas duré toujours? Pourquoi en suis-je sorti? Sans
-doute pour connaître de nouvelles tortures, car lorsque je revins à
-l’intelligence, je m’estimai guéri, libéré, rédimé définitivement. Eh
-bien! non, je ne l’étais pas. Je n’avais fait que changer de bagne,
-passer entre les mains d’un nouveau tourmenteur.
-
-La Nature, que j’avais combattue jadis, s’était dit sans doute
-que ma volonté était plus forte que la sienne, et que jamais je
-n’obtempérerais pour devenir l’étrangleur passionnel qu’elle avait
-décrété que je fusse. Elle s’y prit plus sournoisement, cette fois,
-avec une politique bien supérieure. Au lieu de tuer comme moi,
-insinua-t-elle, au lieu de massacrer au grand jour avec impudeur
-et cynisme; au lieu de supplicier les êtres avec furie, maëstria
-et sadisme, ainsi que je le fais, pourquoi ne tuerais-tu pas sans
-risque avec beaucoup de ruse et plus de science encore, en protestant
-à chaque minute de la pureté de tes intentions ou en affirmant ton
-droit légitime à agir ainsi, comme la Société, par exemple? Regarde,
-la Société tue tous les jours, par la guerre, l’usine, l’alcool,
-la famine, la diffusion de la bêtise, la misère, la caserne et
-la prostitution. Pourquoi, diable ne ferais-tu pas comme elle,
-puisqu’en l’occurrence, il y aurait volupté pour toi? Avec un peu de
-savoir-faire et de l’audace tu t’en tireras certainement.
-
-A son égal, tu as de la surface, de la respectabilité acquise, qui
-donc songera jamais à t’incriminer? Et puis, même, si tu te faisais
-prendre, tu n’aurais qu’à arguer que tu as pratiqué en petit, toi,
-ce qu’elle pratique en grand. Pense à ses mensonges et à ses crimes
-coutumiers. Si un jour elle te traîne devant un de ses tribunaux, en
-te reprochant de l’avoir attaquée, de lui avoir nui grièvement, tu
-pourras lui rétorquer: Ta justice est en équilibre instable sur pas
-mal de principes dont l’un en particulier énonce: _Nul n’a le droit
-de se faire justice soi-même_; or, pourquoi t’élèves-tu contre moi,
-prétends-tu me juger, toi, Société, qui, en l’espèce, es juge et
-partie? Pourquoi t’accordes tu à toi-même, Entité mal venue, le droit
-que tu refuses aux individus?... Tu vois, ricanait la Nature, la Nature
-scélérate que j’avais voulu égorger jadis, tu n’as rien à craindre,...
-rien à redouter, même des Cours de Justice...
-
-J’étais vaincu par le lumineux de cette argumentation. Je résolus donc
-de plagier la Société au plus près et d’assassiner avec une maîtrise et
-une duplicité au moins équivalentes. Pourquoi ne l’aurais-je pas égalée
-en hypocrisie? _Bourgeois, riche, d’une honorabilité indiscutée, je me
-déterminai à pratiquer l’attaque nocturne sur les rôdeurs._ C’était
-de tout repos. D’ailleurs, il y avait assez longtemps, n’est-ce pas,
-qu’ils la pratiquaient, eux, sur les Bourgeois? Pourquoi leur laisser
-les joies et le bénéfice de l’attaque nocturne? Ne convenait-il pas
-d’enlever ce privilège à la classe réprouvée comme le Tiers-État lui
-avait enlevé un à un tous ceux dont la Révolution l’avait un moment
-nantie.
-
-Je sortis donc un soir dans l’équipage ordinaire du monsieur cossu.
-Une énorme chaîne d’or coupait en deux, comme un équateur coruscant,
-la sphéricité de mon abdomen: large ventraille rebondie obtenue à
-l’aide de force étoupes. Ma cravate était avantagée d’un diamant qui
-eût ravalé ceux du Padischah ou de M. Gérault-Richard, et mes doigts
-s’adornaient d’une véritable bijouterie d’archevêque. Dans la poche
-de côté de mon pantalon, une merveille de revolver, un «_Smith and
-Wesson_», plat et long, au mécanisme impeccable, caressait ma main
-de son frais contact et de l’ébène quadrillé de sa crosse. Je pris
-l’omnibus et descendis dans une de ces rues pestilentes et noires qui,
-comme un intestin engorgé, s’enroulent et sinuent sur elles mêmes,
-autour des Halles. Il y avait là justement un hôtel à filles. Je les
-regardais venir de loin, marchant à pas précipités, se retournant pour
-voir si l’homme qui suivait leurs jupes boueuses ne transitait pas par
-ailleurs. Il y en avait de jeunes, des gamines presque et d’autres qui
-étaient pour le moins sexagénaires, mais toutes avaient cette figure
-d’uniforme vieillesse, ces traits sans âge, cette chair bleutée, ces
-joues cuites et ces yeux éraillés que donnent l’alcool, la misère,
-et les coups des hommes. Toutes les catégories sociales défilaient
-d’ailleurs à leur suite: Il y avait des ouvriers qui secouaient leur
-pipe à la porte du bouge et des bourgeois qui, hâtivement, retiraient
-leurs gants ou leur décoration. Parfois, un homme entrait avec deux
-ou trois filles pour sa consommation personnelle. Je vis même poindre
-un gentleman, d’une trentaine d’années, qui venait de faire arrêter
-son coupé au coin du boulevard pour marcher derrière une horrible
-souillasse, et qui, sans doute, lui murmurait des saletés dans le
-cou, car subitement la larve qui l’accompagnait détala après avoir
-crié.—Ah! ben non, pas avec toi, t’es trop cochon... Plus loin,
-claudiquait un vieux cassé et cacochyme qui ne pouvait presque plus
-marcher, qui s’appuyait sur une canne, et qu’une petite, gibbeuse et
-presque chauve, les cheveux dévorés par le mercure, soutenait aux
-épaules. Un quart d’heure après, les hommes sortaient, jetant des
-regards inquiets sur leur tenue, comptant leur argent pour voir si on
-ne les avait pas entôlés; puis, sur leurs talons, surgissait la femme
-qui scrutait de l’œil la rue déserte pour s’assurer qu’elle était vide
-d’agents. C’était l’ordinaire défilé des amours de fange et de sentine:
-les lamentables, les déshérités, qui s’en vont là trouver l’exutoire
-requis par la Nature, les bourgeois à qui le contact journalier de
-leurs épouses donne du goût pour la chair des plus viles prostituées,
-et puis ceux que le vice malmène jusque dans l’ultime vieillesse, les
-petits vieux qu’on a couchés et bordés, le soir, les vieux bien propres
-de _Sainte Périnne_ ou _des Petits Ménages_ que la police recueille
-là, parfois, surinés par la gigolette ou ayant évacué leur âme, près
-de la cuvette d’ordures, dans un hoquet trop fort, dans une secousse
-trop véhémente d’immonde salacité; d’autres encore, ceux à qui le
-galetas empuanti par l’odeur des sexes, le taudion plein de punaises,
-le parquet ponctué de taches obscènes, les draps séreux et la fille
-engluée, peuvent seuls procurer l’extase suprême et le taraudant
-frisson.
-
-Ce soir-là, je fus accosté par une prostituée.
-
-—_Fais-tu voyeur_ ou _fais-tu moineau_? me dit-elle... Ça ne te coûtera
-pas cher...
-
-Faire voyeur, je savais ce que cela voulait dire; faire moineau, je
-l’ignorais. Elle m’instruisit, car elle avait le don des métaphores et
-sa métonymie était pertinente: cela devait s’entendre tout simplement
-d’imiter les passereaux qui, au bord d’un toit, ne s’attardent pas à
-leurs amours, fruitent leurs femelles et puis déguerpissent.
-
-Lorsque je fus dans l’hôtel, je formulai hautement toute ma répugnance
-à faire moineau.
-
-La prostituée répliqua:
-
-—Alors pour la _voyure_, mon petit, c’est un louis au patron et deux
-thunes pour moi. Mais tu vas _rigoler des châsses_ sur quelque chose
-d’épatant... La princesse est justement en mains... Tu sais... on dit
-que c’est la Cobourg... une fille du roi des Belges...
-
-Je tressaillis... et j’éclairai. Deux minutes après, l’œil collé à un
-trou de la muraille, j’assistai à une scène bien faite pour porter au
-dernier degré de l’exaltation cérébrale un intellectuel comme moi, qui
-ne poursuit en toutes choses que l’insolite, l’infini ou l’absolu.
-
-Une femme grande, trente-cinq ans peut-être, bien en chair, d’une
-merveilleuse beauté brune, aux yeux d’ombre phosphorescente, aux
-cheveux de ténèbre odorante, était couchée sans un mouvement, rutilante
-de pierreries, pavée de bijoux, sur une carpette mangée d’usure,
-sur un tapis rongé de pelade et maculé de taches séminales. Vêtue
-seulement d’une chemise et d’un pantalon d’arachnéennes dentelles,
-une demi-douzaine de filles en haillons visqueux, choisies sans
-doute parmi les plus repoussantes, s’acharnaient sur elle. Les
-prostituées tournaient autour de la chambre comme des hyènes encagées,
-fonçaient subitement sur le corps prostré, reculaient pour revenir et
-l’enserrer, épileptiques, dans des spires de démoniaques, dans des
-orbes d’hallucinées, se battant, s’attouchant en d’immondes contacts,
-s’écroulant ensuite en grappe, en monceau, approchant leur bouche de
-celle de la femme toujours étendue et comme figée dans la béatitude.
-Soudain elles se dévêtirent, jetant leurs loques à la volée, exhibant
-de terrifiantes anatomies, des sexes purulents qui eussent découragé
-tous les chirurgiens, des ventres rhomboïdaux, des décombres de
-gorges, des tétines énormes et fluctuantes qui nourrissaient le désir
-de conjoindre les orteils, et qu’elles promenèrent une à une sur les
-lèvres de la princesse, sur ses flancs marmoréens, en leur infligeant
-d’innommables et intimes caresses.
-
-Quasi léthargique, la patiente ne bougeait pas; je la crus morte.
-
-—Mais on l’assassine... elles l’ont tuée... au secours!
-
-—Non, non, tu vas voir... c’est très courant... Ça s’appelle se _faire
-faire les puces_.
-
-Tout à coup, une prostituée à cheveux gris, terrifiante de hideur,
-se dressa sur les pointes, darda vers le plafond un bras épidermé de
-crasse et, déchevelée, hulula, pendant que sa poitrine gélatineuse
-moutonnait effroyablement en des hoquets d’ivrognesse. Car toutes
-étaient saoûles. A ses cris, la petite troupe des ribaudes déchaînées
-s’enfuit pour s’aller plaquer contre la muraille. La vieille clamita
-derechef, et la ronde infernale recommença. Puis, toutes se ruèrent,
-arrachant par lambeaux le pantalon et la chemise de valenciennes,
-découvrant un impeccable corps dont les lignes seulement commençaient
-à se soulever, dont les lombes palpitaient enfin. Folie! Une culbute
-générale submergeait la Junon immobile d’une houle, d’un ressac de
-poitrines, de reins, de cuisses, de croupes frénétiques.....
-
-Un remous parut alors venir du tapis, fit osciller le monceau
-effroyable. La patricienne, reconquise par la vie, sortait de sa
-torpeur... Une main fine, aux ongles translucides, troua le tas des
-chairs mouvantes, lança à travers la pièce des bagues, de l’or, des
-peignes, des colliers, qui roulèrent et rebondirent, fouettant la pièce
-de lueurs violentes...
-
-Et pendant dix minutes, un quart d’heure peut-être, on n’entendit plus
-que des sifflements d’haleines affolées, des rauquements, des ahans
-éperdus...
-
-—Assez... Oh si! encore, toujours, toujours... susurrait une voix
-agonisante et pâmée.
-
-Moi je n’y pus tenir. La malepeste des haleines, le remugle effroyable
-des croupes, le suint des épidermes, les arpèges, les trilles de
-puanteurs qui, à travers les fissures des cloisons, arrivaient jusqu’à
-moi me firent reculer. Mes nerfs trahirent mon esprit qui venait de
-goûter les joies divines du fantasque et de l’inattendu. Mon œil quitta
-la fente. Je crus que j’allai vomir et vacillai.
-
-—Ben quoi... remets-toi, me disait la pierreuse... il y en a beaucoup
-comme ça, tu sais, des femmes du monde... il en vient tous les jours
-ici... Plus ça pue, plus ça leur zy va... C’est une spécialité de la
-maison...
-
-En descendant, près du bouge, j’avisai un cabaret borgne. Un des
-rideaux relevés montrait par l’étroite vitre fuligineuse quatre
-souteneurs perpétrant une manille sensationnelle. Près de la porte, un
-cinquième surveillait les filles et comptait les _passes_.
-
-C’était le patron lui-même qui les marquait, d’un trait de craie,
-sur une ardoise. En me penchant, je vis que chaque fille était
-désignée par son sobriquet et j’entendis un des rôdeurs s’exclamer
-joyeusement:—Chouette, v’la _Bath en tiffes_ qui monte pour la
-quatrième fois. Moi, j’allais et venais devant la porte, choisissant,
-parmi ces hommes, celui que je devais, du même coup, condamner à mort.
-Messieurs, je ne balançai pas longtemps. Il y en avait un petit, mince,
-d’un blond pâle, avec d’hésitantes moustaches, à peine un duvet flave
-et indécis au-dessus des lèvres. Oui, celui-là s’imposait; plus que
-tous les autres, il serait agréable de l’abattre, de le voir panteler
-à mes pieds dans les derniers sursauts, la convulsion définitive.
-Pourquoi? Parce qu’il était jeune et plein de santé, et que détruire
-de la chair jeune est une autre caresse à l’épiderme et une autre joie
-dans l’esprit que de supprimer de vieux êtres hors d’usage. J’attendis
-qu’ils fussent sortis, que le cabaret et le bouge eussent mis leurs
-volets et dégorgé leurs derniers amateurs. Il pouvait être deux heures
-du matin quand ils s’égaillèrent et que je pris la chasse derrière
-l’«Albinos du Sébasto». Je savais que, lui aussi, comme les autres,
-devait aller retrouver sa femme à l’issue du travail et vérifier
-la recette. Je ne lui en laissai pas le temps. A l’angle de la rue
-voisine, j’étais devant lui, face à face, le revolver braqué, sans un
-mot, à la hauteur du visage. Surpris, l’homme recula, enfonça sa tête
-dans les épaules, recula encore et me dit:
-
-—Eh ben quoi!.. si vous êtes de la rousse, pas tant de _magnes_... on
-va vous suivre...
-
-Alors devant ses mains dressées pour se garantir, je fis monter et
-descendre le revolver...
-
-—Tu vas mourir, tu vas mourir... répétai-je.
-
-Je jouissais atrocement de son angoisse, car il venait de comprendre,
-rien qu’au rictus de ma bouche, que c’était sérieux. Il tournait, et je
-virais avec lui, l’enserrant d’un cercle inexorable. Maintenant, il
-était vert et des gouttelettes de sueur tombaient de son front sur le
-pavé. Il ne songeait même pas à crier. Et moi, je guettais le moment où
-il allait se ramasser pour le bond en arrière qui aurait pu le mettre
-hors d’atteinte... déjà il ployait les genoux, prêt à se détendre,
-comme un puma... alors, d’une main, j’arrachai ma chaîne de montre,
-lacérant par surcroît la poche de mon gilet; je froissai ma cravate et,
-de toutes mes forces, je hurlai:
-
-—A moi... au secours... à l’assassin! et je lâchai le coup.
-
-Il était tombé atteint au ventre. Je le voyais se tordre comme un ver;
-un jet de sang giclait en bouillonnant hors de sa ceinture, tel un jet
-de vin hors d’une futaille percée; ses ongles écorchaient le pavé; par
-trois fois, il essaya de se relever, puis retomba, écumant, la bouche
-pleine de salives rouges. Son corps ensuite se noua en des soubresauts,
-des anhèlements, toute une trépidation frénétique, et, brusquement,
-il s’apaisa, sa tête heurtant seulement le sol en un rythme placide
-largement espacé. Moi, avec, dans les flancs, le coup de rasoir d’une
-sensation, d’un spasme extraordinaire, je m’étais accoté à la boutique
-voisine. Non... Le plus furieux désir, le rut le plus impétueux qui
-s’assouvissent enfin ne peuvent produire cela... Il me sembla que tous
-mes viscères s’étaient décrochés en même temps, et qu’à l’intérieur de
-mon être tout s’en allait en une dérive d’une indicible volupté...
-
-Des sergents de ville, des passants attardés accouraient:
-
-—Cet homme m’a attaqué, dis-je, j’étais en état de légitime défense;
-j’ai tiré. Au Poste de police, je montrai ma cravate, mon gilet
-arrachés, ma chaîne de montre brisée en deux morceaux; je produisis des
-papiers établissant de façon indiscutable mon identité, ma reluisante
-situation sociale. Le Commissaire me félicita de mon sang-froid.
-
-—Il est mort, vous savez, ah! si nous en avions beaucoup comme vous,
-Paris serait bientôt nettoyé de cette vermine.
-
-Chose bizarre, Messieurs, le lendemain de cette affaire, j’avais repris
-goût à l’amour. Un prurit inconnu jusque-là me poussait vers la femme.
-Je connaissais enfin la fièvre et l’impérieuse passion. J’étais même
-inapaisable comme si j’avais ingéré quelque virulent satyriaque. Moi,
-qui jamais n’avais pu endurer l’ineptie et la désolante niaiserie
-du geste d’amour, je ne vécus plus que pour l’amour. Je devins
-célèbre dans Paris. Les professionnelles me fuyaient à cause de mon
-irrassasiable boulimie passionnelle. Et parmi les femmes honnêtes, je
-rebutai les plus enragées, celles qui, malgré l’exode des moindres
-retenues, ont toujours la croupe en ignition. Oui, voilà le fait
-inexplicable: le sang m’avait réintégré dans l’amour. Quelle trame
-sournoise, quelles accointances mystérieuses les relient donc l’un à
-l’autre et les font ainsi voisiner? Voilà ce que je ne puis expliquer,
-avec mon faible génie. Mais que mon expérience personnelle serve au
-moins de contribution à ceux que tenterait l’étude du phénomène.
-
-Vous voyez que mon stratagème était infaillible. Je pouvais, en toute
-sécurité, moi, bourgeois, pratiquer l’attaque nocturne sur les rôdeurs.
-Cinq ou six de mes confrères, dont deux millionnaires, la pratiquent
-encore à l’heure actuelle, du reste. Je sévérai donc. Un jour
-cependant, un de mes assassinés,—«Le Deschanel de Ménilmonte»—étant
-parvenu à guérir de ses blessures, eut l’inconcevable audace de révéler
-le truc en pleine audience. Ne croyez pas que je tremblai. Non; j’étais
-certain de ce qui allait survenir. Le Président des assises, en effet,
-le remisa si vertement et lui démontra si bien toute l’inanité de son
-système de défense que le malheureux attrapa le maximum de la peine
-pour attaque nocturne à main armée. Il est encore au bagne à l’heure
-actuelle. Mon Dieu, que c’est drôle!
-
-Comme vous vous en rendez compte, la chose aurait pu durer toute
-ma vie, si je n’avais pas, une fois, joué de malheur. Ce soir-là,
-je n’avais rencontré, dans ma quête silencieuse, que de vagues et
-quelconques souteneurs sans saillie ni pittoresque, qui ne valaient
-certes pas le coup de feu. J’allais regagner mon logis, quand je me
-heurtai, au sortir d’un bar mal famé, à un individu court et trapu,
-aux yeux d’indigo défaillant, au nez de Kalmouck, aux rouflaquettes
-poussiéreuses, et rayonnant je ne sais quoi de particulièrement
-bestial, je ne sais quel air de férocité tendue et glacée. Je présumai,
-à la radiation mauvaise de cette prunelle hésitante et torve, une
-prunelle de bête primitive, que je me trouvais devant un rôdeur
-redoutable qui, lui aussi, devait avoir tué bien des hommes dans les
-combats farouches des rues désertes. C’était un être à ma taille,
-quoique tout à l’opposite de moi-même qui suis trop civilisé et trop
-compliqué. Au geste impératif avec lequel il congédia deux individus
-vêtus comme lui, je reconnus le chef de bande donnant ses derniers
-ordres. A nous deux! me dis-je, et je le suivis. Vous savez le reste:
-C’était un prince russe déguisé qui faisait la tournée des bouges, et,
-comme cette fois, ma victime n’était pas un souteneur, mais bien un
-brigand armorié, entretenu, non par une femme, mais par la Société, mon
-subterfuge fut découvert.
-
-J’ai donc à répondre de tous ces actes. Je viens d’étaler devant vous
-ma psychologie; vous avez cheminé à ma suite dans les circuits, les
-dédales de mon intelligence; vous êtes descendus dans les puisards
-de mon âme. J’aurais pu me dispenser d’être non moins prolixe que
-véridique puisque maître Pompidor venait de me sauver au moment précis
-où je me suis emparé de la parole. Mais je ne veux point passer
-pour un fou et répugne à l’idée de devoir mon salut à la ruse ou au
-mensonge. J’ai tué cinq hommes, dites-vous? Hé! c’est un crime moins
-grand aux yeux du Sage que d’avoir fait cinq enfants. A l’aide de quel
-raisonnement, je vous le demande un peu, établissez-vous, de façon
-irréfragable, le droit que vous avez de donner la vie, alors que vous
-prononcez que supprimer son prochain est criminel? Vous posez un _a
-priori_, je le sais bien, vous dites: satisfaire à l’acte génésique,
-procréer est un acte _imposé par la Nature_, c’est une fonction, un
-vertige auxquels nul n’échappe dans le règne animal. Et tout ce que la
-Nature impose est légitime et sacré. Moi je vous répondrai: le besoin,
-le vertige de tuer pour certains êtres est aussi injonctif, aussi
-impérieux que celui d’enfanter. La Nature l’a glissé, l’a coulé dans la
-chair comme une folie équivalente à sa contraire. Alors, puisque toutes
-deux sont naturelles, émanent de notre Mère à tous, l’une ne saurait,
-d’après votre définition même, être un forfait quand l’autre est une
-vertu sociale: attendu que votre argumentation _offre la Nature_ comme
-_seul criterium_ et pierre de touche ultime. Le monstre étant celui qui
-entre en rébellion avec la Nature, vous flétrissez de cette épithète
-celui qui verse le sang. Vous avez tort, il serait seulement un monstre
-s’il refusait d’obéir à ses poussées profondes, s’il refusait de
-tuer, s’il s’écartait de la règle naturelle à laquelle il ne peut pas
-désobéir, tout comme est un monstre celui qui, par volonté, s’abstient
-de la copulation.
-
-D’ailleurs, il y aura toujours une excuse à invoquer pour l’assassin:
-c’est que celui-ci ne fait souffrir sa victime que quelques secondes,
-quelques minutes au plus, tandis que le mâle qui crée fait souffrir le
-lamentable, issu de son plaisir, quelquefois soixante ans.
-
-Homme, en possession déjà de la mentalité de l’avenir, j’entends ériger
-au-dessus de la Société et de la Nature une intelligence prépondérante.
-Je ne me réclamerai donc pas, devant vous, de l’exemple de la première
-et de la dialectique de la seconde qui me déterminèrent, cependant,
-comme j’ai eu l’honneur de vous l’exposer. J’ose donc espérer,
-Messieurs, que votre entendement se haussera jusqu’à l’aperception de
-mon personnage. Je me suis courbé, moi, comme tous les individus du
-reste, sous des impératifs contre lesquels la rébellion était vaine.
-Avec quelques Écoles modernes, j’aurai l’audace de poser en principe
-que _nul n’est responsable de ce qui est en lui_ et, partant, que vous
-n’avez pas le droit de juger. Non, vous n’avez pas le droit de _punir_;
-vous avez seulement le droit de _prévenir_. Vous tolérez l’ignorance,
-la misère, la prostitution, l’atavisme et vous vous étonnez des
-fruits qu’ils portent. Désarmés, je le veux bien, devant les tares de
-l’hérédité, vous reconnaissez spontanément que l’être qui les récèle
-n’en est point responsable, et cependant vous le flétrissez et le
-frappez quand, à l’instar de moi-même, il est déféré à vos tribunaux.
-Les _tarés_ ne devraient pas procréer, et vous proscrivez l’avortement.
-Quelle logique! Vous ressemblez à des botanistes qui reprocheraient
-à la Ciguë, à l’Euphorbe, aux Strychnées d’être vénéneuses et qui
-s’acharneraient sur elles, briseraient leurs tiges, les décapiteraient,
-les brûleraient pour les punir des propriétés que la nature leur
-a conférées. Car, pour l’homme, il en est de même: vous ne pouvez
-pas conseiller la grande et scélérate Nature; il vous faut accepter
-les hommes qu’elle crée et ne pas leur en vouloir—ce n’est pas leur
-faute—s’ils sont mauvais. Vous ne pouvez que vous efforcer de les
-améliorer par une thérapeutique sociale, qui échouera encore dans la
-plupart des cas.
-
-Au lieu d’avoir des Cours d’assises, des Chambres correctionnelles,
-que n’avez-vous des Assemblées _préventives_, des Cliniques morales,
-des Conciles permanents de Justes ou de Sages—si la société actuelle
-en façonne encore—où tout individu, qui se sentira sur le point de
-verser dans le crime, viendra, après avoir crié sa détresse, chercher
-aide ou réconfort, secours matériel ou électuaire mental, quelles
-que soient ses peccadilles ou ses fautes préalables? Quand plus un
-seul être ne criera la faim, vous pourrez frapper seulement ceux qui
-volent, et quand l’atavisme ne fera plus payer aux fils les fautes des
-ascendants, vous pourrez frapper ceux qui tuent. Il y aura toujours
-des criminels, répliquez-vous. Et puis après? Puisque vous acceptez
-la cécité ou l’épilepsie, pourquoi, dans une vision supérieure,
-dans une optique sereine qui prend son parti de l’Irrémédiable, ne
-soigneriez-vous pas le criminel, comme vous soignez les tuberculeux,
-par exemple, alors que le tuberculeux, lui aussi, sème la mort dans
-son entour? Pourquoi l’assassin, serait-il plus responsable du besoin
-de tuer que la Nature a insinué en lui, qu’il ne le serait de la
-phtisie qu’elle aurait pu glisser dans ses poumons, par exemple? Cet
-homme n’a pas demandé à vivre, par conséquent à être mauvais. Alors
-que vous en êtes arrivés à accepter, à vouloir guérir même, au nom de
-la collectivité, les tares physiques du citoyen, vous vous insurgez
-encore devant les tares morales tout aussi ineffaçables, peut-être.
-Quand les imbéciles ricanent au passage d’un infirme, d’un disgracié,
-vous dites spontanément, vous la mentalité supérieure:—Ce n’est point
-sa faute. Pourquoi ne diriez-vous pas d’un criminel:—Il n’est pas
-plus responsable de ses attirances néfastes que s’il était né borgne,
-aveugle ou bossu. Vous me rétorquez:—Mais à la suite de passions
-odieuses, on peut verser dans le meurtre alors que le fond primordial
-était bon. Eh, oui... Certains deviennent coupables par suite d’un
-concours de circonstances psychologiques ou de faits particuliers,
-comme ils deviendraient lentement aveugles, par exemple, sans rien
-pouvoir contre. Les malformations apparentes trouvent grâce devant
-vous, pourquoi le scélérat, qui n’est autre chose qu’un stropiat
-mental, ne serait-il pas amnistié par le philosophe qui, remontant de
-l’effet à la cause, de l’être créé à la cause créatrice, s’en prend à
-la Nature, à la Nature uniquement responsable, et la cite seule à la
-barre de l’humanité, en lui demandant compte de ses forfaits?
-
-Certes, vous auriez le droit de juger et de punir les hommes si le
-même tempérament moral, la même mentalité, les mêmes désirs, avaient
-été coulés en eux au début de leur vie. Alors, partis d’un point
-initial commun à tous, surveillés de près par une Société maternelle
-et soucieuse de faire triompher l’Ethique définitive, inexcusables
-seraient ceux qui s’écarteraient de la route commune pour s’orienter
-vers le Mal. Mais votre Société se désintéresse des êtres qui la
-composent, ne les découvre que lorsqu’ils ont failli, et la Grande
-Force agissante se moque de vos lois puériles et de vos clabaudements.
-Le caractère, les aspirations, les tendances, tout le réel, le _moteur_
-d’un être, en un mot, vous échappent; _vous ne pouvez comprendre
-la genèse d’un acte_ et vous vous érigez en justiciers! L’individu
-élaboré par ce qu’une philosophie appelle la Matière et ce que d’autres
-appellent Dieu, l’individu, suscité pour être actionné dans tel ou tel
-sens, ne peut pas plus résister à ses rouages moraux, aux _bielles_
-mystérieuses qui sont en lui, que les machines que vous construisez,
-vous-mêmes, pour un but défini. Pas plus que ces dernières, il n’a
-pouvoir de raisonner ni d’abolir sa _dynamique_ intérieure. Encore une
-fois, la Nature, Volonté atroce, qui engendre le Mal et la douleur
-à sa fantaisie, se plaît aux complications; elle a horreur de cette
-uniformité qu’ont décrétée les Sociétés humaines. Et, tant que vous
-ne l’aurez pas astreinte à doser les êtres suivant les intérêts de
-votre civilisation ou les préceptes de vos morales contingentes et
-protéiformes, votre justice ne reposera sur aucun principe vraiment
-équitable, ne se pourra légitimer devant aucune conscience...
-
- * * * * *
-
-Comme le Président des assises, estimant sans doute qu’il avait fini
-de discourir, étendait la main pour lui retirer la parole, l’accusé
-protesta.
-
-—Messieurs, je suis loin d’avoir fini... Ce que vous venez d’entendre
-n’est que la première partie de mon plaidoyer personnel; je vais
-m’autoriser à plier, à articuler la seconde sur la petite charnière qui
-les relie l’une à l’autre. Mais, auparavant, je demanderai à mon avocat
-de vouloir bien me faire la gracieuseté d’un de ces bonbons qui aident
-sans doute à saliver, et dont je lui ai vu faire usage tout à l’heure...
-
-Maître Pompidor, sans rancune et en toute bonne grâce, ayant obtempéré
-avec un sourire, M. Eliphas de Béothus, après avoir croqué la pastille,
-repartit au bout d’une minute, la main ponctuante et la parole toujours
-incisive.
-
-—Messieurs, voici comment j’aurais plaidé, voilà comment j’aurais
-fait ma propre psychologie, voilà comment j’aurais dialectiqué, et
-voilà comment, après m’être défini moi-même, j’aurais établi votre
-impuissance à connaître les mille et trois facteurs d’un acte, et
-partant votre inaptitude à condamner, si je me nommais réellement
-Eliphas de Béothus, si, tel M. Sully Prudhomme, j’étais la résultante
-d’une fornication de bonnetiers enrichis, ainsi que le prétend encore
-l’accusation.
-
-Mais je n’ai argumenté comme je viens de le faire; je n’ai été de
-moi-même au devant d’une peine terrible, que dans la certitude qu’il
-vous serait impossible de me frapper lorsque je me rasseoirai après
-ma définitive péroraison. Aussi, me suis-je amusé à manier l’arme,
-toujours dangereuse pour un accusé, d’une logique implacable au lieu
-de nier avec acharnement, tel un politicien concussionnaire, ou bien
-encore d’apparaître à vos yeux comme travaillé, fouillé vif par les
-tenailles rougies d’un remords du meilleur aloi. J’ai réservé, en
-effet, pour la dernière phase, la dernière reprise de cette passe
-d’armes, la circonstance accessoire, la contingence vile à mes yeux,
-n’ayant aucune valeur logique, morale ou rationnelle, mais qui,
-cependant, et pour cela même, va me faire acquitter tout à l’heure.
-Bien que je voie en ce moment, sur les bancs du jury, le bookmaker qui
-en fait partie, offrir à ses collègues, _en payant dix_, le pari que
-je ne sauverai pas ma tête, je vous affirme et vous réitère que ma
-condamnation est impossible. Et je m’attache, dès maintenant, à vous
-convaincre de cette évidence...
-
-Messieurs, l’état civil que le ministère public a bien voulu m’octroyer
-ne m’est pas applicable. Les papiers qui le composent, je les ai
-achetés. Je n’ai point été conditionné par les soubresauts passionnels
-d’un ménage de bonnetiers; mes yeux ne se sont point ouverts, pour la
-première fois, sur la hideur du monde, dans la bonasse rue Saint-Denis,
-et mon nom ne saurait être Béothus, comme vous paraissez le croire,
-malgré tout. Ah! je me nomme d’un bien autre nom, allez! Et quand je
-l’aurai proféré, d’ici une heure, à peu près, il n’y aura point assez
-de gardes en cette enceinte pour la faire évacuer, dans la terreur où
-vous serez tous, magistrats et jurés, que j’en dise plus long encore.
-
-Loin, bien loin d’ici, dans un des plus vieux palais d’Europe, où il
-est de règle depuis longtemps déjà de vivre et de réaliser au naturel
-les drames Shakespeariens, dans un palais où les Hamlet ne se comptent
-plus, où il y a toujours de nombreux convives autour d’un perpétuel et
-mystérieux banquet d’Inverness ou de Meyerling, dans un palais où les
-princesses du sang descendent volontiers des marches du trône sur le
-trottoir, le plus glorieux des médecins de la ville trancha un jour mon
-cordon ombilical, et, m’enlevant du paquet d’immondices verdâtres où
-s’était parachevée ma floraison, il me jeta dans la vie.
-
-Je me crois autorisé à dire qu’en aidant les nouveau-nés à conquérir
-ainsi l’existence, avec tout ce qu’elle comporte immuablement de
-hontes et de douleurs, les chirurgiens ne commettent pas un acte dont
-ils puissent se réclamer devant les esprits affranchis des opinions
-toutes faites. Comme le dit Montesquieu: «Ce n’est pas à la mort des
-personnes qu’il convient de pleurer, mais bien à leur naissance.» Où
-est-il donc, en effet, celui qui dans l’âge mûr ne regrette point de
-n’avoir pas été, en naissant, empoisonné par le méconium ou étranglé
-par le forceps. Qu’on me le montre, l’homme intelligent qui se félicite
-de vivre! Quand votre civilisation décrète qu’il est licite de jeter
-un être dans la vie, est-ce qu’elle n’agit pas comme la Rome antique
-qui jetait le vaincu, armé d’un épieu, aux fauves de l’arène? l’enfant
-que vous lancez dans le monde se trouvant, dès sa naissance, aux prises
-avec les monstres, les fauves bien autrement redoutables de la vie,
-qui s’appellent: le typhus, la tuberculose, le mensonge, la laideur,
-la cautèle et l’imbécillité. Et il ne leur échappera momentanément que
-grâce à une suite de hasards quasi-miraculeux, pour succomber, tôt ou
-tard, sous leurs griffes forcenées.
-
-Mais vos esprits indéfrichables, Messieurs, où les idées
-conventionnelles et les préjugés poussent comme des ronciers hargneux
-et des orties arborescentes, ne vous permettent pas de goûter la
-sublime grandeur et la sauvage beauté de ces considérations nihilistes.
-Vous êtes enlizés dans les préjugés et la routine comme le coléoptère
-merdiphage dans son caca nourricier. Je reviens donc à moi-même, pour
-poursuivre, sans digressions désormais, le cours de mon récit.
-
-Mes regards tombèrent, dans l’enfance, sur ce que l’humanité compte de
-plus servile; on ne me parlait qu’à la troisième personne et je n’étais
-pas encore sevré, ni tout à fait maître de réfréner l’exode intempestif
-de mes excrétions, que l’on me traitait déjà d’Altesse Royale. Mes
-jeunes ans s’écoulèrent donc circonscrits par un horizon de dos
-courbés, dans un milieu de servilité, de duplicité, d’hypocrisie, de
-vaine étiquette et d’abjecte platitude. Jamais, vous entendez, jamais
-je ne connus comme les autres enfants la joie de jouer sans contrainte
-ni de parler loin des pédagogues. Un peuple d’esclaves chamarrés,
-de valets coruscants, de courtisans aplatis au ras des planchers,
-veillait sur moi pour m’insuffler son âme sordide, pour m’apprendre les
-conventionnels propos d’où la sincérité, l’enthousiasme, l’épanchement
-juvénile, étaient proscrits par les règles du protocole.
-
-Et la Nature, par paradoxe sans doute, m’avait doué d’un esprit
-spéculatif et d’un lancinant et précoce besoin d’observer! Mon âme,
-blottie à l’arrière d’un extérieur apathique, interrogeait les choses,
-s’efforçait de scruter les êtres et les faits parmi lesquels se
-déroulait ma vie coutumière, et sur lesquels, vaguement, je devinai
-qu’on ne me disait point la vérité. Car ce fut une des douleurs les
-plus vives, un des deuils les plus tenaces de mon existence d’enfant,
-de m’apercevoir un jour, qu’à propos de tout, les hommes mentaient
-autour de moi. J’avais vu tuer des animaux sous mes yeux, j’avais vu
-mourir un jour un vieux serviteur, et j’avais entendu des cris de
-souffrance. Quand je questionnai là-dessus le vieil abbé qui me servait
-de précepteur, il me répondait que les animaux avaient été créés par
-Dieu pour servir aux besoins de l’homme ou à sa nourriture, que leur
-souffrance ne comptait pas, puisqu’ils n’avaient point d’âme; quand
-je lui demandai: pourquoi la mort? il m’enseignait qu’elle était la
-conclusion de la vie et permettait au juste de gagner le ciel; et
-quand je lui répliquai: alors pourquoi la douleur, Dieu, qui est
-juste, n’aurait-il pas pu nous donner le bonheur sans cette épreuve?
-il se perdait en des considérations théologiques, et absorbait d’une
-seule narine le contenu de sa tabatière. Déjà je me faisais une triste
-idée du pion constipé, du vieillard hargneux, qui trône dans les
-espaces. Puis, toujours ma pensée revenait à ceci: l’homme ne peut donc
-soutenir son existence qu’en suppliciant des créatures inférieures,
-qu’en faisant couler le sang, qu’en mangeant des proies mortes, et
-qu’en dupant effrontément son prochain pour excuser ses fautes ou ses
-crimes. Et par delà tout ceci je pressentais confusément bien d’autres
-épouvantes, bien d’autres forfaits encore. Tout me semblait affreux,
-mon esprit, déjà, était martyrisé par l’idée que jamais ces choses
-qui me faisaient mal ne prendraient fin, puisque mes semblables les
-accomplissaient avec sérénité, et qu’ils croyaient en une divinité
-encore plus monstrueuse qu’eux-mêmes, laquelle avait ordonné tout cela.
-
-J’avais perçu aussi derrière les portes d’immondes propos de laquais;
-j’avais assisté à d’innommables scènes que, plus tard, je sus être
-de l’amour, et mon âme trop fine, trop sensible, dans l’effroyable
-et prématuré besoin de savoir qui la rongeait, me faisait rechercher
-la société des domestiques, car j’avais démêlé qu’eux, parfois, à
-l’encontre de mon professeur, disaient la vérité sur certains points
-qui m’intéressaient. Seulement, tout fiers de m’apprendre quelque
-chose, ils me parlaient avec gouaille, en employant des mots orduriers.
-Comme eux, je devenais sournois, rétractant, la minute d’après, ce
-que je venais d’exprimer, et le vieux prêtre, après avoir deux ou
-trois fois constaté le fait, hocha la tête avec satisfaction et me
-demanda un jour si je ne voudrais pas, plus tard, au lieu d’être
-fringant officier, devenir un prince de l’Église. Si je répugnais à
-entrer dans les ordres, ajoutait-il, il croyait démêler déjà que mes
-qualités me permettraient de briller dans la conduite d’un État. Et il
-m’inculquait les rudiments de l’histoire, me parlait des batailles où
-Dieu avait assisté le plus fort et lui avait donné la victoire après un
-massacre de trente ou de soixante mille hommes. Alors je courais vers
-les offices, près des écuries, et, tapi sournoisement, je regardais
-le cuisinier couper le cou à un canard, essuyer ses mains rougies
-aux plumes encore frémissantes, pour essayer de me représenter, en
-multipliant cette horreur, ce que devait être le massacre de trente
-mille hommes. On me retrouvait pleurant, dans un angle de couloir, les
-dents claquantes, le front couvert de sueur, et lorsqu’on sollicitait
-de moi le motif de mes larmes, je répondais: c’est Wilhelm, le premier
-valet de chambre, qui m’a pincé. Dans mes promenades à cheval, au
-travers des campagnes environnantes, je voyais des paysans s’acharner
-sur la terre, travailler de longues heures, le corps ployé en deux,
-mener la charrue sous l’âpre bise de décembre, ou couper les blés
-sous l’affolant soleil d’août qui dévore les cervelles. J’eus un jour
-la curiosité de m’approcher d’eux comme ils s’étaient interrompus
-pour prendre leur repas, et je restai stupéfié en voyant qu’ils
-mangeaient du pain noir, dur comme du silex, et du lard rance couleur
-de rouille dont les chiens courants de mon père n’eussent pas voulu. Je
-questionnai le vieil abbé.—La terre qu’ils cultivent ne leur appartient
-donc pas? Il éclata de rire:—Pourquoi voulez-vous qu’elle leur
-appartienne? Dieu les a créés pour ensemencer vos champs, Monseigneur.
-Rien ne leur appartient en propre que leur âme et encore la perdent-ils
-le plus souvent. Mais ne les plaignez pas, ils sont libres, bien qu’on
-ait eu tort sûrement, de les émanciper du servage que Dieu avait
-ordonné...
-
-Le même après-midi, nous allâmes visiter une aciérie. Là, devant le
-brasier flamboyant des fours à puddler, parmi un décor infernal,
-j’aperçus des hommes demi-nus, cuits vivants dans leur propre sueur,
-rissolés au passage par les effroyables flammes dardées des foyers
-gigantesques, des êtres n’ayant plus rien d’humain, brandissant des
-pelles immenses, luttant à coups de ringard contre les rigoles, contre
-les ruisseaux de fonte en fusion crachant des étincelles et des vapeurs
-sifflantes, qui les encerclaient et menaçaient à chaque seconde de les
-engloutir.
-
-L’abbé lui-même formula ma pensée.—C’est l’enfer, me dit-il, vous
-irez dans un endroit semblable, après votre mort, Monseigneur, si
-vous n’avez pas servi les desseins de Dieu. Et je sus que ces hommes,
-eux aussi, mangeaient à peine à leur faim, mais que l’usinier, leur
-patron, était le roi des aciers, c’est-à-dire un des plus fabuleusement
-riches parmi les riches. J’appris qu’ils souffraient cette géhenne
-pour fabriquer des canons afin de tuer d’autres hommes.—L’agriculture
-et l’industrie! résumait, la main en l’air, mon professeur didactique:
-ce qui fait la richesse d’une nation que Dieu protège, Monseigneur.
-Toujours, il me parlait de cette divinité invisible qui me semblait
-patronner tout ce qui était injuste, tout ce dont souffraient mes
-neuves sensations et mon jeune esprit éveillé trop tôt.
-
-Quand je le questionnai sur Ses desseins, sur les moyens par Elle
-employés pour convaincre l’humanité de son existence, il me parlait de
-la révélation et des miracles, me citait les pastours et les vachères
-auxquels Elle était apparue dans les champs ou dans les grottes. Alors
-je m’étonnais que Dieu eût préféré s’exhiber sans contrôle à des
-gardeuses d’oie hystériques au lieu de surgir tout à coup au milieu des
-multitudes assemblées ou quand les foules, ainsi qu’on me le disait,
-criaient parfois d’angoisse vers Lui en dressant des bras implorateurs.
-Comme on m’avait déjà incité à raisonner droitement à l’aide de la
-logique, je ne trouvais là aucune marque de l’Intelligence qui avait
-dû ordonnancer le monde. Et quand nous revenions, moi toujours triste
-et le vieux prêtre toujours guilleret, des mendiants, une nuée de
-miséreux en haillons, couraient vers nous, la main faisant sébille.
-Lui, me défendait de leur donner trop pour ne pas encourager le
-vice, disait-il. Et je me rappelais que chez nous, souvent, j’avais
-vu la livrée ivre se battre jusqu’au sang; je me rappelais que deux
-gentilshommes avaient été surpris dans un salon de jeu, trichant au
-baccara, et que Tiercelet, le grand piqueur roux, m’avait dit, un
-soir, en riant, que ma sœur aînée «avait plusieurs amants», ce qui
-me semblait être du vice aussi et du meilleur. Une fois, un de ces
-mendiants me stupéfia. Devant nous, sur la route, il fouillait un tas
-de crottin de ses maigres mains, semblait positivement le picorer avec
-ses doigts, et emplissait ensuite une écuelle de terre avec ce qu’il en
-extrayait.
-
-—Qu’est-ce qu’il fait donc? demandai-je, intrigué.
-
-—Il ramasse les grains d’orge et les grains d’avoine que les chevaux
-n’ont pas digérés, afin d’en faire une bouillie pour lui et ses
-enfants. C’est un juif; il ne mérite aucune pitié...
-
-Ainsi, ainsi, à part quelques heureux comme moi, qui détenaient toute
-la richesse, et à qui, dès le premier âge, on enseignait l’aridité du
-cœur et l’atroce égoïsme, il n’y avait donc que des misérables ou des
-résignés sur la Terre!
-
-Alors une voix profonde, une voix plus forte que celle de mes maîtres,
-s’éleva pour crier en moi:
-
-—Ce n’est pas juste! ce n’est pas juste!
-
-Et pendant des années, mon existence se prolongea pareillement. Des
-bons soins de l’abbé, je passai à ceux d’un Jésuite qui m’apprit à
-mentir avec science et génie.
-
-—Dieu lui-même ne dit jamais sa pensée; imitez-le, Monseigneur, et
-vous deviendrez un prince célèbre, affirmait-il, le regard sinueux
-et la lèvre pincée. Puis un bataillon de professeurs hiérarchisés
-succéda à l’Ignacien. Mais tous, quels qu’ils fussent, prêtres ou
-laïques, me dupèrent avec méthode, travestirent la réalité du monde,
-arrangèrent l’Histoire et la Vie, comme me l’apprirent des livres:
-l’immense Rabelais, les Encyclopédistes, les auteurs du XVIII^e siècle:
-Montesquieu, Condorcet, d’Alembert, Voltaire, Diderot, les poètes:
-Gœthe, Vigny, Léopardi, les penseurs comme Bayle, Proudhon, Buchner,
-Renan et le Maître incontesté des libres intelligences: j’ai nommé
-Schopenhauer, que je fis acheter en cachette parce qu’on les avait
-vilipendés devant moi. A la bouche de tous ceux qui m’approchent,
-purule le mensonge, pensai-je; ces livres doivent être beaux puisqu’on
-m’affirme qu’ils sont odieux. D’ailleurs, est-ce que les crabes
-peuvent juger les goëlands? me dis-je, en évoquant mes professeurs
-qui expertisaient les grands hommes. Et ils me façonnèrent. Là, toute
-ma prescience d’adolescent trop sensitif, toutes mes inductions
-personnelles vinrent se vérifier avec une précision mathématique.
-
-Tous les mois, l’Empereur venait nous voir. C’était un grand vieillard,
-svelte et droit, staturé en force comme un coltineur de Trieste, et qui
-en avait, à peu de chose près, la mentalité. L’Impératrice, sa femme,
-avait été d’une beauté sensationnelle et d’une intelligence, d’une
-cérébralité véritablement indécente parmi les Cours européennes.
-
-Amoureuse de toutes les œuvres de l’esprit, passionnée d’art,
-miraculeusement compréhensive, un Sophocle ou un Euripide eussent, à
-peine, été dignes de son choix et de sa couche. Elle était mariée avec
-un balourd qu’elle fuyait onze mois sur douze pour aller vivre à Capri,
-dans une villa grecque, au péristyle de marbres rares, aux colonnes
-doriques, au pur fronton, qu’elle avait fait élever d’après le modèle
-de celles qui, jadis, ourlèrent le Pnyx ou le Céramique.
-
-L’Empereur se consolait en allant chasser l’isard dans le Tyrol ou la
-gélinotte en Styrie.
-
-Invariablement, il parlait chasse avec mon père.
-
-—Il me part un coq de bruyère à 50 pas... vous comprenez, duc... un coq
-de bruyère... je récite la moitié d’un _ave_, les dix premiers mots
-d’un _pater_, et je l’abats... à plus de 60 toises...
-
-—Oui, je sais, répliquait mon auteur, vous êtes le premier fusil de la
-planète, Sire... vous aimez la virtuosité... vous ne tirez jamais de
-suite.
-
-—C’est ça... c’est parfaitement ça... autrement mes gardes en feraient
-autant...
-
-Et il prenait mon père par le bras, s’épanchant alors sur le compte de
-l’Impératrice.
-
-—Vous savez qu’elle est folle... voilà qu’elle s’est toquée des œuvres
-d’un poète juif... un nommé Henri Heine... Connaissez-ça, vous?...
-
-—Connais pas, ne lis jamais de saletés, Sire... Mort aux juifs!...
-
-Une fois par semaine, je voyais ma mère qui avait un évêque pour amant.
-Et cela n’étonnait personne dans ce milieu où les coutumes féodales
-s’alliaient aux mœurs florentines.
-
-Elle me faisait mander dans son oratoire, me posait la main sur
-l’épaule, sans jamais m’adresser la parole, me tenant une minute sous
-la radiation de son œil bleu, pour me renvoyer après avoir déposé
-sur mon front un baiser distrait qui sentait le musc et l’encens
-d’église. Mon père, l’être responsable du crime de m’avoir enfanté, ne
-s’inquiétait pas de moi deux fois dans l’année. Le bruit courait dans
-le château qu’il était au début d’une paralysie générale, tare de
-notre maison. C’était un petit homme qui, bien qu’il n’eût pas plus de
-cinquante ans, assumait déjà l’apparence vétuste d’un vieillard tout
-cassé et égrotant. Il passait ses journées dans une immense volière
-qu’il avait fait construire dans le palais en abattant les cloisons de
-quatre grandes salles. Quinze cents oiseaux de tous pays et de tout
-plumage voletaient, piaillaient, bruissaient dans ce hall treillagé,
-et mon père ne voulait laisser à personne le soin de remplir leurs
-mangeoires ou de nettoyer leurs déjections. Constamment, il allait
-parmi eux, en basquine de soie violette,—car il affectionnait, dans
-le privé, les habits d’ancien régime—les mains pleines de mil ou de
-chénevis, incitant de la voix les serins néerlandais ou les perruches
-du Brésil à venir prendre leur nourriture dans ses paumes ouvertes.
-
-Pendant de longues heures, on entendait ses petit... petit... cui...
-cui... frou... frou... Et quand il était fatigué, il s’asseyait dans
-un large fauteuil à oreillettes et, béat, considérait ses oiseaux d’un
-œil extatique, ne s’arrêtant de rêvasser que pour essuyer d’un mouchoir
-de batiste, au chiffre impérial, les fientes tombées sur le dos ou
-les épaules de son habit. Souvent on lui apportait là les pièces à
-signer par délégation, les pièces d’État que, parfois, les bestioles
-irrévérencieuses blasonnaient à leur tour d’un sceau blanchâtre, d’une
-pastille molle et intempestive, que le chambellan, lui, recouvrait
-gravement de poudre d’or.
-
-—Petit... petit... cui... cui... cui... frou... frou... frou... faisait
-mon père en apposant son parafe, infatigablement, et sans lire jamais.
-
-Il avait eu, paraît-il, des chagrins d’amour dans sa jeunesse. La
-diplomatie, en mariant à un autre prince la femme qu’il aimait, lui
-avait porté un coup terrible. Immédiatement, il était devenu poète,
-passant ses nuits à composer des vers élégiaques dans lesquels il
-prenait les nuages, les étoiles, le soleil et la lune, la lune surtout,
-à témoin de son malheur. On m’avait montré ses poèmes en me disant
-que, moi aussi, je n’aurais pas le droit de choisir ma fiancée, car
-cet avantage que possède le dernier des rustres est refusé à la souche
-royale, pour motifs supérieurs et raison d’État. Une autre de ses
-passions était de panneauter des chats—ennemis nés des oiseaux—de les
-prendre au traquenard d’une chatière. Ce sport, seul, atténuait pour
-lui le deuil de ne pouvoir chasser, par suite de l’état débile de sa
-santé. Il avait fait lâcher un peuple de matous à travers le palais,
-et tous les caniveaux, tous les recoins des cours, étaient semés de
-ces pièges, de ces chausse-trappes qu’il amorçait d’un morceau de
-viande saigneuse. Quand un chat était pincé, l’ancien maître d’équipage
-sonnait du cor à pleines lèvres, faisant entendre l’hallali triomphal.
-Et mon père quittait ses oiseaux, accourait tout joyeux, en boitillant,
-appuyé sur sa canne, toussant, crachant, par les vestibules et les
-perrons, pendant que les familiers et les larbins s’écartaient chapeau
-bas.—Plus vite, plus vite, Frédéric, criait-il au grand laquais
-galonné, en culottes de soie et en catogan, qui le suivait à dix pas,
-portant à la main des pots de couleur et des pinceaux. Alors, pendant
-que le valet maintenait la malheureuse bête prisonnière, mon père
-longuement la peignait avec délices, en bleu, en rouge, en vert, lui
-attachant par surplus une casserole à la queue. Puis, il la lâchait
-brusquement, roulait parfois à terre, tant il riait d’un petit rire
-aigu, devant le bond désordonné, la trajectoire folle du chat terrifié
-qu’on libérait enfin.
-
-—Ah! ah! comme il court! On dirait l’Italien à Custozza.
-
-Et il retournait à ses oiseaux.
-
-Un soir, le Surintendant de Police nous le ramena, car depuis trois
-jours il avait disparu du château. Il avait été arrêté dans un jardin
-public de la Capitale voisine, à la nuit tombante, sous la pluie
-rageuse d’un après midi de mars. Mon père, en cette circonstance,
-était, paraît-il, accompagné de deux individus entre lesquels il
-marchait pendant que l’un d’entre eux—celui de gauche—tenait un large
-parapluie destiné à abriter le déambulant trio. Vingt fois ainsi,
-revenant sur leurs pas, ils avaient parcouru une allée écartée,
-cependant que mon père... comment dire cela?... je n’ose... cependant
-que mon père, de chacune de ses mains, travaillait ses compagnons,
-comme le duc d’Angoulême avait l’habitude de se travailler soi-même...
-
-L’Empereur, à la suite de cet incident, donna l’ordre de ne plus le
-laisser sortir. Et désormais, il vécut dans sa volière où il avait
-fait dresser un lit, et dans laquelle on lui portait ses repas. Il ne
-voulait plus voir personne, et si parfois quelqu’un s’approchait des
-grillages, un être étrange, en habit de cour, enlinceulé de blanc par
-les fientes des oiseaux, s’offrait à sa vue qui, d’une voie cassée,
-chantait des _lieds_ d’amour et faisait des vers en comptant sur ses
-doigts. Deux ou trois fois par mois, seulement, le maître d’équipage
-venait le chercher pour forcer un chat.
-
-A l’époque de ma puberté, dois-je vous le dire? les chambrières ne
-manquèrent pas de m’enseigner l’accouplement, de me faire goûter à
-leurs caresses vicieuses, de m’initier à des dérèglements sournois,
-pendant que leurs amants, les valets de chambre, me suggéraient des
-habitudes, des travers de prisonnier.
-
-—Avec ça on devient un grand prince; on évite l’écueil des femmes, me
-disaient-ils en fanfaronnant dans leur turpidité et leur cynisme. Aucun
-d’eux ne manifestait la moindre crainte au sujet d’un renvoi possible.
-Qui donc oserait les chasser? Ils avaient bien trop de secrets. Et,
-moi, je leur étais reconnaissant, car ils m’apprenaient tous les
-potins, tous les scandales, toutes les hontes de la ville et de la cour.
-
-A dix-huit ans, on me questionna sur mes goûts; on me demanda si
-j’avais fait choix d’une carrière. Je répondis sans hésiter que je
-voulais servir l’Église, que depuis soixante ans ma famille n’avait
-fourni aucun cardinal à la chrétienté, et que je réparerais cette
-lacune de ma lignée. Tous les miens me félicitèrent, et pendant deux
-jours, comme faveur et témoignage insigne de satisfaction, mon père qui
-était sorti de sa volière—ce qui ne lui arrivait plus deux fois par
-année, peut-être—m’autorisa à assister, à sa droite, au laisser-courre
-de ses chats. Ma mère, elle, me fit cadeau de son médaillon enrichi de
-brillants, et l’évêque, son amant, m’embrassa au front, de ses lèvres
-peintes. Alors, je fus déféré à tout un lot de théologiens chargés de
-me donner l’enseignement sacerdotal.
-
-Pendant vingt-quatre mois, Messieurs, je témoignai de la ferveur la
-plus grande, de la piété la plus édifiante; pendant vingt-quatre mois,
-je ne levai pas trois fois peut-être les yeux sur les gens pour les
-dévisager, car le regard de mon semblable me paraissait toujours être
-un outrage à moi-même. Cela fera un saint, disaient les soutaniers,
-mes professeurs, qui vivaient dans un perpétuel émerveillement. Et la
-veille même de mon ordination, je priai mon père de les réunir avec ma
-mère et mes autres parents, dans la grande salle du palais, pour ouïr,
-de ma bouche, une déclaration importante. Quand tous furent assemblés,
-quand d’un signe, l’auteur de mes jours, m’eut autorisé à parler, je
-tirai de ma poche un petit manuscrit, fruit de mes veilles littéraires,
-et je me mis en devoir de le leur lire incontinent.
-
-Cette nouvelle, Messieurs, vous n’en serez point privés. La voici...
-
-Et, comme il en avait menacé l’auditoire, l’accusé sortit de sa poche
-un fascicule broché et donna lecture de ce morceau:
-
-
-CONTE BIBLIQUE.
-
-Marie de Béthanie, debout sur le seuil de sa maison, scrutait de sa
-prunelle saphirine des lointains poudreux de la route de Jérusalem,
-que rejoignait, là-bas, vers l’horizon, un grand ciel de pyrope et
-de safran, balafré par les stries violâtres du soleil au déclin. Une
-tiédeur douce, une onde de joie chaude, enchantait tout son être,
-quand aux heures du soir, comme en ce jour, elle attendait son nouvel
-amant, le Nazaréen, à la parole balsamique et aux cheveux volutés.
-Marie, cependant, n’était point entièrement heureuse. Un pli soucieux
-creusait son front, exhaussé par un cimier de nattes couleur de
-cuivre, lorsqu’elle venait à songer que jamais encore, malgré ses
-plus vives instances, le nouveau Prophète n’avait consenti à partager
-complètement sa vie. Pourtant, depuis la dernière Pâque, elle vivait
-dans l’espoir qu’il cèderait enfin. Et, pour subvenir aux charges
-lourdes de l’existence commune, le plus souvent possible, elle dérobait
-à la rapacité de sa mère la majeure partie des monnaies diversement
-effigiées, avec lesquelles les centurions du Proconsul acquittaient le
-loyer de son corps.
-
-La mère de Marie de Béthanie avait fourni à Rome une belle et longue
-carrière de mérétrice retentissante. Pendant vingt-cinq années au
-moins, l’or fumeux de ses cheveux roux avait été chanté en vers
-hexamètres, glyconiques, phaleuces ou asclépiades par les plus réputés
-des poètes qui florissaient dans la ville des Césars, et souvent on
-s’était égorgé pour elle dans le camp des Prétoriens. A quarante ans,
-quand elle était belle encore, elle s’était repentie d’avoir délaissé
-les cataphractaires ou les chrysaspides du Palatin pour les porteurs de
-lyre, car, l’un d’entre eux, après avoir juré, sans doute, de mourir
-de façon bizarre et inusitée, avait fait d’elle une infirme dont le
-visage ne pouvait plus que semer l’épouvante. Ayant acquis, moyennant
-quinze aureus, la faveur d’être aimé une nuit, il avait sournoisement
-bu l’euphorbe avant les étreintes, puis s’était lié à la mère de Marie
-par un réseau de cordes fines qu’il avait, dans une rage d’amour
-décuplée par l’approche de la mort, serrées comme au cabestan. Cinq
-heures durant, il avait hoqueté, écumé et pantelé dans les affres de
-l’agonie, ponctuant les joues, le front et les lèvres de la courtisane
-de la mousse verdâtre de ses derniers spasmes. Et, lorsqu’au matin des
-voisins, attirés par ses hurlements, étaient entrés chez la courtisane,
-ils l’avaient trouvée accolée à un cadavre déjà froid et couleur de
-bronze oxydé. L’épouvante de la malheureuse avait été telle que son
-visage s’était tordu comme en une convulsion tétanique qui ne devait
-plus disparaître, et que ses yeux la veille encore si beaux, semblaient
-converger toujours vers la même horreur, dans un strabisme définitif.
-
-Aussi, la mère de Marie, de retour à Jérusalem, avait-elle décidé que
-sa fille ne servirait jamais qu’au plaisir des militaires qui lui
-avaient laissé de bons souvenirs, et avec lesquels pareille aventure
-n’était point à redouter, car s’ils s’entretuaient parfois après les
-orgies, ils étaient notoirement incapables, par pur dilettantisme, de
-pareils détraquements.
-
-Les centurions de la légion de Judée aimaient en Marie de Béthanie la
-facile composition. D’humeur passive, elle ne les injuriait pas au
-matin quand il leur arrivait de se refuser à verser le salaire que, par
-Perséphone, ils avaient juré la veille. Sa chair de blonde toujours
-amoureuse était en grande réputation à Iérouchalaïm. Des lettrés
-qui faisaient profession de n’aimer que les Grecques s’étaient même
-discrédités auprès de leurs pairs en recherchant ses faveurs, qu’elle
-leur avait refusées par surcroît. Et ceux-ci s’en allaient répétant,
-comme excuse spécieuse à leur faiblesse, qu’elle pouvait à la rigueur
-passer pour une femme d’Ithaque ou de Céphalonie, puisqu’elle savait
-danser aux crotales tout comme les filles de l’Archipel.
-
-Marie jouissait d’une large aisance jalousée par la plupart de ses
-compagnes. Si le Nabi devait se refuser toujours à vivre sous son toit,
-elle pouvait tout au moins, songeait-elle, l’arracher à la grande
-route et, comme deux ou trois de ses amies l’avaient fait pour des
-garnisaires, le mettre dans ses meubles, dans des meubles de cèdre
-ou de santal précieux, et lui acheter des toiles de Perse et des
-manuscrits hellènes, pour orner sa demeure ou son esprit. Oui, l’avoir
-constamment près d’elle, ne le quitter que pour satisfaire rapidement,
-le plus rapidement possible, et comme à la dérobée, aux exigences de sa
-profession! Cette pensée la confortait quand ses nuits étaient prises
-par les caresses vénales.
-
-De beaucoup, elle préférait son destin à celui de sa sœur Marthe
-occupée aux besognes ménagères, alors que son frère Lazare, associé
-avec un grammate émigré d’Athènes, à la suite de canailleries majeures,
-avait édifié un Cottabéion à Hyérosolyma. Sans compter les osselets
-et le cottabe, Lazare y dépouillait fort congrument la jeunesse du
-négoce—entichée par pose des mœurs de l’Agora—à l’aide de dés pipés
-que maniait, avec un art incomparable, une équipe salariée par lui.
-Trois philosophes d’Ionie, ayant depuis longtemps blasphémé la sagesse,
-composaient cette équipe, que venait renforcer un Ripuaire, staturé
-comme Héraklès, et sans rival pour contondre les récalcitrants. Le
-frère de Marie espérait, grâce à l’argent amassé et à la protection du
-Grand Prêtre, pouvoir acheter, plus tard, une charge de magistrat et
-finir ainsi ses jours dans le respect unanime.
-
-Donc, avant de connaître Jésus, Myriam n’avait éprouvé d’autre désir
-que celui d’une prompte fortune, acquise d’après l’exemple maternel.
-
-Lorsque riche elle serait seule au monde et libre ainsi d’orienter son
-destin, elle conjecturait qu’il lui serait facile de goûter les joies
-de l’hyménée avec un jeune caravanier, ou bien avec quelque lettré
-ayant plus de gloire que de pécune.
-
-L’âge et la vénusté de ses amants l’avaient jusque-là indifférée. Comme
-ses veines charriaient en profusion les généreuses calories d’amour,
-l’homme, l’individu, s’effaçait à ses yeux pour n’être plus qu’une
-force, qu’un choc destiné à faire issir la volupté continuellement
-rembuchée dans la coulée intérieure de ses moelles trop actives. Une
-seule fois—l’année précédente—elle avait refusé de dormir avec un
-de ceux qui la sollicitaient, parce qu’avec lui, réellement, aucune
-conjonction épidermique n’était envisageable. Celui-là était un chef
-de cohorte. Des sèves sournoises avaient institué sur son visage des
-sortes de végétations quasi-madréporiques; ses joues boursouflées
-étaient semblables à de grosses éponges imbibées d’eau malsaine; et des
-bourgeonnements, des cryptogames charnus et de polychromie désolante,
-s’incrustaient à ses maxillaires en dispensant une inéluctable
-fétidité. Cette maladie provenait, paraît-il, du lointain pays des
-Mèdes, et plusieurs médecins de la ville disputaient sur elle jusqu’au
-point d’en venir au pugilat public. Cependant, le chef de cohorte, sur
-qui toute médication avait été essayée, sacrifiait à Isis en désespoir
-de cause et consultait les poulets sacrés qui avaient prononcé que
-la Déesse, déchirant ses voiles, viendrait elle-même le guérir un
-jour, par simple imposition des doigts. Cinq ou six centurions qui
-pratiquaient, eux, les étranges rites d’amour en usage sur les rives
-chaudes de la Gétulie avaient trouvé Marie complaisante et même
-intéressée par tout leur inédit. Jamais non plus, elle ne bayait aux
-récits parfois itératifs que lui faisaient de leurs campagnes et de
-leurs blessures quelques-uns de ses amants qui avaient combattu chez
-les Daces. Elle était donc de toutes leurs nuits orgiaques, quand le
-kinnor et la sambuque assourdissent imparfaitement les stridulations
-des femmes en amour, quand l’air se poisse du parfum des cassolettes,
-des fleurs et des toisons, et que dans le lointain des chairs moites
-s’enroulent, rampent et se déroulent, comme des vipères possédées, les
-nerfs que la volupté a tordus.
-
-Mais, contrairement aux intérêts de Marie, les mœurs des centurions
-commençaient à se modifier sous l’influence des coutumes asiates. Déjà,
-ils fréquentaient les éphèbes qui servaient aux vices patriciens. Ils
-ne sortaient plus qu’en litière, gesticulaient avec préciosité en
-coupant l’air à l’aide de petites baguettes d’agate ou de jade. Ils
-rémunéraient moins largement les courtisanes, et débitaient contre
-le peuple d’Israël de violentes diatribes apprises par cœur et que
-confectionnaient des érudits à gages. La mère de Marie et Marie
-elle-même vengeaient de leur mieux le peuple élu en leur subtilisant,
-à chaque occasion propice, quelques-uns de ces bijoux travaillés par
-les meilleurs orfèvres d’Alexandrie, dont ils alourdissaient maintenant
-leurs doigts et leurs chevilles, et où s’enlevait, en fines intailles,
-le scarabée d’Égypte.
-
-Trop souvent à son gré, maintenant qu’elle aimait un homme supérieur,
-Marie de Béthanie était forcée de consentir aux caresses salariées.
-Ah! ne partager qu’avec lui la couche basse, marquetée d’ivoire, parmi
-la nuit aphrodisiaque, aux senteurs opiacées du pays galiléen! Et ce
-soir-là, douzième soir des Ides du renouveau, elle édifiait en pensée
-la petite maison du bonheur, la petite maison sertie dans un parterre
-de passeroses et d’anémones d’Assyrie, où il serait si doux de vivre à
-deux, toujours... alors qu’à la veillée, avant l’heure amoureuse, il
-lui conterait à voix basse, quelqu’une de ces histoires de tendresse et
-d’élégie, qu’ignorent, les centurions au parler rude, et qui font se
-volupter les âmes sentimentales.
-
-Mais guérir Jésus de son vagabondage?
-
-Tout à coup, il parut devant elle, à l’angle de sa demeure, haut de
-taille, découplé en vigueur, le profil de chèvre, la peau saurée,
-les lèvres épaisses et très rouges, toisonné par les frisons, par
-l’astrakan d’une chevelure brune, en pur Syriaque qu’il était. Elle
-fut surprise, car elle n’avait point remarqué l’habitude qu’il avait
-adoptée depuis quelque temps de cheminer dans les fossés des routes ou
-de se dissimuler derrière les rideaux d’oliviers, pour surprendre les
-personnes catéchisables, ce qui doublait la profondeur de ses paraboles
-de tout l’effroi d’un surgissement imprévu. Quelques-uns le disaient
-thaumaturge et initié à la pratique du pantarbe. Et Marie de Béthanie
-fut près de croire qu’il était venu, porté sur les ailes du vent
-d’Arabie.
-
-—Me voilà, femme, dit-il, pourquoi rester ainsi dehors et ne pas
-employer mieux le recueillement du soir?
-
-Mais elle n’avait point perçu le sens de ses paroles, toute à la
-délectation de le revoir, l’oreille pleine de délicieux frisselis et
-les yeux papillotants, ne pouvant point croire encore à l’ineffable
-réalité, à la joie divine de sa présence. Elle vint à lui pour épouser
-son corps d’une étreinte; mais elle n’osa point aspirer à sa bouche.
-Une minute elle resta immobile; puis elle fléchit les genoux. Ses bras
-frais et nus ceinturèrent les flancs du Nabi, et, se traînant à demi,
-elle l’entraîna dans la maison.
-
-—Chien errant, voleur de filles, renégat, contempteur de la Loi, honte
-d’Israël! vociféra une vieille femme bigle, aux paupières sirupeuses,
-dont l’affreux rictus découvrait les canines crochues, alors que
-la grisaille de ses poings tendus trouait de vagues blancheurs le
-clair-obscur de la pièce basse, mal éclairée par la lampe de bronze.
-C’était la mère de Marie, que chaque visite nouvelle du Nazaréen
-précipitait aux dernières limites de la fureur: Jésus, loin de payer,
-recevant des subsides. Et cela la faisait écumer, elle, qui poussait
-le souci maternel jusqu’à ne point vouloir gêner les ébats de sa fille
-par sa présence. Car chaque soir productif, elle allait requérir
-l’hospitalité d’une voisine et revenait aux premières heures du jour,
-pour passer une éponge mouillée sur les courroies des sandales et
-battre la toge militaire avec des verges de roseau. Ses tarots lui
-avaient appris, d’ailleurs, qu’il dégoûterait sa tille de la profession
-qui toutes deux les faisait vivre, et qu’il vouerait leur race à une
-éternelle exécration.
-
-Jésus, depuis sa prime enfance, était habitué aux injures. Les siens,
-eux-mêmes, l’accusaient d’être de mauvaises mœurs et de _n’avoir jamais
-su se faire une position_, malgré toute sa facilité à discourir. Il
-se tourna donc vers la vieille femme et répondit de sa voix toujours
-quiète:
-
-—Garde tes injures pour tes péchés, femme qui as trop vécu, et
-invective seulement ta propre nature qui se projette en avant de tes
-yeux et de ton esprit, et que tu découvres en toutes choses...
-
-Hors d’elle-même, à la pensée que l’amour de sa fille allait, cette
-fois encore, rester sans salaire, la matrone, les bras dressés,
-attestait le ciel.
-
-—Malédiction sur nous! La misère et le mauvais sort sont dans notre
-demeure, depuis que tu y es entré, mauvais fils. Qu’allons-nous
-devenir, dis, si tu détournes ainsi mon enfant de ses devoirs?
-Tiens, regarde—et elle brandissait sous le nez de Jésus une paire de
-chaussures à lunule—regarde, regarde donc, le dernier homme qui est
-venu visiter Marie nous l’avons pris pour un chevalier romain... Eh
-bien! ce n’était qu’un décurion, un pauvre décurion qui avait volé les
-chaussures de son chef. Le matin, il a payé en sesterces périmés, en
-sesterces du premier des Césars, du «_Mœchum calvum_» comme il disait
-en riant, ce bouc de sabbat, et j’ai dû garder ses sandales en gage...
-
-—Le _Mœchum calvum_! exclama Jésus en jetant sur la porte des regards
-inquiets... Tais-toi, vieille, on pourrait nous entendre. Respecte
-l’autorité et les maîtres du monde... n’injurie pas César, surtout,
-redoute le Proconsul...
-
-Et, marchant sur elle, il traçait dans l’air des signes d’exorcisme.
-
-—Hors d’ici... hors d’ici, car Adonaï pourrait bien changer en crottin
-de mule les deniers d’or de ton fils Lazare, et, d’un voleur riche, en
-faire un gueux très pauvre...
-
-La vieille, atteinte au creux de l’être par cette évocation sinistre,
-poussa coup sur coup deux glapissements de terreur; son rictus de
-cauchemar découvrit plus amplement ses maxillaires saigneux, un pleur
-résineux tomba de ses paupières dentelées en crête de coq, et, à
-reculons, elle s’achemina vers la porte, définitivement vaincue, non
-sans emporter toutefois, par crainte d’un larcin possible, un miroir
-d’argent niellé et une robe de lin astragalée d’or, cadeaux d’amour du
-vieux Caïphas à sa fille.
-
-Alors Jésus tendit ses pieds pour l’ablution du soir. Dehors, des
-millions de topazes gemmaient le firmament qui enchapait la terre,
-comme toujours, de son pérennel et méprisant silence.
-
- * * * * *
-
-C’était le temps béni où l’éclat de rire des hommes venait en partie de
-renverser l’Olympe, où la plupart des dieux païens jonchaient déjà de
-leurs débris le sol civilisé. La Raison, fille du Portique, la Vertu,
-formulée par Zénon, allaient convier le monde aux agapes de paix et
-d’éternel amour. Mais un calembour imbécile, à peine digne d’un barbier
-de Suburre: «_Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église_»
-prévalut sur Aristote. Mais la sanction du vol et du banditisme fournie
-par cette maxime: «_Rends à César ce qui appartient à César_», car
-César ne possède rien qu’il ne l’ait volé ou extorqué par la force,
-permit aux forbans et aux supplicieurs de récupérer la Terre. Mais
-la lâcheté et le servilisme affirmés en cet apophtegme: «_Si tu as
-reçu un soufflet sur la joue droite, tends la gauche immédiatement_»,
-étranglèrent la dignité humaine et eurent raison du stoïcien qui tenait
-la Nature en échec sur le granit aurifère de son âme. L’Occident,
-énervé par la superstition nouvelle, roula donc entre les jambes des
-barbares pour la saillie monstrueuse, et, pendant dix-huit siècles,
-l’humanité devait macérer dans la Ténèbre, le Mensonge et la Peur!
-
- * * * * *
-
-Le logis de la pécheresse n’était point sans luxe, ni même sans art.
-Son deuxième amant, un centurion qui rêvait, par le discours et la
-stratégie, de s’égaler au Grec Phocion, lui avait laissé, à son départ
-pour Rome, trois terres cuites, trois figurines de Myrina, plus une
-coupe signée par Euphronius lui-même, et dont les rouges silhouettes
-historiaient l’aventure de Thésée chez Amphitrite.
-
-Des vases à relief et à lustre noir, des poteries et des hydries
-de Cumes, servaient aux soins de son corps. Des nattes fraîches
-recouvraient la mosaïque, près de laquelle, sur une console, parmi
-des pots de fard, des crayons d’antimoine et des lettres d’amour,
-s’encanaillait un manuscrit que Marie de Béthanie montrait volontiers à
-ceux qui lisaient les caractères grecs, et où le centurion prétendait,
-lui aussi, avoir configuré les véritables dieux. La table, ce soir-là,
-était frugalement servie d’une moitié d’agneau rôti, d’olives du Carmel
-et de figues de Chio, blondes et ambrées; dans trois lécythes de terre
-blanche odorait lourdement le vin noir de Syrie. Jésus, soucieux, avait
-mangé en silence et Marie, après l’avoir servi sans presque toucher aux
-mets, s’était assise à terre, s’appuyant à la tiédeur de ses genoux
-pour embrasser le bas de sa robe, chaque fois qu’il daignait baisser
-les yeux sur elle. Soudain, comme le sablier marquait la dixième
-heure, gagné sans doute par la quiétude du foyer, émollié par l’amour
-de la courtisane, ou se trouvant peut-être en une de ces minutes de
-découragement où le fond de l’âme remonte comme un flux irréfrénable
-aux lèvres des plus forts, Jésus parla:
-
-—Je suis las, dit-il, femme, bien las. Les douze au retour de Bethsaïda
-ont perdu courage pour n’avoir pas réussi à immatriculer un seul
-esprit dans la foi nouvelle. Comme eux, je suis près de connaître la
-défaillance... Le doute, le doute affreux m’a envahi... Comprends-tu
-ce qu’un pareil mot veut dire pour moi? Jusque-là, je croyais tout
-savoir... Je croyais pouvoir tout expliquer avec les paroles jaillies
-du cœur. Je croyais que le sentiment devait être enfin victorieux. Un
-Grec aujourd’hui m’a montré que la raison seule est souveraine.
-
-«Écoute-moi, m’a dit cet homme, comme j’enseignais près du mur aux
-prières, écoute-moi, bien que ma façon de discourir doive répugner à ta
-race illettrée, aux hommes dont tu es le frère et qui n’étaient point
-dignes du sacrifice de Prométhée.
-
-«Je ne sais point parler sans préambule, et il me faut te dire pour
-donner quelque poids à ce qui va suivre que j’enseignai, jadis la
-Philosophie proche la fontaine de Callirhoë. Mon académie n’était point
-sans réputation, et j’allais définitivement bénéficier de l’épithète
-de Sage, lorsque j’eus le malheur d’improuver un Patricien puissant.
-Tu vois que je n’avais point droit au titre de Sage! Le Patricien fit
-fermer mon école, et j’aurais été réduit à la plus noire misère, si
-l’archonte au pouvoir, qui professait le scepticisme, n’était venu à
-mon secours et ne m’avait fait donner le poste d’œnopte, c’est-à-dire
-d’inspecteur des vins.
-
-«Pour un philosophe, veiller à ce que le délire bachique de ses
-compatriotes soit de bon aloi me semblait plaisant, et j’admirais la
-prévoyance des dieux, qui fomentèrent la vigne afin que leurs créatures
-pussent, la bouche empâtée, bénir la vie, dire le plus de bêtises
-possible et oublier ainsi la scélératesse des Olympiens. Un jour, ivre
-moi-même, pris de vertige ou d’un prurit de sincérité, je dénonçai
-l’archonte mon protecteur, qui possédait des ceps en Achaïe, comme
-un vil trafiquant de breuvages adultérés, et j’allai même jusqu’à
-l’accuser de ne m’avoir nommé œnopte que pour pouvoir, en toute
-impunité, empoisonner la divine Athènes. Je dus m’exiler et devenir ici
-garçon d’étuve. Comme tout Grec, tu le sais, je puis être, tour à tour
-ou en même temps, grammairien, rhéteur, peintre, augure, mime, médecin,
-magicien, proxénète. C’est ce qui me vaut aujourd’hui le plaisir de
-dialoguer avec toi.
-
-«Plusieurs fois déjà, je t’ai entendu te proclamer Dieu et prophétiser
-en ce sens. Tu es de bonne foi, évidemment. La croyance en ta divinité
-a dû germer en ton esprit, parce que tu t’imaginais parler autrement
-que le restant des hommes. Tu parles mal, crois-moi, tu ignores
-l’enthymème et le syllogisme, et tes gloses ne feraient pas une drachme
-sur l’Agora. D’ailleurs, si tu es Dieu, rien n’est plus facile à
-prouver. Tu dois en cette qualité connaître dans son plus petit détail
-la mécanique du monde. Explique-moi alors comment les étoiles tiennent
-dans le ciel sans crochets apparents et sont douées de régulières
-annulations? Quelle force les approche l’une de l’autre, sans qu’elles
-viennent jamais à se heurter, et les éloigne ensuite en leur faisant
-décrire des orbes que d’aucuns prétendent avoir calculés? Définis,
-analyse l’air, l’eau, le feu, le mouvement, la procréation. Pythagore
-affirme que le soleil est immobile parce qu’il est 1. Es-tu de son
-avis? Le Dieu ton père n’a pas manqué de t’enseigner tous les secrets
-que recherchent vainement les hommes, et tu pourrais m’apprendre
-pourquoi un corps lancé dans les airs ne suit pas toujours l’impulsion
-première et retombe immuablement vers le sol... Tout cela prouverait
-autrement ta divinité que tes hyperboles mal construites... Ton père
-doit être un fameux géomètre, crois-tu que les propositions d’Euclide
-sont justes?»
-
-Jésus s’était levé et marchait dans la pièce...
-
-—Cet homme avait raison, confessa-t-il. Je ne sais rien, rien, ou
-si peu! Je lui répondis néanmoins par une parabole:—En ce temps-là,
-les hommes orgueilleux désiraient la Science, mais Dieu leur envoya
-son fils qui leur apporta l’amour... Cependant mon contradicteur,
-paracheva le Nazaréen, de la voix qu’il devait retrouver plus tard
-dans sa passion, devenait sarcastisque et la foule, visiblement, était
-pour lui.—«Pose tes métaphores et réponds-nous sans fioritures...
-Tu n’es pas Dieu, puisque tu ne connais rien à la création et te
-défiles en mauvais rhéteur...»—Oui, oui, il n’est pas Dieu, grondait
-le peuple menaçant. Des pierres volaient vers moi; déjà les vieilles
-femmes commençaient à me lancer des excréments... Je dus fuir... fuir,
-pendant que le Grec, grimpé sur une borne, proférait la terrible,
-l’épouvantable parole que je redoutais depuis tant de jours, et qu’il
-avait trouvée, lui...
-
-«Pourquoi le Dieu, ton père, qui pouvait faire le monde heureux et bon,
-l’a-t-il fait douloureux et scélérat? Est-ce qu’un homme, un simple
-humain, coupable d’un pareil crime ne serait pas digne de toutes les
-malédictions? C’EST NOUS AUTRES, LES CRÉATURES, QUI AVONS LE DROIT DE
-JUGER LE CRÉATEUR, ET NON PAS LUI... Arrière, imposteur! Tu dis venir
-nous racheter après que ton père nous a vendus. Qu’est-ce que c’est que
-cette vente monstrueuse et que ce rachat stupide? On voit bien que tu
-es d’Israël, à qui toujours les termes du négoce viennent à la bouche,
-que tu es de la race de Sem, éternellement vouée au commerce et à
-l’usure!»
-
-Une suette d’angoisse secouait Jésus frissonnant... une exprimable
-détresse faisait transsuder son front d’une rosée fumante... Ah! n’être
-qu’un homme, rien qu’un homme, avoir le droit d’être faible, ignorant
-et lâche! ne plus agir, rêver! ne plus parler, aimer! Et ses deux mains
-tombèrent aux épaules de la fille, soudain dressée devant lui.
-
-Un ressac de joie délirante et folle venait de chavirer l’âme de
-Marie de Béthanie. Elle comprit que son rêve, son rêve si longtemps
-caressé, touchait à sa réalisation. Depuis qu’elle le connaissait,
-pour le conquérir à jamais, elle désirait un enfant du Nabi, un
-enfant qui serait blond comme elle, et, plus tard, sentencieux comme
-le père. Ainsi, elle le posséderait jusqu’à la mort. La maternité,
-estimait-elle, lui serait facile, car antérieurement elle avait failli
-concevoir des œuvres d’un scribe de l’Ethnarque. Mais sa mère, experte
-aux simples qui délivrent, avait résolu facilement la conjoncture
-improfitable au commerce charnel. Son ventre, frotté d’aromates, poli
-comme un albâtre pentélique, était donc resté sans rides, et ses seins
-n’étaient pas bagués à la pointe des larges cernes bleuâtres qui
-éloignent les lèvres de l’amant. Elle offrait tout cela à Jésus. Elle
-consentirait avec joie à moins de beauté si la vie qu’il éveillerait en
-ses flancs pouvait l’unir à lui, indissolublement.
-
-La chair grumelée sous le feu qui ardait du profond de sa féminéité,
-dans l’envol de sa chevelure cinglant la pièce de parfums âcres, elle
-clama, les bras au cou du Nazaréen, accolée à lui de tout son être:
-
-—Prends-moi, possède-moi, rends-moi mère, et que tu m’appartiennes à
-jamais!
-
-Ivre à son tour de volupté réflexe, le thaumaturge chancela, pour
-descendre vertigineusement, en une seule minute, jusqu’au fin fond du
-gouffre où le Désir est roi. Pour la première fois, il comprit qu’il
-venait d’être confronté enfin avec le seul, avec l’unique, avec le
-véritable Dieu, avec Celui qui enfante la Vie dans la lumière et les
-étreintes, dont la flamme immortelle galvanise les mondes et régente
-l’Univers, avec le Désir, tour à tour Créateur, Unité et Absolu. Sur
-l’holocauste de son orgueil, Jésus pleura; deux larmes ravinèrent ses
-joues, deux larmes qu’il offrit comme rançon expiatrice aux hommes que,
-sans l’amour de cette fille, il était sur le point de tromper. Avec
-son seul vouloir, à l’aide de la Raison indéfectible contre quoi tout
-attentat est inexpiable et vain, l’humanité accéderait peu à peu à la
-divinité du Savoir. Et Jésus ouvrit les bras pour étreindre la femme,
-ouvrit les bras pour la posséder.
-
-Mais on frappa à la porte, et l’homme de Bethléem se recula.
-
-—Accès du seuil au noble Valerius Livianus, mon maître! disait une voix
-impérative.
-
-C’était en effet le riche Valerius Livianus, tribun militaire et cousin
-du Proconsul, qui venait rendre visite à Marie de Béthanie. Quatre
-Nubiens, aux cheveux cotonnés, aux muscles de bronze frissonnant,
-soulevaient sa lectique aux rideaux de pourpre, et son intendant,
-précédant les esclaves, heurtait l’huis de sa baguette d’ivoire, afin
-de discuter avec la pécheresse le prix de la nuitée de son maître: car
-Valerius Livianus était économe et l’affranchi soucieux de ne perdre
-aucun courtage. La mère de Marie s’insinuait derrière le Romain, tout
-heureuse de l’aventure qui la vengeait du Nazaréen, Un ricanement
-victorieux accentuait l’hiatus de sa denture, et, comme le vin au miel
-qu’elle avait bu chez la voisine avait ajouté à son habituelle force
-d’invectives, Jésus, sous une nouvelle ventée, sous un raz de marée
-d’anathèmes, disparut par le jardin.
-
-Il allait vers le Golgotha; le monde était perdu!
-
- * * * * *
-
-A nouveau, M. Éliphas de Béothus, ayant terminé la lecture de son petit
-conte, sollicitait une pastille de maître Pompidor, et ce dernier,
-avec une bonne grâce qui ne défaillait pas, lui passait le drageoir.
-Un silence tombal planait dans la salle, un silence d’hypogée que seul
-un prêtre—qu’on était du reste en train d’expulser sur l’ordre du
-président—avait troublé en protestant à haute voix contre les atteintes
-portées à la mémoire de Celui dont il était ici-bas le voyageur de
-commerce, et pour le compte duquel il louait des chambres dans le
-paradis.
-
-Placidement, l’accusé attendit que le double tambour de la porte se fût
-refermé sur le placier en miséricorde, et, le geste toujours élégant,
-la voix sans trouble, il repartit...
-
-—Trois mois d’arrêts furent la récompense de ce talent littéraire et
-subversif exhibé en famille, trois mois de dure geôle que je passai
-sans livre, sans papier, sans le réconfort d’une parole amie, mais
-aussi sans professeur ni jésuite. Au sortir de ma forteresse, je reçus
-des mains d’un fonctionnaire une feuille de route pour un régiment
-de cavalerie, où je devais être immatriculé comme cadet. L’envie de
-m’enfuir, de gagner l’étranger, de vivre au loin d’une libre vie,
-me vint, mais où aller, puisque j’étais sans ressources aucunes et
-totalement inapte à me créer des moyens d’existence? J’obtempérai
-donc, et pendant sept ans, donc cinq d’épaulettes, j’existai parmi les
-patriciens à sabretaches et à éperons. Mon Dieu! que j’en ai entendu
-des bêtises, d’outrageantes bêtises, des niaiseries vingt fois vomies
-et remâchées parmi ces hommes à belliqueuses moustaches dont tout le
-savoir-faire est orienté vers l’alcôve et l’écurie! Et le plus fort
-était ceci: lorsque je m’efforçais de montrer à mes soldats, aux
-cavaliers de mon peloton, quels sots et prétentieux mannequins, quels
-scurriles fantoches étaient les officiers, mes collègues, ils ne me
-croyaient point.
-
-Lorsque je leur disais que le plus brillant d’entre eux était certes
-mieux obturé que le plus hébété des gardes d’écurie, ils reculaient et
-baissaient les yeux, mal à l’aise. J’avais beau leur démontrer que le
-dernier des humains pouvait quelquefois penser par soi-même, conquérir,
-de par son propre entendement si mince fût-il, une parcelle de vérité,
-et l’officier jamais, car celui-ci pensait toujours à l’aide des idées
-toutes faites, des idées de sa caste ou de son école; j’avais beau
-m’acharner à faire vingt fois la preuve de tout cela, les malheureux
-balbutiaient et se reculaient apeurés et tremblants. Sans doute,
-l’hérédité d’esclavage était trop forte pour qu’ils pussent jamais se
-libérer. Sans doute, croyaient-ils que mon intention était de leur
-soutirer quelque parole d’approbation pour, ensuite, les faire passer
-au Conseil de guerre. Alors je m’acharnais, car je venais de lire
-Tolstoï et Ibsen et je voulais réaliser leur morale. A l’encontre de
-mes égaux ou de mes supérieurs, je m’étais de suite montré humain avec
-mes hommes, et maintenant une rage de fraternité m’emportait vers eux;
-je les traitais comme s’ils eussent été de mon propre sang, je leur
-parlais amicalement, me faisant conter leur vie; je leur distribuais
-non seulement tout l’argent de ma solde mais encore la plus grande
-partie de ma pension; je leur répétais dix fois par jour, peut-être,
-que j’étais officier malgré moi, et que je ne me reconnaissais pas
-le droit de leur donner des ordres, car nul n’a le droit légitime de
-commander à son semblable, ici-bas, rien n’y faisait. J’élevais ensuite
-le débat, espérant mieux me faire comprendre. Je définissais la Patrie,
-telle qu’elle aurait dû leur apparaître, la Patrie qui ne leur a jamais
-concédé aucune justice, mais qui, à chaque instant, confisque leur
-travail, leur liberté et même leur vie. Je leur disais que la Patrie
-c’était la somme des profits, des privilèges et des jouissances des
-riches, qu’eux qui ne possédaient rien devaient se désintéresser des
-querelles que la Patrie pouvait avoir avec les Patries d’à-côté. En
-quoi cela pouvait-il leur importer que le Français, le Germain ou le
-Slave triomphât chez eux, puisque toujours ils seraient pareillement
-exploités. Si les puissants et les satisfaits, en un moment donné,
-voyaient leurs biens menacés par l’envahisseur, ils n’avaient qu’à
-les défendre eux-mêmes, à combattre jusqu’à la mort, à mettre à jour
-de l’héroïsme, sans pousser à l’abattoir les multitudes qu’ils ont
-dépouillées et qu’ils maintiennent dans l’ignorance et la servitude.
-Puisqu’au sens des exacteurs, la gloire est une belle chose, et que
-les prouesses guerrières ennoblissent un peuple, pourquoi ne la
-réclamaient-ils pas pour eux seuls et réservaient-ils aux autres
-le soin d’accomplir les hauts-faits? J’ajoutais que, dans quelques
-siècles, jamais les historiens ne pourraient reconstituer l’état d’âme
-des foules misérables, des foules asservies et spoliées ne connaissant
-que l’endémique famine, et qui, cependant, sur un signal donné par
-un gouvernement, couraient s’égorger, de frontière à frontière, pour
-défendre le bien de leurs oppresseurs et assurer ainsi la pérennité
-du joug qui les écrasait. Tout était inutile, pas un œil ne brillait
-dans la joie de concevoir enfin la vérité et la dignité humaine; pas
-un front ne se relevait fier et libre parmi la double rangée de têtes
-rasées que j’avais devant moi. Non, ils ne pouvaient pas comprendre:
-la classe dont ils relevaient étant asservie depuis toujours; ils ne
-pouvaient pas m’entendre, car il leur était impossible de croire à la
-loyauté de mes intentions. J’offris de partager entre eux la moitié de
-ma fortune afin qu’ils pussent fuir, déserter, vivre heureux au loin,
-et ils restèrent muets et terrifiés. C’est un fou, pensaient-ils, ou
-bien c’est un scélérat. Tous redoutaient quelque effroyable traîtrise,
-tant il leur semblait insolite qu’un grand de la terre pût venir un
-jour à les plaindre ou à les secourir.
-
-Et moi, rentré dans ma chambre, je pleurai tout seul parmi
-l’interminable nuit, car j’avais compris enfin que, quoi que je fisse,
-je ne serais jamais aimé, que je venais de trop haut pour être adopté
-par les humbles, que je pourrais être bon, pitoyable et généreux, nulle
-affection sincère ne s’approcherait de moi; j’avais reconnu qu’il
-était dans la destinée des puissants de toujours semer autour d’eux la
-haine, la peur ou la défiance, et que l’amour véritable ou l’amitié
-désintéressée leur avaient été équitablement refusés par la Fortune,
-jalouse de leur faire payer de cette affreuse rancœur les privilèges
-abominables du pouvoir et de l’argent.
-
-Alors, à quelque temps de là, un soir de l’an 1889, je pris mon
-sabre d’ordonnance, mes épaulettes, mes croix, mes parchemins, et
-j’allai jeter le tout dans les latrines, seul reliquaire approprié à
-ces reluisantes ordures. Puis je m’expatriai; je courus le monde; je
-fis des conférences; j’écrivis dans les journaux; je stigmatisai le
-ridicule, l’infamie, la malfaisance du milieu en lequel j’avais été
-élevé. Je restituai, en toute sa réalité, à l’aide de la parole et de
-l’écriture, le vieux décor dont je m’étais évadé, le décor anachronique
-qui n’abuse plus personne, les figurants ni les spectateurs. Moi
-qui sortais du sein de cet abominable organisme, moi qui aurais pu
-y vivre toujours avec les bénéfices et les apanages qu’il confère à
-ses élus, j’en dénonçai le mensonge et la scélératesse; j’exhortai
-tous les hommes à s’unir, à fédérer leurs volontés, à surmonter un
-moment leurs dégoûts, leurs nausées, pour enfouir, d’un seul effort,
-ce vertige tenace, cet excrément maléfique du passé. Les bourgeois me
-considéraient bouche bée.
-
-—C’est un dément, disaient-ils, comme mes anciens soldats. Car vous
-entendez bien, ils ne pouvaient pas penser, eux aussi, que je fusse
-sincère ni lucide. Ils avaient besoin de croire à ce dogme social, au
-principe d’autorité, au principe de droit divin; ils avaient besoin de
-révérer ce hideux et vétuste édifice d’exaction et de s’aplatir devant
-lui, malgré moi qui m’en étais évadé, malgré moi, archiduc, prince du
-sang, qui leur en faisais subodorer le souffle délétère, la peste de
-mort et de ténèbre.—Il parle de République, de Fraternité, de Justice,
-de Pitié, arrêtez-le, au bagne! à l’eau! à mort l’anarchiste! Ah! s’ils
-avaient été à ma place, eux, ils n’auraient pas quitté le bateau...,
-non; ils auraient plutôt renforcé le nombre des forçats qui rament
-dans la chiourme, ils auraient plutôt calfaté avec des cadavres les
-voies d’eau que la Raison a faites à la galère maudite.
-
-Malgré tout, je ne me décourageai pas, et puisque les hommes ne
-voulaient pas de la Vérité et de la Justice, je résolus de faire fumer
-quelque encens personnel sur les autels de ces deux déesses diffamées.
-Écoutez bien ceci: moi, apparenté à des rois, je devins l’ennemi des
-rois, et je fondai, là-bas, en Amérique, un collège où, pendant dix
-années, l’on enseigna l’assassinat des tyrans. Puis, je fis mieux
-encore lorsque j’en vins à reconnaître que cette œuvre était inutile.
-Oui, tant ma soif d’équité et ma volonté de supprimer la douleur
-étaient surhumaines, je voulus détruire la Terre et la précipiter
-dans le Néant consolateur avec sa cargaison de damnés, d’imbéciles,
-de bourreaux, de tortionnaires et d’esclaves, avec ses multitudes de
-suppliciés qui ne peuvent pas s’abstenir de perpétuer la souffrance
-en perpétuant la vie monstrueuse. Et si l’homme de génie qui devait
-machiner la catastrophe libératrice ne s’était pas senti faiblir,
-ne s’était pas suicidé un mois avant qu’elle fût à point, je ne
-serais pas sur ce banc, et vous n’auriez point le loisir, Messieurs,
-de me considérer tous, présentement, avec des yeux plus larges que
-des hublots de transatlantique et des maxillaires qui pendillent
-lamentables, comme de vieilles montures de porte-monnaies.
-
-Désâmé, rejeté en dehors de mon axe d’intelligence par l’effondrement,
-la chute à plat de ce dernier espoir qui était mon unique rai son de
-vivre, je fus surpris, emporté comme un fétu par les vents alizés, par
-le mousson de sottise qui balaient les vastes espaces de la mentalité
-humaine. De l’infini éthéré où m’avait hissé mon sublime concept,
-je culbutai d’un coup dans les marécages des attirances, des mobiles
-et des désirs normaux. Je déférai au stupre, au rut, à la salacité,
-aux braiments sentimentaux, à tout ce qu’en un mot, vous appelez
-l’amour. C’était sans doute le pénultième désastre que la vie me
-réservait. D’avoir promené mon corps, ainsi qu’une varlope frénétique
-sur l’académie de trois ou quatre femmes, je crus que mon cœur, mon
-cerveau, mon âme allaient exploser sous les déflagrations d’une
-panclastite de dégoût et d’effroi. Ah! elle est délectable et vaut
-d’être recherchée, la plus grande des voluptés humaines.
-
-Parlons-en! Comme je vous le disais tout à l’heure sous une autre
-forme: brouter les chardons du platonique ou bien grouiner dans
-l’auge sensuelle; évacuer immédiatement toute intelligence, constater
-en soi la subite intrusion d’une frénésie démentielle qui saccage
-l’organisme, annihile la volonté et passe les muqueuses au rouge
-incandescent; sentir son épiderme s’enflammer et crépiter comme une
-allumette suédoise; gesticuler telle une grenouille touchée par le fil
-électrique; brasser des sueurs fétides d’aisselles; se rouler dans
-les pestilentes odeurs du delta périnéal; puis, tout à coup, libérer,
-du bain-marie des reins où elle mitonnait insidieusement, l’affreuse
-liqueur qui donne la vie. Évidemment, ma lymphe, trop subtile, épuisée
-par une permanente consanguinité, adultérée par les successifs incestes
-d’une lignée vieille de quinze siècles, m’avait fait percevoir ces
-horreurs qui vous sont parfaitement agréables, Messieurs, et réalisent
-pour vous, de la puberté à la mort, le superlatif du plaisir. Et c’est
-alors qu’après m’être acharné, qu’après avoir cru un moment au mensonge
-de l’art: putréfaction égale à toutes les autres putréfactions
-humaines, après avoir fait tout le possible, en un mot, pour, comme mes
-semblables ici-bas, m’amuser d’un hochet ou désirer n’importe quoi,
-fût-ce une immondice, je sentis s’introduire sournoisement en moi le
-goût du sang, le besoin du crime. Après avoir quitté le palais de mes
-pères, après m’être débarrassé de ma livrée d’officier, j’avais cru
-m’évader, me libérer définitivement, devenir un être sain et fort, me
-transmuer en juste, en rentrant dans la société de mes congénères.
-Eh! bien, non! cela n’était pas possible, toujours je devais rester
-ce que j’étais: un patricien, un aristocrate, un dégénéré élaboré
-pour opprimer les foules et non pour les secourir. Ma pitié, ma soif
-de vérité, mon amour des déshérités, mon besoin effréné de lumière
-et de justice, admirables chez autrui, étaient condamnés, de par ma
-naissance, à n’être en moi qu’insanes ou ridicules. Puisque j’avais
-répudié la carrière d’exaction; puisque je n’avais pas consenti à être
-un _chef_, il aurait fallu me suicider sur l’heure, car autrement, _je
-ne pouvais être qu’un monstre_. Je ne pouvais plus redevenir un homme.
-Toujours, je devais errer sans mesure, toujours je devais aller du
-génie cimmérien à la folie meurtrière, pour finalement retourner, en la
-diversifiant un peu, à l’imbécillité de mes ancêtres.
-
-Pareil à un aérolithe qui s’est volontairement détaché par dégoût d’une
-planète scélérate et qui vagabonde sans guide dans les nuits sablées
-d’or, parmi le pollen des étoiles, j’étais astreint à errer, désorbité,
-jusqu’à ce que je vinsse m’écraser sur un centre d’attraction aussi
-horrifique que le premier. L’hérédité me commandait de mentir, de
-duper, de tuer; une âme de carnassier, quoi que j’entreprisse,
-devait me remonter aux lèvres, parce que j’étais fils de rois... oui,
-entendez-vous, fils de rois, parce que j’avais derrière moi, dans les
-ténèbres du passé, une ascendance de potentats fourbes et menteurs,
-de carnassiers absolutistes et d’hommes de proie couronnés. Le sort
-m’avait destiné à être un Malfaiteur acclamé, et si je m’étais mis
-en marche vers une morale supérieure, si j’avais résilié le pacte
-infâme, rien ne pouvait étouffer dans mon esprit et dans mon cœur le
-levain congénital qui, sournoisement, les gonflait, pour, finalement,
-les faire éclater. A la mamelle sainte de Pitié et d’Amour, tu ne
-boiras jamais, m’avait dit la Nature, car tu es engendré d’un tyran,
-et, malgré tout, devant la détresse et la misère du Monde, j’avais
-approché mes lèvres, et mes lèvres s’étaient gelées avant que j’eusse
-fini de me désaltérer à la source bénie. Bien que tu eusses la
-volonté d’être bon, la conclusion de ta vie ne sera jamais la Bonté,
-avait-elle ajouté. Et moi, stupide, dans une minute d’espérance,
-j’avais cru fuir, m’échapper, libre, secourable, heureux, reconquérir
-mon autonomie d’être pensant, m’affranchir de l’opprobre, éviter les
-souillures du Pouvoir, devenir un sage! Ce n’était qu’un leurre.
-Toujours, l’inexorable Destinée devait me réintroduire de force dans
-le cycle monstrueux que j’avais osé franchir un soir de ma jeunesse.
-Vainement, je m’étais révolté; vainement je m’étais efforcé, avec des
-râles et des cris d’épouvante, d’exterminer ma personnalité profonde,
-celle que m’avait léguée mes aïeux. Tout avait été illusoire et vain.
-Où que j’allasse, quoique je devinsse, j’étais marqué pour créer de
-la souffrance, pour jouir de la douleur, faire couler le sang et être
-malheureux. Fils de rois j’étais... Fils de rois, je devais rester...
-et il n’était pas en mon pouvoir d’échapper au mensonge et au crime...
-
- * * * * *
-
-Messieurs, je suis l’archiduc Salvador qui prit un jour la mer, sur le
-brick _la Marguerite_, et disparut sous le nom de Jean Orth...
-
- * * * * *
-
-Et ce que l’accusé avait vaticiné se produisit alors. Le Président des
-Assises se dressa dans un geste si violent que sa robe, s’arrachant à
-l’épaule, découvrit un tricot de laine, un vieux gilet de chasse lie
-de vin qu’au lieu et place d’un veston il portait sous sa toge, par
-économie sans doute. Un triangle de chemise, ponctué des maculatures
-séniles du café et du tabac à priser, apparut par surcroît. D’une voix
-étranglée par la terreur et qui avait perdu la majesté congruente
-aux solennels débats, il criait, pendant que ses deux assesseurs
-se démenaient, eux aussi, éperdus, boxant l’air de leurs poings
-désordonnés.
-
-—Gardes... gardes... faites évacuer la salle... l’accusé est fou...
-l’audience est suspendue.
-
-
-FIN.
-
-
-Mayenne, Imprimerie CH. COLIN.
-
-
-
-
- TABLE DES MATIÈRES
-
-
- CHAPITRE I. PAGE 3
- II. 42
- III. 136
- IV. 159
- V. 167
- VI. 218
- VII. 228
- VIII. 241
- IX. 250
- X. 269
- XI. 277
- XII. 287
- XIII. 295
- XIV. 319
- XV. 357
- XVI. 377
- XVII. 396
- XVIII. 406
-
-
-
-
- NOTES:
-
-
-[1] _Recueil de mes discours parlementaires_, Truculor.
-
-[2] M. Laurent Tailhade, à qui j’avais lu quelques feuilles de mon
-manuscrit, a bien voulu faire à ce passage le très grand honneur de
-l’intercaler dans un de ses articles.
-
-[3] Voir la collection de ce journal à l’époque indiquée.
-
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Le salon de Madame Truphot, by Fernand Kolney
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SALON DE MADAME TRUPHOT ***
-
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- </head>
-<body>
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-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Le salon de Madame Truphot, by Fernand Kolney
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Le salon de Madame Truphot
- moeurs littéraires
-
-Author: Fernand Kolney
-
-Release Date: April 27, 2016 [EBook #51876]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SALON DE MADAME TRUPHOT ***
-
-
-
-
-Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<div class="limit">
-
-<div class="chapter">
-<div class="transnote p4">
-<p class="pc large">NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:</p>
-<p class="ptn">&mdash;Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.</p>
-<p class="ptn">&mdash;On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.</p>
-<p class="ptn">&mdash;Les erreurs contenues dans la page «ERRATA» ont été corrigées dans ce livre électronique.</p>
-<p class="ptn">&mdash;La table des matières a été rajoutée dans ce livre électronique.</p>
-<p class="ptn">&mdash;La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur;
-l’image a été placée dans le domaine public.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_i" id="Page_i">[i]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<p class="pc4 mid">LE</p>
-<p class="pc2 elarge">SALON DE MADAME TRUPHOT</p>
-<p class="pc2">&mdash;MŒURS LITTÉRAIRES&mdash;</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_ii" id="Page_ii">[ii]</a></span></p>
-
-<p class="pc4 lmid">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p>
-
-<hr class="d1" />
-
-<p class="pi4 p4"><b>Contes bibliques</b>, <i>épuisé</i>.</p>
-<p class="pc2 lmid"><i>POUR PARAITRE PROCHAINEMENT</i></p>
-<p class="pi4 p1"><b>L’Androphobe</b>, roman.</p>
-<p class="pc4 lmid"><i>EN PRÉPARATION:</i></p>
-<p class="pi4 p1"><b>La Civilisation dans cinq mille ans</b>, roman.</p>
-
-<hr class="d2" />
-
-<p class="pc4 reduct">Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays,<br />
-y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norwège.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_iii" id="Page_iii">[iii]</a></span></p>
-
-<p class="pc4 large font1">FERNAND KOLNEY</p>
-
-<hr class="d3" />
-
-<h1><span class="small">LE</span><br />
-SALON DE MADAME TRUPHOT</h1>
-
-<p class="pc4 mid">&mdash;MŒURS LITTÉRAIRES&mdash;</p>
-
-<p class="pi15">.....Il était de ceux qui blasphèment Dieu et<br />
-leurs parents, la race humaine, le lieu, le temps<br />
-où ils naquirent et la semence dont ils sont<br />
-issus.....</p>
-<p class="pr4"><span class="smcap">Dante.</span></p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/logo.jpg" width="200" height="215"
- alt=""
- title="" />
-</div>
-
-
-<p class="pc4 lmid">PARIS</p>
-<p class="pc1">ALBIN MICHEL, LIBRAIRE-ÉDITEUR</p>
-<p class="pc1 reduct">59, RUE DES MATHURINS, 59</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_iv" id="Page_iv">[iv]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">ERRATA</h2>
-
-<p class="pe">Page 4, 31<sup>e</sup> ligne, lire <i>ce gros homme sale</i>, au lieu de <i>ce gros, homme
-sale</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 7, 33<sup>e</sup> ligne, lire <i>s’il en avait jamais eus</i>, au lieu de <i>s’il en avait
-jamais eu</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 12, 22<sup>e</sup> ligne, lire <i>On ne le rencontra plus</i>, au lieu de <i>Désormais,
-on ne le rencontra plus</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 28, 27<sup>e</sup> ligne, lire bateleur <i>redondant</i>, et non <i>redonnant</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 35, 31<sup>e</sup> ligne, lire <i>alcôve</i> et non <i>alcove</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 40, 5<sup>e</sup> ligne, lire <i>bien que ce fût</i>, au lieu de <i>bien que cela fût</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 44, 11<sup>e</sup> ligne, lire <i>quoi que ce fût d’approximatif</i>, au lieu de <i>quoi
-que ce soit</i>, etc.</p>
-
-<p class="pe">Page 60, 3<sup>e</sup> ligne, lire <i>semblaient hurler tous ses livres</i>, au lieu de
-<i>semblaient parler tous ses livres</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 70, 15<sup>e</sup> ligne, lire <i>avoir mises hors l’amour</i>, au lieu de <i>avoir
-mis</i>, <i>etc.</i></p>
-
-<p class="pe">Page 79, 18<sup>e</sup> ligne, lire <i>déclencher</i> et non <i>déclancher</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 87, 15<sup>e</sup> ligne, lire <i>innommable</i> au lieu de <i>innomable</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 89, 7<sup>e</sup> ligne, lire <i>des Brutus, des Alibaud et des Aristogiton</i>, et
-non <i>des Brutus, des Castaing et des Aristogiton</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 112, 26<sup>e</sup> ligne, lire <i>Parturiante</i>, au lieu de <i>Parturiente</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 122, 11<sup>e</sup> ligne, lire <i>Oui</i>, au lieu de <i>Certes</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 142, 16<sup>e</sup> ligne, lire <i>alliacée</i>, au lieu de <i>aliacée</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 164, 18<sup>e</sup> ligne, lire <i>ce catholique, qui à quelqu’un</i>, <i>etc.</i>, au lieu
-de <i>ce catholique, quelqu’un</i>, <i>etc.</i></p>
-
-<p class="pe">Page 171, 11<sup>e</sup> ligne, lire <i>à en juger par la navrance de leurs vêtures</i>,
-au lieu de <i>à en juger la navrance de leurs vêtures</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 172, 8<sup>e</sup> ligne, lire <i>obstruaient la rue jusqu’à la chaussée</i>, au
-lieu de <i>obstruaient jusqu’à la chaussée</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 172, 25<sup>e</sup> ligne, lire le <i>grésillement des fritures, appuyé</i>, au lieu
-de <i>le grésillement des fritures appuyée</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 186, 28<sup>e</sup> ligne, lire <i>pleine bouche</i> au lieu de <i>pleines bouches</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 194, 26<sup>e</sup> ligne, lire <i>hyménée légal</i>, au lieu de <i>hyménée légale</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 217, 2<sup>e</sup> ligne, lire <i>cuvier à lessive</i>; au lieu de <i>cuvier à la lessive</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 219, 13<sup>e</sup> ligne, lire <i>le jambon rose de sa face tout épanoui</i>, et <i>non
-le jambon rose de sa face tout épanouie</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 220, 9<sup>e</sup> ligne, lire <i>lampadophores</i>, au lieu de <i>lampadophoses</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 224, 12<sup>e</sup> ligne, lire <i>le procureur</i>, et non <i>le proreur</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 230, 25<sup>e</sup> ligne, lire <i>concéder</i>, au lieu de <i>déférer</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 242, 5<sup>e</sup> ligne, lire <i>mains</i>, au lieu de <i>mnas</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 249, 20<sup>e</sup> ligne, lire <i>dérèglements</i>, au lieu de <i>comportements</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 258, 34<sup>e</sup> ligne, lire <i>avanies</i>, au lieu de <i>avaries</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 265, 10<sup>e</sup> ligne, lire <i>son poing droit, dardé en l’air</i>, au lieu de
-<i>son poing droit dardé en l’air</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 280, 23<sup>e</sup> ligne, lire <i>s’abolir trop tôt la volupté</i>, au lieu de <i>s’abolir
-la volupté trop tôt</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 290, 4<sup>e</sup> ligne, lire <i>telles des fougasses</i>, au lieu de <i>tels des fougasses</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 300, 20<sup>e</sup> ligne, lire <i>eux aussi</i>, au lieu de <i>elles aussi</i>.</p>
-
-<p class="pe">Page 313, 15<sup>e</sup> ligne, après <i>transitoire</i>, lire cette phrase sautée: <i>Le
-sage des siècles à venir pensera de notre Esthétique ce que le juste
-du temps de Galba pensait de la gladiature, de la beauté admise, et
-ainsi de suite à travers les âges.</i></p>
-
-<p>Sans préjudice des coquilles de ponctuation que la sagacité du lecteur
-aura, d’elle-même, redressées.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[1]</a></span></p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="pc4 mid">A LAURENT TAILHADE</p>
-<p class="pc2 lmid">CE LIVRE</p>
-<p class="pc2 lmid"><i>en témoignage de fraternelle affection</i>.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[2]</a><br /><a name="Page_3" id="Page_3">[3]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<p class="pc4 xlarge">LE SALON DE MADAME TRUPHOT</p>
-
-<hr class="d4" />
-
-<h2 class="p4">I</h2>
-
-<p class="pch">Il ne faut pas croire que Madame Truphot
-soit, en raccourci bourgeois, le
-type désormais historique de la princesse
-Mathilde.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne sortait du <i>café Napolitain</i> où
-il aimait à fréquenter. De cinq à sept, c’était le confluent
-de toutes les salles de rédaction et l’endroit
-de la planète où l’on se giflait le plus. Même un
-gérant inspiré avait eu, un moment, l’idée d’y installer
-un appareil ambulatoire destiné à distribuer les
-calottes. Ainsi toute fatigue superflue aurait été évitée
-à MM. les gens de lettres, journalistes, marchands
-d’hexamètres et <i>prosifères</i> de tout ordre, déjà
-exténués par le colossal labeur qui consiste à enfanter,
-chaque jour, la pensée de tout un peuple, à être
-quelque chose comme l’encéphale d’une race réputée
-pour le brio de son génie. Médéric Boutorgne hantait
-le lieu avec acharnement. Malgré l’hostilité des
-courants d’air qui avaient fini par tuer le patron du
-lieu, lui-même, et l’élévation à 75 centimes du prix
-des absinthes, il persistait, chaque fin d’après-midi,
-à passer avec des mines respectueuses et attendries,<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[4]</a></span>
-la carafe frappée, le <i>Temps</i> du soir ou le pyrophore
-aux maîtres incontestés, aux maharajahs du Lieu
-commun qui régnaient dans les gazettes. Et il aimait
-à ce point la littérature, qu’à deux ou trois reprises,
-il n’avait point hésité à se précipiter pour payer le
-fiacre quand l’augure fébrilement attendu n’avait
-point de monnaie, ce qui arrivait souvent. Grâce à
-cela, il était l’homme qui, avec les arbres du boulevard,
-les sites célèbres et l’hémicycle de la Chambre,
-avait entendu, sans broncher, le plus de sottises.
-Auditeur bénévole, la bouche en oméga, il sirotait
-tous les cancans qu’on voulait bien lui notifier, se
-montrait ravi d’une telle condescendance et s’exclamait
-toujours à point, en des superlatifs aussi nouveaux
-qu’avantageux, lorsqu’il devenait nécessaire
-d’expertiser l’esprit de la <i>vedette</i>, du chroniqueur ou
-du <i>tartinier</i> occupé à éjaculer des bons mots. Malgré
-cela, il ne perçait point. Il savait, par exemple, que la
-belle Fridah, des <i>Bouffes</i>, était allée faire une scène,
-en plein domicile conjugal, au mari de cette pauvre
-Madame Desroziers, un critique influent, parce que
-cette dernière qui concubinait encore avec elle, il
-n’y avait pas un mois, l’avait salement plaquée, pour
-retourner à l’amour masculin. Il n’ignorait pas non
-plus que Flamussin, de l’<i>Escobar</i>, s’était mis en
-ménage avec un déménageur de pianos, et qu’il avait
-tenté la semaine précédente de se suicider: car
-l’homme de chez Pleyel, après deux semaines seulement
-de parfaite félicité, était décédé subitement à
-Cochin, d’une appendicite. Il était informé aussi que ce
-gros homme sale, givré de pellicules, d’âge indéfinissable,
-assis en face de lui, qui s’ivrognait ponctuellement,
-fabriquait tous les livres de Pornos qui tirait
-à quatre-vingt mille. Cet auteur avait même traité<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[5]</a></span>
-avec le patron, moyennant une somme fixe à l’année
-pour que son tâcheron se ribotât sans inquiétude:
-car il ne travaillait jamais mieux que dans le
-plein d’une bonne soulographie.</p>
-
-<p>Oui, nul autre avant Médéric Boutorgne ne donnait
-l’accolade à Pornos, lorsque ce dernier, coiffé d’un
-<i>bords plats</i>, les yeux exorbités comme un barbillon
-qui vient de perdre son frai, pénétrait dans le
-<i>Napolitain</i> avec son allure de commis-voyageur en
-photographies obscènes, de placier en suppositoires.
-Le premier, il avait reçu de cet écriturier plein de
-génie la mémorable confidence: «Un homme
-de mon talent n’est-il pas vrai? ne doit pas se
-surmener au point de vue sexuel. Nous recevons
-deux fois par semaine; il vient beaucoup de confrères,
-alors ma femme choisit.» Il connaissait
-aussi le métier du grand maigre, porteur de linge
-en celluloïd, chaussé d’une bottine à boutons et d’un
-soulier molière qui ne craignait pas d’affronter les
-élégances de M. Jehan de Mithylène, et hâtivement,
-d’un stylographe profitable, donnait à la copie de
-notre moderne Tallemant des Réaux, l’allure et le
-tour du grand siècle.</p>
-
-<p>M. Jehan de Mithylène, de son vrai nom Dimitri
-Argireanu, sujet serbe ou bulgaro-macédonien d’origine,
-on ne sait pas au juste, était venu des Balkans
-à Paris dans le dessein d’y rénover le dandysme non
-moins que le bonapartisme et d’y brandir le bichon
-de la faute de français, afin de donner, lui aussi, un
-coup de fer au <i>Petit Chapeau</i>. C’était le <i>bagotier</i> du
-char de la dictature. On le voyait courir derrière les
-fiacres de tous les possibles dictateurs pour descendre
-les malles, abattre le strapontin, accomplir les
-basses besognes et recevoir la sportule. Il arborait<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[6]</a></span>
-sur le boulevard des pantalons en tire-bouchons
-et de suffocantes redingotes 1830, sanglées à la
-taille et qui allaient s’évasant à partir des hanches,
-en forme de fustanelle, de jupon de Palikare. Au
-débarqué de l’Orient-Express, tout heureux de s’être
-dérobé à une destinée identique à celle de ses
-auteurs qui vendaient des cacaouètes sur les quais
-de Salonique, il s’était engouffré, chaque jour, avec
-ponctualité, pendant deux ans, sous le porche de la
-Nationale non pas, comme on aurait pu le croire,
-dans l’intention louable de s’initier à la langue française
-ou à l’orthographe rudimentaire, mais bien
-pour prélever dans le Cabinet des Estampes un
-modèle de <i>galure</i> capable de compléter la chienlit
-de son personnage. Ainsi avantagé, sur les conseils
-d’un autre ratapoil, le baron Toussaint, <i>alias</i> René
-Maizeroy, il avait cru de son devoir d’apprendre
-par cœur les mémoires de Barras, ceux de la
-duchesse d’Abrantès, le Mémorial de Sainte-Hélène
-et de les découper en menues tranches pour les
-lecteurs d’un grand quotidien du matin, où le prince
-Victor, qui le subventionnait alors et payait son
-gargotier, l’avait fait embaucher comme manœuvre.
-Nul, comme ce Bulgare, n’était ferré sur le décret
-de messidor an VII qui règle les préséances; personne
-mieux que ce demi-Turc ne connaissait les
-traits de Talleyrand, les mots de Cambacérès et les
-rites du nationalisme dont il était le nouveau Brummel.
-Ses beuglements, lors d’une gaffe du Protocole,
-quand ce dernier fit éclater le ridicule et la misère
-d’esprit du roi d’Italie en le laissant bafouiller à
-l’Hôtel de ville, pour ne l’avoir point prévenu que
-le Préfet de la Seine allait le speecher et qu’il avait
-à lui répondre, ses beuglements d’indignation sont<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[7]</a></span>
-restés célèbres. M. Jehan de Mithylène avait même
-failli déborder du Napolitain, parloir des gens de
-Lettres, sur la scène du Monde. A la suite de
-la tragédie de Belgrade et pendant l’élection de
-Pierre I<sup>er</sup>, il fut en effet, douze heures entières, l’<i>outsider</i>
-de la Skoupschina: car il avait par télégraphe
-posé sa candidature à la succession du mari de
-Draga. Présentement, chaque matinée, il se rendait
-à Saint-Gratien pour enfoncer le pessaire à la princesse
-Mathilde.</p>
-
-<p>L’homme qui assistait ce jour-là M. Jehan de Mithylène
-<i>fabriquait des œuvres posthumes</i> de son métier.
-Qu’on ne s’étonne pas, il n’était point le seul, en
-Paris, à travailler dans cette partie qui n’enrichissait
-guère. Un grand écrivain, une Pensée dont l’altitude
-voisinait avec celle des étoiles les plus renfrognées,
-venait-il à disparaître, sa femme se réfugiait
-une année, comme il est décent, dans les ténèbres
-de ses voiles et s’immergeait dans le silence et la
-douleur. Ce délai écoulé, on apprenait ordinairement
-que le trépassé dont l’art contemporain, au dire des
-papiers publics, était incommensurablement endeuillé
-avait laissé des fonds de tiroirs, d’inestimables
-manuscrits qui ne tarderaient pas à être livrés au
-culte des foules éperdues de désir. Et une savante
-réclame fonctionnait judicieusement. Puis un beau
-jour la veuve allait trouver le spécialiste, <i>le fabricant
-d’œuvres posthumes</i>. Il s’agissait pour ce malheureux,
-moyennant un salaire infime et quelquefois une partie
-de la garde-robe du défunt, de s’introduire assez
-congrûment dans la peau du <i>de cujus</i> afin que les
-pastiches de son style et de ses idées, s’il en avait
-jamais eus, puissent être pris, par l’éditeur dupé,
-par le marchand de secousses littéraires, pour<span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[8]</a></span>
-les propres excogitations de l’homme célèbre, que
-le papier, plein de soumission, avait recueilli de son
-vivant. Chaque année, paraissaient ainsi de nombreux
-recueils d’«Impressions», «Notes», «Souvenirs»,
-«Aphorismes» signés du nom d’un mort
-illustre et qui étaient fabriqués dans des mansardes,
-moyennant des rétributions qui variaient de 150
-à 300 francs par mois. Trente-cinq éditions de
-«Mémoires» élaborés de semblable façon et supérieurement
-écrits furent enlevés, récemment, en
-moins de six mois et la Critique en resta stupéfaite,
-car cette fois, le grand homme, soucieux de retenue
-et de modestie, avait attendu son décès pour manifester
-enfin quelque talent. Oui, Médéric Boutorgne
-savait cela, et bien d’autres choses encore, mais malgré
-tout, il n’arrivait pas. Jamais&mdash;ce qui était son
-plus grand désir&mdash;il n’avait pu pénétrer dans une
-grande feuille au tirage fabuleux. Une vigoureuse
-offensive et l’appui de ses belles relations l’avaient
-seulement amené, un jour, à collaborer comme chef
-des échos à un de ces journaux hypothétiques qui
-ont pris coutume depuis vingt ans, au moins, de se
-mettre en ménage, à trois ou quatre dans une unique
-chambre du Croissant, pour pouvoir être en
-mesure le jour du terme, tout comme les maçons,
-les <i>ligorniaux</i> de l’île Saint-Louis.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne avait débuté dans les lettres
-par un livre qu’il avait intitulé: <i>Drames dans la
-Pénombre</i>. Sa prose chassieuse et la molle pétarade
-de ses métaphores ataxiques y faisaient sommation
-à la Vie, aux Êtres, aux Choses, à l’Univers lui-même,
-de livrer, sur l’heure, l’atroce mystère de
-leur Absolu, non moins que l’incognescible de
-leurs Futurs et de leurs Au-delà. Il est inutile<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[9]</a></span>
-d’ajouter que tout ce qui vient d’être énuméré n’avait
-rien révélé du tout, hormis la seule inanité de l’auteur.
-Un grand écrivain, à la réception de cet ouvrage
-abondamment dédicacé, avait évalué Médéric Boutorgne
-comme un «nouveau Shakespeare». Cet
-arbitrage bonifiant ayant été rapporté sur l’heure au
-plus grand nombre d’amis possibles, un de ces derniers
-lui avait fait remarquer que d’être un «nouveau
-Shakespeare», cela ne comptait pas: attendu
-qu’il y en avait déjà une quinzaine qui circulaient
-en se réclamant de ce titre avantageux, notamment
-un Néerlandais, un Marseillais qui écrivait en provençal
-sans compter sept ou huit Scandinaves et
-tous les impubères des jeunes Revues qui, à leur
-deuxième écriture, avaient, pour le moins, ravalé
-le grand Will. Médéric Boutorgne cependant avait
-persévéré. Il avait travaillé trois ans à la confection
-de deux bolides qui devaient, à son avis, rayer de
-leur aveuglante fulguration, la nue jusque là ténébreuse
-et morne des Lettres Contemporaines. Le premier
-s’appelait: <i>Épopées dans la Conscience</i>, le second
-s’abritait sous ce titre: <i>Julius Pélican</i>. Mais sa pyrotechnie
-devait avoir été maléficée ou compissée à
-l’avance: car sa trajectoire la plus tendue ne l’avait
-menée que dans les boîtes des bouquinistes des quais
-où les deux bolides s’étaient engouffrés avec ensemble,
-sans projeter la moindre étincelle, ni susciter la
-moindre monnaie.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne, ce jour-là, devant les confrères
-glorieux, inventoriait sa vie ainsi que son
-présumable avenir. Quel destin contraire, quel mauvais
-sort enragé s’accrochait donc à ses grègues pour
-l’empêcher de se faufiler lui aussi? Tous ses camarades,
-un à un, finissaient par se hisser; lui seul<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[10]</a></span>
-restait enlizé dans le marasme. Quelques heures
-auparavant, un de ses amis l’avait écrasé encore de
-sa fortune naissante. Promu soudainement à la
-dignité de <i>chef des Informations et du Chantage</i>, il
-l’avait entraîné dans la salle de rédaction du <i>Gallo-Romain</i>,
-une feuille du boulevard battant pavillon
-de flibustiers et dont le directeur, un créole argentin,
-devait, plus tard, être choisi comme plénipotentiaire
-par une jeune République hispano-américaine désireuse
-d’être, sur l’heure, initiée, par ce maltôtier
-milliardaire, à toutes les ressources de la piraterie
-occidentale qui permettent à un peuple nouveau-né
-de s’imposer au respect des chancelleries et lui assurent,
-à bref délai, l’estime des autres nations civilisées.
-Arrêté devant le cadre fileté d’or, qui devait
-offrir aux regards de la clientèle les profils des nouveaux
-articliers de la maison, le camarade de Boutorgne
-touchait du doigt la place où, dès le lendemain,
-s’imposerait son front aux géniales radiations.
-Aussi Médéric sentait-il sourdre en lui une admiration
-profonde, enfiellée cependant de quelque amertume
-à l’égard du confrère pareillement favorisé. Mais, la
-Fortune cette fois, s’était montrée intelligente dans
-son choix, comme il dut le reconnaître devant le
-toupet du personnage soudainement mis à jour, toupet
-monstre qui, dans la littérature, permet d’accéder
-aux plus hautes situations.</p>
-
-<p>Ils ne s’étaient pas retournés, en effet, que dans
-un froufroutement de fracassantes soieries, un feu
-d’artifice de lueurs et d’aveuglants rayons émané
-de soixante bagues et d’au moins quatorze colliers
-ou pendiques, parmi le déchaînement des parfums
-racoleurs où perçait cependant la note aiguë d’une
-pointe d’iodoforme, sortait la belle Otero venue<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[11]</a></span>
-pour solliciter une lèche de quelques lignes de ces
-messieurs.</p>
-
-<p>Et l’ami s’était précipité vers le garçon de bureau.</p>
-
-<p>&mdash;La belle Otero chez le patron? Elle a au moins
-cassé l’ascenseur, en montant?</p>
-
-<p>&mdash;?????</p>
-
-<p>&mdash;Oui, elle casse tous les ascenseurs: elle a
-démoli le mien, avant-hier, en venant chez moi.</p>
-
-<p>Boutorgne qui savait dans quel taudion d’une
-maison ouvrière de la rue Lamark, dans quel galetas
-situé au plus haut d’un escalier, feutré les soirs
-de paye par le vomis des locataires, demeurait le
-<i>chef des Informations et du Chantage</i>, admira sans
-réserve et n’osa plus solliciter son admission dans
-un journal où, pour la moindre besogne, on pouvait
-requérir de lui, un égal savoir-faire. A s’ausculter soi-même,
-il reconnut qu’il lui faudrait au moins six mois
-d’entraînement rationnel et journalier dans l’imposture
-pour, à l’improviste, témoigner d’une pareille
-maîtrise.</p>
-
-<p>C’était ce même jouvenceau,&mdash;auteur du <i>Cloporte
-cramoisi</i>&mdash;qui, à peine évadé de sa sous-préfecture
-tardigrade et installé depuis huit jours à
-Montmartre arrêtait au passage un ami journaleux
-pour lui tenir ce petit discours:</p>
-
-<p>&mdash;Mon vieux, je sors de chez Puvis de Chavannes.</p>
-
-<p>&mdash;Ah bah!</p>
-
-<p>&mdash;Oui, et il m’a dit en me montrant sa dernière
-fresque: «Comment trouvez-vous cela, mon cher?
-Est-ce que cela vous plaît?»</p>
-
-<p>Mot admirable et grâce à quoi on entrevoit Verlaine
-prenant conseil de Théodore Botrel; Renan,
-angoissé, demandant son avis à Francis de Croisset,
-par exemple.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[12]</a></span></p>
-
-<p>Le camarade de Boutorgne était d’ailleurs le plus
-frappant exemple de la crétinisation indurée que le
-métier de gazetier peut conférer à des individus nés
-pour tenir exclusivement avec lustre l’emploi de
-calicot suburbain ou d’adjudant rengagé. Comme une
-certaine littérature avait mis la pédérastie à la
-mode dans le monde des petites chapelles d’esthétique,
-et comme un <i>tartinier</i> notoire, Jacques
-Flamussin, faisait profession dans un grand journal
-de jouer à la ville le rôle d’un Pétrone brabançon
-dont la prose saccageait les ronds de-cuir en mal de
-satanisme, notre éphèbe, dans le désir d’approcher
-ce dernier et de se décrasser aux yeux de tous de
-ses allures départementales, s’était fait initier à la
-sodomie passive, par dévouement professionnel.
-Désormais, il traita de saligauds ceux qui pratiquaient
-l’amour normal. Par surplus, afin de se conformer
-aux écritures de ce maître révéré, qu’il projetait
-d’égaler, Arthus Mabrique: c’est le nom de notre
-animalcule, s’était mis à boire l’éther et avait fait le
-possible,&mdash;bien que tout cela le dégoutât peut-être,&mdash;pour
-devenir morphinomane. On
-ne le rencontra plus qu’avec Jacques Flamussin,
-racolant pour lui tous les Adelsward, tous les Warren,
-tous les Ephestions de trottoir qui déferlent de
-la Madeleine à la rue Drouot. Et il vous soufflait dans
-le nez, l’air dolent et exténué.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! si vous saviez! demandez à Jacques, mon
-<i>collabo</i>: l’éther me ravage, et je suis saturé de
-morphine, je vais bientôt sauter: pensez donc, trois
-piqûres par heure et par dessus tout cela, comme
-Jacques, j’ai la hantise... la maladie des masques...
-mais tous deux nous haïssons les brutes repoussantes
-de santé...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[13]</a></span></p>
-
-<p>La Nature hélas, bien que Boutorgne fût parisien,
-l’avait affligé d’un empois tenace de provincial. Et,
-mâchant et remâchant le fiel extravasé d’une pareille
-constatation, il en arrivait à se dire qu’il était
-oiseux de lutter, qu’il ne serait jamais une signature
-retentissante; que quoi qu’il fît, puisqu’il n’était qu’un
-arriviste balourd, ses œuvres postérieures, comme
-les précédentes&mdash;où il avait cependant entreposé le
-meilleur de ses moelles et de son cerveau&mdash;seraient
-enterrées dans la fosse commune de l’indifférence.
-Pourtant, pourtant, il était de la race des écrivains!
-Cela, il en était sûr. Alors, pour évoquer l’ignorance,
-la mauvaise foi et la méchanceté des hommes
-à l’égard de l’artiste qu’il découvrait en lui, il se
-murmura, <i>in petto</i>, les vers de Baudelaire:</p>
-
-<p class="pp6 p1">Dans le pain et le vin destinés à sa bouche,<br />
-Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats...</p>
-
-<p class="p1">Quels gratte-fesses que tous ces littérateurs, mes
-confrères! Dire que le public coupe là-dedans, lui
-que les journaleux traitent couramment de grand
-enfant imbécile, à l’incoercible crédulité, dire qu’on
-le guérira de tout excepté de la chose imprimée;
-dire que si la clientèle pouvait assister aux conversations
-de tous ces gens-là, quand ils se demandent
-quelles bourdes ils vont lui conter, sur quel bateau
-ils vont l’embarquer, elle marcherait encore dans le
-besoin où elle est de révérer quelque chose ou quelqu’un
-quand même et toujours, proféra-t-il à voix
-contenue. Devenu nihiliste et iconoclaste, pour hélas!
-seulement une seconde, il surenchérit en lui-même,
-tout en claquant la porte: Certes, une peuplade
-d’Araucaniens, une horde de la Papouasie est supérieure
-au mental et au moral à la Tribu des gens de<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[14]</a></span>
-lettres. Et, rageur, d’une allure précipitée, il doubla
-sans le voir, l’homme à la serviette sous l’aisselle, le
-gérant, qui inclinait la tête à son adresse en deux ou
-trois flexions amicales. Il avait, cependant, peiné
-près de quatre ans pour conquérir ce geste! Oui, il
-lui avait fallu de longues années d’assiduité avant de
-capter ainsi l’attention du personnel, avant d’être
-intronisé à tout jamais dans la maison. Désormais,
-cette politesse du gérant était une sorte de consécration
-et aux yeux des garçons, qui ne lisaient, eux,
-que le <i>Paris-Sport</i> ou bien les lettres décachetées
-dans les poches des pardessus, il pouvait passer
-pour avoir du talent puisqu’il figurait parmi les littérateurs
-qu’on salue.</p>
-
-<p>Dehors, il pressa le pas dans la douceur de la
-soleillée finissante. On était en mai, et le ciel, tendu
-tel un velarium de soie indigo, rougeoyait des derniers
-brandons de l’astre au couchant, semblait palpiter
-et se soulever sous l’effort d’une brise légère
-et attiédie qui promulguait les jouvences nouvelles.
-Faces plates de cercleux vides d’intellect, visages
-malmenés par la hantise de l’argent ou de la femme
-à conquérir, bouches tordues par toutes les sales
-concupiscences, prunelles de flammes, yeux torves,
-chassieux ou hagards des fauves civilisés en tendance
-vers la proie, rumeur sourde faite des plus
-pures émanations de l’accablante sottise, locutions à
-la mode jetées d’un groupe à l’autre en manière de
-blague ou d’appel, rires de femmes, invectives de
-cochers, hurlements de camelots, poussière dansante
-et fine sablant les crachats épars, coudoiements
-voluptueux, mystère, menace des figures glabres ou
-poilues, retape de la fille, du giton ou de la tribade,
-journalistes en quête d’une bêtise à monnayer: le<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[15]</a></span>
-boulevard s’encombrait, pendant qu’une pestilence
-d’absinthe, émanée des terrasses de café où se
-tenaient les grandes assises de l’alcool, assaillait
-les passants.</p>
-
-<p>Muni d’un carton ovale, Médéric Boutorgne stationna
-un quart-d’heure dans l’attente laborieuse de
-<i>Batignolles-Odéon</i>. Il se rappela, à propos, la boutade
-d’un confrère: Si Paris, désormais, ne peut plus
-faire de révolutions, s’il s’est résigné à accepter
-toutes les molestations et toutes les turpitudes, s’il
-est tombé à l’apathie dernière, la faute en incombe à
-la Compagnie des omnibus qui, depuis cinquante ans,
-l’accoutume à tout subir et, peu à peu, l’a amené à
-ce degré de vachardise dans la résignation. Ah! les
-gouvernants, quels qu’ils soient, peuvent être tranquilles:
-les citoyens capables de supporter pareilles
-avanies sans se révolter, jamais plus n’arracheront
-les pavés. Rebuté encore à la troisième voiture surgissant
-archi-comble, il passa devant la devanture
-d’un tailleur voisin, affronta le verdict de la glace,
-s’entrevit, comme toujours, petit, syncéphale: le cou
-dans les épaules et la poitrine trop bombée, en ventre
-de poulet. Blond, d’un blond sale identique à la
-paille d’avoine qu’on extrait parfois des couettes,
-des paillots d’enfant, alors qu’ils ont été exagérément
-humidifiés, l’allure anglaise qu’il devait à un
-<i>Raglan</i> de la <i>Belle-Jardinière</i> et à un faux-col des
-<i>Cent-mille chemises</i> n’arriva point à le consoler. Contristé
-par sa propre image, il revint au bord du trottoir,
-alluma une cigarette. Et tout à coup, il resta
-stupéfié, le bras en l’air, sans plus penser à jeter
-le tison qui, sournoisement, lui brûlait les doigts.</p>
-
-<p>Devant lui, à trois pas, dans une victoria sobre,
-attelée de deux trotteurs anglais supérieurement<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[16]</a></span>
-racés que l’engorgement de la chaussée faisait piétiner
-sur place, il venait de reconnaître le prince de
-Tabran. Un demi siècle au moins, le prince avait fait
-peser sur Paris la dictature de ses élégances, avait
-été le patricien célèbre qui régente le bon ton et
-promulgue aux pantalons, aux jaquettes et aux cravates,
-non moins qu’aux attitudes, les brefs du goût
-parfait. Frappé quinze mois auparavant d’une attaque
-de paralysie générale: car rien, on s’en doute, ne
-peut liquéfier l’encéphale, ou ravager les méninges,
-comme de se trouver, chaque matin, dans la nécessité
-d’infuser du génie aux tailleurs de la gentry et de
-confabuler avec les esprits aussi adamantins qu’armoriés
-du Jockey-Club, il n’était restitué à l’air
-libre que depuis peu de jours, gâteux à un point
-indicible et ayant à peu près perdu l’usage du son
-articulé. En l’heure présente, il se manifestait sous
-les apparences d’un tas de chair amorphe élaborant
-des salives mousseuses qui floconnaient le long des
-commissures et qu’une femme, <i>une institutrice</i>,&mdash;il
-ne pouvait tolérer les hommes à son côté,&mdash;étanchait
-de minute en minute. Cette femme <i>était
-chargée de lui réapprendre à parler</i>, de lui indiquer
-la valeur et le sens des mots, comme elle aurait pu
-le faire à un enfant. Et rien n’était plus triste que de
-voir la main gantée de la compagne du vieillard
-pointer, au hasard, pendant que sa voix répétait
-plusieurs fois le nom de la chose, ou de l’être
-désigné, sans que rien d’autre qu’un bégaiement confus,
-une sorte de borborygme arrivât aux lèvres du
-prince. Tour à tour, l’institutrice, requérant toute son
-attention à l’aide d’intonations câlines, avait dit, le
-bras tendu:&mdash;un kiosque&mdash;un café&mdash;un chien&mdash;un
-soldat&mdash;la face du patricien, retourné aux limbes<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[17]</a></span>
-puérils, était restée plus morte que jamais. Mais, tout
-à coup, la femme montra la lamentable haridelle
-somnolant dans les brancards d’un fiacre en station
-et articula lentement: <i>cheval, cheval</i>, à deux reprises.
-Alors, comme si ce mot qui lui rappelait les
-gloires, les fastes hippiques qu’il avait présidés jadis,
-fût doué pour lui d’un pouvoir magique, le prince fit
-un suprême effort, son œil s’alluma d’une lueur d’intelligence
-et, très distinctement, il dit:</p>
-
-<p>&mdash;<i>Dada! Dada!</i></p>
-
-<p>Médéric Boutorgne se préparait à philosopher,
-comme il est du devoir d’un bon littérateur de le
-faire quand le hasard place devant lui un geste
-drôle, une circonstance pleine d’enseignement ou
-une conjoncture pittoresque de la vie. Il n’en eut
-pas le loisir. Le voyant arrêté et comme statufié au
-bord du trottoir, une <i>marchande de spasmes</i> quinquagénaire,
-à l’arrière train tumultueux, qui n’avait point
-lésiné sur la tripe ni le téton, s’efforçait de l’aguicher
-depuis un bon moment déjà. Il murmura:&mdash;Vieille
-peau, à son adresse et fut admis enfin à
-s’insinuer dans le gros omnibus&mdash;le cinquième qui
-venait de passer. A peine assis, il se trouva gratifié
-de la puce classique que la compagnie, en surplus
-de la correspondance, tient à la disposition de tout
-voyageur. Et il donna ses trois sous d’impériale,
-cependant que le conducteur, dont c’est la fonction,
-lui marchait opiniâtrement sur les pieds.</p>
-
-<p>Le gendelettre, tout en se grattant, convoqua ses
-soucis cuisants, les pensées douloureuses, l’<i>urticaire</i>
-mentale dont il était investi depuis longtemps
-déjà. Certes, il n’y avait rien à faire pour lui dans la
-littérature, s’entêter désormais serait stupide. Et il
-se remémorait les rancœurs subies, les crapauds, les<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[18]</a></span>
-poignées de cloportes qu’il lui avait fallu avaler
-quand il était petit reporter. C’était à lui que le mot
-suivant avait été dit: Un matin de décembre, après
-avoir trotté pendant deux heures avec des bottines
-spongieuses, dans la boue glacée des rues, il s’était
-présenté pour la deuxième fois dans la même semaine
-chez un augure, dans le dessein de lui soutirer à
-nouveau une interview et de faire ainsi du deux sous
-la ligne. Plein d’audace, la nécessité de gagner sa
-vie lui infusant du courage, il avait échappé au valet
-de chambre, au grand dam de sa jaquette après
-laquelle ce dernier s’agrippait afin de l’empêcher
-d’envahir le logis sacré où habitait la Gloire. Il avait
-culbuté avec un égal brio un autre larbin accouru à
-la rescousse et, finalement, s’était insinué dans la
-chambre à coucher, le crayon en arrêt et l’oreille
-attentive décrassée, préalablement, par un coup d’ongle,
-de la cire, du cérumen de la nuit. Alors l’oracle
-en chemise, le poil des jambes et de l’estomac hérissé
-de colère, s’était précipité sur lui.</p>
-
-<p>&mdash;Comment c’est toujours vous! Qu’est-ce que
-vous voulez que je vous montre encore.... Mon âme
-ou mon pot de nuit?</p>
-
-<p>Un confrère, à qui Boutorgne confessa la chose,
-réfléchit une minute, et conseilla:</p>
-
-<p>&mdash;Mon vieux, tu as sous la main une vengeance
-épatante: conte dans ton papier que tu as trouvé un
-Larousse chez le bonze; il sera discrédité....</p>
-
-<p>En effet, dans le métier des lettres, le Larousse est
-le parent pauvre. Il n’est pas d’injure plus forte
-pour un porteur de prose, pour un <i>prosifère</i>, que
-d’entendre dire de son érudition: il a pigé ça dans
-le Larousse. Un écrivain accepterait plutôt d’être
-traité de pédéraste que d’être accusé d’avoir chez<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[19]</a></span>
-lui l’infamante encyclopédie. C’est le monument
-inavouable qu’on cache aux visiteurs, qu’on relègue
-dans la pénombre, près du seau à charbon de la cuisine,
-et auquel presque tous cependant doivent leur
-savoir. Pauvre Larousse, combien d’ingrats éduques-tu
-tous les jours, toi qui as déjà fait entrer tant de
-gens sous la coupole des Quarante ou à l’Académie
-des Inscriptions et Belles-Lettres!</p>
-
-<p>Boutorgne, ingénu en cette occurrence comme en
-toutes autres, n’avait pas su discerner la sombre
-scélératesse du conseil donné par le collègue. Celui ci
-rêvait de cumuler, d’adjoindre à ses appointements
-de <i>soiriste</i> les maigres émoluments de Médéric en lui
-râflant son emploi. Et cela ne tarda guère. L’augure
-accusé de posséder le Larousse courut d’un trait
-chez le Directeur du journal et incontinent fit débarquer
-le lamentable Boutorgne.</p>
-
-<p>Ah! oui sortir de là au plus vite! Résilier l’ambition
-de prononcer des phrases éternelles, des mots
-qui enchanteront les siècles futurs, abdiquer l’espoir
-de monnayer jamais son jaspin, mais s’évader de
-cette rotonde d’hamadryas qu’on appelle la Littérature,
-le Journalisme, le quatrième État, tout ce
-que vous voudrez. D’autant plus que le cap de la
-trentaine était doublé depuis trois années, et il en
-avait vraiment assez de cette vie paupérique, de cette
-existence sans faste qu’il menait avec sa mère. Puisqu’il
-n’avait pas réussi à devenir notoire, il fallait
-abandonner l’idée du beau mariage. Les Lettres sont
-un moyen aussi certain de conquérir l’héritière
-bourgeoise que l’épaulette, et la plupart des vocations
-d’écrivain sont déterminées, comme les vocations
-militaires, par ce fait archi-connu. Mais
-néanmoins convient-il de sortir du rang. Quand on<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[20]</a></span>
-s’établit négociant en solécismes et manufacturier de
-banalités, faut-il que la boutique soit achalandée
-pour capter la pintade enrichie, désireuse de lisser
-ses plumes parmi les <i>volaillers</i> du beau langage. Or,
-il ne se trouvait nullement dans ce cas. Les dots
-fabuleuses ou même simplement acceptables étaient
-pour d’autres que lui. Tout au plus pouvait-il espérer
-épouser dans le demi-monde sur le retour. Et
-encore! Car ces dames devenaient exigeantes depuis
-que plusieurs d’entre elles avaient réussi à convoler
-dans les ambassades, l’Académie, ou avec les gloires
-du roman contemporain. Pourtant, coûte que coûte,
-il fallait trouver un expédient durable et nourricier.</p>
-
-<p>Madame Boutorgne, sa mère, veuve d’un rond de
-cuir du ministère des Colonies, vivotait de la maigre
-retraite du père jointe à une prime d’assurances
-que le charançon administratif avait eu le bon esprit
-de souscrire pour sa femme, de son vivant. Le
-revenu annuel ne montait pas à 4.000 francs et ils
-étaient deux à s’alimenter dessus: lui, ne rapportant
-absolument rien. Même, un équipage décent
-était nécessaire: car Médéric, ravagé du besoin de
-paraître et profitant de ce que son auteur avait
-gratté jadis du papier à la Guadeloupe, accréditait au
-<i>Napolitain</i> le bruit qu’il était engendré de planteurs
-ruinés par des cyclones. Par surcroît, il confiait
-même à d’aucuns, de temps en temps&mdash;dans l’espoir
-d’allécher le nationalisme occupé alors à racoler des
-plumitifs reluisants&mdash;qu’il était marquis authentique.
-Mais, ajoutait-il, le ton désinvolte, il préférait
-laisser tomber son blason en désuétude, puisqu’il
-n’avait plus les 300.000 livres de rentes nécessaires à
-le porter dignement. On a beau avoir du talent, vous
-comprenez, n’est-ce pas, mon cher? Traîner un titre<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[21]</a></span>
-dans la littérature, c’est diminuant, sans compter
-que cela vous classe toujours comme amateur. Non,
-ce n’était plus à faire depuis ce pauvre Villiers qui
-avait roulé le sien dans tous les gargots et tous les
-monts de piété de Paris et que sa particule avait
-empêché d’être pris au sérieux et d’arriver au gros
-public. Lui, l’Isle-Adam, avait au moins une excuse.
-Il n’aurait jamais, certes, grossoyé de la copie si
-la France ne l’avait pas mis dans cette nécessité en
-lui refusant le trône de Grèce&mdash;auquel il avait
-des droits certains de par sa généalogie qui, d’après
-ses dires, le racinait aux Basileus de Byzance&mdash;quand
-il était venu supplier l’Empereur de le lui faire
-obtenir.</p>
-
-<p>Ce soir-là, Médéric Boutorgne allait dîner, rue
-de Fleurus, chez Madame Truphot, tenancière d’un
-cénacle qui, deux fois par semaine, traitait des peintres,
-des orateurs, des gens de lettres et toutes sortes
-d’autres phénomènes. Peut-être de ce côté-là, y avait-il
-quelque chose à espérer. L’événement imprévu, la circonstance
-fortuite qui le tirerait d’affaire pouvait se
-produire dans ce milieu. Cependant il ne spéculait
-sur rien de précis, n’arrivait pas à fixer ni même à
-formuler son espoir. Enfin, il se tiendrait aux aguets
-de la moindre conjoncture. On verrait bien. Et il se
-représentait la femme, repassait son <i>curriculum</i>.</p>
-
-<p>Bien qu’elle eût soixante ans pour le moins,
-Madame Truphot, depuis deux lustres, vivait avec
-un garçon de trente-cinq à peine, qu’elle entretenait
-de son mieux, le gros Siemans, un Belge à la face
-poupine, au cheveu rare, aux joues de jambon
-rose, aux épaules de coltineur, si complètement dans
-son rôle qu’il était muet à l’accoutumée comme ses
-congénères et, en toutes occasions, imitait des<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[22]</a></span>
-cyprins le silence prudent. La seule passion de cet
-homme, hormis celle de la musique, était d’aller se
-promener avec obstination devant la façade des
-trois immeubles tout neufs que Madame Truphot
-possédait rue des Écoles. On le rencontrait là, régulièrement,
-de quatre à cinq, quelque temps qu’il fît,
-suivi d’une théorie de petits chiens hideux et recroquevillés,
-gros comme le poing à peine, des fœtus
-de chiens inquiétants et louches, à la chassie opiniâtre
-de bêtes puantes qui ne pouvaient pas le
-souffrir d’ailleurs, aboyaient contre lui en rebellion
-constante et s’efforçaient de le mordre sournoisement,
-à la moindre occasion. Mais Siemans veillait
-sur eux, réfrénait leurs tentatives d’évasion, s’efforçait
-de se faire tolérer, leur prodiguant même des
-noms d’amitié, des épithètes câlines, dans l’épouvante&mdash;faut-il
-le croire?&mdash;où il pouvait être
-d’accomplir seul désormais la besogne de tendresse
-à laquelle se refusaient peut-être les carlins et les
-griffons. Sans doute, devant ce million des trois
-bâtisses, il se répétait les yeux crochés sur les balcons
-et les porches béants: Cela sera à moi un jour.
-Et des bouffées d’orgueil venaient crever à la mafflosité
-de sa face, tout son être éclatait de joie contenue
-pendant qu’il tirait sur lui les avortons à la queue
-chantournée, aux yeux laiteux. Fils d’un savetier de
-Louvain, il se voyait déjà retournant au pays après
-avoir réalisé la vieille, informant les gens de l’endroit
-qu’il avait gagné sa fortune à écrire des partitions
-avec son beau-frère, le compositeur&mdash;car sa
-sœur avait épousé un vague maëstro roumain qui
-pastichait Wagner et intriguait pour accéder à
-l’Opéra-Comique. Celui-ci lui avait donné quelques
-leçons et, dès lors, Siemans, rebuté par le piston et<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[23]</a></span>
-le violoncelle trop difficiles se souvint à propos qu’il
-avait été <i>serpent</i> dans sa jeunesse, à la paroisse natale,
-et il se mit à l’<i>ocarina</i>, un instrument dédaigné, mais
-dont on pouvait tirer des merveilles avec un peu
-d’art. Pendant de longues heures, sans relâche, il
-jouait du Tagliafico. Le <i>Voulez-vous bien ne plus
-dormir</i> succédait impitoyablement à la <i>Chanson de
-Marinette</i>.</p>
-
-<p>Ses harmonies jetaient le désarroi dans les muqueuses
-féminines, ravageaient les cœurs d’alentour
-portés sur le sentiment. Un prêtre, qui habitait la
-maison, tout en lui reprochant d’introduire le trouble
-dans les âmes pieuses, était même venu le demander
-en mariage de la part d’une de ses pénitentes:
-une dame mûre mais très bien encore, la veuve d’un
-officier qui avait un fils à Saint-Cyr et qui portait
-un chignon de soie. Madame Truphot, mise au courant
-par des indiscrétions de domestiques, avait dû
-placer le propriétaire dans l’alternative de choisir
-entre elle, 2.000 francs de loyer, et cette personne,
-1.200 à peine, le menaçant d’un congé s’il ne
-résiliait pas la location de l’autre. Et ce n’est
-qu’après le déménagement de cette énamourée que
-le Belge eut à nouveau licence de cultiver l’ocarina.
-Depuis quelques jours, il s’attaquait à Ambroise
-Thomas, auquel il correspondait, par nature, disait-il,
-et il épanchait <i>Mignon</i>, sur l’alentour, inexorablement.
-Dans l’immeuble, on affirmait que la vieille
-dame rebutée se mourait, rue d’Assas, d’une maladie
-de langueur, ce qui valait à Siemans une auréole
-d’amant fatal et faisait rager sa maîtresse sexagénaire.</p>
-
-<p>De menus incidents revenaient encore à l’esprit
-de Boutorgne. Il évoquait l’enterrement de la fille de<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[24]</a></span>
-Madame Truphot, morte dans le célibat, à quarante
-ans, après avoir lutté sans succès, après s’être épuisée
-en querelles et en inutile stratégie pour éloigner
-l’amant qui tenait sa mère par on ne sait quelles fibres
-honteuses. Ce jour-là l’homme entretenu avait fait les
-honneurs du logis endeuillé, en maître désormais
-incontestable, avait marché bravement, tenant les
-cordons du poële, à la tête de la famille, au regard
-d’une notable partie du Tout-Paris de l’art et de la
-politique, car M. Truphot, mari, avait été longtemps
-chef du municipe, maire d’un des arrondissements
-les plus riches de la capitale. Même, Boutorgne se
-revoyait, certain jour, courant les rédactions pour
-empêcher les quotidiens de révéler que M. Truphot
-avait été trouvé, un matin, au pied de son lit, la
-tempe trouée d’une balle. Pendant longtemps, cet
-homme, conjoint à une hystéromane, s’était efforcé
-de ne rien voir. Puis, quand il lui avait fallu, de
-mauvais gré, ouvrir les yeux sur les priapées de son
-logis, il avait versé en des scènes atroces, mais
-pour pardonner chaque fois, dans la crainte qu’un
-esclandre public ne l’astreignit à répudier l’écharpe
-tricolore à laquelle il tenait par dessus tout. Il
-s’était contenté d’expurger un peu son foyer, évacuant
-du mieux qu’il le pouvait la racaille de
-lettres qui mangeait à sa table et polluait sa literie,
-surveillant de près l’homme du gaz qui venait
-vérifier l’appareil, ou le frotteur qui, la brosse au
-pied, esquissait des entrechats excitants et dansait
-la croupe en l’air. Madame Truphot, en effet,
-ne répugnait à rien, s’accointait avec les plus viles
-espèces, dilapidait ce qu’on est convenu d’appeler
-«l’honneur conjugal» avec des histrions du théâtre
-Montparnasse, des pîtres de <i>Bobino</i>. Un jour<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[25]</a></span>
-même, elle avait été cause de la révocation d’un sergent
-de ville albinos, pour l’avoir, quand il était de
-faction, attiré dans la chambre de sa bonne en lui
-promettant de l’épouser, après divorce. Par la suite,
-M. Truphot, las sans doute de mener ici bas une vie
-dont les seules voluptés consistaient à marier les
-autres et à être plus cocu que le prince de Chimay
-ou le futur roi de Saxe, s’était mis subitement à la
-poursuite d’autres délices et s’était laissé induire en
-l’alcool. Pendant quatre années, il avait entrecoupé
-la quotidienne lecture des articles du Code d’abondants
-hoquets et aromatisé la salle d’honneur de la
-mairie d’une haleine où les senteurs du pernod et le
-relent du bitter réalisaient l’indissoluble hyménée.
-Comme on le voit, c’était dans toute son ampleur
-l’ignominie bourgeoise, la gangrène qui, à l’arrière
-de la façade impressionnante, de l’armature et des
-fonctions dignitaires ou honorifiques, ronge, comme
-un cancer, la chair et l’âme des classes possédantes.
-Mais l’honorable magistrat municipal, en une heure
-pessimiste où l’irréductible ignominie de sa compagne
-et le malaise de sa «bouche de bois» s’étaient
-faits particulièrement insupportables n’avait pu
-résister à la nécessité de se liquider d’un coup de
-revolver.</p>
-
-<p>Madame Truphot, débarrassée du mari, avait réalisé
-un rêve longtemps caressé. Elle avait ouvert un salon
-littéraire. Le symbolisme alors battait son plein et
-des tiaulées d’imbéciles, opérés de toute syntaxe et de
-toute orthographe, travaillaient à surpeupler les maisons
-de fous en proposant à l’admiration des masses
-d’invraisemblables rébus, des formules aussi inouïes
-qu’hermétiques où, paraît-il, ils avaient <i>emprisonné
-la Beauté</i>. Madame Truphot fut donc préraphaëlite<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[26]</a></span>
-ardemment. De jeunes hommes, quelque peu
-Kleptomanes, visiblement détachés des ablutions et
-pédérastes comme il convient, vinrent, chaque mardi
-et chaque samedi, déverser chez elle le trop plein
-de leur génie, sous forme de pentamètres, d’hexamètres
-et de myriamètres, tout en faisant suinter, de
-leur mieux, les écrouelles de leur esthétique. Après
-quelque résistance, le Sar Péladan, coiffé d’une
-brassée de copeaux à la sépia, d’une bottelée de
-paille de fer, le Sar Péladan, lui-même, finit par
-céder et, pendant une année, honora son logis de
-ses pellicules et de ses oreilles en forme d’ailes
-d’engoulevent. Grâce à ses bons soins, la veuve fut,
-sur l’heure, immatriculée dans la religion de la
-Beauté et n’ignora plus tout ce que le <i>Saint Jean</i>
-du Vinci ou la sodomie vénale dérobe aux profanes
-de splendeurs cachées.</p>
-
-<p>Son argent et sa personne furent, longtemps, l’âme
-du salon des Rose-Croix où elle figura sous les
-apparences d’une Salomé maigre; et deux ou trois
-artistes de l’<i>Ermitage</i> travaillèrent à la munir des
-proses gonorrhéiques aptes à glorifier en toute occasion
-les œuvres du divin Sandro ou de Cimabué.
-En sa demeure, Jean Moréas qui, depuis trente ans,
-menace le monde angoissé d’un chef-d’œuvre selon
-la norme grecque et se contente de ressembler à
-Euripide, qu’il traduit, comme Hadji-Stavros ressemble
-à Miltiade, Jean Moréas se vit acclamé à l’unanimité
-chef de l’<i>Ecole Romane</i>. Même, un moment le
-lustre de Madame Truphot fut tel que M. Huysmans
-alla jusqu’à parler de la mettre dans un de ses livres,
-quand elle eût donné dans les Bolandistes et fourni
-l’argent d’une messe noire. Mais le mauvais destin
-veillait et si la veuve ne fut point léguée à la postérité,<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[27]</a></span>
-telle une M<sup>me</sup> Chantelouve d’un mode avantageux,
-c’est que son crédit politique s’avéra insuffisant
-pour faire octroyer le ruban rouge à l’auteur d’<i>A
-Rebours</i>. Sans doute, la sexagénaire serait arrivée
-avant peu à l’androgynat que lui préconisait le
-génial Joséphin, mais le Belge, son amant, rendu
-fou furieux par les dépenses exagérées d’un tel état
-de choses, avait un beau jour jeté tout le monde
-dehors. Nettement, il posa la question de confiance.
-Elle aurait à choisir désormais entre ce faubourg de
-Gomorrhe, ces Commodores de l’Insanité et son
-amour de mâle préféré. Et Madame Truphot, geignante,
-tout en protestant qu’il assassinait en elle et
-l’intelligence et la beauté avait cédé, sans trop de
-défense, dans la peur terrible où elle était de le perdre
-pour toujours.</p>
-
-<p>Mais elle souffrait d’être, depuis cette époque,
-tenue à l’écart du mouvement littéraire et de n’avoir
-plus aucune action sur la pensée des hommes de
-son temps. Ses dîners hebdomadaires n’étaient plus,
-hélas! les Conciles d’antan. Et il lui était douloureux
-de ne plus manœuvrer, comme auparavant, la manette
-qui imprimait la direction au génie symboliste.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne, qui se préparait à descendre à
-la station de Saint-Germain-des-Prés, se murmura
-tout à coup, en se frappant sur les cuisses:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! non, c’est trop drôle!</p>
-
-<p>Il se remémorait le soir des <i>Sociétés savantes</i> où
-en compagnie de la Truphot éclectique, de son
-amant et de trois ou quatre autres camarades, il
-était allé entendre Truculor, le tribun socialiste.
-Truculor les avait fait placer sur l’estrade, tout près
-de lui et, de suite, il s’était mis à besogner de son<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[28]</a></span>
-métier sur les tréteaux, tonitruant, de sa voix fracassante.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Citoyens, l’ordre qui régit les justes consciences
-et les esprits en possession de la Beauté, de
-la Vérité et de la Justice, sera l’ordre même de la
-Société nouvelle, de la Société que tous nous voulons
-créer, de la Société que nous voulons accoucher
-enfin de son idéal supérieur...</p>
-
-<p>&mdash;Dans deux mille ans, coupa un prolétaire sceptique.</p>
-
-<p>Mais Truculor, se tournant vers lui, continuait
-imperturbable:</p>
-
-<p>&mdash;Je répondrai à mon interrupteur: Quai ce qu’ai
-c’est quai deux mille ans dans l’histoire du Minde?
-Quai ce qu’ai c’est quai deux mille ans de souffrince
-encore, étant donné que la misère existe depuis l’origine
-des sociétés et qu’elle menace de durer toujours?
-Et si le Sô-cia-lis-me venait dire à l’Hu-ma-ni-té: il
-est en mon pouvoir de faire régner la paix et le
-bonheur sur la terre, mais seulement dans deux
-mille ans, le Sô-ci-a-lis-me devrait être accepté avec
-enthousiasme par tous les hommes généreux...</p>
-
-<p>Spontanément, Siemans, l’homme entretenu, s’était
-mis debout et avait donné le signal des applaudissements
-en heurtant l’une contre l’autre ses grosses
-mains poilues de roulier wallon, tandis que la Truphot,
-empoignée par l’éloquence du bateleur redondant,
-criait: bravo! bravo! de sa voix suraiguë de fifre
-avarié. Et Truculor ensuite avait été à ce point persuasif
-et admirable que, pendant trois jours, la veuve
-et le Belge&mdash;rétrogrades à l’ordinaire&mdash;ne parlèrent
-plus que du devoir où se trouvaient les bons
-citoyens, de coopérer au bonheur des hommes.
-Rénover la famille, supprimer les parasites dans<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[29]</a></span>
-la Cité future, oui, ils étaient travaillés par ce
-désir!</p>
-
-<p>L’appartement de Madame Truphot, où elle concubinait
-avec son amant, était situé à l’entresol d’un
-pavillon en retrait sur la cour, dans une maison
-quiète et tranquille, d’allure balzacienne avec sa
-pénombre constante, les petits judas grillés de chaque
-porte et les tentatives de végétation de la cour:
-fusains empoussiérés et buis maupiteux dont le vert
-noirâtre, inexorable et agaçant, entretenait là une
-note de préau d’hôpital, de jardin de prison ou de
-presbytère calviniste. Mais Madame Truphot aimait
-cet immeuble dont l’allure compassée et réfrigérante
-marouflait le réel de sa vie d’une ombre austère et
-d’une décence profitable. Quand Médéric Bourtogne
-ascensionna l’escalier, il fut baigné par les ondes
-d’une mélodie qui, traversant les portes et les
-cloisons, rayonnait sur le dehors. C’était Siemans
-occupé à interpréter sur l’ocarina le «<i>Si vous ne
-m’aimez plus, oubliez la fenêtre...</i>» en fignolant les
-traits et en soignant les finales; ce qui, sans doute,
-devait avoir encore pour résultat de perturber, au
-sixième, les mansardes ancillaires et d’infuser aux
-femmes de professeurs dont la maison s’embellissait,
-l’irréfrénable désir des péripéties sentimentales.
-Parvenu au second et reprenant haleine, car il avait
-le souffle court, le jeune littérateur essuya, avec précaution,
-ses <i>Raoul</i> au paillasson et tira le cordon de
-sonnette dont l’appel intérieur détermina immédiatement
-la frénétique effervescence des roquets favoris.
-Une bonne vint ouvrir et, tout en garant le bas
-de son pantalon des crocs de <i>Moka</i>, <i>Spot</i>, <i>Nénette</i>,
-<i>Chiffe</i> et <i>Sapho</i>, Médéric Boutorgne préleva le meilleur
-de ses compliments et réussit à élaborer un sourire<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[30]</a></span>
-du plus pur aloi pour répondre au bon accueil du
-Belge et de la Truphot.</p>
-
-<p>Très maigre et plutôt petite, avec un reste de cheveux
-gris insociables et envolés dont les courants
-d’air ou les torgnoles de son amant paraissaient
-prendre un soin jaloux, les joues caves creusées d’un
-coup de pouce et les pommettes rubéfiées; avec cela
-un verbe criard de marchand d’habits ou de robinettier
-ambulant, telle était la veuve de l’officier municipal.
-Possédée de la passion du bric-à-brac, ses deux
-salons ressemblaient à l’arrière-boutique d’un regrattier
-montmartrois ou à quelque sous-dépotoir de
-l’hôtel des Ventes, sentaient la poussière surie et
-le vieux matelas, s’encombraient de ferrailles archaïques,
-de lampadaires défaillants, de bahuts stropiats,
-de faïences qualifiées historiques qui avaient dû servir
-de projectiles dans les précédentes disputes du
-ménage et de soies juteuses quoique sans modestie.
-Cet entour sertissait merveilleusement, d’ailleurs,
-Madame Truphot, dont les corsages évanescents et les
-jupes instables, toujours pendantes au bout de quelque
-cordon mal sanglé, évoquaient un personnage
-de manucure douteuse qui, dans les périphéries, travaillerait
-les vicaires louches, les vieux messieurs
-décorés qui font leurs Pâques ou les sacristains promis
-à la correctionnelle. Parfois, elle faisait venir un
-artiste capillaire qui moyennant deux louis la séance
-la plâtrait et la cimentait avec perspicacité.</p>
-
-<p>&mdash;Charles, il faut que vous me donniez trente-cinq
-ans aujourd’hui.</p>
-
-<p>&mdash;Alors ça sera soixante francs; Madame sait bien
-que pour deux louis, je ne peux donner à Madame
-que l’apparence de quarante ans.</p>
-
-<p>Elle s’en allait alors, filait en des expéditions mystérieuses,<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[31]</a></span>
-courait Paris, ne rentrait que le lendemain
-au soir, avec des yeux battus, des joues gaufrées de
-rides, où le fard écaillé mettait des esquarres de moisissure.
-Et dans l’heure qui suivait, des jeunes gens
-à figure sinistre, les orbites bistrés, la voix dolente,
-venaient apporter des bouquets qu’elle avait payés
-d’avance, du reste.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne seras pas jaloux, disait la Truphot à Siemans,
-en ces sortes d’occasions. Vois je n’y peux
-rien; ils sont fous de moi; ils me pourchassent dans
-la rue. Hier, l’un d’entre eux, le pauvre mignon, a
-voulu se jeter à l’eau parce que je le repoussais...</p>
-
-<p>Le Belge devait avoir l’espoir qu’un de ces drôles
-assassinerait sa vieille, quelque jour, car il ne protestait
-pas, veillait seulement à ce que cette vermine ne
-coutât pas trop cher. En cette prévision, il accaparait
-le gros des monnaies, ne laissait à sa maîtresse que
-des sommes peu élevées et retournait dans sa chambre,
-bien tranquille, jouer de l’ocarina et s’administrer
-des bolées de café au lait et des tartines de
-<i>cramique</i>&mdash;une passion tenace qu’il gardait du pays
-natal.</p>
-
-<p>&mdash;Avant toutes choses, mon petit, dit Madame Truphot
-à Boutorgne, après l’avoir attiré sur une bergère
-claudicante dont la poussière, insuffisamment combattue
-par le balai apathique des bonnes peu surveillées,
-s’envola en une petite nuée ocreuse, avant toutes
-choses, vous allez me traduire cela, car vous êtes
-l’érudit de la maison. Ce sont des vers latins, des
-vers d’amour qu’un petit polisson inconnu m’a dépêchés
-ce matin sous le couvert de l’anonymat, et je
-voudrais bien savoir s’il a l’impudence de m’y conter
-fleurette... Et elle lui tendait un papier.</p>
-
-<p>A la seule pensée que ses humanités improbables<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[32]</a></span>
-pouvaient être requises pour traduire quoi que ce
-soit ayant une relation quelconque avec la langue de
-Cicéron, le gendelettre sentit ses fibres intérieures se
-glacer. Néanmoins il fut beau joueur; il sortit son
-porte-cartes, en tira un carré de papier, brandit un
-crayon et dit:</p>
-
-<p>&mdash;Je vais, Madame, vous traduire ce poulet tout
-de suite, et sans <i>Quicherat</i>.</p>
-
-<p>Heureusement pour lui, la veuve l’arrêtait.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! ça ne presse pas; vous me donnerez la
-chose demain.</p>
-
-<p>Rasséréné, Médéric Boutorgne pensa alors à un sien
-ami, un desservant très calé sur Tertulien, qui pourrait
-lui rendre ce service.</p>
-
-<p>Le papier de Madame Truphot, portant dûment les
-deux timbres de la poste, convoyait bien des vers,
-mais hélas! c’était le madrigal tout particulier
-qu’Horace dépêche à la vieille Chloris:</p>
-
-<p class="pp6 p1">
-Uxor pauperis Ibyci,<br />
-Tandem nequitiæ fige modum tuæ,<br />
-Famorisque laboribus.<br />
-Matura propior desine fumeri,<br />
-Inter ludere virgines,<br />
-Et stellis nebulam spargere candidis, etc, etc.</p>
-
-<table id="t01" summary="t01">
-
- <tr>
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-
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- <td class="tdc1">·</td>
- </tr>
-
-</table>
-
-<p class="pn reduct">«Femme du pauvre Ibycus, mets enfin un terme à ton dérèglement,<br />
-«à ces travaux qui t’ont rendue tristement fameuse.<br />
-«Déjà mûre pour le trépas, déjà près de la tombe...<br />
-«... ton partage, à toi, c’est désormais le travail de la laine<br />
-«tondue près de la noble Lucérie, non la cithare, non la pourpre<br />
-«des roses, non les amphores mises à sec jusqu’à la lie;<br />
-«car maintenant tu es vieille.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[33]</a></span></p>
-
-<p class="p1">Ceci devait être un tour du Sar Péladan éconduit.</p>
-
-<p>Trois coups de doigts rageurs dans l’emmêlement
-gris de son chignon malingre et la Truphot ajoutait:</p>
-
-<p>&mdash;Maintenant, autre guitare. Oh! non pas que je
-veuille vous recommander d’avoir particulièrement
-de l’esprit, tout à l’heure, c’est une superfluité que
-de vous prier d’être en veine: vous l’êtes toujours.
-Non, j’attends de vous bien autre chose. Voilà: J’irai
-au fait avec la belle franchise spontanée que vous
-me connaissez. Comme je vous l’ai écrit, nous avons
-Truculor et Jacques Paraclet que j’ai invité lui, sur
-vos conseils, puis un type extraordinaire, confondant,
-une sorte de fou ou d’inspiré, on ne peut pas savoir,
-mais qui est bien l’homme le plus bizarre de tout
-Paris. On dit même que c’est le fils naturel d’un
-roi. Ceux-là, avec vous et trois ou quatre autres
-de moindre encolure, vont nous faire une table amusante.
-Mais écoutez-moi bien. Ce soir, par dessus
-tout, nous avons Honved et sa femme, vous connaissez
-bien Honved, l’auteur dramatique, Honved de
-<i>l’Ame païenne</i> qui s’est marié récemment?...</p>
-
-<p>A cet endroit de son discours, la Truphot se levait
-et, s’emparant délibérément du bras de Boutorgne,
-elle le forçait à arpenter la pièce à son côté, puis
-volubile:</p>
-
-<p>&mdash;Mon petit, j’ai décidé que vous seriez l’amant
-de M<sup>me</sup> Honved et cela, dès demain, car c’est tout
-simplement une indignité, Honved a dix-huit ans de
-plus que sa femme qui n’en a pas vingt-cinq, elle;
-or, cela ne peut durer, il faut à toute force rompre
-une pareille union. La pauvre petite ne peut pas,
-ne doit pas aimer son mari. Je l’ai deviné. Or, moi,
-je veux que tous ceux qui m’entourent soient heureux.
-L’amour seul vaut de vivre n’est-ce pas? Et<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[34]</a></span>
-puis il y a des caractères qui ne savent pas vouloir:
-il faut les placer devant le fait accompli et aller
-ainsi au devant de leurs secrètes aspirations. C’est
-le cas de Madame Honved, j’en suis sûre....</p>
-
-<p>Un peu ahuri par cette proposition quasi-injonctive,
-le gendelettre aux côtés de la vieille femme,
-marquait un écart et son pied venant à écraser la
-queue de <i>Sapho</i>, roulée en boule sur le tapis, celle-ci
-se mettait à pousser des glapissements suraigus
-immédiatement appuyés par ceux des autres.</p>
-
-<p>La Truphot les calmait, en opérant une diversion
-d’une minute.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ça! la paix <i>Spot</i>, <i>Moka</i>, <i>Chiffe</i>... Oh! les
-vilaines bêtes... mais il faut leur pardonner car elles
-sont très énervées en ce moment... un peu de neurasthénie...
-je pense... croiriez-vous, mon cher Boutorgne?
-Nénette et Sapho sont malades... Oui,
-Nénette est cardiaque et Sapho a des aphtes dans la
-bouche, la digitale pour l’une, de la kola pour l’autre...
-Voyez mes soucis... On a bien du mal, allez,
-avec ce qui vous est cher...</p>
-
-<p>Déjà elle avait ressaisi le bras du <i>gendelettre</i>,
-donnant à nouveau tête baissée dans son projet,
-qu’elle n’avait pas eu l’audace, peut-être, de formuler
-d’un seul élan.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, nous pouvons, vous et moi, réparer une
-grande injustice, une des pires de la vie et du Destin:
-libérer une jeune femme d’un homme déjà
-vieux. Je fais appel à votre caractère chevaleresque.
-D’ailleurs, vous allez passer des jours sans rancœur.
-Ah! mon cher! Quels yeux! quelle plastique! une
-gorge à déchaponner un sénateur inamovible,
-comme dit mon scélérat de coiffeur... Et puis, si vous
-réussissez, ce qui n’est pas douteux, ma maison est<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[35]</a></span>
-à vous, vous en pourrez disposer, car vous n’avez pas
-de garçonnière... hein? Les garnis sont coûteux et
-si répugnants, n’est-ce pas?...</p>
-
-<p>Elle l’avait empoigné des deux mains aux épaules,
-l’œil brasillant, une large tache rouge à chaque
-pommette...</p>
-
-<p>&mdash;C’est entendu, dites, vous voulez bien?...
-Ah! quelle bonne odeur, quel charme cela
-mettra dans ma maison si triste parfois... Une odeur
-d’amour, la meilleure brise pour parfumer l’existence...
-Vous me connaissez, j’adore qu’on s’aime
-autour de moi... Mon Dieu! Entendre le bruit
-des baisers! voir des caresses! pressentir les
-étreintes voisines! C’est jeter un défi victorieux
-à la mort et c’est ne plus vieillir... Aussi, avec moi,
-pas de fausse honte, pas de gène ridicule. Si vous
-avez besoin d’argent, un signe, et je suis à votre disposition.
-Du reste je m’arrangerai avec Madame
-votre mère pour qu’à partir d’aujourd’hui vous ne
-lui coûtiez plus un sou...</p>
-
-<p>Elle défaillait presque... ayant fini d’énoncer la
-chose d’une haleine ininterrompue, cette fois, avec
-des petits crissements de plaisir à la chute des mots.
-Et maintenant l’ordinaire cramoisi de ses joues
-avait fait place à une blêmeur un peu verte. Des frissons
-la secouaient, ses mains se rétractaient en des
-tics convulsifs, comme si son corps frémissait tout
-entier, à l’intérieur, à la promesse de ces amours qui
-allaient se dérouler tout près d’elle, à portée de son
-épiderme et sous son égide de matrone experte aux
-palpitations d’alcôve.</p>
-
-<p>Cependant elle n’avait point terminé encore. Derechef
-la fadeur caséeuse de son haleine revint dans
-la figure de Boutorgne. Son discours heurté roula<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[36]</a></span>
-des mots choisis, des phrases triées et apprises
-d’avance, sans doute, qu’elle n’arrivait à sortir que
-très péniblement.</p>
-
-<p>&mdash;Et puis voilà la vérité, lâchait-elle, j’ai de la vie
-une optique de philosophe et d’artiste. Nos mœurs
-sont stupides. Aucun de nous n’est fait pour n’aimer
-qu’un seul être. Je considère qu’il est du devoir de
-certaines intelligences d’empêcher les gens de s’encroûter
-dans un amour unique. N’est-ce pas d’un
-noble cœur et d’une grande âme d’intervenir, l’occasion
-se présentant, pour amener les circonstances,
-susciter les faits qui pousseront vos amis vers d’autres
-bras que les bras accoutumés. Régenter, administrer
-pour ainsi dire la chair d’autrui, au mieux de
-son bonheur et sans qu’il s’en aperçoive; deviner
-quels sont les êtres créés l’un pour l’autre et qui se
-correspondent parfaitement, c’est œuvrer supérieurement
-à Dieu lui-même et c’est se montrer plus grand
-que la vie stupide; c’est une tâche digne de mon
-esprit altruiste et de ma fortune. Je veux marquer la
-voie à la civilisation nouvelle, moi... S’efforcer d’affranchir
-l’Occident de l’imbécile monogamie est un
-beau rêve. Hommes et femmes ont droit à toutes les
-étreintes que le Destin peut leur offrir et les règles
-sociales sont criminelles qui les empêchent d’aller où
-leurs sens et leur cœur les entraînent. Répandre
-dans le monde une plus grande quantité d’amour,
-la répartir plus justement est une volonté autrement
-magnifique que celle du Socialisme qui veut répandre
-plus de bien-être matériel. C’est ma Sociologie et ce
-sera le labeur de ma vieillesse. Ah! si beaucoup
-m’imitaient, bientôt ainsi que l’a dit Raimbaud, en
-ces deux vers cités par Verlaine, chez moi, un soir
-de jadis:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[37]</a></span></p>
-
-<p class="pp6 p1">Le monde frémira comme une immense lyre<br />
-Dans le frémissement d’un immense baiser.....</p>
-
-<p class="p1">Médéric Boutorgne, bien qu’auparavant il n’ignorât
-rien de la femme, en restait quelque peu abasourdi.
-Comment, cette vieille frégate tant de fois
-incendiée par le brûlot du stupre toujours collé à ses
-flancs, comment, cette vieille tartane ne pouvait pas
-se résigner à gagner quelque hâvre de désarmement!
-Voilà qu’elle allait faire la remorque maintenant,
-sans y mettre plus de formes, et en résiliant d’un
-coup toute l’hypocrisie bourgeoise indiquée en
-pareille matière. Cette haquenée hors d’usage, à qui
-les dents rasées et les membres asséchés par les
-éparvins et les suros ne permettaient plus que très
-difficilement les gambades et les larges broutées dans
-le pacage sensuel, se précipitait écumante encore vers
-la senteur proche, le fumet d’amour, l’odeur d’accouplement,
-qui devaient revigorer ses vieux tendons,
-galvaniser ses flancs périmés, être en un mot le stimulant
-nécessaire aux nouvelles ruades, aux bondissements
-désordonnés de la fantasia lubrique! Le gendelettre
-exhumait maintenant de son souvenir une
-précédente histoire. La femme du peintre Maubuée
-qu’elle avait amenée à divorcer, sans but précis, uniquement
-pour le plaisir, par souci d’un proxénétisme
-désintéressé, poussé jusqu’à l’art, et qu’elle avait fiancée,
-elle-même ensuite, au petit Foinoir. Cette soirée
-de fiançailles était restée célèbre parmi les cénacles
-littéraires de la rive gauche. Le beau-frère du Belge
-avait interprété un de ses <i>oratorios</i>, et quand la Truphot
-portant le voile en paranymphe avait entonné
-elle-même l’épithalame, le gaz s’était éteint, tout à
-coup, au bon moment. Lorsqu’il se ralluma, Elphège<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[38]</a></span>
-Brucoglan, du <i>Mercure</i>, prétendait que la chose avait
-été machinée pour permettre dix minutes de <i>peloting</i>
-intensif et que, pour s’en convaincre, il n’y avait
-qu’à regarder cinq ou six messieurs qui n’osaient
-plus sentir leurs doigts. Trois heures après, la veuve
-couchait les tourtereaux non sans s’être assurée au
-préalable du bon fonctionnement de l’hydraulique
-dans les cabinets de toilette. Mais jamais plus les
-fiancés n’étaient revenus; ils étaient partis panteler
-ailleurs: ils avaient des doutes au sujet de certains
-trous insolites ménagés dans la cloison. Maintenant
-ils vivaient en parfait collage après avoir
-touché la petite dot que la Truphot leur avaient
-libéralement octroyée pour faire face aux premiers
-besoins: car cette femme était très généreuse en ces
-sortes de circonstances et elle se serait ruinée&mdash;si
-son amant n’y eût veillé&mdash;afin de satisfaire ce
-qu’elle appelait couramment <i>ses petits travers dix-huitième
-siècle</i>. Un rien de pudeur, un rogaton de
-préjugé, sans doute, la retenait encore, puisque riche
-comme elle l’était, elle aurait pu aller jusqu’au bout
-de son penchant, instituer par exemple une <i>campagne</i>,
-une folie, comme à l’époque du Régent, une
-sorte de lupanar gratuit à l’usage de la littérature
-dont elle aurait administré les coucheries et frôlé le
-personnel.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne pensait à tout cela. Cette
-femme, après tout, n’est pas sans logique. On donne
-bien à manger, pourquoi ne pas donner aussi à culbuter?
-Ce serait pratiquer l’hospitalité bien entendue.
-On regarde les autres danser, pourquoi diable, ne
-pas les regarder aimer? La danse n’est qu’une excitation
-passionnelle, une mimique hypocrite des étreintes,
-et seul le puritanisme social s’oppose à la contemplation<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[39]</a></span>
-du geste de volupté. Mais que sera le
-puritanisme social dans deux siècles, ou même avant,
-quand l’humanité pratiquera la civilisation parachevée,
-quand la science et la philosophie l’auront convaincue
-que procréer est monstrueux et stupide, quand
-l’amour aura été justement décrété ridicule par la
-littérature? car c’est une question de mode que la
-beauté de l’amour. Si quinze mille poètes et trois ou
-quatre fois autant de prosateurs ne s’étaient point
-avisés, depuis l’origine des sociétés, de glorifier les
-bêlements sentimentaux et les soubresauts de l’arrière-train,
-l’espèce humaine n’aurait jamais eu l’idée
-d’établir en dogme la magnificence de l’amour. Les
-animaux, sous ce rapport, nous sont bien supérieurs:
-ils ne paraissent pas tirer vanité de leurs
-copulations. Dans quelques générations peut-être,
-il ne sera pas plus malséant d’assister aux ébats
-des couples qu’il ne l’est, à l’heure actuelle, d’assister
-aux ébats du Corps de ballet. Bien des
-choses, de ce seul fait, seront remises à leur place;
-la <i>transmutation des valeurs</i>, dont parle Nietzsche,
-sera réalisée pour le meilleur profit de la morale, et
-le petit spasme n’aura pas plus d’importance dans
-la vie des hommes, que l’acte de nutrition ou d’évacuation.
-Ce pôle majeur de la Sottise qui s’appelle
-l’amour, n’attirera donc plus sur lui, pour la stupéfier,
-la plus grande partie de l’intelligence en pouvoir
-de comprendre désormais qu’il y a autre chose que
-l’ébriété épidermique dans l’existence.</p>
-
-<p>Madame Truphot, conclut le gendelettre, a trop
-gigoté par elle-même et, se sentant sans doute quelque
-embarras dans les jointures, elle s’amuse à faire et à
-voir gigoter les autres. Cela lui continuera l’illusion
-qu’elle œuvre et besogne pour son propre compte.<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[40]</a></span>
-Elle s’affinait présentement, voilà tout. Agir en n’importe
-quel sens est grossier. Manœuvrer pour déterminer
-autrui et n’être que le spectateur est, en toutes
-choses, d’un artiste. Elle avait compris cela peut-être,
-bien que ce fût extraordinaire d’une pareille
-cervelle. Surajouter la joie du dilettantisme au bénéfice
-de la contorsion personnelle, la classait parmi
-les cérébraux. Mais elle y perdait tout de même
-quelque chose: la possibilité de se dire un beau
-mécanisme humain dont le dynamo sexuel fonctionnerait
-jusque dans l’ultime vieillesse. Pourquoi prosaïquement
-ne pas rester ce qu’elle avait été? Une
-pauvre chair tourmentée et pitoyable, qu’Eros traquait
-et pourchassait, de retraite en retraite, comme
-une bête aux abois, une esclave passionnelle, que le
-rut fustigeait de ses lanières de feu, ébouillantait toute
-vive, sans trêve ni repos, qui, sans jamais reprendre
-haleine, et sans connaître la moindre halte miséricordieuse,
-devait gravir, une à une, jusqu’à la mort, sur
-ses paumes saigneuses et ses genoux à vif, les âpres
-cîmes de l’escarpement sensuel. Qui sait? Il est possible
-qu’elle demandât grâce, parfois, dans ses nuits
-abjectes, devant l’homme infâme qu’elle payait;
-peut-être tendait-elle les bras vers une impossible
-clémence. Marche! marche! hurlait la voix du Sexe,
-pendant que des fers rouges tisonnaient ses reins
-fumants, pour lui faire précipiter sa course sénile
-vers un invisible sommet d’immondices charnelles.
-Elle répudiait tout cela, ce côté épique en somme,
-pour les rôles d’entremetteuse et de voyeuse bourgeoise!
-C’était décourageant.</p>
-
-<p>Maintenant le raté se reportait à la promesse de
-Madame Truphot. Il allait être l’élève, le <i>cadet</i>, le
-sujet brillant dont on paye les frais d’étude et qu’on<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[41]</a></span>
-subventionne dans l’espoir d’un profitable avenir.
-Si sa matérielle, comme il était permis de l’entrevoir,
-ne devait plus rien coûter à sa mère, ne fût-ce
-que pendant quelques mois, un profitable virement
-de fonds en ferait de l’argent de poche. Trois jours
-par semaine, il pourrait stupéfier les amis et le <i>Napolitain</i>
-d’un luxe inattendu. Ah! il ne serait pas si
-bête que ce crétin de Foinoir qui avait déraillé par
-suite de pudeur incongrue. Certes, il ne s’avèrerait
-pas imbécile à ce point. Les trous de la cloison, il
-s’en moquait un peu, lui, à peu près autant que de
-son premier solécisme. D’autre part, circonstance
-seconde, Madame Honved n’était point sans agrément.
-Mais comme il tirait gloire, à l’ordinaire, de
-son chic anglais qui lui enjoignait de ne pas être un
-impulsif et de ne pas se prononcer sur le champ, il
-répondit par des paroles vagues qui ne l’engageaient
-guère:</p>
-
-<p>&mdash;La petite Honved. Ah! oui, je vois, dit-il.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[42]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">II</h2>
-
-<p class="pch1">Il n’y a rien d’odieux dans la satire<br />
-qu’on exerce contre les méchants: elle<br />
-mérite, au contraire, les éloges de tout<br />
-homme de bien qui sait juger sainement.</p>
-<p class="pchr"><span class="smcap">Aristophane.</span></p>
-
-<p>La chère fut excellente et le potage bisque, la barbue
-<i>Jean Bart</i> et même le cœur de filet <i>Rossini</i> se
-trouvèrent déglutis au milieu des banalités, des
-calembours ou des plaisanteries qui avaient déjà fait
-leur temps à l’âge de pierre, mais qui servent de
-liant invariable aux convives les plus spirituels.
-Puis les propos s’égaillèrent et, dès l’apparition du
-faisan rôti qui valut à Madame Truphot des exclamations
-laudatives, la chasse étant fermée depuis quatre
-mois, plusieurs convives dûment assouvis, se mirent
-en devoir de besogner ferme pour faire briller leur
-génie.</p>
-
-<p>A la place d’honneur, à la droite de la veuve, dont
-il avait jadis fréquenté le mari, trônait Truculor, le
-Tribun socialiste. Verbe incontesté des plèbes,
-sa phraséologie graissée au meilleur cambouis de
-l’École normale devait introduire le Pecus dans la
-Jérusalem nouvelle, dans la Terre promissiale de
-Fraternité et de Justice, à moins qu’auparavant
-notre système solaire ne devînt tout à fait caduc et
-que la planète, intempestivement ne trépassât de
-vieillesse. C’était un gros homme, à la face halitueuse
-et patinée d’une teinte de grès roussâtre, qui
-ressemblait assez exactement à un contremaître<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[43]</a></span>
-potier dont le visage aurait été vernissé par le feu
-de son four. Trapu et d’encolure massive, le thorax
-redondant de cet orateur était une sorte de buffet
-d’orgue où s’alignaient les tuyaux, les cuivres et les
-pipeaux de fer-blanc, le cor et l’alto, le hautbois et
-le basson d’une éloquence polyphonique qui se
-passait à l’ordinaire du stimulant de l’Idée ou de la
-plus menue conviction, tout comme un piano mécanique
-se passe du secours d’un vil doigté. La spécialité
-de Truculor était le déchaînement dans la
-forme classique: ce qui faisait percevoir aux moins
-compréhensifs le puffisme du procédé, car dans
-chacune de ses gloses l’humanité et l’enthousiasme
-véritable avaient été expulsés par huissier pour que
-la rhétorique pompeuse pût, tout à son aise, se mettre
-dans ses meubles, s’installer dans le faux acajou des
-tirades. Bien qu’il prît soin, couramment, dans ses
-parlottes, de ne point ravaler ses collègues du Parlement
-de toute la vastitude de son érudition, on pressentait
-néanmoins, grâce à lui, ce que les Grecs
-eussent pensé de la conjoncture et combien il eût
-fallu d’épithètes aux Romains pour évaluer l’événement.
-Aux jours d’inspiration, aux minutes vaticinatoires,
-quand le rhéteur brandissait au-dessus du verre
-d’eau et des sténographes un facies congestionné
-et prophétique, quand il menaçait l’assemblée rétrograde
-de convoquer devant elle un avenir gros de
-menaces, quand il proposait d’éclairer les ténèbres du
-futur avec les fulgurations de son génie, ce cracheur
-de feu, dont les lèvres, à son dire, avaient été touchées
-par le charbon ardent d’Élie, n’arrivait que très
-péniblement à déflagrer une lamentable flammèche
-oratoire, un feu follet neurasthénique, une théorie de
-fumeuses étincelles totalement incapables d’embraser<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[44]</a></span>
-quoi que ce soit de l’ordre établi ou d’incendier
-le moindre fétu. Avec ce révolutionnaire, la Révolution,
-en effet, s’était muée en bonne fille et il convenait
-de faire son deuil de la véhémence de cyclone,
-de la lame de fond des grands Conventionnels qui,
-comme des éléments déchaînés, chavirèrent l’ancien
-Régime. Ce n’était plus la houle, le coup de bélier
-sur les portes d’airain de Danton, la froide logique,
-les théorèmes acérés de Robespierre qui eurent raison
-du vieux monde, qui désossèrent l’inique société,
-ou quoi que ce fût d’approximatif. Non, c’était une
-voix de bugle qui finissait toujours en soupirs de
-serinette; l’élan magistral partait pour emporter d’assaut
-l’Ilios bourgeoise et s’arrêtait pas bien loin, dans
-les bosquets anacréontiques, sentimenteux ou élégiaques
-de l’ancien Romainville... <i>sur la petite chanson</i>.
-N’en doutez pas, si Truculor au lieu de siéger sur les
-bancs socialistes de la troisième République avait
-siégé sur les bancs de l’ancienne Montagne, au soir
-du 10 août, il se fût transporté incontinent dans la
-loge du logographe pour consoler Louis XVI et
-l’aurait emmené avec les camarades boire du <i>Samos</i>,
-avant de lui faire récupérer ses Tuileries. Puis, le
-lendemain, trente-deux colonnes de son journal
-eussent expliqué à Samson déconvenu et au peuple
-fumisté tout le lumineux de cette détermination.</p>
-
-<p>Dans ses discours protéiformes, tous les genres
-du poncif prétentieux se coudoyaient. Tantôt, il
-endossait les paillons du sublime, se goudronnait
-d’un empois pisseux, n’usageait que le mot noble, tels
-les évêques fameux et bavards de Louis XIV; tantôt,
-il apparaissait constipé et solennel, comme les cuistres
-qu’on appela jadis les <i>grands parlementaires</i>, ou
-bien il brandissait des pistolets d’enfant, des foudres<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[45]</a></span>
-en aluminium, lorsqu’il s’avérait utile de terroriser
-l’adversaire, fluant aussitôt par toutes les ouvertures
-en un attendrissement diluvien, quand survenait la
-nécessité d’appliquer un émollient sur le cœur de
-bronze des majorités. Et cet instrumentiste vacarmait
-comme un orphéon, devenait à lui seul plus
-imposant, plus tumultuaire et tout aussi artiste que
-l’harmonie de Dufayel qui désoblige les moineaux
-du dimanche dans les squares parisiens. Pathétique,
-oh combien! l’emphase scoliaste gonflait ses tirades
-comme un coup de pompe un pneu de bicyclette, et
-il régnait sans conteste sur la foule des porteurs
-d’églantines extraordinés et ravis d’avoir enfin un
-orateur ayant victorieusement passé son bachot.</p>
-
-<p>Truculor avait été proclamé jadis le premier orateur
-de l’époque, parce qu’il s’était mis en devoir de recouvrir,
-à chaque ouverture de session, à chaque
-automne, le vieux parapluie quarantehuitard de l’éloquence
-parlementaire d’une silésienne de métaphores
-fuligineuses, d’affligeantes banalités ou d’incorrections
-dans le genre de celles-ci: «<i>Jamais
-dans le chaos des peuples et des races, dans la forêt
-des passions et des haines humaines, jamais une
-aussi large clairière de paix n’avait été pratiquée.</i>»&mdash;C’est
-de la poésie, lui criait alors Monsieur de
-Dion, athlète justement réputé pour la bêtise incoercible
-de ses propos, et qui, impressionné par la
-<i>forêt des passions</i>, prenait ce pathos pour la langue
-de Pindare. D’ailleurs, dans tous les discours de
-Truculor, il y avait une forêt, comme dans les démonstrations
-théologiques des trois derniers siècles,
-il y avait le mécanisme de la montre et l’argument
-final: Qui donc, si ce n’est Dieu, est l’horloger? Il
-ne sortait pas de là, c’était son trope le plus fabuleux,<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[46]</a></span>
-sa tautologie préférée. «Je gravissais un <i>soir</i>,
-la rue, avec l’émotion religieuse d’un néophyte. Sous
-un <i>soleil mêlé</i> d’azur triste et de blanches nuées, <i>je
-sentais une haute espérance</i> grandir en moi, <i>assez
-forte pour remonter</i> le flot de misère et d’inquiétude
-qui dévalait le long de la voie assombrie<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.» Il
-gravissait, un soir, sous un soleil et il sentait une
-haute espérance, assez forte pour remonter!!! Non,
-Paul Bourget, lui-même, répugnerait à conculquer
-un pareil tapioca, à battre en mayonnaise un pareil
-vomis. «Comme l’aigle qui monte vers le soleil.»
-«Ce discours <i>dont les vagues poussées par le vent du
-large</i>», continuait le tribun jaloux de colliger toutes
-les images qui le feraient refuser au certificat d’études
-de la laïque, anxieux de ne résilier aucun
-pompiérisme et de surpasser, si possible, Georges
-Ohnet, d’infamante mémoire, tout cela afin de faire
-la preuve, sous les bravos frénétiques des trois
-quarts de la Chambre, qu’un homme de réel talent
-ayant le sens du ridicule, le souci de la forme et
-l’exécration de la solennelle niaiserie, un <i>orateur</i>
-enfin, qui serait tout le contraire de lui, ne pourra
-jamais prospérer dans une assemblée délibérante.
-Quel magnifique langage! disait-on à chacune de ses
-gloses, dans le Parlement non moins que dans la
-Presse, et «l’Aigle», la «Forêt», «le vent du
-large», toute cette éloquence ravagée par un herpès
-de propos éculés passait aux yeux de ses collègues
-et des <i>matulus</i> des gazettes, pour la suprême manifestation
-du Verbe humain.</p>
-
-<p>Cependant, malgré l’opinion acharnée à le magnifier,
-Truculor, avec ses éternelles palinodies, la<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[47]</a></span>
-nécessité où il se trouvait de se déjuger sans cesse,
-l’obligation où il était de renier à la Tribune toutes
-les campagnes menées par lui dans son journal,
-Truculor, le Logomaque, commençait à lasser les
-honnêtes gens et les intelligences de son parti et
-pour beaucoup il n’était plus déjà qu’un Béotien
-ayant fait ses humanités. Ce Cacique du Socialisme
-voyait autour de lui déserter les Incas. Il faisait, du
-reste, tout ce qui est indiqué pour cela. Lui, hier
-encore révolutionnaire, ne venait-il pas d’être amené
-à confesser, en pleine séance que l’accointance avec
-l’autocrate du Nord était utile et louangeable, après
-lui avoir, vingt fois auparavant, jeté l’anathème. Et
-il avait suffi d’une mise en demeure d’un leader du
-centre pour lui faire approuver, en l’alliance russe,
-les horreurs de la Sibérie, les massacres de paysans
-dans les provinces, le vol de la Mandchourie, la
-persécution de Tolstoï, tous les crimes enfin du
-Tsarisme scélérat, dont la France porte sa part,
-puisque c’est avec son argent qu’ils ont pu être perpétrés.</p>
-
-<p>Le triomphe de Truculor était la réunion publique.
-Hissé sur les tréteaux, il s’employait&mdash;avec le
-meilleur de son accent languedocien&mdash;à faire
-résonner de suite le fer-blanc de ses périodes, le
-chaudron mal étamé de ses prosopopées, besognant
-de son mieux pour griser son public, d’un seul coup,
-avec le trois-six de ses tirades, se démenant en des
-gestes de mangeur d’étoupe enflammée, les bras
-giratoires et la tête renversée en arrière, menaçant
-chaque fois d’éteindre le lustre sous une averse de
-postillons issue des profondeurs de son larynx tempétueux.
-En Aïssaouah de la Révolution, il y dévorait
-tout vivant le <i>lapin</i> du bonheur futur. Sans<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[48]</a></span>
-rémission, il chevrotait les incidentes, abusait du
-trémolo, la voix jouant de l’accordéon sur les finales,
-à la chute des phrases, ce qui faisait déferler les
-applaudissements. Pendant deux heures, inexorablement,
-on le voyait d’abord s’appuyer au soutènement
-de l’érudition, évoquer tour à tour Locke et
-Buchner, Proudhon et Auguste Comte, Karl Marx et
-Bernstein; puis il s’autorisait ensuite, pour son propre
-compte, à faire jouer les grandes eaux du
-Truisme, submergeant ses ouailles sous une Mer
-Egée de lieux communs dont sa Sociologie maritornesque
-et puérile était l’Amphitrite dépenaillée.</p>
-
-<p>On aura touché du droit la belle spontanéité de
-cette nature quand on saura que, pendant quatre
-années consécutives, il avait servi aux étudiants de
-l’Université de Toulouse, où il professait, sa fameuse
-phrase sur la misère humaine bercée par la vieille
-chanson: phrase qui était alors un anathème spiritualiste
-jeté au matérialisme vainqueur. C’est tout
-ce que son génie devait enfanter jamais comme
-suprême offrande à la mentalité moderne. Il n’était
-pas un postulant de la licence qui n’eût bénéficié,
-là-bas, de cette formule avant qu’elle ne s’envolât
-pour faire le tour du monde en toute célébrité. Élu
-député, il avait placé son unique effet, sa trouvaille
-estomirante dans sa malle, sous une pile de gilets
-de flanelle ou un lot de chaussettes, et il était
-accouru à la Chambre pour lui faire un sort immédiatement.</p>
-
-<p>Le bagage de Victor Cousin devant la postérité se
-réduit à deux définitions heureuses du mysticisme et
-du scepticisme; le bagage de Truculor, plus mince,
-se réduira vraisemblablement à cette sentimentale
-ineptie. Cependant l’amour que nourrissent les foules<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[49]</a></span>
-contemporaines pour les <i>mirlitonades</i> est poussé
-à un point tel que celle-ci suffit, d’un coup, à lui faire
-conquérir la perdurable gloire.</p>
-
-<p>Et «<i>le grand tribun</i>» apostat de l’opportunisme,
-Coriolan du centre gauche qui, en 1894, avait accusé
-les anarchistes d’être subventionnés par l’Église,
-poursuivait un but qui n’était autre, que celui-ci:
-corser d’un peu de machiavélisme et de politique
-<i>vaticane</i>, la défense jusque-là maladroite du Capital
-et de la Propriété en danger imminent, les sauver,
-pour tout dire, en allant, lui, s’offrir au peuple, pour
-le mieux abuser. La caste possédante sait très bien
-que les masses populaires ne peuvent point, impunément,
-être toujours heurtées de front. Il convient de
-temps en temps d’employer la cautèle. Ce que dit
-l’esclave Démosthènes au charcutier, dans <i>les Chevaliers</i>
-d’Aristophane, s’appliquait, se juxtaposait
-merveilleusement à Truculor et définissait son cas:&mdash;Il
-faut attirer le peuple par des caresses de cuisine
-et le duper. Tu as d’excellentes qualités pour
-agir sur lui: la voix forte, l’éloquence impudente, le
-naturel pervers et la charlatanerie du marché.</p>
-
-<p>Aussi en moins de six années, grâce à l’influence
-qu’il exerçait sur les masses passives et abêties, il
-venait de réussir à passer un anneau, une fibule dans
-les naseaux de l’ours socialiste dont les bras, en se
-refermant, auraient pu, d’une étreinte, étouffer la vieille
-société, et, en l’heure présente, il le faisait danser en
-rond devant la classe au pouvoir, en bon plantigrade
-qui ne sait plus qu’exécuter des courbettes et lécher
-éperdument les pieds de ses maîtres. Et dans la partie
-de bonneteau que la Bourgeoisie, depuis plus d’un
-siècle, avait engagée avec le vieillard Démos, pendant
-qu’elle faisait miroiter à ses yeux les cartes biseautées<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[50]</a></span>
-d’un hypocrite apitoiement ou d’un profit illusoire,
-Truculor s’était promu à l’emploi <i>d’allumeur</i>,
-de compère, de <i>comtois</i>, incitant le Pecus à tenir
-l’enjeu de moitié avec lui, protestant avec de grands
-coups de poing sur la table volante, qu’on allait enfin
-gagner la partie, exhortant, en un mot, le malheureux
-à choisir le néfaste expédient, à tourner la
-mauvaise carte.</p>
-
-<p>&mdash;C’est celle-ci qui gagne, tourne la rouge, vieux,
-tourne la rouge, et tu vas empocher....</p>
-
-<p>Le vieillard Démos, dédaignant la <i>noire</i>, tournait
-la <i>rouge</i> sur ses conseils et n’encaissait qu’un surcroît
-de famine et un supplément de coups de fusil...</p>
-
-<p><i>Crainquebille des lieux communs</i>, Truculor se
-remettait alors à pousser devant lui la petite voiture
-du marchand des quatre-saisons de la rhétorique
-électorale, dans laquelle se trouvaient entassés pêle-mêle
-les choux-fleurs, les carottes et les navets,
-tous les légumes flétris de l’art oratoire. Et à côté
-de lui, attelé à la même bricole, barrant la chaussée
-du tangage de ses épaules, la poitrine adornée d’une
-médaille de la préfecture, déambulait, pour défendre
-sa marchandise contre les coups de main des mauvais
-garçons, une sorte de fort de la Halle, de coltineur
-endimanché. Cet individu, ancien peintre en
-bâtiment, avait débuté, lui aussi, en la Sociologie,
-comme rufian dans les bouges de Montmartre. Il y
-sollicitait naguère des consommateurs, avec une profusion
-de coups de casquette, la permission de vider
-le fond des bocks, de ramasser les mégots ou de
-chanter la romance et, maintenant, le collectivisme
-du <i>Larbinat</i> ministériel l’avait promu à une des
-dignités les plus en vue de la <i>Soutenance</i> politique.
-A chaque nouvelle aurore dans son journal, il préconisait<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[51]</a></span>
-la servilité et la castration à la multitude
-prolétarienne et emportait comme salaire le billon
-négligeable des fonds secrets, la menue monnaie
-périmée qui traînait dans les tiroirs de la place Bauvau.
-Puant l’alcool et sans qu’il fût possible de l’exonérer
-de l’odeur indélébile des mauvais lieux, son
-patron lui avait donné un maître d’armes et lui avait
-fait remplacer le coup de tête dans l’estomac, des
-fortifs de sa jeunesse, par le coupé-dégagé des bretteurs
-les plus en vue. C’était le <i>Saltabadil</i>, le <i>Cloutier</i>
-de la bande. Mais il fallait le surveiller encore
-et le rétribuer toutes les fois avec munificence pour
-l’empêcher de <i>sonner</i> l’adversaire sur le pavé au lieu
-de le découdre, à Villebon, devant les quatre malfaisants
-imbéciles et les médecins odieux qui se
-prêtent encore aux grotesques gesticulations des
-affaires d’honneur. Il finissait les vieilles chaussettes
-et les pantalons hors d’usage des premiers ministres
-et, comme il parlait nègre par don congénital, on en
-avait fait&mdash;juste vengeance&mdash;un député de la
-Pointe-à-<i>Pitre</i>.</p>
-
-<p>Jadis, pourtant, Truculor avait épouvanté la classe
-au pouvoir. Le fait est à peine croyable, mais il fut.
-Depuis la commune&mdash;cette secousse qui n’est pas
-encore éteinte dans ses moelles&mdash;la Caste exactrice
-vit dans la teneur de voir, un jour, incinérer le
-Grand-Livre. C’est ce qui la décida à embaucher
-Truculor. Le capital et lui ne pouvaient-ils pas vivre
-en bons frères siamois, réunis par la même membrane
-d’imposture? Truculor qui promenait dans la
-vie une sensualité ingénue de paysan mal façonné
-et un besoin irrésistible d’être, par tous, consacré
-grand homme était facile à allécher. Aussi, la Bourgeoisie,
-avec la plus extrême facilité, l’avait-elle pipé<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[52]</a></span>
-au trébuchet de ces deux travers. On avait laissé traîner
-à sa portée quelques rogatons dont les enrichis ne
-voulaient plus, quelques jouissances putrides du luxe
-et de la somptuosité, tant désirés jadis, du fond de sa
-province; on l’avait fait vice-président de la Chambre,
-on l’avait admis officieusement dans les conseils
-du Gouvernement, et il s’était précipité sur ces
-détritus avec des voracités d’otarie affamée, cependant
-que les journaux respectables recevaient le mot
-d’ordre de lui attribuer chaque jour, une somme
-incommensurable de génie&mdash;dilapidé, par lui, hélas!
-dans la mauvaise cause, disaient-ils.</p>
-
-<p>Immédiatement, Truculor avait donné des gages.</p>
-
-<p>Pendant les dix années qui précédaient, il avait, en
-effet, déclaré la guerre au catholicisme, le dénonçant
-comme le pire ennemi de la civilisation, mettant en
-batterie, chaque soir, les balistes ou les mangonneaux
-de sa dialectique pour sabouler le Concordat, effondrer
-l’Église et ravager les dogmes, et, un beau matin,
-le monde stupéfié avait vu Truculor conduire sa
-fillette à la sainte table pour lui faire ingérer la plus
-notoire et la mieux famée des trois hypostases. C’était
-pour avoir la paix chez lui, avait-il excipé ingénument,
-en un débordement de copie qui n’était point
-encore réfréné. Et, le bon public, le bon public simpliste
-qui n’a point pris à l’École normale le goût
-des arguties byzantines se demandait vainement
-depuis ce jour, comment il se faisait qu’un homme,
-nourrissant pour la paix un goût si immodéré, vînt
-s’offrir comme stratège de la plus effroyable bataille
-que les histoires auront à enregistrer. Car, il n’y a
-pas à dire, il conviendrait pourtant de choisir entre
-le personnage de Déménète, de Plaute, ou celui de
-Spartacus. Truculor pourrait peut-être se rappeler<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[53]</a></span>
-qu’il est incongru de déclarer sur les tréteaux que la
-révolte est <i>esthétique</i> pour, rentré chez soi, se laisser
-rosser par sa femme. Les foules, en mal de soulèvement,
-feraient preuve de quelque intelligence
-en refusant de s’encombrer plus longtemps d’un
-chef, à ce point audacieux, qu’un coup de torchon
-de la conjointe le fait rentrer à la cuisine, pour
-éplucher les légumes, lorsqu’il se permet d’en sortir
-afin de prendre la parole chez lui et d’avoir une
-opinion.</p>
-
-<p>Le plus beau titre de gloire de ce rhéteur était
-d’avoir tronçonné en deux, déshonoré pour toujours
-peut-être le socialisme en le faisant verser dans une
-ribote de trois années dont il sortait à peine, avec un
-mal aux cheveux terrible, la bouche gougloutante de
-hoquets, ayant barboté à pleins grouins dans l’auge
-bourgeoise. Et maintenant, quelques-uns parmi les
-plus notoires des amis politiques de Truculor, à
-qui l’aventure avait permis de devenir ministre
-comme Millerand <i>l’Iscariote</i>, de se paver de joyaux,
-d’acquérir des terres historiques et de s’étouper de
-billets de banque, faisaient la roue devant le prolétariat
-toujours jugulé, criaient, avec leur bonisseur,
-aux quatre coins du pays:&mdash;Ayez confiance, citoyens,
-vous avez vu? Nous nous sommes ivrognés à d’augustes
-tables, nous avons été tolérés dans les
-parlottes de l’État; même nos femmes ont dîné avec
-le Tsar. C’est ce qu’on appelle le socialisme réformiste,
-la conquête des pouvoirs publics et la Révolution
-en marche...</p>
-
-<p>Oui, le forfait irrémissible de cet homme&mdash;qui
-s’était offert en 1885 à la liste réactionnaire de sa
-circonscription&mdash;l’inexpiable crime de ce politicien,
-accouru du lointain de sa sous-préfecture pour faire<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[54]</a></span>
-un sort à sa sonorité et à sa truculence, dans un
-parti quel qu’il fût, était d’avoir naufragé à jamais
-l’ultime chance de salut des multitudes spoliées,
-l’inamnistiable scélératesse de ce collectiviste devenu
-sous-ministre était d’avoir flibusté le Pauvre de sa
-dernière espérance et de l’avoir jeté à l’eau, par un
-croc-en-jambes sournois, devant la Bourgeoisie exultante,
-alors qu’à grands coups de pavés et avec des
-sourires mielleux, il renfonçait pour toujours dans le
-gouffre de mort et de ténèbre la Face douloureuse,
-tordue par les spasmes de la faim, la Face sainte et
-tragique, qui employait son dernier souffle à réclamer
-encore la Justice et la Pitié!</p>
-
-<p>Mais ce négociant en truismes et malfaçons oratoires
-ne connaissait pas le remords, rien ne pouvait
-décrocher la satisfaction béate qu’il arborait
-sur son visage. La destinée du compère, ministre,
-baron et multi-millionnaire, l’avait émotionné au point
-de lui faire perdre toute retenue dans l’impudeur et
-il totalisait les différentes sortes d’apostasies, de
-mensonges, de compromissions et de traîtrises à la
-Cause qui ont pu, jusqu’ici, être cataloguées. A l’instar
-de Dieu qui, d’après son témoignage, était une
-<i>Somme</i>, car il avait jadis publié un livre chez Alcan:
-800 pages intitulées: <i>De l’irréalité du monde matériel</i>,
-dans quoi il avait entassé toutes les balayures
-philosophiques de la rue d’Ulm, à l’instar de l’entité
-chère à M. de Mun et à Paul Bourget, Truculor était
-la <i>Somme</i> des impostures possibles pour parler son
-jargon. Il y a dix ans, à Carmaux, il chantait la <i>Carmagnole</i>
-sur la nappe des banquets, et la classe dirigeante,
-dès qu’elle le jugea utile, le fit retourner d’un
-coup de botte au cantique de sa jeunesse à l’«Esprit
-saint descendez en nous» et au <i>benedicite</i> de la table<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[55]</a></span>
-conjugale. Un homme d’État, dont la stratégie politique
-digne de l’auteur du <i>Prince</i> suscitait la joie des
-intelligences amoureuses de belles manœuvres et que
-sa connaissance parfaite de la saleté humaine non
-moins que son mépris superbe de l’humanité vile
-faisaient l’égal des plus grands dans l’antique et le
-moderne, un premier ministre dont le savoir-faire
-réduisait par comparaison ses confrères du passé: les
-Dubois, les Barras, les Talleyrand à la condition
-d’obscurs manœuvres, avait pu réaliser, grâce à
-Truculor et à ses acolytes, un coup de génie surprenant,
-qui assurait pour toujours le triomphe de la
-Bourgeoisie un instant en péril. Lorsque la Révolution,
-à la suite d’une affaire célèbre, paraissait avoir
-reconquis enfin quelque lucidité et quelque énergie,
-lorsqu’elle vint déferler de ses premières lames contre
-les balises du Capital, en menaçant cette fois de
-le submerger, ce tacticien eut une inspiration merveilleuse.
-Il se rappela à temps le procédé employé
-jadis, au <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, dans les colonies anglaises
-pour étouffer les insurrections de nègres.</p>
-
-<p>Quand les noirs révoltés, ayant coupé quelques
-têtes et s’étant conditionné des pennons rouges
-avec les intestins fumants de deux ou trois colons,
-dévalaient en horde rugissante parmi les fracas des
-tam-tams et derrière leurs tabous ou leurs sorciers,
-on sait que les soldats des trois royaumes n’avaient
-cure de verser dans les inutiles fusillades. Ils se retiraient
-simplement à l’arrière de la ville, après avoir
-roulé au milieu de la rue principale quelques barils
-de tafia. Alors, ils attendaient, placides, en chantant
-le <i>God save the king</i> ou en jouant au bezigue. Au
-bout de deux heures, ils revenaient, la pipe aux dents,
-car il n’y avait plus d’insurrection.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[56]</a></span></p>
-
-<p>Tous les nègres, ivres-morts pour avoir défoncé
-les barils de <i>raki</i>, se vautraient à l’entrée des
-paillottes, exactement à point pour être jetés à
-la mer. Ce fut la tactique du Secrétaire d’État
-chargé de sauver les exacteurs. Il avait fait rouler en
-travers de la route quelques menues voluptés bourgeoises,
-des provendes bien immondes, des honneurs
-qui contaminent, des sacs de piastres, des décorations,
-du vin de Samos, des prostituées, des pelisses
-de fourrures, des coupons de loges d’Opéra, des
-abonnements au Chabanais, un portefeuille de ministre,
-sans oublier des caisses de savon à l’opoponax,
-du linge de corps, des corsets de la <i>Samaritaine</i>, de
-l’astrakan de conducteur d’omnibus, des bijoux de
-la rue Rambuteau et quelques marlous des grands
-bars pour les femmes et, au bout de quelques minutes,
-tout l’État-major socialiste était ivre-mort, poussait
-des cris de chimpanzés hystériques, s’étouffait
-de mangeries, se battait pour se filouter réciproquement
-les nourritures au fond de la gorge, bâfrait à
-même la fange, forniquait dans le ruisseau, éructait
-à faire trembler les vitres voisines, s’enfonçait les
-doigts dans la bouche, afin de se libérer l’estomac et
-de manger encore, toujours, dans le geste itératif et
-le vomissement éperdu de Vitellius<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
-
-<p>Alors, il les avait incorporés à sa domesticité et
-leur avait fait vider ses crachoirs.</p>
-
-<p>Juste en face de Truculor, s’embusquait un profil
-inquiétant, une tête de marchand d’esclaves, d’écumeur
-de naufrages ou de pirate barbaresque. C’était
-Jacques Paraclet, le pamphlétaire catholique, héritier<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[57]</a></span>
-du <i>gueuloir</i> de Veuillot qui, moyennant cent sous
-ou un dîner, tenait, dans les journaux ou les cénacles,
-l’emploi de la Colère céleste et pulvérisait l’assistance,
-au dessert, en précipitant sur elle le courroux
-des trois Personnes de la Trinité qui, pourtant,
-n’en font qu’une et tiennent dans la même à la
-suite d’on ne sait quelle pénétration sodomique;
-Jacques Paraclet, qui, avant le vestiaire, incendiait
-ponctuellement les lieux maudits où il venait néanmoins
-de fréquenter, en laissant choir sur les convives
-la pluie d’étoiles en fromage mou d’une Apocalypse
-redevable à l’alcool de son meilleur ordonnancement.
-Ce chrétien maniait, à l’ordinaire, une prose
-<i>à faire tourner les mayonnaises</i>, mais dont il tirait
-parfois un effet surprenant. Coprologue et stercoraire,
-il était à proprement parler, le Ruggieri de l’excrément,
-le Liberty de la fécalité et, sous le prétexte
-de glorifier son Dieu, il n’avait point son pareil pour
-bâtir des Alhambras en guano et des Parthénons en
-poudrette. Ce fut lui qui, jadis, on s’en souvient,
-qualifia Zola de <i>Triton de la fosse d’aisances naturaliste</i>
-sans prendre la peine de considérer qu’il pouvait
-être à son tour le Parsifal d’un Niebelung
-étronnifère qui, brandissant un fanion ponctué de
-naïves virgules, se serait lancé à l’escalade d’un
-Mont Salvat au sulfhydrate d’ammoniaque.</p>
-
-<p>Ancien communard, d’après son propre aveu,
-enragé de n’avoir pu prélever dans l’insurrection du
-18 Mars, ni dans les années qui suivirent, une notoriété
-quelconque, tenu à l’écart par les premiers
-rôles et confiné au rang de vague doublure, il avait
-été, un jour, offrir sa marchandise dans la boutique
-adverse, changeant soudain de paroxysme et transmuant
-en catholicisme d’inquisition sa frénésie<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[58]</a></span>
-révolutionnaire. Il s’était présenté chez l’auteur des
-<i>Diaboliques</i> pour demander aide et réconfort. Barbey
-d’Aurévilly, ce nomenclateur enamouré des plus
-ridicules attitudes, que les vieilles cagotes et les
-sang-bleu de Valognes prennent encore pour le dernier
-aristocrate du Logos, pour le Connétable des
-Lettres, l’avait gratifié du meilleur accueil en s’engageant
-à le présenter au comte de Chambord à la
-première occasion et dès qu’il aurait du linge. Tout
-en se rengorgeant sous ses jabots achetés aux ventes
-du Mont-de-piété et ses dentelles d’Antony sexagénaire,
-qui avait acquis l’impérissable amour du pourpoint
-et du panache, pour avoir sans doute dans sa
-jeunesse, entendu chanter Saint-Bris au fond de sa
-province ataxique, il interrompit net la réfection de
-ses cravates qu’il reprisait lui-même et il lui conseilla&mdash;par
-goût du paradoxe hugonien et de l’anachronisme
-romantique&mdash;de revêtir le harnais de
-combat et de se confectionner l’âme chrétienne d’un
-Joseph de Maistre, qui aurait, cette fois, réquisitionné
-le meilleur de sa polémique et de sa langue
-dans les conflagrations du Marché de la volaille et
-du Pavillon de la marée.</p>
-
-<p>Le soir même de ce jour d’il y a vingt ans, Jacques
-Paraclet, muni d’une apostille du Maître, s’était, à
-défaut d’autre débouché, mobilisé chez Rodolphe
-Salis, le propriétaire du <i>Chat-Noir</i> qui régnait alors
-comme conservateur sur ce musée Dupuytren de
-l’Histrionat.</p>
-
-<p>Après la deuxième absinthe, le libelliste boulimique,
-désireux d’affirmer son savoir-faire, s’étant mis soudain
-à pousser des glapissements de chacal à qui on
-extirpe un ongle incarné, le gentilhomme cabaretier
-l’avait engagé sur l’heure pour rehausser de quelque<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[59]</a></span>
-inattendu sa troupe de bateleurs édentés. Il avait été
-chargé d’abord d’enlever les pardessus, de distribuer
-les petits bancs aux dames et de jeter du sable jaune
-sur les crachats, dans les couloirs, puis permission
-lui fut octroyée, par la suite, de collaborer au boniment
-et d’invectiver le public afin de le porter au
-point culminant de l’enthousiasme. Comme son
-bagoût avait permis de hausser de quinze centimes
-le prix des bocks, Salis donna des ordres pour que
-deux colonnes du journal de l’endroit, dirigé par
-Emile Goudeau, fussent mises à sa disposition, avec
-toute licence d’étriper les pontifes. C’est ainsi que
-s’amorça son destin. Rue de Laval, Jacques Paraclet
-était déjà le Marseille, le Bamboula d’une boutique
-de tombeurs littéraires et, caleçonné d’une
-peau de tigre eczémateuse, chaussé des bottes à
-gland doré du bestiaire suburbain, poitrinant sous
-le dolman et les brandebourgs cramoisis d’un Bidel
-cagneux, il offrait le gant aux adversaires, pratiquait
-avec brio la «ceinture devant» et le «tour de
-tête», alors que pleuvaient les décimes dans la
-sébille de fer étamé et qu’il criait:&mdash;Encore dix-neuf
-sous et j’vas vous crever Renan.</p>
-
-<p>Depuis, il avait persévéré, ne s’attaquant jamais
-du reste qu’à la Civilisation, se battant en Tétanique
-contre la Science et la Pensée, braquant sans
-relâche, en homme-canon, contre Hugo, Michelet,
-Zola, contre tous ceux dont s’honore la culture
-moderne, un obusier forain bourré de phrases au
-picrate irascible, une vieille caronade de corsaire
-chargée d’explosives épithètes à triple percussion,
-pendant que faisait rage, alentour, il faut le dire,
-une formidable mousqueterie de tropes empoisonnés,
-de démentielles métaphores.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[60]</a></span></p>
-
-<p><i>Je suis un gigantesque et divin Sodomiste, car,
-seul j’ai couché avec le Verbe et, seul, je l’ai fécondé</i>,
-semblaient, dans leur superbe, hurler tous ses
-livres. Ce serpent python s’était donc dressé devant
-la société libre-penseuse pour l’avaler d’un seul
-coup, ainsi qu’il le prétendait, mais comme celui du
-Jardin des Plantes, il n’avait avalé qu’une couverture
-et encore était-ce celle des livres de Veuillot, ce dont
-il avait failli mourir empoisonné et ne guérirait jamais.
-Rongé vivant par un lupus d’orgueil, hypertrophié
-par un éléphantiasis de vanité, il exerçait dans la
-périphérie parisienne le métier de prophète et prélevait
-sa nourriture sur les sacerdotes, les soutaniers
-et les confrères que terrorisait sa copie. Il avait pris
-aux livres qualifiés saints, aux livres des Vaticinateurs
-ou des grands hystériques juifs, tout l’anachronisme,
-toute la mécanique de sa prose laborieusement
-composée, toute l’architectonie de son style
-qui, pour moderniser les aboyeurs d’Israël, avait
-spolié à peu près tous les siècles: Juvénal, le vieil
-Agrippa, Chateaubriand, Baudelaire et même, tout
-arrive, son conseil d’antan: Barbey d’Aurévilly,
-mais dans lequel il éclusait seul un inéluctable
-gulf-stream de scatologies. Ce courant intérieur
-avait ses grandes marées, son flux et son reflux et
-roulait implacablement sous des aurores boréales et
-des arcs-en-ciel fécaloïdes que l’auteur pourléchait
-avec amour. Cependant, par une virtuosité qui lui
-était personnelle, il arrivait souvent à rebondir de la
-tinette à l’étoile. On le croyait parfois enlizé dans la
-fiente: il était dans la voie lactée. C’était sa façon
-à lui de manier l’antithèse et d’infliger la sensation
-du prodigieux au lecteur, pareillement démuni d’analyse
-et d’entendement, qui se précipite tête baissée<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[61]</a></span>
-dans tous les traquenards du livre à trois francs cinquante.
-Un effroyable gongorisme était d’ailleurs
-l’art préféré de ce dernier adepte du romantisme
-transformé par lui en orchestre de monstres, en tératologie
-malmenée par le tétanos.</p>
-
-<p>Et cet homme n’était pas moins fier de sa <i>beauté</i>
-que de sa prose. Dans sa dernière œuvre: Je <i>m’obsècre</i>,
-la vénusté de son profil était dévolue à l’admiration
-des multitudes sous la protection de ce titre:
-«<i>Promesse d’un beau visage</i>&mdash;mon portrait à 18 ans,
-peint par moi-même à l’huile de requin.» La prunelle
-de l’innocent lecteur pouvait s’y délecter d’un
-facies impubescent de garçon marchand de vin,
-d’une tête de calicot congestionné qui vient de rater
-«une guelte», de bonneton ou de bobinard qui voit
-un client faire «un rendu».</p>
-
-<p>Carapacé, tel le <i>Tancrède des Stercoraires</i>, d’une
-armure de bran durci à l’usage de la balle, il était
-néanmoins d’une intaille singulière, et cet échantillon
-d’un autre âge réclamant pour lui-même l’honneur
-de tenir le couteau à dépecer l’humanité dans les
-grands abattoirs catholiques, ce spécimen inattendu,
-ne se pouvait cataloguer dans la platitude accoutumée,
-dépassait la pelade contemporaine de toute
-la hauteur d’une lèpre effroyable et surprenante.
-Comme Truculor, il avait en poche la solution de la
-question sociale et cette solution était très simple,
-elle consistait:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> A traîner le cadavre de Renan jusqu’au plus
-prochain dépotoir;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> A ériger au sommet du Panthéon une croix d’or
-<i>du poids</i> (?) de plusieurs millions;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> A astreindre tous les Français à communier au
-moins une fois par semaine, sous peine de mort!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[62]</a></span></p>
-
-<p>Oui, ce n’était pas plus difficile que cela, et on se
-demandait vainement, à la suite de cette écriture,
-comment l’époque, qui n’avait pu offrir à Jacques
-Paraclet l’Escurial d’un nouveau Philippe II, ne lui
-avait pas ouvert, sur l’heure, la cage de fer des aliénés
-de Bicêtre.</p>
-
-<p>Il est juste de dire, cependant, qu’on avait de lui,
-dans son livre, <i>l’Imprécateur</i>, un chapitre sur la bondieuserie,
-la coprolâtrie de Saint-Sulpice, qui était
-une manière de chef-d’œuvre définitif, avec deux
-ou trois rugissements adventices assez bien expectorés.</p>
-
-<p>C’était Boutorgne qui avait conseillé à la Truphot
-d’inviter Jacques Paraclet, d’elle ignoré, dans l’espoir
-d’incidents peu ordinaires. Jusque-là, cependant, il
-avait été déçu, Truculor, ravalant le meilleur des Baedekers,
-s’était lancé en une description pointilleuse
-de son pays natal, des gorges du Tarn, et le squale
-catholique s’était contenté de déglutir ferme et de
-considérer en silence la beauté svelte, les yeux
-d’écaille blonde, la lourde et érugineuse chevelure
-de Madame Honved dont les pesantes torsades la
-casquaient de rouille sanglante et chaude. Il ne
-s’était même pas enquis, au préalable, par une de ces
-interpellations foudroyantes dont il était coutumier,
-si cette dernière avait fait congrûment ses Pâques,
-car Jacques Paraclet, au café, dans les bureaux d’omnibus,
-les rédactions et les mangeries bourgeoises
-faisait la place pour Dieu le père, informait les gens
-de Ses volontés les plus récentes et répercutait Iaveh
-avec une bien autre infaillibilité que le déguisé du
-Vatican. Malgré que ce soir-là, il se tînt coi et parût
-avoir été passé au chloral, il agaçait Honved qui, sans
-la présence de sa femme et dès le second service<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[63]</a></span>
-n’aurait point su résister, sans doute, au plaisir de
-lancer, contre le fulminate désormais mouillé de
-cette torpille de sacristie, quelque perforant brocard
-destiné à la faire exploser, si toutefois elle en était
-encore capable. Le pugilat verbal avec Jacques
-Paraclet, étant donné tout ce qu’il comportait d’obscénités
-littéraires, lui répugnait devant sa compagne.
-Cela eût été drôle, tout de même, d’inciter le
-catholique à un combat singulier, de l’attirer en rase
-campagne, après qu’il eût d’avance bourré sa faconde
-de ses invectives habituelles dont la moindre aurait
-été capable de donner des hauts-le-cœur à une pompe
-nocturne. Oui, c’eût été amusant de le suivre sur son
-terrain, pour, tout à coup, faire pleuvoir sur lui le
-feu grégeois d’une série d’anathèmes trempés dans
-les laves du meilleur Juvénal.</p>
-
-<p>Par trois fois, Honved remisa le cartel, rengaina la
-brette terrible de ses mots qu’il dissimulait, à l’ordinaire,
-sous les rubans, les velours et les fleurs d’une
-excessive politesse venant encore ajouter à l’acuité
-de l’ironie. Honved, auteur dramatique jusque-là
-très discuté, était arrivé enfin à la grande notoriété
-avec ses trois derniers actes de l’Odéon: <i>L’âme
-païenne</i>. La grâce antique oblitérée par dix-huit siècles
-de catholicisme, enterrée sous les mucus et les
-excrétions de tous les exégètes, avait enfin été exhumée
-victorieusement, comme un bronze intact quoique
-deux fois millénaire, dont la jeune lumière à nouveau
-vient caresser amoureusement le svelte contour
-et la chaude patine.</p>
-
-<p>Les initiés et les érudits avaient crié au miracle
-devant ce sens aigu du génie latin, et son art, sa
-technique, son dialogue, toute la grâce sereine et
-fauve, le culte ardent de la vie, immortelle et redoutable,<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[64]</a></span>
-acceptée avec ferveur en toutes ses joies, ses
-faiblesses et ses hontes, uniquement parce qu’elle est
-la minute fugitive qui permet de prendre conscience
-de l’univers imparfait et vain comme l’homme, disait-il;
-les amants effeuillant des tubéreuses sous les
-térébinthes et les portiques de marbre noir, avec du
-sang aux doigts, du sang d’esclave rebelle ou de tyran
-abattu, les chants d’agonie des patriciens venant de
-se <i>procurer la mort ainsi qu’une débauche</i>, selon le
-mot de Flaubert, et s’interrompant de mourir pour
-donner un conseil aux couples enlacés, réciter un
-vers d’Horace ou fixer un point de philosophie
-<i>Rerum pulcherrima Roma</i>; tout cela revivait comme
-aux jours de Tibulle et de Properce, et semblait
-avoir été signé par un de ceux qui, les premiers,
-scandèrent le Verbe et le Génie humain en une
-forme définitive. L’<i>âme païenne</i>, est-il besoin de le
-notifier? avait eu exactement dix-sept représentations,
-et la plus belle recette qu’elle atteignît jamais
-s’éleva à 833 francs: le directeur de l’Odéon, secondé
-par d’inénarrables grimaciers, ayant fait tout le possible
-pour que le public parisien ne prît goût à un
-art qui se permettait d’entrer en si parfaite hétérodoxie
-avec celui du <i>Quo Vadis</i> ou de <i>l’Aphrodite</i> de
-M. Pierre Louys. Et ce fonctionnaire doit être remercié,
-car placé à la tête d’un département de l’esthétique
-moderne, il doit avant tout veiller à la conservation
-des choses existantes, éviter les révolutions
-intellectuelles, les brusques changements d’optique
-et toutes autres perturbations aux gens bénévoles
-qui, ayant le loisir d’acquérir, sous les galeries,
-moyennant trente-cinq sous, Plaute, Molière, Racine
-ou Lucien versent à son comptoir des sommes beaucoup
-plus importantes et viennent ouïr MM. Cornaglia<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[65]</a></span>
-ou Albert Lambert, ancêtre, qui vagissent tous
-les soirs ce qu’il y a de mieux dans l’œuvre d’Émile
-Augier, Paul Bourget, Alexandre Bisson ou André
-Theuriet.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne, placé à côté de Madame Honved,
-venait d’épuiser le lot de ses comparaisons favorables
-et de ses épithètes avantageuses. Présentement,
-il n’avait plus à sa disposition un seul vocable littéraire
-pour exprimer l’extraordinaire couleur des prunelles
-de sa voisine. Après l’avoir successivement
-confrontée à Bethsabée, à Cléopâtre, à la reine de
-Saba, elle-même, après s’être porté garant qu’elle
-ravalait, par simple comparaison, les fées Mélusine,
-Viviane ou Urgande, après avoir affirmé qu’elle
-détenait des yeux comme il devait en brasiller jadis,
-dans les coins d’ombre de l’Alhambra, palais des
-rois Maures, il restait coi, effroyablement muet, et,
-de la prunelle, faisait le tour de la table comme pour
-implorer quelque improbable et mystérieux secours.
-Déjà, en deux ou trois circonstances antérieures,
-cette chose lui était arrivée. Quand quelqu’un, un
-fait inattendu, ou plus simplement la vue d’un objet
-banal, totalement incapable de dispenser l’émoi au
-restant de ses semblables, l’impressionnaient, un
-trou noir se faisait dans son esprit, des mouches
-diaprées et des lucioles bizarres dansaient devant
-ses yeux et il était investi d’une subite et irréductible
-aphasie. A cela même, il devait d’avoir raté le secrétariat
-d’un mandarin désireux de se lancer dans la
-politique et qui avait besoin d’un scribe amoureux de
-la faute de syntaxe, pour pouvoir se faire comprendre
-de ses électeurs et de ses collègues du Parlement.
-Boutorgne, convoqué par lui, un matin à dix heures,
-était resté invraisemblablement aphone et, malgré<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[66]</a></span>
-les encouragements et la bienveillance du Maître,
-n’avait réussi qu’à s’extirper des plaintes et des
-gémissements qui l’avaient fait passer pour un aliéné
-en circulation indue. Et voilà, maintenant, que cela
-recommençait, juste à la minute où il avait besoin de
-tout son talent pour affrioler Madame Honved et l’induire
-dans la nécessité d’entreprendre, sans retard,
-l’adultère avec lui. Effaré, il violenta sa volonté, se
-râcla désespérément le palais avec sa langue et n’accoucha
-d’aucun son qui pût, à la rigueur, passer pour
-une parole et, encore moins, pour une pétarade de
-mots brillants. Alors, avec le rictus d’un homme
-qui se noie, il recommença à promener autour de
-lui un regard affolé. Hélas! les autres ne se souciaient
-guère de le repêcher, ne s’apercevaient même
-pas de sa détresse, et nul ne s’occupait de lui pour
-l’interpeller directement, rompre ainsi le charme
-maléfique, ce qui lui aurait permis sans doute de
-reprendre souffle ou d’abandonner décemment le dialogue
-avec Madame Honved. Effroi. Il n’entendait,
-dans son entour, qu’un bruit confus de conversations
-dont il n’arrivait même pas à saisir le sens: chaque
-convive parlant à son voisin, mais aucun d’eux ne
-pérorant encore dans le silence de tous, en potentat
-indiscuté de la parole, du savoir ou de l’esprit.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, je vous en prie, lui dit la femme de
-l’auteur dramatique, amusée de son désarroi et trop
-parisienne pour le laisser barboter en paix dans les
-marécages de sa maladive sottise; il vous reste encore
-les évocations stellaires, les étoiles et les météores,
-les soleils et les comètes. Ne me jugez-vous pas digne
-de ces dernières? Il y en a justement une au
-zénith en ce moment.</p>
-
-<p>Cette pointe éberlua encore un peu plus le malheureux<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[67]</a></span>
-Boutorgne, qui disparut cette fois dans l’hébétude
-comme si un boulet de 80 l’eût tiré par les
-pieds. Pour toute réponse, il ouvrit et ferma convulsivement
-les yeux, se démena frénétiquement sur
-son siège, avec la grâce d’un jeune pingouin qui se
-serait laissé choir sur quelque hypocrite harpon.
-Madame Honved, renversée au dossier de sa chaise,
-riait maintenant d’un rire cristallin et cruel dont les
-fusées railleuses perforaient le lamentable gendelettre
-qui, les paupières closes et la bouche pincée,
-s’enfonçait les ongles dans les cuisses pour se punir,
-sans doute, d’être à ce point idiot. Certes, il aurait
-dû prévoir la chose: cette femme l’impressionnait
-trop pour qu’il pût jamais la conquérir. Et, un cataplasme
-de ténèbres sur les orbites, il vivait dans la
-terreur de revoir au moindre dessillement des paupières
-les deux redoutables prunelles sablées d’or,
-et couleur de feuille morte qui le médusaient, le restituaient
-à sa véritable nature et le faisaient redevenir
-crétin, indiciblement. Enfin, il se ressaisit d’une
-parcelle d’entendement: ce fut pour se précipiter à
-la recherche d’un quelconque des deux ou trois mots
-de dîner dont il avait spolié certains auteurs et qui
-pouvaient se placer toujours, en n’importe quelle
-occasion. Mais dans le désarroi de son esprit, au
-moment précis où il allait faire crépiter l’étincelle, il
-crut l’avoir placée déjà, et il se retint, exsudant de
-terreur, pour ne pas récidiver et faire apparaître,
-dans son entier, l’indigence de son esprit inscrit à
-l’Assistance publique du plagiat.</p>
-
-<p>Un moment, il perçut sous la table un concert de
-pieds froissés. Évidemment, cette ironique M<sup>me</sup> Honved,
-qui lui avait tendu la chausse-trappe d’un sourire
-pour mieux le faire marcher, qui douchait ses<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[68]</a></span>
-emballements et ses meilleurs effets des cascades
-réfrigérantes de son rire, prévenait son mari d’une
-accolade de cheville, afin qu’il ne perdît rien de sa
-déconfiture. Déjà, Honved se penchait par dessus
-l’épaule de sa femme, considérait un moment le
-grotesque du personnage dont la poitrine de poulet
-bombait plus fort, d’angoisse rentrée, dont le cou
-s’enfonçait davantage dans les épaules, et il eût un
-susurrement, que Médéric Boutorgne perçut néanmoins:</p>
-
-<p>&mdash;Dépêche-toi de le regarder une fois encore;
-tout à l’heure, il ne sera plus visible: son thorax est
-en train d’avaler sa tête...</p>
-
-<p>Le <i>Prosifère</i> sentit des flammes terribles brasiller
-sur sa face jusque-là verte. Il chercha vainement une
-riposte, ne la trouva point, s’entêta, s’acharna, et
-n’aboutit qu’à prolonger presque sur le dehors quatre
-ou cinq lamentations profondes et intérieures.
-Alors il serra frénétiquement les lèvres pour réfréner
-la tentation qu’il avait de vagir quoi que ce soit
-d’informe. Voyons, personne ne lui adresserait donc
-la parole? Et, tout à coup son cœur se fondit de
-reconnaissance; il délira de gratitude éperdue; il
-eut même envie d’embrasser Siemans, quand celui-ci,
-qui n’avait pas encore proféré un mot, lui dit de
-sa voix lente et épaisse:</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez, c’est beaucoup plus dur que mon
-beau-frère ne me l’avait fait entrevoir: le sol dièze est
-très difficile à attraper; il faut boucher le dernier
-trou aux trois quarts comme ça... avec le petit
-doigt...</p>
-
-<p>&mdash;Vrai? ah! pas possible, répondit Médéric Boutorgne
-du timbre altéré d’un monsieur qui se voit
-tout à coup nanti d’une confidence et d’une révélation<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[69]</a></span>
-dont l’extraordinaire intérêt est capable de le
-culbuter dans l’embolie. Et, libéré enfin de sa
-mutité par l’inconsciente intervention du Belge, il
-se passionna, devint avide de renseignements, s’intéressa
-au jeu de l’ocarina, tout heureux de filer par
-la tangente dans une conversation exempte, cette
-fois, de périls, dans une conversation où les yeux de
-Madame Honved ne lui verseraient plus, comme
-tout à l’heure, le maléfique inébriant.</p>
-
-<p>Mais Madame Truphot avait vu la scène et avait
-assisté à l’effondrement du malheureux. Elle haussa
-les épaules, eut une lippe de pitié. Un homme qui,
-en une heure, n’était pas capable de se faire agréer
-d’une femme n’était qu’un imbécile ou un castrat
-pour elle. Elle décida que, désormais, Boutorgne
-serait réservé pour ses bonnes, puisqu’il n’était bon
-qu’à cela.</p>
-
-<p>Et elle se frotta avec plus d’insistance à son voisin
-de gauche, à Sarigue, un grand garçon sec et blond,
-au nonchaloir affecté, qui s’efforçait de maintenir
-son masque au point voulu de mélancolie et de
-byronisme, comme il sied à un mortel sur qui
-pesa le <i>Fatum</i>, selon une expression de lui favorisée.</p>
-
-<p>Ah! celui-là fleurait bon l’amour au moins; il
-exhalait une senteur ravageante de passion tragique
-même, car il odorait le cadavre, ayant tué sa maîtresse
-en un drame fameux, qui jadis, occupa toute
-l’Europe. Un matin du printemps de 1890, on l’avait
-trouvé dans la chambre à coucher d’une villa du
-littoral algérien, la joue éraflée d’une égratignure,
-faisant de son mieux pour répandre des hémorrhagies
-apitoyantes et copieuses, et simulant des râles
-d’agonie près du cadavre de la femme d’un protestant<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[70]</a></span>
-notable de l’endroit, réputée jusque-là pour son
-rigorisme et son horreur des illégitimes fornications.
-L’épouse du momier, d’une beauté péremptoire
-quoique déjà aoûtée, avantagée par surcroît d’une
-fortune impressionnante, avait le front fracassé
-d’une balle et, préalablement à la minute où elle fut
-décervelée par Andoche Sarigue, elle avait répudié
-ses derniers linges: ce qui est un sacrifice conséquent,
-comme on sait, pour les personnes conseillées
-par Calvin. De ce dernier fait, l’assassin argua la
-passion, la frénésie sentimentale et charnelle qui
-peuvent, à la rigueur, précipiter dans ce que le
-bourgeois appelle l’<i>inconduite</i>, les mères de famille
-jusque là placides et que la quarantaine semble
-avoir mises hors l’amour. L’accusation rétorqua,
-en objectant les viles manœuvres, la suggestion,
-l’hypnotisme, et même le viol. Sarigue, avec des
-mots choisis, en une véritable page de littérature,
-s’était efforcé de faire au Jury la psychologie du
-drame. Il avait expliqué que les voluptés cardiaques
-ou génésiques n’étaient pas suffisantes pour le couple
-sublime qu’ils formaient tous deux; qu’ils avaient
-décidé d’y surajouter celle de la mort, que la conjonction
-dans le néant avait été résolue d’une commune
-entente, mais qu’après avoir tué froidement
-la malheureuse, la Fatalité avait voulu qu’il se manquât,
-à la minute suprême.</p>
-
-<p>Ah! il ne s’était pas fait grand mal; il ne s’était pas
-dangereusement blessé, lui. Non, le revolver s’était
-senti sans entrain pour saccager une peau d’amant
-aussi reluisante, et, c’est à peine, si au lieu de cervelle&mdash;en
-admettant qu’il en possédât une&mdash;il
-s’était fait sauter quelques poils de la moustache. Il
-avait fait cinq ans de bagne sur les huit qui lui furent<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[71]</a></span>
-octroyés et, maintenant, il cuvait son désespoir et
-promenait son âme inconsolablement endeuillée dans
-tous les bouges, les bouis bouis et les bals de Montmartre.
-Il couchait chez toutes les filles qui voulaient
-bien marcher à l’œil et racontait infatigablement ses
-aventures avec des gestes affaissés ou des tirades à
-la Mélingue, devant des piles de soucoupes, dans tous
-les gynécées publics de la butte,&mdash;ce goitre de sottise
-appendu à la gorge de Paris. Très couru d’ailleurs,
-il était l’amant inquiétant et trouble, le
-survivant tragique d’une épopée de traversin, et il
-procurait le frisson romantique dans le <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> arrondissement
-et les alcoves mieux famées où l’épiderme
-sans imprévu des agents de change est devenu insupportable.
-Un grand journal du matin s’était même
-attaché sa collaboration et, plusieurs fois par semaine,
-ce cabot de l’assassinat passionnel, plus vil et plus
-lâche, certes, que le dernier des chourineurs, car il
-avait histrionné dans le suicide et dupé sa maîtresse
-avec les contorsions d’un Hernani de sous-préfecture,
-ce grimacier algérien notifiait la Beauté et l’Amour
-à deux cent mille individus. Il discourait aussi sur
-<i>l’honneur</i>, depuis qu’il avait échappé à sa chiourme
-et s’était récemment offert comme témoin pour assister,
-dans un duel, un ami journaleux. En sa petite
-garçonnière de la rue des Martyrs, se réunissaient
-de doctes conciles. Des <i>tartiniers</i> notables, ses protecteurs,
-accréditaient le logis où l’on fabriquait de
-menus actes pour les théâtres à côté. Son crime
-n’était plus retenu que comme un chapitre littéraire,
-un chapitre vécu, écrit avec du sang, qui lui assurait
-pour le restant de ses jours une place enviable, en
-librairie. Et l’impudeur de cette époque qui s’en va
-pourléchant avec passion les drôles les plus nidoreux,<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[72]</a></span>
-la terrifiante inconscience de cette Société qui
-a déjà fait périr de famine ou de désespoir tant de
-gens de cœur, pour décerner toute la considération,
-tout le lustre ou tout l’amour dont elle dispose, aux
-plus atroces bandits, est à ce point confondante,
-qu’une pièce vengeresse dont il était le premier rôle
-immonde et flagellé n’avait pas réussi à le faire
-vomir, dans une nausée, comme un tronçon de ténia
-empoisonné, par le Paris des Lettres.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, Sarigue, prenez-vous mon bras pour
-une... enseigne... de vaisseau... glapissait, en lui
-passant la salière, un petit homme, à figure chafouine
-et olivâtre de Maltais dont la chevelure en
-boucles de karakul frisottait au-dessus de deux
-yeux d’un noir indécis et louche. C’était le sieur de
-Fourcamadan, comte indiscutable à son dire et irréfragablement
-apparenté, nous devons le croire, aux
-plus augustes familles et même à un duc de l’Académie,
-qui trouvait le moyen de notifier à la société
-son lustre indéniable d’ancien lieutenant de vaisseau.
-Chaque mortel, en effet, après deux minutes
-de conversation avec ce fils des croisés, ne pouvait
-plus ignorer que, sorti du <i>Borda</i>, il avait été promu,
-au bout de quelques années, à la dignité d’aide de
-camp de l’amiral Aube, mais qu’il lui avait fallu briser
-sa carrière et quitter la marine à la suite d’un
-duel retentissant avec le prince Murat. Sans un
-décime d’avoir personnel, d’ailleurs, après une vie
-affreuse de bohème, après avoir été courtier au service
-d’un marchand de papiers peints, après avoir
-vendu dans Paris aux mercières désassorties des
-boîtes de carton pour leurs rubans ou leurs collections
-de boutons de culotte, il avait fini par épouser, à
-Béziers, la dernière descendante d’une lignée de<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[73]</a></span>
-négociants en graines oléagineuses, qu’avait esbrouffée
-le titre de comte dont il se réclamait.</p>
-
-<p>&mdash;J’ai épousé ma cousine, disait-il à tous venants.
-Ma cousine qui est par les Montlignon et les Boisrobert....
-une brave fille et qui ne crache pas dessus....
-achevait-il, avec un sourire égrillard et une
-claque sur l’épaule de l’interlocuteur, car M. de
-Fourcamadan, désireux de rénover les meilleures
-traditions aristocratiques, estimait congru d’initier le
-prochain au tempérament de sa conjointe.</p>
-
-<p>Avantagé d’une belle-mère grippe-sou, d’une avarice
-sans seconde, qui ne le lâchait pas d’une semelle,
-l’accompagnait de par la ville, par crainte de dépenses
-outrancières, et obscurcissait son blason par le
-côte à côte d’affligeants corsages et de cottes reprisées
-à peine dignes d’une marchande de lacets ambulante,
-ce gentilhomme vivait dans la plus complète
-servitude domestique, sans un liard d’argent de
-poche, ne trouvant chez lui que la matérielle chichement
-dispensée. Réduit aux expédients, il s’astreignait
-à rapter les monnaies des amis par toutes sortes
-de basses manœuvres, acculé qu’il était à la
-nécessité de râfler les pièces ayant cours traînant
-sur les meubles, pour pouvoir, de-ci, de-là, satisfaire
-ses fringales de juponnier et combler les acteuses
-des quartiers excentriques de bonbons sébacés
-ou de bouquets fossiles.</p>
-
-<p>La nature n’ayant point permis qu’il fût Saint-Simon,
-Vauvenargues ou la Rochefoucauld, il écrivait,
-lui aussi, pour le théâtre, élaborait de préférence
-des vaudevilles à thèse, et les personnages en caleçon
-qu’il faisait circuler sur le <i>plateau</i>, au lieu de
-perdre leur temps à se reculotter ou à rajuster leur
-suspensoir après l’adultère, préféraient s’employer à<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[74]</a></span>
-dire leur fait à la société et à vaticiner des avenirs
-meilleurs et prochains sous le nez ébaubi des commissaires
-de police dont l’arrivée, selon les règles de
-l’art, clòturait immanquablement la dernière scène.
-Ce patricien avait l’opérette révolutionnaire et les
-malformations plastiques des marcheuses au rabais
-dont son génie réglait les ébats sur les planches, toute
-la <i>fessarade</i> de ses petites pièces montmartroises
-étaient à intention de chambardement. L’ordre de
-choses actuel, selon lui, devait être combattu à
-l’aide des quiproquos, de la conjuration dans les
-placards, des justiciers en pan de chemise, et de la
-Croupe installée à poste fixe devant le trou du souffleur.
-Avec ce marchand de coq-à-l’âne, ce n’était
-plus le cheval de bois qui devait permettre aux
-combattants de s’emparer de la cité d’exaction, mais
-bien le petit meuble en forme de violon pattu.</p>
-
-<p>Dans quelque lieu qu’il fréquentât, M. de Fourcamadan
-se préposait au calembour et, dès lors, les assistants
-pouvaient perdre l’espoir d’arriver à jamais placer
-un mot. C’était une logodiarrhée intarissable, une
-menstrue d’anas et de calembredaines, un effroyable
-boniment de camelot marseillais. Aussitôt que cet
-aristocrate, qui détenait, du reste, un appétit de chemineau,
-avait en partie apaisé sa boulimie, il se saisissait
-de la parole et réduisait l’assistance à merci en
-lui propulsant au visage les plus fines essences de son
-esprit, tout comme cet étrange coléoptère, dit coléoptère
-<i>pétard</i> ou <i>bombardier</i>, qui sort victorieux de
-toute mêlée, rien qu’en déflagrant, devant l’olfactif
-de ses voisins, le contenu des vésicules gazeuses de
-son arrière-train.</p>
-
-<p>Il joignait, d’ailleurs, la manie du parler solennel
-et le besoin de commenter sa généalogie à la passion<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[75]</a></span>
-du calembour&mdash;cet esprit des gens qui n’en ont pas.
-Et il n’attendait point que la conversation lui permît
-de placer ses traits avec à-propos. Il intervenait au
-hasard sans se soucier jamais de l’opportunité. Pour
-le moment, dans le registre aigu de sa voix acidulée,
-et d’un ton condescendant pour la vile roture qui
-s’ébrouait à ses côtés, il informait toute la tablée d’un
-incident de sa prime jeunesse.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Messieurs, la scène se passait au château,
-devant la comtesse, ma mère, et mon oncle, le marquis,
-président à la Cour. On finissait de dîner dans
-la salle à manger de l’aile centrale. Soudain, le vieux
-Baptiste&mdash;le plus ancien des valets de chambre
-qui était né chez nous, du reste&mdash;entra, la figure
-bouleversée, ruisselante de larmes et si ému qu’il
-s’appuyait aux meubles pour pouvoir marcher. Avec
-des précautions infinies et les mains tremblantes
-comme s’il touchait une précieuse relique, il portait
-un plateau d’argent blasonné aux armes des Montmorency,
-nos parents, dont ces derniers avaient fait
-cadeau au feu comte mon père, et, sur ce plateau,
-une épée était posée en travers, toute petite, à fourreau
-de maroquin rouge et à poignée de nacre.</p>
-
-<p>&mdash;L’épée de Son Excellence l’Amiral, prince de
-Fourcamadan, dit Baptiste d’une voix qui, d’émotion,
-succomba dans la finale.</p>
-
-<p>Nous ne comprenions rien à la scène.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle épée? quel amiral? questionnâmes-nous.</p>
-
-<p>Alors Baptiste expliqua: Son Excellence le prince
-de Fourcamadan, bisaïeul de défunt M. le comte,
-était le propre père du commandeur de Malte, de
-la branche aînée, cousin lui-même du Légat du pape
-et arrière-petit-neveu du Connétable qui, le premier,
-entra dans Byzance à la tête de l’armée du<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[76]</a></span>
-Christ, et voilà l’épée qu’il portait sur le pont du
-vaisseau le <i>Grand-Dauphin</i>, à la bataille de Stromboli.</p>
-
-<p>Et Baptiste nous conta ensuite, par le menu, comment
-il avait retrouvé la sainte chose, en pratiquant
-des recherches dans les oubliettes de la tour de
-l’ouest, avec la prescience qu’il devait y avoir là d’augustes
-vestiges du passé. Le marquis, mon oncle,
-fut si ému qu’il embrassa Baptiste en l’appelant:
-noble serviteur, et que la comtesse, ma mère, décida
-qu’il cesserait de faire partie de la livrée et mangerait
-dorénavant avec nous sur une petite table voisine
-de la nôtre. Puis la comtesse, ma mère, et le
-marquis, mon oncle, me firent jurer sur l’épée de
-l’amiral et devant le portrait de feu le comte, mon
-père, qui était le quatorzième à gauche dans la galerie
-du Nord que je serais marin à mon tour. Six ans
-plus tard j’entrai au <i>Borda</i>.</p>
-
-<p>Il convient d’ajouter qu’un ami sceptique, ayant
-eu l’idée, un jour, d’écrire au commandant du <i>Borda</i>
-et de requérir de son obligeance quelques renseignements,
-reçut la communication suivante:</p>
-
-<div class="limit1">
-<p class="pc2"><span class="smcap">École Navale</span></p>
-<hr class="d5" />
-<p class="pc">VAISSEAU LE BORDA</p>
-<hr class="d5" />
-<p class="pc"><i>Le Capitaine de vaisseau<br />
-commandant.</i></p>
-</div>
-
-<div class="limit2 reduct">
-
-<p>Monsieur,</p>
-
-<p class="pn1">En réponse à votre lettre
-du 15 avril courant, j’ai l’honneur
-de vous faire connaître
-qu’aucun élève du nom de Fourcamadan
-n’a figuré sur les matricules de l’École
-Navale.</p>
-
-</div>
-
-<p class="p2">Un silence tomba: tout le couvert digérait la chose.
-Mais le comte n’était point homme à abandonner<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[77]</a></span>
-pour si peu la tribune aux harangues. Cet esprit
-primesautier et saugrenu était habile au décousu et
-aux plus déroutantes variations. Le buste incliné sur
-la nappe, rasant de la tête les plats du service, à
-nouveau il conquérait la parole.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! messieurs, je ne peux pas résister au désir
-de vous faire savoir à tous ce que j’ai répondu il n’y
-a pas un quart d’heure à mon voisin qui me demandait
-mon opinion sur le remarquable discours de
-M. Deschanel et qui voulait savoir dans quel parti je
-rangeais l’orateur. Vous me direz si j’ai tort. M. Deschanel,
-lui ai-je répliqué, n’appartient à aucun groupe,
-il est <i>lui-même</i> et c’est assez, car s’il y a dans la
-Chambre des anti-ministériels, des anti-militaristes,
-des anti-cléricaux et des anti-sémites, lui, tout simplement,
-est Anti... <i>noüs</i>...</p>
-
-<p>Un murmure flatteur et des rires de la meilleure
-spontanéité furent le salaire de ce trait d’esprit.
-Truculor sortit même un <i>très-bien</i> aussi sonore que
-ceux dont il avait coutume d’appuyer les discours
-des ministres, sur les bancs de la majorité.</p>
-
-<p>&mdash;Fourcamadan, contez-nous donc l’histoire du
-crabe et du matelot, dit Boutorgne, qui venait de
-récupérer dans son plein l’usage de l’entendement.</p>
-
-<p>Mais le comte se défendait.</p>
-
-<p>&mdash;Un peu osée... trop spéciale... je n’ose vraiment
-pas... Cependant, comme cela flattait sa manie
-de fin diseur, il ne prit point plus longtemps la
-peine de consulter l’assistance de l’œil. Comme s’il
-y fut autorisé, il ajouta, dans le malaise de tous.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, puisque vous le voulez... Vous savez que
-je la mets dans la bouche d’un pair de France, à la
-table de Louis XVIII, le roi spirituel, dans le petit
-acte que je termine en ce moment pour le Grand<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[78]</a></span>
-Guignol. Et, sans aucune retenue, avec la plus belle
-inconscience, il se lança, une demi-heure durant,
-dans un monologue fécal, détaillant les aventures
-d’un gabier marseillais qui, sur le sable d’une grève,
-luttait d’ingéniosité contre un crustacé sournois,
-pour empêcher ce dernier de profiter de l’excédent
-de ses digestions.</p>
-
-<p>&mdash;Té, mon bon, maintenant que cela déliquesce...
-tu n’es plus à la hauteur avec tes pinces, si tu veux
-y goûter, tu prendras une cuillère... paracheva le
-comte qui avait un peu bu.</p>
-
-<p>Les deux tiers de l’assistance éclataient. Truculor
-devenu hilare et dont la chose chatouillait agréablement
-l’inéliminable substrat de rusticité qui faisait le
-fond de sa nature, Truculor riait aux larmes et complimentait
-le patricien. Siemans, épanoui d’une grosse
-joie, donnait des coups de coude dans les flancs de
-Boutorgne qui avait définitivement abandonné la
-conquête de Madame Honved. Seuls l’auteur dramatique
-et le convive extraordinaire, M. Eliphas de
-Beothus, signalé par Madame Truphot au gendelettre,
-ne disaient rien, non plus que Jacques Paraclet, qui
-paraissait surtout occupé à ne pas laisser disparaître
-la bonne avec les reliefs du faisan. Il lui faisait de
-gros yeux, lui enjoignait, d’un froncement de sourcils,
-d’avoir à remplir son assiette, et requérait le
-maître d’hôtel qui versait les vins, d’un geste de
-l’épaule remontée très haut, lorsqu’il venait à passer
-près de lui.</p>
-
-<p>Le comte de Fourcamadan, ivre de succès, abreuvé
-à nouveau et en proie au vertige du génie, ne s’arrêtait
-plus. Debout, dressé sur la plante des pieds,
-il pointait au-dessus des convives sa petite tête ratatinée,
-déjà gaufrée de rides, et ses boucles de karakul<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[79]</a></span>
-tout humides des abondantes et faciles transsudations
-méridionales.</p>
-
-<p>&mdash;J’en ai encore de plus drôles... La cantharide, la
-cantharide? voulez-vous, disait-il, déchaîné.</p>
-
-<p>Cela menaçait de devenir scabreux. Bien que Madame
-Honved fût tout le contraire d’une bégueule,
-elle imprimait un sursaut à sa chaise. Mais cela n’arrêtait
-point le sire.</p>
-
-<p>Comme on le voit, ce salon littéraire n’avait qu’une
-parité et une relation très vagues avec ceux du
-xviii<sup>e</sup> siècle, ceux de Madame Dupin ou de Madame
-d’Épinay ou bien encore le parloir qui eut en primeur
-la lecture de la <i>Pluralité des Mondes</i>, de Fontenelle.
-Après tout, ceux-là étaient peut-être pareils. Mais
-telle est généralement l’attitude des bourgeois beaux-esprits
-à l’heure de la fermentation des estomacs.
-Les stupidités sanieuses qui ne dérideraient plus
-aucun corps de garde ont l’heureux don de déclencher
-leur plus déferlante hilarité et de mettre à
-jour le meilleur de leur âme. La grossièreté congénitale
-et la bassesse de leurs coutumières attirances
-ne demandent pas de caresse autrement savante
-pour venir s’ébrouer à la surface. Dans leurs festins
-les plus gourmés, on démêle toujours un peu de la
-noce à Coupeau.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà, commençait déjà le comte de Fourcamadan,
-en s’essuyant le coin des babines de sa serviette
-roulée en tampon, comme un zingueur qui s’apprête
-à en dégoiser une,&mdash;un soir, la cantharide aux
-élytres bruissantes...</p>
-
-<p>Mais il ne put pas continuer. Un cri perçant, un cri
-aigu tel le sifflement d’une locomotive hystérique ou
-le coup de sirène d’un paquebot déchira l’air. Parmi
-un éboulis de vaisselles et un effondrement de verres<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[80]</a></span>
-et de bouteilles, un individu d’une quarantaine d’années,
-maquillé et rechampi, qui s’efforçait, grâce
-aux fards et aux cosmétiques, de persévérer, aux
-yeux de tous, dans la jouvence et l’extérieur d’un
-éphèbe, venait de disparaître sous la table. Jusque-là,
-cet Eliacin en simili s’était tenu tranquille, se
-contentant de lustrer sa chevelure digne de Clodoald
-et de faire pleuvoir des averses de pellicules, d’une
-main satisfaite baguée d’art nouveau. Même il avait
-répondu aux menues questions de ses voisins d’une
-voix timide de pucelette qui fait sa première sortie.
-Maintenant ses yeux chaviraient dans l’orbite et ses
-deux mains crispées à la nappe la secouaient furieusement
-au milieu de la danse éperdue de tout le
-service. Les carafes, les fourchettes, les plats et les
-bouteilles d’un Corton 1889 qu’on venait d’apporter
-entraient en saltation bruyante, tout comme si Papus
-ou l’ombre de feu Madame Blavatsky eussent surgi
-à l’improviste. Et l’éphèbe quadragénaire hululait,
-se tordait, se tendait et se détendait en des secousses
-d’épilepsie pareilles à celles qu’eussent pu lui
-procurer le contact d’un plot, d’un électrode saturé.
-En quelques instants, il fut couvert de nourritures,
-de sauces et de vins, cependant que le trémolo de
-ses hurlements se faisait plus impitoyable.</p>
-
-<p>&mdash;C’est Boromée Pharamond Venceslas Robomir,
-du <i>Pégase</i>, expliquait Madame Truphot alarmée,
-mon Dieu, il a sa crise!</p>
-
-<p>&mdash;C’est la grande hystérie, opina Sarigue, qui s’y
-connaissait.</p>
-
-<p>&mdash;Appuyez-lui sur les ovaires, alors, conseilla
-Honved, ironiquement.</p>
-
-<p>Transporté dans le salon voisin, l’homme du
-<i>Pégase</i>, ne tarda pas à reprendre ses sens sous<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[81]</a></span>
-les affusions de vinaigre et les vigoureuses tapes
-dans les mains dont le gratifiait le Belge, qui faisait
-tournoyer ses bras, comme s’il eût voulu marteler
-un boulon sur le fer d’une enclume. Ses yeux
-s’étaient ouverts et, bientôt, après deux ou trois tentatives
-infructueuses encore, il bégaya par à coups,
-d’une voix blanche et ténue comme un fil.</p>
-
-<p>&mdash;Pardonnez-moi! J’ai ça de commun avec le
-grand Flaubert, je suis épileptique... C’est le surmenage...
-la fin de mon poème me coûte bien du
-mal... je ne peux pas arriver à mettre debout le
-dernier chant... Quand la Princesse Rupéronde, fille
-du roi Nabuchodonosor, vient de consommer l’inceste
-avec son père changé en bête... Vous comprenez
-cette complication de l’inceste par la bestialité,
-la zoophilie, est très difficile à rendre.</p>
-
-<p>Il fit une pause; puis se dressant tout d’un coup,
-désormais ressuscité, il claironna d’une voix terrible.</p>
-
-<p class="pp6 p1">
-<i>Pendant que flosculait la brume argyrescente,<br />
-Tu mordis par trois fois ma gorge intumescente<br />
-Animal-Roi! Mon père! O toi l’Amphicéphale!</i></p>
-
-<p class="p1">Devant la menace de postérieurs alexandrins et
-d’un dolosif poème tout entier en rimes féminines,
-la société, du coup, opérait, en désordre apeuré, son
-transfert sur des lieux moins redoutables.</p>
-
-<p class="p2">&mdash;Ce gaillard-là a fait exprès de se trouver mal
-pour nous placer ses vers, dit, de sa voix de cuivre,
-Truculor, qui pour la première fois de sa vie, peut-être,
-énonçait une vérité.</p>
-
-<p>Et de peur qu’il ne continuât, on décida de le
-laisser quelque temps encore aux soins de la femme
-de chambre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[82]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Surtout, ne l’embrassez pas, notifia Madame Truphot
-à cette dernière; vous savez <i>qu’il est pour
-homme</i>: il vous arracherait les yeux ma fille.</p>
-
-<p>Mais le comte de Fourcamadan, enragé que cet
-incident lui eût coupé son effet, s’accrochait à la
-manche du Tribun socialiste.</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez, tout à l’heure j’en ai trouvé une bien
-bonne; vous en aurez la primeur: Sarigue me
-demandait à moi, qui suis marié, mon opinion sur
-le mariage. Je lui ai répondu que ce qu’on devait
-en penser était formulé par les termes mêmes dont
-on désigne les époux. Ne dit-on pas d’eux qu’ils
-sont des <i>conjoints</i>?..</p>
-
-<p>Alors tous deux, éboulés sur un canapé, se roulèrent.</p>
-
-<p class="pc xlarge">&#8258;</p>
-
-<p class="p1">Au bout d’un quart d’heure de papotages dans le
-grand salon, la table se trouva remise au point et
-l’on reprit le cours du dîner.</p>
-
-<p>Monsieur Eliphas de Béothus, le type prétendu
-extraordinaire, annoncé par Madame Truphot et de
-qui, selon ses prières préalables réitérées à chaque
-convive, on devait tout endurer, les pires paradoxes,
-comme les fantaisies les plus insolites, s’était tu jusqu’à
-ce moment. C’était un homme très grand, exagérément
-maigre, à la face bossuée de méplats, au
-teint couleur d’urine, à la tête aplatie comme celle du
-basilic, aux yeux noirs machurés qui, sous le coup
-de quelque émotion, lui saillaient parfois de l’orbite,
-et qu’il semblait porter, alors, à la façon de certains
-insectes qui les brandissent au bout de leurs antennes.
-Une bouche tourmentée et grimaçante, en forme de<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[83]</a></span>
-balafre de yatagan, complétait cette laideur irritante
-non moins qu’hoffmanesque.</p>
-
-<p>&mdash;Vous considérez ma hideur avec étonnement,
-dit-il à Honved, qui, depuis longtemps déjà, le dévisageait
-stupéfié. Je suis très laid, en effet, Monsieur, et
-cependant, comme la plupart des autres hommes,
-mon être intime est de beaucoup plus affreux encore
-que mon relief apparent. Mais, ainsi que vous le
-voyez, je me suis débarrassé au moins, moi, du préjugé
-commun à mon espèce animale, qui consiste à
-se rattraper sur les splendeurs cachées, à vouloir
-être expertisé favorablement au point de vue moral
-quand l’extérieur est sans avantage et que la nature
-vous a joué de vilains tours du côté plastique. Je ne
-suis pas soucieux de cette compensation. Vous trouvez
-en moi un individu pour qui l’opinion de ses
-congénères, leur blâme, leurs suffrages ou leurs
-louanges n’ont pas plus d’importance que ce qui
-peut se passer dans une autre planète. J’existe dans
-la plus belle liberté intérieure et les paroles ou les
-jugements qu’on peut prononcer sur moi ont tout
-juste à mon sens la valeur d’un son qui contrarie
-bien inutilement la sérénité du silence. Si quelqu’un
-prenait jamais le souci de vouloir m’analyser&mdash;chose
-bien vaine, car qui peut analyser un être?&mdash;soyez
-assuré que je répugnerais à la règle d’éducation
-civilisée qui commande d’apparaître «en Beauté»
-et de parquer immédiatement dans les écuries invisibles,
-dans les porcheries profondes de la Psyché
-ou du cœur les sentiments qui prennent la peine de
-s’agiter <i>intra-muros</i>. J’ai coutume, moi, de les laisser
-barboter aux yeux de tous et même à ceux du psychologue
-dans leurs auges préférées. L’Humanité,
-n’est-ce pas? ne vaut pas qu’on lui mente.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[84]</a></span></p>
-
-<p>Toutefois, je n’ai pas toujours été aussi laid que
-présentement. Il paraît même que je fus beau, très
-beau sur mes vingt ans et, si j’en crois mes souvenirs,
-je n’avais pas alors assez de mes jours ni de
-mes nuits pour déférer à la requête de toutes les
-femmes qui désiraient frotter leurs muqueuses aux
-miennes. Mon profil aquilin était tout à fait dissemblable
-de celui que je fais circuler à l’heure actuelle,
-mon œil était bleu, ineffablement céruléen au lieu
-d’être comme aujourd’hui d’un noir bizarre qui fait
-penser à la suie des vieux poëles, et il n’était pas
-jusqu’à ma bouche, désormais vulvoïde et indécente,
-qui ne fût, en ce temps-là, menue à point et dessinée
-comme l’arc d’Eros. Bref, j’étais élaboré pour susciter
-l’amour autour de moi et retirer aux femmes,
-à l’aide de ce sentiment, le peu de lucidité que la
-Nature leur a toléré. Même il m’était possible d’escompter
-la passion des mâles, et si j’avais vécu à
-Rome, il n’aurait pas été malséant, pour moi, de
-songer à me faire épouser par un César tant j’étais
-un Jouvenceau cupidoné.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, comment diable êtes-vous devenu si
-laid? interrogea Honved qui riait franchement.</p>
-
-<p>&mdash;En me penchant sur la réalité de la vie,
-monsieur. Jusque-là, <i>ante pilos</i> je n’avais rien vu,
-et lorsque la hideur, l’infamie et la scélératesse
-du Monde me sont apparues subitement, mon
-âme a soubresauté d’épouvante et le choc a été
-tel que mon facies, par contre-coup, éclatait, pour
-ainsi dire, brisant son noble contour et détruisant
-pour jamais l’harmonie et la pureté de ses lignes.
-L’ovale de mon visage a été rompu, le nez s’est mis
-à plonger d’effroi, la couleur de mes prunelles s’est
-insurgée, et la bouche s’est tordue dans une grimace<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[85]</a></span>
-de perpétuelle horreur. Un médecin en Amérique a
-voulu redresser mon masque par l’électricité, il
-paraît que c’est possible là-bas.</p>
-
-<p>&mdash;Allons bon, vous êtes allé en Amérique, vous
-aussi, comme les autres, comme tout le monde, et
-vous vouliez reconquérir votre vénusté première
-dans l’intention de vous marier avec une milliardaire
-sans doute, interrompit Honved que le personnage
-amusait.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous remercie, Monsieur, de m’interrompre,
-ce qui m’évite de discourir d’un seul tenant, chose
-toujours fâcheuse au point de vue de l’art; mais pour
-en venir à votre question, je vous répondrai: Bien
-que mon nom se décline au génitif, ce qui est très
-demandé dans les alcoves de Chicago, je n’avais
-pas l’intention de négocier ma particule. Je suis un
-nihiliste et un homme laid, par conséquent débarrassé
-de toutes les tares, de toutes les hontes, de
-toutes les prostitutions et de tous les sales attouchements
-que vous imposent l’ambition et la beauté.
-J’étais allé outre-océan pour y faire tout simplement
-un judicieux emploi de ma fortune, pour y créer
-une institution comme on n’en avait jamais vue
-encore sous le soleil.</p>
-
-<p>&mdash;Eh quoi, vint lui dire à l’oreille le comte de
-Fourcamadan, tout à fait aviné, qui s’était levé de sa
-chaise, espériez-vous donc réaliser le trust des maisons
-chaudes et du calomel? Être maître ainsi du
-prix des coucheries honteuses et de leurs néfastes
-incidences, sur les marchés du monde?</p>
-
-<p>&mdash;Mieux que cela, mieux que cela, Monsieur,
-quoique ce fût d’un autre ordre. Je suis un philosophe
-avisé et non le parent d’Eva la Tomate et de
-Félix Faure. Mon but était de fonder, là-bas, comment<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[86]</a></span>
-dirai-je? un gymnase préparatoire, un collège
-professionnel, une école d’application, en un mot,
-pour régicides... Rien que ça... une sorte de Saint-Cyr
-ou de Polytechnique, pour tueurs de Rois.</p>
-
-<p>&mdash;Ah, bah, l’idée, au moins, était originale, fit
-Truculor.</p>
-
-<p>&mdash;Je n’ai que des idées originales, moi. Monsieur,
-je ne suis pas socialiste... et comme tout le
-couvert était devenu attentif, Eliphas de Béothus
-éleva la voix pour mieux conquérir son auditoire.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, j’avais remarqué que la plupart des attentats
-contre les dynastes échouaient par insuffisance
-d’entraînement des révoltés. Riche à dix millions, je
-résolus de pallier à cet inconvénient qui faisait rater
-les meilleures tentatives. Si vous me demandez pourquoi
-je me déterminai ainsi, je vous répondrai que
-la Société me dégoûte, que les bourgeois, mes frères,
-parmi lesquels j’ai trop longtemps vécu, ayant trouvé
-le multiplicateur suprême de la bêtise et de la putréfaction
-et s’étant empressés de porter leur sanie et
-leur squalidité à cet effroyable <i>cosinus</i>, je résolus,
-un beau matin, de leur déclarer la guerre à eux,
-ainsi qu’aux potentats et aux différentes autorités
-auxquelles ils se raccrochent comme la roupie au...
-nez du singe.</p>
-
-<p>Je pouvais, n’est-ce pas? employer ma fortune à
-faire du sport, des femmes, à monter des chevaux,
-des yachts, des automobiles, à palabrer dans les cercles
-fermés et à ajouter ainsi quelques versets au
-Koran de la sottise, mais le crétinisme de ces différents
-comportements s’étant présenté à moi, je me
-suis décidé à utiliser, de façon autre, mon intelligence,
-mon argent et mes loisirs. Pourquoi, oui
-pourquoi, ne me serais-je pas assimilé l’état d’âme<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[87]</a></span>
-des grands aristocrates du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, qui applaudissaient
-des deux mains aux coups portés à leur
-caste, à la condition que le coup fût dirigé avec art,
-et le trait bien empenné? Pourquoi ne pas être le
-bourgeois qui sort de sa classe et le premier combat
-sa classe? Les révolutions ne peuvent être
-faites que par des patriciens ou des privilégiés
-qui s’acharnent contre le privilège du Patriciat.
-Tibérius Gracchus et Mirabeau sont là pour le
-démontrer. Et la Bourgeoisie se verra perdue quand
-se dresseront devant elle, pour la combattre, sans
-quartier ni miséricorde, seulement quelques bourgeois
-ne postulant d’autre récompense que celle de
-voir enfin s’écrouler par leurs soins l’édifice abominable,
-l’innommable pyramide d’exaction qui porte à
-sa pointe, comme la fumerole d’un caca pyriforme
-et triomphant, la divinité bicéphale de l’Argent et
-de la Force.</p>
-
-<p>J’achetai donc des terrains très loin de New-York,
-là-bas, dans le Colorado. J’y fis édifier des bâtiments,
-circonscrire un champ de tir avec des buttes,
-des remblais, des cibles à toute distance. J’engageai
-d’avance des professeurs d’escrime et de balistique,
-d’anciens officiers pour la plupart et des maîtres
-du genre, dans le civil. J’eus un laboratoire de chimie
-où un pontife de Faculté, ignominé par ses semblables
-et qui entrait en belligérance avec la Société,
-lui aussi, devait venir donner des leçons, trois fois
-par semaine, clandestinement. Je m’assurai le concours
-d’un grand toxicologue, qui chez moi, enseignerait
-les simples et les alcaloïdes en tout point
-inexorables. Tout fut prévu. Je nolisai deux professeurs
-de belles manières et de civilités afin qu’il fût
-possible à mes élèves de se présenter dans les Cours,<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[88]</a></span>
-et d’y tenir des emplois variés dont la gamme
-devait aller de la fonction de marmiton à la charge
-de chambellan. Il fallait, vous le comprenez, que mes
-<i>Magnicides</i> pussent, le cas échéant, se tirer des griffes
-d’un mouchard en l’impressionnant grâce à leur
-savoir-vivre, à leur élégance ou à leurs imparfaits du
-subjonctif. Je n’oubliai pas, vous vous en doutez, de
-m’adjoindre un Espagnol de la Catalogne qui pratiquait
-supérieurement la <i>navaja</i>, non plus que quatre
-polyglottes parlant toutes les langues du monde.
-Je louai des ingénieurs qui, sur mes indications,
-construisirent une voie ferrée et l’approvisionnèrent
-de matériel roulant: cela pour répéter l’explosion
-de dynamite à l’usage des Tsars.</p>
-
-<p>Quand ma petite caserne où des appartements
-munis de tout le confort moderne, empreints cependant
-d’une note de sévérité nihiliste, avaient été
-ménagés pour mes futurs élèves se trouva au point;
-quand le laboratoire, le polygone, le champ d’essai
-des bombes furent prêts à être utilisés, quand me
-furent parvenus des meilleures armureries d’Europe
-des merveilles de carabines, des bijoux de revolver
-et des poignards d’une trempe indéfectible; quand
-mes clapiers regorgèrent de cobayes pour l’essai des
-poisons; quand mon professeur de maintien et mon
-<i>archididascalus</i> d’éloquence m’eurent assuré, qu’en
-moins de six mois, ils pouvaient dégrossir le rustre le
-plus inculte et en faire un gentleman capable d’éclipser
-dans les salons et les belles-lettres, Monsieur
-Deschanel lui-même, je gagnai alors la capitale des
-États de l’Union. Vous me comprenez bien? Je
-voulais faire des régicides aptes non seulement à
-tuer vulgairement dans la rue, mais habiles encore
-à s’insinuer dans le monde fermé des Cours, dans<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[89]</a></span>
-les milieux les plus défendus, et à tuer en habit noir
-comme en bourgeron souillé. Grâce à moi, les tyrans
-et les grands de la terre, autocrates, rois constitutionnels
-ou bourgeois retentissants, ne devaient plus
-connaître un seul instant de quiétude ou de repos.
-Il me fallait élaborer des Chœreas et des Louvel, des
-Brutus, des Alibaud et des Aristogiton en nombre
-indéfini. Je voulais que, dans le vieux monde et le
-nouveau, l’attentat devînt endémique et qu’une pluie
-de sang bleu fécondât le sol rajeuni, ainsi que les
-gouttelettes chaudes d’une ondée de printemps; je
-voulais qu’une série de meurtres prestigieux déchirassent
-la sérénité de la civilisation scélérate et crevassent
-enfin le phlegmon social, tel l’orage à la chevelure
-d’éclairs qui débride le ciel d’août congestionné
-comme un abcès.. Oui... oui... je voulais que
-dans le cocher qui conduit le coupé, l’huissier qui soulève
-la portière de soie, le cuisinier qui conditionne
-les plats, le familier rencontré par la ville, le passant
-quelconque ou la maîtresse conquise depuis peu, le
-Dynaste médusé, le satisfait hagard, pussent, tout à
-coup, découvrir le justicier fomenté par l’Invisible et
-qu’ils s’abattissent enfin, devant la valetaille en
-déroute, sous le couteau empoisonné de ptomaïnes
-ou la balle explosible trempée dans le curare!...</p>
-
-<p>Un froid subit circulait parmi l’assemblée, des
-frissons de malaise secouaient les nerfs de la plupart
-des convives. Truculor, Sarigue et le comte de Fourcamadan
-jetaient sur la porte des regards apeurés
-comme s’ils craignaient la subite intrusion de la police.</p>
-
-<p>L’auriculaire planté au milieu du front, une flamme
-verte tirebouchonnant en dehors de ses yeux étranges,
-Monsieur Éliphas de Béothus continuait.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[90]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Installé dans un petit logement de la <span class="smcap">XIX</span><sup>me</sup> avenue,
-dès le lendemain de mon arrivée, je fis circuler,
-parmi les journaux à grand tirage, une annonce
-ainsi libellée:</p>
-
-<p>«Les désespérés qui se sentent prêts à se retirer de
-la vie, et qui se sont, d’ores et déjà, condamnés
-à mort, sont priés de s’adresser au Révérend
-S.A.W. Murchill qui offrira consolations et combinaisons
-pratiques.»</p>
-
-<p>En moins de quatre jours, je reçus vingt-sept
-visites. Pour faire un tri parmi elles, j’avais revêtu
-l’habit de clergyman et je m’étais enduit d’une vaseline
-papelarde, d’un opiat d’hypocrite apitoiement,
-comme il sied à un ministre de Dieu. Ah! Messieurs,
-il y eut bien du déchet. Il me fallait, vous le saisissez,
-négliger tous ceux que la misère avait déterminés
-au suicide. Évidemment, après avoir mangé,
-après s’être requinqués un peu, ces individus-là ne
-voudraient plus entendre parler de la guillotine ou
-de la pendaison magnifiantes et me glisseraient
-dans les doigts. De même je devais négliger les crétins,
-les confondants imbéciles qu’un désespoir
-d’amour pousse à abolir leur falote personne.</p>
-
-<p>La tourte moustachue qui, dans la vie, n’a découvert
-que l’amour, qui ne peut pas se consoler d’avoir
-été répudié, ou à qui le souvenir d’un nez établi de
-telle façon, d’une prunelle douée, pour lui, de quelque
-agrément, d’une chevelure colorée selon son
-goût, la tourte moustachue, à qui la perte de tout cela
-fait croire qu’il ne pourra plus jamais frétiller aussi
-voluptueusement avec d’autres femmes, est un bipède
-qui mésuse de la lumière solaire et, quand il se
-replonge dans le néant, la chose ne doit lui demander
-aucun effort, car il ne paraît pas en être jamais
-sorti. Ce fut surtout ceux-là qui abondèrent. Pauvre<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[91]</a></span>
-de moi! En ai-je entendu de ces confessions! Il
-aurait fallu être M. Hugues Leroux, lui-même, pour
-les écouter sans faiblir et leur donner des conseils
-par surcroît, dans le <i>Journal</i>. Un moment, j’eus
-l’envie de lui écrire, ainsi qu’à M. Paul Bourget qui,
-grâce à eux, aurait pu diversifier un peu les thèmes de
-ses affabulations. Mais je me décidai pour le geste
-beaucoup plus rapide qui consista à les jeter dehors,
-et je leur demandai s’ils me prenaient pour un vicaire
-catholique en s’autorisant ainsi à me raconter toutes
-leurs saletés. De cette fournée de vingt-sept désespérés,
-je n’en retins qu’un seul qui me déclara, lui,
-qu’il voulait se donner la mort parce que la vie
-le dégoûtait tout simplement, pas plus. Lorsqu’on a
-une âme tant soit peu affinée, au bout de trois ou quatre
-années, à partir de l’âge de raison, n’est-ce pas?
-me confia-t-il, on est définitivement écœuré par tous
-les plaisirs que l’existence tient en réserve. La gloire,
-l’argent, l’ambition, c’est un identique guano qui se
-recommence et se diversifie à peine. L’indigence
-d’imagination de la Nature apparaît alors manifeste
-et on se demande vainement pourquoi elle nous a
-convoqués avec tant d’âpreté, ici-bas. Il reste bien
-l’amour, ajouta encore cet homme, mais il faut être
-un collégien indécrottable pour jouer encore, passé
-vingt-cinq ans, à cet éternel et fadasse saute-mouton.
-Je cherche depuis déjà six mois, sans pouvoir le trouver,
-le moyen de faire une sortie décente, acheva-t-il,
-en s’emparant d’une de mes manchettes pour me
-secouer le bras. Connaîtriez-vous un mode <i>d’évasion</i>
-un peu moins niais que celui employé couramment
-par mes frères en désespoir. Je faillis l’embrasser.&mdash;Si
-j’en connais, lui dis-je; je vous emmène, je vous
-emmène, nous partirons demain... Ah... oui. Je vais<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[92]</a></span>
-vous l’indiquer, moi, le seul moyen de partir en
-beauté!...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ça vous ne respectez donc rien, pas même
-l’amour? flûta Madame Truphot, en coulant vers
-son convive un regard où elle avait insinué tout ce
-qui lui restait d’ondes magnétiques et d’effluves langoureux.</p>
-
-<p>&mdash;Vous l’avez dit, Madame... Et ceux qui croient
-à la beauté de l’amour, à la nécessité de procréer, à
-la gloire, en Dieu et autres obscénités, sont avisés
-que, dans mes propos, ils ne trouveront pas une
-seule parole pour ensemencer leur... entendement...</p>
-
-<p>J’avais un élève vous disais-je; je n’avais donc
-pas perdu mon voyage et de suite je l’installai dans
-l’École des Régicides en le priant de patienter un
-peu. Pendant un an, tous les mois, je revins à New-York
-et je réussis à découvrir encore sept désespérés
-du même ordre, ou d’acabit à peu près similaire...
-Douze mois après, j’en avais vingt. Où sont-ils donc
-les philosophes asinaires qui prétendent que l’optimisme
-et sa fille, la volonté, sont occupés, présentement,
-à régénérer le monde? Je pourrais leur faire
-toucher du doigt le noir filon de pessimisme que j’ai
-mis à jour, moi, avec mes seuls moyens... Ah! les
-affaires du vieux monde vont mal, et s’il se rencontre
-comme cela, aussi facilement, une telle proportion
-de jeunes hommes qui ont déclaré la guerre à
-la vie, uniquement parce qu’elle est immonde et faite
-pour saoûler d’effroi les cœurs de sereine fierté; si
-du jour au lendemain peut se recruter ainsi une telle
-phalange de nobles êtres se réclamant du Nihilisme
-non pas parce qu’ils sont pieds bots comme
-Byron ou bossus comme Léopardi, mais bien parce
-qu’ils ont éventé le piège grossier de la Nature, on va<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[93]</a></span>
-assister à des spectacles intéressants sur cet excrément
-sphéroïdal, que l’emphase humaine a appelé la Terre!</p>
-
-<p>En même temps que le judicieux entraînement de
-mes pupilles commençait, j’entrai en correspondance
-avec tous les cercles anarchistes du monde. Et
-ceux-ci prirent l’engagement solennel de me fournir
-ma <i>remonte</i>, par voie de tirage au sort, afin de remplacer
-ainsi ce que l’échafaud aurait décimé. Les
-moyens, les dons physiques ou moraux, de mes
-pensionnaires ayant été sagacement analysés, je les
-sériai en diverses catégories, je procédai à leur
-répartition dans les classes de bombe, de revolver,
-de couteau, de carabine ou de poison.</p>
-
-<p>Qui eût pu prévoir l’entrain et le réconfortant
-enthousiasme de mes <i>cadets</i>? Ces hommes jusque-là
-sombres, sarcastiques et d’une misanthropie redoutable
-se prêtèrent tout à coup avec la plus grande
-souplesse, la plus merveilleuse docilité, à ce que
-j’étais en droit d’exiger d’eux. Leur front crispé se
-détendait; dans leurs yeux s’allumait une flamme
-juvénile, lorsqu’il m’arrivait de leur fixer la date
-approximative où tout permettait de croire qu’ils
-seraient prêts enfin. Les chrétiens qu’on destinait au
-Cirque ne témoignèrent pas jadis d’une pareille
-ardeur au martyre... Je dois dire, cependant, que ce
-qui me coûta le plus à obtenir de la plupart d’entre
-eux, ce fut le silence de trappiste, l’absolu mépris de
-la parole. La certitude qu’ils allaient mourir en
-héros avaient déchaîné en eux une extrême loquacité:
-ils se racontaient par avance et préparaient
-déjà, avec des gestes appropriés, leurs réponses aux
-juges ou aux jurés. Or, un régicide ne doit pas parler,
-ni <i>avant</i>, ni <i>après</i>. Il convient qu’il méprise
-l’inutile parole humaine, qu’il s’embusque dans une<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[94]</a></span>
-mutité farouche et obsècre le langage articulé qui
-aide les hommes à se pénétrer de la réconfortante
-certitude qu’ils sont identiquement idiots les uns
-les autres...</p>
-
-<p>Mais il fallait les voir, dans les exercices préparatoires,
-travaillant à miner la voie ferrée ou transperçant
-d’un coutelas inspiré, au passage de la voiture
-lancée au triple galop, le mannequin chamarré qui
-tenait l’emploi du potentat...</p>
-
-<p>Et puis les prouesses réalisées au tir à la cible!
-En moins de trois mois, quatre de nos futurs tyrannicides
-mettaient les sept balles de leur revolver
-dans un pain à cacheter, à quarante pas, bien que
-leurs camarades, jouant le rôle de policiers, les
-assommassent à demi de coups de canne, s’accrochassent
-à leur bras qui, malgré les bourrades, ne
-tremblait pas plus que..... celui du Destin, comme
-disent les poncifs. Au bout de l’année, j’eus deux
-artistes qui, à cinq cents mètres, avec la carabine,
-vous plaçaient une balle dum-dum dans le fond d’un
-chapeau, impeccablement. De plus, comme mon chimiste
-m’avait fabriqué une poudre <i>qui ne détonait
-plus</i> et ne dégageait pas la moindre fumée, vous
-voyez cela d’ici: dans une ville encombrée de foule,
-au passage d’un souverain ou d’une puissance
-sociale, la mort qui, au loin, part tout à coup, fulgurante,
-se déchaîne d’une fenêtre invisible, et tombe
-du ciel, sans qu’on puisse arriver jamais à trouver le
-point initial de son envol...</p>
-
-<p>Autre merveille. L’Europe avait inventé les rayons
-Rœntgen, les rayons X, qui perforaient l’opacité de
-la matière et permettaient d’explorer l’organisme.
-L’Amérique, elle, inventa les rayons Z qui rendirent
-ténébreuse toute chose éclairée par la lumière et<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[95]</a></span>
-conférèrent au corps humain, à l’homme, la propriété
-de se rendre invisible à volonté, aux yeux de
-ses semblables. Un élève, un lieutenant d’Edison me
-vendit deux cent mille dollars la découverte miraculeuse
-qui permettait à tout être de s’abstraire, de se
-soustraire du monde ambiant et cela à son gré, au
-regard des foules aveuglées, comme s’il s’était sur le
-champ transmué en effluences insaisissables. Cela
-tenait du sortilège, de l’hypnose; cela faisait penser
-à certaines expériences des brahmanes indous. Le
-régicide, une fois l’acte consommé, n’avait qu’à toucher
-un commutateur placé au creux de sa poitrine
-pour s’effacer subitement, pour obnubiler son relief,
-pour disparaître de l’espace et se fondre pour ainsi
-dire, à tout jamais... hors d’atteinte, dans la lumière
-ou la nuit éparse. Je dois dire qu’il ne s’en trouva
-que deux ou trois parmi mes justiciers qui voulurent
-se servir des rayons Z et se dérober ainsi aux responsabilités
-de leur geste sublime. Les autres donnèrent
-sang pour sang, vie pour vie. C’était plus
-noble mais moins pratique.</p>
-
-<p>Et je les galvanisai moralement mes cadets, car il
-fallait, vous pensez bien, que l’âme fût trempée
-comme le corps. Des lectures leur étaient faites de
-tous ceux, classiques anciens et modernes, qui exaltèrent
-le régicide. Je ne veux point vous les énumérer,
-le pédantisme étant le seul recours des crétins.
-Je leur détaillai par le menu les plus récents
-forfaits des têtes couronnées, le satyriasis d’assassinat
-du sultan rouge, la cruauté du Petit-Père, les
-horreurs de la Sibérie, les proscriptions en masse,
-le Knout qui torture et avilit et la dernière invention
-du Romanoff: le croiseur destiné au transport
-des condamnés politiques, où, tout près des cages<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[96]</a></span>
-de fer de l’entrepont, une <i>machine à ébouillanter</i>
-amorçait à la chaudière d’eau brûlante deux lances
-horrifiques braquées, à toute heure du jour et de
-la nuit, sur les révolutionnaires jugulés, sur les
-doukhobors enchaînés, sur les plus nobles cœurs
-de l’empire moscovite. Je leur citai le mot de Mallarmé
-interviewé sur les anarchistes: <i>Je ne suis
-pas assez pur pour parler de ces saints</i>.....</p>
-
-<p>Ici Médéric Boutorgne crut de son devoir d’intervenir,
-en entendant Monsieur Eliphas de Béothus
-approuver Mallarmé.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Mallarmé, dit-il, quel raseur! Il faut
-avoir le courage de le dire. Qu’est-ce qui a bien pu
-comprendre quelque chose à l’œuvre de ce galfâtre..</p>
-
-<p>Tourné vers lui, d’un geste d’automate qui vire
-lentement sur son pivot, l’étrange personnage,
-dressa vers le plafond un index vertical, et prononça
-d’un ton calme.</p>
-
-<p>&mdash;Jeune homme, n’avez-vous jamais entendu parler
-de ces pures étoiles dont la lumière répugne à
-mettre moins de deux mille ans pour parvenir à la
-racaille d’ici-bas?</p>
-
-<p>Un éclat de rire général accueillit cette boutade,
-sans aménité et, trop lâche pour se fâcher, l’infortuné
-gendelettre, qui s’était dressé à demi, pour
-mieux donner l’essor à sa géniale interruption, dut
-ramener au niveau des sauces de son assiette un
-front désormais chargé d’opprobre.</p>
-
-<p>M. Eliphas de Béothus, placidement persévérait.</p>
-
-<p>&mdash;Le culte malencontreux que je nourris pour la
-vérité m’oblige à vous confier que je ne fus pas sans
-éprouver quelques désillusions au début. Deux régicides,
-dépêchés par moi en Europe, et munis d’une
-assez forte somme, se dérobèrent, devant la mort en<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[97]</a></span>
-beauté, l’un préféra s’établir marchand de reconnaissances
-du Mont-de-Piété rue de Clichy, et l’autre se
-fit bookmaker à Bruxelles. Mais le troisième qui
-mit le pied au Havre, tua son souverain en moins
-de huit jours. D’ailleurs, vous pensez bien: je me
-vengeai des deux parjures. Le bookmaker fut égorgé,
-sans phrases, un soir d’octobre, au retour de l’hippodrome
-de Grœnendal et l’autre, le marchand de
-reconnaissances, eut les deux poignets coupés et les
-yeux crevés, un matin dans son lit, par un de mes
-justiciers dépêché à cet effet. Une de ses mains,
-préalablement momifiée, servit même pendant deux
-ans de gland de sonnette à la porte de mon cabinet.
-Et, dès lors, après ces exemples salutaires, tout
-marcha à souhait.</p>
-
-<p>Chaque semestre, un transatlantique quittait New-York
-emportant deux tyrannicides et, comme vous
-avez pu le constater, Messieurs, les attentats se succédèrent
-avec une régularité d’échéance. Le premier
-en date fut celui du restaurant Véry, en avril 1892,
-et déjà c’était un chef-d’œuvre. Vous vous le rappelez
-tous, n’est-ce pas? Un mètre cube de panclastite
-fut déposé là par un être invisible, sous le nez de la
-police, malgré le chapelet de mouchards protégeant
-l’infâme bistrot. Nous avions répété la scène pendant
-plus de deux mois. La catastrophe avait une telle
-allure biblique qu’il parût à beaucoup qu’une puissance
-occulte, une émanation de l’Inexplicable avait
-pris soin de placer l’engin et d’en déterminer l’explosion.
-Puis d’autres suivirent, qu’il serait oiseux
-de vous citer mais qui furent toutes perpétrées par
-des anarchistes frais débarqués d’Amérique ou qui y
-avaient été entraînés: Angiolillo, Bresci, Luccheni,
-Czogolsk! Et il y en eut beaucoup aussi dont on ne<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[98]</a></span>
-parla point par raison d’État ou de famille. Des
-ministres, des grands, de mirifiques bourgeois empoisonnés
-dans les cours, ou <i>suicidés</i> chez eux. Ah! j’ose
-dire que j’ai lancé sur le monde quelques assassins
-qui ont fait leur chemin...</p>
-
-<p>Et cela dura neuf ans, reprit Monsieur Eliphas de
-Béothus, après avoir trempé ses lèvres dans une coupe
-de champagne, neuf années pendant lesquelles j’engloutis
-dans cette entreprise la moitié de ma fortune.
-Cela revenait cher, vous vous en doutez: mes
-frais étaient innombrables et à l’heure actuelle je subviens
-encore aux besoins de quelques vieux parents de
-mes régicides. Bresci me coûta même cent mille
-francs après sa condamnation à la détention perpétuelle.
-Supplicié dans sa cellule, il put réussir, grâce
-à l’entremise d’un guichetier gagné par lui à l’anarchie,
-à m’adresser un billet où il m’exhortait à le
-faire assassiner pour mettre fin à sa torture. Je dus
-débourser cinq mille louis d’argent français pour le
-faire stranguler par un de ses gardiens, qui en reçut
-l’ordre du directeur de la prison. Vous voyez que
-j’étais un véritable père pour mes élèves.</p>
-
-<p>Mais un soir de février mon professeur de chimie
-vint me trouver dans mon Cabinet directorial. Monsieur,
-me dit cet homme plein de génie, votre œuvre
-est admirable autant que sans seconde parmi les
-œuvres des hommes, mais elle est imparfaite encore,
-souffrez que je vous le dise. Pourquoi diable vous
-astreindre à enseigner le meurtre et l’assassinat ou
-plutôt l’exécution des Puissants, par les vieilles
-méthodes? Pourquoi ne pas employer les nouveaux
-procédés beaucoup plus pratiques, beaucoup plus
-propres et tout aussi expéditifs? Croyez-moi. Voici
-le moment où grâce à la science, l’humanité va pouvoir<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[99]</a></span>
-devenir presque aussi scélérate que la Nature.
-Celle-ci qui après avoir inventé l’amour a gratifié les
-hommes de la syphilis, celle-ci qui fait mourir en
-couches les femelles assez stupides pour enfanter et
-déférer ainsi à l’instinct qu’elle a glissé en leur chair,
-celle-ci, dis-je, qui après avoir suscité l’oxygène
-délectable aux poumons, l’oxygène imprégné de
-l’arome des halliers humides, l’air vivifié des senteurs
-marines, a conditionné la tuberculose, se trouve sur
-le point d’être égalée en tant que bourrelle et gouine
-infernale. A l’aide de nos bouillons de culture, ne
-détenons nous pas, nous savants, le pouvoir de
-répandre sur le monde ou d’insinuer en quelques
-individus à son exemple, la syphilis, la phtisie, le
-typhus et le tétanos? Répudions le couteau, la bombe
-ou le revolver et usons des toxines animales. Une
-cuillerée de cette solution sans aucun goût ni couleur&mdash;et
-mon chimiste frappait de l’ongle sur un
-bocal étiqueté,&mdash;une cuillerée de cette culture
-dans le potage du Tzar, de l’empereur d’Allemagne,
-de M. W. milliardaire américain ou Y., usinier
-français et vous allez voir le sujet, <i>faire</i> immédiatement
-du cancer, cela sans appel, sans remède
-possible. Il suffira de changer de fiole pour diversifier
-la maladie à conférer. Alors, entendez-moi
-bien, plus de scandale, plus de cris: A bas
-l’Anarchie! dans les populations abruties, plus de
-procès, plus d’échafauds. La justice est désarmée
-cette fois et l’assassin insaisissable, car l’acte est
-impossible à prouver. Levé, dressé d’une détente,
-j’étais dans les bras de mon professeur. Nous commençons
-à organiser la chose de suite, lui dis-je.
-Vous ne sortirez de mon cabinet que lorsque le plan
-de l’œuvre à réaliser sera là, tracé dans ses grandes<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[100]</a></span>
-lignes sur mon bureau. Et pendant deux jours, en
-tête à tête, ne prenant presque aucune nourriture,
-nous travaillâmes ensemble.</p>
-
-<p>Sept mois après, un Institut bactériologique faisant
-corps avec mon Académie des Régicides fonctionnait
-parallèlement. Et dès lors, nous abandonnâmes le
-meurtre retentissant, le meurtre théâtral, pour l’œuvre
-beaucoup plus sûre de la mort naturelle obtenue
-à l’aide des bouillons de culture. Une besogne
-philanthropique s’imposait avant toutes les autres:
-supprimer, détruire le militarisme, dégoûter les masses
-du service militaire. Des justiciers, des missionnaires
-envoyés par moi dans toutes les garnisons
-d’Europe et surtout en France répandirent à profusion
-la typhoïde dans les casernes, débondèrent des
-dames-jeannes, des outres de microbes, dans les
-quartiers de cavalerie et d’infanterie où l’on parque
-les fils de la démocratie. Vous avez remarqué que
-depuis de longues années, le typhus y sévit à l’état
-endémique, il y opère encore, y opérera toujours
-depuis notre intervention. Ainsi nous espérions que
-les mères terrifiées ne laisseraient plus partir leur
-géniture pour le régiment. Des centaines, des milliers
-de soldats périrent et les ministres de la guerre,
-interpellés chaque trimestre, furent bientôt sur les
-dents. Hélas! nous avions compté sans la passivité,
-le besoin de servage et la lâcheté du peuple! Que
-faire à cela? Rien, sinon frapper encore à la tête,
-continuer à décimer les Rois, les Augures, les Pontifes,
-les Magistrats, les Prêtres, les Tribuns de tous
-ordres et de toutes nuances pour les dégoûter de
-leur métier de chefs et les forcer peut être un jour à
-licencier d’eux-mêmes leurs esclaves. Et en avant la
-tuberculose, la syphilis, le tétanos, la variole noire, le<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[101]</a></span>
-choléra morbus. Ah! Messieurs! Il en est peu parmi
-ceux que les foules révèrent, qu’elles envient de
-loin, qui, dans ces dernières années, moururent sans
-notre intervention. Rappelez-vous ces trépas imprévus
-qui stupéfièrent, ces êtres pleins de santé dont
-deux nuits seulement et quelquefois moins faisaient
-des cadavres au regard du monde étonné. Pour ne
-vous en citer qu’un, faut-il vous parler de Félix-Faure
-à qui nous conditionnâmes un décès en conformité
-absolue avec sa norme de vieux roquentin? Celui-là
-nous l’avons travaillé en artistes que nous étions.
-Il n’était pas digne du tétanos ou du choléra. Une
-pincée de cantharides nocives dans son thé du matin
-l’astreignit à se faire éclater les artérioles, le jour
-même, sur l’abdomen d’une cabote du boulevard.
-Alors une atmosphère, une chape, un plafond de
-terreur, pesèrent sur la Société. Le bruit courut dans
-Paris qu’une secte maudite pratiquait l’empoisonnement
-avec les bacilles des maladies contagieuses.
-Comme les microbes de la tuberculose couraient les
-rues, qu’il n’y avait qu’à se baisser pour en recueillir
-dans les expectorations, les crachats de pulmoniques,
-on vit des bourgeois terrifiés licencier leur
-domesticité. On vit des duchesses, jusqu’à des reines
-en exercice, préparer, de leurs mains, leur cuisine,
-triturer leurs aliments pour être sûres que des
-vibrions assassins n’y avaient pas été introduits
-sciemment. Les puissants, les riches, se servirent
-eux-mêmes. Ce fut le commencement de la justice,
-car nul n’a le droit de se faire servir ici-bas. Et pour
-rassurer les classes dirigeantes, le Comité d’hygiène
-se rassembla, délibéra et fit placarder dans la ville
-d’innombrables affiches qui invitaient les tuberculeux
-à ne pas cracher par terre, qui les exhortaient, eux<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[102]</a></span>
-les condamnés à mort, les damnés, à se montrer soucieux
-de la vie de leurs congénères bien portants!</p>
-
-<p>Cependant après neuf années de parfait fonctionnement
-de mon École des Régicides et trente-six
-mois de labeur de mon Institut bactériologique, après
-tant d’attentats, après tant de rois ou de puissants
-mis à mort, je me rendis compte, un jour, qu’il n’y
-avait pas une douleur, pas une honte, pas un forfait,
-pas un mensonge, pas un sanglot de moins dans
-la société policée. Et l’affreux doute prit alors possession
-de mon esprit.</p>
-
-<p>A quoi bon tous ces meurtres? Ce n’étaient pas les
-tyrans, mais bien le besoin de servitude qu’il faudrait
-pouvoir supprimer. J’avais été victime d’une
-épouvantable erreur. Quel était le monstre qui avait
-inventé cette doctrine néronienne et absurde: <i>Tuer
-pour régénérer?</i> Oui, l’anarchie comme toutes
-choses ici-bas mentait... L’anarchie était fausse
-dans son principe, et puérile dans ses moyens. Elle
-énonçait que les hommes étaient <i>nés bons</i> et que la
-Société seule les rendait mauvais. C’était la théorie
-de Rousseau, cet homme à la vessie percée qui,
-comme il le conte lui-même, défaillait d’attendrissement
-sur une touffe de pervenches, au souvenir de sa
-vieille maîtresse, et qui empoisonna tout un siècle
-de ses mucilages sentimenteux. Eh bien! cela, c’était
-une effroyable imposture, les hommes sont <i>nés mauvais</i>
-parce que la Nature a intérêt à les élaborer ainsi
-et que, s’ils étaient bons, ils se déroberaient à l’œuvre
-qu’elle leur impose; c’est-à-dire qu’ayant vu la
-plupart d’entre eux souffrir et connaissant que <i>la
-douleur ne peut être vaincue</i>, ils refuseraient d’assurer
-la continuité de l’espèce. Il n’y aura donc jamais
-aucun moyen de les rendre bons, de constituer avec<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[103]</a></span>
-eux la Cité promise, l’Eden de l’avenir, la Civilisation
-harmonique en un mot, où le fort ne dévorera
-pas le faible, où l’égoïsme ne sera pas le moteur
-suprême. On aura beau faire tomber toutes les lois,
-détruire tous les pouvoirs, supprimer tous les maîtres,
-massacrer, couper des têtes, comme l’enseigne
-l’Anarchie, l’homme sera toujours l’être de boue et
-de sang occupé à spolier, à imbécilliser ou à martyriser
-son semblable. Il n’y avait rien à espérer,
-<i>parce qu’on se heurtait à la Nature</i>, force plus
-grande que tous les vouloirs humains. L’Anarchie,
-qui imposait de croire à quelque chose, qui spéculait
-sur cet <i>a priori</i>, sur le dogme de la bonté innée
-de l’homme était donc aussi ridicule et aussi malfaisante
-que toutes les théories religieuses ou sociologiques
-qui l’avaient précédée. <i>Croire était la stupidité
-dernière</i> en même temps que <i>l’erreur suprême d’où
-découlaient tous les autres crimes</i>. Si l’on voulait
-rêver de Justice, de Vérité, d’Harmonie et d’Absolu,
-il fallait être en mesure, un jour, d’étrangler la
-<i>Nature naturante</i>, ou d’arracher d’un seul coup tous
-les génitoires à l’Humanité, pour l’empêcher de se
-continuer. Mais où étaient-ils les doigts de fer, où se
-cachait-il le nouveau Prométhée, capables de cette
-œuvre sublime autant qu’impossible?</p>
-
-<p>Dès que j’eus évoqué ces choses que nul, entendez-vous,
-parmi les philosophes ou les logiciens, n’a
-pu controverser que par des objections de sentiment,
-donc irrecevables, dès que le refus d’espérer eût
-prépopenté en moi, je résolus de licencier mon École
-de Régicides. Et à nos cadets et à mes professeurs,
-désormais sans emploi, je distribuai une notable partie
-de l’avoir qui me restait. J’allai m’embarquer pour
-l’Europe quand je fus cueilli au bord du ponton<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[104]</a></span>
-d’embarquement par deux gentlemen qui me prièrent
-de vouloir bien les suivre. J’avais été dénoncé. Arrêté,
-je fus incarcéré pendant huit jours. Mais la justice
-recula devant l’énormité du scandale où allait sombrer
-peut-être l’honneur des États confédérés, car les
-nations ont, elles aussi, un honneur aussi mal placé
-que celui des femmes. Et puis la Magistrature américaine
-avait peur; elle s’affola évidemment à la pensée
-que mon acte, dans la notoriété qui allait lui être
-donnée, fût imité par d’autres, par quelques hommes
-d’esprit désireux d’employer leur argent, de façon originale.
-Elle s’étonna seulement que mon Académie
-eût pu fonctionner si longtemps, sans attirer les soupçons.
-Je dus lui faire remarquer qu’elle était installée
-à cent lieues de tout centre habité, au milieu des
-savanes de terre rouge du Colorado. Je rappelai
-également au gouvernement américain que j’avais
-demandé l’autorisation d’ouvrir un collège libre préparatoire
-aux écoles militaires de l’Europe, et que
-j’avais même offert, en ces dernières années, de
-fournir des volontaires tout entraînés pour Cuba,&mdash;ce
-qu’il avait accepté, du reste.</p>
-
-<p>Nostalgiquement, je regagnai le vieux continent,
-mais sans abandonner toutefois mes études et mes
-travaux, pour faire coûte que coûte et malgré eux
-le bonheur des hommes. Je m’étais convaincu que la
-Douleur et le Mal ne seraient enfin exterminés ici-bas,
-que le jour où l’on pourrait saisir le gouvernail
-de la planète pour l’aiguiller en dehors de sa route et
-l’aller fracasser contre une autre, dans un rejaillissement
-d’immondices qui éteindrait le soleil. Puisque
-les hommes s’acharnent à proliférer, l’esprit du Sage,
-qui ne peut pas vivre sans idéal ni sans absolu, est
-bien forcé de rêver quelque chose de semblable à<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[105]</a></span>
-défaut du bénéfique <i>onguent gris</i> en possession de
-supprimer, du coup, les quelques milliards d’<i>acarus</i>
-enragés qui, sous le nom d’humanité, circulent sur
-le testicule terraqué. Si l’on arrive à tout sabouler,
-si l’on réussit à faire triompher enfin le <i>Nihil</i> consolateur,
-le Bien, le Calme et le Silence prendront
-alors possession du monde apaisé. Et la souffrance
-sera définitivement abolie, puisque l’on aura détruit
-l’homme, qui malgré vos demi-mesures de Socialisme
-ou d’Anarchie en sera toujours le réceptacle.
-Donc, Messieurs, orientant mon intelligence et mon
-labeur de ce côté, j’ai résolu de faire tout le possible
-pour supprimer ladite humanité. Et je crois que si
-celle-ci avait connaissance de mon but, et se penchait
-sur mes travaux, elle pourrait, dès maintenant,
-couvrir la terre de cathédrales vouées à ma personne,
-engraisser des prêtres et me décerner des cultes
-comme elle l’a fait pour son supposé Créateur&mdash;entité
-responsable de tous ses maux&mdash;sans parvenir
-à acquitter jamais la dette de reconnaissance qu’elle
-contracte envers moi qui vais la faire disparaître.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! bah, vous avez comme ça à votre disposition
-l’<i>onguent gris</i> nécessaire à nous effacer tous,
-nous les <i>acarus</i>! interrogea Truculor.</p>
-
-<p>&mdash;Certainement, répondit le phénomène, dont les
-yeux s’enflammèrent. Ce moyen est simple, comme
-vous allez vous en convaincre. Il y a deux ans à
-peine, l’Académie des Sciences fut informée qu’un
-chimiste, dans une expérience, avait réussi à enflammer
-l’azote de l’atmosphère, sans que la combustion
-ait lieu au préjudice de l’oxygène ambiant. Eh
-bien, Messieurs, cette expérience a dépassé maintenant
-le champ étroit du laboratoire pour devenir
-enfin pratique. L’homme de génie dont je vous<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[106]</a></span>
-parle, qui ne fait partie d’aucun Institut, se déclare
-en mesure de pouvoir, en moins d’un an, enflammer
-<i>sur lui-même</i> tout l’azote contenu dans la
-calotte atmosphérique recouvrant la terre. Donc,
-avant qu’il se soit écoulé douze mois, à partir de
-l’instant où je vous parle, et après un préalable anathème
-jeté à ce monde effroyable où seuls peuvent
-germer le crime, le vol et le mensonge, après une
-dernière malédiction lancée à cette sphère obscène,
-une effroyable langue de feu se précipitera d’un pôle
-à l’autre, un mascaret d’incendie, attisé par les
-vents, se déchaînera, vengeur et implacable, pour
-assécher d’un coup les fleuves, les mers et les océans,
-calciner, effacer sans retour possible la vie végétale
-et animale, en faisant flamber la planète maudite
-comme un gigantesque bol de punch. Après
-l’incinération de cette ordure, tout, tout, vous entendez
-bien, les êtres et les choses, se plongera dans le
-coma délicieux du Néant, pour n’en plus sortir
-jamais, malgré l’acharnement désespéré de l’abominable
-Nature, frappée à mort, elle aussi, et hurlant
-d’épouvante dans le vide frissonnant, pendant que
-la Ténèbre pacifiante digérera lentement le monde
-scélérat. Et puisque la Justice et le Bonheur n’étaient
-pas possibles sur cet habitacle, nous aurons accompli
-la seule œuvre dont puisse s’enthousiasmer
-encore l’esprit humain! Nous aurons détruit la Terre
-et supprimé pour toujours l’effroyable Génitrice de
-Douleur et d’Iniquité!</p>
-
-<p>Monsieur Eliphas de Béothus, ayant ainsi parlé, se
-tamponna la bouche du coin de son mouchoir armorié
-d’une devise favorite: <i>l’espoir suprême est dans
-le non-être et</i> se leva de table, en ajoutant négligemment,
-comme survenait un <i>flanqué de mauviettes</i>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[107]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je vois que la ripaille se corse; or je ne puis
-approuver plus longtemps, par ma présence, les mangeries
-qui abêtissent et ont toujours pour immédiate
-résultante les coïts qui repeuplent...</p>
-
-<p>Il gagna la porte sans autre débordement de
-politesse à l’adresse des convives. Pourtant, sur le
-point de sortir, il se retourna de trois quarts. Du
-coin de sa bouche tordue dans sa face citrine et
-comme vert-de-grisée par endroits, il laissa tomber
-encore:</p>
-
-<p>&mdash;Au revoirs, messieurs, au revoir, jusqu’au jour
-où vous apprendrez peut-être mon véritable nom...
-qui vous expliquera alors bien des choses.</p>
-
-<p>Et il disparut.</p>
-
-<p>&mdash;Folie, folie, des phrases, des phrases! que tout
-cela, pontifia Truculor que la bonne chère, en ce
-moment, semblait sur le point d’apoplectier. Le
-Socialisme, Messieurs, dans une vingtaine de générations
-au plus, fera la paix et la justice parmi les
-hommes réconciliés. Et tout ce nihilisme n’a qu’une
-valeur de paradoxe...</p>
-
-<p>Déjà le Tribun se préparait à conférencier. Il avait
-repoussé sa chaise et, les deux mains appuyées sur
-la nappe, il adressait à tous les commensaux le large
-sourire de bienvenue qui est l’amorce de tous ses
-épanchements oratoires. Honved, qui ne pouvait souffrir
-le grand homme, prévit la chose et, pour sauver
-l’assistance, n’hésita pas à commettre le crime de
-lèse-génie. Il coupa net et fut très dur, car le logomaque
-l’exaspérait.</p>
-
-<p>&mdash;Eh! eh! il ne faut pas médire des phrases en
-général, Monsieur, car il est des phrases dont la
-construction a exigé plus de science que celle des
-cathédrales et quand les basiliques ne seront plus<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[108]</a></span>
-que poussière, ces phrases chanteront encore dans la
-pensée des hommes. Le Socialisme ne vit que de cela
-du reste! Vos collègues, je ne parle pas de vous,
-ont réalisé ce miracle d’apaiser la faim des malheureux
-en leur faisant brouter des adjectifs et des
-substantifs nouveaux. Je ne veux point savoir si c’est
-un progrès sur les âges précédents où l’on voyait, de
-temps en temps, César distribuer la sportule au peuple
-et les grands consentir largesses. Il ne tient qu’à
-vous, sans doute, je le sais bien, de faire prononcer
-par l’Académie de médecine que l’épithète est un aliment,
-tout comme l’alcool, et vous aurez résolu le
-problème social. Quant à l’expédient désespéré de
-Monsieur Eliphas de Béothus, je ne le trouve point
-si déraisonnable. La science sera à la hauteur, un
-jour, de réaliser ce dont il parle. Il y a déjà quelques
-milliers d’années que, par la parole, fut dénoncée
-l’infamie de l’univers et que les hommes se sont
-efforcés d’y remédier. Comme l’a dit Monsieur de
-Béothus, si la Pitié et l’Équité ne peuvent pas régner
-sur la terre il faudra bien détruire la terre. <i>Le philosophe
-qui, le premier, formula les notions de Justice
-et de Vérité, décréta, sans le savoir, l’abolition du
-monde ou tout au moins de la vie, car jamais l’absolu
-de ces deux principes ne pourra être réalisé par une
-société civilisée.</i> Or l’esprit humain, revenu de l’erreur
-Dieu, ne peut se contenter d’une approximation, d’une
-relativité, et fatalement il sera amené à désirer, à hâter
-de tout son pouvoir, l’extinction de l’espèce, dans le
-besoin irréfrenable qui est en lui de supprimer le
-Mal et la Douleur. Convaincre les hommes qu’ils n’ont
-point le droit de se continuer est, au dire de quelques
-penseurs, la seule détermination pratique pour pacifier
-la terre et renverser du même coup l’œuvre de la<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[109]</a></span>
-Nature qui a promulgué le crime, le carnage, la
-souffrance et l’asservissement des faibles de façon
-pérennelle. J’aime la vie, moi, pour la beauté qu’elle
-tolère par accident; je l’aime pour son lyrisme
-éperdu, pour tout ce qu’elle enfante: monstres ou
-héros; je l’aime parce qu’elle est une représentation,
-parce qu’elle permet souvent à l’intelligence de conquérir
-sur les forces mauvaises, et qu’elle dresse en
-face du monde un pouvoir parfois équivalent, c’est-à-dire
-la volonté des hommes; je l’aime parce qu’elle
-permet de flageller avec des mots l’Univers abominable
-qui ne veut point de la justice; je l’aime aussi
-parce qu’il n’est pas tout à fait prouvé à mon sens
-qu’elle soit haïssable, puisqu’elle suscite de temps en
-temps le génie, condamné à souffrir, il est vrai, un
-peu plus encore que le troupeau. Mais, si pour moi
-l’expérience n’est pas probante encore, si tout
-n’a pas été tenté et si la conclusion qui consiste à
-l’annihiler me paraît prématurée, je ne la repousse
-pas <i>a priori</i>...</p>
-
-<p>Je concède même ceci: C’est que le malthusisme
-est le seul moyen de faire, pratiquement, la Révolution
-sociale qui vous tient au cœur sans cataclysmes
-et sans massacres.. C’est l’arme suprême terrible,
-inexorable du prolétariat. Que celui-ci refuse de se
-continuer, organise, non pas les grèves des bras
-d’où il sort toujours vaincu, mais bien la <i>grève des
-ventres</i> et il est assuré de la victoire. Que le peuple
-ne procrée plus d’esclaves et puisqu’il est impuissant
-à sortir de son enfer, qu’il s’obstine, lui, à ne pas
-se reproduire, à ne pas créer d’enfants pour les faire
-entrer à leur tour dans sa noire géhenne. Et la Bourgeoisie
-sera par terre. Ce n’est pas elle, vous vous en
-doutez, qui consentira jamais à peupler de ses fils ses<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[110]</a></span>
-casernes et ses bagnes industriels. Alors quoi, que
-fera-t-elle? Des Lois? Allons donc, le Peuple, cette
-fois, se trouve en possession du moyen de salut. Une
-législation, quelle qu’elle soit, ne peut astreindre les
-asservis à proliférer s’ils se dérobent à cette fonction.
-Si vous avez les fusillades, pour assurer la continuité
-et le respect du monstrueux état de choses présent,
-vous ne pouvez employer les lebels pour obtenir
-de la chair à exploitation. Que les travailleurs adoptent
-seulement le malthusisme dans la mesure où la classe
-nantie le pratique et vous allez vous trouver avant
-une génération, avant vingt-cinq ans, devant une
-véritable disette de travail salarié. Or vous-même,
-Monsieur Truculor, n’osez assigner une échéance aussi
-rapprochée à la Révolution. Le suicide progressif du
-peuple, c’est le bouleversement général de la Société.
-C’est le capital désarmé et impuissant devant ses
-richesses accumulées, devant ses tas d’or, qui auront
-tout juste désormais la valeur de gravats amoncelés.
-Le rôle de l’or étant de fomenter de la main-d’œuvre,
-pour exonérer les enrichis de tout labeur,
-qu’allez-vous en faire quand les bras vont commencer
-à manquer, quand il n’y en aura plus assez pour
-les besognes serviles, quand, dans cinquante ans,
-même, il n’y en aura plus du tout peut-être? Si la
-caste possédante veut manger, il lui faudra travailler
-à son tour, œuvrer dans les effroyables besognes
-qu’elle impose au prolétariat de par la toute puissance
-de son Code et de son Argent. Si elle veut du
-pain et du luxe il lui faudra participer à l’activité
-humaine. Si elle veut jouir toujours, il lui faudra,
-cette fois, jouir sur elle-même, être le propre artisan
-de ses innomables voluptés. Si elle veut des armées
-permanentes, elle enrôlera ses ploutocrates, et si<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[111]</a></span>
-elle veut de la prostitution encore, elle devra jeter
-ses filles à ses mâles en rut.</p>
-
-<p>Tout croulera par la base, les institutions et les
-hiérarchies, les gouvernements démocratiques et les
-dynasties, les cultes et les dieux, sans qu’il soit
-nécessaire de verser une seule goutte de sang. Jamais
-plus terrifiante catastrophe n’a menacé, par avance,
-l’Egoïsme pontifiant. Contre elle, nulle défense
-n’est possible, sachez-le bien, car, comprenant
-que c’est le seul procédé de libération pratique,
-le salariat étranger, auquel les classes dirigeantes
-pourraient faire appel, l’adoptera spontanément lui
-aussi. Et par dessus les frontières, s’échangera alors
-la première étreinte fraternelle entre les déshérités
-du monde, résolus à disparaître dans le refus magnifique
-de prolonger leur détresse, leur misère et leur
-servage...</p>
-
-<p>Il est temps peut-être que quelques hommes aillent
-dire cela aux masses spoliées, qui imposent la
-domestication et l’endémique famine à toute la descendance
-issue de leurs entrailles éternellement
-douloureuses. Il est temps qu’on aborde franchement
-le débat et que, méprisant par avance toutes les
-persécutions, deux ou trois penseurs s’offrent d’eux-mêmes
-pour affranchir le peuple en lui énonçant,
-malgré la gouaille et les quolibets du début, les
-moyens infaillibles de ne plus faire d’enfants. Il est
-nécessaire de ne point le prendre, tout d’abord, à la
-thèse philosophique, mais bien au terre à terre du
-profit immédiat. Qu’on lui donne en exemple la
-Bourgeoisie qui, pour ne pas morceler sa fortune,
-s’est déterminée à la quasi-stérilité. Qu’on lui dise
-dans les réunions publiques, dans les meetings des
-centres ouvriers, à l’aide de millions de brochures<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[112]</a></span>
-répandues à profusion dans les usines ou à la porte
-des mairies, envoyées même à chaque nouveau couple,
-qu’on lui dise et lui rabâche à l’aide de l’écrit et
-de la parole, enfin, qu’il est ridicule de ne pas imiter
-la classe moyenne, qu’il est stupide d’employer
-son infime salaire à nourrir des petits, quand il peut
-s’abstenir d’en avoir. Définissons-lui, nous, littérateurs,
-le malthusisme rationnel et sournois des satisfaits,
-et faisons-lui comprendre que le bourgeois n’a
-pas supprimé le plaisir de l’acte génésique, mais
-seulement la résultante: la fécondation, et il ne tardera
-guère à en faire autant. Au bout de quelques
-années, dès les premières statistiques des Leroy-Beaulieu
-ou autres annonçant le péril, le Capitalisme, terrifié
-à la vue du mal qui va l’exterminer à son tour,
-accourra suant de peur pour offrir, de lui-même, la
-justice, et promettre une répartition plus équitable
-des biens d’ici-bas. Il ne sera plus temps. La caste
-assouvie, par sa volonté d’iniquité, aura tué ce qu’elle
-appelle la Patrie et la Race.</p>
-
-<p>Et, qui peut nier la sereine et magique beauté de
-l’acte? La Démocratie, qui a donné son sang pour
-toutes les grandes œuvres sociales, la Démocratie, qui
-par son courage, son labeur, a permis en somme
-d’édifier la civilisation moderne, la Démocratie, éternelle
-Parturiante d’Idéal et de Bonté, comprenant
-qu’elle a tendu le cou à une cangue plus lourde que
-les chaînes féodales, la Démocratie, consciente enfin
-que sur sa nuque pèse la pantoufle du bourgeois, ou
-les cothurnes éculés des histrions de la politique,
-plus implacables que la botte à éperons d’or des
-patriciens d’ancien régime, la Démocratie, désireuse
-de ne point s’avilir, de ne pas se courber plus longtemps
-dans l’esclavage, se frappe à mort, étouffe la<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[113]</a></span>
-vie dans ses lombes, et entraîne dans le gouffre ceux
-qui lui refusent l’Équité...</p>
-
-<p>La minute est décisive, sachons-le, et la haine publique,
-ou la mise hors la loi ne pourront, j’en ai l’assurance,
-étouffer désormais la parole courageuse des
-protagonistes de l’Idée salvatrice en actuelle germination.
-J’aime la vie, certes, moi, mais je me résigne
-car j’aime encore plus la justice, qui doit en être
-la condition première, et si c’est le seul moyen de
-l’arracher aux exacteurs oisifs que de brandir une
-telle menace au-dessus de leurs fronts implacables
-dans la férocité, je l’acclame de toutes les forces de
-mon cœur et de ma pensée. Peut-être serai-je un de
-ces ouvriers d’émancipation, sans jamais, par la
-suite, réclamer ni honneur ni mandat. Je m’affligerai,
-toutefois que les socialistes ou les libertaires ne
-m’aient point devancé. Mais sans doute, les chefs
-n’ont-ils cure de voir le Peuple faire sa Révolution
-tout seul et tout de suite, car il leur faudrait rester
-sans emploi et résilier leur rôle profitable de pasteurs
-de bétail...</p>
-
-<p>Truculor ne ramena point l’adversaire.</p>
-
-<p>&mdash;La question, dit-il, est d’une telle vastitude et
-d’une complexité si grande, Monsieur, que je préfère
-vous répondre demain, dans un <i>Premier-Paris</i>. Karl
-Marx et Bernstein, démontrent péremptoirement, à
-l’opposé de Max Stirner... Mais devant les grimaces
-des commensaux menacés d’un éboulis d’érudition
-sociologique et d’un laïus pompeux, il rengaina
-son Larousse et tourna bride tout à coup, en ajoutant
-néanmoins, d’un ton emphatique: Ces thèses
-malthusiennes ne gagnent pas à être commentées à
-table...</p>
-
-<p>Depuis quelque temps déjà, le front du comte<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[114]</a></span>
-de Fourcamadan se ravinait sous l’effort des cérébrations
-intenses. Son esprit en gésine devait connaître
-les affres de l’enfantement.</p>
-
-<p>&mdash;Béothus n’est qu’un dément qui m’a donné des
-déman.... geaisons.... ses acarus n’avaient rien à
-faire avec le <i>non-être</i>, mais bien avec le <i>pyr...êthre...</i>
-Et, satisfait, exhilarant, le dos en arc de cercle, il
-pinça, entre le pouce et l’index, l’assiette de Jacques
-Paraclet.</p>
-
-<p>&mdash;C’est l’aboutissant prévu, l’homme définitif que
-peut élaborer une race qui a répudié Dieu, opina
-le pamphlétaire, dédaigneux de cette stupidité. Ceux
-qui, depuis tant d’âges déjà, obscurcissent chaque
-jour le Front du Crucifié d’un nuage de crachats,
-ceux qui ont fait chavirer l’Espérance dans le dépotoir
-du Positivisme, ceux qui depuis Voltaire et
-Diderot dansent sur le corps du Fils de l’homme la
-bamboula frénétique des vidangeurs de l’athéisme,
-devaient nécessairement se trouver acculés à ces
-théories de négation et de désespoir paroxystes.
-D’ailleurs je ne suis pas loin, moi aussi, de leur concéder
-une part de magnificence. Puisque la puanteur
-de ce monde est telle que les bienheureux, qui gravitent
-dans le séjour des Justes et des Purs, se trouvent
-sur le point d’en être asphyxiés d’horreur, il est bon
-que la création disparaisse, car Dieu, lui-même, a dû
-reconnaître que sa toute puissance et sa volonté
-seraient impuissantes à la racheter. Qu’il vienne
-donc l’ange exterminateur armé de son flamboiement
-de tonnerres! Qu’il accoure le justicier escorté
-d’une pyrotechnie de soleils en conflagration, et qu’il
-détruise pour toujours la purulence et l’immondicité
-de notre relief planétaire!</p>
-
-<p>&mdash;Messieurs, messieurs, avec tous vos goûts de<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[115]</a></span>
-massacre et de destruction universelle, vous ne touchez
-pas à ce <i>chaud-froid</i>. Je vous prie, maître d’hôtel,
-faites passer, dit la Truphot, qui prévoyait qu’elle
-allait vivre plusieurs nuits à rêver de cataclysme
-général.</p>
-
-<p>Après quelques oscillations réglées par un métronome
-d’infaillible sottise, qui servit à mettre en
-mesure et à balancer rythmiquememt les dires de
-Sarigue, de Madame Truphot, de Boutorgne et du
-comte de Fourcamadan dont l’intellect respectif,
-surexcité par la bonne chère, butinait avec acharnement
-le sens caché des faits du jour, la conversation
-vint se fixer sur la guerre de Chine, qui déroulait
-alors ses péripéties les plus corsées.</p>
-
-<p>Cette fois Truculor s’était installé de lui-même
-dans le bien-penser et le bien-parler. Il se mit donc
-à réciter, sur les cordes basses de son violoncelle
-pectoral, un prochain article qu’il destinait à son
-journal, pour appuyer le ministère à qui quelques
-dissidents de la gauche reprochaient d’avoir engagé
-en Extrême-Orient une campagne suscitée par les
-brigandages des missionnaires.</p>
-
-<p>&mdash;Messieurs, il faut avoir la loyauté de le reconnaître,
-les Chinois ne sont pas intéressants. Ce peuple
-abruti d’opium ignore le courage. Que penser, en
-effet, de trois cents millions d’individus qui se laissent
-mettre à la raison par un corps expéditionnaire
-d’à peine cinquante mille baïonnettes? Il suffirait,
-n’est ce pas? à ces inconcevables fourmilières humaines,
-de lever les bras, pour que l’air jusque-là placide,
-déchaîné tout à coup en ouragan par ce simple
-geste, balayât dans la mer les troupes que leur a
-dépêchées l’Europe dans un effort parcimonieux. Eh
-bien! Ils assistent à la chose indolents et apathiques,<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[116]</a></span>
-se contentant de geindre très fort, parce qu’on
-les pille et les extermine un peu. C’est un peuple
-figé, désormais incapable d’apporter sa contribution
-à l’effort et au travail du Monde en gestation de
-Progrès. Si on leur prend leurs ivoires, leurs soies,
-leur or et leurs fourrures rares, c’est, en somme, la
-revanche de la Civilisation sur la Barbarie, c’est la
-juste vengeance tirée par l’occident, après bien des
-siècles, des effroyables chevauchées de Tamerlan ou
-de Gengis. D’ailleurs, qu’ont fait des Chinois depuis
-douze cents ans? Où donc est leur science et de
-quelle culture moderne ont-ils témoigné en face de
-l’Europe en progression constante? Ce que les
-armées congrégées de cette dernière viennent d’accomplir,
-ce n’est, à bien y réfléchir, que ce que nous
-rêvons tous de voir se réaliser en faveur du prolétariat
-et au détriment de la Bourgeoisie régnante, c’est
-l’expropriation, la dépossession d’une race fainéante
-par une humanité laborieuse et féconde...</p>
-
-<p>Ici il prit un temps, debout comme s’il conférenciait,
-esquissa au-dessus des convives un geste large
-de sa main arrondie en forme de conque, puis il
-acheva, se rasseyant et légitimant dans son inconscience
-la férocité de la classe capitaliste actuelle
-désireuse de triompher malgré tout.</p>
-
-<p>&mdash;Nul ne mérite de vivre, au surplus, qui n’a le
-courage de se défendre.</p>
-
-<p>Une stupeur régna; des pommettes rubescentes
-pâlirent d’étonnement, car cette thèse dans la bouche
-de Truculor déroutait toute la tablée. Mais la
-Truplot, respectueuse du lustre de son ténor, applaudissait
-et, du coup, s’y croyant autorisée par une aussi
-illustre obédience, elle lâchait, en phrases ineptes, et
-en éructant à demi, sous la poussée des vins, tout<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[117]</a></span>
-ce que sa langue pâteuse lui permettait de débonder
-d’un nationalisme longtemps réfréné.</p>
-
-<p>&mdash;Oui oui! on devrait les égorger jusqu’au dernier.
-La cause de l’Église est toujours juste, et il faut
-que le colonel Marchand revienne de là-bas empereur..
-D’abord, ce sont des païens, et puis ces misérables
-méprisent les femmes et crachent sur les crucifix....</p>
-
-<p>&mdash;Envoyons-leur Gallifet, avec pleins pouvoirs,
-appuya son amant.</p>
-
-<p>&mdash;La <i>fêlure</i>! se dit Honved, en se rappelant la
-thèse de la pièce qu’il chérissait, en pensée, depuis
-longtemps déjà. Oui, Truculor vérifiait le caractère,
-s’identifiait même, de surprenante façon, à un des
-personnages qu’il avait déjà configuré mentalement.
-L’auteur dramatique, dans ces trois actes projetés,
-voulait offrir une explication aux désolantes attitudes,
-aux comportements imbéciles dont sont coutumiers
-les gens notoires de cette époque, réputés,
-cependant, pour être doués de quelque phosphorescence
-d’entendement. Quand une race en est à la sénilité,
-quand le bétail humain qui a trop vécu s’agite,
-sans pouvoir brouter autre chose que les chardons
-de la sottise, la Nature suscite alors quelques individus
-dont la fonction est d’éliminer la dernière réserve
-de vaillantise morale, la dernière parcelle d’intelligence
-qui peuvent lui rester. Il n’est pas besoin, pour
-adopter ce postulat, de croire à une prédestination,
-ni de concéder à la Fatalité; le monde n’étant qu’une
-Volonté, comme les philosophes matérialistes l’ont
-démontré. Or la Nature se sert de ces hommes pour
-précipiter la déliquescence, pour aider à la désagrégation
-finale de l’esprit de cette race: elle leur fait
-à proprement parler tenir le rôle de ptomaïnes de
-décadence, tels ces ferments qui se mettent dans les<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[118]</a></span>
-corps déjà putréfiés. Par ailleurs, pour qu’ils aient
-pouvoir sur la masse, elle a fait d’eux des niveaux
-d’eau parfaits, destinés à déterminer exactement la
-ligne d’horizon, la parallèle basse nécessaire à l’optique
-du restant de leurs semblables. Or, elle les a
-frêtés d’une eau opaque de bêtise cynique, en
-laquelle, seulement, elle a glissé, pour la réalisation
-de ses mystérieux desseins, la petite bulle d’air, la
-petite spiritualité d’un discutable talent. Remuez le
-niveau d’eau: la molécule gazeuse va chavirer et se
-démener ensuite, sans pouvoir se fixer de façon
-stable. Et il faudra des circonstances particulières,
-une précision de manœuvre infinie, que le moindre
-heurt vient infirmer, pour que la bulle d’air se
-maintienne au centre parfait, bien en vue. Ne les
-faites pas agir sans précautions, sans préméditation,
-alors qu’ils ne sont pas en <i>représentation voulue et
-concertée</i>, car le petit globule s’affolera et se perdra
-alors dans la masse liquide. Seuls les doigts de géomètre
-du Destin auront le pouvoir de le replacer de
-ci, de là, par à coups, au point voulu, après cinq ou
-six mille oscillations fausses. L’avare Nature, sans
-doute, en paraissant les favoriser d’un quelconque
-côté, s’était acharnée sur eux, avait fait payer cher
-à ces cervelles pseudo-reluisantes tout le faux lustre
-dont elles se réclamaient. Elle semblait avoir rageusement
-fissuré la calotte cranienne qui servait de
-récipient à ces méninges glorieuses, laissant, par la
-fêlure, fuir le meilleur de l’intelligence. Et, en vertu
-de cette loi d’équilibre qui est sa règle primordiale,
-elle les avait dotés d’extravagants travers, leur rendant
-toute pondération impossible&mdash;pour balancer
-ce qu’elle croyait leur avoir donné.</p>
-
-<p>Honved rabrouait vivement le personnage.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[119]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Monsieur Truculor, je ne sache pas que le courage
-militaire puisse jamais être tenu pour le véritable
-criterium de la valeur d’un peuple. Les nègres
-du Dahomey, fusillés et mitraillés à distance par les
-effroyables engins modernes, sont venus mourir,
-dans plusieurs combats, emportés par une furia
-magnifique, sous les pieds mêmes de nos soldats;
-témoignant ainsi d’une des plus belles ardeurs guerrières
-qu’on ait jamais vues. Oseriez-vous en inférer
-que cette race était supérieure? A l’encontre de ce
-que vous venez de nous dire, le degré de civilisation
-et d’affinement d’un peuple se mesure à la haine
-qu’il nourrit des choses de la guerre. N’importe
-quelle brute militaire, un reitre de l’infanterie allemande,
-un lansquenet de Wallenstein, par exemple,
-avec une balle mâchée dans son mousquet, aurait
-toujours eu raison d’un Spinoza qui répugnait à se
-défendre ou ne savait pas combattre. Or, quelle que
-soit votre mésestime pour les maîtres que vous
-enseignâtes jadis... continua Honved en faisant
-allusion à l’ancien professorat de Truculor, vous ne
-sauriez soutenir décemment que le reitre est d’une
-humanité plus avantageuse que celle du Juif sublime
-qui écrivit l’Ethique...</p>
-
-<p>Truculor mal en point et congestionné, la face
-vultueuse, désignait du doigt une ampoule électrique
-incluse en un surtout de fausse argenterie garni de
-lilas, d’œillets et de roses pâles, à qui la chaleur de
-la salle infusait une dolente chlorose. Il persévérait.</p>
-
-<p>&mdash;Les Chinois n’ont cependant pas inventé cela.</p>
-
-<p>&mdash;Non, comme vous le dites, ils n’ont point
-découvert la flamme électrique. Mais, faut-il le rappeler
-à un ancien professeur de la Sagesse? la première
-méthode de raisonnement rigoureux et scientifique<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[120]</a></span>
-était dans l’Inde avec Kapila, et par conséquent
-en Chine, dix siècles avant que la Grèce, elle même,
-possédât une philosophie. Il est plus que probable
-que cette dernière a pris aux hommes de race jaune,
-le raisonnement par deux propositions, l’enthymème
-dont je vous parle, qui plus tard, à son tour, mit
-au monde le Syllogisme, véritable conquistador de
-toute réalité abstraite. C’est un peu, croyez moi, cette
-méthode d’induction et de démonstration&mdash;la plus
-haute que les hommes puissent connaître&mdash;qui a
-enfanté les procédés de recherche scientifique
-moderne et acheminé l’Occident à la découverte de
-ce que vous invoquez. D’un autre côté, la civilisation
-chinoise qui, après une durée ininterrompue de
-quatre mille ans subsiste toujours&mdash;fait sans
-précédent dans le Monde&mdash;la civilisation chinoise,
-qui n’a pas subi un arrêt de quinze siècles dans des
-ténèbres médiévales, fait preuve d’une force bien
-supérieure à la nôtre, puisqu’elle lui a résisté et ne
-s’est point laissé entamer. Elle vivra encore quand
-nous ne serons plus. Il ne faut pas oublier, d’ailleurs,
-que les Chinois s’habillaient de soies précieuses,
-vivaient parmi un idéal réalisé d’art et de
-beauté, avaient calculé la marche des astres, la
-rotation de la Terre, et vraisemblablement trouvé la
-boussole, alors que nous allions tout nus, que nous
-hurlions d’épouvante à l’apparition du moindre météore,
-et nous débattions enlizés jusqu’au cou dans
-la fange chrétienne.</p>
-
-<p>Mais Truculor, qui opérait sa retraite et espérait
-s’en tirer par une plaisanterie, ripostait dans un
-rire gras.</p>
-
-<p>&mdash;Ne dites donc pas de mal de Jésus, Monsieur
-Honved. En instituant le repos dominical, la fête du<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[121]</a></span>
-dimanche, le Christianisme n’a-t-il pas forcé une
-notable partie de l’humanité à changer de chemise
-au moins une fois par semaine? C’est toujours ça...</p>
-
-<p>Ici, une sorte de barrissement digne d’un animal
-antédiluvien fit se dresser toutes les têtes et suspendit
-les haleines. C’était Jacques Paraclet qui se
-déchaînait, prenait vent et, le poing tendu, dominait
-tous les convives d’un visage exsudant de négrier
-dont on déprise ou vilipende la cargaison. La soute
-aux invectives explosait.</p>
-
-<p>&mdash;La redoutable Face de Celui qui nous jugera tous,
-un prochain jour, m’est témoin, vociféra-t-il, que j’étais
-venu ici surchargé d’une insolite aménité, et que
-je m’étais juré, à moi-même, quelles que fussent la culminance
-de votre impudeur ou l’altitude de votre
-scurrilité, de ne jamais vider les arçons de la plus
-sereine indifférence. Par sept fois, sur les saints Évangiles,
-j’avais fait le serment d’assister, d’un œil invraisemblablement
-détaché, au cours sinueux, nonchalant
-ou frénétique de l’Orénoque, du <i>Meschacébé</i> de
-sottise et d’infamie, dont vous avez, un à un et tour à
-tour, fendu les flots en hippopotames diligents. Les îles
-flottantes de votre niaiserie, où se balancent, comme
-les fleurs d’or dans la description de l’auteur <i>d’Atala</i>,
-les anaphrodisiaques nénufars de votre studieuse
-ignorance, auraient pu, devant moi, passer et repasser
-vingt fois, sans que j’eusse été pris, une seule
-minute, du désir de les sabouler au passage à l’aide
-des crocs de fer d’une solide controverse. Monsieur
-de Fourcamadan aurait pu continuer, en tout loisir,
-à évacuer ses petites historiettes excrémentielles, et
-nous enchaîner tous avec les câbles de guano desséché
-qui lui sortent de la bouche, comme les chaînes
-d’or au dieu de l’Éloquence, que je me serais bien<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[122]</a></span>
-gardé de déranger l’eurythmie de son discours. Un
-remords cuisant se fût même, sur l’heure, insinué
-en moi, ainsi qu’un bourreau tenace, si j’avais prié
-l’Africain, égorgeur de femmes, que je vois là-bas,
-d’aller restituer son derrière aux gardes-chiourmes
-invertis, qui prirent soin de sa personne, durant un
-lustre tout entier. Je n’ai même pas, vous me rendrez
-cette justice, favorisé d’une épithète l’épilepsie de
-monsieur Pharamond Robomir, collaborateur dichogame
-du <i>Pégase</i>, et qui paraît avoir permuté de sexe
-avec madame Dieulafoy. Oui, j’aurais opposé à
-vos dires une anesthésie d’indifférence semblable en
-tous points à celle qu’un individu saturé de chloroforme
-peut opposer au couteau des tortionnaires,
-oui, j’aurais tout enduré, même l’ocarina de mon
-voisin, si Monsieur Truculor ne s’était mis soudain
-à insulter le christianisme jugulé...</p>
-
-<p>Je ne veux pas connaître le degré d’apathie des
-Chinois et leur indigence d’ardeur belliqueuse me
-trouve sans indignation. Il suffit, pour me les rendre
-sympathiques, qu’ils aient été choisis par Dieu
-pour bien prouver au Monde que Son supplice et Sa
-crucifixion continuaient; il suffit qu’ils aient été élus
-par Sa volonté afin de Lui permettre, une fois de plus
-et au regard des hommes, de Se soûlerde douleur
-et d’effroi.</p>
-
-<p>Certes, ils font éclater aux yeux des plus incrédules
-la Divinité péremptoire, ceux-là, puisqu’ils ont
-permis à une torture toute fraîche et à une honte
-nouvelle, infligées à Jésus, par les monstrueux missionnaires
-de là-bas, de venir s’ajouter à celles qui
-n’avaient pas été prévues au Mont des Oliviers. Que
-les hommes jaunes incinèrent tout vifs, dilacèrent
-avec un art de tourmenteurs poussé jusqu’au génie,<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[123]</a></span>
-les innomables carcasses des soutaniers qui, chargés
-de répandre la Parole dans l’Empire du Milieu, ont
-pratiqué le vol et le banditisme, cambriolé les
-métaux précieux et les fourrures inestimables dans
-une maëstria dont les juifs eux-mêmes n’ont pas
-donné d’exemple à travers l’histoire, j’y applaudis
-des deux mains. Qu’ils aient intercis, en plusieurs
-quartiers et tronçons salés vifs, les rufians infâmes
-estampillés d’une croix; qu’ils aient donné des lavements
-d’huile bouillante aux brigands immondes qui
-créaient des comptoirs d’usure, faisaient escompter
-leurs chèques par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul,
-ouvraient, à l’usage de l’armée, des lupanars,
-des prostibules, à la caisse desquels l’évêque de Pékin,
-en chasuble, rendait la monnaie, je n’y saurais contredire,
-car ces Mongoloïdes de la rue du Bac transformaient
-le Fils de l’Homme en Dieu des assassins,
-et surchargeaient ses épaules d’un tel opprobre,
-qu’il se demande, peut-être, à l’heure actuelle, le
-Lamentable, si Sa Divinité sera suffisante pour Lui
-faire supporter le faix d’un pareil Himalaya de déréliction!</p>
-
-<p>Mais tant que l’inanition coutumière que m’ont
-impartie les multitudes contemporaines, par moi
-bafouées, n’aura pas à tout jamais congelé le sang
-de mes veines, nul ne se pourra vanter d’avoir,
-impunément devant moi, acclamé la force scélérate
-et vilipendé le Christ momentanément vaincu.
-Jamais je ne tolérerai, Monsieur le subversif, qu’on
-vienne excréter sur Lui des plaisanteries d’arrière-département.</p>
-
-<p>Qui êtes-vous donc vous autres, qui osez blasphémer
-la sublime parthénogénèse de l’Église chrétienne
-et la suite de confondants miracles poursuivie<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[124]</a></span>
-de façon ininterrompue à travers dix-neuf siècles?
-Oui qui êtes-vous? Que faites-vous? Pendant
-que les foules, crétinisées par vos théories, se lamentent
-au milieu des clameurs de leurs entrailles vides,
-alors que la détresse des asservis, qui n’espèrent
-plus en Dieu, semble avoir atteint, comme en ce
-moment, l’indépassable Solstice de la Famine, on
-vous voit rouler sous la table des plus sales ribotes
-bourgeoises et gravir, un à un, les différents échelons
-poissés de vomissures de l’échelle dite des
-Honneurs. Alors que le Golgotha n’a pu faire la justice
-sur la Terre, vous incitez les malheureux à
-escompter l’attendrissement des Assemblées délibérantes.
-En Officiant, en Sacerdote rétribué du Mensonge,
-vous maniez même la sonnette sous-présidentielle,
-qui vous sert à annoncer l’imminence du solécisme,
-comme elle sert à l’humble prêtre à annoncer
-l’imminence de la divine Transsubstantiation. Dès
-que l’un de vous a soutiré une parcelle de pouvoir,
-est devenu ministre, comme Millerand pour avoir
-vendu son parti à 30 deniers, vous accourez tous, tel
-un essaim de mâchebrans sur une <i>chose</i> diffamée.
-La bouche pleine, avec le jus des viandes, l’or ou le
-sang des vins généreux, qui ruissellent à vos commissures,
-vous bâfrez alors, en des voracités de
-cynopithèques, tout en flatulant devant le Peuple,
-une fois de plus trompé, qui sanglote de désespoir
-à vos pieds vaporants. Et quand les lebels, comme
-à la Martinique et à Chalon, partent sur la Foule,
-vous rotez si fort, dans votre indigestion, Messieurs
-de la Postiche socialiste, que vous en arrivez à couvrir
-le bruit des fusillades!...</p>
-
-<p>Semblables en tous points aux requins qui, dans
-les mers chaudes suivent le bateau, le steam-boat, et<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[125]</a></span>
-avalent au passage les bouteilles vides, les boîtes de
-fer-blanc et les vieilles bottes qu’on leur jette par
-dessus bord, on vous a vu suivre, avec les socialistes
-de votre bande, le galion bourgeois et engouffrer
-à la volée tous les détritus, toutes les déjections
-de pouvoir et d’argent, que la ripaille sociale voulait
-bien vous décerner.</p>
-
-<p>C’est vous, les repus du Collectivisme, vous, les
-victimaires adipeux de vos propres fidèles, qui martelez
-sournoisement du talon les faces vertes des
-damnés de l’enfer social, quand ceux-ci, mutilés dans
-leur énergie et les poignets coupés, s’efforcent de
-faire sauter les barreaux de leur ergastule, en s’y
-accrochant avec leurs gencives décharnées et saigneuses
-dont les convulsions du désespoir et de la
-faim ont au préalable fait sauter toutes les dents.....
-Vous êtes les Belphégors de l’abjection, et si vous
-aviez une âme, il conviendrait de se précipiter sur
-elle et de l’exterminer avec des pelles à m.... e!.....</p>
-
-<p>Oui, les fulgurances jaillies de la conjonction
-de deux soleils ne réussiraient pas à éclairer, à
-purifier l’opacité pestilente de votre intellect, où
-s’entasse chaque jour le guano de vos pensées et de
-vos innomables concupiscences!</p>
-
-<p>Vous avez tous les vices des satisfaits sans en
-avoir la souplesse cynique. Pour ce que vos mères
-ont été cuisinières au fond des provinces, il n’est
-pas un infâme poëlon, où mitonne le plus sordide
-ragoût, la plus nidoreuse des nourritures bourgeoises,
-que vous ne rêviez de torcher de vos langues frénétiques,
-de vos langues de révolutionnaires, <i>que vous
-avez transformées en suppositoires</i> à l’usage des
-puissants et des rois. Et par dessus tout vous nourrissez
-la haine implacable de l’art dont la seule vue<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[126]</a></span>
-vous plonge dans les exaspérations forcenées. Pas
-un artiste, pas un écrivain capable de sauver par la
-magie de la forme l’exécration du fond ne collabore à
-vos journaux. Avec plus d’acharnement que les assouvis
-qu’on a vus parfois aimer la littérature et tolérer
-les hommes libres, vous enfoncez, de vos propres
-mains, le bâillon et la poire d’angoisse à quiconque
-refuse de s’asservir sous la discipline de caporal poméranien
-qui est celle de votre parti. Les sept Géhennes
-de la Misère, les <i>in pace</i> de la faim attendent
-le malheureux, qui ayant donné un moment dans
-vos insanes théories, et précipité dans une syncope
-d’épouvante pour vous avoir approché, s’est, par la
-suite, enfui au loin, en hurlant de terreur dans la
-nuit pitoyable, dans la ténèbre impuissante à calmer
-les hoquets de son âme en la tamponnant de lénifiant
-silence ou en lui dérobant votre squalidité!.....</p>
-
-<p>Tueurs de Dieu! disait le moyen-âge pour exprimer
-l’horreur ultime du crime humain, tueurs d’artistes!
-pourrions-nous vous crier à la face pour formuler
-à notre tour le suprême coefficient des vindictes
-humaines. Oui, tueurs d’artistes que vous êtes, vous
-vous mettez à dix mille pour exterminer un pauvre
-être brûlé par le feu sacré. Des multitudes, qui n’ont
-jamais connu d’autre prurit que le délirium, le satyriasis
-de l’ordure, surgissent, suscitées par vous,
-afin de se précipiter au pourchas du Prédestiné, du
-Douloureux, dont le cœur tordu de spasmes acclame,
-comme le mien, une Beauté et une Justice que vous
-ne connaîtrez jamais. Et il faudra vingt siècles, peut-être,
-avant que la petite flamme que vous avez
-éteinte se rallume à nouveau dans un cœur d’homme!</p>
-
-<p>Mais ne vous hâtez pas trop d’incliner à l’optimisme
-et d’entonner dans vos lutrins le cantique<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[127]</a></span>
-d’allégresse. L’opprobre de votre socialisme d’esclaves
-et de loups-cerviers jouisseurs n’est pas près de
-supplanter encore l’opprobre bourgeois qui lui dispute
-la scélératesse. La patine d’infamie dont vous
-prétendez revêtir le monde, comme l’émail d’un grès
-flammé, n’est pas cuite encore dans le four clandestin
-où vous rêvez de l’élaborer.....</p>
-
-<p>Recevez-moi, ajouta le pamphlétaire après une
-courte pause qui lui permit de renouveler son souffle
-et de dérailler en partie selon sa coutume, recevez
-de moi cette surprenante révélation. Quand, à la
-suite du trépas du Christ, les assises du Monde se
-soulevèrent d’effroi; quand les cieux craquèrent
-dans une épilepsie d’innomable terreur, Dieu dit à
-sa Création: Je rachèterai à nouveau la Terre, dès
-qu’entassés les uns sur les autres, les cadavres des
-Justes et des Purs, iniquement suppliciés par les hommes,
-formeront une pyramide d’une altitude égale à
-trente-trois fois celle du Golgotha: autant de fois le
-Golgotha que la chair de ma Chair et la Substance de
-mon Esprit avait d’années au moment de mourir. C’est
-pour cela que vous avez vu tant de saints courir au
-martyre, dans le moyen âge. C’est pour sauver à
-nouveau leurs semblables que tant de Bienheureux
-dans les premiers siècles, ont donné leur vie. Eh
-bien, le saviez-vous? Il ne manque plus qu’un cadavre
-à l’épouvantable et rédimante pyramide, un
-Cadavre que l’on attend vainement depuis cent
-années, pendant lesquelles aucun cœur n’a eu le courage
-de s’immoler. Et ce cadavre c’est le mien; oui,
-j’ai décrété que je serais celui-là et Dieu que j’avais
-invoqué m’a répondu: je t’en donnerai le courage.</p>
-
-<p>Voilà pourquoi mon époque m’a fait panteler
-dans les plus inconvenables tourments, voilà pourquoi<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[128]</a></span>
-pas une heure de ma vie ne s’est écoulée sans
-que je fusse écartelé à vingt chevaux, voilà pourquoi
-le pal effroyable de l’injustice et de la faim a déchiré
-mes lombes emplies au préalable de plomb fondu.
-Car, vous entendez bien, je suis Celui qui couronnera
-enfin de son corps l’Alpe vertigineuse des glorieux
-suppliciés, je suis Celui dont l’Agonie sauvera l’Univers
-derechef. Je suis Celui dont la mort fera régner
-enfin la justice sur la terre apaisée. <span class="smcap">Si le Christ
-était le commencement, moi je suis la fin et le but.</span></p>
-
-<p>Et cela me donne le droit de vous dire que vous
-me trouverez toujours quand il s’agira de précipiter
-à l’égout, à la <i>cloaca maxima</i>, le portique boîteux,
-le fût de colonne vermoulu des Rostres d’où vous
-haranguez les plèbes à qui vous rêvez d’infuser les
-manies ergoteuses des <i>Petdeloups</i> parvenus et le pus
-de vos propres veines. Je vous hais; je vous exècre
-si tragiquement que je sens des nervures d’acier
-s’enfoncer dans mon âme à votre seule apparition,
-et que je voudrais acquérir la frénésie dynamique
-des tremblements de terre pour vous balayer
-tous...</p>
-
-<p><i>Expirantem transfixo pectore flammas</i>... comme
-Ajax dont la poitrine transpercée par la foudre vomissait
-la flamme; fussé-je moribond, j’étoufferai, sous
-une suprême clameur, vos coassements de batraciens
-imbriqués de pustules; je domestiquerai des tonnerres
-pour servir au plain chant de mes fureurs;
-je remmancherai au bout de ma plume le cyclone
-familier avec lequel, depuis vingt ans, j’ai pris coutume
-d’écrire!...</p>
-
-<p>Et quand vous m’aurez assassiné, entendez-moi
-bien, vous n’aurez point conquis la tranquillité. Vous
-en trouverez d’autres pour vous faire hurler à leur<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[129]</a></span>
-tour, pour vous tisonner avec le fer rougi de leurs
-malédictions. Car, ainsi que dans cet extraordinaire
-épisode de la guerre des Gaules, conté par Jules César,
-où un soldat du Brennus, embusqué dans un redan
-d’Avaricum, tenait tête tout seul à l’armée assiégeante,
-en lançant à découvert la tragule et la poix bouillante
-et qui, percé d’un trait parti d’un scorpion, fut remplacé
-par un second combattant, puis par un troisième...
-par un quatrième... et par d’autres toujours,
-se disputant jusqu’au soir le poste mortel; comme
-dans cet extraordinaire épisode où se révèle tout entière
-la sublime héroïcité de notre race, il se trouvera
-bien quelques fiers artistes, énergiquement décidés,
-eux aussi, à se repasser la javeline et le feu médique
-destinés à embêter la crapule jusqu’à la fin des
-temps...</p>
-
-<p>Jacques Paraclet, la face embuée de vapeur, reposa
-alors sur la table, comme il eût fait d’une lame régicide
-magnifiée pour avoir percé un tyran, l’inoffensif
-couteau de dessert qui lui avait servi à scander ses
-fracassantes périodes. Puis il promena une dernière
-fois le regard issu de son œil vairon sur Truculor
-qui, depuis dix minutes au moins, gisait écroulé sous
-cette lame de fond. La Truphot accablée qui,
-à deux ou trois reprises, s’était vainement efforcée
-de l’interrompre, se lamentait en des mots sans
-suite, et pleurait même en sourdine, rien qu’à penser
-au scandale dans lequel sombrait la fortune littéraire
-de son salon.</p>
-
-<p>Truculor, maintenant, se déterminait vers la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Quand on invite des hyènes enragées, Madame,
-on prévient l’assistance, au préalable, laissait-il
-tomber d’une voix blanche dont la colère avait
-assourdi le métal. Et il disparut, cueillant son chapeau<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[130]</a></span>
-et son pardessus, au passage, dans l’antichambre,
-sans que la veuve de l’officier municipal
-ait eu le temps de le rejoindre pour lui offrir le
-tribut de son affliction.</p>
-
-<p>Honved riait aux larmes, amusé de l’événement,
-parfaitement assuré, d’ailleurs, de ce qui allait
-suivre. Boutorgne, l’homuncule, se disculpait hypocritement
-auprès de l’hôtesse.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! si j’avais su, je ne vous aurais point prié
-de l’inviter... Le scélérat m’avait donné parole de se
-tenir tranquille... Quel misérable!... Voulez-vous
-que je le soufflette, ajoutait-il, après un temps, son
-torse court redressé en une pose bravache, et tremblant
-intérieurement qu’on lui donnât licence des
-voies de fait.</p>
-
-<p>Mais la veuve se tamponnait les orbites.</p>
-
-<p>&mdash;Non... non... pas ici... dehors... c’est assez d’esclandre
-pour ce soir, demain, si vous voulez.....</p>
-
-<p>Et Boutorgne concluait.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne peux pourtant pas lui envoyer des
-témoins; on connaît ses idées là-dessus: il ne se bat
-jamais.</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher, disait le comte de Fourcamadan à
-Siemans, c’est un rude goujat, mais il n’y a pas à
-dire, il a <i>chichité</i> en beauté. Comme c’est dommage
-qu’il soit sans esprit, car vous l’avez entendu: il n’a
-pas fait un seul calembour. Il faudra que je lui en
-passe quelques-uns...</p>
-
-<p>Cependant, d’un geste impérieux, Jacques Paraclet
-avait fait signe à Madame Truphot, lui enjoignant
-de le suivre dans l’antichambre.</p>
-
-<p>&mdash;La malheureuse, ça va lui coûter cher, prophétisa
-Honved, tourné vers sa femme, en voyant la
-maîtresse de maison rengainer son navrement ainsi<span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[131]</a></span>
-que ses mouchoirs, et suivre l’Emphatique comme
-fascinée.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce qu’ils vont mijoter une coucherie
-ensemble, questionna Sarigue, se décidant seulement
-à émerger de dessous la table où depuis le
-coup de boutoir du phénomène, coup de boutoir à
-lui décoché, qui avait dispersé sa bravoure et son
-esprit de répartie, il s’était mis en sûreté pour laisser
-passer le typhon.</p>
-
-<p>Tous les convives debout, en désordre, au milieu
-du salon dressèrent l’oreille, car après une accalmie
-de quelques minutes la voix de Jacques Paraclet
-s’enflait progressivement, dans le vestibule, pour de
-nouveau tonitruer.</p>
-
-<p>&mdash;Madame, ce matin même, quand m’est parvenue
-votre invitation, je me trouvais sans moyen d’y
-répondre. Un huissier, exempt de miséricorde, venait
-de saisir le dernier pantalon avouable que je ménageais
-depuis de longs mois déjà pour m’offrir au
-regard des personnes qui me veulent du bien. Cet
-homme impavide, qui aurait saisi avec la même
-ardeur l’unique vêtement du Crucifié, s’il avait vécu
-dans ces temps fabuleux et si le Procurateur, plus
-humain que nos magistrats pour les actuels délinquants,
-n’avait exonéré par avance le fils de Dieu
-des frais de son supplice; cet homme à panonceaux
-emporta donc, avec le haut-de-chausses susdit, un
-veston longanime qui ayant, par un miracle que je
-ne m’explique pas, conservé ses deux manches, un
-présumable col et le nombre de boutons exigibles,
-me permettait de me faire agréer encore, dans
-quelques maisons exemptes de décorum. Plus
-démuni de l’absolu nécessaire que Barrès, Hanotaux
-ou Saint-Georges de Bouhélier ne le sont de syntaxe<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[132]</a></span>
-ou de pudeur, je n’attendais plus qu’un miracle et,
-dans une prière, je me remis à Dieu du soin de l’accomplir
-pour ne pas décéder le jour même, faute
-d’aliments, puisque je ne pouvais songer à venir
-manger votre dîner. Mon Dieu, implorai-je, accréditez,
-une fois de plus encore et à mes propres yeux,
-la providentielle mission que vous me forcez d’accomplir
-ici-bas. L’inspiration ne tarda point, une langue
-de feu descendit sur moi: j’eus instantanément l’idée
-de me rendre aux Bains Deligny, dont le patron
-jadis fit de la mystique chrétienne avec Ernest Hello,
-et de solliciter, de son aide fraternelle, une immersion
-gratuite. Après m’être documenté pendant plus
-d’une heure sur la cagnosité et l’escafignon de mes
-congénères, la grâce divine opéra. J’arrêtai, au sortir
-de sa cabine, un fringant personnage de qui le
-lustre vétural et le plat visage&mdash;où la sottise
-était mitoyenne de la prétention&mdash;ne me permettaient
-pas de douter, une seule minute, que je ne
-me trouvasse devant un mortel dont l’unique fonction
-sur la terre consiste à culbuter des femmes,
-à jouer aux courses, et à lire les livres de Paul
-Bourget.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, lui dis-je, à vous envisager, la conjecture
-s’impose: vous possédez évidemment deux
-cents pantalons, comme le comte Boni de Castellane,
-et pour le moins douze douzaines de jaquettes,
-comme M. Deschanel. Je vois même que vous portez
-monocle comme feu Félix Faure, l’académicien
-Costa de Beauregard, et que vous devez être plus
-bête encore, si la chose est possible, que ces bipèdes
-précités. Or, moi, je suis Jacques Paraclet dont il
-serait ridicule de penser que vous eussiez jamais
-entendu parler, Jacques Paraclet à qui Dieu a délégué<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[133]</a></span>
-le soin de préparer ses créatures, oublieuses de
-son Verbe, à l’acceptation sereine des plus imminentes
-catastrophes. Je suis à l’heure actuelle affligé,
-comme vous pouvez le voir, d’un complet que répudierait
-le moins snob des chemineaux et investi surérogatoirement
-par la plus douloureuse disette de
-numéraire. Comment osez-vous circuler aussi somptueusement
-alors que mon dénûment à moi, le Promulgateur
-du Très-Haut, tirerait des larmes à Job
-lui-même sur son fumier? Voudriez-vous, après
-m’avoir rencontré, après que je me fusse adressé à
-vous, voudriez-vous charger vos nuits sereines du
-remords de ne m’avoir point secouru, alors que Dieu
-vous a choisi parmi tous vos semblables afin de me
-prêter assistance, et qu’il m’envoie vers vous à la
-seconde d’inexprimable angoisse où je suis prêt de
-défaillir et d’abandonner la tâche qu’il m’a confiée?
-Pensez que vous pouvez mourir sur l’heure ou
-demain et comparaître devant Lui, pendant que du
-Trône de Justice tombera sur vous l’écrasante Parole:
-Pourquoi n’as-tu pas tendu à Jacques Paraclet une
-main fraternelle, pourquoi lui as-tu rendu désormais
-impossible l’Œuvre dont je l’avais chargé?</p>
-
-<p>Cet homme tremblait en m’écoutant, Madame.&mdash;Entrez
-là, me dit-il, en désignant sa cabine, je suis
-rédacteur au <i>Sillon</i>. J’ai lu votre <i>Imprécateur</i>. Et il
-troqua son caparaçon impressionnant contre ma
-défroque de trimardeur. Dois-je vous dire que, sous
-mes haillons, il partit transfiguré, la sottise de son
-faciès obnubilée pour toujours sous le rayonnement
-magique de l’archange vainqueur que Dieu, dont il
-venait de servir les desseins, avait fait de lui, immédiatement?</p>
-
-<p>Eh bien! Je viens de requérir de vous un service<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[134]</a></span>
-semblable poursuivait le Catholique dont la voix
-se haussait maintenant à un tumulte d’orage; je vous
-<i>somme</i> d’accomplir à votre tour quelque chose d’équivalent
-à ce que ce scolopendre de sacristie a fait pour
-moi afin de me permettre de venir, ce soir, exterminer
-l’adipeux Mazeppa dont dix Ukraines de bêtise
-et d’impudeur n’auraient point ralenti le galop
-effréné. Demain, Madame, je serai jeté à la rue sur
-l’ordre du propriétaire du taudis qui me sert d’Alhambra.
-Demain, si toutefois auparavant le soleil, de
-dégoût, ne résilie pas son emploi, Jacques Paraclet
-sera sans asile et sans pain et la Parole de Dieu, se
-trouvera, de ce fait, abolie pour toujours. Pensez
-que vous seule pouvez présentement empêcher cette
-chose dont les anges pâlissent déjà d’épouvante,
-tout au fond des étoiles. Pensez que, vous seule, pouvez
-empêcher les cieux d’éclater d’indignation, et de
-s’émietter sur la terre pour étouffer tant de scélératesse.
-Quel compte aurez-vous à rendre un jour,
-si vous vous dérobez? Songez que si je demande à
-l’Inexorable Juge de vous faire trépasser sur l’heure,
-il m’exaucera incontinent en ce vœu dont vous
-reconnaîtrez vous-même la justesse et la légitimité.
-<i>J’ai le droit de considérer, moi, toute personne possédant
-cent sous comme me devant deux francs cinquante.</i>
-Madame, j’ai besoin de vingt-cinq louis...</p>
-
-<p>En entendant ces dernières paroles, Siemans jusque-là
-placide n’y put tenir. Il se précipita, fonça
-sans même prendre le temps, au passage, de soulever
-entièrement la portière qui, s’enroulant autour
-de lui, s’arracha et l’accompagna dans sa course,
-traînant à l’arrière de ses talons comme un manteau
-de théâtre. Quand il rejoignit la Truphot, il était trop
-tard: Jacques Paraclet était déjà sur le paillasson de<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[135]</a></span>
-la porte d’entrée, occupé à enfouir des billets de banque
-dans la poche de son veston et à les y tasser à
-grands coups de poing vainqueurs.</p>
-
-<p>Le Belge alors secoua furieusement sa maîtresse
-en lui jetant à la face d’épouvantables injures.</p>
-
-<p>&mdash;Pardonne-moi, Adolphe, implorait-elle, c’est un
-médium; certainement il m’aurait envoûtée... Déjà
-cela commençait à me chatouiller à l’occiput... tu sais
-bien les prodromes... il m’aurait fait mourir comme
-il m’en menaçait le misérable... Puisque depuis plus
-de dix ans nous faisons de l’occultisme ensemble, tu
-n’ignores pas qu’on ne plaisante point avec ces choses-là...</p>
-
-<p>Elle ne devait pas avouer le motif véritable qui
-l’avait fait déférer au tapage. Siemans la regarda
-bien en face, dans le blanc des yeux, haussa les
-épaules et revint vers les autres, toujours hors de
-lui.</p>
-
-<p>Il s’accrocha aux omoplates du comte de Fourcamadan
-avec qui il se sentait en pleine confiance; et
-dit, la bouche tordue, congestionné de colère.</p>
-
-<p>&mdash;Non, le croiriez-vous? elle a marché de quinze
-louis... ils ont dû prendre rendez-vous, sûrement
-elle a des <i>intentions</i> sur lui...</p>
-
-<p>Le comte planta son annulaire aux trois bagues
-armoriées dans le creux stomacal de son interlocuteur,
-se dressa sur les pointes et répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Quinze louis pour ce catholique, le Nonce ne
-lui prendrait pas plus cher.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[136]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">III</h2>
-
-<p class="pch">Histrio!... cinœdus!...</p>
-
-<p>Le surlendemain, la plaie de ses quinze louis à
-peu près cicatrisée, la Truphot décida d’aller passer
-la soirée au <i>Cabaret des Nyctalopes</i>, rue Champollion,
-où Modeste Glaviot, un de ses invités ordinaires,
-devait venir débiter, sur les onze heures, un
-monologue inédit. La ruelle, qui n’aurait déparé
-aucun Ghetto, s’ouvrait étroite et noire entre la rue
-de la Sorbonne et celle des Écoles, marinant dans
-une pénombre digne du moyen-âge, et donnant asile
-à une dizaine de bouges où s’embusquaient des
-théories de souillasses contrôlées par le Dispensaire.
-Cela s’emplissait, dès la nuit tombée, de cris de
-ribaudes, de querelles d’étudiants ivres, s’engorgeait
-à chaque minute de groupes vociférants scholars,
-rapins ou ronds de cuir déchaînés, en quête des
-maléfices de Vénus, et que déversaient, à larges coulées,
-les quatre ou cinq portes d’un grand café-prostibule,
-incendiant la rue voisine de ses quinze
-mètres de façade. A gauche du boulevard Saint-Michel,
-tout un lacis de ruelles végètent ainsi, uniquement
-dévolues à la prostitution, s’embellissant, tous
-les matins, d’une extraordinaire floraison de démêlures
-tombées des taudions haut perchés. Le sol s’y
-trouve recouvert d’un macadam persistant, d’une
-asphalte tenace de feuilles de choux, de pelures
-d’oignons ou de pommes de terre, ponctué par plus,<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[137]</a></span>
-au plein des trottoirs, du cramoisi des vomissures
-expectorées par les prochains pontifes de la
-Toge ou du Scalpel qui, venus des départements
-pour s’emparer de la Licence ou du Doctorat,
-guérir ou juger leurs semblables, adoucissent, du
-mieux qu’ils peuvent, les affres de l’étude par de
-tumultueuses soulographies. Des murs lépreux filent
-droit vers le ciel, interminables, implacables et
-purulents, troués de lucarnes chassieuses, où, de
-temps en temps, un bras retroussé de fille brandit
-une cuvette. Les façades, ascensionnées par les tuyaux
-et les rigoles des conduites douteuses, qui canalisent
-les liquides de la vaisselle et de l’amour, exsudent
-des humidités roussâtres et bleuies, sous la teigne
-tenace des moisissures, et la rue s’encombre de filles
-se soulageant, troussées au ras des ruisseaux,
-cependant que du pavé monte un tumulte de cris,
-de propos obscènes, d’appels infâmes et d’immondes
-refrains, par quoi la Magistrature, le Corps médical,
-la Politique et le Barreau de l’avenir affirment la
-délicatesse de leur âme encore juvénile et de leur
-savoir-vivre bien parisien.</p>
-
-<p>Le <i>Cabaret des Nyctalopes</i> était situé au commencement
-de la rue et faisait concurrence à deux ou
-trois autres qualifiés comme lui <i>artistiques</i>, et dont
-les devantures, placardées d’affiches polychromes,
-affriolaient le passant. C’était une salle étroite et
-longue, garnie de tables claudicantes et de chaises
-d’osier, aux murs revêtus d’andrinople, que magnifiaient,
-au-dessus de la cimaise, les profils pleins de
-gloire des poètes et chansonniers ayant avantagé
-l’endroit.</p>
-
-<p>Quand la Truphot et ses deux chevaliers-gardes,
-Siemans et Médéric Boutorgne, entrèrent, l’endroit<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[138]</a></span>
-était comble. Une épaisse fumée imprécisait les individus
-élaborés, pour la plupart, dans l’arrière-fond
-des provinces par les convulsions et les pénétrations
-légitimes des conjoints de la Bourgeoisie pondérée,
-et l’atmosphère fuligineuse faisait faloter, comme
-des ombres dansantes, les silhouettes des deux
-garçons occupés à décerner les glorias et les bocks.
-Le public féminin se composait uniquement de filles
-émanées des cafés voisins, venues là dans l’espoir
-d’une retape plus abondante et qui, vêtues de couleurs
-ophtalmiantes, s’interpellaient à chaque accalmie,
-fumaillant des cigarettes, tout en pratiquant le
-raccrochage oculaire avec un brio digne de louanges.
-Dès que l’histrion, debout près du piano, condescendait
-enfin au profitable silence, des jeunes hommes
-traversaient les rangées de chaises, venaient
-prendre la taille des prostituées, et d’une voix glorioleuse
-faisaient renouveler les consommations. Le
-couple alors s’embrassait, les mains aux genoux,
-débattait le prix de la coucherie; puis l’étudiant gonflé
-de l’orgueil si légitime d’un pareil succès auprès
-des femmes, paonnait devant l’assistance, se promettant,
-sans doute, de s’exercer ferme, durant la
-nuit qui allait suivre, en la science difficile d’amour
-dont profiterait plus tard, dans la petite ville, l’épouse
-à forte dot.</p>
-
-<p>Trois sièges restaient vacants près du piano et
-se trouvèrent dévolus à la Truphot et à ses compagnons.
-Un ténor vaguement gibbeux, debout sur la
-petite estrade, détaillait alors, d’une voix toulousaine,
-les émotions que faisait toujours naître en lui la vue
-d’une nommée <i>Juanita l’Andalouse</i>. L’auteur de la
-chose avait, de toute évidence, fait le possible pour
-ne pas laisser tomber en désuétude le romantisme<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[139]</a></span>
-que Victor Hugo avait prélevé sur l’Ibérie. Mais tout
-ce qu’on pouvait démêler de la romance permettait
-de croire que les sensations intenses, que le héros
-déclarait éprouver, paraissaient avoir leur siège non
-pas tant dans sa région cardiaque que dans ses
-rognons. Comme le chanteur avait longuement conjoui
-son public, il déserta, en saluant, après avoir
-été, sur l’injonction de l’introducteur des pîtres,
-gratifié d’un triple ban:</p>
-
-<p>&mdash;Un ban, pour notre ami Ventajoux, une, deux,
-trois...</p>
-
-<p>Le déchaînement des battoirs du public, une fois
-éteint, le bonisseur annonçait:</p>
-
-<p>&mdash;Cette fois, nous allons entendre notre camarade,
-mademoiselle Botzy, la sage-femme du Vatican...</p>
-
-<p>Une bordée de rires sanctionna l’esprit du régisseur,
-qui regagna son <i>demi</i> avec un sourire modeste
-d’homme supérieur pour qui les suffrages de la
-foule sont sans importance et, depuis longtemps, ne
-comptent plus.</p>
-
-<p>Mademoiselle Botzy, une jeune personne strabite,
-coiffée en saule pleureur, au chanfrein de jument
-mélancolique, attaquait bravement l’air d’<i>Hérodiade</i>.
-Son organe, en se colletant avec les notes élevées,
-donna en moins de deux minutes à tout l’auditoire,
-la prescience de ce que peuvent être les derniers
-sons émis, là-bas, dans les Espagnes, par le
-malheureux qui subit le délicieux supplice du garrot.
-Cela ressemblait à des cris de vieille épicière qu’on
-étrangle, ou à des plaintes de belette en couches.</p>
-
-<p>Longtemps elle persévéra, remerciant chaque fois
-après les bravos d’une inclinaison de tête, qui exagérait
-encore le vagabondage de ses mèches rousses en
-irréductible sédition.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[140]</a></span></p>
-
-<p>Quand elle se fut résignée à l’exode, un pianiste,
-visiblement atteint de lumbago, se mit à molester le
-clavier de son instrument monocorde et lui extirpa
-des sons en belligérance vis-à-vis les uns des autres,
-que la plus conciliante harmonie s’était énergiquement
-refusée à bluter, et qu’il intitula pompeusement:
-<i>Marche hongroise</i>. Ce fut l’intermède.</p>
-
-<p>La chaleur de la salle se faisait plus intense, la fumée
-des pipes, que quelques éphèbes s’étaient décidés à
-sortir pour affirmer la solidité de leur estomac, semblait
-décourager le labeur obstiné des becs Auer luttant
-désespérément contre la demi-ténèbre envahissante.
-Des filles, surexcitées par les chatouilles et
-l’abus des <i>fines</i>, s’invectivaient en sourdine. Une
-grande maigre, efflanquée, à faciès de carlin, en
-interpellait une autre, énorme, aux indénombrables
-mentons, et lui criait:&mdash;Va donc, hé! avec ton
-<i>miché</i> à dix-neuf sous! A quoi celle-ci répliquait:&mdash;Tais-toi,
-la môme sans ovaires! Oh! la, la, ta
-bouche, viande d’amphithéâtre! Le garçon réclamait
-l’argent des consommations.&mdash;Encore une demi-heure
-avant Modeste Glaviot, dit Médéric Boutorgne
-à la Truphot. Voulez-vous que nous sortions un
-peu? Mais celle-ci préféra rester; Ventajoux, le
-ténor toulousain, assis maintenant à côté d’une femme
-aux joues violettes et aux yeux éraillés malgré le
-maquillage, l’intéressait.</p>
-
-<p>A la reprise, un jouvenceau, vêtu de velours gris
-côtelé, le thorax prisonnier d’un gilet à la Robespierre
-en soie rouge coruscante, copieusement
-bijouté, au linge festonné et douteux, dont la
-science spéciale devait être très appréciée des
-muqueuses des dames présentes, à en juger par le
-murmure flatteur qui l’accueillit, se tourna vers le<span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[141]</a></span>
-pupitre, fourragea un instant dans les partitions, ce
-qui lui permit de croupionner devant l’auditoire, et, de
-ses lèvres, où adhéraient encore des brindilles de
-tabac, laissa fluer une chanson exagérément absconse.</p>
-
-<p>Le triple ban auquel il avait droit, selon la coutume
-de la maison, ne s’était pas encore apaisé qu’il
-cédait la place à un autre aëde, hirsute, d’allure plutôt
-paupérique celui-là, qui exhiba sans modestie une
-extériorité de photographe avignonnais ou de pédicure
-forain.</p>
-
-<p>&mdash;Le fils naturel de l’archevêque de Paris et de
-l’Impératrice Eugénie, messieurs, proférait le Crozier
-de l’endroit.</p>
-
-<p>Phon-Phlug, tel était le nom de guerre de ce fils
-des muses, que sa redingote vétuste, passée par
-l’usage à l’encaustique irradiant, devait faire prendre
-dans les asiles de nuit où il fréquentait pour un
-professeur de danse ou de polonais sans clientèle,
-et que la seule apparition du peigne, ou l’imminence
-d’une saponification quelconque auraient précipité
-sans doute dans les fuites les plus vertigineuses ou
-l’anévrisme sans rémission. Il odorait l’alcool, d’ailleurs,
-avec autant d’ingénuité qu’un chèvrefeuille ses
-plus suaves parfums. Et, tout de suite, il conquit son
-public avec deux chansons où l’acte de la défécation,
-ses prodromes et sa finale, était envisagé
-sous toutes ses formes et avait avantageusement pris
-la place de la copulation, de ses prémisses et de sa
-résultante, centres obligatoires autour desquels évoluait
-avant lui toute chanson contemporaine digne
-d’attendrissement, de vogue et de respect. Plusieurs
-fois il fut rappelé, au milieu d’un fol enthousiasme.</p>
-
-<p>Avec Phon-Phlug on venait d’épuiser les numéros
-vulgaires, le lot des comparses. Maintenant le devant<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[142]</a></span>
-du piano appartenait à Abel Letriste. Ah! par
-exemple, pour raconter celui-là, pour évoquer ce
-grimacier sexagénaire, il y a pénurie d’adjectifs.
-Tout à coup, en effet, c’est sur le bas tréteau l’envol
-d’une redingote mesurée au kilomètre, une mimique
-de derviche-tourneur coiffé d’un décalitre à bords
-plats, dont les girations diffusent le vertigo dans
-l’entour immédiat. Une voix, montée de suite au
-fracas des trains express en collision, chante alors
-les joies bucoliques, met à jour l’âme du pastour
-languedocien rappelant ses bœufs dans la langue
-d’un Paul Dupont bruxellois! Ohé, mes bœufs! ohé,
-mes bœufs! et finalement affirme&mdash;allusion patriotique&mdash;«Qu’au
-bout du champ, le coq a chassé le
-corbeau!» Puis, de son larynx spasmodique surgit
-une haleine alliacée, qui ventile la salle et suffirait à
-elle seule à éteindre, d’un coup, tous les phares de
-la côte atlantique.</p>
-
-<p>On escaladait présentement les paliers successifs
-de la Beauté.</p>
-
-<p>Un petit homme châtain, Pierre Volet, à la voix
-fluette et à la coiffure fignolée, qui lui succéda, débagoulinait
-une vaseline sentimentale, une pommade à
-la rose suiffeuse et rancie dans laquelle paradait,
-de ci, de là, le cheveu errant du solécisme:</p>
-
-<p class="pp8 p1">Vous êtes si jolie,<br />
-O mon bel ange blond,<br />
-Que ma lèvre ravie<br />
-En touchant votre front<br />
-Semble perdre la vie...i...i...i...ie...</p>
-
-<p class="p1">Il flûtait la chose d’un timbre inspiré, graissé de
-fadeur niaise, la bouche arrondie en orifice de
-volaille et cela détraquait, saccageait la Truphot<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[143]</a></span>
-non moins que les femmes de l’endroit qui, en sortant
-de là, allaient évidemment, dans l’hiatus du
-sexe, devenir mégalomanes... <i>submittat asello</i>...
-comme dit le satirique.</p>
-
-<p>Toute l’assistance reprenait la finale, les filles
-accrochées au cou des hommes, la veuve accolant de
-son genou la rotule de Boutorgne, cependant que
-Siemans acquérait la chanson des mains du bonisseur
-pour l’interpréter, le lendemain, sur l’ocarina.
-Et il fallut que Pierre Volet mirlitonnât encore trois
-inepties du même ordre, notamment: <i>Un poète m’a
-dit qu’il était une étoile</i>, pour que la salle consentît
-à le laisser s’expédier vers le fiacre qui devait le
-convoyer à Montmartre où il chantait à onze heures,
-car il était très couru. Enfin, avec Xavier Largentière,
-un athlète timide à la face rosissante de bon
-géant, qui vint chanter <i>Le Coucher de Soleil</i>, de
-beaux alexandrins, propulsés par le buccin en émoi
-d’une voix puissante faisant fracasser la mitraille des
-rimes, s’envolèrent, consolateurs de toute la bêtise
-précédente.</p>
-
-<p class="pp6 p1">C’est le dernier éclat d’un somptueux génie....<br />
-C’est l’angoisse d’un dieu, que le trépas atteint.....</p>
-
-<p class="p1">&mdash;Cinq minutes d’entr’acte et nous entendrons
-Modeste Glaviot, le célèbre auteur des <i>Merdiloques
-du déshérité</i>, cria le directeur de la scène.</p>
-
-<p>On ouvrait les portes pour aérer un peu la salle
-et ne pas laisser détériorer les précieuses bronches
-de Modeste Glaviot par un air où, positivement, la
-puanteur devenait pondérable. Désormais Médéric
-Boutorgne était décidé; il coucherait avec la Truphot
-au premier soir. Ah! certes, ce n’était pas par
-débordement libidineux qu’il consentait à la chose;<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[144]</a></span>
-on ne pouvait pas espérer de la veuve des nuits
-dignes de l’antique Babylone, mais enfin, cela serait
-toujours plus rémunérateur que la littérature. Ainsi,
-il gagnerait loyalement la pension qu’elle lui avait
-fait entrevoir et qu’il ne pouvait plus espérer, puisqu’il
-avait raté Madame Honved. D’ailleurs, s’il parvenait
-à supplanter Siemans, sa situation serait
-assise pour toujours, car il irait jusqu’à épouser la
-veuve s’il le fallait. Alors, avant peu, grâce à l’argent
-qui permettrait de traiter somptueusement quelques
-confrères choisis ou de lancer un journal, il
-deviendrait lui aussi un auteur notoire et coté. La
-fortune seule rend possible la réclame, et la réclame
-bien entendue, c’est la gloire; le public étant trop
-bête pour, lorsqu’on lui répète sans lassitude qu’un
-écrivain a du talent, se rendre compte par lui-même
-du contraire. Abrutie par tous les <i>navets</i> qu’on lui a
-appris à respecter, hystériée chaque matin par une
-centaine de scribomanes, comment voulez-vous que
-la foule soit en possession d’un procédé d’analyse
-quelconque? Cucufort a du génie, Nétronchin est un
-nouveau Balzac, Pilivert est le premier styliste de
-l’heure actuelle, clament les tartiniers des journaux
-d’affaires, et l’imbécile qui pour rien au monde ne
-manquerait de faire débuter sa journée par la palpitante
-lecture du <i>Premier-Paris</i>, du <i>Bulletin politique</i>
-ou des <i>Faits-divers</i>, tombe immédiatement en
-syncope admirative lorsqu’il lui arrive d’accoster la
-signature de ces <i>prosifères</i> fameux.</p>
-
-<p>&mdash;J’ai du talent, certes, mais quand bien même
-je n’en aurais pas plus que Monsieur de Montesquiou,
-rien ne peut m’empêcher de devenir glorieux
-et d’esbrouffer mon époque comme lui, si j’ai enfin
-de l’argent, se disait Médéric Boutorgne qui avait<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[145]</a></span>
-trop fréquenté le <i>Napolitain</i> pour ignorer que le
-retentissement d’un individu n’a rien à voir, dans
-la plupart des cas, avec la luminosité de son cerveau.</p>
-
-<p>Il savait, d’ailleurs, que pour réussir très jeune
-dans la Littérature, trois choses sont nécessaires:
-posséder un <i>suit</i> de chez Masclet, un divan «profond
-comme un tombeau» et besogner ferme les
-femmes de cinquante ans. Il était en bonne voie:
-une partie de ces conditions était déjà acquise pour
-lui.</p>
-
-<p>Un susurrement flatteur accueillit Modeste Glaviot
-à son entrée. Les femmes présentes, avachies
-sur leurs chaises, se redressèrent, abandonnant à
-peu près toutes la conversation désormais négligeable
-de leurs <i>michés</i>. Incontinent, elles minaudèrent,
-en des poses avantageuses, dans l’espoir
-d’être chacune remarquées par le pître sensationnel.
-La femme, en général, de quelque milieu qu’on la
-prélève, garde au plus profond de son viscère affectif
-le culte d’une Trinité sainte pour elle, l’impérissable
-inclination pour le <i>Soutanier</i>, le <i>Grimacier</i> et l’<i>Officier</i>.
-La seule haine qu’elle nourrisse de façon définitive,
-une haine capable de la porter aux pires
-excès est celle de l’Intelligence. Modeste Glaviot
-était donc au mieux avec ces dames. Et il leur
-adressa, avant de palabrer, un sourire circulaire et
-insistant, clignant de l’œil au profit de quelques-unes
-d’entre elles: ce dont celles-ci se montrèrent
-très fières et prirent prétexte pour mépriser, de
-l’attitude, celles qui n’avaient pas été pareillement
-favorisées.</p>
-
-<p>Modeste Glaviot était grand, très grand, avec un
-teint de panari pas mûr et une tête élégiaque de<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[146]</a></span>
-Pranzini sans ouvrage. Les épaules étroites chutant
-en pente de toit, il se composait parfois, pour varier
-son personnage, un air abstrait et dolent de barde
-de mauvais lieu, un extérieur de satanique de petite
-ville, aux cheveux partagés d’une raie, à la viande
-émaciée, qui affole, à l’ordinaire, les sous-préfètes en
-ménopause, et précipite à la faillite les supérieures
-de maisons-chaudes qu’ont épargnées jusque-là les
-charmes transcendants des sous-officiers rengagés.</p>
-
-<p>Ce sordide <i>grimacier</i> des plus basses farces atellanes
-avait vécu longtemps dans les milieux réfractaires,
-et, un beau jour, la tentation lui était venue de
-jaculer, lui aussi, une déjection nouvelle sur la face
-du Pauvre, du Grelottant et de l’Affamé, sur lequel
-il est de mode aujourd’hui, pour les pires requins,
-d’essuyer avec attendrissement les mucilages de leur
-nageoire caudale. La chose a été inventée, jadis, par
-Jean Richepin, qui chanta «les Gueux» et qui
-riche depuis, pourvu de tout ce que l’aise bourgeoise
-peut conférer d’abjection à l’artiste parvenu, fit
-condamner, il n’y a pas deux ans, un malheureux
-chemineau qui s’était hasardé à éprouver la sincérité
-du Maître en cambriolant son poulailler. Six mois
-de prison enseignèrent à ce pauvre diable qu’on
-peut chanter, en alexandrins monnayables, la liberté
-farouche, la flibuste pittoresque et les menues
-rapines <i>des outlaws</i> et trouver intolérables ces sortes
-de comportements lorsqu’il leur arrive d’attenter à
-une personnelle propriété acquise à force de génie.
-Il faut avoir, en effet, l’âme ingénue d’un trimardeur
-pour s’imaginer une seule minute que la largeur d’esprit
-d’un écrivain comme l’auteur <i>des Blasphèmes</i>,
-s’amusera de cette facétie et trouvera spirituel le
-chapardage, qui se conforme à un de ses hexamètres,<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[147]</a></span>
-et le prive indûment d’un couple de pintades. De
-Jean Richepin le «truc» passa à Bruant, qui le
-condimenta d’un piment adventice et s’en enrichit
-de même. Celui-là insultait, vilipendait les bourgeois,
-leur envoyant, pour ainsi dire, des coups de
-soulier dans les naseaux, à leur entrée dans son
-bouge; souillant leurs femelles d’épouvantables
-injures. Et les bourgeois béats en redemandaient,
-ne trouvant jamais les bocks assez chers ni l’injure
-assez excrémentielle. Ils avaient donc une personnalité
-quelconque puisqu’on se donnait la peine de
-les injurier! Jusque-là ils ne se croyaient pas en
-pouvoir d’attirer ou de détourner l’attention de qui
-que ce fût. Et voilà qu’on prenait la peine de les
-obsécrer individuellement. Avant l’histrion aux
-bottes de terrassier, ils n’étaient assurés que d’une
-chose: leur propre néant, et il se trouvait quelqu’un
-maintenant pour leur concéder la réalité de l’état
-humain. On m’abomine, on me couvre d’immondices;
-<i>donc je suis!</i> répétaient-ils orgueilleux et
-consolés. Les salons, les grands cercles se vidaient,
-les théâtres, les music-halls, les lupanars ne faisaient
-plus d’argent, le Tout Paris, reluisant et sensationnel,
-s’engouffrait, le soir, dans la salle du boulevard
-Rochechouart. Les hommes auraient donné
-jusqu’à leur dernier louis, les femmes auraient jeté
-leurs bijoux, pour être encore et toujours lubrifiés
-par ce jet cinglant d’ordures. Après cinq ou six ans
-d’exercice, après avoir chanté le souteneur et la fille,
-le purotin et la syphilis, le surin, le chancre et
-l’alcool, après avoir enfoncé de force jusqu’aux yeux
-la tête du bourgeois dans le jus du bubon social, le
-tenancier du beuglant s’était retiré dans la châtellenie
-qu’il avait acquise avec l’argent des satisfaits,<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[148]</a></span>
-venus chez lui pour se rouler dans l’odeur de sentine,
-dans le fumet de bagne ou de dépotoir, après
-lesquels soupirait leur âme nostalgique de gens
-comme il faut. Et, maintenant, il se vantait que pas
-un bourgeois n’était plus dur que lui pour les pauvres.
-L’année précédente, il avait fait condamner
-trente-deux paysans pour braconnage et, tel un
-seigneur de l’ancien régime ou un actuel baron juif,
-il venait de donner, à ses gardes-chasse, l’ordre de
-tirer impitoyablement sur ceux qui assassineraient
-ses lapins!</p>
-
-<p>Parallèlement à celui-là, nous eûmes aussi Séverine,
-dite le Puits Artésien de l’attendrissement, le
-Geyser lacrymal, qui déversa dans le journalisme,
-pendant quinze ans, les fleurs blanches de ses paupières
-et submergea les gazettes de plus de liquide
-larmiteux que la catastrophe de Bouzey ne déversa
-d’ondes implacables sur un département tout entier.
-Séverine conjuguée par Poidebard, qui approvisionna
-les <i>gens de bien</i>, les salons pitoyables et le bazar
-de la Charité de phrases toutes faites sur le Pauvre.
-Séverine, boulangiste et théiste, qui, à détailler les
-affres du loqueteux nourricier, gagnait en un mois
-plus d’argent que Stendhal n’en gagna durant toute
-sa vie, et qui dégoûta du Socialisme encore plus que
-Truculor.</p>
-
-<p>Modeste Glaviot avait pris la suite pour assurer
-la pérennité de la vogue et ne pas laisser choir dans
-le discrédit les <i>Chansonniers montmartrois</i>.</p>
-
-<p>Chaque époque a eu son épilepsie de crétinisme
-ou son lot de catastrophes. Le moyen âge a eu l’an
-mil, la querelle des «Universaux», la peste noire
-et Jeanne d’Arc. Les temps modernes ont innové le<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[149]</a></span>
-mal que Ricord n’a pu réduire; ils ont eu les
-Jésuites, le Concile de Trente, Louis XIV et le
-Putanat légiférant de son successeur. L’Époque contemporaine
-se trouva embellie par l’égorgeur corse,
-le père Loriquet, le Romantisme, le Choléra morbus,
-Monsieur Thiers et le somnambule du 2 décembre.
-Le second Empire nous a conditionné Dupanloup
-et Gallifet, le Mexique et Morny, la Montijo,
-Cassagnac et 1870. La Troisième République vit
-prospérer Mac-Mahon, vaincu à Sedan mais vainqueur
-au Père-Lachaise; elle toléra Drumont, le
-Sâr Péladan et le Sacré-Cœur, fomenta la psychologie
-de Paul Bourget, le nationalisme et la cathédrale
-de Lourdes, mais ce qui appartient personnellement
-aux jours actuels et ravale à jamais ces successives
-horreurs, c’est, sans conteste possible, les cabarets
-montmartrois.</p>
-
-<p>Cela, c’est, à proprement parler, les accidents tertiaires
-de la Sottise, les gommes syphilitiques dans
-les méninges de Paris, la nécrose dernière du cerveau
-national. La chanson du père Hugo <i>Castibelza</i>,
-<i>l’homme à la carabine</i>, le célèbre <i>Avez-vous vu dans
-Barcelone</i>, de Musset, Béranger et sa <i>Grand’Mère</i>,
-Thérésa et sa <i>Femme à barbe</i>, Amiati et ses flatulences
-patriotiques, Paulus, lui-même, pourléchant
-de sa langue d’histrion punais le farcin boulangiste,
-étaient endurables, à la rigueur, à côté des chansonniers
-dits de «la Butte». Ceux-ci donneraient
-immédiatement à l’homme le plus sociable et le plus
-placide l’irréfrénable envie de changer de planète et
-de se faire naturaliser, sur l’heure, citoyen de Mars
-ou de Saturne, encore que dans ce dernier sphéroïde,
-qui a sept satellites, le nombre des individus,
-des poètes qui chantent la lune doit être sept fois<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[150]</a></span>
-plus considérable qu’ici-bas et que la vie doit y être,
-par eux, rendue à peu près impossible.</p>
-
-<p>Le long d’un kilomètre de boulevard, les façades
-de leurs cabarets brasillent dès la nuit tombée
-et s’occupent à raccrocher diligemment le crétin
-désœuvré. C’est là qu’on élabore le tégument d’imbécillité
-qui, comme une lèpre squameuse s’élance,
-sur Paris. Il y en a pour tous les goûts; il y en a
-qui besognent dans le sentimental ou l’élégie, comme
-Pierre Volet, Edmond Teulet, qui perpètrent <i>Son
-Amant</i>, <i>Vous êtes si jolie</i>, les <i>Stances à Manon</i>, fournissant
-ainsi aux faiseuses d’anges périphériques le
-meilleur de leur clientèle. Comment voulez-vous, en
-effet, que résiste un pauvre <i>modillon</i> ou une <i>petite
-main</i> ravagés au sortir de l’atelier par de telles harmonies?
-Un grand nombre d’entre eux se monopolisent
-dans l’esprit, à l’instar de Rivarol, et réhabilitent
-sans le savoir les macaques ou les cynécophales
-qui ne toléreraient pas une minute l’existence parmi
-eux d’individus d’aussi outrageante bêtise que
-par Monsieur Fursy par exemple. D’aucuns sont
-philosophiques à l’égal de Sully-Prudhomme dont
-la pensée prédomine, comme on sait, sur celle de
-Jamblique ou de Spinoza, et beaucoup découvrent la
-nature à l’imitation de Lucrèce ou de Monsieur de
-Bouhélier. Mais la totalité est patriote, antisémite et
-ultra-réactionnaire, vous le pensez bien. Le meilleur
-de leur profit consistant à pratiquer, moyennant
-rémunération, le fouissage des épouses délaissées
-ou des catins ayant du vague à l’âme, à force <i>de
-manger du blanc</i>, comme dit le peuple, ils sont
-devenus royalistes. Quand un vieillard bénévole a
-été abusé par les voyous de l’Œillet blanc, dont la
-mentalité et l’éducation seraient répudiées comme<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[151]</a></span>
-inférieures par les aborigènes de l’Oubanghi; quand
-le chef de l’État est tombé dans le traquenard à lui
-tendu par l’armorial qui, depuis que la Nation refuse
-de l’entretenir, ne vit plus que de baccara, de
-maquignonnage et de la prostitution de ses femmes
-ou de ses concubines, cela leur fournit un thème de
-plaisanteries que rien ne peut exterminer et que les
-vieux repasseront aux jeunes, sans découragement.
-Tant qu’on n’interdira pas à ces drôles de se servir
-des vocables français qu’ils transforment en un inénarrable
-brabançon, ils blagueront le nez des juifs,
-le chapeau de Monsieur Loubet, ou le chef hispide
-de Monsieur Pelletan sans jamais pouvoir trouver
-autre chose.</p>
-
-<p>De même que vous ne pouvez pas vous arrêter en
-Bretagne devant un éventaire de papetier sans
-mettre le nez sur un excrément versifié de Théodore
-Botrel, ce Cadoudal de la syntaxe en insurrection,
-qui lance contre la République les bataillons épais
-de ses barbarismes, il est impossible, à Paris, d’empêcher
-la contamination de vos oreilles par leurs
-insanités. Pourquoi n’édicte-t-on pas une loi spéciale,
-un règlement prophylactique? Oui, pourquoi
-ne ferait-on pas un délit du continuel <i>attentat à la
-mentalité publique</i>? Quiconque exhibe sa fesse sur
-le boulevard, et contrevient ainsi à la pudeur évidemment
-liliale et à la morale indéfectible de ses
-semblables, risque six mois de prison. Ces individus
-sont-ils donc moins coupables lorsqu’ils nous font
-voir, d’un bout de l’année à l’autre, les parties honteuses
-de leur entendement? En les tolérant avec
-une pareille bénignité, on forcera chaque citoyen,
-soucieux de propreté et d’antisepsie, à ne plus sortir
-qu’en traînant derrière soi un canon Maxim du dernier<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[152]</a></span>
-modèle, capable d’exterminer enfin cette
-engeance exécrable. Quelques-uns déjà, certes, se
-sont vus acculés à des extrémités pareilles. Et si
-Monsieur Cochefert, ex-chef de la Sûreté, avait eu
-pour un décime seulement de perspicacité, il n’aurait
-pas fait buisson creux dans l’affaire de l’homme
-coupé en morceaux, il y a deux ans: le cadavre
-intercis ne pouvant être, en effet, que celui d’un
-chansonnier montmartrois, qu’un malheureux,
-poussé à bout et plein d’une juste rage, s’était
-trouvé dans la nécessité de découper en rognures
-vengeresses, à peine plus grosses que des jonchets
-ou des «pommes paille».</p>
-
-<p>Modeste Glaviot s’était fait ce soir-là une tête
-adéquate à son boniment, une tête de Christ blennorrhagique.
-Et la suppuration de la pièce majeure
-des <i>Merdiloques du Déshérité</i> fut en tous points
-louangeable. Cela sortit sans effort, fut évacué d’une
-voix pâle qui laissait écouler, comme une cholérine
-opiniâtre, les filaments séreux des octomètres réfractaires
-à toute prosodie.</p>
-
-<p class="pp6 p1">M.... v’là l’hiver, j’ai plus d’ribouis<br />
-Nib de phalzar, mes arpions fument<br />
-Sous la pluie. L’naz piss du cambouis<br />
-M... j’suis à jeun d’puis la Commune.</p>
-
-<p class="p1">Pendant deux cents vers, cela continuait ainsi,
-praliné à chaque seconde par le mot de Cambronne.
-M. Huysmans reprochait jadis à Virgile de heurter
-à chaque hexamètre un dactyle contre un spondée;
-avec Modeste Glaviot, cet inconvénient de la métrique
-latine n’était point à redouter. A la chute du
-vers, l’<i>ultime soupir</i> du dernier carré venait conjoindre
-le mot d’Ubu qui ouvrait le vers précédent.<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[153]</a></span>
-Car si Modeste Glaviot était un imparfait latiniste, il
-était, en revanche, un remarquable <i>latriniste</i>. Au
-siècle précédent, sa langue eût été capable de faire
-accourir tous les porte-cotons inoccupés de l’ancienne
-monarchie, désireux de ne pas perdre leur
-savoir-faire. Et après l’avoir ouï seulement trois
-minutes, un geste s’imposait: la main cherchait
-machinalement la ficelle du tout à l’égout, pour
-déterminer le déclanchement de la chasse d’eau. A
-force de prononcer le mot infâme sa bouche, d’ailleurs,
-en avait pris des hémorrhoïdes.</p>
-
-<p>Lui aussi disait son fait à la Société, travaillait
-pour la Révolution sainte. Il déversait tout cela sur
-le Pauvre qu’il enfouissait vivant dans cette poudrette
-verbale. Après avoir subi les affres de la faim
-qui, comme un épieu rougi, perfore les entrailles;
-après avoir enduré, depuis l’origine du monde, le
-gel qui, pareil à un bistouri, fouille les muscles ou
-rugine les os par les nuits des interminables hivers;
-après avoir cru à la pitié des Riches, au dévouement
-et à la sincérité des bateleurs ou des charlatans qui
-s’offraient pour le sauver, après avoir toléré la Charité,
-ce louche anesthésique de la Misère grâce à
-quoi, à travers les âges, on a pu pratiquer sur lui les
-plus douloureuses opérations sociales, le Pauvre
-devait endurer encore les lamentations de Modeste
-Glaviot.</p>
-
-<p>Avec lui ce n’était plus l’argot corrosif de Bruant,
-la <i>trouvaille</i> qui fige les moelles, la goutte de stupeur
-et d’effroi qui tombe, avec le terme, sur les nerfs de
-l’auditoire; non, c’était je ne sais quelle excrémentation,
-quel flux anal de glaires, de brais argotiques,
-un dévoiement de langue liquoreuse, qui
-n’arrivait point à se solidifier autour du noyau de<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[154]</a></span>
-cerise que formait le mot de Waterloo, revenant
-inexorablement pour ponctuer la chose. Le vocable
-éclatait, crevait infâme dans la stéarine aqueuse de
-cette forme, comme ces bulles de gaz qui viennent
-crever au ventre ballonné des chiens roulés par le
-fleuve, durant les nuits d’été. Et ce banquiste prétendait
-chanter la Misère humaine! Ce queue-rouge
-s’emparait du Famineux, de l’éternel spolié qui s’en
-va hurlant sa détresse et dont les râles d’agonie ont
-pour mission, ici-bas, de porter à son apogée la
-jouissance de l’assouvi, et il le rendait paterne et
-bafouilleux; puis à grands coups de poing sur les
-côtes squelettiques, il soutirait, pour ensuite les prolonger
-dans son public de filles, de bourgeois amorphes
-et d’imbéciles diplômés, les sonorités effroyables.
-Le thorax résonnant et vide de ceux qui
-meurent d’inanition, où les viscères affamés <i>se
-sont dévorés eux-mêmes</i>, servait à ce bobèche
-vaseux de tympanon et de grosse caisse&mdash;si on
-peut ainsi parler. Toute sa clientèle en digestion
-riait, s’ébrouait d’aise. Personne ne se levait,
-ne se précipitait paroxyste et déchaîné devant
-l’effroyable blasphème, pour faire justice du grimacier
-soufflant la malepeste de son âme au visage
-du Pauvre qui, quoi qu’on fasse «sera roi un jour»,
-comme dit le Poète, après avoir lubrifié ce monde
-souillé sous les incendies forcenés d’une Jacquerie
-vengeresse qui, au passage, arracheront des bravos
-aux planètes moins infâmes que la nôtre&mdash;si toutefois
-il en existe.</p>
-
-<p>Naturellement, tous les trois vers, il évoquait
-Jésus, le fadasse bateleur dont les niaises dissertations,
-les blandices sentimentales et la morale de
-petit homme aimé des femmes ont pour toujours<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[155]</a></span>
-rivé les chaînes des malheureux. Et Jacques Paraclet
-n’avait pu résister récemment à l’envie de lui décerner
-le titre de <i>dernier poète catholique</i>. Cette sympathie
-se conçoit: après lui n’était-ce pas l’homme
-qui, le plus souvent, avait écrit le mot devant lequel
-se cabrent les typographes?</p>
-
-<p>&mdash;Comme il a du talent, et puis quel bel homme!
-exclamait la Truphot admirative.</p>
-
-<p>&mdash;C’est presque du génie, surenchérissait Boutorgne
-qui, bifurquant de suite, s’empressa d’ajouter,
-dans sa hâte de réussir: n’est-ce pas, dites, ce sera
-pour ce soir? Et, d’un air entendu, il clignait la paupière
-après s’être saisi des mains de la veuve, pendant
-que celle-ci, acquiesçante, lui tapotait les joues,
-d’une petite claque amicale, en disant:</p>
-
-<p>&mdash;Non, mais voyez-vous, le petit polisson!</p>
-
-<p>Siemans faisait semblant de ne rien entendre,
-ayant pour principe de ne jamais s’opposer aux
-frasques de la vieille qui devaient, pensait-il, hâter
-d’autant sa désagrégation finale. Il ne craignait nullement
-qu’elle lui échappât, rivée qu’elle était à
-lui par plusieurs années de coucheries et de sales
-juxtapositions d’épiderme. Il avait conservé, rue
-Pigalle, une petite chambre de 300 francs dont la
-Truphot payait le loyer, où il allait dormir quand
-elle s’offrait un extra. Toujours, il trouvait à point
-un prétexte pour se faire disparaître avec décence. Il
-est vrai que le lendemain il extorquait un ou deux
-louis en surplus de ses émoluments ordinaires: ce
-qui lui permettait, en ces sortes de circonstances, de
-<i>lever</i> une femme au <i>Rat mort</i> et de se décrasser un
-peu du contact de la vieille. Déjà, il était debout:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! fichtre, il est onze heures et demie, et mon
-oncle de Schaerbeck qui arrive par le train de<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[156]</a></span>
-minuit cinq. Vous savez bien le télégramme reçu ce
-matin; je ne veux pas vous traîner avec moi à la
-gare du Nord; je file. Modeste Glaviot vous reconduira.
-Et il se mobilisa lourdement sur le dehors
-après avoir serré la main de l’histrion qui attaquait
-alors son deuxième <i>merdiloque</i>.</p>
-
-<p>Maintenant, Modeste Glaviot goûtait l’ovation
-triomphale, et affalé sur une chaise, devant la Truphot,
-il s’épongeait, exténué, paraissant succomber
-sous le poids fatal du génie.</p>
-
-<p>&mdash;Trois soliloques, chaque soir, cela me tue;
-désormais, je n’en dirai plus que deux.</p>
-
-<p>&mdash;Cher ami, vous avez été admirable, confondant,
-disait la veuve qui s’était emparée d’une de ses
-paumes.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes dantesque; bien que je sache par
-cœur tous vos <i>soliloques</i>, bien que je possède à fond
-votre merveilleux hymnaire, chaque fois que je
-vous entends, cela me plonge dans un véritable
-spasme intellectuel, bafouillait Médéric Boutorgne,
-redressé et sentencieux.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous quitte une minute... une seule minute,
-disait le bouffon, sans même remercier des boniments
-laudatifs.</p>
-
-<p>Et il alla se placer près de la porte, côte à côte
-avec le bonisseur, car le piano attaquait la marche
-finale et le public sortait. Lorsqu’une fille venait à
-passer près de lui, convoyée par son <i>miché</i>, il lui
-serrait la main, en l’interpellant de son prénom. Il
-les connaissait toutes. Souvent, il lui fallut se pencher,
-appréhendé lui-même, à la manche, par l’une
-d’entre elles. Il devait prendre des rendez-vous, car
-il répondait:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[157]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Non, pas demain, Fernande, je suis pris, je dis
-des vers en famille chez Claretie.</p>
-
-<p>&mdash;La semaine prochaine, c’est entendu, Rachel,
-je t’écrirai...</p>
-
-<p>&mdash;Eh! bien, Sarah, tu as plaqué ton Brésilien.
-On te trouve toujours entre quatre et sept, pas?</p>
-
-<p>&mdash;Tu peux compter sur moi, pour mardi, ma
-biche; non, pas mardi, mercredi, ce jour-là je dîne
-chez Léon Bloy, je t’ai dédié une pièce, tu sais...</p>
-
-<p>Il paraissait positivement ne rien ignorer de leur
-privé, ni de leurs amants. Et il griffonnait des
-notes, fiévreusement, sur un calepin, se défiant sans
-doute de sa mémoire. Mais, tout à coup, il secoua
-rudement une grande blonde qui le tenait par un
-bouton de sa redingote:</p>
-
-<p>&mdash;La barbe!... laisse-moi, Angèle, finies les amours
-avec toi, tu sais... depuis le permanganate...</p>
-
-<p>Puis il donna un coup de coude dans les flancs
-du nomenclateur.</p>
-
-<p>&mdash;Celle-là, comment s’appelle-t-elle? questionna-t-il,
-en désignant une belle fille, peu détériorée
-encore, aux cheveux de sombre acajou, aux bandeaux
-crespelés, dont le lustre vestimentaire et les
-joyaux de mauvais goût affirmaient la surabondance
-de clientèle, qui arrivait à sa hauteur au bras d’un
-élève du Val-de-Grâce.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon vieux, c’est une nouvelle, je ne la
-connais pas.</p>
-
-<p>&mdash;Fais-la suivre par le garçon; il me faut son
-adresse demain... quarante sous pour Charles s’il
-m’indique son hôtel...</p>
-
-<p>Alors, satisfait, ayant ainsi rempli avec minutie
-les différentes charges de sa profession, il revint
-prendre la Truphot et Médéric Boutorgne, tout en<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[158]</a></span>
-nouant autour de son cou un foulard de soie noire
-destiné à préserver son inestimable larynx contre la
-fraîcheur sournoise de la nuit. On sortit et, dans le
-fiacre qui les véhiculait tous trois, Boutorgne surexcité
-par la pensée que cette soirée allait enfin marquer
-pour lui le premier effort, le premier raid vers la
-fortune, puisqu’il allait œuvrer sur la Truphot, Boutorgne
-commentait infatigablement le talent du <i>grimacier</i>
-qui, trop loin du commun, insensible à ces
-basses louanges, remerciait à peine d’un léger signe
-de tête. La veuve, assise aux côtés de Glaviot, lui
-parlait à l’oreille et tous deux riaient de temps en
-temps, sur un mode discret, pendant que le gendelettre
-disert, accroché au strapontin, maintenait, avec
-difficulté, à chaque cahot de la voiture, l’équilibre de
-son discours et de son individu.</p>
-
-<p>Dix minutes plus tard, le pître et Madame Truphot
-cynique s’engouffraient de compagnie dans
-l’appartement de la rue d’Assas, après avoir refermé
-la porte au nez de Médéric Boutorgne, non sans
-l’avoir gratifié, au préalable, de deux vigoureuses
-poignées de main et d’effusions congédiales.</p>
-
-<p>&mdash;Au revoir, cher, et à demain. Merci encore de
-nous avoir accompagnés; avez-vous des allumettes
-pour redescendre?</p>
-
-<p>Et resté coi, sa poitrine de poulet menaçant d’éclater
-dans une hypertrophie de stupéfaction, Boutorgne
-adhérait au paillasson sans même pouvoir exprimer
-sa juste indignation en termes littéraires.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mince! Ah! mince!... répétait-il, sans se
-lasser, incapable de trouver autre chose.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[159]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">IV</h2>
-
-<p class="pchi">Si le duel dure encore de nos jours, c’est qu’il
-est en somme le seul moyen, pour la Société,
-de restituer l’honneur aux flibustiers, escrocs,
-parjures, faussaires, entretenus, proxénètes qui
-font son plus bel ornement.</p>
-
-
-<p>Huit jours après, exactement, La Truphot se
-donna à Médéric Boutorgne. Il avait bien pensé au
-lendemain de l’avanie et de l’affront qui lui avait été
-fait, à déserter pour toujours le petit cénacle et sa
-tenancière, mais il fallait vivre, songer enfin à se
-faire une situation, et il n’avait pas les moyens, lui,
-le raté, d’avoir de la rancune. La rancœur qui se
-traduit par des actes de vengeance, c’était bon pour
-les arrivés. Du reste il serait toujours temps, plus
-tard, de faire payer cher à la veuve, lorsqu’il l’aurait
-épousée, lorsqu’elle serait bien à lui et à lui seul, la
-bile noire, l’amertume qu’avait extravasées en lui ce
-comportement. Et puis, il n’en était pas à ses premières
-rebuffades; il n’avait même connu que cela
-dans la vie, le pauvre! On verrait, quand il serait
-riche à son tour, le genre humain paierait cela,
-sûrement. Mais quand elle lui eût avoué enfin son
-amour, cette révélation heureuse lui coula une douce
-chaleur dans les moëlles. Il lui parut que son âme
-s’irradiait, s’illuminait <i>a giorno</i>. Positivement, il
-avait des girandoles de lumière à l’intérieur de son
-individu.</p>
-
-<p>Pour le quart d’heure, il s’ébrouait sur le trottoir,<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[160]</a></span>
-l’estomac soulevé comme par un virulent ipéca, aux
-souvenirs de la nuit. Ah! ce n’avait pas été drôle,
-mimer tous les gestes du plus fol amour, de la plus
-déréglée passion, sur cette carcasse vétuste. Besogner
-cette larve; gigoter profitablement sur cette
-lémure, sans laisser percer une ombre de répulsion
-qui pouvait le perdre à jamais; embrasser frénétiquement
-ces lèvres qui semblaient s’écraser sous les
-siennes comme la peau d’une vieille nèfle juteuse;
-se sentir à chaque étreinte la face balayée des mèches
-grises poissées par l’effort et la sueur d’un ahan
-sénile, non, il y avait de quoi donner la nausée à un
-fossoyeur habitué à triturer des cadavres. Certes,
-les deux vers de Juvénal s’imposaient. <i>Servus erit
-minus ille miser, qui foderit agrum</i>... etc... Et, voilà
-pourtant où l’avait acheminé la littérature! Pourquoi
-n’avait-il pas embrassé la profession de son père?
-oui, pourquoi ne s’était-il pas fait rond-de-cuir lui
-aussi? Il aurait stagné quelques heures par jour
-dans un croupissoir quelconque, et moyennant cela,
-libre, vers cinq heures exempt de tout souci, il
-aurait pu faire des femmes dans le Luxembourg, des
-femmes qui ne lui auraient pas, au milieu de la danse
-de Saint-Guy passionnelle, soufflé au visage, à travers
-la carie de leur dernière molaire, une haleine
-caséeuse de vieille érotomane, une senteur d’évier ou
-de mollusque corrompu.</p>
-
-<p>Mais peut-être s’accoutumerait-il à cela, puisqu’on
-s’accoutume à tout. La Nature, une bonne mère, qui
-a créé les hommes pour un tas de sales besognes,
-n’a-t-elle pas décrété l’annihilation lente mais certaine
-du primordial dégoût qu’éprouvent ses créatures
-pour différentes choses. A l’aide du temps, elle
-modifie l’opinion première et défavorable; l’accoutumance<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[161]</a></span>
-se fait progressivement, et les êtres accomplissent
-alors presque sans répugnance ce qu’elle
-leur avait ordonné de faire et devant quoi ils s’étaient
-préalablement cabrés. On <i>s’habitue à tout</i> est un
-cliché révéré par la Civilisation. La Nature, qui a
-prévu l’universalité des cas, se serait trouvée prise
-en défaut, risquant par surcroît de voir s’écrouler
-son œuvre entière si elle n’avait pris soin d’effacer,
-peu à peu, dans le cœur des hommes, la répulsion
-spontanée pour une multitude de faits, et si
-elle ne les avait acheminés, par une progression
-savante, à la tolérance et même à l’amour final du
-caca. Sans cela est-ce qu’on pourrait mentir, flibuster
-son semblable, faire l’amour et se reproduire,
-accomplir en un mot les saletés qui constituent la
-vie et que réprouve le cœur ou l’intelligence. Je m’y
-ferai, tout naturellement; l’initiation seule, sans
-doute, sera douloureuse, songea Médéric Boutorgne.
-D’ailleurs la fois prochaine, puisque la vieille ne
-déteste pas licher, je me collerai un peu d’alcool
-dans la peau, et alors j’imposerai à mon imagination&mdash;car
-tout est affaire d’imagination&mdash;de me faire
-travailler, non plus sur la Truphot, mais sur Cléopâtre
-ou Aspasie. Pourquoi n’achèterai-je pas une
-photographie de Cléo de Mérode? poursuivit-il; je
-la placerai subrepticement au chevet du lit, au-dessus
-de l’oreiller, pendant les minutes néfastes, et
-comme cela l’illusion sera parfaite. Il n’y aura qu’à
-s’abstraire, en pensée, ce qui n’est pas très difficile,
-en somme.</p>
-
-<p>Puis, comme quelques louis qu’il avait soutirés à la
-veuve, en avancement d’honoraires, tintinnabulaient
-au fond de ses grègues, il décida de s’offrir une
-journée pleine de délices. Il irait d’abord au bain,<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[162]</a></span>
-pour propulser en dehors de son épiderme le ferment
-tenace et malodorant que la plastique de la Truphot
-y avait implanté, après il irait déjeuner dans un restaurant
-de journalistes, près du boulevard, et ne
-mettrait pas moins de dix francs à son repas pour
-sidérer ses confrères en déroute devant un tel luxe.
-Ensuite, l’après-midi, il se rendrait à Longchamps,
-placer un louis, à cheval, sur <i>Bajazet</i> dans le handicap
-final: un désir tenace qu’il avait depuis longtemps,
-et à six heures, au <i>Napolitain</i>, il combattrait,
-plein d’audace et à voix assurée cette fois, les idées
-de M. Lajeunesse qui abusait un peu trop de la tribune
-aux harangues. Oui, le jaspin de M. Lajeunesse
-commençait à l’horripiler. Et il était d’accord en
-cela avec presque toute la ménagerie à gens de lettres.
-S’expliquait-on un pareil succès avec une prose
-catarrheuse de jeune homme poussif? une phrase qui
-toussait, crachait, hoquetait, ahannait, hachée d’incidentes
-se traînant dans la phrase comme des culs-de-patte,
-une prose où quinze épithètes étaient nécessaires
-pour formuler le trait balourd.</p>
-
-<p>Il réalisa exactement ce programme, mais il fut
-tapé de cent sous, à l’issue du déjeuner; Bajazet se
-trouva battu outrageusement et le soir, au <i>Napolitain</i>,
-M. Lajeunesse, outré de sa controverse et mal
-embouché, comme à l’ordinaire, le traita de fœtus
-de singe et de bâtard d’hamadryas, ce qui fit rire
-la docte assemblée aux dépens de Boutorgne qui,
-comme toujours, n’arriva point à la réplique.</p>
-
-<p>Sur les huit heures, il se décida mélancoliquement
-à rejoindre, pour dîner, un restaurant à trente-deux
-sous de la rue Montmartre, où le patron, un homme
-de plus de soixante-dix ans, affirmait que Wagner,
-le grand Wagner, avait dîné sous l’Empire, dans les<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[163]</a></span>
-heures noires qui précédèrent l’appareillage pour la
-fortune et la gloire. Même on y montrait sa table.
-Il frôla sur le trottoir un vieillard sans doute affamé,
-vêtu d’innomables haillons, aux gestes tremblotants
-de quasi-paralytique, dont les paupières sanguinolentes
-semblaient avoir été rongées par des myriades
-de mouches ou par un demi-siècle de larmes, qui
-vendait un illustré, exclamant par à coups d’une voix
-cassée et suppliante:</p>
-
-<p>&mdash;Demandez la <i>Vie en rose</i>!... la <i>Vie en rose</i>!...</p>
-
-<p>Comme Médéric retraversait le boulevard, deux
-bras énormes, surgis d’un fiacre, les bras de Siemans,
-s’agitèrent à sa vue en geste de télégraphe Chappe,
-pendant qu’une voix aiguë de castrat le hêlait itérativement.</p>
-
-<p>&mdash;Cher, très cher, vous tombez bien, lui dit le comte
-de Fourcamadan, assis en face de l’amant en titre de
-la Truphot. Comme cela se trouve! nous courions
-justement après vous. Et le descendant des croisés
-expliqua: Voilà, on avait besoin de lui, parce que,
-Molaert, un Belge et un ami commun se battait en
-duel. Ce Molaert, qui se réclamait d’un hellénisme
-transcendantal, qui parlait le cophte et le sanscrit,
-par surcroît, disait-il, était venu à Paris, il n’y avait
-pas un an dans l’intention de prêter ses lumières à
-la renaissance triomphale du catholicisme, pour
-laquelle pendant vingt ans avait lutté Jacques Paraclet.
-Il avait même vécu quelques mois, hébergé par
-ce dernier avec sa femme grosse et son enfant, conquérant
-le pamphlétaire par la glorification opiniâtre
-de son génie. Mais Jacques Paraclet, envahi par la
-famine, et finalement blasé par ces louanges à domicile
-qui ne rayonnaient pas profitablement sur le
-dehors, avait dû le mettre à la porte, à la suite d’un<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[164]</a></span>
-colletage digne de portefaix, sans avoir même pu
-vérifier au préalable si l’helléniste, pour qui la langue
-d’Aristophane n’avait plus de secrets, était seulement
-au courant de la prononciation du thêta. Molaert
-sur le pavé s’était intelligemment débrouillé. La largeur
-de ses épaules qui ravalaient celles de Siemans
-et le tonnage invraisemblable de ses flancs avaient
-réduit à merci, en peu de minutes, la Gougnol,
-directrice à Montmartre d’une boîte dénommée le
-<i>Théâtre Fontaine</i>. L’épouse engrossée, ainsi que
-l’enfant âgé de deux ans, avaient été diligemment
-jetés sur le pavé par le Belge, qui s’était hâté de
-prendre possession de la vieille cabote et de trôner
-dans un intérieur où il était loisible de boire du bordeaux
-fameux, de manger des entrecôtes larges
-comme le Champ de Mars, et de répudier toute fonction
-autre que celle du maquerellat.</p>
-
-<p>Ce catholique, qui à quelqu’un lui faisant observer
-que procréer, à reins que veux-tu, des enfants voués
-d’avance, par son absence de tout pécule et son
-horreur du travail, à une existence d’esclaves ou de
-deshérités, n’était ni humain, ni charitable, ni même
-paternel, répondit un jour:&mdash;Le christianisme! Mossieur, ordonne
-d’engendrer; ce christilâtre qui déclarait
-d’autre part que s’il avait écrit <i>la prière sur
-l’Acropole</i>, il n’aurait plus d’autre ressource ni d’autre
-expiation que le suicide ou se faire chartreux,
-vécut donc chez la Gougnol des jours consolateurs
-de toutes les disettes et de tous les déboires passés.
-Malheureusement l’amant sérieux qui entretenait
-encore la catin quadragénaire finit par trouver la
-chose sans agrément. Il coupa les subsides, renversant
-la huche. Et c’est pourquoi&mdash;le théâtre ayant
-fait faillite&mdash;Molaert présentement lui envoyait des<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[165]</a></span>
-témoins, afin de le sommer d’avoir à servir à nouveau
-la mensualité nourricière ou à trembler devant
-son épée.</p>
-
-<p>L’Exégète belge n’avait pas cru pouvoir mieux
-choisir qu’en désignant comme témoins, Siemans,
-un compatriote, et le noble comte dont le nom jetterait
-sur cette affaire un lustre indéniable.</p>
-
-<p>&mdash;L’adversaire de Molaert est un lâche, disait
-Fourcamadan; le voilà qui se dérobe piteusement.
-Il excipe que notre client n’est plus qualifié pour
-faire tenir un cartel à qui que ce soit. Alors, mon
-cher, nous allons porter la chose devant un jury
-d’honneur. Et nous vous avons choisi comme arbitre.</p>
-
-<p>Enchanté de la chose, Médéric Boutorgne, faisait
-néanmoins le dégoûté.&mdash;Oh! vous savez, moi, je
-ne suis pas très calé sur Châteauvillard.&mdash;Il ne
-s’agit pas de cela, mon vieux, intervenait Siemans qui
-défendait la corporation, si le bonhomme de Madame
-Gougnol, ne marche pas, Molaert va lui casser la
-g..... et il sera dans son droit. Donc, rendez-vous,
-demain six heures avec son arbitre, au café Napolitain,
-la table à gauche de celle de Mendès...</p>
-
-<p>Le lendemain, l’amant sérieux n’ayant dépêché
-aucun juge d’honneur et s’étant contenté d’adresser,
-sur les huit heures, au comte de Fourcamadan, un
-bleu que le garçon apporta et dans lequel il disait
-que toute constitution de témoins ou de tribunal,
-pour une rencontre avec Molaert lui semblait superflue,
-«puisque la pêche étant fermée, il ne pouvait
-choisir la ligne de fond et que, retenu par des affaires
-pressantes, il redoutait d’arriver en retard et d’être
-obligé ainsi de se passer son épée au travers du corps,
-comme Vatel pour avoir manqué <i>la marée</i>», la
-société se mit en devoir de rédiger, de suite, un procès-verbal<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[166]</a></span>
-de carence. Après avoir pris l’avis de
-notables escrimeurs présents, après avoir requis les
-lumières de deux ou trois fleurets célèbres du Cercle
-de l’Escrime ou de la salle Tabadil, la conduite de
-celui qui se refusait à affrêter désormais l’helléniste
-et sa maîtresse sur le retour fut définie comme il
-convenait, avec des adjectifs sans bienséance et de
-flagellantes épithètes. Puis Siemans et Fourcamadan
-portèrent la chose aux journaux avec des «prière
-d’insérer» contresignées par quelques-uns de leurs
-amis des rédactions.</p>
-
-<p>Est-il utile de spécifier qu’une bonne moitié des
-affaires d’honneur du boulevard ont pour motif des
-conflits d’ordre similaire?</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[167]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">V</h2>
-
-<p class="pch">Les infusoires du croupissement...</p>
-
-<p>Trois jours après, Médéric Bourtogne trouva dans
-son maigre courrier une lettre de la Truphot le conviant
-à venir dîner à Suresnes, dans la villa où elle
-passait une partie du printemps et qu’elle avait
-rejointe depuis l’avant-veille. Venu par la gare du
-haut, le gendelettre devait se rabattre à droite pour
-gagner la maison de campagne sise à une portée de
-fusil de la Seine roulant le chocolat irréductible de
-ses eaux entre les frangées de peupliers du bois et
-le chemin de halage strié géométriquement, les soirs
-dominicaux, par les corps des pochards endormis
-dont le sort venait de favoriser les entreprises sur le
-turf voisin. Après avoir doublé la place de l’église et
-dépassé la vieille carcasse de chapelle encore debout
-au milieu d’un éboulis tenace de moëllons compissés,
-qui semble avoir été malmenée avec tout ce qui
-l’entourait par le sac implacable d’une horde victorieuse
-acharnée à ne laisser après elle que des
-décombres et des excréments, Boutorgne pénétra dans
-le vieux Suresnes. Il se trouva soudain prisonnier
-d’un extraordinaire écheveau de ruelles tortueuses et
-puantes qui dispersaient une pestilence de souterrain
-mal famé, venelles serpentines bordées de
-maisons dont les murailles découragées, enduites de
-la saumure des fumées d’usines et des urines tenaces,
-se trouvaient écorcées d’affiches bariolées, de couleurs<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[168]</a></span>
-à faire éclater la rétine, de placards commerciaux
-clamant la gloire des amers, des apéritifs les
-plus saugrenus, des poudrettes les mieux péremptoires
-et des bicyclettes à tout jamais hémiphlégiques.
-D’invraisemblables négoces s’abritaient en ces
-endroits. En nombre incalculable, des marchands
-de vin, aux vitres boueuses, au sol de terre battue
-constellé de crachats, dispensaient les litharges, les
-furfurols et les trois-six aussi redoutables que le
-venin du trigonocéphale ou les prussiates sans appel.
-Des pâtisseries sanieuses élaboraient des tartes aux
-mouches, des flans à la stéarine, des chaussons aux
-pommes fourrés d’une gélatine couleur de beurre
-d’oreille, des éclairs au cambouis et des babas spongieux
-dont les gamins rôdeurs, aux morves verdâtres,
-arrêtés un instant devant la boutique, suçaient
-le simili-rhum, insidieusement. Plus loin, des charcuteries
-s’ouvraient en contre-bas de la chaussée, la
-devanture vert-sombre embellie par des chapelets de
-boudins artificiels en bois noir durci, pareils à des
-poids de coucous, et d’innomables viandes, de terrifiantes
-salaisons suppuraient sur des papiers de dentelle
-bleuâtre, autour de terrines de foie gras fabriquées
-sans doute avec les viscères des chiens crevés roulés
-par la Seine voisine; le tout circonscrit par une profusion
-de rillettes dont les pellicules de graisse se
-recouvraient sous l’atteinte du soleil d’un eczéma
-rosissant. Des triperies défilaient avec toute leur
-affreuse boyauderie appendue aux crocs de fer de
-l’étal où le cœur, le foie, le mou des bestiaux scrofuleux
-laissaient suinter en filaments jaunâtres le
-suif déliquescent des viandes séreuses. Des papeteries
-venaient ensuite rayonnant sur le dehors, par la
-porte entr’ouverte, la tiédeur ammoniacale de l’urine<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[169]</a></span>
-de chat, et dans lesquelles de vieilles dames en bigoudis
-et en lunettes régnaient sur des parallélipipèdes
-de pains à cacheter, des feuilles de soldats coloriés
-ou sur les volumes visqueux des œuvres de Dumas
-père, tout en sortant de-ci, de-là, sur la devanture,
-pour fixer à nouveau, sous l’épingle de bois, le dernier
-numéro du <i>Petit Scélérat</i> illustré ou de la <i>Lune
-du dimanche</i> représentant, pour l’éducation artistique
-des masses, «Tolstoï excommunié par le Saint-Synode»
-ou bien «le Roi de Portugal au tir aux
-pigeons»: un colosse en redingote, frisé et abêti, non
-moins qu’adipeux, armé d’un fusil devant des dames
-en toilette rouge, qui semblaient issues d’un prospectus
-de la Samaritaine. Et puis, c’étaient encore
-des laboratoires de gaufres faites avec de la sciure de
-bois, travaillées par de redoutables géants au torse
-velu, aux bras retroussés, au capillaire erratique, des
-athlètes à la carrure de titans, qu’on se fût représentés
-volontiers occupés à forger, sur l’enclume de
-Vulcain, les sagettes cyclopéennes et qui <i>pudlaient</i>
-une pâte déroutante avec des gestes mous, pendant
-que la sueur dégoulinante de leur front accablé, en
-tombant sur le fer noirâtre du moule emmanché de
-longues tiges, rejaillissait en petites bulles tôt vaporisées.</p>
-
-<p>Deux ou trois marchands de frites maniaient la
-boîte à sel au-dessus de leur cuvette de fer blanc, où
-chantait une graisse évidemment prélevée&mdash;à en
-juger par sa mofette&mdash;sur les laissés-pour-compte
-d’équarrisseurs. Et pendant des kilomètres, sur le
-pignon des maisons défaillantes, le <i>Petit Scélérat</i>,
-6 pages, affirmait qu’il imbécillisait par jour une
-moyenne de cinq millions d’individus, Dufayel qu’il
-détenait la plus grande maison de publicité connue,<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[170]</a></span>
-qu’on trouvait chez lui cent mille mobiliers garantis
-sans punaises, durables huit jours, et absolument
-pour rien, et les moteurs... de Masboul-Mâchefesse&mdash;pour
-motocyclettes et quadricycles&mdash;qu’ils étaient
-les premiers du monde.</p>
-
-<p>Arrêté devant un index surmontant une inscription
-drôle: <i>Allez tous chez Jolicœur, marchand pêcheur,
-rue du Puits-d’Amour</i>, Boutorgne fut subitement
-refoulé en arrière. Des théories compactes de gens
-arrivaient comme un raz-de-marée, menaient l’assaut
-de l’etroite chaussée, envahissaient la rue et
-s’essaimaient aux étalages pour y prélever sans
-doute le réconfort de leur estomac conciliant. On eût
-dit d’une invasion subite d’individus que la faim ou
-la soif a rendus forcenés. Immédiatement, les marchands
-parurent sur le pas des portes, jaillirent des
-antres obscurs, et se mirent, avec force sourires, à
-faire la retape pour leurs affreuses spécialités. Déjà
-des groupes chahuteurs d’ouvriers parisiens endimanchés
-gouaillaient devant eux.</p>
-
-<p>La sortie des courses de Longchamps commençait
-et Médéric Boutorgne, dans la rue principale, tenaillé
-par l’envie de s’offrir l’apéritif avant les agapes de la
-Truphot, stationna amusé de cette foule suscitée
-comme par miracle. Le pont était noir, le bois par
-toutes ses allées vomissait des multitudes en marche;
-les ombrelles claires, les toilettes polychromes des
-femmes, les dos sombres des hommes roulaient sous
-la poussière dense, les cris d’appel, la galopade des
-voitures déferlant comme une déroute, les cornes
-beuglantes des autos laissant derrière eux un sillage
-empesté. Et subitement les trois cents mètres de chaises
-des limonadiers voisins du pont furent emportés
-d’assaut parmi un hourvari prolongé. Chaque dimanche<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[171]</a></span>
-d’été et même souvent le jeudi, la petite localité
-suburbaine voyait ainsi la foule agitée des parieurs
-s’abattre, lasse d’émotions, à la terrasse de ses cafés.
-C’était toutes les fois une cohue trouble, composée
-de tout ce que la Bourgeoisie ou le peuple comptent
-d’éléments divers et préalablement abrutis qui, sur
-la pelouse, quatre heures durant, avait répondu par
-de longues clameurs et des palpitations prolongées
-aux successifs affichages du Mutuel. Ouvriers,
-employés, petits bourgeois, rôdeurs, guenilleux inscrits
-à l’assistance publique à en juger par la navrance
-de leurs vêtures, composaient la clientèle ordinaire
-du Totalisateur, ce nouveau minotaure des menues
-épargnes, qui n’a pas son pareil pour abolir définitivement
-l’encéphale déjà fugace des petites gens du
-bas négoce parisien.</p>
-
-<p>Toutes les variétés de faces humaines et toutes
-les tares civilisées étaient représentées là. Des figures
-crétinisées par la persistance de ridée fixe, des mufles
-de boutiquiers obturés à jamais, des faciès dignes de
-Callot ou de Ribeira, des têtes sinistres de cours
-d’assises se mêlaient en un indescriptible grouillement,
-et tous palabraient en un argot spécial, se contaient
-réciproquement leurs déboires et comme quoi
-ils avaient encore ce jour-là raté la fortune, pendant
-que d’impossibles stropiats, d’inénarrables camelots
-surgissant on ne sait d’où, des bonneteaux à l’œil
-torve et cauteleux truffaient la foule et nouaient ses
-anneaux d’engorgements propices aux pick pockets
-dont le savoir-faire se traduisait tout à coup par de
-longs remous, des imprécations et des poursuites
-éperdues.</p>
-
-<p>Parmi les élégances des filles de music-hall et des
-bookmakers endiamantés qui, dédaigneux des viles<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[172]</a></span>
-promiscuités, se hâtaient vers la gare voisine, passaient
-des spirales continues de bicyclistes échauffés,
-venus de Versailles ou du bois. Ceux-ci ne
-s’arrêtaient un moment devant la stimulante absinthe
-que pour transsuder à l’aise sous le maillot et exhiber,
-en des dialogues semés de mots techniques, le paupérisme
-de leur entendement. Et des terrasses dont
-les cafés obstruaient la rue jusqu’à la chaussée, montait
-une rumeur sourde coupée de strideurs et de vociférations,
-car des gens discutaient avec passion, en
-brandissant des journaux de couleur, sur l’issue du
-prochain handicap, ou sur le brio d’un jockey célèbre
-qui n’avait pas son pareil pour rafler, chaque réunion,
-à la pelouse par un beau coup, deux ou trois
-mille louis de ses paris. Puis un relent d’alcool
-mêlé à une odeur chaude de peau humaine que la
-moindre brise rabattait s’éployait sur ces troupeaux
-frais-tondus. Des individus s’invectivaient,
-des femmes que la fièvre des paris avait rendues
-particulièrement épileptiques s’agrippaient à la
-tignasse en se réclamant des sommes, pendant que
-les garçons de café, placides, veillaient seulement à
-ce que la verrerie ne fût point mise à mal. Du côté
-du vieux Suresnes ronronnait le grésillement des
-fritures, appuyée au bord de l’eau par la cacophonie
-des orgues de barbarie et le piaulement des crins-crins
-déchaînant des mélodies éperdues. Des tramways
-vacarmeux passaient saturés de voyageurs
-agglutinés les uns aux autres, durant que le flot des
-turfistes attardés dégorgés par le bois coulait impitoyablement.
-De temps en temps un sergent de ville
-ou un mouchard en civil cueillait quelqu’un au bord
-de la rangée de chaises et des cris, des menaces s’élevaient
-de la foule! oui! oui enlevez-le, c’est un<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[173]</a></span>
-voleur, à l’eau... à l’eau... à mort... Souvent aussi
-une noce irréductible, une noce du dimanche, qui se
-repayait le lendemain de l’hyménée un tour de bois,
-une noce que véhiculait une tapissière à rideaux de
-calicot rayé s’empêtrait dans les groupes. Les messieurs
-de la suite de la mariée, les pommettes turgescentes,
-et s’évertuant à tirer sur des cigares éteints
-empouacrés de salive grasse, répondaient aux quolibets
-de la rue en riant très fort et en se tapant sur
-les cuisses. Et l’épousée dont des phalanges audacieuses
-trituraient les hanches, à chaque cahot de
-la voiture, tressautait sur son banc, tout en manifestant
-sa joie d’aimer selon la loi, par de larges
-sourires adressés à la cantonade. Entre cette foule
-de parieurs et cette voiturée de gens trop gais,
-c’était l’éternel antagonisme, la profonde mésestime
-de l’amour et du jeu, qui s’avèrent ridicules l’un et
-l’autre, et que ne peut cependant pas réconcilier
-dans un grotesque identique, la profitable et commune
-sanction légale.</p>
-
-<p>Une liesse véhémente, une frairie surexcitée prenait
-possession de la petite localité. Des cohortes de
-couples copieusement absinthés, qui venaient de
-requérir l’enthousiasme et l’effervescence des apéritifs,
-se déroulaient à la queue leu leu, zigzaguant,
-s’arrêtant, se parlant dans le nez, se tirant par les
-coudes; des coulées de parieurs aux joues allumées,
-se traînaient par les deux routes de la gare, envahissant
-les raidillons escarpés comme les tentacules
-projetés par cette foule aux squames diaprées
-d’oripeaux et de frusques disparates. Des guinguettes
-aux tonnelles crayeuses, sur la porte desquelles
-venaient raccrocher des servantes à l’anatomie facilement
-explorable, pompaient et engloutissaient le<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[174]</a></span>
-plus gros de ces cohues enragées de mangeries et
-d’abondants lichages. On entendait alors les patrons
-et leurs aides annoncer pompeusement les commandes,&mdash;une
-gibelotte au deux&mdash;trois litres à seize et
-une friture à l’as&mdash;Et, chaud pour quatre! pendant
-que le choc des verres, les rires ferrailleux, le
-heurt des assiettes, les cris d’aise, le bruit des embrassades,
-et le gloussement aigu des chatouilles, conquéraient
-l’atmosphère apaisée du soir. Très avant dans
-la nuit, la litronnerie et le bâfrage duraient ainsi, se
-répétant chaque beau dimanche de courses, sous le
-relent des vins populaires, et le fumet des basses
-nourritures, prolongés en crises attendries de soupirs
-et d’éructations, dès la survenue des violonistes
-ambulants qui accouraient pour satisfaire au besoin
-de sentimentalité consécutif à toute heureuse déglutition.</p>
-
-<p>Et dans le calme du bois proche et de la Seine
-endormie, que pointillaient d’or, de chrome ou de
-vert, les lucioles des bateaux amarrés, jusqu’au
-dernier train, les vociférations des poivrots, les
-chansons ordurières, les appels aigus des femmes,
-les paquets de clameurs des «sociétés» qui en
-étaient venues aux mains, perforaient le silence
-impuissant à triompher. Des quarterons d’individus,
-qui s’étaient cassés le nez à la gare close, passaient
-même la nuit, éboulés au fond des fossés, au milieu
-de débris de nourriture, de reliefs de dessert, de
-bouteilles à moitié vides qu’ils avaient emportés
-pour manger et boire encore, éperdument, toujours,
-pendant l’heure du trajet sur Paris.</p>
-
-<p>L’antique Suresnes du bord de l’eau, frais et
-feuillu, au dire des vieux conteurs, n’existait plus.
-Le coteau déboisé et morcelé avait été décortiqué<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[175]</a></span>
-de ses frondaisons; des rails, des fils télégraphiques,
-des poteaux noircis et des cheminées d’usines y
-prospéraient, sans inquiétude, assurés désormais de
-l’estime et de la protection des successives édilités.
-Sur les hanches de la colline, s’érigeaient maintenant,
-à l’exclusion de tout accessoire bucolique, de
-nombreuses propriétés où d’anciens mercantis retirés
-des affaires avaient introduit leurs digestions pour
-y vivre en paix dans la haine de toute esthétique.
-Des gens profitaient et mouraient là qui, de leur
-vie, n’avaient fait une bonne action, ni un bon mot.
-La profusion de «Mon Castelet», de «Mon Nid»,
-de «Mon Ermitage», de «Cottage des Glycines»,
-de «Kiosque des Glaïeuls» était extraordinaire.
-Même chaque jour, plusieurs fois, un couple, la
-femme tonnelesque et le mari tel un double quintal
-de viande suiffeuse, menaçant tous deux de
-défoncer le ballast de la rue, s’introduisait dans la
-«Villa des Mésanges». L’architecture, l’ordonnancement
-des briques et des moellons sans pudeur qui
-consentaient à abriter ces anciennes gloires du comptoir
-ou du bureau, suffisait à elle seule pour que l’individu
-le moins soucieux de goût ou de beauté, se
-désespérât incontinent de n’être point venu au monde
-atteint de la plus irrémédiable cécité. Il y avait là
-des maisons <i>normandes</i>, des terrasses <i>à l’italienne</i>,
-des isbas russes et des castels gothiques, qui expliqueraient
-à la rigueur les tremblements de terre et
-les convulsions d’une planète qui se voit souillée de
-pareilles ignominies. Toutes les banlieues immédiates
-ou les centres suburbains bien desservis se
-trouvent, du reste, contaminés de la sorte par l’irréductible
-et agressive sottise des enrichis. Mais de
-cette horreur, les époques précédentes furent exonérées,<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[176]</a></span>
-semble-t-il, car, nulle part, on ne retrouve
-trace de monuments ou de constructions pouvant
-subir la comparaison avec un aussi fabuleux délire
-du gravat et de la truelle. C’est la rapide accession
-du petit bourgeois indécrottable et épateur à l’aisance
-et à la fortune qui nous a valu cela et qui
-ulcère les terroirs avoisinant la grande ville de
-cette roséole implacable, de ces syphilides de crépis
-flambant neufs, de ces gentilhommières d’ex-bandagistes,
-de ces wigvams d’épiciers honoraires ou
-d’huissiers impénitents.</p>
-
-<p>&mdash;Fichtre, déjà six heures et demie; je vais me
-faire enlever, se dit Médéric Boutorgne en consultant
-sa montre de nickel, et il hâta le pas après avoir
-accosté un parieur flanqué d’une femme encolérée,
-au chignon de travers, et de trois gosses pleurnicheurs
-occupés à lécher avec insistance des tickets
-multicolores, tout ce qui restait sans doute de l’argent
-du père.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que Bajazet est arrivé, Monsieur, questionna-t-il...</p>
-
-<p>&mdash;En pétant avec 77 kilos, et il rapporte 143 cinquante
-pour cent sous, c’était mon idée... Je voulais
-le jouer en partant, mais je vais vous dire... j’ai rencontré
-Mâchiavin qui m’a dit... Écoute... ne te
-presse pas. Picksilver, le lad de l’écurie d’Haugias,
-m’a donné Mocassin...</p>
-
-<p>&mdash;Ma veine! voilà bien ma veine! lamenta Boutorgne
-en échappant au quidam qui, pareil à tous ces
-hallucinés, se préparait à lui faire entrevoir tous les
-facteurs de sa malchance et à lui expliquer vingt fois
-encore que, hormis telle ou telle surprenante conjoncture,
-il aurait ce jour-là violenté victorieusement
-la fortune.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[177]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Ah! oui! la voilà bien ma veine! je joue
-Bajazet juste quand il se fait battre pour faire monter
-la cote et il arrive la réunion suivante...</p>
-
-<p>Dans la villa de Truphot dont le père Saça, le jardinier,
-un vieil homme courbé qui marchait ployé en
-deux pour avoir, sans doute, pendant quarante ans,
-biné des salades et repiqué du céleris, vint lui ouvrir
-la porte, le gendelettre fut étonné de l’inaccoutumé
-silence. A l’ordinaire, la maison d’été de la vieille
-s’emplissait continuellement d’un bruit de vie surexcité
-car il lui fallait toujours deux ou trois couples,
-de préférence hilares, énamourés et jacasseurs.</p>
-
-<p>&mdash;Chez moi, disait-elle, on décamérone et l’on ne
-s’ennuie jamais.</p>
-
-<p>Cette fois, tout semblait dormir; nul bruit ne
-s’élevait de l’intérieur et le <i>prosifère</i> eut un instant
-de crainte à l’idée que la Truphot pouvait ne pas
-l’avoir attendu. Lui, qui apportait à la veuve l’offre
-d’une collaboration à la <i>Revue Héliotrope</i> où elle
-ferait la critique d’art, les Salons et les Expositions!
-Même, il lui avait trouvé un joli pseudonyme littéraire;
-elle épaulerait ses articles de cette charmante
-signature: Camille de Louveciennes. Certes la vieille
-allait être enchantée, ayant toujours désiré exhiber
-des écritures dans les petits fascicules à côté. Cela lui
-rappellerait l’heureux temps où Péladan et Moréas
-voulaient bien la magnifier de leur amitié, l’heureux
-temps où ils parlaient de créer avec elle une Revue
-artistique et ésotérique. Médéric Boutorgne apportait
-encore autre chose. Ah! cela, par exemple, c’était
-du nanan, il venait lui offrir de signer avec lui son prochain
-livre, <i>Eros et Azraël</i> dont la charpente était déjà
-debout. Ainsi, certes, Siemans serait ravalé à jamais,
-et la Truphot, emballée par cette carrière littéraire<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[178]</a></span>
-s’ouvrant subitement à nouveau devant elle, marcherait
-jusqu’à la mairie. Il n’y avait pas de raisons d’en
-douter. Après, Médéric Boutorgne l’emmènerait dans
-le Midi et en Italie, pour un an au moins, afin de
-laisser passer l’esclandre d’un pareil mariage non
-sans avoir, au préalable, procédé à l’éviction du Belge
-et des autres. Il propagerait le bruit dans Paris qu’il
-n’y avait dans leur hyménée que l’union de deux purs
-esprits épris d’art; qu’ils n’avaient fait que se mettre
-en ménage... intellectuellement, en somme, pour
-mieux apparier leurs rêves de pure beauté, désintéressés
-de toute vile contingence, ce qui était le mariage
-des vrais esthètes après tout. Diable, pourvu qu’elle
-fût là! Il se sentait, présentement, en un état de
-profitable excitation; le lendemain, à coup sûr, il ne
-ferait point miroiter les choses avec autant d’éloquence
-qu’en cette minute. Mais le sort l’avait toujours
-desservi. Certainement, le destin allait encore
-lui jouer quelque mauvais tour de sa façon!</p>
-
-<p>Après avoir longé l’étroite courette resserrée entre
-la façade de la villa et le petit pavillon délabré servant
-de logement au concierge jardinier, courette
-qui aboutissait à un jardin en contre-bas de plusieurs
-mètres, Médéric Boutorgne se désespérait.&mdash;Ça
-y est, se disait-il, la Truphot a filé sur Paris..
-Enfin il poussa une porte ouvrant de plain-pied sur
-le pavé capricieux et moussu de la petite cour, et il
-se trouva nez à nez avec la veuve..&mdash;Ah! le malheureux!
-le malheureux! il a ses bottines, clama-t-elle,
-à sa vue, les bras dressés, et ses mèches grises
-encore plus envolées qu’à l’ordinaire devant le saugrenu
-que présentait, pour elle, l’équipage de Boutorgne
-en ce moment. Celui-ci, en désarroi, considérait
-ses pieds, ses escarpins à 12,50; même, il<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[179]</a></span>
-n’était pas loin de leur concéder un air avantageux.&mdash;Mais
-oui, Amélie, répondait-il d’un air tendre,
-mes bottines... qu’est-ce qu’elles ont donc?... La
-Truphot, appelait la bonne.&mdash;Justine, vite, déchaussez-le;
-ah! le pauvre, c’est vrai, il ne sait pas!...
-Et elle poussa le gendelettre sur une chaise pendant
-que la femme de chambre s’acharnait après les boutons.
-Atterré, Médéric Boutorgne se laissait faire,
-non sans mauvaise grâce car il n’était pas très sûr de
-l’impeccabilité de ses chaussettes. Dieu fasse qu’un
-orteil indiscipliné et malicieux ne se soit pas avisé
-de tenter une randonnée au travers d’une des
-nombreuses reprises conditionnées par sa mère en
-ses heures de loisir.&mdash;C’est sûrement une épreuve,
-pensait-il,... les vieilles femmes ont souvent de ces
-idées baroques.. celle-ci avant de m’épouser veut
-m’évaluer à sa manière... Mais déjà la Truphot
-l’entraînait, le tirant par le bras au travers de l’escalier.&mdash;Surtout,
-pas de bruit, mon petit, disait-elle,
-montez le plus doucement possible... le moindre
-craquement ferait tout rater... Et elle poussa à demi
-une porte feutrée d’une épaisse tenture...</p>
-
-<p>Dans la pénombre de la pièce aux rideaux tirés,
-donnant sur le jardin, Médéric Boutorgne aperçut
-un lit défait dont les draps en désordre tordus
-comme des linges mouillés, traînaient sur le tapis,
-et, dans ce lit, rougeoyait, congestionnée, la face barbue
-de brun d’un homme d’une trentaine d’années,
-aux joues caves, aux yeux cerclés d’un croissant violet,
-qui paraissait délirer en une fièvre violente car
-il agitait les bras convulsivement et proférait des
-phrases sans suite.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! la sacrée chauve-souris, hurlait-il... la v’là
-qui vient sur moi..., pan... Et la cuisinière qui fait<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[180]</a></span>
-bouillir son thé dans mon orbite... tenez il sort par
-mes narines... pas besoin de filtre... j’ai avalé les
-feuilles au passage... allez... y sucrez-vous... Mais...
-Nom de Dieu... pourquoi a-t-on allumé une lampe à
-alcool sous mon crâne... Et puis bon sang de bon
-sang... le soleil qui se décroche maintenant... il va
-tomber sur nous... Ah! malheur comme nous allons
-rôtir...&mdash;Sauvez-vous, vous autres... Oh là! là!
-c’qu’on grille...</p>
-
-<p>Et le malheureux s’était retourné, la face dans
-l’oreiller, avec des mousses roses aux lèvres, mordant
-la toile, et envoyant tout à coup rouler les draps et
-les couvertures d’une détente de ses jambes affolées.
-Dans la chambre allait et venait un individu embelli
-d’une redingote oléagineuse de pion départemental,
-assez grand, à la membrure épaisse, d’un extérieur
-de gratte-papier saumâtre, avantagé des palmes académiques,
-qui, le haut-de-forme sur la tête, décrivait
-de grands gestes avec les bras, imposait les mains
-sur la tête du patient, marmottait des paroles extraordinaires
-tout en dessinant des signes cabalistiques
-et en paraissant implorer des forces inconnues, des
-divinités insoupçonnées...</p>
-
-<p>&mdash;Les abascantes de l’investi sont visibles... le
-primissime Esprit est là-dessus formel... Il faut
-décharmer le canterme et par le périapte vaincre le
-Démiurge... Les Médioximes seuls pourront lui transmigrer
-l’Euthymie... Que les Psychopompes qui
-prétendent induire son astral en la transanimation,
-soient par moi, le Conjurateur, repoussés dans les
-dix-neuf modes de l’Inétendu où ils rayonneront
-dans Séphiroth...</p>
-
-<p>Il reprit haleine et se précipita sur la Truphot et
-Médéric Boutorgne totalement médusé qu’il venait<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[181]</a></span>
-d’apercevoir:&mdash;Aidez-moi, cria-t-il, il faut placer
-son lit dans l’axe magnétique de la terre ou sans cela,
-il va se dissocier dans le Devenir... Ce qui voulait
-dire, sans doute, que, sans cette précaution, le malheureux
-allait trépasser... Maintenant la veuve et son
-compagnon s’arc-boutaient à la couche ravagée...</p>
-
-<p>&mdash;Pas comme cela, reprenait l’homme... l’axe
-magnétique de la terre est dans la direction Nord-Sud...
-Comment, êtres inconsistants et sans fluidité,
-n’avez-vous pas encore reçu ce primordial Savoir?...
-Et il les chassa tous deux avec des gestes exorcisateurs
-pendant que, tout seul, il s’agrippait aux matelas
-sur lesquels le fiévreux continuait à trépider et
-à panteler sans arrêt...</p>
-
-<p>Dans le corridor, Médéric Boutorgne était vert;
-il fallut que la Truphot le menât dans la salle à
-manger et lui fit avaler coup sur coup deux verres de
-raspail pour qu’il reconquît la salive et l’usage de
-ses cinq sens. Alors, elle expliqua: le pauvre diable
-qu’il avait vu dans le lit était un sculpteur, un
-ancien ami du temps de M. Truphot, perdu de vue
-depuis cinq années environ. Le vendredi de la précédente
-semaine, il y avait par conséquent neuf jours,
-un fiacre était venu le déposer à sa porte, grelottant
-déjà la fièvre. Un camarade qui l’accompagnait
-l’avait informée que, se sentant malade et désargenté,
-le manieur de glaise avait demandé à être conduit
-chez elle, sachant combien elle était bonne et
-assuré d’avance qu’elle ne le laisserait point aller à
-l’hôpital. Elle avait déféré et fait conduire le malade
-dans sa villa de Suresnes en déléguant pleins pouvoirs
-à une de ses bonnes pour faire le nécessaire.
-Quand elle était arrivée, ce matin même, elle le
-croyait hors d’affaire, car la servante n’avait point<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[182]</a></span>
-écrit, mais il allait, au contraire, de mal en pis, ayant
-perdu toute connaissance. Deux médecins requis
-s’étaient disputés à son chevet, devant elle. L’un diagnostiquait
-la typhoïde et parlait de plonger le malheureux
-dans des bains glacés, oui, dans des bains
-glacés, pour le tuer sûrement; l’autre, un petit maigre,
-au teint bilieux, aux cheveux roux, se portait garant
-qu’on se trouvait en présence d’une appendicite de
-la meilleure qualité et qu’il fallait faire l’opération
-à chaud, tout de suite, pour se concilier encore
-quelques chances de salut. Comme ils commençaient
-déjà à se traiter d’imbéciles, elle les avait mis d’accord
-en les jetant à la porte et mandé Morbus, le
-docteur ès ésotérisme, qui seul pouvait le sauver,
-non pas avec de la vulgaire thérapeutique mais avec
-des passes et des incantations.</p>
-
-<p>Le gendelettre, en effet, ne devait pas l’ignorer,
-toutes les maladies étaient de sales tours que vous
-jouaient les esprits qui se ribotaient dans l’organisme
-conquis par eux comme de mauvais drôles
-dans une maison cambriolée par surprise. Il suffisait
-de les chasser à l’aide des pratiques d’occultisme,
-ou bien encore en se servant d’une goétie
-appropriée et on s’en tirait toujours quand le
-médium était assez puissant. Avec Morbus, il n’y
-avait rien à redouter; le malin, Astaroth, Baphomet
-ou les autres n’étaient pas de taille à lui résister.
-Dans quarante-huit heures le sculpteur serait debout,
-car la radiation magnétique de Morbus était péremptoire.
-A son entrée dans la villa, toutes les casseroles
-de la cuisine étaient entrées en effervescence
-et s’étaient mises à s’entrechoquer rageusement.
-Il avait fallu les arrimer avec des fils de fer pendant
-que le piano glapissait en des lamentations<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[183]</a></span>
-prolongées, au milieu de la déroute des servantes.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne, à l’audition de cette glose, se
-sentit sur le point d’évacuer à nouveau son entendement.
-Eh bien! la vieille lui promettait une jolie
-existence quand ils seraient mariés. N’importe, il
-n’avait pas le choix. Il redemanda un troisième verre
-de raspail et, une minute après, sous le regard de la
-veuve qui guettait son impression, il approuva:</p>
-
-<p>&mdash;Amélie avait eu raison de chasser les médicastres.
-Partout, la science humaine fait éclater son
-impuissance. Seuls l’Invisible, l’Extra-Monde sont
-secourables et délèguent, ici-bas, leurs pouvoirs aux
-initiés, aux médiums, leurs Vicaires!</p>
-
-<p>Enchantée, la Truphot, d’une bourrade amicale,
-le remettait sur pied... A la bonne heure!</p>
-
-<p>&mdash;Venez encore que je vous montre quelque chose.
-Avec moi, il faut toujours s’attendre à l’imprévu..
-Vous n’avez pas froid, n’est-ce pas? Vous pouvez marcher
-encore un peu sur vos chaussettes?</p>
-
-<p>Et, le faisant grimper devant elle jusqu’au second
-étage, elle s’engagea dans un étroit couloir de
-service; puis posant le doigt sur les lèvres pour lui
-recommander le silence, elle écarta une tapisserie
-masquant à l’intérieur une porte dérobée, tout en
-collant sa main à plat sur la bouche de Boutorgne
-pour étouffer d’avance un probable cri d’étonnement.</p>
-
-<p>Dans la chambre meublée de pichtpin et tendue
-de cretonne rose, dans le lit de milieu, ce n’était plus
-un moribond qui s’agitait dans les bonds d’agonie.
-Non, cette fois, c’était un couple, sans doute apaisé
-par les préalables conflagrations épidermiques, qui
-dormait placidement enlacé. Médéric Boutorgne roulait
-de stupéfaction en stupéfaction. Un moment, il<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[184]</a></span>
-eut l’envie de mettre cette hallucination&mdash;car ce ne
-pouvait être qu’un phantasme&mdash;sur le compte du
-raspail. Etait-ce possible?&mdash;Parfaitement, répondit
-d’un plissement du front la Truphot interrogée
-d’un cillement d’œil. Oui, il ne se trompait pas. La
-comtesse de Fourcamadan dormait avec Sarigue,
-car le fils des croisés ayant eu l’imprudence d’amener
-ce dernier dîner deux fois chez lui, la comtesse,
-à la vue d’un amant si fatal, s’était mise à fermenter
-à un tel point qu’il avait fallu l’écumer au couteau de
-chaleur comme une pouliche de sang. Et, connaissant
-que rien n’était plus agréable à la veuve que ces
-sortes d’aventures, les deux amants étaient venus
-requérir l’hospitalité pendant un déplacement de
-l’époux. Présentement, la femme du patricien se vautrait
-couchée en travers de la poitrine osseuse de
-Sarigue. Replète et courtaude, sa tête aux cheveux
-parcimonieux, aux petits yeux en virgule tapis dans
-un emmêlement de frisettes en chèvre de Mongolie,
-exprimait, dans le sommeil, tout l’infini des béatitudes.
-Ses joues de pâleur maladive, en paraffine scrofuleuse,
-étaient ocellées de taches rouges, de petites
-plaques d’herpès que l’excès du plaisir avait poussées
-au cramoisi véhément. Depuis quelques mois,
-elle suivait un traitement de son cru pour guérir son
-acné. Comme elle attribuait une vertu curative à la
-viande de veau, chaque soir, au logis conjugal, elle
-ne manquait pas de s’en appliquer sur le faciès une
-livre et demie pour le moins. Quelquefois, dans les
-effusions nocturnes, il arrivait que le comte, pris de
-tendresse et croyant accoler son épouse, embrassait
-l’escalope. Et ce n’était pas le moindre sujet de leurs
-dissentissements. Mais ce jour-là ses joues étaient
-libres de tout emplâtre charnu.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[185]</a></span></p>
-
-<p>De nombreuses serviettes, roulées en tampon sur
-la table-toilette, témoignaient du bon-vouloir de
-leur passion. Une odeur pointue, une touffeur alcaline,
-l’odeur même des accouplements, traînassait
-parmi la pièce. A la percevoir, les narines de la
-Truphot s’insurgèrent, frémirent relevées, montrèrent
-en palpitant le rouge douteux de leurs muqueuses
-où profitaient quelques poils gris. Ses yeux
-se fermèrent à demi et elle fut obligée de s’appuyer
-d’une main à la cloison, comme si elle allait défaillir,
-spasmée.</p>
-
-<p>&mdash;Hein! mon petit, dit-elle, remise, en désignant
-du pouce ramené en arrière la chambre de l’adultère
-et de l’index tendu la pièce où se débattait le
-moribond, ici la Vie; là-bas, la Mort! l’éternelle antithèse!
-et chez moi, dans la même minute... Est-ce
-assez décadence et XVIII<sup>e</sup> siècle?... On ne dira plus
-maintenant que je ne suis pas une artiste, bien que
-je ne sois plus de l’école romane et que j’aie répudié
-l’allure inspirée apte à vous faire sacrer telle par les
-imbéciles...</p>
-
-<p>Alors entraînant la veuve dans le jardin où l’effort
-désespéré de quelques lilas atteints d’étysie
-avait abouti à de maigres thyrses dont les folioles,
-flétries et dispersées par la brise tiède, tachaient la
-terre d’un rose évanescent, sous un petit tilleul
-ceinturé d’une frange sanglante de géraniums, Boutorgne,
-rechaussé, se mit en devoir de lui placer son
-boniment. La tête penchée, en une pose d’amoureux
-élégiaque, il flûta la chose d’une voix attendrie...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! si sa chère Amélie voulait! Comme on serait
-heureux... pas plus tard, non, tout de suite... Quelle
-place on se taillerait à deux dans la littérature!
-Déjà... elle pouvait se faire connaître dans la <i>Revue<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[186]</a></span>
-héliothrope</i>... La signature Camille de Louveciennes
-deviendrait avec un peu d’effort... une signature
-bientôt prépondérante parmi celles de son sexe
-qui ont conquis leur public... Et puis son livre,
-<i>Eros et Azraël</i>, qu’ils allaient écrire à deux, quel
-triomphal succès, on en pouvait escompter déjà
-sans trop d’optimisme. Lui y mettrait son sentiment
-du paganisme, sa passion, sa fougue, l’humour qui
-le spécialisaient au <i>Napolitain</i>; elle sa conception
-originale de la vie, son alacrité souveraine et sa
-facilité d’émotion...</p>
-
-<p>Ils allaient perpétrer un chef-d’œuvre, certainement,
-le chef-d’œuvre attendu des foules lasses
-enfin d’apaiser leur fringale dans le restaurant à
-vingt-deux sous de l’esthétique contemporaine... La
-Truphot l’avait pris au cou, nouant autour de son
-faux-col, dans un bel élan d’enthousiasme, ses deux
-vieilles mains parcheminées que boursouflaient les
-ficelles violâtres de ses veines engorgées...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! merci, Médéric, je n’attendais pas moins
-de votre noble cœur... On a plaisir à vous aimer...
-Vous êtes reconnaissant au moins... Oui... Oui...
-C’est entendu, mais allons faire de grandes choses...
-Si je pouvais être Desbordes-Valmore ou qui sait?
-une George Sand tardive, toi alors peut-être serais-tu
-Musset à ton tour, dis? On a vu des choses plus
-inattendues, et entre nous il n’y aurait point de
-Pagello, va... Et elle se mit à l’embrasser à pleine
-bouche en des baisers qui rendaient un bruit d’ossements,
-mais dont l’horreur n’arriva point cependant
-à tempérer le délire intime de Boutorgne, en
-lequel une voix profonde clamait intérieurement:
-tu touches à la Fortune, ô favori des dieux!</p>
-
-<p>Cependant la vieille semblait ne pouvoir encore<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[187]</a></span>
-tenir en place. Elle rajustait à grand renfort de
-tapes et de tractions sa jupe et son corsage, à l’ordinaire
-pleins d’hostilité et de mésestime l’un pour
-l’autre, qui ne pouvaient consentir à la stabilité, et
-dont la course à travers les escaliers avait encore
-outrecuidé la répulsion chronique qu’ils éprouvaient
-à se conjoindre. Et voilà qu’à nouveau elle tirait
-Boutorgne derrière elle, en le tenant par le bout des
-doigts.&mdash;Venez... j’ai quelque chose encore à vous
-montrer...</p>
-
-<p>Parvenus ainsi à l’extrémité de l’allée principale
-qui ondoyait, bordée par des tentatives de végétation
-avortée, ourlée de maigres et impubères
-arbustes, tordus et recroquevillés, n’ayant pas cru
-devoir mieux faire, évidemment, que de copier la
-convexité dorsale de leur habituel éducateur, le
-père Saça, le <i>prosifère</i> et la veuve débouchèrent à
-quelques mètres d’une tonnelle faite d’un lattis de
-bois peint en vert, adossée elle-même à une tente de
-toile bise. Et de cette tonnelle, une envolée de rire
-frais et moqueur montait, emperlant le silence de
-ce jardin râpé d’une ondée de notes cristallines...</p>
-
-<p>&mdash;Savez-vous ce qui se passe là? disait la veuve. Eh
-bien, Modeste Glaviot est en train de réussir ce que
-vous avez raté tout simplement... petit maladroit...
-Ce soir Madame Honved sera sa maîtresse... J’ai
-déjà préparé leur chambre à côté de celle de Sarigue...
-Hein? les nuits de Suresnes, quand nous
-écrirons cela dans mes mémoires!</p>
-
-<p>Sans doute, les choses ne devaient pas aller aussi
-facilement que le pensait la vieille car, tout à coup,
-des intonations cassantes, remplaçant les rires, parvinrent
-jusqu’à elle et à son actuel gigolo.</p>
-
-<p>Dans la tente de toile où ils s’étaient glissés à pas<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[188]</a></span>
-feutrés, le couple savoura nettement ce tronçon de
-dialogue. Modeste Glaviot grasseyait de sa voix
-molle et madame Honved lui donnait la réplique.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous assure que je suis un amant très discret,
-chère madame. Je n’ai jamais aimé que vous!
-Avec moi ce serait la sécurité parfaite. Lorsqu’on a
-le bonheur d’être remarqué par une femme du monde,
-la discrétion, n’est-ce pas? devient une règle morale.
-Quand bien même, sachez-le, toute la littérature
-affirmerait que vous êtes ma maîtresse; par la plume,
-par la parole et par les actes, je mettrai la littérature
-à la raison. J’irai même plus loin, quand bien même
-vous crieriez partout que je suis votre amant, je
-vous démentirai sans trève ni repos...</p>
-
-<p>Et l’on entendit son poing qui heurtait le bois de
-la charmille en un geste de matassin.</p>
-
-<p>Un rire arpégé s’éleva.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! c’est entendu. Dès que ma nature
-pervertie m’enjoindra de goûter à un nègre, vous
-pouvez être assuré que je vous choisirai la veille,
-pour que la transition ne soit pas trop brusque...</p>
-
-<p>La Truphot et Boutorgne virent alors madame
-Honved sortir, le torse redressé, son érugineuse chevelure
-flambant dans un rais de soleil comme une
-coulée d’or roux, la pointe de l’ombrelle dardée en
-une défense répulsive vers Modeste Glaviot, contre
-la poitrine de l’histrion pâle de colère qui renonça
-cependant à la poursuivre..</p>
-
-<p>Une heure durant le pître avait mis en œuvre
-toute sa politique et toute sa stratégie pour circonvenir
-la femme de l’auteur dramatique. Il avait peint
-son amour avec les meilleurs vers de son répertoire,
-allant même jusqu’à lui décerner, debout devant
-elle, deux ou trois de ses plus déterminants <i>Merdiloques</i>.<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[189]</a></span>
-Il lui avait fait entrevoir que son mari était
-fini, et que, jolie comme elle l’était, il ne lui fallait
-pas s’attarder davantage avec un homme dont l’art
-était inacceptable. Madame Honved l’avait laissé
-s’exténuer dans son discours, paraissant même l’encourager
-par des silences ou des rires qu’il avait
-escomptés favorablement; puis, selon qu’elle en
-avait coutume avec tous les crétins qui l’assaillaient,
-elle l’avait finalement exécuté sans retour possible.
-Maintenant, l’ombrelle rouge sur l’épaule, elle rejoignait
-la maison d’une allure lente et placide.</p>
-
-<p>La Truphot rageait à froid. Médéric Boutorgne,
-réhabilité par l’échec de l’autre, se pavanait dans un
-sourire béat. Hé, hé! il n’y avait pas que lui qui
-ratait Madame Honved. Mais comment diable,
-était elle venue, seule, à Suresnes?</p>
-
-<p>Ce que le gendelettre ignorait, c’était la machination
-de la vieille pour obtenir ce résultat. Elle
-avait joué gros jeu, très gros jeu, dans la certitude
-que Modeste Glaviot l’emporterait sans difficulté.
-Honved s’étant trouvé dans la nécessité d’aller passer
-deux jours à Bruxelles pour diriger la mise à la
-scène d’une de ses pièces, la Truphot, au courant de
-la chose, avait fait expédier de cette ville à sa femme
-une dépêche fausse&mdash;signée de lui Honved&mdash;et lui
-conseillant de se rendre à Suresnes où elle était
-invitée et d’y attendre son retour. Le truc devait
-bien se dévoiler tout seul, plus tard, mais cela n’aurait
-plus la moindre importance puisque Madame
-Honved serait alors la maîtresse de Glaviot et que
-le mari, à la rigueur, ne pouvait rien contre une
-vieille femme. Certainement il crierait, mais il lui
-serait impossible de se venger d’une façon efficace.
-Adresser une plainte au Parquet pour faux? c’était<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[190]</a></span>
-faire éclater son cocuage et ce n’était du reste pas
-dans les mœurs de l’auteur dramatique de se plaindre
-à la police. Même s’il s’avisait de conter la chose
-dans Paris, on ne le croirait pas. Pourquoi la Truphot
-lui aurait-elle joué des tours aussi noirs puisqu’elle
-n’y avait en somme aucun intérêt visible,
-aucun mobile discernable? Donc si quelques petits
-ennuis étaient présumables, ils ne balanceraient pas
-sa joie d’avoir enfin détruit la quiétude de Honved
-et d’avoir ourdi un collage de plus. Et puis n’était-elle
-pas belle joueuse? Si la chose avait été exempte
-de tout aléa elle n’aurait point éprouvé, en s’y risquant,
-la forte émotion de celui qui s’en remet à la
-chance du soin de décider.</p>
-
-<p>Installé maintenant dans un rocking d’osier, les
-jambes étendues, Médéric Boutorgne tirait de larges
-bouffées d’un cigare bagué de rouge prélevé dans
-la provision de la vieille et il promenait sur la villa,
-le jardin, et tout ce qui l’entourait le sourire protecteur
-du Monsieur qui en sera bientôt le propriétaire
-légitime. On devait dîner dans la salle à manger
-ouvrant de plain-pied avec ses trois baies sur la
-petite cour, d’où l’on découvrait le bois de Boulogne,
-les cubes blanchâtres, le hérissement de la masse
-imprécise de Paris. Le jour agonisait, les frondaisons
-du bois, la masse des taillis qui dentelaient
-l’horizon par delà la Seine, se violaçaient, enlevés
-en crudités sombres par le ciel frotté de cendre
-rose, des nuages mauves s’étiraient, indolents et
-paresseux, ouatant l’ithyphallique tour Eiffel d’écharpes
-couleur d’améthyste, et le soleil sombrait
-en une hémorrhagie d’or et de rubis, pendant que
-la ferveur sereine du soir conquérait lentement
-les êtres et les choses. Par la fenêtre de la chambre<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[191]</a></span>
-du typhique des bouffées de paroles arrivaient.</p>
-
-<p>&mdash;Que ton incorporel résiste à l’attirance du Super-Monde...
-Les nitidités astrales ne doivent pas encore
-aspirer ton entéléchie... Que l’influx de mon rayonnement
-diffuse dans ta dolence la luminosité du
-pollen cosmique et curateur...</p>
-
-<p>C’était Morbus qui continuait ses passes et ses
-exorcismes. La cloche du dîner sonna comme il descendait
-enfin, très rouge, remettant en hâte la redingote
-qu’il avait enlevée pour gigoter bien à l’aise.
-Il ne pouvait pas rester, non, la Truphot lui faisait
-beaucoup d’honneur en l’invitant, mais après ces
-séances, outre qu’il était exténué, il devait se maintenir
-à jeun, sous peine de perdre son pouvoir de
-médium: car l’émanation occulte qu’il hébergeait ne
-pouvait entrer en contact avec de viles nourritures.
-Un autre jour, il se ferait un plaisir de revenir.
-D’ailleurs on pouvait être sans inquiétude, le malade
-était sauvé. Et il demanda seulement à la veuve si
-elle ne possédait pas, par hasard, un bout de ruban
-violet, un cordonnet quelconque, car il avait perdu
-là haut ses palmes académiques. Un mauvais tour,
-sans doute, de quelque esprit plaisantin. La veuve
-donna un vieux ruban de corset, et il partit, après
-avoir refait le nœud de sa rosette, en serrant les
-mains de Boutorgne et de Modeste Glaviot qui,
-venant du jardin, rapatriait à pas lents sa déconfiture.</p>
-
-<p>On ne pouvait pas se mettre à table, car la comtesse
-et Sarigue ne s’étaient pas encore fait paraître.
-Puis la cloche du dîner n’avait pas ramené non plus
-Siemans qui était allé faire un tour durant l’après-midi.
-Il sonna enfin, accompagné de Molaert lui-même,
-qu’il amenait dîner, tous deux les bras
-encombrés d’articles d’escrime, fleurets, masques,<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[192]</a></span>
-plastrons, gants à crispin, sandales. Ils avaient même
-une boîte de pistolets de combat.</p>
-
-<p>&mdash;Demain, dès la première heure, dit Siemans
-à Boutorgne, nous allons faire des armes; il faut
-que Molaert s’entraîne dur et puis quand il sera
-sûr de son coup, il giflera en plein café le bonhomme
-de la Gougnol qui est cause de tout; alors celui-ci
-sera bien forcé de marcher.</p>
-
-<p>Ce dont il ne se vanta point, c’était d’une scène
-affreuse dont ils avaient été victimes près des cafés
-du pont. Ils s’étaient heurtés subitement à la femme
-de Molaert qui avait dû, pour ne pas périr de faim,
-utiliser sa maternité en se plaçant comme nourrice
-dans une famille bourgeoise. A la vue de son mari
-elle avait laissé là l’enfantelet qu’elle poussait dans
-une petite voiture et s’était jetée les ongles en
-avant à la face du Belge. Tout en prenant les consommateurs
-des terrasses à témoins, elle l’avait
-traité de sale entretenu, de marlou, etc.</p>
-
-<p>&mdash;Si ce n’est pas une indignité, hurlait-elle, moi
-qui suis d’une bonne famille, dont le père est commandant
-de la garde civique à Molenbeck, je suis
-obligée de vendre mon lait, pendant que ce cochon,
-mon mari, vit aux crochets d’une gaupe...</p>
-
-<p>Les deux hommes avaient dû fuir sous une averse
-de huées et devant l’approche des torgnoles, car la
-foule avait pris parti pour la femme. Siemans et
-Molaert en étaient blêmes encore.</p>
-
-<p>Comme le couple Sarigue ne descendait toujours
-pas, la Truphot monta frapper à leur porte en les
-traitant de paresseux. Au bout d’un quart d’heure,
-on les vit venir, les yeux battus, les joues vernissées
-par la salive et les succions d’amour, mais très dignes<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[193]</a></span>
-l’un et l’autre. Alors une scène inénarrable eut
-lieu. A leur vue, la veuve entra en ébullition; une
-flambée de pourpre irradia sa face parcheminée,
-cependant que des frissons secouaient son buste
-maigre. La tête penchée en avant, elle avançait et
-dérobait le cou, cherchant sans doute à ramener
-du fond de sa gorge une salive que l’émotion avait
-fait disparaître. Et tout à coup, elle se précipita, se
-rua sur eux, les flairant, les frôlant avec des délices
-visibles, leur prenant les mains, les approchant pour
-les réunir, après avoir dessiné dans l’air un geste
-qui commandait le silence. Alors, debout devant eux
-elle se mit à détailler d’une voix volubile quoique
-chevrotante tous les défauts du comte de Fourcamadan.
-Leur sort l’attendrissait, elle, qui voulait voir
-tout le monde heureux; elle qui ne pouvait souffrir,
-près de soi, le marasme sentimental des gens
-ayant mal convolé. Et son émoi était tel que ses
-phrases s’entrecoupaient d’une abondante larmitation.
-Oui, le mari était joueur, coureur et quelque
-peu aigrefin. Par surcroît, il avait des maîtresses,
-toutes les souillons des petits théâtres montmartrois
-qu’il entretenait avec l’argent soutiré à sa
-belle-mère. Certes, la comtesse qui était jeune ne
-pouvait consentir à lier pour toujours sa vie à celle
-d’un si triste monsieur. Par miracle, elle avait rencontré
-Sarigue, un cœur généreux et chevaleresque
-qui avait beaucoup souffert, mais que le malheur
-avait ennobli. Dignes, ils étaient l’un de l’autre. Et,
-elle, la Truphot, aurait la consolation d’avoir coopéré
-à réparer une monstrueuse iniquité du sort, de leur
-avoir donné le bonheur. Oui, leur mère leur avait
-octroyé la vie sans savoir; elle les gratifiait du
-bonheur, ce qui était bien davantage... Désormais,<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[194]</a></span>
-s’ils n’étaient point des ingrats, ils n’oublieraient
-pas sa maison...</p>
-
-<p>Elle fit une pause, pendant laquelle elle étancha
-son ruissellement, puis brusquement questionna:</p>
-
-<p>&mdash;Voulez vous être fiancés par moi? Voulez-vous,
-devant nous tous, prendre l’engagement définitif d’être
-l’un à l’autre jusqu’à la mort, en attendant que j’aide
-de tout mon pouvoir au divorce que nous sommes
-assurés d’obtenir?...</p>
-
-<p>La comtesse et Andoche Sarigue, enchantés de leur
-essai préalable, se regardèrent. <i>L’oariste</i> entre ces
-deux futurs époux fut très court. Un sourire marqua
-la bonne opinion qu’ils avaient l’un de l’autre et la
-haute estime en laquelle ils tenaient leur savoir et
-leur entraînement réciproques. Spontanément, lui,
-d’une voix chaude, et elle, la fiancée, d’une voix
-timide, répondirent oui.</p>
-
-<p>La paranymphe, alors, se dressa sur les pointes, se
-recueillit un moment et fit sur leur tête circuler ses
-bras osseux, en un geste de bénédiction digne de
-l’antique. Puis elle leur donna la double accolade,
-durant que Boutorgne, Siemans, Modeste Glaviot et
-Molaert venaient, à tour de rôle, féliciter les deux
-amants, que la Truphot avait promis l’un à l’autre
-avec non moins de dignité que son mari pouvait en
-avoir mis jadis à distribuer l’hyménée légal.</p>
-
-<p>En ce moment, Justine, la bonne, dépêchée près
-du malade revint dire qu’il était très tranquille,
-apaisé désormais, les paupières closes et les doigts
-roulant les draps de son lit, d’un geste machinal et
-continuel.</p>
-
-<p>Le dîner auquel Madame Honved, qui préparait
-son départ, n’assista pas, fut morne bien qu’un peloton
-de bouteilles de crus notoires constituassent un<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[195]</a></span>
-abreuvoir stimulant. Siemans, seul, était à nouveau
-placé devant sa fiole de lait cacheté, car il ne buvait
-que du lait pour ne pas abîmer son teint ni la roseur
-de ses branchies. La veuve et Modeste Glaviot paraissaient
-maintenant accablés. Aussi, dans l’espoir
-d’écarter l’idée qui pourrait leur venir à l’un et à
-l’autre d’atténuer l’amertume de leurs pensées en
-s’appariant et en couchant ensemble, Boutorgne
-déclencha une faconde inaccoutumée. Il donna la
-réplique à la comtesse de Fourcamadan que ses dislocations
-passionnelles avaient mise en veine, à l’encontre
-de Sarigue, et qui citait des calembours de son
-mari,&mdash;la seule chose qu’elle regretterait de lui,
-affirmait-elle. Tous deux réhabilitaient le vaudeville
-que l’Odéon, du reste, venait de rénover. Mais ils
-tombèrent d’accord pour honnir le drame ibsénien. La
-comtesse énonça qu’elle n’avait jamais pu supporter
-la pièce de Bjornston, où «je vous le demande un
-peu, sept jeunes femmes viennent affirmer à la queue
-leu leu qu’elles ont perdu la foi» et le gendelettre lui
-donna raison. Il voua «le génie fuligineux du Nord»
-à la réprobation des artistes et des gens de goût. Puis
-tous deux, par ricochet, se mirent à esquinter Verlaine
-et à exalter Rostand et Alfred Capus, deux talents
-bien français au moins ceux-là, et qui avaient réalisé
-ce tour de force de conquérir le public, de lui nouer
-les entrailles d’une émotion de bon aloi, en répudiant
-la langue française et tout esprit inventif. Boutorgne,
-aussi, avait trouvé un solécisme dans Baudelaire
-et un autre dans Mallarmé. Glorioleux il les signala.
-L’auteur des <i>Fleurs du mal</i> avait écrit dans sa préface:
-«Quoi qu’il ne <i>pousse</i> ni grands gestes ni grands
-cris.» Mallarmé dans les <i>Fenêtres</i> parlait «d’azur
-bleu». Molaert fut, lui aussi, très verbeux. Il expliqua<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[196]</a></span>
-que le sort l’ayant uni à une femme sans culture,
-à un être fruste, à un «tas quasi informe de
-vile matière», qui ne comprenait point l’ascèse des
-pures intelligences vers les sublimités mystiques, il
-avait dû s’en séparer. La Providence, alors, l’avait
-fait entrer en conjonction avec Madame Gougnol,
-un noble esprit, qu’il avait ramené à Dieu, après lui
-avoir ouvert les yeux sur les splendeurs chrétiennes.</p>
-
-<p>Tous les deux désormais voulaient vivre d’une
-existence liliale, dans la contemplation sereine des
-mystères catholiques, purifiant, rédimant leurs corps
-souillés, par la flamme ravageante et délicieuse que
-coulerait en leur être la continuelle lecture, la
-patiente méditation des textes inspirés. Certes,
-leurs corps étaient toujours peccables; ils n’étaient
-point arrivés à conquérir d’un coup l’abstraction
-des basses attirances, mais avant peu, ils n’auraient
-plus d’autre contact que les effusions purement
-spirituelles. Déjà, Madame Gougnol avait chassé la
-volupté des rapprochements sexuels: elle n’éprouvait
-plus d’autre joie que d’apaiser son ami encore
-tenaillé, lui, par l’esprit du mal et les affres de la
-concupiscence charnelle. Si l’un d’entre eux avait
-pu sortir ainsi du cycle scélérat où le Malin tient
-l’humanité prisonnière, c’était une preuve manifeste
-que Dieu veillait et leur avait conféré la Grâce.
-Sa guérison à lui n’était qu’une affaire de temps,
-et ils entreraient sûrement dans la gloire sereine
-des prédestinés. Ce ne serait plus alors que l’embrassement
-de deux esprits victorieux, le coït
-immarcescible des âmes.... Et il citait Ruysbroëke
-l’admirable, évoquait sainte Thérèse, Marie
-d’Agréda, saint Alphonse de Liguori, Angèle de
-Foligno. Mais, comme il finissait d’élucider son<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[197]</a></span>
-ichtyomorphie à l’aide de saint Thomas d’Aquin, la
-femme de chambre survint, terrifiée.</p>
-
-<p>&mdash;Madame! madame! il est mort! cria-t-elle,
-effondrée tout à coup sur une chaise, dans une crise
-nerveuse, pendant que des pleurs convulsifs glougloutaient
-sur sa grosse face ridée. On courut voir.
-En effet, le pauvre diable de typhique était trépassé,
-et, maintenant, la bouche crispée, ses paupières
-ouvertes montrant la sclérotique jaunâtre des yeux
-révulsés, il s’agrippait aux draps qu’avait roulés
-en boudins, pendant une heure, son tic acharné de
-moribond.</p>
-
-<p>Cela jeta un froid. Modeste Glaviot, Sarigue et la
-comtesse parlaient de s’en aller et complotaient
-même leur départ à l’anglaise, d’autant plus que
-l’endroit était contaminé et que le coli-bacille
-devait pérégriner bien à l’aise dans cette maison
-sans antisepsie. Cependant la Truphot fut à la hauteur
-des circonstances. Elle exigea qu’on la laissât
-seule après qu’on eût apporté deux bougies, le
-rameau de buis et le grand crucifix de sa chambre.
-Alors, elle tomba à genoux et pria longuement,
-puis quand elle se fut relevée, sanglotante et toute
-émérillonnée par les larmes, elle manda Siemans
-et lui enjoignit de courir à l’église, de s’adresser à
-l’abbé Pétrevent, son confesseur, de le prier de venir
-et de lui rapporter de l’eau bénite. Elle voulait que
-le défunt reçût le sacrement pour n’avoir rien à se
-reprocher. Car Dieu est une Entité très formaliste,
-il exige que les nouveau-nés, pour être rachetés,
-soient saupoudrés de sel et traités telle une entrecôte,
-et il n’accueille les morts, dans les dortoirs de
-l’au-delà, que si ces derniers ont été préalablement
-assaisonnés d’huile et accommodés ainsi qu’une escarole.<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[198]</a></span>
-Mais Siemans préféra charger Boutorgne de la
-commission, dans la crainte de rencontrer la femme
-de Molaert qui avait déclaré «qu’elle saurait bien les
-retrouver», lorsqu’ils galopaient tous les deux.
-Justement, comme le <i>prosifère</i> ouvrait la porte, une
-femme exagérément mamelue, coiffée d’un bonnet
-tuyauté auquel pendait un grand ruban outre-mer,
-en tablier blanc à poches que gonflait l’hypertrophie
-de deux énormes mouchoirs ayant dû servir dans la
-journée à torcher l’enfançon, surgit à l’improviste et
-irrupta dans la maison. Elle vociférait avec un
-fort accent belge.&mdash;Où est-il ce sale maq.... cette
-ordure qui m’a jetée dehors pour se faire entretenir
-par une guenuche... Je veux l’étrangler... <i>sayes-tu</i>...
-Il fallut que la Truphot, dont la maigre natte grise
-s’était dénouée dans son émotion et coulait derrière
-son dos, à peine plus grosse qu’un lacet de soulier,
-lui expliquât qu’il y avait un mort dans la maison,
-lui promît de s’occuper d’elle et lui donnât vingt
-francs pour qu’elle consentît à s’expédier dans les
-lointains.</p>
-
-<p>Toute la maisonnée finit par se réfugier dans le
-salon, après avoir décidé que les deux bonnes passeraient
-la nuit près du mort et le veilleraient à tour
-de rôle. La cuisinière devait leur préparer du café
-véhément; de plus une demi-bouteille de rhum Saint-James
-et un paquet de cigarettes leur seraient attribués,
-car les bonnes, chez Madame Truphot, qui
-n’était pas une bourgeoise selon qu’elle aimait à le
-déclarer souvent, avaient le loisir de fumer le pétun
-comme leur maîtresse après chacun de ses repas.
-Mais elles furent en partie exonérées de cette corvée.
-Au chevet du décédé elles trouvèrent Madame Honved
-qui veillait silencieuse. Malgré tout son désir de<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[199]</a></span>
-quitter cette sentine, elle n’avait pas cru devoir se
-dérober devant cet hommage à la douleur humaine
-et à la majesté de la mort.</p>
-
-<p>Le salon, qui attenait à la salle à manger et ouvrait
-aussi sur le jardin, était, comme toutes les autres
-pièces, meublé de vieilleries et de rogatons d’un bric-à-brac
-sans discernement. Des guéridons Louis XVI,
-pieds-bots et vermiculés, faisaient face à des consoles
-Louis Philippe, d’un acajou semé de dartres; des
-fauteuils pompadour en faux aubusson alignaient
-leurs marquises en casaquins, que les mouches et les
-mites avaient variolées; un canapé hargneux s’embossait
-dans un angle pour mieux travailler la croupe
-du visiteur de ses pointes sournoises dissimulées
-sous une soie enduite de tous les sédiments humains.
-Une vieille tapisserie, acquise pour cinq louis à
-l’Hôtel des Ventes, devant laquelle, sans doute, des
-générations et des générations de hobereaux et de
-bourgeois avaient flatulé et mis à jour, à la fin des
-repas, toute l’imbécillité congénitale dont ils étaient
-détenteurs, pendait lamentable, et évacuait sa <i>scène
-flamande</i>, par la multitude polychrome de ses ficelles
-désagrégées. Puis c’était un invraisemblable fouillis
-d’abat-jour en dentelles huileuses, de lampes
-dignes de la préhistoire, un chaos de terres cuites
-atteintes de maladies de peau, dont la plastique
-avait succombé dans les successifs déménagements,
-qui se poussaient partout, haut-dressées sur des selles.
-Et derrière tout cela, les chiens de Madame Truphot,
-Moka, Sapho, Spot et Nénette, qui couchaient
-dans la pièce, circulaient hypocritement, flairant le
-pied des meubles et levant la patte sur les étoffes
-suppurentes et dans les coins d’ombre propice.</p>
-
-<p>On avait fait apporter des liqueurs et des cigares.<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[200]</a></span>
-Ce n’était pas une raison parce qu’il y avait un mort
-dans la villa pour faire chacun une mine qui ne
-le ressusciterait pas, bien sûr. D’ailleurs, après une
-pareille émotion il fallait du montant, un peu d’alcool
-et le cordial d’un papotage en commun. Quand
-la camarde a passé quelque part, les hommes éprouvent
-à l’ordinaire un besoin de se rassembler comme
-pour mieux se défendre contre l’ennemi commun.
-Il leur semble qu’ainsi réunis et surtout en disant
-des choses profitables sur son compte, la Mort hésitera
-de longtemps à choisir l’un d’entre eux. Pourquoi
-viendrait-elle les prendre puisque&mdash;affirment-ils&mdash;ils
-ne la craignent pas, au contraire? Ce serait
-pour elle une piètre victoire d’emporter une victime
-que la chose comblerait de joie. En lui décernant des
-aménités, ils espèrent confusément la désarmer, car
-l’infatigable Raccrocheuse ne peut vraiment pas, sans
-indiscrétion, se montrer démunie de toute urbanité
-avec des êtres qui ont d’elle une opinion si favorable.
-Le premier, Molaert, qui avait ouvert dans Paris un
-cours spécial où il enseignait à quelques grandes
-bourgeoises et à cinq ou six femmes de hauts fonctionnaires
-de la République le symbolisme des gestes
-du prêtre à l’autel, le premier, Molaert fut en
-mesure d’obéir à ce sentiment. Il parla d’un ton de voix
-cafard, qui avérait de façon formelle qu’il avait dû
-passer le meilleur de sa jeunesse à surveiller la blennorrhagie
-des cierges dans quelque sacristie du Brabant,
-ou à se faire épouser dans les jésuitières par
-les professeurs de chattemites du pays marollien. La
-mort, dit-il, est la récompense du croyant, l’acte le
-plus probant, par lequel Dieu manifeste sa bonté.
-Tout a été dit sur elle par les pères de l’Église et il
-serait ridicule de vouloir y ajouter. Cependant son<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[201]</a></span>
-caractère n’est réellement compris que dans les couvents
-et les cloîtres où on la salue comme la glorieuse,
-la sublime Salvatrice qui libère la créature de
-ce monde effroyable et la précipite dans le giron de
-Dieu. Dans la vie laïque, dans la Société ouverte,
-même parmi les plus pieux, elle est encore honnie et
-redoutée parce qu’elle tranche les vaines attaches qui
-unissent les êtres entre eux. Lui, Molaert, ne craignait
-pas la mort, non; il la désirait même comme une
-récompense à lui dévolue pour avoir vécu dans la
-règle parfaite de Jésus. Il ne désirait qu’une chose:
-qu’elle attendît quelques mois encore, afin qu’il pût
-briser tout à fait la vile enveloppe de sa corporalité,
-qu’il pût se maintenir dans la pure extase spirituelle
-du chrétien, n’escomptant plus d’autre joie que le
-commerce perpétuel avec son Créateur. Oui, dans
-peu de temps il aurait éliminé pour toujours la basse
-sensualité que le limon de son origine avait fait
-perdurer jusque-là en lui... Cependant, il s’angoissait
-à la pensée que le malheureux défunt avait pu mourir
-en état de péché mortel... Ces sculpteurs, cela vit
-toujours avec d’affreux modèles; cela n’a pas de
-mœurs et ils ne connaissent Jésus que pour en faire
-de honteuses reproductions en plagiant l’académie
-des individus les plus déplorables. Au moyen-âge, au
-moins, la mort subite ou sans confesseur n’impliquait
-pas forcément la perte du salut, puisque tout le monde
-se confessait, communiait à peu près chaque matin
-et que les prêtres veillaient jalousement sur leur troupeau.
-Ce qu’on pouvait risquer de pire, c’était le purgatoire,
-tandis qu’en l’heure présente où l’Église se
-trouvait honnie pour vouloir, quand même, dans son
-abnégation admirable, sauver les hommes malgré
-eux; quand elle succombait sous les coups des Dioclétiens<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[202]</a></span>
-de sous-préfectures, la porte du paradis ne
-devait pas s’ouvrir souvent... Ah! non! C’était à
-frémir...</p>
-
-<p>&mdash;J’étais athée à vingt ans, mais depuis que le
-bonheur m’a visité, je ne suis pas loin de croire,
-dit Médéric Boutorgne, en coulant vers la Truphot
-un regard mouillé. Je n’adopte pas tout entier
-certes, le <i>credo</i> de Monsieur Molaert, poursuivit-il
-après un léger arrêt et en cédant au besoin de
-faire un calembour avec un mot de Renan qu’il
-n’avait pu comprendre, pour moi, Dieu n’est pas, il
-se fait... comme le camembert et le livarot.....</p>
-
-<p>Et il s’esclaffa, se laissant tomber sur une chaise,
-les paumes battant les rotules, rendu hilare jusqu’aux
-larmes par son propre esprit.</p>
-
-<p>La veuve fronçait le sourcil.&mdash;Voyons, il ne serait
-jamais sérieux, même dans les minutes les plus
-graves. Elle n’aimait pas qu’on plaisantât sur un
-sujet aussi élevé.</p>
-
-<p>Modeste Glaviot, debout, une main passée dans
-l’entournure du gilet, s’affirma panthéiste et déterministe
-en même temps.</p>
-
-<p>&mdash;Dieu est dans tout: dans moi, dans vous, dans
-Madame Truphot, dans la terre du jardin, dans l’air
-du ciel et jusque dans l’âme de Nénette qui dort,
-là-bas, en jappant dans un rêve. Oui, il était partisan
-d’un panthéïsme sans dualité, assez voisin du
-matérialisme, en somme, affirmait-il, mais qui avait
-conservé quand même un brin de spiritualisme, le
-rien de sentiment sans lequel on ne peut point
-vivre. Pour lui, la Conscience et la Force primordiales
-qui avaient ordonnancé l’Univers, s’étaient
-absorbées, résorbées dans leur œuvre. Attenter à
-quoi que ce soit qui existât, c’était faire souffrir cette<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[203]</a></span>
-Conscience, cette Déité si on voulait la nommer
-ainsi.</p>
-
-<p>Donc, si Dieu était dans tout et si tout était en
-Dieu, on ne mourait pas. La formule actuelle de la
-personnalité s’effaçait pour faire place à une autre
-formule aussitôt suscitée après la disparition de la
-première. Ainsi quand je récite, ajoutait il, quand je
-dis mon œuvre, j’emploie, tour à tour, ces deux
-forces universelles qui sont la Pensée et le Verbe;
-j’utilise ces forces qui m’ont élaboré, moi, pour me
-déterminer ainsi, selon leur vouloir préconçu, et sans
-que j’aie la possibilité de me déterminer autrement.
-Je ne suis pas libre, en effet, de n’être point poète
-et d’agir dans un sens différent. Si je viens à disparaître,
-je ne meurs donc pas pour cela; je cesse
-d’user du monde dans le sens et le mode où vous
-m’avez constaté, voilà tout, mais le monde, l’œuvre
-universelle continuera à user de moi. Plongé dans
-l’immense creuset où se retrempent les Apparences
-et où bouillonnent les Causes, j’y puiserai une nouvelle
-Forme sous laquelle, derechef, je serai convoqué.
-Mais je devrai, encore et toujours, œuvrer
-pour la Pensée et pour le Verbe, puisque je fais
-partie du lot de créatures que ces deux Forces ont
-choisies et modelées pour arriver à leur but terminal,
-pour accomplir leur fin, ici-bas...</p>
-
-<p>Ce n’était pas très clair, cependant toute l’assemblée
-approuvait de la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne m’appartient pas de m’effacer, non...
-acheva-t-il, en envoyant sa main en l’air, comme
-pour marquer la grandeur en même temps que l’effrayante
-fatalité d’un pareil destin.</p>
-
-<p>Sarigue, qui devait opiner à son tour, s’exhiba sentimental
-quoique païen. La Mort, pour lui également,<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[204]</a></span>
-n’existait pas puisqu’un seul baiser suffisait à donner
-la Vie. Il n’y avait que l’agonie de douloureuse et
-l’agonie c’était de ne point être aimé. D’ailleurs, il
-regrettait l’Olympe favorable aux amours, les dieux
-du passé, bons enfants, en somme, que les franches
-lippées passionnelles mettaient en joie, les dieux
-de l’Hellas et de la latinité qui versaient dans les
-querelles du traversin, les chichis de l’adultère,
-les potins de l’alcove ou du privé, tout comme les
-hommes... Dans ces temps bénis, on honorait les
-amants; on les glorifiait en public; on leur permettait
-même de s’égorgiller un peu. La passion ne
-déférait à aucun code, ne s’endiguait d’aucune
-mesure. Le philosophe, sur l’Agora obstrué de
-foule, pouvait recouvrir de son manteau deux jeunes
-êtres accouplés, de sexe différent ou identique, sans
-encourir, de la part de l’Héliaste, le reproche de complicité
-immorale. Hier, même, il avait lu une fort
-jolie chose, qui résumait de façon parfaite l’antiquité
-amoureuse. Et il cita sa lecture: Dans la sylve
-profonde de Délos clamant les gloires de l’Été, souvent
-le promeneur, qui errait en se récitant les vers
-de Moschus ou de Bion, croyait entendre le pivert
-frapper plusieurs fois de son bec acéré l’écorce des
-bouleaux argentés. Erreur! C’était l’œgipan qui, avant
-d’étreindre l’hamadryade, sur le tronc des chênes,
-essayait sa jeune vigueur...</p>
-
-<p>Il recula son siège au milieu d’un murmure flatteur
-et la comtesse de Fourcamadan, délirante à la
-pensée de posséder un tel amant, le ceintura de ses
-bras et culbuta sa tête sur son épaule en lui faisant
-embrasser tout ce qu’un érésipèle antérieur avait
-bien voulu lui laisser de cheveux.</p>
-
-<p>La Truphot, ensuite, notifia qu’elle était chrétienne<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[205]</a></span>
-et spirite. A son avis, l’Esprit, décortiqué par
-la mort de son enveloppe matérielle, ne pouvait pas
-consentir à s’éloigner, immédiatement, des lieux et
-des êtres qui lui avaient été chers. Les vérités de
-l’occultisme s’appuyaient sur le péremptoire des
-vérités catholiques, pour former le Tout du Surnaturel.
-Morbus, en somme, ne faisait qu’apporter des
-réalités tangibles aux déductions des théologiens.
-Le Pape était mal inspiré qui refusait d’enregistrer
-le miracle des tables tournantes. Il y avait là une
-preuve manifeste de l’existence de Dieu et de la
-Sainte Famille, une preuve équivalente au miracle
-de Lourdes, puisque c’était une manifestation incontestable
-de l’Au-Delà. Dieu, qui voulait que les sceptiques
-fussent confondus, ne s’opposait pas à ce que
-<i>l’Astral</i> du trépassé continuât à séjourner encore
-quelque peu ici-bas et répondît à l’appel des initiés...
-Tout à coup elle se frappa le front d’une main inspirée.
-Ah! elle avait une idée. Pourquoi ne profiterait-on
-pas de la circonstance qui n’était point
-susceptible de se renouveler; oui, pourquoi n’évoquerait-on
-pas, de suite, l’âme à peine envolée du
-sculpteur, qui certes, devait rôder dans les environs?</p>
-
-<p>Siemans, muet jusque-là, arriva à la rescousse.
-Il déclara qu’il possédait une médaille bénite,
-une médaille sanctifiée par Monseigneur Potron,
-lui-même, au triduum des missionnaires, une
-pièce au profil de la vierge. Si l’on venait à la jeter
-sur un guéridon en giration, comme il l’avait
-vu faire chez un ami, le dit guéridon se démenait,
-ruait, se cabrait aussitôt en un cake-walk désordonné,
-pour se débarrasser de l’effigie bénéfique qui
-horrifiait le Malin, lorsque celui-ci habitait sournoisement
-l’acajou ou le poirier noirci du meuble.<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[206]</a></span>
-C’était un moyen infaillible pour se rendre compte
-si l’on se trouvait ou non confronté avec une
-âme bienheureuse. Il confia aussi, qu’à l’exemple
-de l’assistance, la Mort ne lui faisait pas peur. Il l’accueillerait
-en brave, en honnête homme qui n’a rien
-à se reprocher. Il voulait seulement un grand
-nombre de cierges et beaucoup de chants à son
-enterrement, car la pompe chrétienne était ce qu’il
-y avait de plus beau sur la terre et il aimait follement
-la musique. Dans quelques années&mdash;il avait
-le temps encore&mdash;il commencerait à mettre de l’argent
-de côté afin de réaliser un projet caressé. Il
-voulait doter sa paroisse <i>du brassard gratuit</i> pour
-les premiers communiants pauvres. Un capital d’au
-moins vingt mille francs était nécessaire pour cette
-œuvre. Mais pour en revenir à son trépas, il désirait
-être enterré au Cimetière Montmartre, une nécropole
-bien famée, où il y avait beaucoup de grands
-hommes, et où l’on ne rencontrait que des morts
-<i>qui se respectent</i>. Il aurait bien aimé dormir près
-du général en bronze couché dans son manteau,
-près du général Godefroy Cavaignac qui se tenait
-dans la grande allée, à gauche, mais toutes les
-places étaient prises à ses côtés. Il avait toujours
-rêvé, comme monument funéraire, d’une dalle de
-granit gris cendré entourée de pensées et de myosotis
-au printemps, d’un petit portique grec en
-ruines où deux déesses éplorées, en drapé phrygien,
-soutiendraient un médaillon offert par ses amis,
-avec son prénom seul et cette simple inscription:
-<i>A Adolphe, tous ceux qui l’ont aimé</i>.</p>
-
-<p>La Truphot menaça d’être emportée, derechef,
-par un Niagara lacrymal; elle se tamponna les
-yeux en gloussant, et cette manifestation d’attachement<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[207]</a></span>
-ravagea Médéric Boutorgne qui croyait
-désormais posséder victorieusement son esprit.
-Depuis une heure, il cherchait le moyen de mettre
-tout le monde dehors pour passer la nuit seul avec
-elle, ce qui parachèverait sa conquête. Mais son indigente
-imagination n’avait suscité nul expédient. La
-vieille que l’évocation funèbre de son amant avait
-remuée et reportait au mort, larmitait et se lamentait
-par saccades.</p>
-
-<p>&mdash;C’est mon bon cœur qui m’a valu cela encore...
-On a beau dire, c’est trop stupide à la fin d’être
-pitoyable... Me voilà maintenant avec un mort sur
-les bras... Un cadavre qu’il va falloir faire enterrer.</p>
-
-<p>Le prosifère dut la consoler pendant que Siemans
-montait quérir sa médaille et que l’on préparait la
-table.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne sert à rien de vous désoler, Amélie, lui
-disait-il. Ne sommes-nous pas là pour vous assister.
-Grâce à vous, la science psychique va faire un pas
-décisif. Cette mort aura donc eu, en somme, un côté
-profitable.</p>
-
-<p>Les lampes baissées, on avait fait place nette
-autour de la table, pour qu’elle ne fût pas gênée dans
-les cabrioles et l’épilepsie que Modeste Glaviot
-transmué en médium allait lui conférer. La veuve,
-elle-même, avait désigné l’histrion en se portant
-garant de sa fluidité et de son ésotérisme. Molaert,
-avec une moue d’improbation, s’était fait disparaître.
-Il répugnait à l’occultisme qui, ainsi qu’il l’avait
-confié à Sarigue, lui apparaissait «comme les sentines,
-le goguenot de l’au-delà.» L’horloge de l’église
-proche égouttait lentement la dixième heure et, par
-delà les fenêtres ouvertes, les beuglements des
-pochards attardés et les sifflets des trains excoriaient<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[208]</a></span>
-le silence nocturne. Les lumières qui illuminaient les
-vitres, dans les maisons voisines, s’éteignaient une
-à une. C’était le moment où, ensuite de la bâfrerie
-du dimanche, les bourgeois se préparaient à barater
-leur épouse ou leur concubine, afin de parachever
-la liesse hebdomadaire. Justine avait tiré sur
-leurs tringles les anneaux grinçants des vieux
-rideaux de brocard encuirassés à la base par la
-poussière et le pissat des chiens. Tous étaient assis,
-encerclant le guéridon d’un pourtour de mines graves
-et solennelles. La comtesse poussait de petits cris
-effarés devant l’imminence des esprits d’outre-monde,
-et la Truphot avait reconquis un visage attentif et
-sapient de vieille sorcière, qui se pourlèche devant
-un sabbat attendu. Déjà ils s’étaient rapprochés, les
-paumes maintenant à plat sur le bord du guéridon
-et les yeux fixés au centre, avec, au fond d’eux-mêmes,
-comme venait de le commander Modeste
-Glaviot, «<i>l’énergique vouloir que la table tournât</i>.»</p>
-
-<p>Mais, subitement, tous tressautèrent, et restèrent
-les mains suspendues, immobiles, et pleins d’une indicible
-terreur. Un à un et à intervalles réguliers
-des coups résonnaient dans la cloison. C’était
-distinct et net, précis et métallique. Aucun d’eux ne
-douta que ce fût l’esprit du mort qui, plein de déférence,
-manifestait son bon vouloir à sa façon, avant
-de venir se domicilier dans la table. Cet imprévu
-déroutant, qui n’avait pas été consigné au programme,
-les glaçait. Modeste Glaviot eut un redressement
-de son front penché qui signifiait nettement:
-<i>hein, vous voyez</i>! Mais Sarigue, compatriote d’Apulée,
-ne put se tenir d’aller le premier enregistrer le miracle.
-Il se leva et dans l’autre pièce constata la présence
-de Molaert qui, armé d’un fleuret, la figure<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[209]</a></span>
-zébrée de rides coléreuses, tirait au mur entre deux
-lampes placées par lui sur un meuble.&mdash;Coupé-dégagé;
-je lie en sixte... et je me fends... proférait-il,
-rageur... Et il boutonnait la cloison...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! fichtre, vous nous avez fait peur avec votre
-escrime, dit Sarigue, au moment même où Madame
-Honved, dont la valise attendait dans le corridor, survenait
-à la porte du salon, pour prendre sèchement
-congé de la veuve. Juste en cette minute, deux coups
-de sonnette, un spondée: deux appels longs et impératifs,
-retentirent à la porte d’entrée. La Truphot s’était
-dressée toute pâle sous la couperose ordinaire de son
-faciès, et le père Saça, le jardinier-concierge, accourait,
-en trottinant, prendre des ordres, son dos circonflexe
-sautillant dans le noir de la cour. Une inquiétude poignait
-la veuve. Si c’était le mari? Après une seconde
-d’indécision, elle se décida pourtant à accompagner
-le vieil homme pour parlementer à travers la porte et
-n’ouvrir qu’à bon escient. Les spondées et les dactyles
-de la sonnette avaient repris et, maintenant, c’était
-un carillon endiablé qui menaçait de ne point s’apaiser
-et déchaînait l’émoi de tous les chiens d’alentour.
-Seuls, ceux de la vieille, en bonne chiennerie scabreuse,
-s’étaient tapis sous les meubles pour y cacher leurs
-affres et y évacuer les liquides de l’effroi. Dans le
-salon, Médéric Boutorgne, le couple Sarigue, Siemans,
-qui venait de redescendre avec sa médaille, et
-Modeste Glaviot, la main en l’air, encore dans l’attitude
-injonctive propre à commander la sarabande
-du meuble possédé, se frottaient les uns contre les
-autres, travaillés eux aussi d’un malaise inexplicable.
-Enfin la veuve, accotée à l’huis, s’était mise à faire
-jouer le petit judas encastré dans le panneau et elle
-interrogeait.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[210]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Qui est là, à pareille heure?</p>
-
-<p>&mdash;Moi, Jacques Roumachol, que vous connaissez
-bien, Madame Truphot. Ouvrez-moi vite; je viens
-pour une affaire importante et j’avais peur que vous
-ne fussiez déjà couchée.</p>
-
-<p>La vieille, en effet, connaissait ce Roumachol, un
-peintre qui avait dîné quelquefois chez elle, il y
-avait déjà plusieurs années, mais elle restait inquiète
-quand même, ne se hâtant pas de faire jouer la serrure.</p>
-
-<p>&mdash;Êtes-vous seul, bien seul? ajouta-t-elle.</p>
-
-<p>Un rire s’éleva derrière la lourde porte.</p>
-
-<p>&mdash;Non, mais croyez-vous que je suis accompagné
-d’un escadron de cavalerie, comme le <i>Petit-Père</i> ou
-le Schah de Perse en vadrouille.</p>
-
-<p>La vieille, rassurée par cette gouaille d’atelier, se
-décidait enfin à ouvrir. Elle tournait elle-même la
-clef. Alors, on vit une chose inattendue. Le père
-Saça fut soudain enlevé de terre comme s’il avait
-servi de projectile à quelque invisible catapulte, et
-son corps, qui se ployait aux reins, tournoya ainsi
-qu’un gigantesque <i>boomerang</i>, vira tel un de ces
-énormes morceaux de bois convexe qui servent aux
-aborigènes de l’Australie à chasser le Kanguroo.
-Il vint s’abattre avec un bruit crissant de feuillages
-écrasés au beau milieu d’une touffe de lilas, où il se
-mit à geindre éperdument.</p>
-
-<p>&mdash;C’est lui! C’est lui, hurlait la Truphot, hispide,
-déchevelée, en se sauvant, les bras au ciel.</p>
-
-<p>Comme elle le laissait entendre, c’était Honved
-qui, accompagné de Jacques Roumachol, son ami,
-emmené par lui dans le but unique de se faire ouvrir
-la porte, fonçait, tel un taureau échappé, et le revolver
-à la main par surcroît. Il paraissait exaspéré, hors de<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[211]</a></span>
-lui, vociférant d’effroyables choses, et son compagnon
-se pendait à son bras, s’efforçant de lui arracher
-l’arme qui, d’un instant à l’autre, pouvait produire
-un irréparable malheur.</p>
-
-<p>&mdash;Ma femme! Ma femme! toute seule dans ce
-mauvais lieu.... Ma femme tombée dans un prostibule!...</p>
-
-<p>Rentré à Paris, vingt-quatre heures plus tôt qu’il
-ne le pensait au départ, il avait trouvé au logis un
-mot de Madame Honved, épinglé à la dépêche apocryphe,
-et lui expliquant qu’elle se rendait à Suresnes
-selon ses conseils. Sans perdre une minute, devinant
-le traquenard, il était allé chercher Roumachol,
-pour forcer par subterfuge&mdash;car sans cela on l’aurait
-laissé dehors&mdash;la villa de la vieille et reconquérir
-sa femme, coûte que coûte. Près de la porte entr’ouverte
-du salon, il s’était enfin saisi de la Truphot,
-et il la secouait comme un prunier.</p>
-
-<p>&mdash;Où est-elle? dites-le tout de suite si vous ne
-voulez pas que je vous étrangle. Et il lui fouaillait le
-visage de sauvages épithètes: Misérable, vous vouliez
-la donner à votre amant, à votre Belge saumoné
-pour mieux le river à vos sales jupons d’entremetteuse
-bourgeoise et de brehaigne frénétique...</p>
-
-<p>Il se méprenait cependant sur les mobiles de la
-vieille, car si celle-ci faisait du proxénétisme par
-amour de l’art, elle était innocente du comportement
-trivial qu’il lui imputait et qui consiste à s’adjoindre
-des aides. Elle s’estimait, bien au contraire,
-et pour longtemps encore, apte à faire le nécessaire
-et même à distancer qui que ce fût sur les couettes
-d’amour.</p>
-
-<p>Mais déjà, Madame Honved était dans ses bras et<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[212]</a></span>
-ils s’étreignaient farouchement, cette dernière l’apaisant
-d’un coup par cette seule protestation.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce donc que tu n’avais plus foi en moi pour
-verser dans un émoi pareil?</p>
-
-<p>Siemans, Boutorgne, Glaviot, Molaert et le couple
-Sarigue, tous les animalcules de la putréfaction, tous
-les protozoaires du croupissement, avaient disparu,
-s’étaient obnubilés comme par miracle. Un instant,
-sous la lumière fadasse de la lune qui s’était dégagée,
-on put voir l’auteur de <i>Julius Pelican</i> faire des efforts
-désespérés pour hisser <i>l’ichtyomorphe</i> de la Truphot
-pardessus le chaperon du mur. Un jupon rose
-traînait sur une plate-bande pelée, que la comtesse
-avait dû perdre dans sa fuite, puis un bruit de verre
-brisé et des jurons s’entendaient chez le maraîcher
-voisin, émanant du grimacier montmartrois, qui
-pataugeait et s’empêtrait, dans sa fuite, parmi les
-châssis de salades, les cloches à cucurbites, où il
-s’était imprudemment jeté en risquant les crocs du
-molosse ou les coups de fusil du propriétaire. Les
-chiens Moka, Spot, Nénette et Sapho, ayant enfin
-retrouvé l’usage de leur vaillantise, aboyaient à
-l’unisson, vitupéraient furieusement Honved qui
-avait attiré sa femme dans le salon et, près de la
-table, où l’esprit du mort, privé de l’adjuvant de
-Modeste Glaviot, n’avait pu s’insinuer, sanglotait de
-joie, laissant tomber sur ses mains les gouttes chaudes
-de ses larmes, rien qu’à les retrouver intacte
-parmi ce lupanar non autorisé. Cette scène eut
-même le don d’attendrir la veuve, car les spectacles
-de tendresse ou de passion vécue précipitaient toujours,
-jusqu’au déluge, l’activité de ses sécrétions
-intimes. Bien qu’elle eût tout intérêt à ne pas s’exhiber
-d’aussi près et à laisser le peintre, Honved et sa<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[213]</a></span>
-femme quitter en paix la maison, elle n’y put résister.</p>
-
-<p>&mdash;Vous l’aimez donc? questionna-t-elle d’une
-voix passionnée, d’un timbre ravagé, où pantelait
-toute son âme de vieille amoureuse. Puis comme
-Honved ne lui répondait pas et se contentait de
-botter Nénette et Sapho qui s’étaient approchées
-trop près de ses chausses, elle pointa autour d’elle
-un coup d’œil circulaire, aperçut les deux bonnes
-qui avaient quitté la veillée du mort pour ne rien
-perdre de l’esclandre, la cuisinière accourue elle
-aussi tout en torchant une casserole, et elle se précipita
-sur leur sein, à tour de rôle, hululant contre
-leurs joues, faisant dodeliner sa tête caduque, dans
-l’envol des mèches grises, des épaules de l’une aux
-épaules de l’autre.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon Dieu, si j’avais su! Ce n’est pas ce qu’on
-croit! Je suis une honnête femme. On m’a diffamée,
-insultée!...</p>
-
-<p>Roumachol lui-même ne put l’éviter: avant qu’il
-ne se fût mis en garde, elle était dans ses bras.</p>
-
-<p>&mdash;Si on peut me traiter ainsi, mon seul tort est
-d’avoir voulu inviter Madame Honved, malgré tout.
-Je l’aime comme ma fille... Je l’aurais défendue
-comme mon enfant...</p>
-
-<p>Quand le peintre fut hors de son étreinte, se
-secouant, luttant contre la nausée que lui avait value
-cette embrassade, la Truphot chercha des yeux quelqu’un
-encore sur le cou de qui elle pourrait tomber.
-Chacun, hélas! hormis l’auteur dramatique et sa
-femme, avait reçu son lot d’étreintes désolées, et en
-cette circonstance, les cinq cents poitrines d’un
-bataillon d’infanterie en front de bandière, sur lesquelles
-elle aurait ruisselé successivement, n’eussent<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[214]</a></span>
-point apaisé l’accablement attendri de la veuve. Les
-yeux obscurcis de larmes, n’y voyant plus très clair,
-elle se lança en avant, plongea des épaules, se préparant,
-dans son deuil effréné, à accoler une des
-colonnes de fonte soutenant, à la porte du salon, la
-plafonnée du vestibule et que la cécité de son affliction
-lui faisait prendre sans doute pour une personne
-humaine. La femme de chambre dut se précipiter et
-la retenir juste comme elle allait s’arracher les joues
-contre le métal sans aménité. Elle revint alors délirante
-vers Honved et sa femme qui, amusés tous
-deux de la scène, riaient maintenant.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous en prie, mes chers amis, ne nous quittons
-point en ennemis... Je vous adjure, je vous
-objurgue, ne me gardez pas rancune....</p>
-
-<p>Certainement elle allait les investir quand Roumachol
-arrêta son élan en lui tendant une glace de
-poche, et en lui conseillant de s’expédier dans le
-jardin où elle pourrait se donner un coup de peigne
-au clair de lune... elle en avait besoin.</p>
-
-<p>La sortie de Honved, de sa femme et du peintre
-s’effectua entre quatre gendarmes, muets et bien
-alignés, que Siemans et Boutorgne étaient allés
-quérir en leur conseillant de se placer à la porte
-d’entrée, et qui vinrent, comme il est décent, protéger
-la morale et la propriété représentées par
-la veuve et sa trôlée d’entretenus. Cependant ils ne
-se décidèrent pas à verbaliser ou à arrêter les envahisseurs,
-malgré toute l’éloquence et l’impeccable
-argumentation usagées par le gendelettre pour
-obtenir ce profitable résultat.</p>
-
-<p>Siemans ayant fait son devoir et confié à la maréchaussée
-le soin de veiller sur la sécurité de la Truphot
-se sentit sans entrain pour rejoindre la villa.<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[215]</a></span>
-Il déclara que d’importantes affaires l’appelaient à
-Paris pour le lendemain; il lui fallait s’entendre
-avec l’architecte, donner des congés, signer des
-engagements de locations, car il gérait les immeubles
-de la veuve; d’autre part Honved et Roumachol
-pourraient revenir, et il était trop pacifique
-pour endurer deux fois la vue des armes à feu,
-bref il préférait rentrer à Paris par le dernier
-train. Et il prit délibérément le bras de Boutorgne,
-pour le mener lui aussi à la gare. Mais celui-ci
-se démena; il argua à son tour qu’il avait laissé
-son manuscrit dans la maison, le manuscrit d’<i>Eros
-et Azraël</i> pour lequel il devait signer un traité
-avec le plus gros éditeur de Paris. Il lui fallait, de
-toute force, reconquérir le précieux papier. Ils se
-retrouveraient sur les deux heures de l’après-midi au
-café de la Rotonde, car il ne voulait pas le faire
-attendre. Siemans eut un rire équivoque, tapa sur
-le ventre du camarade en l’appelant... sacré viveur..
-et lui souhaita bonne nuit, de l’air bien tranquille
-d’un Monsieur dont la situation est inexpugnable et
-contre qui on se démène bien vainement. Puis il
-entra prendre son billet pendant que le prosifère
-dégringolait à toutes jambes la sente chantournée et
-rocailleuse qu’ils avaient ascensionnée pour arriver
-à la station du Haut-Suresnes.</p>
-
-<p>Dix minutes après, il était de retour près de la
-veuve qu’il trouva rassérénée, assise devant une
-bouteille de fine et occupée à griller des cigarettes. La
-Prévôté était partie; la porte se trouvait libre de baudriers
-jaunes. Les bonnes avaient abandonné définitivement
-la chambre du mort et tenaient compagnie à
-Madame. Le père Saça, vautré sur le canapé, se faisait
-frictionner à l’arnica par la cuisinière, déclarait<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[216]</a></span>
-qu’il souffrait de lésions internes et qu’il était estropié
-pour le restant de ses jours, bien sûr. Il jura
-qu’il intenterait un procès à Honved et que Madame
-Truphot servirait de témoin, mais la vieille ayant
-protesté qu’elle ne voulait pas d’esclandre, il parla
-alors d’un viager qu’on devrait lui faire et, comme
-il finissait d’ingurgiter un grog, il poussa de grands
-cris ininterrompus, exigeant qu’on fît venir un prêtre,
-car ses douleurs augmentaient... Certainement
-il ne passerait pas la nuit... La cuisinière affirmait
-qu’elle avait vu rôder des fantômes dans le jardin,
-qu’un esprit depuis une heure s’acharnait à lui donner
-des coups de pied dans l’estomac, qu’elle avait les
-sangs tournés, et que le saisissement allait la rendre
-hydropique. Tous ses gages désormais devraient passer
-en médicaments, certes elle aimait bien Madame,
-mais le service de Madame était trop difficile avec
-des événements pareils. Elle entrerait le lendemain
-à l’hôpital, après avoir fait constater son état; son
-dévouement ne pouvait aller jusqu’à mourir de gaieté
-de cœur pour Madame. Boutorgne, que les incidents
-avaient servi, car il restait maître du champ de
-bataille dont la veuve était le trophée, Boutorgne
-victorieux de tous ses rivaux qui, pour la seconde
-fois, allait dormir avec la vieille et profiter de la récidive
-pour sceller, sans doute, leur union de définitifs
-serments, fut obligé de fuir avec elle devant les
-piaillements ancillaires servant de prélude à leurs
-félicités nocturnes.</p>
-
-<p>&mdash;J’ai l’foie décroché, j’ai pour l’moins attrapé
-une bonne hernie étranglée... j’sens déjà mes boyaux
-couler sur mes cuisses! J’veux ma suffisance, ma
-goutte et mon tabac pour l’restant d’mes jours,
-lamentait le père Saça.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[217]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Qu’est c’qui m’gagnera mon pain quand je vas
-me gonfler d’eau comme un cuvier à lessive, et que
-j’suis condamnée à tomber un beau jour en <i>cacalepsie</i>,
-sur mes fourneaux, à la suite des souleurs de
-c’soir... Faut qu’elle assure ma vieillesse, appuyait la
-cuisinière.</p>
-
-<p>&mdash;C’est elle qu’a fait mourir l’beau jeune homme,
-ce pauvre sculpteur d’en haut pour en hériter, surajoutaient
-Justine et Rose, l’autre bonne, en coulant
-leurs menaces dans la cage de l’escalier.</p>
-
-<p>Dans les bras de la vieille, pour qu’elle goûtât en
-toute béatitude les voluptés que propulsaient sa voltige
-amoureuse, le prosifère dut se porter garant
-qu’avec seulement deux billets de cinq louis, il apaiserait,
-le lendemain, la sédition de toute cette
-racaille.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[218]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">VI</h2>
-
-<p class="p2">La couche de la Truphot et ses tumultueuses délices
-retinrent très tard le gendelettre à Suresnes. Comme
-il l’avait promis, il réfréna pour presque rien l’insurrection
-des bonnes fédérées en une intention commune
-de chantage. Le préposé au sécateur fut plus
-difficile à réduire, lui. Couché et circonscrit par une
-multitude de pots de tisanes, strapassé de sinapismes
-et constellé de ventouses, il ne répondait au
-<i>prosifère</i> que par des gémissements taraudants, des
-glapissements prolongés. Sa femme, pour lui,
-maniait l’éloquence émolliente: le vieux était déjà
-perclus de rhumatismes, une pareille secousse allait
-le confiner pour toujours sur le fauteuil des paralytiques...
-Avec des soins, surtout avec de l’argent
-pour faire une saison dans le Midi, peut-être, cependant,
-à la rigueur, s’en remettrait-il... Et puis, si on
-voulait bien lui donner une place de concierge dans
-un des immeubles de Madame Truphot, à Paris...
-Là il y avait les étrennes et il n’aurait plus besoin,
-tous les matins, dès cinq heures en été et sept heures
-en hiver, de vaguer dans la rosée. La nécessité d’un
-second matelas à son lit se faisait sentir aussi; d’un
-autre côté, il avait une <i>ardoise</i>, une dette de 65 francs,
-à l’<i>Espérance</i>: la déveine tenace de tout un hiver à
-la manille. Médéric Boutorgne promit qu’on examinerait
-sérieusement la situation du vieux, à condition<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[219]</a></span>
-pourtant qu’il se tînt coi et ne soufflât mot de
-ce qui s’était passé dans la maison.</p>
-
-<p>Parti vers 4 heures et demie, le gendelettre rata
-Siemans au café de la Rotonde. Il s’était commandé
-un bock et, énervé, avait filé dès que l’orchestre de
-tsiganes, s’éveillant pour l’apéritif, avait <i>suppuré</i> sa
-première valse. Il savait où rejoindre son rival. Il
-n’avait qu’à se rendre sur les six heures rue des
-Écoles devant les boîtes à loyers; il était sûr d’y
-trouver le Brabançon qui, pour rien au monde,
-n’aurait manqué de faire là, par les après-midi conciliants,
-une heure de footing, inspectant les façades,
-le jambon rose de sa face tout épanoui à la certitude
-de posséder cela un jour. Médéric Boutorgne
-se croyait autorisé à penser, d’ores et déjà, que,
-peut-être, Siemans spéculait un peu à la légère. A qui
-reviendraient les maisons? En l’état actuel des
-choses, cela ne pouvait faire doute.</p>
-
-<p>
-Siemans, le bien laité, aux nageoires sagaces,<br />
-Siemans, l’ichtyomorphe, jadis pauvre alevin,<br />
-De sa belge laitance accourue de Louvain,<br />
-Humectait la Truphot aux soixante ans salaces.<br />
-</p>
-
-<p>Comme avait écrit un confrère. Eh bien! Siemans
-humectait désormais sans profit, car l’ocarina du
-sire ne pouvait rivaliser avec sa prose, à lui Boutorgne,
-qui donnerait, un jour, lustre et notoriété à
-la veuve. Cet imbécile avait laissé investir sa vieille
-maîtresse et, quand elle serait défunte, il n’encombrerait
-guère les guichets du fisc pour y verser des
-droits de succession, bien sûr.</p>
-
-<p>Il était six heures un quart quand le gendelettre
-arriva devant les maisons convoitées. L’ocariniste<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[220]</a></span>
-ne s’y trouvait point. Longtemps, à son tour, il se
-promena devant les façades odieusement rectilignes,
-devant les balcons soutenus par des cariatides aux
-gorges déplorables, dont la plastique consolerait
-celles des malheureuses qui, dans les maisons Tellier
-sous-préfecturales, dispensent la volupté coupable
-aux notaires anacréontiques; longtemps il croisa
-devant les porches béants, qui semblent être des
-entrées de tunnel, où des nymphes lampadophores,
-en drapé grec, s’épucent dans leur péplum en
-simili-antique. Plus longuement encore il savoura
-l’architecture néo-béotienne de ces immeubles
-impressionnants&mdash;les plus beaux de la rue&mdash;qui,
-un jour, seraient à lui.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons deux appartements au premier cela
-faisait huit mille; également 8.000 au second, puis
-7.000 dans les deux autres étages: le cinquième et
-le sixième évalués pour autant ensemble cela faisait
-un total de 37.000, mettons 35 qui, multipliés par 3,
-fournissaient un total de plus de 100 mille livres de
-rentes, 85 mille net, au bas mot. La Truphot en
-détenait pour le moins l’équivalent en biens-meubles.
-Fichtre, c’était une jolie affaire! Et il sentit
-aussitôt une chaleur d’enthousiasme serpenter de
-ses talons à l’occiput. Il redressa sa petite taille,
-enfonça les mains dans les poches de son pantalon
-et, commisérateur, toisa les vagues passants. Cependant
-Siemans ne se montrait toujours point, et
-comme il guettait déjà le tramway qui, en désespoir
-de cause, devait le ramener à la gare Saint-Lazare,
-car il avait promis de retourner le soir à Suresnes,
-il vit enfin le Belge déboucher tout à coup de la
-voûte de la seconde bâtisse. Celui-ci, très animé, discutait
-avec la concierge et, les joues cramoisies, ponctuait<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[221]</a></span>
-son discours des saccades violentes de ses gros
-bras. Quand Boutorgne l’eût rejoint, il débonda sa
-colère.</p>
-
-<p>&mdash;Cette bougresse de concierge ne refusait-elle
-pas de laisser marquer le gaz dont elle avait besoin
-pour son éclairage et sa cuisine au compteur de
-l’immeuble, de telle façon que lui, Siemans, pût, en
-lui faisant payer plus que sa consommation normale,
-se rattraper un peu sur les dépenses exorbitantes
-de luminaire que nécessitait la maison.&mdash;Une idée
-réellement <i>lumineuse</i> qu’il avait eue. Et puis,
-fichtre de fichtre! si des choses pareilles étaient
-permises dans une maison honnête! Ne venait-il
-pas d’apprendre que deux des plus anciens locataires,
-des locataires de sept années n’étaient pas mariés,
-vivaient en concubinage. Ah! il allait te les flanquer
-à la porte et rondement encore. Justement il
-les quittait, il sortait de leur parler, de leur demander
-comment ils avaient eu le culot de venir abriter
-chez lui leur dévergondage au risque de faire déménager
-tous les riches voisins, parmi lesquels il y
-avait un conseiller à la Cour, un professeur à Stanislas
-et un vicaire de Saint-Sulpice. Ceux-là payaient
-trois mille cinq de loyer, et ils étaient en droit, pour
-ce prix, d’exiger que l’immeuble fût convenablement
-habité et que les voisins menassent une vie régulière
-et moralisatrice. Comme cela tombait! Le conseiller
-à la Cour avait une grande fille qui allait prendre
-le voile. S’il venait à connaître la chose, il pourrait
-avec les autres lui faire un procès en résiliation.
-C’était son droit. Mais le plus drôle était qu’un des
-concubins&mdash;l’homme&mdash;n’avait pas voulu s’en
-aller à l’amiable, le menaçant de le jeter dehors,
-disant que cela ne le regardait pas, qu’il payait<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[222]</a></span>
-régulièrement son terme et qu’il était chez lui... Ah!
-oui, il était chez lui, mais pas pour longtemps. Il
-courait de ce pas jusqu’aux plus prochains panonceaux;
-il lui ferait donner congé par huissier. Eh!
-allez donc, ouste!</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne, comme toujours, approuva.
-Ce n’était pas une raison parce qu’on était au quartier
-latin pour vivre comme des pourceaux sans
-sacrement ni contrat. Et tous deux, alors, se dirigèrent
-vers l’huissier, vers l’usine à protêts, vers le
-fabricant de saisies qui assistait la Truphot, en ses
-habituelles procédures, et, en bonne hyène nécrophage,
-prenait le vent à son ordre sur le deuil et la
-misère.</p>
-
-<p>Mais, auparavant, Siemans saisit le bras du gendelettre,
-lui fit traverser la chaussée, le planta sur le
-trottoir d’en face et d’un geste large embrassa les
-immeubles de sa vieille maîtresse. Son œil béat parcourut
-la ligne des trois façades, digéra voluptueusement
-la niaise prétention de ces garennes à bourgeois,
-pareilles à toutes celles, hélas! dont s’enlaidit
-la ville depuis dix ans.</p>
-
-<p>&mdash;Hein! quelle fortune... Dire que si elle m’avait
-écouté, avec un peu d’économie, elle en posséderait
-le double à l’heure actuelle!</p>
-
-<p>A se frotter ainsi à la richesse de la veuve, à
-négocier et à administrer pour elle, les deux drôles
-se trouvèrent investis d’une audace incroyable.</p>
-
-<p>Chacun, in petto, pensait que de tout cet argent
-il serait le légataire en un avenir prochain et ils
-acquéraient la confiance en soi, le contentement
-épanoui du gros bourgeois qui se sent une puissance
-sociale avec laquelle il n’y a pas à barguigner.</p>
-
-<p>En sortant du mouillage paludéen où, suscité par<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[223]</a></span>
-la Loi pour escorter et surveiller l’esquif des riches,
-avaler les plus pitoyables épaves et dépecer les
-moribonds et les cadavres qu’on lui jette en pâture,
-l’huissier, le squale sans entrailles, présidait aux
-ébats de ses clercs, scombres de moindre importance
-et très souvent affamés, qui, eux, évoluaient
-parmi les bancs de paperasses et la mer des Sargasses
-des dossiers calamiteux; en sortant de ce
-mouillage méphytique, Boutorgne et Siemans, après
-avoir un instant tenu conseil, se mobilisèrent vers
-la Préfecture de Police.</p>
-
-<p>Il s’agissait de savoir si un individu quel qu’il fût,
-se réclamant de n’importe quel mobile, fût-il vingt
-fois péremptoire et autant de fois légitime, avait le
-droit de venir faire du chichi, la nuit, et les armes à
-la main, chez une personne de la notoriété, de la
-richesse et du reluisant de Madame Truphot, veuve
-d’un maire de la rive gauche par surcroît. Celle-ci
-avait beau ne point vouloir de scandale, il n’en allait
-pas moins, si l’on se résignait au silence, de la
-dignité de tous ses commensaux, qui se trouvaient du
-même coup déshonorés. En utilisant, la veille, la
-rapidité de translation du zèbre et la fugacité des
-étoiles filantes, ils avaient cru la mieux servir qu’en
-versant dans un déplorable pugilat avec l’envahisseur.
-Donc on allait voir. S’ils avaient peu de propension
-à affronter les calottes, ils étaient des gens
-avisés à qui le dernier mot devait rester, puisqu’ils
-avaient répudié le rôle de pourfendeur pour se réclamer
-judicieusement, le lendemain, à tête reposée, de
-l’indiscutable légalité. Deux juges d’instruction, à
-qui fut passé un carton leur notifiant qu’on venait
-de la part de Madame Truphot, rentière et femme de
-lettres, et qu’on se réclamait de la mémoire de<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[224]</a></span>
-défunt le mari, ex-maire, ex-conseiller général de la
-Seine, se montrèrent dubitatifs et expectants, quoique
-animés de la meilleure volonté à leur adresse.
-La violation de domicile n’était pas très caractérisée.
-Honved, après tout, avait seulement usé de ruse
-pour pénétrer dans une maison où il avait fréquenté
-précédemment.</p>
-
-<p>Il y avait bien le délit de port d’arme prohibée,
-mais aucun procès-verbal&mdash;au dire de ces Messieurs&mdash;n’avait
-été dressé. Bref, le parquet, en tout
-cas, ne pouvait rien faire avant d’être saisi d’une
-plainte régulière et encore cela regardait il le procureur
-de Versailles. Déconfits, les deux compères
-squameux retraversaient déjà mélancoliquement la
-Cour de Mai, et s’apprêtaient à franchir la grille
-dorée, lorsque, tout à coup, Boutorgne se frappant
-le front eut une idée: si on allait dénoncer Honved
-au Préfet de Police, comme ayant, le revolver au
-poing, enlevé de force sa malheureuse femme qui,
-lasse d’être maltraitée par lui, l’avait précédemment
-abandonnée, et avait trouvé asile dans une maison
-amie où on l’entourait de soins et d’égards? Insidieusement,
-on ajouterait que l’auteur dramatique
-était bien capable de s’être porté sur sa conjointe
-aux pires déterminations, qu’il avait quitté Suresnes
-en proférant des menaces de mort à son encontre et
-qu’il n’y aurait rien d’extraordinaire, étant d’ailleurs
-anarchiste et avec un tempérament comme le sien,
-à ce qu’il l’eût tuée à l’heure présente. Ils affirmeraient
-que, depuis la veille, personne n’avait rencontré
-Madame Honved, que l’appartement était
-clos, les persiennes fermées, et, comme inquiets de
-l’issue de cette aventure, tous deux s’étaient présentés
-chez lui vers midi, ils n’avaient pas reçu de<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[225]</a></span>
-réponse: Honved, depuis qu’il était rentré n’ouvrant
-à personne, au dire de la concierge. Ils ajouteraient
-cauteleusement qu’un souci d’humanité les
-guidait seul dans cette démarche, et que leur plus vif
-désir était de voir éviter un malheur, un drame que
-la police pourrait prévenir, s’il en était temps encore,
-en surveillant ce triste individu. La chose n’aurait
-aucune suite, mais l’enquête de police embêterait
-toujours Honved. D’ailleurs après avoir reçu la visite
-des inspecteurs il lui faudrait déménager, car quiconque
-a été l’objet d’une enquête du Parquet est
-un homme capable de tout, d’après la mentalité contemporaine.
-Les voisins le lui feraient bien voir.
-Siemans, enthousiasmé par l’ingéniosité de son compagnon,
-ne crut pas pouvoir lui marquer son admiration
-de façon plus probante qu’en lui décochant,
-en toute aménité, un coup de poing qui faillit
-lui luxer la clavicule. D’ailleurs, toutes les portes
-s’ouvraient devant le Belge qui, dans l’endroit,
-paraissait jouir d’une considération spéciale. Beaucoup
-de messieurs à mine torve, assis sur les banquettes
-d’antichambre, se levaient à son passage et
-le saluaient avec courtoisie. C’est en paonnant
-qu’ils doublèrent la ligne redoutable des huissiers,
-pour eux pleins de condescendance, et qu’en moins
-de dix minutes ils furent autorisés à embellir de
-leur personne le Cabinet de Monsieur Lépine,
-<i>l’homme de la Bourse du Travail</i>, comme Monsieur
-Thiers est l’homme de la rue Transnonain.</p>
-
-<p>Une heure après, ils s’éployaient à la terrasse du
-café du Palais. Médéric Boutorgne avait racolé dans
-le lieu deux jeunes avocats chargés par lui, à
-l’avance, de défendre les intérêts de la veuve. Ceux-ci,
-saturés de respect, l’écoutaient parler d’une violation<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[226]</a></span>
-de domicile commise, à main-armée, la nuit,
-par un anarchiste. Et ils ouvraient d’énormes serviettes
-desquelles ils extrayaient, pour les brandir
-sous le nez du <i>prosifère</i>, une invraisemblable quantité
-de lettres élogieuses, à eux adressées par des
-clients dont ils avaient fait triompher la cause, à ce
-qu’il en paraissait.</p>
-
-<p>&mdash;Le frère Prépucien, de la doctrine chrétienne,
-était convaincu de dix-sept attentats à la pudeur,
-parfaitement caractérisés. Je plaide la cause à
-Lorient. Acquitté.....</p>
-
-<p>&mdash;Bellencontre, l’administrateur du journal socialiste,
-<i>L’Eau du Jourdain</i>, était poursuivi pour avoir
-soustrait 3.000 francs à la souscription en faveur des
-grévistes de Monceau, alors affamés. L’imbécile avait
-avoué et restitué. Je prends le dossier en mains et
-sauve son honneur. Acquitté.....</p>
-
-<p>&mdash;Métivier, l’ex Premier-Président, à la retraite,
-et Directeur des mines de nickel du Pôle antarctique,
-avait volé au moins trois cent mille au fonds de
-réserve. Il fallait le sauver. On invente un caissier
-malversateur et nous marchons contre lui en l’accusant
-de faux et de détournements. Le bougre fait
-une belle défense et allait s’en tirer quand, plaidant
-partie civile, je l’anéantis... Condamné... Cinq ans
-de réclusion, comme Loizemant.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis <i>collé</i> avec la femme divorcée d’un substitut.
-Nous tenons ce dernier par un tas de sales
-histoires. Si le Parquet ne veut pas suivre sur la violation
-de domicile, nous ferons condamner votre
-homme à l’aide des lois scélérates ou bien encore
-pour pornographie. Puisque c’est un folliculaire
-anarchiste il a certainement dû <i>exciter</i> à quelque
-chose dans sa vie ou écrire des inconvenances. Son<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[227]</a></span>
-affaire est sûre. Trois mois au moins, je vous promets
-trois mois.....</p>
-
-<p>A la verbosité pontifiante de Boutorgne et surtout
-à l’entrain dont Siemans faisait preuve pour réitérer
-les apéritifs, les deux avocats, poursuivant la conversation,
-purent se convaincre aisément qu’ils avaient
-réussi sans grande peine à installer la confortante
-certitude du triomphe dans l’esprit de leurs interlocuteurs.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[228]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">VII</h2>
-
-<p class="pch">Pour les pauvres, l’avortement n’est
-pas seulement un droit, mais un devoir.</p>
-
-
-<p>Madame Truphot, le jour même où Boutorgne s’expédia
-sur Paris, s’était, sur les cinq heures de l’après-midi,
-désembastillée de sa villa désormais fortifiée.
-La peur, malgré toutes les précautions prises, la
-tenaillait fortement et elle pensa récupérer plus vite
-quelque sérénité en allant humer un peu l’oxygène
-du dehors. D’ailleurs, elle haïssait la solitude et il
-était sans exemple dans la vie qu’elle eût résisté une
-journée entière aux affres de l’esseulement. Puis elle
-projetait de faire certaine visite jusque-là différée.
-Rose, la bonne, grimpée sur une échelle, avait inspecté
-la rue, par dessus le mur, et avait assuré qu’elle
-était sans périls. Embellie d’un large chapeau bergère
-en paille maïs, où pendaient des grappes de
-cerises en celluloïd, vêtue d’une jupe et d’un corsage
-rouges, en toile d’Alsace imprimée, sur laquelle
-folâtraient d’hybrides oiseaux bleu-ciel, elle se dirigea
-vers le centre de la localité. Un face-à-main d’écaille
-la situait parmi les intellectuelles.</p>
-
-<p>Au bout d’un quart d’heure de marche, elle se
-trouva dans le vieux Suresnes, dans le pâté des bâtisses
-lézardées en mal d’éboulement, devant les maisons
-découragées dont la plupart ne soutenaient leur
-vétusté qu’à l’aide des étançons, des béquilles, du
-cacochyme. Là, devant un lavoir qui se signalait par
-un drapeau de zinc, la puanteur chaude de ses lessives<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[229]</a></span>
-et un bruit continu de vociférations parvenant
-jusqu’au dehors, elle s’engagea dans une sorte de
-venelle coupée, de deux mètres en deux mètres, par
-les flaques huileuses d’une boue endémique. La porte
-charretière d’un loueur de voitures s’ouvrait vers le
-milieu de la sente, découvrant une cour trouée de
-menues fondrières, où des chars à bancs, des voitures
-à bras, cabrés sur l’arrière-train attestaient le ciel
-de leurs brancards éplorés. Un peu plus loin, dans
-un terrain vague sans clôture, c’était la décharge
-d’un entrepreneur de démolitions, qui paraissait
-entreposer également toutes les gadoues des environs.
-Des montagnes de gravats, des <i>sierras</i> de détritus,
-couraient parallèlement au chemin défoncé. Un
-gros chien borgne, à l’œil de gélatine bleuâtre, au
-collier hérissé de pointes rouillées, rôdait, qui vint
-flairer la Truphot et, après avoir savouré son relent,
-frétilla d’une queue rongée d’eczéma. Au bout de
-l’impasse, une porte vermoulue, mal close par une
-serrure aux vis en désarroi, s’interposait. Sur les
-planches, d’un lie-de-vin pisseux, une plaque ovale en
-cuivre énonçait: M. Marinot, docteur-médecin.</p>
-
-<p>La veuve sonna. Une petite bonne, très jeune, en
-sabots, en tablier bleu maculé de sang et de fiente
-de poule, vint ouvrir en tenant à la main la volaille
-malingre qu’elle était occupée à plumer auparavant.</p>
-
-<p>&mdash;Madame vient pour consulter?</p>
-
-<p>Sur la réponse affirmative de la vieille femme,
-la bonne l’introduisit dans une antichambre longue
-et pénombrale, en ajoutant:</p>
-
-<p>&mdash;Le docteur ne vas pas tarder à rentrer.</p>
-
-<p>Les murs de la pièce, tendus d’un papier grisâtre,
-enguirlandés des fleurettes invraisemblables dont
-s’enchantent les lambris du pauvre, étaient parsemés<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[230]</a></span>
-de planches inattendues, d’insolites dessins anatomiques
-reproduisant, à peu près tous, les organes
-de génération de la femme. Sur un guéridon de bois
-rougi, imitant l’acajou, des monceaux de brochures
-s’étageaient. Fascicules spéciaux: <i>Comité de l’amélioration
-humaine.</i>&mdash;<i>Des moyens pratiques d’éviter
-l’enfant.</i>&mdash;<i>Le salarié n’a pas le droit de prolonger
-sa misère.</i>&mdash;<i>La Révolution sociale réalisée par le
-Malthusisme.</i>&mdash;<i>Imitez les bourgeois.</i>&mdash;<i>Ne procréez
-plus sans savoir et par instinct.</i>&mdash;<i>L’accession de
-l’ouvrier au bien-être: sa libération prochaine par
-la limitation du nombre des enfants</i>, etc...</p>
-
-<p>Dans l’étroit cabinet d’attente: trois femmes. L’une,
-petite, assez jolie, une gamine presque, n’ayant certes
-pas dix-huit ans, pleurait, de temps en temps,
-par sursauts convulsés. Une jupe de cheviotte noire,
-verdie par l’usure et trop courte pour avoir été
-sans doute rognée de multiples fois, découvrait de
-pauvres souliers fatigués aux semelles exfoliées.
-Une chemisette de percale mauve bondissait par à
-coups sous les saccades d’une poitrine et d’une
-gorge dont on devinait sous l’étoffe le ferme modelé,
-et qui recélaient, présentement, une douleur trop
-véhémente pour concéder encore au respect humain.
-Un tour de cou en satin noir servait de rehaut à sa
-grâce blonde et souffreteuse qui rayonnait malgré
-la pauvreté de l’attifage. Un peigne de chrysocale
-mordait le casque de son abondante chevelure.</p>
-
-<p>A côté d’elle, se tassait une femme du peuple dont
-les seins éboulés gonflaient un caraco de pilou.
-Celle-là pouvait avoir avoir quarante ans. Le corps
-dejeté, les yeux sans éclat, le cheveu raréfié, le regard
-terne de chien battu, les joues ravinées par le soc
-des famines ou des maternités successives, énonçaient<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[231]</a></span>
-le lamentable destin de la plébéienne, la vie qui se
-déroule, de l’enfance à la vieillesse, dans l’uniforme
-misère; la vie qui cahote de l’atelier, de l’usine au logis
-le plus souvent sans pain, du contremaître féroce ou
-paillard au mari plein d’alcool ou dont le salaire est
-trop infime pour nourrir la nichée sans cesse accrue.
-Un cabas en fibres de bois empli de croûtes de pain,
-de quelques oignons, et d’un cornet de papier contenant
-du saindoux, était posé sur ses cuisses.</p>
-
-<p class="p2">A en juger par la jupe d’un cramoisi exaspéré, par
-le corsage d’un violet à faire éclater les molaires,
-par le boa en plumes blanches maculées, par le
-chapeau hurleur dont d’innombrables ondées avaient
-molesté les plumes, et par le parfum de bazar qu’elle
-dispersait, la troisième consultante devait être une
-fille d’amour, une de ces malheureuses qui font le
-soir les troisièmes classes des trains de banlieue, ou
-défèrent à la réquisition du joueur de manille qui,
-après avoir déclaré quatre heures durant, que «ça
-tombe comme à Gravelotte», qu’il «est bien de la
-maison», se trouve, avant de rejoindre l’épouse acariâtre,
-investi soudain par le désir d’affecter à des palpitations
-illégitimes les gains successifs que lui a valu
-la possession continue du «manillon bien gardé».</p>
-
-<p class="p2">Toutes trois venaient postuler l’aide salvatrice du
-docteur Marinot. Celui-ci, en effet, avait de sa mission
-sociale une conception autrement belle, autrement
-grandiose que la plupart de ses confrères. Fils
-d’un pauvre ouvrier doreur sur bois qui éleva six
-enfants, il avait vécu sa prime jeunesse parmi les
-milieux de misère ouvrière, et une compassion secourable
-pour ses anciens frères de classe l’avait acheminé
-vers le seul, vers l’unique moyen de soulager<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[232]</a></span>
-efficacement la détresse du prolétariat. Instruit à
-l’École primaire, il était un des rares fils du peuple
-qui avait pu accéder jusqu’à renseignement secondaire.
-Le diplôme conquis grâce à d’inouïes privations,
-il n’avait pas été déterminé comme tant d’autres
-par le souci exclusif de s’enrichir et de faire oublier
-ses origines. Il n’était pas de la race des Burdeau,
-des Charles-Dupuy qui, fils de manœuvres, éduqués
-grâce à ce que la Démocratie a pu arracher de justice
-aux classes nanties, s’empressèrent ensuite de
-trahir le peuple et d’aller renforcer, en combattants
-implacables, le nombre des exacteurs bourgeois. Il
-avait compris aussi qu’on ne sauve pas le monde
-avec de la rhétorique et, répugnant à s’enrôler parmi
-les suiveurs de Truculor, parmi l’Eunuquat du collectivisme,
-il s’était, lui, l’isolé, courageusement mis
-à la tâche pour lutter à l’aide de son seul savoir, de
-sa seule conscience, contre la douleur humaine.
-L’origine du mal, la cause de la misère, résidait en
-ce que les pauvres, à l’encontre des riches, ne
-savaient pas éviter l’enfant. Lui, médecin, lui, fils
-d’asservi, rendrait à son milieu l’assistance que tout
-jeune il en avait reçu: il énoncerait aux humbles le
-moyen de se dérober à la procréation, mieux que
-cela: il libérerait les malheureuses qui viendraient à
-lui. C’était le <i>médecin-avorteur</i>, au rôle magnifique, que
-toute civilisation devrait opposer au médecin-accoucheur.
-Bellement, avec un mépris superbe des conventions,
-des préjugés, des opinions manufacturées
-d’avance, de la réprobation universelle, il s’était mis
-à l’œuvre, résiliant d’avance l’ambition de toute clientèle,
-l’espoir de tout bien-être et de tout lustre
-social. Car le bourgeois qui pratique hypocritement
-la chose ne saurait en concéder la légitimité au Pécus<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[233]</a></span>
-dans lequel toujours, il veut pouvoir puiser le salarié,
-la prostituée et le soldat.</p>
-
-<p>Le docteur Marinot vivait maigrement des cinq
-mille francs dont l’appointait, comme médecin attitré,
-une pouponnière voisine. Éviter la vie à ceux
-qui devaient naître des déshérités; obvier si possible
-à la mort de ceux qui avaient été jetés dans le
-monde, tel était son labeur magnanime. Et la
-moitié au moins de sa maigre prébende était distraite
-par lui pour servir à l’achat d’instruments
-spéciaux, de sondes et d’aseptiques qu’il dispensait
-gratuitement, avec ses conseils et ses soins, aux
-femmes qui le venaient trouver. Il enseignait à toutes
-que, sans compter les différentes sortes d’obturateurs,
-l’irrigation, avec une solution de tannin ou de permanganate
-de potasse, suffisait la plupart du temps,
-après le petit acte, pour éviter la fécondation. En
-tout cas, si l’engrossement n’était pas, grâce à cela,
-rendu impossible, l’enfant n’était plus la norme,
-mais bien l’accident. Ainsi, aucune privation du seul
-plaisir que les pauvres peuvent goûter sans contrainte.
-D’ailleurs, l’injection intra-utérine, pratiquée
-à l’aide d’une canule spéciale, deux jours avant
-l’époque présumée des menstrues, exonérait de toute
-maternité débutante. Trois démonstrations théoriques
-et pratiques de cinq minutes chacune suffisaient
-pour que toute femme pût, sans aucun risque
-de se blesser, manier elle-même la sonde libératrice.</p>
-
-<p>Et il accueillait toutes les victimes du sexe, sans
-inquisition préalable, ne leur demandant que deux
-choses: ne pas le payer et indiquer son nom et son
-adresse à toutes celles qu’elles pourraient connaître
-et pour qui la grossesse est le cataclysme. Il donnait<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[234]</a></span>
-ses soins indistinctement, aussi bien à l’amante
-bourgeoise, devant qui la société va se dresser,
-qu’elle va réprouver, parce qu’elle a été accidentellement
-féconde, qu’à la femme d’ouvrier, qu’à la
-fille publique fruitée par hasard&mdash;car la Nature
-haïssable se plaît plus souvent qu’on ne le croit à
-mettre des enfants au ventre des prostituées.</p>
-
-<p>Des bruits sournois commençaient à circuler sur
-lui dans la localité, mais il n’en avait cure et continuait
-son sacerdoce admirable sans se soucier
-des ragots imbéciles ou des haines qui germaient
-sous ses pas. L’année précédente, il avait affranchi
-plus de douze cents douloureuses et il espérait
-bien que cette clientèle gratuite irait s’augmentant
-sans cesse. Sa science, d’ailleurs, le mettait
-à l’abri de toute catastrophe possible, puisqu’il n’intervenait
-jamais chirurgicalement, mais seulement à
-l’aide de l’hydraulique. Et, de toutes ses forces, il
-désirait un procès, prêt à s’offrir en première victime
-pour revendiquer le droit du médecin à l’avortement,
-le droit du médecin désintéressé, qui sauve,
-alors que la hideuse société, par son code monstrueux,
-favorise le trafic vénal de la faiseuse d’anges,
-qui tue.</p>
-
-<p>Les peuples du Nord, Suédois, Allemands, Norwégiens,
-de mentalité scientifique, d’intelligence
-sociale supérieure à la nôtre ont du reste compris
-déjà la pitié sublime de ces théories. Dans toutes les
-grandes villes protestantes, des légions de jeunes
-docteurs, conquis à la lumière nouvelle, interviennent
-en praticiens afin d’éviter la fécondité à celles
-qui n’ont pas le droit de créer.</p>
-
-<p>Et parmi ces races prolifiques, la natalité, qui
-s’élevait suivant une constante effroyable, vient déjà<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[235]</a></span>
-d’être enrayée; la poussée de la nature aveugle,
-l’effort de l’instinct stupide, a été en partie vaincu
-par l’intelligence humaine: la constante est tombée.
-La statistique des naissances accuse d’ores et déjà
-la consolante et quasi stagnation par rapport aux
-chiffres précédents. Ce qui est énorme.</p>
-
-<p>Pour tous les esprits affranchis, pour tous les
-cœurs qui ne peuvent pas prendre leur parti de la
-misère et de la souffrance, pour tous les nobles cerveaux
-qui spéculent déjà sur un avenir meilleur, le
-docteur Marinot, humble artisan de l’Œuvre miraculeuse,
-était le <i>Surhumain</i> digne d’être offert en
-exemple d’apôtre aux générations futures et fraternelles.
-Les différentes religions qui se sont succédé
-sur la terre ont accordé aux dieux le pouvoir de
-créer la vie et partant la douleur; le docteur Marinot
-était donc plus qu’un dieu, puisqu’il détruisait
-des dieux le labeur scélérat, puisque toute sa volonté
-et tout son savoir réalisaient ce rêve: empêcher
-l’éclosion de la vie et partant de la douleur.</p>
-
-<p>&mdash;Ma mère s’est aperçue que je n’avais plus mes
-règles; elle menace de me jeter à la porte et mon
-père veut me tuer..., se lamentait la petite blonde,
-répondant à une question de la Truphot, au milieu
-d’une explosion de nouveaux sanglots pendant que
-des larmes giclaient de ses yeux tamponnés du
-revers de sa main aux ongles filigranés de noir.</p>
-
-<p>La vieille scélérate, insidieuse, assise à son côté,
-paraissait s’intéresser à son malheur. Elle était venue
-chez le docteur Marinot, attirée par une brochure
-intempestive trouvée en les mains d’une de ses bonnes;
-elle était accourue non pas dans le souci d’apporter
-son obole à l’œuvre de salut, ni de requérir
-un secours dont son âge n’avait plus besoin, mais<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[236]</a></span>
-dans le désir de frôler là des éplorées, de se conjouir
-aux récits douloureux, de flairer l’odeur des
-pauvres alcoves, de panteler aux détails des récits
-d’amour, de se volupter aux traits pittoresques ou
-lamentables qu’elle pourrait glaner. L’inextinguible
-ferment passionnel qui l’animait avait besoin de
-ces caresses, de ces chatouilles qui l’exaspéraient.
-Au lieu du livre scabreux, Madame Truphot préférait
-de beaucoup prélever dans la réalité ce qui
-fouaillait délicieusement son imagination. C’étaient
-ses excitants, sa cantharide, son satyrion à elle.
-Grâce à cela et aussi à sa merveilleuse nature, elle
-goûtait encore les délectables paroxysmes, malgré
-ses soixante ans bien sonnés.</p>
-
-<p>&mdash;Il s’appelle Charles; c’est le premier de la bonneterie,
-au <i>Printemps</i>, continuait la petite ouvrière,
-bébête, dans ce besoin qu’elles ont toutes de débrider
-enfin leur réserve, de conter, au moindre signe
-de compassion, leurs amours trop longtemps dissimulées.</p>
-
-<p>La vieille ne se tenait plus; ses maigres reins sautillaient
-sur son banc, sa gorge serrée rendait le
-passage des mots difficile. Elle continuait néanmoins
-d’interroger, paterne et maternelle.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux vous aider ma pauvre enfant: usez de
-moi. Et il vous aimait bien?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! oui, il était très doux, très caressant... et
-puis il savait des mots distingués...</p>
-
-<p>&mdash;Vous vous rencontriez souvent?</p>
-
-<p>&mdash;Chaque soir, à la descente du train, près de la
-gare des Moulineaux, et on filait dans le bois en traversant
-le pont... Oh! il était très passionné... il
-m’embrassait que c’était comme un songe... même
-qu’il allait trop loin...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[237]</a></span></p>
-
-<p>La Truphot, les yeux clos d’émotion, une houle intérieure
-battant ses tempes, se préparait à requérir
-de plus grandes précisions dans la confidence,
-lorsque la porte du cabinet de consultation s’ouvrit,
-encadrant un homme de haute taille, à la barbe
-noire, au large front dénudé, aux grands yeux bleus
-de bonté calme, qui souriait en s’inclinant devant la
-misère, devant les clientes qu’il soignait gratuitement,
-comme aurait pu le faire un praticien
-saluant les consultantes millionnaires. Il était rentré,
-pénétrant dans son cabinet par une porte
-latérale. Et la petite ouvrière, renfournant son mouchoir,
-s’immisçait la première dans la chambre du
-salut.</p>
-
-<p>Le même manège pratiqué près de la quadragénaire
-au cabas n’amena qu’une confession banale,
-sans détails affriolants. La pauvresse avait six
-enfants déjà, se trouvait enceinte d’un septième et le
-mari était homme d’équipe à la Compagnie de
-l’Ouest. Elle-même était garde-barrière. Quatre francs
-cinquante, au total, à eux deux, pour nourrir la
-nichée. Deux de ses garçons étaient malades: l’un
-atteint de coxalgie et alité depuis trois ans, l’autre
-tombant du haut mal. Le docteur Marinot les soignait
-bien gratis, mais il fallait payer le pharmacien.
-Sûrement on allait crever de faim s’il ne lui évitait
-pas sa présente grossesse, d’autant plus que le père
-était mal vu de ses chefs, parce que socialiste. Cependant,
-ils travaillaient, eux, du matin au soir, et
-avaient un emploi fixe. Que devait être la misère de
-ceux qui connaissaient la morte-saison? Tout à coup,
-elle fut prise du remords d’avoir parlé inconsidérément.
-Elle se saisit des mains de la Truphot, et
-supplia.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[238]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je suis trop bavarde, c’est mon défaut; mais
-Madame, qui, comme moi sans doute a ses ennuis,
-ne dira rien. La Compagnie nous renverrait si elle
-savait que je me suis fait avorter.</p>
-
-<p>La veuve promit; alla jusqu’à glisser cent sous
-dans la paume de l’autre et s’autorisa à questionner
-derechef:</p>
-
-<p>&mdash;Mais dites donc, vous aimez donc bien ça, que
-vous faites tant d’enfants?</p>
-
-<p>La femme protestait:</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, c’est pas moi; mais qué qu’vous
-voulez, les hommes pour ces choses-là, ça n’se contient
-pas... Ça n’peut pas s’faire une raison...</p>
-
-<p>Un quart d’heure s’était écoulé. La petite ouvrière,
-maintenant, sortait, la figure rassérénée, un sourire
-même sur ses lèvres chlorotiques. Elle serrait sous
-son bras un maigre paquet, des canules et des poudres
-ficelées sous du papier gris, sans doute.</p>
-
-<p>La garde-barrière s’engouffrait à son tour dans la
-chambre de visites.</p>
-
-<p>La fille d’amour travaillée comme les autres manifesta
-quelque défiance. Évidemment, elle redoutait
-l’intrusion de la police dans ses affaires privées et
-avait peur que Madame Truphot ne fût de la Tour
-Pointue. Pressée, avec des mots mielleux, des formules
-captieuses d’apitoiement, elle prononça néanmoins:</p>
-
-<p>&mdash;Comment qu’j’ai attrapé ça? Est-ce que j’sais
-moi? Un miché d’ici ou d’ailleurs... On a beau se
-laver après, pas? Il y a des types plus <i>puissants</i> les
-uns qu’les autres. Mais j’ai qu’trois semaines de retard;
-faut qu’le médecin me l’décroche... Vous comprenez,
-j’ai pas besoin d’gosse... Pour si qu’c’est un garçon<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[239]</a></span>
-qu’les bourgeois l’envoient à Deibler, plus tard, et
-si c’qu’c’est une fille qu’a soit forcée d’faire le truc
-comme moi.. Non, non... j’ai connu trop d’misère...
-Au moins lui, il n’souffrira pas.</p>
-
-<p>Elle fit une pose, saliva sur son pouce et son index
-et arrangea une de ses frisettes en l’étirant de l’autre
-main. Dans le besoin de convaincre la veuve de sa
-bonne foi, elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Moi, vous m’entendez, si c’était pas pour le
-môme, ça m’serait égal d’être grosse; ça m’supprimerait
-mes époques et m’éviterait quatre jours de
-chômage par mois... Et puis quand on est enceinte,
-on fait beaucoup plus d’argent... Il y a un tas d’cochons
-qui raffolent de ça...</p>
-
-<p>Mais, tout à coup, elle devint gouailleuse; transposant
-les rôles, elle interrogea dans un rire de
-verre cassé.</p>
-
-<p>&mdash;Non, mais dites donc, pourquoi qu’vous êtes
-ici? A votre âge on peut rigoler sans danger.</p>
-
-<p>La Truphot dut exposer impudemment qu’elle,
-une rentière philanthrope, dans un désir admirable
-de soulager la détresse des pauvres, subventionnait
-de son propre argent le docteur Marinot. En somme
-elle était quelque chose d’assez semblable à une
-dame patronesse de son œuvre.</p>
-
-<p>&mdash;Ben vrai... v’la qu’est chouette... si toutes les
-bourgeoises en faisaient autant, y aurait bientôt plus
-d’exploités, approuva la fille.</p>
-
-<p>Et, comme la porte s’était ouverte, comme la prostituée
-se levait pour succéder à la femme de l’homme
-d’équipe, Madame Truphot se hâta de disparaître
-pour n’avoir pas à placer ce boniment au médecin
-sublime. Il serait toujours temps de le lui servir une<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[240]</a></span>
-autre fois&mdash;quitte à se tirer quelque maigre somme
-pour la propagande&mdash;si elle n’avait pas d’autre
-expédient pour expliquer alors sa présence insolite
-dans l’antichambre malthusienne.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[241]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">VIII</h2>
-
-<p class="p2">Le sculpteur que les bonnes, la nuit précédente,
-s’étaient refusées à veiller, et qui avait passé ses dernières
-heures à l’air libre, tout seul au milieu de
-quatre bougies et sous les plaintes et les crissements
-du sommier épileptique de la vieille, le décédé avait
-été enterré le lendemain qui était un mardi. Boutorgne
-avait chargé une agence de funérailles de
-faire toutes les démarches et de préparer les choses,
-de façon à ce qu’il fût acheminé au cimetière sur les
-onze heures du matin, au moment où les ronds de
-cuir et les négociants qui composent, en quasi totalité,
-la population mâle de Suresnes, se sont tous
-restitués à leurs pourrissoirs administratifs ou à leur
-flibuste commerciale. De cette façon, les rues seraient
-solitaires et il n’y aurait pas à redouter d’embêtements.
-Une messe basse avait été dite. Un soutanier
-atteint de la pelade, aux joues bleutées et suppurentes,
-au ventre pyriforme, qu’on déléguait sans
-doute aux viles besognes, avait surgi d’une chapelle
-latérale et, accostant le cortège, s’était mis, sans
-préambule, à donner l’essor aux barbarismes latins
-de son répertoire. Deux enfants de chœur l’accompagnaient,
-deux jeunes bardaches vêtus d’un surplis
-en dentelle de paquet de bougies sur une souquenille
-d’andrinople. L’eau bénite, accompagnée de quelques
-gouttes de pus stillées par les écrouelles du<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[242]</a></span>
-desservant était tombée sur la bière. Ensuite de
-quoi le sacerdote, sans fausse honte, avait requis de
-Boutorgne un supplément de tarif, et les deux
-gitons, ses assesseurs, des cigarettes, cela avec le
-sourire alliciant et les mains frôleuses de l’emploi.</p>
-
-<p>Le cimetière était à peu près sans visiteurs. Le
-gardien, un vieux soldat médaillé, dont l’haleine
-encensait l’absinthe sur le dehors, vint s’aboucher
-avec le maigre convoi. Il le guida, faisant ranger sur
-l’accotement de l’allée unique deux ou trois vieilles
-femmes aux vêtements noirs élimés, qui cheminaient
-armées d’arrosoirs. C’étaient les veuves classiques
-des nécropoles, les veuves couperosées à qui le trois-six
-fut consolateur et qui aiment à se rémémorer le
-cher défunt, combien il était rigolo, le soir, après le
-<i>gloria</i>, et comme il batifolait gentiment dans l’alcove
-embellie de punaises.</p>
-
-<p>Après que le sculpteur fût inséré dans l’hypogée,
-que la Truphot munificente lui avait loué pour cinq
-ans, ce fut la nuée des croque-morts, circonscrivant
-la veuve et le gendelettre d’une dizaine de mains
-ouvertes, aux doigts énormes et spatulés, pendant
-que les bouches grimaçaient dans la concupiscence
-du billon. Ils connaissaient l’effroi, la répulsion que
-leur côte à côte inspire et ils en jouèrent en artistes,
-marchant derrière le couple, faisant, à ses trousses,
-sonner sur le pavé leurs gros souliers ferrés. Bien
-qu’on leur eût donné toute la monnaie disponible,
-ils ne consentaient pas à se faire disparaître, protestant
-d’une voix grasse qu’ils avaient eu beaucoup
-de mal, que le mort était très lourd.</p>
-
-<p>Deux semaines alors se passèrent, pendant lesquelles,
-la Truphot cuisinée par Siemans, Boutorgne<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[243]</a></span>
-et tous les autres, se résigna&mdash;sans toutefois avoir
-l’audace de déposer une plainte formelle&mdash;à expédier,
-au Parquet et à la Préfecture, un long factum
-exposant ses griefs, dont les plus notables étaient
-«qu’un individu qu’elle ne connaissait nullement&mdash;un
-fou sans doute&mdash;avait fait un soir irruption
-chez elle, sous le prétexte d’y venir reprendre sa
-femme invitée à dîner, et avec qui elle était en
-relations depuis seulement deux jours; et que ce
-Monsieur l’ayant menacée d’un revolver, elle
-n’avait dû qu’à des circonstances fortuites de
-n’être point assassinée.»</p>
-
-<p>Elle priait qu’on surveillât l’agresseur et «qu’on
-la défendît contre le retour de pareilles entreprises.»
-Le prosifère et le belge, eux, s’étaient rendus
-dans une agence Tricoche et Cacolet, une agence à
-50 francs le faux témoignage, qui avait promis de
-leur livrer tout le passé de Honved, dans lequel&mdash;à
-moins d’être malchanceux au possible&mdash;on trouverait
-bien quelque chose pour l’embêter. Puis ils
-avaient commandé aussi dix agents <i>marrons</i> chargés
-de renforcer la filature du quai des Orfèvres. De la
-sorte, Honved, ni sa femme, ne pouvaient plus faire
-un pas sans traîner à leur suite une théorie d’individus
-rasés de l’avant-veille, vêtus de redingotes
-versicolores, coiffés de haut de forme excoriés par
-un psoriasis opiniâtre ou lustrés par les ondées et
-dont les mines redoutables permettaient de se documenter
-sur toutes les variétés du prognathisme ou
-du chafouinisme humain. Siemans et Boutorgne en
-surveillaient eux-mêmes les marches et les contremarches,
-se gaudissant de la chose qui poussait Honved
-aux dernières limites de l’exaspération. Ils
-étaient là-dedans comme dans leur élément, et leur<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[244]</a></span>
-rêve était que ce dernier, rendu enragé, se portât un
-jour à des voies de fait sur quelque mouchard trop
-acharné. Cela lui amènerait une sale affaire qui les
-vengerait tous car, dans notre époque, le mouchard
-est intangible. Et ils y travaillaient du meilleur de
-leur obstination. Une trouvaille de Boutorgne consistait
-à faire accompagner Madame Honved, dans
-toutes ses pérégrinations à travers la ville, par deux
-estafiers occultes, l’un déguisé en tondeur de
-chiens, l’autre en marchand d’habits. La malheureuse,
-obsédée, affolée, se réfugiait-elle chez une
-amie ou dans une boutique de pâtisserie, le tondeur
-de chiens survenait, offrant ses services pour
-couper le chat de la maison et le regrattier ambulant
-s’insinuait peu après pour s’enquérir si on
-n’avait pas des vieux chapeaux à vendre. Même, dans
-la rue, ils s’autorisaient à lui parler, lui demandaient
-de l’argent ou bien devenaient galants, lui
-faisaient des madrigaux en affirmant qu’elle n’avait
-pas besoin de se gêner avec eux et que «son sale
-mari se foutait bien d’elle.»</p>
-
-<p>Puis une pétarade de petits échos à double entente,
-d’insinuations perfides, partit dans les journaux
-nationalistes et, en moins de trois jours, Honved,
-sourcilleux, eut quatre duels sur les bras, sans pouvoir
-toutefois arriver à débusquer les deux porteurs
-d’ailerons: les directeurs de ces feuilles, dont on
-prend surtout connaissance par le côté anal, ayant
-préféré marcher que de découvrir ceux qui les subventionnaient.
-Ah! Oui, il saurait désormais ce que
-ça coûte de s’attaquer au maquerellat triomphant.</p>
-
-<p>La chose n’avait pas de raison de cesser jamais,
-si un beau matin, la Truphot n’eût trouvé dans
-son courrier cette épistole, dont la lecture lui fit<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[245]</a></span>
-supplier peu après Siemans et Boutorgne, de ne
-plus s’acharner sur ce misérable Honved, car tout
-cela pourrait mal finir pour sa personnelle tranquillité
-et sa précieuse personne.</p>
-
-<div class="pbq">
-
-<p class="pr4 p1">Paris, 3 juin 190...</p>
-
-<p class="pi4 p1">Madame,</p>
-
-<p class="p1">La persistance dans mon entour&mdash;ce matin
-encore&mdash;de deux individus dont la qualité n’est
-pas suffisamment définie ou l’est par trop, et qui
-n’ont d’autres moyens d’existence que vos bontés,
-m’oblige à vous avertir que je viens de dilapider, ces
-derniers jours, toutes les réserves de patience sur
-lesquelles je faisais fond pour continuer à déférer
-plus longtemps au respect des hommes entretenus.</p>
-
-<p>Ces plénipotentiaires, à qui vous devez vos meilleures
-inspirations et que vous avez pris l’habitude
-d’interposer dans toutes vos négociations, se sont
-plu, il y a déjà deux semaines, à sortir de la <i>mutité</i>
-en laquelle se trouve confinée leur espèce animale,
-pour verser en des intrigues de police, enquêter sur
-ma vie, et servir actuellement de connétables à une
-bande de maltôtiers dans le marasme, qui adhèrent
-à mes talons, avec une opiniâtreté digne d’un meilleur
-usage.</p>
-
-<p>Qu’à Suresnes, ils s’aplatissent contre les murailles,
-versent incontinent dans une irréfrénable
-<i>vésarde</i> et courrent se réclamer de la maréchaussée,
-au seul surgissement devant eux de deux personnes
-non <i>squamifères</i>, qu’ils prenaient sans doute pour
-des <i>mareyeurs</i>, il n’y a point là de quoi me surprendre.
-On est Belge, <i>écriturier</i> sans travail, nationaliste<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[246]</a></span>
-et autre chose et, conséquemment, on se
-doit à ces différentes sortes de beautés.</p>
-
-<p>Mais qu’ils se livrent eux... eux!!!!! à des investigations
-sur mon passé, dans lequel la plus irréfrénable
-lumière, le soleil le mieux déchaîné, ne ferait
-pas surgir la plus petite tache, que par surcroît ils
-déclarent à tous venants et vous fasse écrire&mdash;dans
-un libelle dont communication m’a été donnée&mdash;<i>que
-vous ne m’aviez jamais vu</i> avant le soir de
-Suresnes et <i>que j’aurais l’intention de vous assassiner</i>,
-voilà, je l’avoue, ce qui totalement m’éberlue.</p>
-
-<p>Hélas! Madame, les nécessités de gagner ma vie, en
-écrivant des choses pour divertir les gens, m’ont fait
-asseoir deux ou trois fois à votre table, car on se
-documente comme on peut, et il me fallut, en ces
-occurrences et sans enthousiasme, je le confesse,
-profiter visuellement de la silhouette que vous profilez
-avec tant d’harmonie. Je me vis astreint, également,
-à bénéficier de vos discours, où bien en vain,
-on chercherait l’esprit, les propos pertinents d’une
-Créquy, d’une Dupin, ou de toute autre titulaire
-d’un Bostock à gens de lettres des siècles précédents.
-Quant à vouloir vous assassiner, grands
-dieux! pourquoi me livrerais-je à un tel carnage de
-votre personne? Je n’épouse, en aucune façon,
-soyez-en assurée, les affaires de votre entourage,
-pour vouloir, à ce point, précipiter l’ouverture de
-votre succession. D’accord avec mon ami Roumachol
-qui me servit de truchement, après m’être rendu
-compte du guet-apens que vous tendîtes à ma femme,
-j’eus seulement le dessein de la retirer sur l’heure
-de votre lararium infâme.</p>
-
-<p>Que j’y aie mis quelque hâte et plus encore de
-brutalité; que je me sois présenté sans gants et sans<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[247]</a></span>
-civilité, après avoir oublié de vous décerner ainsi
-qu’à vos invités les salams prescrits par notre civilisation,
-que je me sois en un mot exonéré de toute
-excessive urbanité, je le reconnais, mais, oserai-je
-vous faire entrevoir que lorsque quelqu’un court le
-risque d’être asphyxié en quelques minutes par un
-gaz mortel, l’acide sulfureux, l’oxyde de carbone,
-par exemple, ou d’être foudroyé par l’acide prussique,
-on se débarrasse pour voler à son secours des
-vaines contorsions de la politesse, et que le rudoiement
-des bipèdes présents à la chose est sans grande
-importance. Or, pour moi, tel était le péril couru
-par ma femme, les vapeurs dégagées par les messieurs
-qui vous entouraient pouvant être assez exactement
-comparées aux émanations délétères ou au
-toxique que je viens de vous citer.</p>
-
-<p>Sachez bien, Madame, que tous vos comportements
-me furent contés. <i>Je n’ignore rien</i>, pas même
-la scène saturée de pittoresque et d’imprévu où,
-paranymphe déplorable, vous entonniez l’épithalame
-en faveur d’un couple que je ne veux point nommer.
-Pour des cérémonies postérieures, j’oserai vous
-recommander les vers que Catulle décerne à Julie et
-à Manlius. Sans doute, ma femme était-elle destinée,
-elle aussi, à l’honneur de vous voir tenir sur sa tête
-le voile et les myrtes de l’hymen et devait-elle s’attendre
-à recevoir de vos mains augustes l’anneau
-de fiançailles qui la devait consacrer à Modeste Glaviot.
-Vouloir ainsi, à toute force, unir les autres,
-s’éjouir de la vue des amours voisines en ce qu’elles
-ont de plus secret dans <i>leurs exhibitions</i>, est un rôle
-fort difficile à faire accepter, malgré que notre
-époque pour les <i>vésanies passionnelles</i> soit bien tolérante.
-Ce rôle, le monde et les tribunaux lui assignent,<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[248]</a></span>
-à l’ordinaire, une épithète suffisante pour
-assagir les maîtresses de maison qui, dans les salons
-où s’étalent leur munificence et leur bien-dire,
-auraient quelques velléités de régenter autre chose
-que l’estomac et l’intellect de leurs commensaux.</p>
-
-<p>Certes, j’étais bien décidé à ne point sortir de l’humeur
-paisible, en laquelle, à l’issue de la soirée qui
-nous occupe, je fus me cantonner, mais s’il me faut
-combattre à l’<i>épuisette</i> ou à l’<i>épervier</i>, vous m’y
-trouvez déterminé. Voyez comme j’étais bon prince.
-J’avais répudié l’idée de tirer vengeance de l’imputation
-portée, boulevard du Palais, par M. Médéric
-Boutorgne confédéré à M. Siemans, ce dernier nous
-accusant, Roumachol et moi, de nous être présentés
-devant eux armés d’un <i>engin prohibé</i>. Je n’avais
-voulu y voir qu’une tentative maladroite pour surajouter,
-aux bénéfices de leurs emplois respectifs, le
-menu salaire réservé aux indicateurs. Je pensais
-que la profession de M. Siemans est fort encombrée
-en France, et j’augurais qu’il faisait ainsi des efforts
-louables afin de se procurer un petit pécule pour
-le cas où le Gouvernement de la République ne
-croirait pas devoir priver plus longtemps S. M. Léopold
-d’un sujet aussi avantageux, et se verrait forcé
-de solliciter son «<i>rapatriement</i>.»</p>
-
-<p>J’étais même plein de condescendance pour Monsieur
-Boutorgne&mdash;le nouveau Shakespeare comme
-l’a expertisé Paul Adam, à ce qu’il appert d’un
-papier à moi exhibé&mdash;qui cherchait ainsi sa voie
-et dans l’impossibilité purement momentanée, où
-il se trouva, sans doute, de recommencer <i>Othello</i>
-se mit soudainement à jouer la <i>peur des coups</i>, de
-Courteline, au naturel, puis, comme Cromwell, changea,
-quinze jours durant, de domicile, à chaque<span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[249]</a></span>
-vesprée, afin qu’il fût moins facile de trouver le chemin
-de ses oreilles.</p>
-
-<p>Vous voilà donc, Madame, fort à propos avertie.
-Vous voudrez bien, je pense, canaliser sur d’autres
-occupations les loisirs de ces Messieurs. Sans quoi,
-je me verrais, peut-être, dans l’obligation de porter
-le deuil parmi les habitants des grands fonds, de
-détériorer deux ou trois paires de branchies, ou
-bien d’appliquer sur les insectes de votre entourage
-un pyrèthre de coups de bâton, au risque de nuire
-pour toujours au brillant de leurs élytres: ce qui
-priverait le cours serein de votre existence de quelque
-agrément. J’aurai, cependant, la magnanimité,
-pour que votre esprit ne soit pas enchifrené d’un
-remords d’ingratitude, d’oublier que M. Médéric
-Boutorgne vint me trouver, un certain jour, de votre
-part, afin d’empêcher que le journal, aux destinées
-duquel je présidais alors, n’ébruitât le suicide de
-Monsieur votre mari qui ne sut point opposer jadis,
-à vos dérèglements, une âme d’artiste ou de dilettante
-souverainement dédaigneuse des négligeables
-contingences.</p>
-
-<p>Veuillez croire, Madame, à tous les sentiments
-de rigueur en pareilles circonstances.</p>
-
-<p class="pr4"><span class="smcap">Honved.</span></p>
-
-<p class="p1"><i>P. S.</i>&mdash;Les épîtres en langue brabançonne de
-M. Siemans seront, je dois vous en informer, fidèlement
-rendues au facteur et il me faudra, hélas!
-me priver aussi de vos autographes.</p></div>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[250]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">IX</h2>
-
-<p class="pchi">Nil immundius hoc, nihiloque immundius illud...</p>
-
-<p>La réplique à cette épistole ne se fit guère attendre.
-Bien que Boutorgne et Siemans eussent promis
-à la vieille de ne point user de représailles, Honved
-mesura, sans délai, l’étendue de leur crédit. Sa
-femme fut, dès le lendemain, arrêtée pour racolage
-par les deux agents des mœurs déguisés, l’un en tondeur
-de chiens, l’autre en marchand d’habits, qui la
-poursuivaient depuis l’histoire de Suresnes. La chose
-eut lieu comme la malheureuse se préparait à pénétrer
-dans la Bibliothèque Nationale, afin d’y faire
-quelques recherches et d’y draguer le document
-pour le compte de son mari. L’auteur dramatique,
-après une nuit d’indicibles angoisses et d’affres
-assassines passées à courir Paris à sa recherche, ne
-fut avisé qu’au matin, par un bref de la Préfecture.
-Il pensa devenir fou et ne put jamais s’expliquer
-par suite de quel inconcevable phénomène il n’avait
-pas, sur l’heure, strangulé le Commissaire divisionnaire
-chargé de lui présenter, pour cette gaffe
-déplorable, les excuses de M. le Préfet. Sans doute
-la chose fut imputable à sa prostration. Une campagne
-de presse fut amorcée qui demandait la révocation
-de M. Lépine, bien plus qualifié pour commander
-la garde Albanaise à Ildiz-Kiosk que la police
-à Paris, mais ce dernier, reprenant les aveux et les
-excuses de son sous-ordre, mentit avec son impudence<span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[251]</a></span>
-coutumière, comme il devait le renouveler plus
-tard, du reste, pour l’affaire Forissier. Ce n’est
-qu’après quinze jours qu’il consentit enfin à avouer
-sa méprise. Mais il se vengea. A l’occasion de l’arrivée
-d’un roi à Paris, une perquisition fut pratiquée
-au domicile de Honved, <i>anarchiste malthusien</i>
-disait la cote de la préfecture. Ses papiers furent
-saisis et ses manuscrits à jamais raptés par les
-argousins du Boulevard du Palais. Il n’évita qu’à
-grand’peine les compas, les appareils photographiques
-et les immondes attouchements du kustchique
-Bertillon.</p>
-
-<p>L’auteur dramatique, trop intelligent pour user
-ses forces à lutter ainsi sans espoir de réussite, dut
-se résigner. Il connut enfin qu’on ne s’attaque
-jamais impunément au mouchard et au souteneur,
-rois de la rue et rois de Paris.</p>
-
-<p>Les jours qui suivirent furent sans agrément à
-Suresnes. La veuve, terrifiée par l’idée que Honved
-pouvait reprendre l’offensive, et consciente qu’il
-avait cette fois acquis le droit de la trucider, se barricadait
-dans sa villa transformée en citadelle. Des
-cadenas dignes de l’ancienne Bastille et une chaîne
-transversale, pour le moins aussi grosse que celle
-coupant jadis l’entrée des Dardanelles, rendaient
-maintenant sa porte inexpugnable. Boutorgne, muni
-de fonds à cet effet, avait râflé la moitié de la devanture
-de Gastinne Renette. Il veillait, mieux armé
-que le Klepte à l’œil noir. Une demi-douzaine de
-revolvers obstruant ses poches, un Hammerless toujours
-à la portée de sa main, le rendaient plus
-redoutable qu’une tourelle de cuirassé. Mais l’ennemi
-ne vint point. Et le <i>prosifère</i> dut renoncer à
-l’emploi des arquebuses et des proses laborieusement<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[252]</a></span>
-composées, des proses vitupérantes qu’il avait
-préparées pour le recevoir en beauté.</p>
-
-<p>Le Belge s’était rendu invisible car le combat
-n’était décidément pas dans sa manière. Sans doute
-avait-il décidé de profiter de la chose pour s’offrir
-des vacances. Sa présence auprès de la Truphot
-n’était plus indispensable puisque le gendelettre
-s’était délégué lui-même à sa besogne accoutumée.
-Embossé à Montmartre, il ne sortait que le soir
-pour vaquer à ses besognes d’amour et à ses besognes
-d’affaires. Car Siemans avait le génie des entreprises.
-Il avait installé dans une arrière-cour un
-fond de revendeuse à la toilette qu’il administrait
-dans ses heures de loisir. Avec l’argent de sa maîtresse,
-il avait acquis à l’hôtel des Ventes, en s’affiliant
-à la bande noire, ce qu’il avait pu trouver de
-meubles fracassants et de mauvais goût, de dentelles
-chichiteuses, de fourrures affichantes et de
-bijoux pour Caraïbes, tout ce qui compose, en un
-mot, le luxe des filles galantes. Et, au fur et à
-mesure des besoins de ces dernières, gîtées dans
-son rayonnement, il les leur cédait au prix fort. Il
-tenait ses assises à la Nouvelle-Athènes.</p>
-
-<p>C’est là que la chanteuse, la grue de Montmartre,
-allait le trouver quand le prurit du meuble venait à
-la travailler et lorsque l’amant sérieux, enfin déniché,
-lui permettait d’espérer le somptuaire et le harnais
-grâce auxquels elle pourrait hausser désormais
-le tarif de ses culbutes. Mais Siemans, homme d’ordre
-et d’économie, ne consentait à entrer en pourparlers
-qu’avec les femmes en qui il débusquait les
-mêmes qualités. A celles-ci, il faisait l’avance d’un
-mobilier complet et disparate, prêtait à la petite
-semaine. Sa prescience, sa sagacité étaient telles<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[253]</a></span>
-qu’il ne perdait jamais d’argent. Il faut dire qu’il
-avait soudoyé trois employés du contentieux, du
-service des renseignements de Dufayel, qui faisaient
-le quartier. Il possédait grâce à eux tout un jeu de
-fiches, soigneusement rangées dans deux grands classeurs,
-qui ne le laissaient prêter qu’à coup sûr.
-Les femmes du quartier Bréda, pour la plupart,
-s’adressaient au successeur de Crépin, achetaient
-chez lui à tempérament les indispensables frusques
-et quand les payements avaient été effectués régulièrement
-pendant plusieurs années, chaque mois, il
-n’y avait rien à craindre: on pouvait consentir le
-crédit. On avait alors affaire à des filles qui eussent
-été d’admirables ménagères, d’exemplaires épouses
-quant à la bonne administration du foyer. Lui, Siemans,
-leur fournissait le luxe hurleur, le mousseux,
-le clinquant, l’«objet d’art», tout ce qu’elles ne
-trouvaient point chez le Sardanapale du boulevard
-Barbès, chez le Poulpe qui suce le sang des pauvres,
-chez celui qui prit la main après le petit crétin réalisé
-par Madame du Gast en si peu de jours. Le
-Belge avait aussi mis des fonds dans un hôtel de
-passes merveilleusement situé près de quatre grands
-cafés de nuit et de deux petits théâtres. C’était une
-affaire hors ligne, ses capitaux lui rapportaient là,
-depuis vingt-quatre mois, plus de deux cent cinquante
-pour cent. Il fallait bien compenser de
-quelque manière que ce fût les manies de gaspillage
-de la Truphot. Et Siemans se gardait; il n’intervenait
-que dans les transactions de tout repos: jamais il
-n’avait consenti, à l’instar de tous ses collègues, à
-pratiquer le recel, comme on l’en avait sollicité
-maintes fois. Il tenait par dessus tout à rester un
-garçon propre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[254]</a></span></p>
-
-<p>Présentement il avait des ennuis. Une de ses
-clientes, une fille d’avenir qu’il avait meublée à crédit,
-venait d’être assassinée rue de la Rochefoucauld.
-Celle-là ne paraissait pas avoir été victime de l’assassin
-classique, de celui qui chourine l’hétaïre pour
-la voler. Elle ne faisait d’ordinaire ni les cafés, ni
-les music-halls, ni la rue, mais se contentait de
-passer deux fois par semaine, à la quatrième page du
-journal de M. Letellier, une annonce ainsi libellée:
-19, rue de la Rochefoucauld, de 8 à 11, <i>gymnastique
-hygiénique pour vieillards</i>. Elle recevait beaucoup
-de monde: des officiers en bourgeois, des magistrats
-et, disait-on, jusqu’à des évêques en civil, de
-passage à Paris. Un matin on l’avait trouvée sur son
-lit dans une pose qui paraissait naturelle étant donné
-son métier: à genoux sur les courtines et la figure
-enfouie dans l’oreiller, sans aucune trace de sang.
-A y regarder de près, elle avait une balle de revolver
-de petit calibre à la base de la nuque, dans le
-cervelet. Rien n’avait été dérangé en la chambre;
-les bijoux et la recette de la journée, des réserves
-d’argent sous des piles de linge de l’armoire à glace,
-étaient intacts. Le meurtrier avait écarté soigneusement
-les cheveux&mdash;on voyait encore le sillon
-laissé par son doigt&mdash;pour trouver la profitable
-place où il devait appuyer le canon de l’arme à feu,
-et la femme avait dû croire à une caresse qui était
-dans le prix convenu. La malheureuse n’avait évidemment
-point souffert, avait dû seulement s’étonner,
-quand la mort pénétra dans son encéphale, de
-goûter une sensation aussi inédite, une secousse
-pareillement térébrante comme elle n’en éprouvait
-point d’ordinaire dans l’exercice de sa profession.
-Sans doute, c’était la première fois qu’elle ressentait<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[255]</a></span>
-quelque chose. La justice enquêtait sans pouvoir
-suivre aucune piste sérieuse. On se trouvait là devant
-l’œuvre d’un maître, devant le travail d’un artiste,
-d’un cérébral.</p>
-
-<p>Le Belge était bien embêté. Depuis deux jours
-qu’il avait quitté Suresnes, il courait du Commissaire
-de Police au Parquet et rebondissait chez le propriétaire
-pour exhiber ses titres de propriété, des
-traites qui représentaient au moins dix fois la valeur
-de ce qu’il avait livré jadis à la fille galante. Il s’efforçait
-de récupérer les meubles le plus tôt possible,
-mais tout était sous scellés. Il n’était pas au bout de
-ses démarches et se répandait en anathèmes contre
-l’assassin. Cela le déroutait; il croyait avoir tout prévu
-pour éviter les désagréments. Et voilà qu’un scélérat
-anonyme compliquait ses affaires. C’était une
-leçon; désormais, à l’instar des négociants qui
-amortissent leur matériel en dix années, il majorerait
-ses prix du cinquième pour être garanti contre
-les risques d’assassinat encourus par ses clientes.</p>
-
-<p>La Truphot inquiète sur le sort du Belge le réquisitionnait
-par dépêches mais il ne répondait point.
-Médéric Boutorgne, maintenant qu’il se croyait en
-droit de ne plus le redouter, puisqu’il avait mené si
-loin ses affaires, aurait eu bien besoin d’être relayé
-dans sa besogne, pourtant. Comme il pensait avoir
-interverti les rôles à jamais, il aurait volontiers, à
-son tour, accepté Siemans comme coadjuteur. Le
-camarade était vraiment mufle qui le laissait ainsi
-succomber à la tâche. Certes s’il avait été marié
-légitimement à la Truphot, il ne se serait pas fait
-faute de la servir à sa guise, dans la certitude de
-n’avoir plus rien à redouter. Mais il lui fallait présentement
-témoigner d’une continuelle effervescence<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[256]</a></span>
-amoureuse, conculquer des madrigaux et avoir toujours
-les lèvres en avant. Les dernières et récentes
-émotions de la vieille avaient fait lever en elle des
-appétits sans retenue. La prébende d’un ancien fermier-général
-n’eût pas rétribué la chose à sa valeur.</p>
-
-<p>Un tempérament comme celui de la Truphot
-aurait été honoré dans la Grèce antique. Des foules
-en pèlerinage, des théories pérégrinantes d’artistes,
-seraient venues de loin pour accoster le miracle et
-s’ébaubir du phénomène. Bien que sa vénusté fût
-toujours relative et que ses grimaces de sexagénaire
-satyriaque eussent été pour décourager ceux qui placèrent
-l’éjouissement de la rétine au-dessus de tous
-les autres bienfaits de la vie, des poëtes sans
-nombre se seraient efforcés de trouver à la chose
-des explications ingénieuses. Eros et Cupido et
-Cotyto auraient été sommés sur l’heure de fournir le
-pourquoi d’une bienveillance et d’une protection si
-longanimes. Certes, les aëdes en gésine d’hexamètres
-n’auraient pas hésité à se porter garants, dans
-des odes infinies et en citant tout l’Olympe, que la
-Truphot, en sa jeunesse, avait été l’héroïne d’une
-aventure amoureuse ayant réussi à toucher les dieux.
-Et ceux-ci, par reconnaissance, lui continuaient le
-privilège de volupté bien après que la fonction eût
-été abolie. A Rome, sans doute, sa notoriété n’aurait
-pas été moindre, mais le changement des mœurs et
-la rareté de l’atticisme auraient bien pu l’y faire condamner,
-par un quelconque des derniers Césars, à
-gratifier le cirque de ses ébats, dans le ballet de
-Pasiphaë, dont parle Suétone. Il est vrai que, peut-être,
-le taureau n’aurait pas témoigné d’un bon
-vouloir équivalent à celui de Médéric Boutorgne.</p>
-
-<p>Après tout, cette femme était enviable qui connaissait<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[257]</a></span>
-la pérennité du désir, et notre morale fausse
-incline seule à la blâmer. Le monde et la conscience
-abusive dont il se réclame valent-ils qu’on se prive
-d’une joie ou d’un agréable frisson? Un reste d’éducation
-imbécile, un substrat de préjugés tenaces et
-de niaises conventions nous font seuls blâmer ces
-choses. Si la Nature a décidé que certaines fibres,
-dans un individu en décrépitude, vibreraient jusqu’à
-l’anéantissement final, n’est-ce pas aller contre
-la Nature&mdash;le pire égarement d’après la
-Société&mdash;que de se soustraire aux dites vibrations?
-Et la Truphot n’eût-elle pas mis à jour une
-beauté héroïque si, au lieu de se cacher de son mieux,
-dédaignant à l’improviste l’hypocrisie bourgeoise,
-elle se fût tout à coup et sans contrainte offerte avec
-cynisme dans tout l’emportement de sa salacité
-déchaînée et splendissime? Elle était une force qui ne
-voulait point céder à la déchéance immuable des
-êtres, une révolte admirable de la Vie contre la
-Mort. Mais elle n’avait pas idée de cela, non plus
-que Siemans, Boutorgne et les autres qui, de leur
-mieux, sans l’assouvir jamais, lui notifiaient le plaisir
-d’amour. Ceux-là, après tout, étaient-ils excusables
-aussi. Il y a de si sales métiers dans la Société, qu’on
-ne peut pas dire que celui d’homme entretenu soit
-le plus abject. Ces derniers vivent de leur corps,
-mais donnent de la joie au moins à des individus de
-sexe contraire et parfois pareil. Parmi les hommes
-que révèrent leurs semblables, parmi ceux qui s’en
-vont munis de tous les profits ou de tous les honneurs
-civilisés, combien y en a-t-il dont la vie n’ait
-pas été vouée exclusivement à la pire malfaisance?
-Combien y en a-t-il qui exploitent autrui dans son
-corps ou dans son âme tout en lui faisant pleurer des<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[258]</a></span>
-larmes de sang, sans jamais lui valoir une consolation
-ou un apaisement quelconque? Oui combien
-sont-ils, parmi les enrichis, les parvenus, les glorioleux,
-les respectés, les puissants, ceux dont les comportements
-à l’arrière des décentes surfaces ne réhabiliteraient
-pas par comparaison les marlous de tout
-ordre? Avez-vous pensé déjà à ce que les façades
-muettes et sévères des maisons de Paris pouvaient
-recéler d’horrifiantes infamies, de crimes invisibles
-en une seule heure du jour ou de la nuit? Ah oui!
-si toute la ténèbre empoisonnée qui s’extravase, tous
-les pensers démoniaques, qui grouillent sous la calotte
-cranienne des meilleures bipèdes, des plus honnêtes
-gens, pouvaient être mis à jour, d’un seul coup, il y
-aurait de quoi suffoquer la Lumière et convaincre le
-Soleil de l’inanité de son effort, quand la Terre fait
-un pareil usage de la chaleur et de la vie qu’il lui
-dispense. Aussi lorsqu’on voit les Augures, les Oracles,
-les autocrates de tout acabit, les archevêques,
-les grands politiques, les «hommes du jour» et les
-<i>philanthropes</i> s’en aller les mains rouges de sang, ou
-la bouche poissée de purulents mensonges, astreints,
-pour conserver leur prestige, aux plus immondes
-turpitudes ou à la quotidienne prostitution, on n’a
-plus le courage d’en vouloir aux pauvres petits
-entretenus. Et nul, après avoir seulement un peu
-réfléchi, n’aurait le droit de haïr le Maquerellat, si
-celui-ci consentait à se tenir tranquille et n’estimait
-pas profitable à sa cause de promulguer une morale
-sous laquelle succombent les quelques gens de cœur
-qui s’obstinent bien inutilement à déambuler encore
-dans l’actuelle civilisation.</p>
-
-<p>Maintenant, la veuve déclarait que toutes les avanies,
-tous les malheurs qu’elle venait d’endurer la<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[259]</a></span>
-rendaient lycanthrope. On n’était jamais rétribué
-que d’ingratitude ici-bas. Sa faiblesse, qu’elle payait
-cher, était de n’avoir pu traverser la vie toute seule.
-Mais était-ce une raison pour qu’on la fît souffrir
-ainsi? La méchanceté des hommes, leur bassesse
-d’âme lui avaient gâté tout son talent. D’abord son
-mari n’avait jamais consenti à ce qu’elle se livrât à
-la littérature. Et, désormais, alors qu’elle aurait pu
-profiter de ses dons, elle se sentait finie. Cependant,
-elle aurait pu écrire tout aussi bien qu’une autre,
-avoir du succès, si on n’avait pas empoisonné son
-âme. Ce n’était pas si difficile après tout de faire une
-œuvre intéressante. Elle était née pour chanter
-l’amour en des accents jusque-là inconnus. N’était-elle
-pas un Tibulle féminin, comme le lui avait assuré
-Péladan? Mais, présentement, elle commençait à
-apercevoir la misère et l’inutilité de tout effort. Ah!
-oui, elle avait bien besoin de consolations.</p>
-
-<p>Boutorgne alors la remontait; il s’esclaffait, trouvait
-drôles et spirituelles les ordinaires pauvretés de
-sa conversation, se hâtant, du reste, de les noter.
-Puis, pour faire chorus, car il était dans sa nature
-de se mettre au diapason de tout le monde, il larmoyait
-sur son propre destin, pleurait dans le giron
-de la veuve. Il affirmait qu’il était à son tour poigné
-par une inexprimable mélancolie, une volonté de
-renoncement, un dégoût de tout; il se découvrait
-une âme à la <i>Manfred</i>. Oui, c’était çà une âme à la
-Manfred. Et il la pressait d’en finir, la suppliait de
-faire venir les actes pour la publication de leur prochain
-mariage. On s’en irait vivre à deux dans une
-Thébaïde, avec des fleurs, de vieux meubles qui
-disent les charmes désuets du passé, avec des livres,
-des poètes aimés; dans la douceur alanguie d’être<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[260]</a></span>
-ensemble on méditerait l’œuvre projetée, tout cela,
-sous un ciel gorgé d’azur, près de la mer amoureuse
-et lascive d’un golfe grec... non loin des fûts cannelés
-de rose d’un ancien temple hanté par les
-palombes, parmi l’harmonieux cantique, le prurit
-fervent de la terre d’Hellas exaltée par le Soleil et
-la Beauté. Une villa à Sunium! Pouvoir dater ses
-lettres de Sunium, y songeait-elle? Cela serait le
-noble exil de deux êtres qui réprouvent la laideur
-moderne, l’exode serein de deux cœurs trop délicats
-qui retournent enfin vers la glorieuse Consolatrice,
-vers la Grèce, toujours divine, vers la Mamelle
-sainte de Beauté et d’Harmonie. Mais la vieille
-hésitait, elle répondait par des phrases dilatoires.
-Rien ne pressait encore; dans un mois ou deux on
-verrait: à l’heure actuelle elle avait trop de soucis,
-trop d’affaires en suspens. Elle voulait pouvoir
-apporter à son cher Médéric une pensée libérée de
-toutes sollicitations secondaires. Et le gendelettre,
-afin de se consoler et de confirmer la veuve dans
-l’idée que jamais elle ne dénicherait un mari aussi
-bien doué que lui sous tous les rapports, témoignait
-d’une frénésie de jouvenceau que la vieille enfournait
-sans protester et, pour la <i>Revue héliotrope</i>, écrivait
-articles sur articles signés Camille de Louveciennes,
-imperturbablement. Dans le dernier, comme
-tous les crétins qui n’ont rien dans l’esprit, il avait
-dit la beauté de Venise, sur un mode à faire crever
-de jalousie Maurice Barrès lui-même et il projetait
-une exégèse des primitifs italiens à effacer Monsieur
-Huysmans.</p>
-
-<p>D’un autre côté, la maison devenait à peu près
-intenable, car l’insurrection des bonnes n’avait été
-apaisée que pour un temps. Elles se levaient à onze<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[261]</a></span>
-heures, hurlaient dès qu’on leur commandait quelque
-chose, volaient comme des missionnaires, sans
-compter qu’il fallait leur donner la pièce à chaque
-instant devant leurs menaces éhontées. Elles s’autorisaient
-à des quolibets sur le gendelettre, ricanaient
-au nez de la vieille, et venaient même frapper à leur
-porte pendant la nuit en leur demandant, avec ironie,
-s’ils n’avaient besoin de rien. Le père Saça, lui,
-était toujours couché, le dos en forme d’hameçon,
-déclarant qu’il avait l’épine dorsale brisée en deux
-endroits, au moins. On devait le nourrir de poulet et
-de gelée de viande, car il n’acceptait plus d’autre aliment,
-l’abreuver de liqueurs et lui fournir de l’argent
-pour faire le piquet avec un vieil ami qui, tous les
-jours, venait le voir et partager les bons morceaux.</p>
-
-<p>Aussi, un soir, désireux d’avoir enfin une journée
-de liberté, lui qui assumait tout seul la charge de la
-vieille et tenait tête au domestique, Boutorgne pria
-sa mère de lui dépêcher une lettre où elle l’informerait
-qu’elle était souffrante. Il reçut le télégramme
-libérateur, partit et vagua dans Montmartre, en
-quête d’un ami avec lequel on pourrait, le soir même,
-se livrer à une petite orgie. Siemans fut introuvable,
-rue Pigalle. Il avait des histoires avec les héritiers
-de la fille galante qui ne voulaient point reconnaître
-ses créances. Le gendelettre, alors, se décida à
-grimper la rue Lepic, encombrée à cette heure de la
-matinée par les marchandes au panier, harengères,
-vendeuses de lacets, négociants en cresson et petits
-camelots barrant les trottoirs pendant que les boutiques
-dégorgeaient, vomissaient des étalages de
-viandes, d’épiceries, de beurres, de volailles, aux
-tonalités et aux senteurs confondues. Les façades
-étroites des débitants crevaient de pléthore, semblaient<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[262]</a></span>
-éclater comme des ventres trop gonflés
-qui répandaient leurs intestins de légumes, leurs
-boyaux de charcuteries diverses, pendant que la rue
-tout entière clamait la gloire de la boustifaille. Des
-relents insidieux de fromages traînassaient, dominant
-la fadeur des quartiers de bœuf éventrés, d’un
-rouge brun, ou l’odeur pointue des éventaires de
-fruitiers. Une fourmilière humaine s’activait, flairant
-au travers de la voie déclive les denrées étalées, se
-ruant sur les mangeailles, grouillant, s’écartelant, se
-disloquant dans les rues voisines, toujours renforcée
-par des coulées adjacentes de ménagères ou
-d’hommes en pantoufles, porteurs de cabas.</p>
-
-<p>Vue du terre-plein de la place Blanche, c’était une
-fresque extraordinaire, d’une vie énorme, un assaut
-gigantesque vers la joie de manger, une artère excessive,
-une aorte monstre, charroyant, le long de ses
-boutiques lie de vin, le sang et la nourriture de tout
-un coin de cité.</p>
-
-<p>A l’angle de la rue de Maistre, un groupe de gens
-dessinait un cercle placide et amusé, d’où partaient
-des rires et des encouragements à une présumable
-bataille, car deux cannes s’enlevaient au-dessus des
-têtes, à l’intérieur du cercle, et retombaient rythmiquement.
-Le gendelettre s’approcha et, parvenu au
-premier rang des curieux, tout en jouant des coudes,
-sa stupéfaction fut profonde.</p>
-
-<p>Sarigue et le comte de Fourcamadan se torgnolaient
-là, en tout loisir et toute sécurité, circonscrits
-d’une triple haie d’individus exhilarants et épanouis
-d’aise par ce spectacle toujours consolateur et très
-fréquent dans Montmartre.</p>
-
-<p>&mdash;Le comte Gaspard de Fourcamadan est un escroc!
-vociférait Sarigue en présidant de son mieux à l’envolée<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[263]</a></span>
-et à la chute de son rotin sur les épaules armoriées.</p>
-
-<p>&mdash;Cet homme sort du bagne, Andoche Sarigue est
-un assassin! piaillait le comte d’une voix de matou
-asexué.</p>
-
-<p>Il avait la figure résillée de rouge, un œil déjà
-violet; les revers arrachés de son veston pendillaient
-lamentables, et il reculait, se sentant le moins fort,
-pendant que les boucles frisottantes de sa chevelure
-huilée de bardache napolitain lui coulaient sur le nez.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ça personne ne viendra donc nous séparer,
-implora-t-il, en dardant sur l’entourage peu secourable
-des regards éperdus.</p>
-
-<p>Le prosifère dut se précipiter entre eux. Mes chers
-amis, voyons? vous... un gentilhomme et un artiste
-se colleter ainsi comme des portefaix... Ah! non
-vous m’affligez..</p>
-
-<p>Le comte de Fourcamadan s’était accroché à son
-bras tout heureux du secours imprévu.</p>
-
-<p>&mdash;Vous m’emmenez, n’est-ce pas Boutorgne? Ah!
-oui vous m’emmenez, je vous conterai la chose...</p>
-
-<p>Et il lui détailla toute l’affaire. Sarigue lui avait
-pris sa femme. Oh! cela n’était pas niable: il était
-cocu. Mais d’autres l’avaient été avant lui, et le
-seraient bien après. Puisque Molière, Napoléon et
-Hugo n’y avaient pas échappé il n’y avait aucun déshonneur
-à cela. Il s’en serait consolé facilement. Mais
-voilà, Sarigue l’avait fait jeter dehors par sa belle-mère
-laquelle trouvait enfin une aide et un point
-d’appui pour réussir cette combinaison qui lui souriait
-depuis longtemps déjà. Sarigue avait donc tenté
-cette randonnée non pas tant sur la personne de la
-comtesse que sur son avoir. Oui, ce qui l’avait séduit
-par dessus tout, c’étaient les 8.000 livres de rentes
-du ménage, la maigre provende dont on vivotait<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[264]</a></span>
-chichement. Lui, le comte n’avait que sa noblesse,
-son blason indéniable et son talent d’auteur dramatique
-qui, avant peu, bien sûr, finirait par conquérir
-les scènes du boulevard. On avait beau dire, trois
-de ses actes étaient reçus au Gymnase et il en avait
-quatre aussi d’acceptés au Vaudeville. Jadis les gentilshommes
-se faisaient verriers, lui avait préféré se
-faire écrivain dans l’espoir de reconstituer un jour,
-avec les droits d’auteur fabuleux, l’hoirie familiale
-dissipée par le feu comte, son père. Mais comme
-jusque-là, il n’avait pu apporter quoi que ce fût au
-ménage, sa belle-mère&mdash;qui n’était plus par les
-Boisrobert&mdash;sa belle-mère qui avait une âme de
-boutiquière sordide avait louché sur la rente mensuelle
-de deux cents francs dont Sarigue était détenteur.
-C’était toujours ça. Le père de celui-ci, huissier
-en Tunisie, avantageait, en effet, sa progéniture
-d’une pareille munificence et la mère de la comtesse,
-cette vieille harpie&mdash;qui n’était plus du tout sa
-cousine par les Montlignon, mais bien la veuve d’un
-marchand d’huiles de Béziers décédé dans la déconfiture&mdash;avait
-escompté l’héritage du recors tunisien
-qui devait revenir à Andoche Sarigue un jour ou
-l’autre. Bref, sa femme l’avait plaqué là, lui poussant,
-un beau soir, la porte au nez et le jetant sur le pavé
-avec ses hardes. Ah! il était frais, maintenant! A
-quarante ans passés, il fallait se refaire une situation.
-Et tout cela, pour avoir commis l’imprudence
-d’amener ce sale individu dîner une fois chez lui! Si
-encore il s’était contenté de la femme seule, cela
-pouvait aller, mais ce scélérat avait tout piraté: la
-matérielle, les rentes, la villa sur les bords de l’Oise.
-Il s’était installé en maître dans la place chaude et
-tous les jours, deux ou trois fois, contait le drame<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[265]</a></span>
-d’Algérie à sa belle-mère, une vieille liseuse de
-romans. Désormais, lui, le comte de Fourcamadan
-devrait retourner à sa vie de bohème, reprendre les
-expédients du passé, faire d’affreux métiers, car son
-actuel emploi de critique dramatique à l’<i>Aurige</i> de
-Montmartre ne le nourrissait pas. Il ne détenait plus
-qu’une ressource: le suicide, un homme de son
-rang ne pouvait consentir à déchoir deux fois.</p>
-
-<p>Planté devant Boutorgne, il s’empara d’un de ses
-boutons, pendant que son poing droit, dardé en l’air,
-menaçait les dieux.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mon cher, en un seul jour, j’ai perdu une
-femme, un enfant, une fortune et une maison de
-campagne..... tout ça pour avoir été trop confiant.....</p>
-
-<p>Il se répandit encore en récriminations. Sarigue
-n’avait-il pas eu l’audace, le matin même, de lui
-dépêcher deux témoins: un pontife du journalisme et
-un <i>tartinier</i> de moindre encolure qui étaient venus
-lui demander, au saut du lit, une réparation par les
-armes. Le comte de Fourcamadan, qui cousinait avec
-les Montmorency, ne pouvait pas croiser le fer avec
-un homme qui avait fait cinq ans de bagne et se
-trouvait par cela même disqualifié. Non, lui portait
-une fleur de lys, en verrouil, dans son blason, l’autre
-la portait sur l’épaule. C’était ce qui les différenciait.
-Il avait eu beau l’expliquer aux seconds de Sarigue,
-ceux-ci s’étaient emportés. Le pontife, à qui son
-altitude imposait la retenue dans le discours, avait
-fait un signe à son compagnon:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous donne licence de qualifier ce Monsieur
-comme il le mérite, avait-il proféré; et l’autre l’avait
-alors traité de lâche, lui disant qu’il était comte
-«comme ses pieds», et que sa mère avait dû le
-procréer d’un marmiton, derrière une porte, un soir<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[266]</a></span>
-d’orage. Sa femme de ménage, appelée à la rescousse,
-en désespoir de cause, les avait expulsés à
-coups de tisonnier, et deux heures après, alors qu’il
-sortait pour porter sa copie à son petit canard,
-l’amant de sa femme lui était tombé sur le dos, la
-canne haute. Il allait porter plainte et le faire renvoyer
-à Cayenne. Cela ne traînerait point.</p>
-
-<p>Le noble comte ne mentait pas, le rapt de sa
-femme par Sarigue avait bien été condimenté d’un
-cartel inattendu. Car c’est un fait à noter, un trait
-précieux des mœurs contemporaines: les marlous
-bourgeois ne lésinent jamais sur le point d’honneur.
-Ils s’envoient réciproquement des témoins à tour de
-bras, se hâtant, du reste, de se modeler ainsi sur
-leurs collègues du boulevard extérieur. Ceux-ci
-vident leurs querelles au couteau, illuminent leurs
-écailles de l’éclair du surin, sont très chatouilleux
-sur les atteintes portées à leur lustre individuel et
-font tête au sergot en la suprême défense du sanglier
-coiffé par les chiens, qui joue du boutoir en
-toute beauté. Aussi leurs confrères en chapeau de
-soie se sont-ils empressés de ne point laisser tomber
-en désuétude les coutumes de la Tribu. Dans Paris,
-du matin au soir, circulent des Messieurs très bien
-qui vont portant le défi de leurs commettants ichtyoïdes.
-Depuis l’entretenu légal, celui qui a épousé
-la fille du tripier de Chicago, la milliardaire américaine,
-celui qui restitue les fastes du passé et traite
-les rois de passage comme Fouquet traitait
-Louis XIV: M. Boni de Castellane, par exemple,
-jusqu’au plus petit <i>maqueraillon</i> qui se respecte,
-tous ne barguignent pas sur l’offense et pratiquent
-Chateauvillard sans omission. Il est à présumer que
-Gastinne Renette et les salles d’escrime pourraient<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[267]</a></span>
-fermer boutique du jour au lendemain s’ils n’étaient
-point assurés de cette indéfective clientèle.</p>
-
-<p>Boutorgne en soutenant de son mieux l’aristocrate
-contondu, l’introduisait chez un pharmacien où il
-pourrait se faire retaper, rechampir de bandelettes
-et de sparadrap pour, ensuite, circuler décemment
-dans l’apparence d’un Monsieur qui vient d’être victime
-d’un accident d’automobile.</p>
-
-<p>&mdash;N’est-ce pas, très cher, pour tout le monde c’est
-un accident de voiturette, avait prié le comte, et le
-gendelettre en était tombé d’accord. Sur le seuil du
-potard, le <i>prosifère</i> se retourna, pour voir ce qu’était
-devenu Sarigue. Celui-ci était resté entouré de trois
-ou quatre autochtones de Montmartre, qui le complimentaient
-sans doute sur sa vaillance et recevaient
-de sa bouche le détail et le commentaire de ses
-exploits. Mais quand il vit Boutorgne et Fourcamadan
-engagés dans l’emporium à bocaux, il fit
-demi-tour brusquement, prit le pas de course et fila
-par le haut de la rue Lepic, dans la direction de son
-domicile, comme si, désormais, il n’avait plus un seul
-instant à perdre. L’amant de la Truphot alla poser
-alors une main protectrice et amie sur l’épaule du
-comte, dont un commis, armé d’une sorte de coquetier
-et d’une petite éponge, lotionnait les orbites.</p>
-
-<p>Au café de l’<i>Aiglon</i>&mdash;un des centres les plus
-actifs du putanat montmartrois&mdash;où tous deux
-accostèrent peu après, Boutorgne proposa une petite
-débauche pour le soir; justement il était en fonds.
-Le comte n’aurait qu’à se coiffer d’une casquette
-anglaise, à endosser un cache-poussière que l’on
-irait quérir chez un sien ami chauffeur demeurant
-tout près, et il passerait aux yeux de tous pour une
-intéressante victime du sport. Fourcamadan paraissait<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[268]</a></span>
-enchanté. La perspective de se riboter avec des
-grues lui faisait oublier tous ses récents désastres.
-C’est cela, on prendrait au passage deux acteuses
-d’un théâtre de la rue Blanche à qui&mdash;cela tombait
-bien&mdash;il avait promis un coup d’encensoir dans
-son papier et on soupaillerait de compagnie. Mais,
-s’étant enquis si Boutorgne comptait, après la fête,
-s’expédier à Suresnes et ayant reçu une réponse
-négative, le noble comte réfléchit une minute, fronça
-le front comme pour donner plus d’acuité à ses
-concepts et changea d’avis tout à coup. Il avait trop
-présumé de ses forces, dit-il. Voilà qu’il se sentait
-envahi par une migraine à faire éclater le couvercle
-de son crâne, un mal de tête furibond, résultat de
-ses émotions du jour. Et puis, il était tout moulu,
-courbaturé atrocement. Il n’éprouvait aucune honte
-à le confesser: il n’était point fait pour les pugilats.
-Le matin du jour où, en duel, il avait reçu dans la
-cuisse la balle du prince Murat, ce qui était une
-blessure noble, on lui aurait demandé de faire la
-fête, le soir, qu’il aurait marché. Mais aujourd’hui,
-il était écœuré par l’odieux de ces procédés de coltineur.
-Il préférait rentrer, oui, se mettre à la diète
-et demain après deux bons massages, il n’y paraîtrait
-plus.</p>
-
-<p>Boutorgne dut le quitter après qu’il eût plusieurs
-fois consulté sa montre et requis un indicateur:
-un train qu’il lui fallait prendre à la fin de la
-semaine, expliqua-t-il. Et le <i>prosifère</i> décida de
-rejoindre Irma, une vieille connaissance du quartier
-latin, une fille énorme, à la fressure toujours en
-émoi, qui pour moins d’un louis, vous précipitait,
-une nuit durant, en des spasmes avantageux et de
-la meilleure qualité.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[269]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">X</h2>
-
-<p class="p2">Débarqué à Suresnes, le lendemain, sur les deux
-heures de l’après-midi, Médéric Boutorgne précipitait
-le pas de ses petites jambes car il était porteur
-de nouvelles affriolantes qui devaient, à son sens,
-faire escalader à la veuve les différents échelons de
-l’allégresse. D’abord, le dernier Camille de Louveciennes,
-de la <i>Revue héliotrope</i>, avait été reproduit,
-<i>in extenso</i>, avec des commentaires laudatifs, par les
-<i>Cahiers helvètes</i>, un fascicule de Lausanne dont le
-secrétaire de rédaction était un ami à lui. C’était un
-article sur les primitifs flamands du Louvre, réfléchis
-par son propre entendement, par le miroir de son
-âme, après que la Truphot, au préalable, eût fait circuler
-ses dires à travers les provinces radieuses de
-son esthétique personnelle. Car la vieille avait des
-idées, beaucoup de concepts avantageux sur la peinture
-en particulier. Elle détenait des aperçus qui
-eussent fait passer Joris Karl pour un sacristain
-wallon, rien qu’à la confrontation avec les verdicts
-de ce dernier; elle donnait aussi l’envol à des théories
-que le sar Péladan n’eût pas répudiées pour se
-faire honneur dans les salons où l’on calamistre
-le cinède. Puis, Médéric Boutorgne serrait contre
-son cœur un précieux papier, une lettre bizarre
-reçue le matin même qui, si elle n’était pas une
-pure fumisterie, promettait quelque chose d’invraisemblable,<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[270]</a></span>
-un spectacle d’un haut ragoût pour
-quiconque, comme lui, faisait partie des Lettres
-françaises. On se rendrait à l’invitation formulée en
-cette épître avec la Truphot. Comme tout arrive dans
-le monde de la Littérature, surtout les faits du plus
-pur maboulisme, on pouvait&mdash;d’après le contenu
-de l’épistole et la personne du signataire&mdash;conjecturer
-ce qu’il y avait de plus formidable dans l’insolite
-et l’imprévu.</p>
-
-<p>Il se fit reconnaître, à la porte, en prononçant à
-trois ou quatre reprises les paroles cabalistiques destinées
-à lui valoir l’accès de la maison, car la veuve,
-toujours embastionnée, avait institué tout un jeu de
-formules convenues afin que l’aventure de l’autre
-soir ne se renouvelât pas. Parvenu en trois sauts
-jusqu’à la salle à manger, le gendelettre, tout à
-coup, recula d’un pas et resta bouche bée, anéanti,
-comme si un aérolithe venait soudainement de
-choir à ses pieds.</p>
-
-<p>Devant un petit guéridon poussé contre la table
-non desservie encore et qu’encombraient les reliefs
-du déjeuner, la veuve, Justine, la femme de
-chambre, Sarigue et le comte de Fourcamadan faisaient
-tranquillement un petit poker à quarante sous
-de relance.</p>
-
-<p>&mdash;Cent sous et deux francs de mieux, disait l’Africain
-à l’homme blasonné..... un carré de rois, rien
-que ça... votre full aux valets est comme les pièces
-de Jules Lemaître, ou la parole d’honneur de Truculor,
-il ne vaut rien... j’empoche.</p>
-
-<p>&mdash;Et moi qui avais un brelan d’as; bien sûr je me
-serais déshabillée dessus, déclarait la Truphot, par
-manière de parler, sans que ses partenaires parussent
-sursauter d’effroi à l’audition d’une telle menace.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[271]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Quoi?... c’est moi qui <i>le suis</i> et, contrairement
-aux proverbes qui, décidément, sont la sagesse des
-imbéciles, c’est lui qui a la veine. Non, mais, vous
-n’allez pas nous regarder comme ça, avec des yeux
-grands comme des plaques tournantes, continuait le
-comte qui, cette fois, interpellait Boutorgne à qui
-l’émotion venait de retirer l’usage de la parole,
-comme le jour du dîner où il devait emporter de
-haute lutte l’amour de Madame Honved.</p>
-
-<p>La veuve perdait douze louis que Sarigue et Fourcamadan
-empochaient par part à peu près égale.</p>
-
-<p>&mdash;Ils ont couché avec elle... ils ont couché avec
-elle... se désespérait <i>in petto</i> le malheureux prosifère
-se rappelant tout à coup la fuite de Sarigue la
-veille, dans le haut de la rue Lepic, et le manège du
-comte refusant sa petite noce dès qu’il l’eût assuré
-qu’il ne devait pas rentrer le soir même à Suresnes.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis frit... c’est sûr... Mais voyons, Fourcamadan
-n’est parti que le second; il a dû être distancé.</p>
-
-<p>Sarigue l’inquiétait peu quoique très redoutable
-dans les choses d’amour. Mais il devait épouser la
-comtesse après divorce et avait été fiancé par la
-veuve. Avec lui rien de durable n’était à craindre.
-Il ne devait avoir comme but que de soutirer quelque
-somme. Le péril, c’était l’autre qui se trouvait sur le
-pavé maintenant et n’avait plus d’autre ressource
-que de placer son titre à nouveau. Si la veuve s’excitait
-sur les armoiries, il n’y avait pas à dire, il
-était fichu, lui. Tant d’efforts, tant de sales besognes
-acceptées et réalisées pour rien... Ah! c’était bien
-là sa chance coutumière.</p>
-
-<p>Le comte ajustait présentement sur lui un visage
-d’un effroyable coloris; ses deux orbites tuméfiées,<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[272]</a></span>
-d’un violet exaspéré se nuançaient du savant dégradé
-des couchers de soleil; des cercles concentriques de
-rose et de bleu sombre rayonnaient jusqu’au milieu
-des joues recouvertes, elles aussi, par les torgnoles
-de la veille, d’une frottée de pastels tenaces et polychromes.
-Le nez, au centre de sa petite face chafouine,
-deux fois grosse comme le poing à peine, se
-boursouflait sous une pourpre vineuse, et la lèvre
-inférieure se gonflait, d’un rouge sale, tel un bourrelet
-de porte-fenêtre mal essuyé.</p>
-
-<p>Et puis il avait eu l’idée, plusieurs jours auparavant,
-de laisser pousser sa barbe, une barbe qui
-était maintenant d’un noir sans entrain, piquetée de
-blanc et qu’on aurait pu utiliser assez pratiquement
-déjà comme brosse à décrotter, étant donnée son inéduquable
-rugosité.</p>
-
-<p>Evidemment, avec un pareil extérieur, peu susceptible
-de déchaîner les frénésies, il n’avait pu
-embarquer dans la couche de la Truphot, diagnostiquait
-Boutorgne pour se conforter. Fourcamadan
-riait d’ailleurs, s’avérait au mieux désormais avec
-son agresseur de la veille qu’il tutoyait même par
-instants, réconcilié sans doute par quelque flibusterie
-réalisée en commun. Le larcin de la femme,
-de la fortune et de la maison de campagne paraissait
-avoir été amnistié par lui, déjà. En gentilhomme qui
-sait vivre, il ne le chicanerait plus dorénavant à
-propos de pareilles misères. Il avait été le moins fort,
-et pour une fois le moins roué. Il acceptait l’ukase
-de la Fortune, en patricien qui ne récrimine pas inutilement.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne, toujours sans voix, conservait
-l’apparence d’un malheureux inopinément statufié. Il
-expirait de petits soupirs d’angoisse et n’arrivait pas<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[273]</a></span>
-à proférer la moindre phrase. Cet homme-là, certainement,
-était né <i>stupéfié</i>; il avait l’ébahissement
-congénital. Malgré tout, en cette minute encore, il se
-trouvait plus de savoir-faire qu’aux camarades et ne
-doutait point de l’issue du tournoi. Sa campagne antérieure&mdash;d’une
-scélératesse si niaise&mdash;lui apparaissait
-comme une petite merveille de rouerie compliquée.
-On verrait bien qui l’emporterait en définitive.</p>
-
-<p>&mdash;Non, mais tournez-vous..., dit le comte peu difficile
-sur le choix de ses plaisanteries, en désignant
-le gendelettre à ses compagnons, non, mais il en bave
-comme un escargot qui regarde découcher sa promise...</p>
-
-<p>La vieille s’esclaffait, sans rien trouver d’injurieux
-au quolibet, étant de trop bonne compagnie et ayant
-l’esprit assez large, par surcroît&mdash;comme elle le
-disait souvent&mdash;pour ne pas tolérer les facéties de
-ses invités. Tout cela l’amusait. Jamais elle n’avait
-été courue de la sorte, même au temps de sa jeunesse,
-à l’époque de Monsieur Truphot; d’autre part,
-peut-être, ne prenait-elle pas Boutorgne très au
-sérieux.</p>
-
-<p>&mdash;Eh! bien quoi? Arrivez donc, on va vous faire
-un jeu, commandait le héros passionnel.</p>
-
-<p>&mdash;Amitiés à tout le monde, finit par évacuer le
-dérouté Médéric en serrant les mains tendues et en
-baisant celle de la veuve. Excusez-moi, j’ai marché
-si vite... un peu de dyspnée... et puis voir le comte
-dans cet état.</p>
-
-<p>&mdash;Un accident d’automobile, les journaux sont
-pleins de ça... ce matin; nous avons culbuté avec le
-duc de Valfreneuse à la descente de la côte de
-Picardie. N’est-ce pas Sarigue?</p>
-
-<p>&mdash;Certainement, répondit l’autre avec le sérieux<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[274]</a></span>
-qu’il devait avoir usagé pour répondre, jadis, au
-Président des assises.</p>
-
-<p>&mdash;J’apporte des nouvelles épatantes, réexpectora
-Boutorgne résolu à pallier le désastreux de son
-arrivée.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! oui, elles doivent être fraîches vos nouvelles,
-elles sont au moins contemporaines de la première
-dent de Sarah Bernhardt, ou de sa prime scène
-d’amour avec Damala, quand celui-ci posa sa blanche
-main sur la gorge aussi immatérielle que déjà
-avancée, ce qui s’appelait, en 82, <i>la prise du mamelon
-vert</i>... Non, mais nous prenez-vous pour des gens
-sans accointances avec les gazettes?... On les connaît
-vos nouvelles... Vous allez nous apprendre,
-n’est-ce pas, que M. Éliphas de Béothus, le type qui
-voulait détruire la planète, le soir du dîner, vient
-d’être arrêté pour avoir assassiné cinq personnes?...
-ironisa le comte gouailleur à l’adresse du prosifère.</p>
-
-<p>&mdash;Comment vous savez? je tiens la chose d’un
-camarade qui est attaché au Cabinet du préfet...
-aucun communiqué n’a encore été fait aux journaux...
-répliqua Boutorgne.</p>
-
-<p>&mdash;Nous savons tout, fit Fourcamadan, sentencieux,
-l’index levé, et en braquant sur l’autre son
-visage coloré comme un ciel d’Orient... Nous savons
-bien d’autres choses encore... Celle-ci, par exemple;
-à moins d’être menteur comme l’<i>Agence Havas</i>,
-vous confesserez que vous êtes porteur d’un papier
-extravagant, dont la teneur est identique à ce qui
-suit...</p>
-
-<p>Et le comte, debout au milieu de la pièce, se mit
-en devoir de donner lecture, d’une voix crécellante,
-de la missive reçue par la Truphot, le matin même,
-et en tous points semblable à celle que le gendelettre,<span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[275]</a></span>
-en surprise, se préparait à notifier son auditoire:</p>
-
-<p class="pc2">Hôpital Ambroise Paré.<br />
-Place de la Nation.<br />
-Salle Velpeau.</p>
-
-<div class="pbq">
-
-<p class="p1"><i>Le plus notable Réprouvé des Temps modernes, à
-qui Dieu décerna l’inconcevable honneur d’être choisi
-entre deux milliards de créatures humaines, afin
-d’être supplicié durant vingt années sur un Calvaire
-d’angoisse qui, seul, peut rivaliser avec le Golgotha</i>:
-<span class="smcap">cela pourra racheter le Monde de trois mille ans
-de pourriture littéraire</span>, <i>Jacques Paraclet, pour
-le nommer, informe les personnes qui, de près ou de
-loin, s’intéressent encore à l’art d’écrire, qu’il tient
-actuellement, à l’hôpital Ambroise Paré, l’emploi de
-moribond</i>.</p>
-
-<p><i>Démuni des quarante sous nécessaires pour intéresser
-à son trépas l’infirmier de service, il entend ne
-pas être privé des témoins</i>&mdash;<span class="smcap">Les Mêmes</span>&mdash;<i>qui, jadis,
-contresignèrent de leur présence les profitables râles
-et les délicieuses convulsions du Fils de l’Homme.
-D’autre part, comme il s’est toujours montré respectueux
-des plus légitimes désirs de ses contemporains
-et qu’il n’ignore pas ce qu’on doit à ses semblables,
-il fera le possible pour ne priver aucun individu
-de bonne volonté du spectacle consolateur de son
-agonie</i>.</p></div>
-
-<p class="p1">Boutorgne était atterré. Le comte lui avait coupé
-ses effets un à un. Mais les opinions fusaient déjà.</p>
-
-<p>&mdash;C’est une fumisterie, comme lui seul sait les
-conditionner, prononça Sarigue.</p>
-
-<p>&mdash;Raison de plus pour y aller, répliqua la Truphot<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[276]</a></span>
-qui, sans doute, n’en avait pas eu pour ses quinze
-louis et espérait quelque supplément ultérieur.</p>
-
-<p>&mdash;S’il s’emploie à décéder, comment voulez-vous
-qu’il ait pu lancer des faire-part? reprenait, avec
-assez de bon sens, le compatriote de Jugurtha.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! c’est un homme de précaution; je le connais:
-il devait les porter sur lui depuis plusieurs
-années, en toute prévision; il n’y avait sans doute
-que le nom de l’hôpital à apposer, émit Boutorgne.</p>
-
-<p>&mdash;Puisque c’est gratuit, pourquoi n’irions-nous
-pas? trancha le comte.</p>
-
-<p>D’un commun accord, il fut décidé qu’on irait.</p>
-
-<p>Et comme la petite bande, une demi heure après,
-s’engouffrait dans la gare, le comte tira Sarigue par
-la manche, le ramena un peu en arrière des autres
-en lui prenant les mains, et lui coula dans l’oreille,
-lui parlant de sa femme qui, la veille, accompagnée
-d’un homme de loi, avait envahi l’ancien domicile
-conjugal pour sauvegarder les meubles et les
-nippes lui appartenant par contrat.</p>
-
-<p>&mdash;La comtesse est d’une nature aimante... tâchez
-d’être très caressant avec elle... hier, elle m’a fait
-une scène... vous avez dû la négliger... je ne voudrais
-pas qu’on se quittât en gens mal élevés...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[277]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">XI</h2>
-
-<p class="p2">Une heure après cette lecture, toute la bande
-débarquait à la gare Saint-Lazare. On s’entassa dans
-un fiacre pour gagner l’hôpital, et comme justement
-on se trouvait être au jeudi&mdash;jour de visites&mdash;cela
-allait au mieux, à moins cependant qu’on ne se présentât
-après l’heure de fermeture des portes. Jusqu’à
-la place de la Bastille, tout marcha parfaitement,
-mais là survinrent des incidents qui firent croire
-qu’on n’arriverait jamais. Près de la colonne, le cheval
-se cabra à demi, s’enlevant, tout à coup, dans les
-brancards, avec ce qui restait de force nerveuse dans
-sa carcasse de bête boulimique insuffisamment sustentée.
-Un bicycliste chassieux, coiffé d’une casquette
-à carreaux noirs et blancs, les bas tombés sur les
-talons et découvrant des tibias ennemis du savon,
-venait de lui passer sous les naseaux avec un cri
-guttural, et maintenant il filait, exagérant la rotondité
-simiesque de son dos, pendant qu’il adressait au
-cocher le vocable ayant servi de pétarade dernière
-à Waterloo, vocable qui devait, à n’en pas douter,
-constituer pour lui, comme pour la plupart de ses
-pareils, le lustre principal de sa conversation. Maintenant
-l’automédon vociférait à son tour, réquisitionnait
-dans ses lectures de l’<i>Intransigeant</i>, dont la
-manchette dépassait la poche de sa houppelande, de
-péjoratives épithètes, qu’il lançait de loin, à la volée,<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[278]</a></span>
-contre son ennemi occupé à virer dans le tournant
-de la rue Jean Beausire. Un moment même, bien
-que Boutorgne se fût accroché à ses basques, il parut
-vouloir l’y suivre, le fouet haut, pour affirmer, sans
-doute, la supériorité et le brio de sa coprologie alimentée
-aux sources des meilleurs polémistes. Mais
-un autre pédard survint, coiffé celui-là d’un képi
-bahuté de collégien, qui recommença la même
-manœuvre, et décocha comme invectives à l’homme
-au chapeau ciré les noms de deux temps des verbes
-latins, que celui-ci prit pour d’effroyables injures.</p>
-
-<p>&mdash;Sale supin... bougre de gérondif...</p>
-
-<p>&mdash;Quoi qu’il dit... l’entendez-vous... C’est toi qui
-en est un de supin, hé youpin... vermine cosmopolite...
-fils de Franc-Maçon... vendu à l’Allemagne...
-immonde dreyfusard!... tonitruait le cocher congestionné
-qui fouaillait sa bête pour rattraper le cycliste
-échappé.</p>
-
-<p>&mdash;Cent sous si vous nous jetez à Ambroise Paré
-avant dix minutes, cria Sarigue, en désespoir de
-cause.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! pour sûr; faut qu’ça soit pour vous, mon
-prince, sans ça j’aurais préféré rater ma <i>moyenne</i> et
-lui arracher les oreilles à ce sectaire, répliqua,
-en pointant sur la gare de Vincennes, l’homme de
-l’Urbaine dont la triste destinée était de passer toute
-sa vie avec un ou des bourgeois au derrière. Des
-passants amusés stationnaient au large sur le terre-plein;
-un garde municipal tirait sa moustache cirée
-en faisant miroiter complaisamment au soleil la bague
-d’argent, à chaton bleu, qu’il portait à l’annulaire.
-Deux ébénistes s’étaient arrêtés au ras du trottoir,
-l’un portant sur l’épaule un fronton, et l’autre un
-panneau de lit, d’un style dit <i>Henri II</i>, dont la prépondérante<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[279]</a></span>
-hideur réussit à contenter les bourgeois
-les plus difficiles, en mal d’agencement mobiliaire,
-et dans lequel la plupart d’entre eux aiment à se
-reproduire et à confabuler.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, pige donc l’aztèque de la haute... en v’la
-encore un qui a été fait avec du sperme coupé
-d’eau... dit le premier en désignant le comte de Fourcamadan
-dont le visage s’adornait toujours d’un coloris
-digne d’une toile de luministe.</p>
-
-<p>&mdash;Sûr... il s’ra fait <i>sonner</i> par Gérault-Richard,
-hier chez Vianey, pour avoir interrompu le baron
-Millerand, ajouta l’autre.</p>
-
-<p>Tous deux se mirent à rire pendant que le comte
-criait à son tour, de sa voix suraiguë.</p>
-
-<p>&mdash;Dix francs... vous entendez cocher... dix francs.</p>
-
-<p>&mdash;Un demi-louis, ah! votre Altesse est aussi généreuse
-que le général Boulanger: c’est juste ce qu’il
-m’a donné pour le mener à la gare du Nord, quand
-il a filé dare dare sur Bruxelles... car c’est moi qui
-l’ai trimballé.</p>
-
-<p>La compacte fourmilière du faubourg Saint-Antoine,
-avec sa senteur de bois vernis, avec son
-grouillement d’êtres enfiévrés coulant le long des
-boutiques, obstruant la chaussée en un perpétuel
-prurit d’activité, se fendit devant le fiacre dévalant
-à toute allure sur les durs pavés pointillés, de loin
-en loin, par les taches d’or du crottin. Les bars multicolores,
-tassés drus, sur la devanture desquels des
-inscriptions en grosses lettres vertes ou blanches
-vantaient la qualité des petits noirs et des alcools
-démocratiques&mdash;l’alcool, ce stupéfiant maudit qui,
-avec son complice, le journal patrioteux, cette
-machine à crétiniser les masses, interdisent pour
-jamais à l’artère plébéienne de susciter un nouveau<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[280]</a></span>
-Santerre avec ses tambours&mdash;dévalaient les uns
-après les autres. Puis ce furent au moins deux kilomètres
-d’armoires à glace&mdash;écueil de la vertu faubourienne&mdash;et
-des pelotons compacts d’hygiéniques
-tables de nuit, devant lesquelles, en veston bourgeois,
-les patrons, bergers de ces meubles placides,
-faisaient la retape en distribuant des prospectus de
-couleur avec obstination.</p>
-
-<table id="t02" summary="t02">
-
- <tr>
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- </tr>
-
-</table>
-
-<p>Faubourg Antoine! Terre magnanime d’où s’envola
-la Liberté! Tu t’égales à la Voie Sacrée dans la
-mémoire des hommes à jamais reconnaissante. Et ton
-histoire est plus belle si elle fut plus brève! C’est
-toi qui traduisis pour la première fois la colère des
-Plèbes; c’est toi qui suscitas les piquiers en haillons
-sublimes dont les framées révolutionnaires, chevelées
-de rayons par l’astre de Messidor, allaient faire
-entrevoir au Monde les clartés rénovatrices. Il déboula
-d’une de tes mansardes, le Canonnier en qui hurlaient
-les voix de quinze siècles d’esclavage demandant
-vengeance, le Canonnier du 10 Août qui, allongé
-sur sa couleuvrine comme sur une femme amoureuse,
-prolongeait son plaisir, n’osait point se relever
-dans la peur de voir s’abolir trop tôt la volupté qu’il
-goûtait à te tenir enfin à la gueule de sa pièce, ô
-Royauté. Il venait d’une de tes ruelles, le Forgeron
-divin qui, dans les Tuileries prises d’assaut, dans le
-lit royal où s’était continuée la lignée d’exaction,
-dans le lit encore chaud des caresses de l’Antoinette,
-prit la parole au nom du Peuple, s’accroupit, et, tranquillement...
-déféqua...</p>
-
-<p>Et tu connus toutes les générosités et toutes les
-clémences, immortel Faubourg! Dans la victoire, tu
-allas jusqu’à sauver l’honneur de tes plus cruels ennemis.<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[281]</a></span>
-On peut dire que, grâce à toi, Louis XVI a eu
-toutes les chances dans la vie. De cocu ridicule et de
-roi imbécile qu’il était, tu en fis un monarque sympathique
-aux populations sentimentales. Quatre-vingt-treize
-dramatisa sa vie inepte de serrurier couronné,
-de Bartholo diadémé. Il n’y eût pas jusqu’au 21 Janvier
-qui ne fût pour lui un don du destin. Mieux
-encore, au moment où sur l’échafaud il se préparait
-à donner l’envol à quelque confondante stupidité, au
-moment où il allait proférer quelque solennelle sottise
-dont il aurait porté le poids devant la postérité,
-tu eus pitié de lui et ordonnas à Santerre de lui
-retirer la parole.</p>
-
-<table id="t03" summary="t03">
-
- <tr>
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- </tr>
-
-</table>
-
-<p>Au coin de l’avenue Ledru-Rollin, un gamin vêtu
-d’un sarrau de percaline grisâtre, effrangé et roussi,
-où s’inscrivaient les carrés plus foncés de multiples
-pièces, un gamin albinos aux yeux vermillon,
-occupé à enfouir un piège à moineaux parmi un
-copieux amas de fiente chevaline, voulut fuir devant
-le subit surgissement du fiacre. Son pied s’embarrassa
-dans les ficelles noirâtres qui coulaient
-de ses brodequins délacés et il s’allongea sur le
-ventre en piaulant d’une voix éperdue, hors de la
-portée des roues cependant, mais après avoir culbuté
-dans sa chute, au bord du trottoir, une marchande
-de marée dont les paniers déversèrent sur le sol des
-poissons blanchâtres et un torchon immonde,
-empesé de sang caillé auquel, pendant la vente, elle
-s’essuyait les doigts.</p>
-
-<p>Maintenant le gamin, qui s’était relevé, hurlait plus
-fort, se frottait les genoux, brandissait le poing
-droit, et injuriait le fiacre déjà loin, en répétant frénétiquement:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[282]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Sales bourgeois... Sales bourgeois...</p>
-
-<p>La ventraille d’un hareng, qu’il avait écrasé en
-tombant, adhérait encore à ses cheveux et pendillait
-le long de sa joue. Un cercle s’était formé autour de
-lui. Des mégères s’exerçaient à l’éloquence imprécatoire...
-Un garçon tonnelier et la marchande de
-marée, faisant claquer son torchon rouge comme un
-drapeau, couraient après le véhicule en s’efforçant
-de le rejoindre...</p>
-
-<p class="p1">&mdash;Arrêtez-les... Arrêtez-les... ils viennent d’écraser
-un enfant... sous les yeux de sa mère...</p>
-
-<p class="p1">Il était deux heures trente-cinq comme ils passèrent
-enfin devant le concierge de l’hospice. Précédés
-d’un garçon de salle alléché par l’espoir d’un
-appréciable pourboire, ils traversèrent alors des
-cours calamiteuses où pointait un gazon tenace, longèrent
-des bâtiments rectilignes, badigeonnés de
-frais, enduits d’un crépi mélancolique, qui semblaient
-exsuder tout ce qui peut être suspecté en
-fait de douleur ou de misère et derrière lesquels
-venait battre sans trève l’inlassable remous des
-géhennes humaines. C’était un des terrains de
-manœuvre favoris, un des champs d’évolutions préférés
-de la Mort, dont on aurait tort, en somme, de
-médire, puisqu’elle est, après tout, la seule chose
-douce que la Nature, en une heure d’attendrissement
-et de pitié, ait laissé tomber sur la terre en
-partage aux hommes. N’est-ce pas elle seule, en effet,
-qui a le pouvoir d’éteindre les hurlements de damnés
-qui s’échappent de ce monde supplicié et qui
-vont portant l’effroi et la désolation jusque dans les
-espaces cosmiques? Ce n’est pas sa faute à Elle
-si l’humanité imbécile s’acharne à faire de la vie et<span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[283]</a></span>
-à se continuer pour assurer la pérennité du Mal, de
-la Laideur et de la Souffrance.</p>
-
-<p>Ils passeront devant la lingerie sur le seuil de
-laquelle jacassaient deux sœurs au ventre énorme
-de bréhaignes bien nourries.</p>
-
-<p>&mdash;Nous n’avons pas fait grand’chose aujourd’hui,
-disait l’une, la matinée a été très calme: nous
-n’avons coupé qu’une jambe.</p>
-
-<p>&mdash;Chez nous deux laparotomies et un trépan sur
-du vilain monde: des filles-mères et un protestant...
-répliquait l’autre.</p>
-
-<p>Plus loin, dans le tournant brusque d’un couloir,
-la petite bande, tout en se hâtant, se heurta à deux
-infirmiers qui débouchaient, convoyant une civière.
-Les manches retroussées des deux hommes découvraient
-des bras velus, cordés par des veines héliotropes,
-et un long tablier de cotonnade bleue les
-sanglait autour des reins auxquels se maintenait mal
-un pantalon de ceinture trop lâche qui coulait derrière
-les talons. Sur le cadre de bois, recouvert d’un
-drap de grosse toile bise, quelque chose de rigide,
-une forme imprécise et longue, fluctuait, tressautait
-à chacun de leurs pas. C’était un cadavre. La Truphot,
-qui marchait la première, recula, ainsi que les
-autres, instinctivement, et tous se plaquèrent contre
-le mur dans un réflexe d’effroi. Les deux hommes
-passèrent sans même les voir, occupés à mâchonner
-de vagues paroles, des grommellements de colère.
-Mais, tout à coup, l’un d’eux, le second, un grand
-maigre au teint de plomb, aux yeux charbonneux et
-éraillés, s’arrêta net, forçant ainsi son compagnon,
-qui lui tournait le dos, à interrompre sa marche,
-pendant que le mort, bousculé par ce brusque arrêt,
-chavirait en partie sur le brancard et laissait pendre,<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">[284]</a></span>
-en dehors du drap, une jambe grêle et décharnée.
-D’une bourrade, l’homme remit la jambe en place,
-rejoignit son compagnon, puis fouilla dans la poche
-droite de sa cotte de toile pour en tirer une courte
-pipe de terre et un cornet, un cône aplati de papier,
-d’où le «caporal», par de multiples déchirures,
-fuyait en petites touffettes brunes. Un flot de mots
-rageurs vint baver à ses lèvres.</p>
-
-<p>&mdash;C’est-i à croire! V’là que l’Administration nous
-supprime les dix sous qu’on nous accordait pour la
-descente de chaque macchabée!</p>
-
-<p>La pipe bourrée et allumée, ils repartirent, arrivèrent
-près d’un escalier dont le mur, à l’angle,
-portait un index surplombant le mot «Amphithéâtre».
-La veuve et ses suivants les virent de rechef
-poser le brancard, se rapprocher l’un de l’autre
-et reprendre leur mimique indignée, épaule contre
-épaule; le grand maigre appuyant son discours de
-coups de talon rageurs sur le sol. Quelque interne
-dut se montrer, sans doute, au loin, car ils se mirent
-en devoir de ressaisir les montants de la civière
-pour accoster la première marche, non sans que le
-plus enragé des deux, retirant une seconde la pipe
-de sa bouche, n’eût lancé un jet mol et long de
-salive noire dont la parabole giclante et sans vigueur
-vint éclabousser le cadavre qui s’était découvert
-dans la marche et que les cahots et les chocs tassaient
-sur lui-même, faisaient se recroqueviller, tout
-petit et comme effaré, au fond du brancard à nouveau
-brinqueballant.</p>
-
-<p>&mdash;Br... fit le comte, les sales garçons d’honneur
-que vous octroie parfois la Camarde, quand on se
-marie avec elle!...</p>
-
-<p>La veuve en avait froid dans l’épine dorsale. Une<span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">[285]</a></span>
-carafe frappée qui lui coulait dans le creux des os.
-Si elle avait su, certes, elle ne serait point venue.
-Elle en aurait pour huit jours, au moins, à cuver
-cette épouvante. Boutorgne fit diligence pour s’exhiber
-profond et philosophe. Il plaça une phrase
-pessimiste, remémorée d’un livre.</p>
-
-<p>&mdash;Le voilà bien l’aboutissant final du spasme
-d’amour; fosse commune pour fosse commune,
-hypogée pour hypogée, ceux de l’hydraulique préventive,
-de la cuvette, étaient peut-être préférables...
-Le seul moyen de narguer la Mort et de la terrasser
-à jamais, c’était de manier l’injecteur contre la vie...</p>
-
-<p>Sarigue sursauta. Il controversa, pontifiant d’un
-geste arrondi en arc de cercle qui faucha lentement
-l’air autour de lui.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mais nous n’aurions jamais eu alors
-Roméo et Juliette, Werther ni René... Ce faisant,
-vous souilleriez l’amour et recouvririez la terre d’un
-voile de deuil, de néant et de ténèbre.....</p>
-
-<p>&mdash;Quel forfait quand on pense qu’on aurait pu
-détruire ainsi avant la lettre, en cette époque seulement,
-Aurélien Scholl et Paul Bourget... celui qui
-fit des calembours immortels, qui porta l’esprit français
-à son apogée, et l’autre qui déchiffra enfin le
-rébus des âmes, surenchérit le comte dressé sur les
-ergots, en érigeant, au dessus de l’épaule du gendelettre,
-le prisme solaire de ses contusions faciales.</p>
-
-<p>&mdash;Laissez le donc, il est toujours sentimental
-comme ça... il paraît très sérieux à la surface et il se
-moque au fond des choses les plus saintes; il blasphème
-la mort et ne respecte même pas l’amour,
-conclut la Truphot froissée dans ses délicatesses.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne comprit qu’il venait de brandir
-une gaffe de plusieurs décamètres. Un froid intérieur<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">[286]</a></span>
-racornit ses viscères. Diable! il semblait mal en
-cour près de la veuve, depuis l’intrusion des deux
-autres! On avait dû le desservir sans doute. Il voulut
-en avoir le cœur net. Dix pas plus loin comme on
-allait arriver enfin à la salle Velpeau il poussa dans
-l’angle d’une fenêtre Sarigue qui marchait le dernier.</p>
-
-<p>&mdash;Vous aviez donc besoin d’argent que vous êtes
-venu à Suresnes?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mon petit, répondit cyniquement l’autre,
-il me faut 2.000 francs pour éteindre une dette... une
-vieille dette qui pourrait indisposer ma future belle-mère.</p>
-
-<p>&mdash;Vous les aurez, je m’en charge, mais pourquoi
-le comte cuisine-t-il Madame Truphot, lui aussi.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ça, c’est votre affaire, mais je vous conseille
-de vous méfier, il a un titre à placer vous
-comprenez... dame! son blason pourrait bien concurrencer
-votre littérature.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne rougeoya d’une pourpre de
-colère, ce qui était peut-être sans précédent dans sa
-vie. Il exhaussa son maigre torse ampoulé, leva le
-poing, et hors de lui, dédaignant le langage choisi,
-il devint nature, s’exprima comme aurait pu le faire
-un de ses confrères de la périphérie.</p>
-
-<p>&mdash;Gare à lui... gare à lui... s’il s’avise jamais de
-<i>marcher dans mon boulot</i>...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">[287]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">XII</h2>
-
-<p class="pr2 reduct p2">J’entrerai dans le ciel avec une couronne d’étrons...</p>
-<p class="pr4 reduct"><span class="smcap">Jacques Paraclet.</span></p>
-
-<p class="p2">La salle Velpeau était trop petite pour contenir
-tous ceux qui avaient répondu à l’extraordinaire
-invitation de Jacques Paraclet. La plupart conjecturaient
-la fumisterie bizarre, le comportement paradoxal
-dont le pamphlétaire catholique était coutumier.
-Mais quelques imbéciles étaient accourus dans
-l’idée que cela <i>pourrait bien être vrai</i>. D’autres, des
-<i>vedettes</i> notoires se dissimulaient, cachant leur
-figure derrière le chapeau tenu à la main, tout pâles
-de joie rentrée, s’accrochant quand même à l’espoir
-ridicule qui leur faisait escompter la béatifique consolation
-de voir finir là, sous leurs yeux, celui qui
-les avait scalpés ou désossés dans la guerre d’indien
-sioux déclarée par lui, pendant vingt ans, à toute
-la Presse et à tous les littérateurs sensationnels. On
-s’était précipité comme à une <i>première</i>, car c’était
-le fait du jour dont on parlerait une semaine au
-moins dans les cénacles et les dîners de confrères,
-la chose originale qu’il faudrait commenter sous
-peine de passer pour un Béotien ou un provincial.
-A son tour, d’une manière ou d’une autre, le Sauvage
-était attaché au «poteau de couleur». On
-allait donc voir comment il crèverait; et si ce n’était
-qu’un gigantesque humbug, il ne pouvait s’en tirer
-que par un trait inimaginable et sans précédent,
-digne du génial banquiste qu’il était. On le savait à<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">[288]</a></span>
-la hauteur et son public s’était donc mobilisé, en se
-pourléchant les babines, dans la conjecture de l’une
-ou l’autre circonstance dont l’agrément se balançait,
-en somme.</p>
-
-<p>A quelque vingt pas de la salle, la Truphot parut
-vouloir se dérober.&mdash;C’est un <i>bluff</i> pour sûr, dit-elle,
-cet homme-là ne m’a fait venir que pour me taper
-encore d’une vingtaine de louis. Mais comme Boutorgne,
-Sarigue et le comte n’étaient point en cause,
-et n’avaient rien à redouter de ce côté, ils la poussèrent
-en la rassurant.</p>
-
-<p>&mdash;Il y avait bien trop de monde, certainement il
-n’oserait pas.</p>
-
-<p>Des gens débordaient de la porte, revomis par la
-petite pièce qui contenait six lits dont les malades,
-des convalescents du reste, avaient déserté devant
-cette subite invasion de leur home dolent. Quelques
-individus refoulés dans le corridor cherchèrent à les
-retenir au passage. Pourquoi entreraient-ils puisqu’il
-leur fallait, eux, rester dehors faute de place? Un
-hourvari, un vacarme verbal, de véritables bramellements
-s’entendaient, qui surexcitèrent au plus haut
-point la curiosité de la petite bande. En jouant des
-poings et des coudes, elle fit proue de vaisseau et
-fendit enfin la cohue.</p>
-
-<p>Hirsute, debout sur son lit, la face turgescente
-encore sous un restant d’érésypèle qui faisait
-redonder ses joues, les yeux en flammes, et le capillaire
-embroussaillé de son estomac mis au vent par
-sa chemise arrachée, Jacques Paraclet trompettait
-d’effroyables périodes...</p>
-
-<p>Il avait atteint son but. Circonscrit par la famine,
-sans journal pour y vociférer et l’éditeur le plus
-amène se regimbant désormais devant l’apport de<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">[289]</a></span>
-tout manuscrit, il avait été jeté vivant&mdash;ce qui était
-pour lui le plus effroyable des supplices&mdash;dans le
-cul-de-basse-fosse du silence. Il pouvait à la rigueur
-consentir à crever de misère, mais il ne pouvait
-périr aphone; ce qui aurait été du reste à son
-honneur, si le moindre levain de sincérité eût jamais
-fait fermenter son indignation. Mais il n’en était
-rien. Jacques Paraclet s’était imprudemment fourvoyé
-dans le catholicisme, voilà tout; et la cléricaille&mdash;qui
-préférera toujours l’insidieux venin du trigonocéphale
-aux rugissements du tigre à jeun&mdash;avait
-fait subitement <i>sacristies en arrière</i>, à la vue de ce
-démonomane qui prétendait, à lui seul, changer le
-relief moral du continent affecté au lymphatique
-Jésus. Les brûlots dont il était le Commodore
-n’avaient rien incendié et lui étaient restés pour
-compte: de là son satyriasis blasphématoire, lorsqu’il
-fut trop tard pour orienter sur d’autres étoiles.</p>
-
-<p>Convaincu qu’il était perdu sans retour, il avait
-alors machiné de toutes pièces la présente scène, en
-se décidant tout à coup à reconquérir un auditoire,
-ne fût-ce que pour quelques instants, et au prix de
-n’importe quel subterfuge. Un érésypèle assez conciliant
-s’étant impatronisé dans sa personne, il en
-avait profité pour lancer des invites à assister à son
-agonie: assuré qu’on viendrait toujours, qu’il pourrait
-donner ainsi sa représentation d’adieu, et, comme
-il le disait: se dresser une dernière fois aux yeux de
-tous, sur ses tropes paroxystes, comme Attila sur son
-bûcher de boucliers... Maintenant, il les tenait.</p>
-
-<p>La Truphot et ses compagnons avaient manqué
-l’amorce de l’olynthienne, mais il en restait encore
-de quoi satisfaire bien des gens.</p>
-
-<p>Présentement, l’outlaw fulgurait et fracassait<span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">[290]</a></span>
-comme un tonnerre éperdu, ramassant son public
-épeuré, malgré tout, d’un bras véhément qui semblait
-échappé à la camisole de force, et il jetait d’effarants
-blasphèmes qui éclataient telles des fougasses, tels des
-coups de mine.</p>
-
-<table id="t04" summary="t04">
-
- <tr>
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- </tr>
-
-</table>
-
-<p>...Il est vraisemblable qu’à un instant précis de
-la fuite du Temps à travers les âges, et dans la nuit
-d’un désert, les ancestrales femelles, dont vous êtes
-issus, se sont accouplées à des chacals, afin de vous
-fournir l’âme toute de sordide bassesse que nous
-vous connaissons...</p>
-
-<p>Il est à présumer aussi que, grâce à votre besoin de
-vous reproduire et de proliférer, la planète va voir
-s’accroître trop rapidement le lot de putréfiences
-dont la véhiculation, concurremment avec celle des
-gens de cœur, lui est assignée; et qu’elle s’arrêtera
-un jour, immobile et éperdue dans l’espace, se refusant
-à translater plus longtemps un tel surcroît d’immondices
-autour de son centre solaire...</p>
-
-<p>Car vous êtes les borborytes et les bousiers des
-plus pestilentiels cloaques, et la prospérité de votre
-fourmillement vermiculaire est l’indice des immédiates
-décadences...</p>
-
-<p>Vous ignorez la justice, le désintéressement et la
-générosité, toutes ces menues étoiles qui trouent la
-nuit de l’âme humaine et l’autorisent encore à croire
-qu’elle ne s’est pas introduite indûment dans l’harmonie
-du monde, et qu’elle n’est pas la parfaite
-saleté destinée à polluer un ordre de choses jusqu’à
-elle admirable...</p>
-
-<p>Vous tous qui m’écoutez, bourgeois, artistes, intellectuels,
-entretenus, écrivassiers ou imbéciles de tout
-poil ou de tout lustre, vous n’êtes que des eunuques,<span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">[291]</a></span>
-des tueurs de faibles, des Surhumains de l’abjection,
-des égorgeurs de vaincus, et votre aplatissement
-devant le Puissant n’est comparable qu’à l’allure
-rampante du lombric, quand cet intéressant annélide
-conjecture tout proche le talon implacable qui va lui
-faire épandre, par écrasement, les sales viscosités
-dont son corps est empli...</p>
-
-<p>La plupart d’entre vous se réclament de la qualité
-d’écrivains et, pour satisfaire la fringale de beauté
-qui torture, à n’en pas douter, les masses contemporaines,
-ils ouvrent toute grande la braguette de leur
-âme, puis éjaculent la gravelle et l’albumine de
-leurs concepts: c’est ainsi qu’on vous doit des
-livres! Quelquefois, aussi, comme énonciateurs
-d’Idéal, vous prenez l’Époque à la cravate pour
-l’entraîner avec vous dans le pourrissoir d’équarrisseur
-où achèvent de se désagréger les charognes
-phosphoreuses qui doivent, dites-vous, remplacer
-les chevaux du fils de Clymène et traîner sur
-le monde, jusqu’au plus prochain Eridan, le flamboyant
-Soleil de Vérité et d’Amour que vous êtes
-occupés à attiser...</p>
-
-<p>Tous, d’ailleurs, avec ponctualité et sans lassitude,
-vous attentez à la langue française, cette seule et
-dernière Idole qui nous reste à étreindre dans la
-déroute de tout. Et il faut avouer que c’est un insondable
-problème pour la raison humaine de comprendre
-comment il se peut faire que les mots, ces
-choses adorables où frémissent et chantent les âmes
-confondues de quatre races, ne voient pas immédiatement
-s’abolir tout leur sens au seul contact de vos
-sordides plumes!</p>
-
-<p>Rien qu’à vous dévisager, l’immédiate sensation
-qui surgit et s’impose induit à se demander, étant<span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">[292]</a></span>
-donné ce que sont les hommes, comment les poux
-peuvent encore les supporter; aussi, une immense
-pitié, de suite, saute et s’installe dans l’âme, en faveur
-de ces acarus diligents et déshérités réduits, pour
-conquérir leur nourriture, à implanter leurs suçoirs
-en de tels épidermes...</p>
-
-<p>Nul ne saurait contester que vous avez dépassé
-l’outrepassable et suborné l’ignominie, que le
-souffle de vos poitrines et la transsudation de vos
-âmes ressusciteraient, par simple contact, les charniers
-et les croupissoirs abolis et lubrifiés depuis
-dix mille ans. Quiconque vous approche, gens de
-lettres de nos jours, reconnaît et confesse que votre
-seule présence infuse une vigueur nouvelle à l’excrément
-qui s’apaise et que, jalouse d’égaler la vôtre,
-sa puanteur, noblement stimulée, dévergonde aussitôt
-et devient hystérique. Cela c’est le secret et l’explication
-de l’horrible odeur de certains soirs d’ici-bas...</p>
-
-<p>Tels que vous êtes, cependant, votre exécrable
-infamie, dont la description impossible confond d’impuissance
-le Verbe humain, est pourtant la seule
-chose qui maintienne le monde en équilibre et diffère,
-pour quelque temps encore, l’abolition de notre
-habitacle.</p>
-
-<p>A considérer, comme en ce moment vos faces,
-écarquillées et sanieuses, se congestionner d’attention
-rentrée; à voir vos cous se gonfler sous la cravate
-et décharger vraisemblablement les matières
-viscides de leurs multiples écrouelles: indice certain
-de la constriction angoissée de vos individus, il
-n’est point ridicule de diagnostiquer que vous
-attendez de moi encore l’effroyable et surprenant
-postulat accoutumé, seul explosif capable de secouer
-votre torpeur, comme le coup de savate dans les<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">[293]</a></span>
-gencives de la prostituée est seul capable de la
-sortir pour un temps de sa passivité coutumière et
-de lui restituer ainsi un semblant d’état humain.
-Eh bien! je dirai donc qu’il n’est plus niable, en
-effet, que la Hideur et le Crime, sur lesquels la Vie
-repose, sont une condition indispensable de son existence
-et de sa durée, et que, de cette proposition,
-vous êtes la démonstration péremptoire.</p>
-
-<p>Oui, si la fin de notre planète fut cent fois déjà
-vaticinée et plus de fois encore tout près de se réaliser,
-de par l’accomplissement d’un phénomène
-cosmique, vous fûtes toujours, vous autres, les
-Archanges breneux qui la sauvâtes à l’instant délectable
-désiré par tous les cœurs soucieux de voir
-enfin le Mal s’abolir, et qui aspirent, depuis tant de
-siècles, à l’avènement du Néant, cet Absolu du
-Bien. Je dis donc que les comètes, les comètes de
-beauté, les comètes belliqueuses empennées de lueurs,
-accourues du fin fond de l’Infini à seule fin de nous
-occire, ont, tout à coup, reculé d’épouvante, à la seule
-idée de gagner à votre contact le chancroïde infâme
-dont vous êtes atteints!...</p>
-
-<table id="t05" summary="t05">
-
- <tr>
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- </tr>
-
-</table>
-
-<p>Comme son souffle ne pouvait pas le porter plus
-loin, Jacques Paraclet fit une pause d’une seconde; sa
-poitrine se gonfla d’une haleine ainsi que la voile
-d’une yole se gonfle de vent, et il bascula enfin sa
-péroraison.</p>
-
-<p>&mdash;Aussi, l’ultime espérance qui nous reste à nous
-autres, épris de l’impérieuse justice, c’est de penser
-que la terre, lasse à son tour d’errer sans profit dans
-le sein mystérieux de l’éther frémissant, lasse de
-battre son quart avec ses six compagnes autour de
-son inexorable marlou, de son incorruptible soleil,<span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">[294]</a></span>
-sans autre salaire que de vous continuer, finira bien
-un jour, un jour proche, par acquérir l’horreur de vos
-sales pieds, et qu’un hoquet de dégoût, un spasme
-d’infini vomissement, venu du plus profond du sphéroïde,
-le projettera dans les distances, le fragmentera
-en vingt éclats infâmes et purulents, capables à eux
-seuls de contaminer tout l’Absolu!...</p>
-
-<p>Six infirmiers précédés d’un chef de service accouraient
-enfin pour maîtriser et recoucher Jacques
-Paraclet qui écumait des salives rosâtres.&mdash;Ah!
-bien, fit l’homme en tablier blanc, ce gaillard-là me
-dira encore qu’il agonise. On va lui signer son exeat
-et vite, et mettez-moi tout ce peuple dehors.</p>
-
-<p>L’auditoire, malgré sa volonté de blaguer, était
-quand même aplati par cette conflagration d’inconcevables
-anathèmes, cette torrentielle chevauchée
-de périodes ruées comme des cavales crachant du
-feu par les naseaux. Nul ne se sentait le souffle congruent
-à riposter en équivalence. Seul, le petit
-Troussenoir, du <i>Diogène</i>, eut le sentiment de la
-situation et sauva l’honneur de l’assistance.</p>
-
-<p>Il jeta au milieu de la salle son chapeau mou aux
-bords graillonneux, qui, en moins de deux minutes,
-fut rempli de billon lancé à la volée.</p>
-
-<p>&mdash;La quête, Messieurs... la quête... n’oubliez pas
-l’artiste...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">[295]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">XIII</h2>
-
-<p class="pch">Que la Vie dépose son excès d’impudeur,
-les écrivains satiriques déposeront
-leur excès de langage.</p>
-
-<p>La Truphot, depuis la veille, était arrivée à
-Luchon où elle avait décidé de passer les mois caniculaires
-tout en suivant un traitement pour sa gorge.
-Les thermes de l’endroit ont pour mission, comme
-on sait, de retaper et de déterger les muqueuses
-appartenant à tout ce que l’Europe compte de plus
-notoire. Elle avait emmené Médéric Boutorgne, qui
-ne la quittait plus d’une semelle, et Siemans réapparu
-deux jours avant le départ, au moment où on
-y pensait le moins, et quand le <i>prosifère</i> remerciait
-déjà le sort d’avoir fait disparaître son plus sérieux
-rival, sans qu’il eût besoin pour cela d’user du
-moindre machiavélisme. Le Belge, devant le
-désarroi de la maison et la domesticité, de plus en
-plus insurgée, avait poussé les hauts cris. Ah! c’était
-ainsi qu’on administrait durant son absence. C’était
-du propre! Sans barguigner une seule minute, il avait
-jeté les deux bonnes, Justine et Rose, à la porte, et
-procédé également à l’éviction de la cuisinière. Puis,
-il était allé tenir certain discours au père Saça qui,
-ayant ouï la chose, s’était décidé sur l’heure à interrompre
-enfin les cris de kanguroo en gésine qu’il<span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">[296]</a></span>
-poussait depuis le soir de son <i>accident</i>, comme il
-s’exprimait.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne, une semaine avant l’exode de
-Paris, s’était battu en duel avec le comte de Fourcamadan.
-Oui, il avait eu cet héroïsme. De la fumée et
-deux détonations avaient été échangées à trente pas,
-les yeux fermés et dans un réciproque trismus
-de terreur, parce que le gendelettre ayant réuni
-contre l’aristocrate&mdash;afin de ruiner ses entreprises
-sur la Truphot&mdash;un dossier formidable, qui ne recélait
-pas moins de quarante preuves d’escroqueries,
-abus de confiance et grivèleries diverses commises
-jadis en province, par le susdit patricien, celui-ci
-lui avait cassé une dent, d’un coup de poing,
-en plein Napolitain. Dam! il avait bien fallu, le
-lendemain, aller requérir chez Gastinne Renette,
-moyennant trois cents francs déposés d’avance, la
-paire de pistolets dont la fonction est d’être parfaitement
-inoffensifs et de laver par surcroît, les injures
-entre <i>gens d’honneur</i>. Au retour de cet exploit, la
-Truphot, attendrie par l’idée qu’elle était capable,
-malgré son âge, de susciter des massacres tout
-comme Hélène, dans la cité d’Ilios, la Truphot avait
-juré au gendelettre, magnifié par le péril couru, un
-amour auquel la Mort elle-même ne pourrait attenter
-cette fois. Elle s’était laissé passer au doigt l’anneau
-des définitives fiançailles. Puisque Siemans,
-pour qui elle avait tout fait, se moquait d’elle à ce
-point, et laissait le meilleur de soi chez des gourgandines,
-maintenant elle n’hésitait plus. Jamais,
-bien sûr&mdash;elle le reconnaissait spontanément&mdash;elle
-ne rencontrerait une tendresse et un dévouement
-comme ceux de Médéric. Le voyage en Grèce était
-décidé pour le lendemain de la mairie. Même&mdash;c’était<span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">[297]</a></span>
-une idée à elle&mdash;à quoi bon s’épouser, en
-ce pays médisant? On pourrait se marier là-bas,
-devant le consul d’une quelconque bourgade d’Hellas,
-ce serait bien plus pratique. Et le gendelettre,
-radieux, habita l’Empyrée pendant plusieurs jours.
-Mais quand l’amant légitime reparut, il lui fallut
-déchanter. En quelques heures, l’attitude de la
-veuve changea du tout au tout à son égard. Elle
-sauta au cou de Siemans, dès qu’elle le vit, en rappelant
-«son cher Adolphe», son «fils chéri»
-qu’elle avait cru perdre. Car à l’instar de Rousseau
-et de Madame de Warens, elle croyait utile de
-pimenter la chose d’appellations maternelles, pour
-lui donner une apparence d’inceste dans les paroles.
-Puis, elle s’était enfermée avec le Belge un après-midi
-tout entier.</p>
-
-<p>Boutorgne, rôdant près de leur chambre, y avait
-entendu des bruits significatifs qui l’avaient empli
-de rage. Et quand tous deux redescendirent pour le
-dîner, leurs yeux sombres et battus, leur mutisme
-volontaire étaient pleins de mésestime à son égard.
-Pourtant l’écriturier réussit à se faire emmener à
-Luchon. Là-bas on verrait bien; il trouverait sûrement
-un moyen, quel qu’il fût, de se débarrasser du
-Belge sans retour possible cette fois. Cependant
-comme il se méfiait de son imagination, à l’ordinaire
-plutôt paupérique, il avait emporté dans sa malle un
-Balzac complet. Il y puiserait de quoi corser sa scélératesse
-ingénue. L’auteur de la Comédie humaine
-ayant décrit et rendu toute la vie, son cas, sans
-aucun doute, devait y être étudié. Il n’était pas possible,
-en effet, qu’il eût oublié le Maquerellat et qu’il
-se fût à ce point désintéressé d’un des principaux
-modes de la vie contemporaine. Mais Balzac était<span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">[298]</a></span>
-vague dans son esprit; il l’avait lu trop jeune: il lui
-faudrait le piocher ferme. Les péripéties inhérentes
-à Rastignac et à Rubempré, qu’il se remémorait en
-flou, ne pouvaient guère être utilisées par lui. Il ne se
-mouvait pas dans le noble faubourg, ni dans les
-milieux d’élégante richesse qui extraordinèrent si
-fort le génial romancier. La Truphot n’était pas la
-duchesse de Grandlieu, encore moins la duchesse
-de Maufrigneuse. Donc, cela ne s’adaptait pas; les
-procédés d’arriviste des deux célèbres ambitieux
-étaient ou trop forts ou trop faibles, et pas dans
-leur ambiance, en tout cas. Il analyserait les <i>Célibataires</i>.
-La lutte des deux demi-soldes pour la conquête
-de la Rabouilleuse enrichie pourrait lui fournir
-l’expédient cherché. Oui, mais la veuve n’offrait
-pas grande similitude avec la pêcheuse d’écrevisses
-berrichonne. Et puis, diable, il répugnait à en venir
-au duel farouche, à la ruée sabre contre sabre qui
-dénoue le roman. Enfin, il allait quand même disséquer
-Balzac, à tête reposée et, pour plus de sûreté,
-il y adjoindrait Stendhal pour la psychologie. Après
-tout, pourquoi ne serait-il pas une sorte de Julien
-Sorel? Ainsi que ce dernier, il avait essuyé le feu
-d’un pistolet. Mademoiselle de la Mole, pour lui, dans
-son personnel <i>Rouge et Noir</i>, avait soixante ans,
-voilà tout.</p>
-
-<p>Munis d’adresses réquisitionnées dans une agence
-de location, tous trois erraient maintenant dans la
-station thermale, en quête d’une villa à bon compte.
-Siemans avait décidé qu’on ne vivrait pas à l’hôtel
-pour éviter dans la mesure du possible les déprédations
-et le stellionat des aborigènes qui ont porté
-l’escroquerie, envers les étrangers, à l’altitude de
-leurs montagnes. Et Boutorgne, dédaigneux des<span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">[299]</a></span>
-enseignes, et laissant au camarade le soin vil de
-découvrir les boîtes à louer, éployait déjà son âme
-de poète sur la cime des monts voisins, et préparait
-des vocables de couleur pour, aux oreilles de la
-veuve, chanter le paysage en beauté.</p>
-
-<p>Luchon! Il serait puéril autant que ridicule de silhouetter
-cet endroit que le Bœdeker et Monsieur
-Jean Lorrain enseignent abondamment. La présomption
-d’une prose descriptive quelconque apparaîtrait
-flagrante après les adjectifs, émanés des plumes les
-plus augustes, qui ruisselèrent antérieurement sur
-ce décor. Tant de gaves de copie se sont précipités
-du sommet de ces monts pour déferler dans les
-plaines basses des journaux et des éditeurs bien
-achalandés, tant de majestueux oracles ont pris la
-peine de <i>sentir</i> les Pyrénées, comme ils ont <i>rendu</i>
-Venise, que les dites Pyrénées ne toléreraient pas
-une minute l’effroyable sacrilège qui consisterait à
-s’attaquer à elles d’une plume sans autorité. Ce
-serait courir le risque de voir les pics de Bagnères-de-Luchon&mdash;qui
-sont des pics bien appris et reconnaissants
-envers qui les glorifia&mdash;se renverser
-incontinent sur leurs pointes en esquissant des
-cabrioles d’effroi. L’auteur se gardera donc bien
-d’avancer la moindre épithète, qui pourrait induire
-les pesants contreforts et les cimes altières en une
-désastreuse non moins qu’affligeante rupture d’équilibre.
-Ce n’est que lorsqu’on tire couramment à
-cent éditions qu’on a le droit de palpiter devant la
-superbe de ces sommets, car les paysages sensationnels,
-en littérature, ne sont point à tous venants,
-comme on serait tenté de le croire. Les municipalités
-qui les exploitent doivent les défendre contre
-l’inconséquence et la maladresse possibles des jeunes<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">[300]</a></span>
-écrivains. Or, comme celui qui écrit ces lignes
-est fort pauvre, il ne se relèverait pas d’un procès
-que pourraient lui intenter, pour crime de lèse-Pyrénées,
-les chatouilleuses édilités circonvoisines.</p>
-
-<p>Les aubes de Luchon, quand la Truphot et ses deux
-suivants, cuirassés d’écailles, s’y manifestèrent, faisaient
-donc de leur mieux pour ne pas déchoir, en
-attendant la venue de leurs glorieux et annuels panégyristes.
-Le soleil de midi, non moins que son confrère,
-le soleil couchant, était toujours le brave
-luminaire dont, des millions de fois, nous furent
-contés les prouesses et le talentueux savoir-faire en
-matière de déroutant coloris. L’horizon, au prélude
-du soir, se nuançait de «rose évanescent», de
-«mauve clair», de «violet lamé d’or», de «jaune
-topaze» et «d’ambre vert» comme il sied à un
-horizon qui se respecte et dont on parle beaucoup
-dans les quotidiens du boulevard. Et il n’était pas
-jusqu’aux escarpements, ou aux <i>aiguilles</i> les moins
-réputées, qui ne tinssent à honneur de parader, eux
-aussi, dans les plus surprenantes et les plus subtiles
-tonalités. On aurait pu épuiser d’un coup plusieurs
-dictionnaires analogiques sans parvenir à exprimer,
-de façon convenable, les ressources géniales de leur
-esprit d’invention informé de ce qu’on doit aux
-bourgeois qui payent sans lésiner. Mais derrière
-tout cela, il faut le dire, derrière les vains oripeaux
-de la couleur et l’harmonie des lignes, qui suffisent
-à récréer et à extasier l’œil et l’esprit humains uniquement
-amoureux de la forme <i>toujours imbécile</i>
-ou des surfaces <i>toujours mensongères</i>, derrière tout
-ce qui fait évacuer à la littérature des diarrhées d’irréfrénable
-rhétorique, se cachait comme toujours
-l’âme sordide, maléficieuse et carnassière de la vraie<span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">[301]</a></span>
-Nature embusquée sous son fard de grâce et de douceur,
-pour perpétrer l’œuvre abominable, tout en
-ralliant le suffrage des insanes bipèdes que le prurit
-du tourisme précipite dans la pérambulation.</p>
-
-<p>Il était près de six heures, et ils avaient déjà visité
-nombre de «villas à louer». Partout, ç’avait été
-les mêmes prix impossibles, les mêmes pièces étroites
-et basses, orientées à contre-jour, sur le «point de
-vue», les mêmes cretonnes sirupeuses, cuirassées
-par la fiente des mouches, les mêmes hécatombes
-de moustiques écrasés contre les vitres et les glaces,
-les pareilles murailles si minces qu’on les aurait crues
-construites avec des cloisons de boîtes d’allumettes
-suédoises, les identiques et présumables phalanstères
-de puces, les insidieux forums de punaises tapis
-derrière les tentures, et surtout les inévitables «commodités»...
-anhydres. Pour avoir de l’installation
-moderne, il aurait fallu mettre trois mille au moins.
-Siemans se récriait. Payer ça, mille ou douze cents
-francs pour la saison! ah! non, c’était plus cher qu’au
-Vésinet, ou qu’à Trouville, près des Roches noires.
-Là-bas au moins il y avait le bois, la fraîcheur et la
-mer, tandis qu’ici, avec leurs sales montagnes, ces
-manufactures d’entorses ou de coups de soleil, il
-préférait reprendre le train. L’excessif éloignement
-de Paris et de Montmartre devait le faire enrager,
-sans doute, car il parlait de s’aller terrer à Enghien,
-où il y avait des eaux sulfureuses, des rastas et des
-petits chevaux, tout comme à Luchon. Et puis, du
-lac, près de Saint-Gratien, on voyait le Sacré-Cœur:
-c’était au moins aussi beau que le <i>Vénasque</i>.</p>
-
-<p>Enfin, dans la périphérie de Luchon, ils finirent
-par découvrir cinq pièces et une grande cuisine à peu
-près habitables, dans une maison élevée d’un rez-dechaussée<span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">[302]</a></span>
-et d’un étage et posée au beau milieu d’un
-bout de pré où quatre chèvres noires étaient à l’attache.
-Trois cents francs par mois de location, c’était
-acceptable, d’autant plus qu’un marché en plein vent
-se tenait non loin de là, deux fois par semaine, et
-qu’on pourrait s’y approvisionner à bon compte.
-Voilà ce qu’il leur fallait. Siemans donna parole de
-revenir le lendemain pour la signature de l’engagement
-et de l’inventaire.</p>
-
-<p>Précédés des inévitables Moka, Spot, Nénette et
-Sapho qui claudiquaient sous le poids de leur adiposité
-de bêtes trop repues, et qui s’arrêtaient à
-chaque pas pour ne rien perdre du fumet des déjections
-rencontrées sur la route, ils regagnèrent le
-Luchon fashionable, et se trouvèrent inclus dans la
-cohue élégante des baigneurs qui regagnaient la
-table d’hôte pour le dîner. Médéric Boutorgne rapprocha
-sa chemise saumon clair, son panama
-cabossé, son impeccable pantalon de flanelle et ses
-bottines fauves, des élégances accostées et, délibérément,
-se trouva à la hauteur, avec, toutefois,
-l’esprit et le talent en plus. Car il n’y avait pas à
-dire, ce qu’il entendait des parlottes de ces gens le
-consolait de sa propre conversation. Visages bouillis
-par la noce stupide, orbites liquoreuses, faciès où la
-sottise avait entreposé ce qu’elle avait de meilleur,
-profils de rapaces ou d’usuriers parvenus, tous les
-cercleux, les sportsmen, les enrichis, les gens d’affaires
-de Paris, que Juillet débuche des halliers ou
-des officines du ridicule et de la malfaisance, dans
-quoi ils s’étaient complus l’automne, l’hiver et le
-renouveau, confluaient en cet endroit, satisfaits,
-diserts et hannetonnants. Les femmes qui ont payé
-très cher ces maris ou ces amants, poussaient dans<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">[303]</a></span>
-les groupes leurs jupes courtes, leurs corsages clairs,
-leurs boas de plumes floconneuses, leurs cheveux
-peints, avec dans leur allure tout ce que les trépidations
-sur le <i>matelas</i> bourgeois peuvent imprimer de
-malformations morales ou physiques. Elles aussi faisaient
-le possible pour requérir l’attention à l’aide de
-jacassements appropriés, de gloussements vérifiés
-dans les salons, de jeux d’ombrelles ou de faces à
-main, tout en se réclamant, en des verbes très hauts,
-des neurasthénies à la mode. Des imbéciles surérogatoires,
-le pantalon haut retroussé, en chemise de
-flanelle cuivre ou vert-nil, coiffés de petites casquettes
-quadrillées, porteurs de raquettes, et qui
-avaient représenté sur leur nuque, à l’aide d’une raie
-médiane, l’endroit qu’on ne peut nommer, contaient
-leurs exploits au tennis du jour en recevant les félicitations
-exclamatives de leur épouse, de leur maîtresse
-ou de leurs sœurs, émues de tant de prouesses.
-C’était l’accoutumée population des villes d’eaux
-consacrées, dont le contact donnait alors au trio de
-la veuve, de Médéric Boutorgne et de Siemans de
-petits frémissements d’aise et les affermissait, par
-surcroît, dans l’idée qu’ils participaient, eux aussi, à
-une minute précieuse de la plus inouïe des civilisations.
-Les cloches, appelant pour le dîner, sonnaient
-les unes après les autres, dans une belle discipline
-qui, sans doute, en avait fixé, au préalable, par
-règlement municipal, l’ordre de préséance. Et le
-Métropole-Hôtel, le Highland-Hôtel, le Splendissime-Hôtel,
-l’Exaction-Hôtel, le Rasta-Hôtel et le Flibust-Hôtel,
-qui érigeaient autour du Casino leurs façades
-pontifiantes, d’un luxe solennel et niais, buvaient
-à longues goulées de leurs porches béants, cette
-ruisselée de villégiateurs catalogués au <i>Gotha</i>, au<span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">[304]</a></span>
-<i>Bottin</i> ou dans les Greffes des «correctionnelles».</p>
-
-<p>La Truphot, Siemans et son coadjuteur s’étaient
-arrêtés près de la porte de l’Établissement thermal,
-devant un éventaire de bibelots indigènes aussi
-horribles que coûteux, et ils flanochaient un peu,
-marchandant des photographies de sites et des pétrifications
-diverses, avant de rejoindre la pension de
-famille exempte de faste où ils avaient fait porter
-leurs malles, la veille, au débarqué du train. Sur le
-trottoir d’en face, à dix pas d’eux, un petit homme,
-au nez busqué, au front concave, brun comme la
-sépia, qui portait, ridiculement passée sous son
-bras, l’anse d’osier d’un gros panier de ménagère,
-palabrait avec un muletier, tout en accompagnant
-ses dires d’une profusion de clin d’yeux enjôleurs et
-de gestes captieux. Le muletier, un robuste fils de
-l’âpre Pyrénée, était un gas superbe, dont le buste
-svelte et élancé, bien pris dans la veste courte,
-filait en lignes fières et souples vers un col noblement
-éjecté, pâtiné par le hâle de la montagne, et
-que niellait, d’une ombre bleue et sous-jacente, la
-résille délicate des veines juvéniles. Il avait le profil
-aquilin du Béarn et l’œil noir, aux paupières lourdes
-cillées de soie épaisse, qui déchargeait l’éclat aigu
-d’une prunelle comme enduite d’un virulent siccatif.
-Tout à coup, on entendit un retentissant <i>viédaze!</i> et
-le petit homme roula alors sur la chaussée, précipité
-en dehors des assises de ses larges pieds par un
-magistral coup de tête en plein sternum, pendant
-que le mulet du montagnard, accourant à la rescousse
-de son maître, le bourrait de basses ruades
-décochées au ras du sol. Le panier qu’il tenait au
-bras ayant été projeté à plusieurs pas de son propriétaire,
-un chat s’en échappait maintenant, un angora,<span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">[305]</a></span>
-au poil d’un noir violâtre et magnifique, aux deux
-yeux d’ambre jaune mouchetés de noir. Et le muletier,
-désormais placide, la bride de sa bête au poing,
-s’éloignait, du pas mesuré et solennel d’un grand d’Espagne,
-qui vient d’accomplir, au mieux, une délicate
-fonction d’ambassade.</p>
-
-<p>La veuve et ses deux compagnons s’étaient retournés
-au bruit.</p>
-
-<p>&mdash;Eh! mais, je ne me trompe pas, c’est Cyrille
-Esghourde, un bon copain du <i>Napo</i>! exclama Médéric
-Boutorgne à la vue du petit homme au panier, qui se
-démenait en geignant parmi le crottin de la chaussée,
-à la plus grande joie des boutiquiers surgis de
-l’abri de leurs éventaires.</p>
-
-<p>Tous trois coururent le relever. La Truphot, en
-possession de l’identité du personnage, et connaissant
-désormais que c’était un <i>gendelettre</i>, le brossait
-d’une main maternelle.</p>
-
-<p>&mdash;Cette brute vous a-t-elle sérieusement blessé,
-questionnait-elle, secourable.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! vous pouvez le dire, Madame, c’est une
-riche brute, répondait Cyrille Esghourde, avec un
-toupet monstre, après s’être précipité dans les bras
-de Médéric Boutorgne, et comme ce dernier achevait
-les réciproques présentations. Imaginez-vous que
-j’étais en pourparlers avec lui pour me faire conduire
-dans un village de l’extrême-montagne, où, au lever
-du jour, on peut chasser le gypaëte à l’affût... Je lui
-offrais un louis pour deux heures d’ascension:
-1800 mètres d’altitude quoi, et voilà comment ce
-pacant ivre m’a répondu. Mais je vais déposer une
-plainte, vous avez tous été témoins... cela ne se
-passera pas comme ça... Ah! fichtre et ma chatte,<span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">[306]</a></span>
-avez-vous vu ma chatte... Aphrodite... Aphrodite...
-ici... mimi...</p>
-
-<p>Deux cireurs de bottes ambulants étaient accourus,
-et sous la manœuvre diligente de la brosse, qui
-le nimba d’un nuage de sternutatoire poussière,
-Cyrille Esghourde redevint présentable en quelques
-minutes. Avec un peu d’arnica, comme le lui conseillait
-la Truphot, la bosse qu’il portait au front se
-résorberait très vite. C’était l’affaire de deux jours.
-Siemans revenait avec l’angora, Aphrodite, qu’il avait
-trouvée blottie dans un angle de porte, dix pas
-plus loin, et miaulant désespérément. On emmenait
-dîner Cyrille Esghourde, à la pension de famille, et,
-tout en marchant, il conta qu’il était sorti dans
-l’intention d’aller donner à un ami la chatte qu’il
-avait emmenée de Paris pour ne pas la laisser, durant
-son absence, aux soins de mains mercenaires qui
-lui avaient fait crever, l’année précédente, un chat
-de Siam, pure merveille. Sur sa route, il avait
-rencontré le contondant muletier. Sa chatte était
-merveilleuse de beauté, mais elle était enragée d’amour,
-continuellement sous l’influence de son sexe,
-disait-il, et comme il répugnait à la laisser se mésallier
-avec les matous d’alentour, il en était réduit à la
-confiner chez lui. Aphrodite, alors, cassait tout,
-arrachait les rideaux, transformait les tentures en
-vermicelle, et, par ses plaintes vrillantes, ameutait
-les voisins. La veille, même, elle lui avait déchiré
-tout le plan de son futur roman, <i>l’Ephèbe-dieu</i>, un
-embryon de manuscrit d’une dizaine de pages, qu’il
-aurait la plus grande peine à reconstituer. Il ne
-voulait plus risquer pareille avanie. La Truphot,
-séduite, sollicita la bête.</p>
-
-<p>&mdash;Elle serait très bien soignée; il pouvait en<span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">[307]</a></span>
-être sûr; elle adorait les animaux, et Aphrodite
-ferait, sans nul doute, le meilleur ménage avec
-Nénette, Spot et Sapho qui, d’ailleurs, lui témoignaient
-déjà de l’amitié, car ils donnaient l’assaut
-aux jupes de la vieille femme pour flairer, de plus
-près et avec des frétillements, la fragrance sexuelle
-de leur nouvelle camarade.</p>
-
-<p>&mdash;Je n’osais point vous l’offrir, madame, acquiesça
-Cyrille Esghourde, mais je ne peux vraiment souhaiter
-meilleur destin pour la pauvre compagne de ma
-solitude. Puis, dans un besoin d’informer l’assistance
-de sa nature «artiste», il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Jusqu’ici j’adorais les chats, le sonnet de Baudelaire
-m’avait emballé, car j’aime à me conformer
-aux opinions littéraires les plus en faveur, je le confesse.
-J’en possédais toujours deux ou trois chez moi,
-mais depuis quelque temps je trouve que ces animaux
-de perversion sont un peu surfaits! Ils copulent avec
-platitude, odorent désagréablement, et n’ont rien des
-adorables complications humaines. Or la complication
-est la condition une, essentielle, de l’amour
-des raffinés. A l’heure présente, je me demande comment
-le poète des divines névroses a pu s’éprendre
-de ces félins sans détraquement, qui aiment et caressent
-à la façon des portefaix ou des chefs de bureau.
-Comment a-t-il osé son fameux sonnet, lui, l’immortel
-satanique, comment n’a-t-il pas rougi de ces vers,
-d’ailleurs insanes? Souvenez-vous:</p>
-
-<p class="pp6 p1">Les amoureux fervents et les savants austères<br />
-Aiment également en leur mûre saison<br />
-Les chats puissants et doux, orgueil de la maison...</p>
-
-<p class="p1">&mdash;Est-ce que «les amoureux fervents» ne sont<span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">[308]</a></span>
-pas ridicules dans leur mûre saison? triompha-t-il
-finalement.</p>
-
-<p>La Truphot eut envie de cingler l’autre d’une aigre
-réplique. A voir Boutorgne se dresser déjà sur ses
-mollets étiques d’homuncule, elle perçut que celui-ci
-se déclarait tout prêt à accourir à la rescousse, à
-venir renforcer sa controverse, et à démontrer
-péremptoirement que les «amoureux fervents»,
-n’étaient jamais ridicules quelle que fût leur indécente
-longévité. Mais un besoin de savoir la refréna. Que
-voulait donc dire Cyrille Esghourde avec ses «adorables
-complications humaines»? Serait-il, lui, en
-possession d’un nouveau mode d’aimer? Ce diable de
-petit homme aurait-il inventé un nouveau péché
-pour pimenter et rénover un peu les frottements de
-l’homme et de la femme? Aurait-il, d’un seul élan,
-d’un seul coup de sa tête circonflexe, culbuté le
-«mur» qui défend de s’évader, de s’éloigner des
-voluptés archi-connues?</p>
-
-<p>Alors comme le gendelettre, le <i>Matulu</i> cabossé
-marchait entre Médéric Boutorgne et Siemans, elle
-fit un crochet brusque, puis, l’œil brasillant, vint le
-frôler, cheminant désormais à son côté, dans l’espoir,
-sans doute, d’une profitable initiation.</p>
-
-<p>Hélas! la veuve errait lamentablement dans ses
-inductions sans acuité. Si Esghourde avait été, comme
-elle, un possédé de l’amour congru, Médéric Boutorgne
-se serait bien gardé de le prier à dîner pour
-compliquer encore un peu ses affaires qui n’allaient
-pas au mieux.</p>
-
-<p>L’ami du prosifère poussait à un trop haut degré le
-respect de soi pour se conformer à la norme amoureuse
-et requérir le petit spasme à l’égal de son père,
-par exemple. Il n’avait pas l’esprit d’imitation et de<span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">[309]</a></span>
-plagiat poussé à ce point. Ses œuvres le prouvaient.
-Au temps de son éphébat, comme Perse à l’entrée
-de Suburre, il s’était trouvé placé à l’entrée des
-deux chemins de la vie. Seulement, à l’encontre de
-l’auteur des <i>Satires</i>, il avait dédaigné le Portique,
-pour aiguiller sur le... <i>gros raifort</i>, dont parle Aristophane.</p>
-
-<p>Cyrille Esghourde était l’auteur de trois livres:
-<i>Mémé</i>, <i>Joël</i> et l’<i>Antinoüs</i>, à l’aide desquels il s’était
-situé dans la littérature comme le chantre opiniâtre
-de la Sodomie. C’était le <i>Barde</i> des <i>Bardaches</i>. Catholique
-pratiquant, élevé chez les Jésuites, comme il
-prenait le soin d’en avertir ses lecteurs, il s’endeuillait
-ponctuellement, pendant cinquante pages au
-moins, au début de chacun de ses livres, à l’idée que
-la République attentait à la sérénité de «ses doux
-maîtres», molestait les fils vireux de Loyola, qui
-enseignent à la jeunesse, en surplus des mathématiques
-et des «colles» pour Saint-Cyr, les façons
-d’aimer d’Elagabale Antoninus. A ses dires, la plupart
-de ses camarades, de ses labadens, élevés
-comme lui sous le mancenillier de la Jésuitière,
-s’étaient trouvés investis, à son égal, à l’approche
-de la puberté, par ce <i>delirium</i> indéfectible, auquel
-préside placidement, dans les dortoirs pieux, un
-Christ bénévole, dont la seule fonction et l’unique
-récréation, ici-bas, paraissent être, tantôt dans les
-dites chambrées, tantôt dans les alcôves bourgeoises,
-d’assister en parfait voyeur aux ébats et aux
-soubresauts de ses créatures tout en les bonifiant de
-son effigie. Donc, en sortant de chez les Pères&mdash;il
-nous faut bien croire ce qu’il raconte lui-même&mdash;Cyrille
-Esghourde s’était trouvé stigmatisé pour toujours
-de ce travers qui devait le condamner à passer<span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">[310]</a></span>
-la plus grande partie de sa vie, inclus, les pommettes
-congestionnées et les phalanges exacerbées, dans
-les urinoirs, dans les <i>théières</i> de l’Agora. A peine
-émancipé, il s’était mis à <i>télescoper</i> des gitons, à se
-<i>coaguler</i>, à s’<i>agglutiner</i> à tous les ascyltes fomentés
-rue des Postes, sans dédaigner toutefois ceux
-que mensure M. Bertillon, à circuler en un mot, à
-travers ces alléchants individus avec la vitesse et la
-furia du Métropolitain dans son tunnel. Au bout de
-quelques mois de ces exercices, il pouvait traverser
-le cinède le plus coriace avec le même brio qu’un
-clown traverse un cerceau de papier. C’est ce qu’on
-peut appeler le <i>sport ciné... détique</i>. Aussi, s’était-il
-empressé de dénicher un éditeur pour détailler
-au public, par le menu, les exploits les plus notables
-de son éréthisme d’inverti.</p>
-
-<p>Dès qu’il avait amassé quelques sous à perpétrer
-des marchés avantageux pour le compte d’un marchand
-de charbons en gros où il était préposé à <i>la
-place</i> et au Grand-Livre, Cyrille Esghourde sollicitait
-un congé et, ayant par surcroît soutiré quelque
-argent à son libraire ou à ses auteurs&mdash;de petits
-rentiers&mdash;il se précipitait en Espagne ou en Italie
-pour y retrouver ses amis, les valets de <i>cuadrilla</i> ou
-les voyous du Transtévère, les <i>cioccari</i>, les modèles
-pouillasseux de la <i>Trinita del Monti</i>, les <i>Birrichini</i>,
-qui ont toujours la roupie aux fesses et, pour une
-pièce de billon, vendent des violettes ou bien leur
-croupe au voyageur, au <i>forestiere dilettante</i>.</p>
-
-<p>A Paris, où abondent les Philistins, comme il disait,
-il modérait ses exploits, adoptait volontiers une
-attitude cafarde, la joue facilement rougissante et
-l’œil baissé, et, comme des mésaventures lui étaient
-survenues&mdash;le bruit courait qu’un jour il avait fallu<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">[311]</a></span>
-requérir les pompiers pour retirer un zouave disparu
-dans sa personne&mdash;il préférait de beaucoup
-s’ébattre de l’autre côté des Pyrénées ou des Alpes,
-où, paraît-il, le culte de la <i>Beauté</i> n’est pas encore
-aboli, tant s’en faut. A chaque ligne de ses écrits,
-en effet, Cyrille Esghourde, élégiaque, se réclamait
-de la <i>Beauté</i>, la Beauté morte avec l’Hellas! sanglotait-il
-infatigablement, car il n’avait, celui-là
-encore, retenu de la Grèce que l’endémique pédérastie.
-C’était l’André Chénier de l’arrière-train.</p>
-
-<p>Pauvre Beauté, que de solécismes, de turpitudes et
-d’abjections on commet en ton nom! Hélas! si vous
-interrogez tous les imbéciles qui s’en vont barrissant,
-à propos de n’importe quoi, ce mot de Beauté,
-si vous leur demandez ce qu’ils entendent par lui,
-au juste, vous en trouverez les cinq sixièmes qui
-exciperont de sanies équivalentes à celle de Cyrille
-Esghourde. De temps en temps, d’âge en âge, un
-mot qui ne renferme rien, un mot vide de sens, mais
-à l’aide duquel on excuse tout, un mot que répètent
-éperdument tous les hommes, se met en devoir
-d’hystérier ferme le bétail réputé pensant.</p>
-
-<p>Il n’y a pas longtemps encore, c’était le mot de Dieu
-qui a abouti à supprimer l’intelligence du monde
-pendant plus de quatre-vingts siècles. Depuis que ce
-vocable diffamé a perdu son crédit, et qu’il n’impressionne
-plus que les catins sur le retour et les généraux
-de division, celui d’<i>honneur</i>, entendu au sens
-bourgeois, prit la suite pour commettre les mêmes
-méfaits; puis un suivant, puisé dans l’antique, se hâta
-de prendre la main. C’est celui de <i>Beauté</i>, terme sidérant,
-à quoi se reconnaissent les pseudo-artistes,
-mot qui nous assassine, et grâce auquel le crétin le
-plus oblitéré arbore des yeux chavirés d’aise, et<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">[312]</a></span>
-s’autorise à tout faire, pendant que la compacte
-multitude de ses semblables rugit autour de lui: ô
-Beauté! Vivre en Beauté! Agir en Beauté! Tout
-pour la Beauté! Car l’Humanité est impuissante à
-tirer parti de son périple, à se libérer de sa gangue
-de sottise. Lassée de ses hochets de vieillesse, elle
-retourne aux excrétions de l’enfance, aux tétines
-flétries dont l’allaita le Paganisme. Sommez un peu
-tous ces bipèdes enragés, qui délirent en cette extravagance,
-de définir la Beauté. Ils ne savent pas du
-tout ce qu’ils doivent entendre par ce son articulé,
-mais ils le meugleront sans trêve, jusqu’à ce qu’ils
-soient tombés sur le sol, sans connaissance, comme
-les Convulsionnaires de Saint-Médard.</p>
-
-<p>Les poètes les mieux inspirés ont cassé leur viole
-à vouloir nous en élaborer une définition acceptable.</p>
-
-<p class="pp6 p1">Je trône dans l’azur comme un sphynx incompris<br />
-J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes<br />
-Je hais le mouvement qui déplace les lignes<br />
-Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.</p>
-
-<p class="pn1">profère sans rire le plus goûté des ébarbeurs d’hexamètres
-contemporains. Et voilà pourtant de quoi les
-<i>éphémères</i> sont amoureux à l’heure présente; ils se
-déclarent ravagés, par ce hiératisme de catalepsie,
-par cette Entité, cette Divinité mal définie&mdash;que le
-poète lui-même n’a pu formuler&mdash;et qui, à l’exemple
-de la métaphysique et de toutes les théogonies, n’est
-jamais tombée sous leur entendement. La Beauté,
-comme les Grecs l’ont enseigné et comme les contemporains
-l’ont promulgué, n’est pas ce <i>qui recrée
-et enchante la prunelle humaine</i> ou bien fait se dérouler
-dans l’intelligence une fugace et agréable<span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">[313]</a></span>
-vision. <i>La Beauté est ce qui éjouirait l’œil et apaiserait
-en même temps l’esprit.</i> Or ce qui pourrait
-réunir de façon réelle ces deux conditions simultanées,
-<i>n’existe pas</i> sur terre ni dans aucun des espaces
-cosmiques. La gladiature qui était une chose merveilleuse
-pour l’œil, qui mettait en valeur le courage
-et l’habileté dans le combat, et exerçait ainsi une
-sorte de fascination morale, la gladiature n’était en
-soi qu’un spectacle de laideur et d’épouvante puisqu’il
-était pour affoler la conscience du juste en
-pouvoir de raisonner et de résister au choc premier
-des abusives sensations. Celui-là s’inscrivait
-déjà contre l’opinion de son temps, or qu’est-ce
-que c’est que la Beauté sinon un mode du goût
-accepté et transitoire? Le sage des siècles à venir pensera de
-notre Esthétique ce que le juste du temps de Galba pensait
-de la gladiature, de la beauté admise, et ainsi de suite
-à travers les âges. La Vénus de Milo perd sa
-grâce, et devient ridicule si l’on découvre qu’elle
-n’est après tout que la représentation corporelle
-d’une femme, d’une Pougy de son temps, en qui
-prospéraient probablement les <i>strychnines</i> de sottise
-communes à la quasi-totalité de son sexe. Les planètes,
-les étoiles, elles-mêmes, s’exhibent hideuses
-et réprouvables si l’on spécule que les unes et les
-autres rendent possibles d’affreux drames semblables
-à ceux d’ici-bas. Et l’harmonie et l’équilibre du monde,
-eux aussi,&mdash;les superlatifs de la Beauté pourtant&mdash;ne
-sont en somme que la parfaite et exécrable architectonie
-de la Douleur. Aussi, périsse la Beauté
-pourvu qu’advienne la Justice!</p>
-
-<p>Les <i>surfaces</i> et les <i>extériorités</i> sembleraient donc
-avoir fait leur temps. Mais le pouvoir quasi-hypnotique
-qu’exerce sur les hommes le captieux éclat de
-quelques apparences n’est pas près de s’abolir encore.
-La chose a été voulue, décrétée par la Nature qui se
-trouvait bien dans la nécessité d’offrir quelque pâtée<span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">[314]</a></span>
-à ses créatures, qui se voyait dans l’obligation de les
-amuser, de les empêcher d’analyser, de détourner
-leur attention de la vérité profonde, de les <i>appeauter</i>,
-en un mot, afin que n’éclatât pas, dans son
-entier épanouissement, toute l’infamie du Monde.
-La grande scélérate, qui a tout créé et tout édifié, ne
-faisait pas grand cas de l’intelligence humaine, et elle
-n’a pas pris la peine de diversifier outre mesure ses
-moyens de domestication ou ses procédés de mensonge.
-Des règles et des travers à peu près identiques
-régissent et dupent toutes les espèces animales.
-La mentalité des bipèdes qui pantèlent à l’infini,
-sur ce qu’ils nomment grotesquement le Beau, n’est
-pas différente de celle des phalènes ou des cétoines
-qui viennent palpiter aux lampes des soirs d’été, ou
-qu’un rais de lumière culbute dans les dernières
-limites de l’épilepsie voluptueuse&mdash;leur corselet est
-moins coruscant, voilà tout.</p>
-
-<p>Le Christianisme a empoisonné la terre d’idiots
-qui se sont conglomérés pour, disent-ils, vivre dans
-la parfaite mysticité et adorer Dieu dans le silence
-des cloîtres. La Beauté a fait de même: elle a suscité
-des milliers d’acéphales prétendus inspirés et mystagogues,
-eux aussi, qui fondent des Cénacles, des
-Écoles d’Esthétique, vivent dans la contemplation
-platonique d’une abstraction sans aucune réalité subjective
-ni objective, et jurent, avec des gestes de
-Corybantes qu’ils en sont les Grands-Prêtres. Certains
-prédestinés ont, il est vrai, réalisé de-ci, de-là,
-des tours de force dans les œuvres de la couleur ou
-du ciseau. Qu’est-ce que cela prouve? Est-ce que
-l’art, après tout, n’est pas un vain hochet avec lequel
-l’homme s’amuse, croyant endormir sa douleur et
-alentir sa détresse? Est-ce que ce n’est pas le palliatif<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">[315]</a></span>
-ridicule à la hideur de tout, hideur qui, à la
-longue et sans lui, serait insupportable et induirait
-l’humanité, peu à peu, à la seule solution logique:
-celle de ne pas se continuer? Est-ce que ces œuvres
-sont suffisantes pour masquer, dérober désormais
-l’iniquité de l’Univers, le rendre agréable, ou lui
-faire pardonner?</p>
-
-<p>Ceci est d’une telle évidence que l’on voit la plupart
-de ces Maîtres, de ces disciples et de ces thuriféraires
-de la Beauté, s’agripper à l’occasion, et dissimuler
-derrière ce culte éperdu de l’esthétique leur
-malpropreté personnelle, leur impuissance à raisonner,
-leur eunuchisme, ou leur négation de la
-Vérité; d’autres, comme Cyrille Esghourde, leur
-vésanie ou leur pédérastie; mais tous, quels qu’ils
-soient, vous trucideraient sur l’heure si vous ne leur
-concédiez pas la mirifique qualité <i>d’artiste</i>.</p>
-
-<p>Dites-leur donc que la <i>Forme</i> est haïssable, que
-l’Antiquité à la fin nous obsède avec sa statuaire uniquement
-vouée au geste des palestres ou à l’anatomie
-des athlètes forains, avec son éternelle eurythmie
-de croupes et de gorges; dites-leur que les
-peuples adonnés à la contemplation quasi-exclusive
-de la Forme, comme les Grecs et plus tard les
-Romains qu’ils empoisonnèrent, étaient des <i>peuples-enfants</i>
-immanquablement voués à l’abrutissement
-final et au joug des Barbares; criez-leur qu’il y a
-autre chose que cela dans la vie, que Littré avec sa
-face de laideur effroyable, que Renan avec son
-masque adipeux, aux tombantes bajoues, où brillait
-le génie étaient, même au point de vue de <i>l’enveloppe</i>,
-autrement beaux que le <i>Laocoon</i>, le <i>Discobole</i> ou
-l’<i>Apollo</i> du Belvédère; criez-leur que la Forme a
-toujours usurpé indûment l’attention des hommes,<span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">[316]</a></span>
-que la plastique la plus vénuste, ne vaut pas, aux
-yeux du véritable civilisé, un théorème de mathématiques
-ou un impeccable syllogisme; hurlez-leur que
-la <i>Ligne</i> et l’<i>Extériorité</i> sont exécrables, parce
-qu’elles mentent inévitablement, et que tant
-qu’elles auront un culte et des desservants, nous ne
-nous serons pas affranchis de la mentalité des primates;
-vociférez que l’Intelligence seule est digne
-d’adoration, mais qu’Elle est l’adversaire forcené
-de la fameuse Beauté, parce qu’Elle décortique les
-surfaces&mdash;seules agréables et visibles aux yeux de
-myopes des foules modernes&mdash;parce qu’Elle fait
-apparaître la réalité, <i>l’essence profonde</i> des choses
-<i>toujours hideuse</i>; époumonez-vous à énoncer tout
-cela et vous les verrez tomber incontinent en des
-pamoisons de quadrumanes indignés. Ah! oui, est-ce
-qu’on ne va pas bientôt nous laisser en paix avec
-cette prostituée qu’on appelle la Beauté? avec la
-Beauté qui ne produit, ne suscite que <i>le dilettante</i>,
-alors que dans le mot dilettante il y a toujours
-<i>tante</i>, à la finale.</p>
-
-<p>Donc Cyrille Esghourde, lui aussi, chantait la
-Beauté, et l’amour qu’il nourrissait pour elle était à
-ce point désordonné qu’il lui rendait grâces, le plus
-souvent possible, sous forme de lècherie de bardaches,
-et qu’il dilapidait, de son mieux, le sphincter que
-la nature lui avait donné. Il était, à trente ans, le poète
-préposé par les 30.000 sodomites de Paris, à la glorification
-et au pansement de leurs <i>gomorrhoïdes</i>. Et
-vous pouvez croire qu’il s’employait avec passion à
-cette besogne que récompensait déjà une dizaine
-d’éditions successives.</p>
-
-<p>Son dernier livre, l’<i>Antinoüs</i>, était, sans conteste,
-son pur chef-d’œuvre. Il y débutait agréablement par<span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">[317]</a></span>
-conduire le lecteur, à Rome, dans un lupanar de
-gitons où, sous motif de pastels, de sanguines et de
-charbons exécutés d’après le <i>Nu</i>, un tenancier de
-prostibule antiphysique&mdash;tous les hommes au
-salon&mdash;faisait l’article et le boniment pour Volturno
-Pozzi, <i>il tipografo</i>, Lucio Bolli, <i>il barbiere</i>,
-Giovanni Bocchi, <i>il orologiaio</i>, trois remarquables
-échantillons des infusoires de vespasienne, qui, sous
-les yeux du consommateur, gigotaient d’un arrière-train
-encore sans fistules et garanti sans iodoforme.
-Et depuis peu, Cyrille Esghourde sentait prospérer
-son audace. Déjà, dans ce livre, il réalisait, en partie,
-les antérieures promesses faites à la clientèle, et
-dont la crainte du Procureur général et de la
-dixième chambre lui avaient conseillé de différer
-l’exécution jusque-là. Car Cyrille Esghourde, terrorisé
-par l’idée de poursuites possibles, s’était contenté,
-dans ses œuvres précédentes, d’écouler une
-blennorrhagie sentimentale de modillon inverti. Il y
-poursuivait de ses obsécrations les <i>tignasses</i> des
-femmes, comme il disait, pour consacrer trois chapitres
-à la louange de la <i>tignasse</i> rousse de <i>Mémé</i>,
-son héros, qui se donnait à lui, un soir d’Août
-plein d’électricité, emmi la chapelle de la Jésuitière.
-Dans le dernier livre, le lingam instauré entre les
-lignes était déjà pour satisfaire les plus exigeants;
-les épousailles à la Pétrone, tout le vice grec, y
-étaient décrits par un auteur enfin maître de sa
-langue; la Priapée unisexuelle y rugissait, copieuse,
-et, selon le mode païen, l’extravagant délire de la
-Chair dévoyée, ruée en dehors de sa bauge, y bramellait
-fort congrûment déjà dans les sentines purulentes
-de la perversion génésique.</p>
-
-<p>A l’heure actuelle, Cyrille Esghourde, muni de<span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">[318]</a></span>
-cinquante louis avancés par son éditeur sur le prochain
-manuscrit de l’<i>Ephèbe-dieu</i>, destinait sa personne
-à parachever le lustre des villes d’art de
-l’Espagne: Cordoue, Séville et Grenade, où il se
-proposait de passer quatre ou cinq semaines à étudier
-de près les jeux de l’ombre et de la lumière sur
-les torses conciliants, à scruter en «artiste» les
-replis et le sinus rectal des plus affriolants mignons
-ibériques.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">[319]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">XIV</h2>
-
-<p class="pchi">Il faut placer la Vérité avant les convenances.</p>
-
-<p class="p2">Madame Truphot, Boutorgne, Siemans et Cyrille
-Esghourde s’étaient mis en route dès sept heures du
-matin, par un brouillard piquant, qui devait se dissiper
-certainement sur le coup de midi, au dire des
-guides. Il s’agissait de gagner Ponalda, un village
-perdu de la haute montagne, accroché au flanc roidi
-d’un pic perdu, au-dessus duquel, à s’en rapporter
-aux affirmations de l’auteur de <i>l’Antinoüs</i>, le gypaëte
-aimait tacher le bleu frissonnant du ciel de son vol
-immobile, de ses ailes figées dans la torpeur voluptueuse
-et le spasme du vide. Ce n’était pas uniquement
-le désir d’apercevoir quelques-uns de ces
-oiseaux de proie, amis des vertigineux espaces et des
-distances impolluées, qui avait déterminé la veuve à
-subir la demi-matinée de mulet que nécessitait l’ascension.
-Non, Cyrille Esghourde l’avait alléchée d’un
-possible spectacle bien plus calcinant pour elle.</p>
-
-<p>La veille, au soir, longuement, il avait conté par
-le menu ce qui constituait pour lui le réel pittoresque
-de Ponalda, situé sur la route du Pic de
-la Mine. Certes, bien qu’il fût un artiste, ce n’était
-pas non plus le point de vue, ni les gypaëtes qui
-l’attiraient en ce coin sauvage; ce n’étaient point
-les pics qui attentaient à la nue, les cascades<span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">[320]</a></span>
-échevelées qui déroulaient, du haut en bas de la
-montagne, leurs floconneuses tresses d’argent; ce
-n’étaient point les petits bois de chênes-lièges
-dépouillés de leur écorce qui, avec leurs fûts rougeâtres,
-semblaient aligner des milliers et des milliers
-de troncs humains, écorchés vifs et sanguinolents,
-des torses suppliciés érigeant des bras
-tordus et noirs, comme si un Genghis Khan, un
-Tamerlan ressuscités, avaient laissé là, le matin
-même, des témoignages de leur verve en fait de
-massacre. Ce n’était point le torrent déferlant en
-bas, dans la plaine, avec un fracas de train express,
-encore moins l’éboulis des roches, vert-pâle, violacées,
-lilas tendre, safranées, toisonnées de mousses
-crépelées comme des chevelures de nègres, pendant
-que d’autres ruisselaient d’une pourpre humide et
-fumante, sous le premier soleil, comme si elles
-venaient de remplir l’office de parvis pour quelque
-effroyable et mystérieux égorgement nocturne. Ce
-n’était pas le terrifiant chaos des sommets, des
-gorges et des ravins, toute cette épilepsie initiale
-de la Nature qui s’est amusée à bouleverser, à
-sabouler son ménage, son domaine péniblement
-ordonnancé, tout ce désordre qui, en somme, démontre
-l’inintelligence de la Force éternelle, chavirant
-en partie son œuvre première en une ribote d’homme
-ivre, œuvrant de préférence en de continuels cataclysmes,
-créant par à peu-près, dédaignant la <i>normale</i>,
-la suite voulue des circonstances, pour ne
-tirer parti que de <i>l’accident</i>, c’est-à-dire du conflit ou
-des hasards de la matière, n’enfantant que par à
-coups, ne suscitant le chef d’œuvre que sans le savoir,
-et ne perpétrant l’homme que par mégarde pour
-ensuite le torturer sans relâche. Non, tout cela indifférait<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">[321]</a></span>
-Cyrille Esghourde qui ne prêtait attention,
-lui, qu’aux décors des capitales pourries et à la
-ronde-bosse des croupes viriles et malléables.</p>
-
-<p>Il avait donc conté à la veuve et à ses commensaux
-cette particularité de Ponalda:</p>
-
-<p>Quelques-uns parmi les touristes qui étaient
-montés, certains jours, au village,&mdash;un agglomérat
-de masures en basalte trébuchantes et mal closes&mdash;avaient
-été extraordinés de n’y voir âme qui
-vive dans l’unique raidillon de trois cents mètres
-formant la rue principale. Tout y semblait mort; les
-portes calfeutrées ne laissaient passer aucun bruit,
-et nul être vivant ne s’aventurait au dehors. Pas une
-poule picorante, pas un chat rôdeur ronronnant
-dans une coulée de soleil, pas un pourceau vautré
-à même les fanges comme on en rencontre dans les
-bourgs pyrénéens, ne se montraient sur la chaussée.
-Quelles que fussent la sérénité et l’allégresse de
-l’heure estivale, si profondes en ces endroits, où
-l’ardeur solaire se trouve refrénée et comme blutée
-par la frigidité limpide des hautes altitudes, aucune
-femme, jeune ou vieille&mdash;les hommes étant occupés
-à la garde des troupeaux ou aux besognes serviles
-et mercenaires de la station thermale&mdash;ne
-filait le rouet sur le seuil des chaumines, ne faisait
-accueil à l’étranger pour vanter l’auberge, lui
-vendre quelque fruste bibelot, ou requérir la sportule,
-comme il est de coutume dans les lieux où déambule
-le pérégrin préalablement abêti par le paysage.
-On avait beau heurter successivement à l’huis de toutes
-les maisons, personne ne répondait. Des mouvements
-et des rires étaient seuls perceptibles derrière le
-chêne épais des vantaux cadenassés. Un silence
-goguenard, une atmosphère de réprobation, semblaient<span class="pagenum"><a name="Page_322" id="Page_322">[322]</a></span>
-réellement peser sur le dehors, à l’approche
-du voyageur, dans ce hameau perdu entre ciel et
-terre. Cet endroit était-il donc le lieu de retraite, la
-Thébaïde des sages qui entendaient protester à leur
-manière contre la niaiserie des Béotiens déambulant
-l’alpenstock et le Bædeker à la main?</p>
-
-<p>Mais si le touriste favorisé par le sort était tombé
-au moment profitable, à la bonne minute, de l’après-midi
-où le même fait se reproduisait chaque semaine,
-au pareil jour, avec une régularité infaillible et
-périodique, il ne tardait pas à recevoir l’explication
-de cette insolite désertion de l’habitant. Tout à coup,
-dans le haut du village, un trompettement humain
-exaspéré, une clameur terrible, incisait le silence pour
-se prolonger en trémolos et finir en point d’orgue
-perforant, suivi immédiatement d’un fracas de
-porte lancée avec violence contre un mur de
-pierre. Alors, une galopade furieuse résonnait sur
-les pavés pyriformes; un stropiat déboulait en claudicant,
-les bras levés, le torse gibbeux, et un goître
-énorme servant de pendantif flaccide à un cou de
-taureau rougeoyant et congestionné.</p>
-
-<p>C’était l’hebdomadaire et ponctuelle ruée de l’idiot,
-l’effrénée et tragique randonnée de l’hydrocéphale,
-qui fonçait dans le village, tenaillé, possédé d’une
-flambée de satyriasis, et menaçant de mettre à mal
-toute femelle rencontrée sur sa route. Plusieurs fois,
-hagard et terrible, il emplissait de sa course furieuse
-et de sa plainte effroyable l’unique rue aux angles
-capricieux, battait les murs, se cognait aux portes,
-se précipitait au pourchas des voyageurs en déroute,
-les yeux injectés de filaments rouges et la bouche
-poissée et toute dégoulinante de salives mousseuses,
-en continuant à pousser des beuglements de bête<span class="pagenum"><a name="Page_323" id="Page_323">[323]</a></span>
-affolée que le stupre tourmente. C’était le Sexe
-triomphant et dominateur qui passait, le Rut invincible
-porté à la pression des cent atmosphères de la
-continence, qui se déchaînait, farouche, tempétueux,
-immonde et cependant magnifique. Et quand l’idiot
-avait tapé vainement du poing à toutes les murailles,
-quand il s’était usé les dents à mordre au passage
-dans tous les chambranles hermétiquement verrouillés,
-il se lançait au dehors du village; de sa
-même course qui faisait voleter les écumes de ses
-lèvres, il se précipitait dans les sentiers tortueux,
-dans les landes caillouteuses, où il tournait en rond,
-en des spires affolées, dégringolant le revers des
-âpres pentes. Et on le voyait, de loin, rouler parfois
-sur lui-même pour remonter en s’agrippant des
-genoux et des ongles, jusqu’à ce qu’il tombât enfin,
-épuisé, mais pantelant encore, sur la terre qu’il
-embrassait de ses bras frénétiques, dans un besoin
-farouche d’étreintes et d’enlacements....</p>
-
-<p>C’était fini. Désormais, il était calmé pour une
-semaine au moins. Toutes les portes des maisons
-s’ouvraient alors. Des femmes en sortaient, amusées,
-rieuses et jacassantes. Les poules et les chats réintégraient
-la chaussée pacifiée. On courait voir où le
-goîtreux était tombé.&mdash;Tiens il a été plus loin que
-la dernière fois... ma Doué... Et une grande fille
-brune, au masque tragique et impérieux&mdash;sa sœur&mdash;filait
-derrière les autres. Dès qu’elle avait rejoint le
-malheureux, elle le retournait la face au soleil,
-essuyait d’un mouchoir son front et ses joues tachées
-de glèbe, ou écorchées par les silex. Quand il avait
-cessé de hoqueter ses sanglots d’impuissance, quand
-il versait enfin dans une immobilité quasi-cadavérique,
-qui terminait toujours en coma d’agonie l’froyable<span class="pagenum"><a name="Page_324" id="Page_324">[324]</a></span>
-crise où le plongeait la sédition de la Chair
-inassouvie, elle le veillait une heure, deux heures,
-assise près de ses épaules, le regard croché à la ligne
-céruléenne de l’horizon, comme pour demander la
-raison de cette épouvante et de cette fatalité aux
-espaces mystérieux qui doivent savoir le pourquoi
-des choses. Puis, dès qu’il pouvait se remettre debout,
-elle le soutenait par les bras et, droite, tranquille,
-regagnait à son côté la pauvre demeure, les yeux
-absents et le front dédaigneux, sous les quolibets du
-village enfin ressuscité.</p>
-
-<p class="p2">Leur père était un ancien instituteur d’Amélie-les-Bains
-qui était venu mourir à l’endroit natal, une
-fois acquise sa minime retraite. L’hydrocéphale soldait
-sans doute, lui, quelque faute ou quelque tare
-d’un ancêtre ignoré, dans ce terrifiant processus de
-l’hérédité qui fait payer au dernier issu la défaillance
-physique de l’ascendant et fait éclater, de façon
-péremptoire, le Crime de la Puissance créatrice. Tous
-deux, le frère et la sœur, vivotaient d’un maigre
-bien dans la maison familiale; la fille s’étant résignée
-au célibat pour mieux soigner son frère qui
-passait ses journées, assis au coin de la vaste cheminée,
-à saliver sur sa blouse de toile bleue, et à
-râcler, d’un couteau infatigable, des morceaux d’échalas
-dont il faisait d’inutiles copeaux, du vermicelle
-broussailleux, des filaments ténus, piétinés ensuite,
-par lui, toutes les heures, avec passion.</p>
-
-<p class="p2">&mdash;C’est des cheveux d’blonde... y sont dorés et
-doux comme des cheveux de blonde. Mé... j’si laid...
-j’si éfirme... elles voulent point d’moué... répétait-il
-tout le long du jour, d’une voix à peine articulée, le
-menton continuellement enduit de crachats gazeux<span class="pagenum"><a name="Page_325" id="Page_325">[325]</a></span>
-que sa sœur essuyait sans trève, d’une main secourable
-et sans répugnance.</p>
-
-<p>Il était complètement inoffensif d’ailleurs, à part
-ses crises périodiques, dont le village averti par la
-sœur se garait de son mieux. Mais il fallait le laisser
-sortir, le laisser galoper, se saoûler de fatigue, car
-si on avait calfeutré son explosion satyriaque, il se
-serait brisé la tête contre les murs. Et on les entourait
-même d’un respect vague, eu égard à la mémoire
-de leur père, un homme de beaucoup d’instruction,
-disait-on couramment. Jamais, nul besoin de délation,
-jamais l’idée de faire interner le possédé n’étaient
-venus à ces montagnards libres et noblement dédaigneux
-du secours ou de la délivrance qu’auraient pu
-leur apporter les ergastules de la ville à l’usage des
-fous. Ils préféraient s’accommoder du dément,
-qui avait droit, lui aussi, à la liberté, et qui ne leur
-imposait qu’une servitude pas plus désagréable en
-somme que les corvées d’édilité ou la sujétion pécuniaire
-du percepteur. On se contentait de rire de lui.
-Et le goîtreux, victimé par une effroyable dynamique
-sexuelle sans issue pour lui, corrodé à jour fixe
-par l’ignition génésique que la nature impose comme
-une loi indéfectible à tous les êtres, même à ceux
-dont la déchéance devrait trouver grâce à ses yeux
-de bourrelle ne se délectant qu’en les plus effarants
-forfaits, le pauvre diable d’idiot, sous la sauvegarde
-et le dévouement admirables de sa sœur, aurait pu
-continuer longtemps à faire des copeaux et à baver
-des glaires sur son menton en forme de rostre, s’il
-ne s’était point, un jour, rendu coupable d’une inconsciente
-et déplorable facétie.</p>
-
-<p>Un après-midi, un curé, un desservant de la
-plaine, était monté au village avec deux ou trois collègues,<span class="pagenum"><a name="Page_326" id="Page_326">[326]</a></span>
-au moment même où l’idiot salace galopait
-farouchement. Énorme, effroyablement obèse, avec
-une coulée de ventre quasi-liquide que ses cuisses
-maigres éclissaient mal, ce soutanier béarnais n’avait
-pu fuir assez vite et, en quelques secondes, il avait été
-rejoint, culbuté, toutes jupes troussées, par le Priapique.</p>
-
-<p>&mdash;Laisse-moi... laisse... moi... malheureux... tu
-vois bien que j’suis un prêtre...</p>
-
-<p>&mdash;T’es une femme que j’te dis... t’es une belle
-brune... une de celles qui voulent point m’aimer...
-tu vas y passer...</p>
-
-<p>Et il avait fallu employer des fourches pour faire
-lâcher prise au frénétique induit en erreur par le
-cotillon du vicaire, et que le relent dégagé par les
-profondeurs de ces sortes d’individus ne parvenait
-point à éclairer...</p>
-
-<p>L’oint du seigneur, outragé dans sa pudeur et malmené
-dans son épiderme, outré peut-être d’avoir
-subi un traitement que son évêque ou ses pairs
-étaient seuls en droit de lui infliger, avait regagné
-Luchon plein d’une juste rage. Et malgré les supplications
-de la sœur, il avait déposé une plainte en
-règle. Des gendarmes étaient accourus pour enquêter;
-une demande en internement, que le maire du
-village, menacé par l’autorité ecclésiastique, s’était
-cependant refusé à signer, était revenue, accompagnée
-d’une lettre comminatoire du sous-préfet. L’idiot
-cette fois était condamné à aller finir ses jours sous
-la bastonnade et les sévices sournois des chiourmes,
-si sa sœur n’avait point pris, tout à coup, pour le sauver,
-une décision héroïque.</p>
-
-<p>Depuis quatre heures et demie, au moins, la petite
-bande ascensionnait, à dos de mulet. Boutorgne<span class="pagenum"><a name="Page_327" id="Page_327">[327]</a></span>
-avait réussi à pousser sa bête à côté de celle de la
-Truphot, et, tout en magnifiant le paysage avec un sens
-de la nature réquisitionné dans le meilleur de Rousseau
-ou de Chateaubriand, tout en ne répugnant pas
-à la faute de français, il faisait son possible pour rentrer
-en cour près de la vieille. A deux ou trois reprises,
-il était descendu de son bât pour disparaître
-derrière des ronciers ou des roches moussues, et
-revenir ensuite, la face rayonnante, les lèvres enduites
-de l’hydromel des béatitudes, tenant à la main&mdash;à
-la destination de la veuve&mdash;une <i>édelweiss</i>, une de
-ces fleurs d’un blanc gras, une de ces corolles dont
-l’ingénuité et la grâce ont été chantées par tant de
-poètes, et qui semblent positivement avoir été modelées
-dans la stéarine ou découpées à même un vieux
-gilet de flanelle amidonné de suint.&mdash;Pour vous,
-Amélie, en souvenir de notre excursion. La veuve,
-touchée, coulait vers Boutorgne un regard humide
-et paraissait reprendre goût à son thorax en forme
-de carène de vaisseau. Siemans et Cyrille Esghourde
-marchaient derrière, et, à un moment donné, comme
-leurs mulets s’étaient rapprochés, on put entendre
-ce dernier dire à son compagnon:</p>
-
-<p>&mdash;Si, si, je vous assure, je n’ai jamais vu à personne
-un teint pareil au vôtre... vous avez une carnation
-à la Rubens...</p>
-
-<p>Et le Belge, redressé sur sa selle, pointait très
-haut la tête, se pavanait, au pas méticuleux de son
-porteur, de l’air satisfait d’un monsieur qui, désormais,
-se sait détenteur de joues pareilles à celles
-de Marie de Médicis.</p>
-
-<p>Ils étaient arrivés à seize cents mètres d’altitude
-et le brouillard, qu’ils avaient dépassé, s’étendait
-maintenant sous leurs pieds, emplissant la vallée<span class="pagenum"><a name="Page_328" id="Page_328">[328]</a></span>
-d’une nappe nitide, d’une sorte de mer laiteuse. Les
-pointes des sapins trouaient sa surface de milliers
-d’aiguilles qu’on aurait prises pour les clochetons
-d’une ville submergée et disparue. Le soleil criblait
-les petites vagues de la brume opaline et dense de
-ses sagettes lumineuses, de ses myriades de javelots
-d’or, et, grisé de superbe, dans un échevèlement, dans
-une menstrue de feu, il montait vers le zénith. Les
-versants dénudés s’enlevaient en jaune d’ocre sous la
-lumière blonde. De loin en loin, un morne désolé,
-avec son sol pierreux, ses monceaux de caillasses,
-ponctuait la ligne de crête d’une bosse de dromadaire,
-gris sale, hérissée par le poil fauve des herbes
-folles desséchées par le vent nocturne. Puis, des prés
-verts, des pâturages drus, comme vernissés d’une
-peinture trop fraîche, tachaient les pentes, ainsi que
-des pièces disparates ajustées sur le revers de la
-montagne. D’invisibles sonnailles tintinnabulaient
-à l’arrière des lointains boisés; des fumerolles tire-bouchonnaient
-dans le ciel effervescent. Des pommes
-de pins, mordues par le froid de la nuit, se
-détachaient et tombaient mollement sous la réaction
-de la tiédeur envahissante, tandis que la terre en langueur
-et pâmée, lubrifiée par les rosées matutinales,
-s’étirait paresseusement, et craquelait sous l’étreinte
-de Midi.</p>
-
-<p>Siemans, conquis par le charme et la grâce de
-l’heure, étendit la main et fit arrêter les mulets. Avec
-le geste et l’onction d’un grand-prêtre, il donna
-l’ordre aux autres de descendre puis, assis à l’extrême
-bord d’un palier surplombant le précipice, il tira
-l’ocarina de la poche de son veston et, une flamme
-mystique dans les yeux, célébra le paysage en jouant
-le <i>Ranz des vaches</i>. Quinze jours durant, il avait<span class="pagenum"><a name="Page_329" id="Page_329">[329]</a></span>
-répété ce morceau: une surprise qu’il réservait aux
-camarades pour la première circonstance profitable.</p>
-
-<p>Trois cents mètres plus haut, comme on s’était
-remis en route, Cyrille Esghourde tira le Belge par
-la manche, et lui montrant un sommet qui perforait
-le brouillard lactescent d’un cône héliotrope:</p>
-
-<p>&mdash;Le pic de la Mirandole, devant vous, ami...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! vraiment, et quelle hauteur a-t-il? questionna
-Siemans en toute candeur.</p>
-
-<p>&mdash;2830 mètres, affirment les guides... il faudra en
-faire l’ascension, répondit Esghourde en contenant
-mal un accès d’hilarité.</p>
-
-<p>Un quart d’heure plus tard, on était arrivé. Bien
-avant que les autres eussent quitté le bât de leurs
-montures et dégourdi leurs membres dans l’indécision
-et le malaise des premiers pas, Cyrille Esghourde
-avait disparu, filant dru, au pas accéléré de ses petites
-jambes, vers le village proche.</p>
-
-<p>Dix minutes s’écoulèrent; il revenait enfin, la
-figure déconfite, et la mimique en désarroi.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! bien vous savez! dit-il, nous n’avons pas
-de chance; nous sommes refaits!</p>
-
-<p>&mdash;Bah! et comment cela? questionna la veuve.</p>
-
-<p>C’était un véritable désastre, comme il voulut bien
-le conter. Avoir ascendé pareille altitude pour être
-à ce point désillusionnés, il y avait de quoi invectiver
-tous les dieux: l’Olympe et la Jésulâtrie. Pouvait-on
-imaginer malchance pareille? Voilà, il revenait
-du pays qu’il avait trouvé animé et vivant, avec
-des femmes plein l’unique rue, bien qu’on fût un
-jeudi, jour où se produisait immanquablement le
-débuché du fou. Il s’était enquis, avait-on enlevé le
-malheureux pour l’incarcérer dans un cabanon, sous
-l’éternelle menace de la douche, seul mode d’argumentation<span class="pagenum"><a name="Page_330" id="Page_330">[330]</a></span>
-qui lui soit intelligible? Les vieilles femmes
-interrogées s’étaient gaussées de lui, se réintroduisant
-dans leurs maisons sans vouloir lui répondre.
-Une jeune fille, prolixe et fûtée, que son bon air
-avait conquise sans doute, lui avait seule expliqué
-pourquoi le village était désormais tranquille, parfaitement
-assuré de ne plus voir se reproduire
-jamais la ruée farouche du goîtreux.</p>
-
-<p>Pour sauver son frère de la mort certaine qu’allait
-lui infliger l’asile d’aliénés, pour lui éviter la fin
-effroyable des érotomanes préalablement garrottés
-dans la camisole de force, et taraudés vifs par le jet
-pointu des douches, comme seul remède, la sœur avait
-consenti à se sacrifier, à s’immoler, elle, dans un
-holocauste admirable et sans précédent digne d’être
-chanté, jadis, par les grands Tragiques grecs, qui
-traduisirent l’Impératif terrible de la Fatalité.</p>
-
-<p>Elle s’était donnée à lui, tout simplement, dans un
-inceste quasi-divin, acceptant l’immonde contact,
-les baisers terrifiques, toute l’horreur de cette lubricité
-de cauchemar, de cet accouplement d’enfer, pour
-le racheter, le rédimer, au bord du gouffre et l’apaiser,
-en berçant sa chair de monstre désormais
-assouvi, contre son sein palpitant d’une fraternité
-sublime.</p>
-
-<p>&mdash;Fichtre de sort, il n’y a pas à dire, c’est beau,
-clama Médéric Boutorgne. Je vais fabriquer avec
-ça trois actes pour le Français ou pour Antoine. Sûr,
-il y a là un effet final, un coup de théâtre à faire
-éclater le bois des banquettes.</p>
-
-<p>Cyrille Esghourde crut bon de controverser. Il
-émit, d’un ton pincé, quelques aperçus doués de
-vraisemblance pour mieux cacher la mésestime en
-laquelle il tenait, sans doute, un inceste qui n’était<span class="pagenum"><a name="Page_331" id="Page_331">[331]</a></span>
-pas perpétré exclusivement par deux individus de
-sexe mâle.</p>
-
-<p>&mdash;Ça ne passera pas mon cher. Pour forcer le public
-des agents de change et des salons à accepter pareille
-chose, il faudrait exciper du mobile chrétien. Pour
-conquérir les suffrages des intellectuels, il faudrait
-commander la pièce à un Russe, à un Allemand ou à
-un Polonais. Si Jésus ou la mentalité du nord n’intervient
-pas dans l’affaire, vous êtes fichu. Dans cet
-ordre d’idées je vous mettrai, si vous le voulez, en
-rapport avec un père Jésuite. Celui-ci, qui est un
-admirable humaniste, unira habilement les deux esthétiques.
-Il n’y aura qu’à belgifier un peu sa prose.
-Il ne prend pas cher; c’est d’ailleurs lui qui fournit
-Sienkiewitz, ainsi vous voyez.</p>
-
-<p>&mdash;Dites donc, Esghourde, il ne faut pas blaguer
-mon pays, interrompait d’une voix rogommeuse Siemans,
-qui avait le mot de <i>belgifier</i> sur le cœur. N’oubliez
-que nous avons, nous aussi, des notoriétés littéraires.
-Après tout, c’est nous qui vous avons donné
-Ruysbroeke l’admirable et Francis de Croisset.</p>
-
-<p>&mdash;Sans compter Maëterlinck, ajouta en s’inclinant
-l’auteur de <i>Mémé</i>, soucieux d’éviter une préjudiciable
-dispute.</p>
-
-<p>&mdash;Maëterlinck... le <i>cinématographe des limbes</i>...
-<i>le Ripolin des âmes</i>... <i>le cornac des préexistences et du
-lymphatisme incorporel</i>... conclut Médéric Boutorgne
-qui citait les définitions d’un ami.</p>
-
-<p>Mais la Truphot était nerveuse. Peut-être avait-elle
-eu des intentions quant à l’idiot. Sa personnelle
-littérature, malgré la récente progression de son
-talent, malgré toute l’envergure de son érudition
-alimentée aux meilleures fréquentations, n’était
-pas encore à la hauteur du débat engagé. Elle ne<span class="pagenum"><a name="Page_332" id="Page_332">[332]</a></span>
-pouvait pas intervenir brillamment. Une lancination
-autre la travaillait d’ailleurs: voir de près le couple
-consanguin... et s’il se pouvait, diable! ce serait là un
-spectacle ravageant, assister un peu à leurs comportements.
-Depuis qu’elle avait quitté Paris, depuis les
-derniers incidents de Suresnes, elle souffrait de ne
-plus frôler de pittoresques amours, et surtout de ne
-plus pouvoir en ordonnancer tout près de sa couche.
-Elle proposa donc de donner congé aux guides
-jusqu’à trois heures, et d’aller prosaïquement déjeuner,
-car elle mourait de faim. Ensuite, on se rendrait
-à la maison de l’Inceste.</p>
-
-<p>Sur les trois heures, ils en sortaient désillusionnés.
-Ils n’avaient trouvé là qu’un idiot qui ressemblait
-maintenant à tous les idiots du monde, et qui n’était
-pas très différent, en somme, de quelques-unes de
-nos gloires sociales qui circulent avantagées du respect
-de leurs congénères. Il se tenait avec plus de
-simplicité, voilà tout. Il était bossu, c’est vrai, mais
-Ésope, Scarron et le maréchal de Luxembourg, étaient
-bossus, eux aussi. Maintenant, il ne bavait plus; il
-portait une blouse nette, exempte de toutes maculatures
-et, dans son extérieur, il était certes bien plus
-reluisant et moins oléagineux que cette Babel d’acarus
-qu’on a pris l’habitude d’appeler Drumont dans
-les rédactions du boulevard. Quant à son parler,
-désormais mesuré et suffisamment articulé, il aurait
-été difficile de le différencier de celui de Monsieur
-Bertillon, par exemple. Contrairement à celui-ci,
-même, il ne maniait ni kustch, ni chaîne imbriquée,
-et ne taquinait nullement le mécanisme d’un <i>appareil
-destiné à projeter en l’air les mots d’un bordereau</i>
-quelconque. Il était encore goîtreux, c’est vrai;
-mais, après tout, l’humanité n’est pas bien sûre<span class="pagenum"><a name="Page_333" id="Page_333">[333]</a></span>
-qu’il soit moins avantageux de porter un goître au
-cou que d’y porter la Toison d’or, la croix de grand-officier,
-ou des scapulaires. Il n’y a que des affirmations
-dogmatiques là-dessus et aucune dialectique
-nettement déterminante. Cette tétine flasque, appendue
-à sa glotte, lui avait été dispensée par la Nature
-avec la même inconséquence qu’à d’autres fut dispensé
-le talent; et le malheureux, à l’encontre de
-beaucoup parmi ces derniers, n’en faisait aucun
-usage désavantageux pour ses semblables. Cet ornement
-étant tout à fait inoffensif, il ne pouvait pas
-s’en servir pour idiotifier le voisin, ce qui est à considérer
-et suffirait à le placer&mdash;aux yeux des sages qui
-se plaisent à analyser et à raisonner&mdash;bien au-dessus
-de ceux qu’on appelle couramment les brillants
-orateurs ou les grands écrivains. Au surplus, circonstance
-adventice mais digne d’être retenue, ce goître
-l’avait préservé, lui, le pauvre, du <i>farcin</i> de l’orgueil,
-du <i>charbon</i> de la vanité ou de la <i>morve</i> de suffisance
-dont sont atteints la plupart de ses collègues en
-humanité, lorsqu’ils peuvent se réclamer d’un profil
-potable, de leur compte réglementaire de membres,
-d’un suffisant capillaire, d’une certaine habileté dans
-le discours ou l’écriture, ou bien encore lorsque le
-monde a décrété qu’ils étaient détenteurs d’une
-pseudo-intelligence capable de retenir et de leur
-faire réciter, sans défaillance, tous les versets du
-Psautier de sottise ânonné en commun.</p>
-
-<p>La sœur, elle aussi, était d’une simplicité à dérouter
-les moins exigeants. Un bonnet de linge sommait
-les cannelures de sa coiffure à la catalane, et sa jupe
-de cotonnade à stries grisâtres se gonflait sous l’emphase
-naissante d’une maternité héroïquement consentie.
-Elle paraissait être tout à fait ignorante de<span class="pagenum"><a name="Page_334" id="Page_334">[334]</a></span>
-l’attitude qu’aurait pu lui imposer la littérature
-après une si magnifique abnégation de soi. Elle ne
-s’éployait pas en des récitatifs à l’Iphigénie, n’avait
-point connaissance des poses adéquates à tout
-emploi d’héroïne. Sans doute, elle était sans culture,
-car sans cela il aurait été difficile de comprendre
-pourquoi elle ne se hâtait pas de traduire son âme
-et de se raconter en des discours indéfinis, comme
-l’enseignent l’esthétique grecque et sa puînée, la psychologie
-contemporaine. Elle n’accusait la Fatalité,
-ni le Destin, et pourtant si, comme la fille de Clytemnestre
-et d’Agamemnon, chantée par Euripide,
-elle n’avait pas sauvé sa patrie, en apaisant la colère
-des dieux par sa propre mort, elle avait, en s’immolant,
-apaisé, pour son frère, le Sexe exaspéré, divinité
-bien autrement redoutable et douée d’une bien
-autre existence que celles de l’Hellas.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne traduisit, d’un mode lapidaire,
-la déception de la petite bande:</p>
-
-<p>&mdash;C’est une brute; elle ne comprend même pas
-la beauté de son acte!...</p>
-
-<p>Puis, comme il était sans intérêt, après tout, de
-considérer plus longtemps cette grande brune dans
-ses allées et venues, que ne rehaussait aucune glose
-saugrenue; comme cette sœur sublime n’éprouvait
-nullement, devant les étrangers, le besoin de définir
-sa <i>psyché</i>, et se contentait de vaquer en toute placidité
-aux soins du ménage, tous sortirent de la petite
-pièce, à la queue leu leu.</p>
-
-<p>Siemans, qui venait le dernier, n’était pas dehors
-que, tout à coup, Cyrille Esghourde, les bras écartés,
-se mettait soudainement à plonger, la tête en bas,
-en une sorte de frénésie, ployant plusieurs fois son
-petit buste à la charnière de ses reins, tout comme<span class="pagenum"><a name="Page_335" id="Page_335">[335]</a></span>
-s’il manœuvrait à l’improviste une invisible pompe
-à bras.</p>
-
-<p>&mdash;Cher maître... cher maître... vous ici... râlait-il
-d’une haleine violentée par l’émotion, et la gorge
-strangulée par une crise inattendue de suffoquant
-respect.</p>
-
-<p>Il paraissait positivement vouloir disparaître sous
-terre, rasait le sol de son corps quasi-horizontal,
-offrant, sans doute, à l’inconnu, son dos à fouler, tel
-un eunuque à l’apparition du Padischah.</p>
-
-<p>Un <i>cher maître</i> érigeait, en effet, son auguste personne
-dans l’entour immédiat. Et la Truphot dut
-accourir pour soutenir aux aisselles <i>l’embasicœte</i> qui
-menaçait de verser dans une syncope de ravissement.</p>
-
-<p>Le bonze, surgi comme par miracle, était Georges
-Sirbach, auteur du <i>Golgotha</i>, du <i>Labyrinthe des tortures</i>,
-des <i>Mémoires d’une cuvette</i> et de dix autres
-livres tout aussi retentissants. Ce jour-là, il était
-accompagné de son ami, le célèbre docteur Zagolbus
-chargé de lui définir le cas du goîtreux au point de
-vue médical, et de déverser sur la chose le plus
-possible de substantifs grecs et de termes scientifiques.
-Car Georges Sirbach avait l’intention d’introduire,
-si possible, cette péripétie dans son livre,
-alors sur le chantier, <i>Les quarante-deux jours d’un
-épileptique</i>, dont l’action se déroulait à Bagnères-de-Bigorre.</p>
-
-<p>Georges Sirbach, qui manœuvrait dans la Prose
-actuelle les grandes orgues de la Désespérance et
-fouillait l’anatomie sociale du scalpel crissant de
-l’ironie, était entré jadis dans la Lice contemporaine
-revêtu de l’armure niellée de deuil, du noir gorgerin
-larmé d’argent, d’un Samnite, d’un Andabate du
-Nihilisme.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_336" id="Page_336">[336]</a></span></p>
-
-<p>Dès ses premiers heurts d’armes, la notoriété, en
-bonne fille soumise qu’elle est, désireuse cette fois
-de varier un peu ses <i>passes</i>, était venue s’offrir à lui,
-attirée par sa rancœur douloureuse de mâle désabusé.
-Jusqu’à trente ans passés, son humeur de
-révolté littéraire qui menait le rude assaut de la
-Raison victorieuse sur l’imbécile Espérance ne s’était
-donc point ralentie. Quasi seul, parmi la presse à
-grand tirage, il avait noblement combattu le
-Béhémot de l’hypocrisie, la Tarasque bourgeoise
-avec des ruses et des rages de gladiateur que
-la victoire de son escrime, enfin imposée, récompensait,
-du reste, à l’issue de chaque tournoi.
-Et Georges Sirbach avait bénéficié, lui, de ce fait
-miraculeux: du haut de la loge impériale où, entouré
-des <i>Augustans</i> de la critique, trône l’Opinion&mdash;plus
-cruelle et plus abêtie que les Césars romains&mdash;le
-don de la vie lui avait été fait, la grâce de ne pas
-mourir de faim, comme tous ceux qui luttent pour
-les idées libres et sont vaincus d’avance, lui avait été
-octroyée, royalement, dans le hourvari des buccinateurs
-sonnant la fanfare du succès. <i>Plaudite Cives!</i></p>
-
-<p>Désireux d’entériner au plus vite cette gloire
-nouvelle, le photographe des <i>grands hommes chez
-eux</i> s’était voituré alors jusqu’à son domicile. Et
-c’est à partir de cette minute qu’il prit place aux
-étalages de la rue de Rivoli, entre le dernier cliché
-de Pierre Loti ayant revêtu le burnous d’Abd-El-Kader
-pour recevoir <i>son frère Yves</i>, et celui de
-Rigo avec toutes ses bagues. Dans le fond d’un cabinet
-de travail vert-pomme, Georges Sirbach accotait
-à la cheminée une élégance de patron boyaudier
-élégiaque et, du mieux qu’il le pouvait, informait
-les populations, qu’en haine du lieu commun, il portait<span class="pagenum"><a name="Page_337" id="Page_337">[337]</a></span>
-à droite. Dès lors, devant la consommation exagérée
-que Paris, les Amériques et les petits théâtres
-firent de cet alléchant portrait&mdash;auquel, sans doute,
-il dut son destin,&mdash;Georges Sirbach put se convaincre
-qu’il était, sans conteste, l’heureux <i>manager</i>
-d’une âme capable d’affronter les plus hauts sommets
-de l’altruisme. Il décida, soudainement, que, phénomène
-unique dans l’Epoque, il offrirait, aux masses
-éberluées, le surprenant exemple d’un homme qui vit
-et réalise enfin l’Esthétique dont il est le <i>Barnum</i>. Il
-n’y avait pas à dire, il se sentait incapable de différer
-plus longtemps le soin d’être à lui tout seul un
-Apostolat ou quelque chose comme un Mètre unique,
-un inconcevable Régulateur auquel pourraient se
-rapporter et se régler toutes les palpitations généreuses
-de ses concitoyens. Tolstoï, justement, venait
-d’écrire <i>Résurrection</i>, où il exposait les différents
-stades d’une intelligence et d’un cœur qui se libèrent
-peu à peu des liens infâmes dans lesquels la
-mensongère civilisation, en son œuvre de mort, les
-avait bandelettés. Tolstoï venait d’offrir au monde
-le symbole admirable du prince Nekludoff s’efforçant
-de racheter, du plus profond de sa gangrène,
-la Maslowa; rénovant, par l’offre de son nom, celle
-qui était devenue l’immonde fille de joie et avait
-été précipitée, de gouffre en gouffre, par le seul
-maléfice d’un de ses baisers de satisfait, jusque dans
-le puisard sans fond de l’hébétude et de l’amour
-vénal. Le patricien, <i>redevenu un homme</i>, accourait
-pour exhumer la malheureuse de la prison-léproserie,
-du cul-de-basse-fosse où la Justice parque les
-Réprouvés, et dans lequel elle avait été jetée au
-milieu des cris de rage impuissants, des hurlements à
-la mort des maudits, des vomissements de l’alcool et<span class="pagenum"><a name="Page_338" id="Page_338">[338]</a></span>
-des propos abjects coulant comme une dyssenterie
-effroyable de la bouche des prostituées&mdash;cantique
-d’horreur et d’épouvante qui s’élève chaque jour
-des entrailles profondes, des ergastules de la Société
-pour chanter sa propre gloire. Eh bien! Georges
-Sirbach s’était déterminé à épouser, lui aussi, une
-pierreuse, à racheter, à son tour, une Maslowa, à
-procéder, en public, à une personnelle <i>Résurrection</i>.
-Seulement, la prostituée que Georges Sirbach
-avait épousée possédait trois cent mille livres de
-rentes acquises par une pratique et un sens judicieux
-du putanat portés aux dernières limites du
-savoir-faire.</p>
-
-<p>Et pour cet homme, vous entendez bien, le monde
-n’avait jamais été que sourires; jamais il n’avait souffert
-de la famine; jamais il n’avait succombé sous
-l’hallali des huissiers!</p>
-
-<p>Mais vous croyez, peut-être,&mdash;tant la chose vous
-semble hypertrophiée d’énormité, si on peut ainsi
-s’exprimer&mdash;que le glorieux <i>prosifère</i>, en agissant
-ainsi, avait un but caché, en puissance de le faire absoudre
-postérieurement. Vous conjecturez, peut-être,
-que ce n’était là qu’un défi truculent jeté à l’odieuse
-civilisation, et qu’il avait l’intention, par la suite, de
-retourner cet Alaska réalisé, ce Klondike épousé,
-venu du prostibule bourgeois, contre la Bourgeoisie
-elle-même.</p>
-
-<p>Vous pensez, sans doute, qu’il employa ce claim,
-dont les sables aurifères avaient été lavés, pendant
-vingt-cinq années, au tamis d’une cuvette sensationnelle,
-à frêter des révoltés, par exemple, à noliser,
-lui aussi, des justiciers qui devaient se conformer à
-ses écritures, combattre des exacteurs dans le vieux
-monde; vous présumez qu’il poussa contre le flanc<span class="pagenum"><a name="Page_339" id="Page_339">[339]</a></span>
-de l’esquif social, plein de pirates en frairie et
-d’esclaves affamés, une torpille quelconque. Vous
-ne doutez pas qu’il s’efforça de laver cet or infâme
-de sa souillure originelle, et qu’il lui affecta un
-emploi généreux. Vous êtes convaincu, puisque
-vous n’avez jamais ouï parler du bruit fait par un de
-ces comportements tragiques, que Georges Sirbach,
-répugnant à cette outrance dans l’acte, se décida à
-donner plus prosaïquement ses millions aux pauvres,
-qu’il fonda une œuvre enfin, non pour qu’il fût parlé
-de lui tous les ans comme du fienteux Montyon, mais
-pour sauver de l’inanition et de la mort une partie
-de ceux qui s’en vont hululant la faim et le désespoir.
-Vous gifleriez, sans hésiter, comme tenant des
-propos attentatoires à la dignité de toute l’humanité,
-le Monsieur qui affirmerait, devant vous, que ce
-Pactole, produit par le stupre sordide, n’a pas servi
-à consoler des filles-mères, des parias de naissance,
-des bâtards, tous ceux que la lâcheté du mâle, après
-l’amour, condamne aux supplices de la misère et de
-la solitude. Eh bien! vous auriez tort, car si vous
-croyez cela c’est que vous accordez encore une
-importance, une valeur quelconque, à tout ce que
-peuvent écrire ou proférer les hommes notoires quand
-ils parlent de Pitié ou de Justice. C’est que devant les
-gens chargés d’honneurs, vous n’avez jamais, en
-vous-même, proféré cette parole de vérité sociale:
-<i>Pour t’élever si haut, tu as dû descendre bien bas.</i>
-C’est que, toute votre vie, vous serez dupe des
-pitres, des histrions, des paillasses, des grimaciers,
-des queues-rouges, des joueurs de tympanon, des
-porteurs de cymbalum, des sonneurs de tuba, des
-Paraclet, des Truculor, des Sirbach, des phénomènes
-de tout ordre qui, sur les tréteaux de la célébrité,<span class="pagenum"><a name="Page_340" id="Page_340">[340]</a></span>
-se disloquent, bondissent, ruent, vocifèrent, en des
-cabrioles, des contorsions éperdues, tirent la langue,
-soufflent du feu, mangent du verre pilé, pour retenir
-le public devant la <i>banque</i>, devant <i>l’entresort</i>, et
-l’opérer de son argent, de son intelligence ou de sa
-vaillantise, avec des mots magiques plein la bouche
-et de la poudrette plein l’âme.</p>
-
-<p>Liberté! Justice! Droit! Honneur! Civilisation!
-Socialisme! Anarchie! les vocables divins crépitent,
-fulgurent, flamboient, comme un orage des tropiques,
-le Sinaï s’embrase, la nue s’entr’ouvre et les
-<i>grands hommes</i> passent le licou, font les poches
-ou le bulletin de vote à la clientèle pâmée qui s’est
-hissée sur le <i>Plateau</i>.</p>
-
-<p>Non, Georges Sirbach ne versa pas dans cette
-épilepsie philanthropique. Il n’était pas jeune à ce
-point. <i>Les affaires sont les affaires.</i> Il employa avec
-beaucoup plus d’à propos la dot de la prostituée à
-jouir abjectement de tous les profits bourgeois que
-donne l’argent. Il barbota à pleins ailerons dans le
-purin du bien-être, et s’ébattit, toutes squames dilatées,
-dans les fanges de la somptuosité. Mais un souci
-le lancinait: celui de placer sa <i>respectabilité</i> à l’abri
-de toutes les randonnées de la malveillance. Il fit
-donc râfler, chez les marchands, les antérieures photographies
-de sa femme, où, dans l’exercice de sa
-profession précédente, elle était représentée, décolletée
-jusqu’aux orteils&mdash;ce qui avait eu longtemps
-pour résultat de faire rater le bachot à nombre de
-rhétoriciens auxquels la remembrance de cette subjugante
-plastique, entrevue un jour de flane, faisait
-déserter Cicéron pour les endroits solitaires.</p>
-
-<p>Georges Sirbach, néanmoins, déféra à l’opinion
-dans une certaine mesure. Il se retira de Paris,<span class="pagenum"><a name="Page_341" id="Page_341">[341]</a></span>
-mouilla dans le petit hâvre d’une localité de la grande
-banlieue, et, après avoir chaussé les pantoufles de
-remploi, les pantoufles de tapisserie ornementées
-d’un cœur percé d’une flèche, il y passa quelques
-années à ne plus exhiber sa personne dans les lieux
-publics. Mais il continua farouchement à collaborer
-aux gazettes, où il fit paraître, comme par le passé,
-des chroniques de désenchantement amer, des écrits
-stigmatisant sans répit les scélérats de la finance, les
-forbans de la réaction, les flibustiers de l’industrie, les
-rufians des lettres et les malfaiteurs sociaux de tout
-acabit. Et le procédé était bon. Quand la clientèle
-révolutionnaire entend quelqu’un hurler aux chausses
-des bandits, elle ne prend jamais la peine de discuter
-l’aloi de son indignation; elle oublie de regarder
-ses mains pour s’assurer qu’elles sont sans souillures;
-elle oublie de lui crier: d’où viens-tu, qu’as-tu fait, toi
-qui nous parles de Justice, et de Vertu? Elle le sacre
-du coup «une belle âme». Jamais elle ne lui demandera
-si son passé est vierge de tout forfait, si son corps
-ou son âme sont exempts de toute prostitution. Non, il
-lui suffit, pour l’instaurer honnête homme, qu’il
-serve ses passions du moment. C’est ce qui fait
-qu’elle a été si souvent vendue à l’ennemi et le sera
-toujours. En possession de cette évidence, Georges
-Sirbach avait intelligemment décidé de ne point briser
-ses armes premières, mais bien d’exagérer son
-mode initial de combat. Il avait compris qu’il était
-pour lui sans profit majeur, d’aller grossir le nombre
-des champions rétrogrades en luttant, à son tour,
-pour la défense de la Religion, de la Famille et du
-Capital. Ces trois hypostases du monde bourgeois
-régnaient, chez lui, respectées, enviées et indestructibles;
-la suprême habileté consistait donc à paraître<span class="pagenum"><a name="Page_342" id="Page_342">[342]</a></span>
-vouloir les démolir dans la société. Et il s’y employa
-en toute ardeur. Chaque fois que, dans un recoin du
-canapé, dans un repli du divan, il trouvait un bouton
-de culotte qui n’était pas à lui, un poil de... barbe
-oublié là depuis des années, il vitupérait le mariage,
-jetait l’anathème à l’argent, exaltait l’union libre et
-désintéressée. Aussi, après deux ou trois campagnes,
-sa copie se mit à atteindre des prix fabuleux. Toute
-la Critique fut d’accord, un jour, pour l’arbitrer,
-comme le plus grand ironiste, le plus parfait satirique
-des temps contemporains.</p>
-
-<p class="pp6 p1"><i>Quis cœlum terris non misceat et mare cœlo,</i><br />
-<i>Si fur displiceat Verri, homicida Miloni</i>, etc..</p>
-
-<p class="p1"><i>Qui, dans son indignation, ne serait tenté de confondre
-ciel et terre, si Verrès condamnait le brigand,
-et Milon l’homicide? si Clodius dénonçait les adultères?
-Si Catilina accusait Céthégus</i>, etc.?.. Il n’y a
-que Juvénal pour verser dans une ire aussi enfantine
-à propos de pareilles misères. C’est ce que
-pensa Georges Sirbach en se restituant à Paris. On
-le vit acheter incontinent un hôtel avenue du Bois,
-acquérir une seigneurie en Seine-et-Marne, engorger
-ses antichambres d’une domesticité en culottes
-de panne et en boucles d’argent, instituer à
-l’égard de <i>Son Anarchisme</i> un protocole dont rougiraient
-les chefs d’État. Et, à la suite d’avantageux
-traités passés avec les gazettes et les gros éditeurs, il
-continua à basculer un dévoiement de proses d’un
-subversisme sous-jacent, que surexcitait, cette fois,
-le laxatif d’une verve ragaillardie, le ricin d’un
-enthousiasme qui n’a plus à craindre désormais
-d’être licencié par les directeurs de journaux, au<span class="pagenum"><a name="Page_343" id="Page_343">[343]</a></span>
-lendemain de quelque éclat. Puis, comme l’importance
-de ses comptes de dépôt dans les banques le
-mettait, pour la vie, à l’abri de toute mésaventure,
-et que, puissance sociale, il en imposait à son tour
-aux autres puissances sociales, et n’avait point ainsi
-à redouter les lois scélérates, son courage ne connut
-point de bornes. Il se mit à charger à boulets rouges
-la couleuvrine du roman-pamphlet, la caronade de
-la pièce à thèse, préconisant la <i>reprise individuelle</i>
-et le meurtre politique, tirant sans défaillance, en
-pointeur inviolable, sur la Propriété, la Famille et le
-Capital, collaborant à ses moments perdus au <i>Régicide</i>,
-petite feuille qui vécut quelques mois, juste le
-temps de faire coffrer ses rédacteurs, et de les faire
-impliquer dans le fameux procès des Trente, hormis
-lui, naturellement.</p>
-
-<p>L’argent va à l’argent, chacun sait ça, mais plus
-il est infâme, plus il radie un magnétisme attractif
-qui aimante vers lui les filons monétaires en désarroi.
-L’or appelle l’or, comme le dépotoir les déjections
-éparses: c’est pourquoi, juste en ce moment,
-Georges Sirbach s’enrichit d’une hoirie nouvelle.</p>
-
-<p>Un littérateur célèbre, qui, associé à son frère
-mort avant lui, avait exploité pendant vingt-cinq
-années une marque de fabrique cotée très haut à la
-Bourse du succès, venait de trépasser, à son tour.
-Les derniers jours de ce grand écrivain avaient été
-pénibles. Dès la disparition de son puîné, il avait
-commis une lourde faute: celle de s’acharner à vivre
-pour démontrer inconsidérément, mais de façon
-définitive, que ce n’était point lui qui détenait le
-talent de la rubrique commune. A partir de cette
-époque, en effet, nulle œuvre recevable n’avait succédé
-à la série des livres documentés élaborés en<span class="pagenum"><a name="Page_344" id="Page_344">[344]</a></span>
-commun. Et on avait vu le malheureux, désireux de
-faire figure malgré tout, s’acharner, sous prétexte de
-<i>Mémoires</i>, à colliger les notes de son blanchisseur,
-les ragots de son perruquier, les mots de sa ventouseuse,
-les puériles anecdotes qui avaient trait à son
-existence de vieux garçon solennisant les moindres
-événements de son privé, de sa vie de célibataire égotiste
-qui ne peut pas se résigner à n’être plus une
-vedette sensationnelle. Tombé dans le bric-à-brac
-et la frénésie du bibelot, il encombrait la presse de
-ses commentaires sur le <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle qu’il avait presque
-réussi à faire haïr, allant, dans son impuissance
-de raté enrichi, de l’exégèse de la Guimard, par
-exemple, à celle du Japonais Outamaro; roulé d’ailleurs
-par tous les juifs de Paris qui tenaient emporium
-de curiosités. Couramment, on lui vendait, à des
-prix fabuleux, pour des Boulle ou des Riesener, tous
-les similis fabriqués rue Traversière ou rue Amelot.
-Il se ruinait pour acquérir des laques et des cloisonnés
-que le bazar de l’Hôtel-de-Ville entrepose d’habitude.
-C’était un alarmant échantillon du gendelettre
-célèbre retourné à l’enfance qui, à l’instar
-des catins périmées, ne peut pas consentir à s’effacer,
-à disparaître, et, la figure maquillée et rechampie,
-s’en vient faire la fenêtre, aux heures du soir,
-pour raccrocher encore le client, le lecteur, avec des
-grimaces séniles et les minauderies de ses fanons
-pendants.</p>
-
-<p>Pendant dix années, chaque dimanche, il avait
-réuni dans son grenier d’Auteuil une basse-cour de
-littérateurs, qui picoraient autour de lui, avec des
-gloussements d’aise, les rogatons et les vieux détritus
-d’une conversation de fossile inane et prétentieux.
-Depuis longtemps déjà, il projetait de ne point décéder<span class="pagenum"><a name="Page_345" id="Page_345">[345]</a></span>
-sans s’être, au préalable, confectionné un trépas
-plein d’inattendu, qui longtemps encore&mdash;à défaut
-d’autre chose&mdash;assurerait à son nom la voluptueuse
-publicité. Comme bien vous pensez, il ne pouvait
-se dissoudre à l’instar d’un simple mortel; il ne
-pouvait être récupéré par le néant sans tapage prolongé.
-Par testament, il décida donc la création
-d’une Académie libre, dite <i>Académie Goncourt</i>,
-devant faire pièce aux Coupolards de l’Institut et
-perpétuer ainsi, à travers les âges, sa mémoire auguste
-de Gonfalonier littéraire. Pareil à une vieille
-fille asthmatique et onaniste qui, en mourant, laisse
-toute sa fortune à ses chats ou à ses serins favoris,
-il légua tout son avoir&mdash;soit 6.000 francs de
-rente pour chacun&mdash;à ceux qui avaient assisté sa
-vieillesse d’une oreille longanime et de caresses intéressées.</p>
-
-<p>«Il restitua à la Nature la forme que celle-ci lui
-avait prêtée», comme dit Bossuet, juste au moment
-où son œuvre allait être enfin glorieusement couronnée.
-Il avait, en effet, passé les trois dernières
-années de sa vie dans les cabinets de chalcographie,
-afin de doter ses futurs académiciens d’un costume
-qui leur assurerait le respect des foules et contrebalancerait
-celui des quarante vieillards de la Sainte
-Périnne des lettres. Ses légataires, on s’en doute,
-étaient décidés à accepter n’importe quel déguisement,
-n’importe quel chienlit, pour encaisser la
-monnaie. Longtemps, il hésita entre un bonnet de
-talapoin, des babouches à pointe recourbée, une
-robe de mandarin en soie violette adornée de dragons
-griffus, de flamants roses, ou de fleurs de lotus,
-et l’habit de cour du Régent. La question de l’épée
-l’angoissait aussi. Il mourut comme il venait de donner<span class="pagenum"><a name="Page_346" id="Page_346">[346]</a></span>
-enfin la préférence à la longue canne de jade des
-lettrés du Nippon sur la brette en verrouil du
-<span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle. Mais le Destin ne s’était pas trop
-acharné sur cet homme. Il avait eu le temps de fixer
-le protocole de réception des futurs récipiendaires!</p>
-
-<p>Georges Sirbach fut naturellement un de ses élus.
-Et sur le champ, en égard à cette conjoncture, la
-compassion de ce dernier pour la détresse humaine
-devint surprenante et démesurée. Douillettement embossé
-dans la citadelle imprenable de sa fortune, qui,
-malgré le succès de ses proses, sentait toujours le
-bidet mal essuyé et le périnée effervescent, coulant,
-lui, des jours exempts de deuil et de tristesse, cela
-dans un faste renouvelé des collecteurs d’impôts de
-l’ancien régime, il dénonça sans faiblir les puissants
-et les satisfaits à la vindicte des meurt-de-faim. Tout
-en détachant ses coupons et en signant l’ordre d’expulsion
-de ses locataires impécunieux, il écrivit ceci,
-un jour de l’an dernier: <i>Ah! elle est bien trop
-lâche la misère pour oser brandir le poignard et
-secouer la torche sur la joie des heureux!</i></p>
-
-<p>Il faut être impartial et ne rien celer de ce qui
-peut être à la décharge de ce Révolté. Georges Sirbach,
-contrairement à Truculor, avait réussi à inoculer à
-sa femme l’amour rédempteur de la vérité. Lors
-d’un procès célèbre, qui se déroula en août-septembre
-1899, la conjointe, désireuse d’égaler son
-mari, accourut bellement à la rescousse de la civilisation
-en péril. Et tous les lecteurs d’un journal,
-<i>Le Crépuscule</i>, qui tirait alors à 100,000, purent
-savourer un article étançonné de son parafe, où elle
-exhortait les <i>Dames de.. France</i> à s’unir, dans un effort
-final, pour faire triompher le Droit et la Justice<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_347" id="Page_347">[347]</a></span></p>
-
-<p>A la suite de cette tartine, les leçons de syntaxe
-furent très demandées dans le Marbeuf, les beuglants
-et parmi ces dames des Music-Halls. Nulle parmi
-les filles galantes n’ignorait plus qu’avec des michés
-rémunérateurs, quelque sagacité dans l’élimination
-des amateurs contaminés&mdash;ce qui permettrait d’atteindre
-la cinquantaine&mdash;et surtout beaucoup d’acharnement
-à pratiquer l’entôlage pour amasser la forte
-dot, après s’être payé sur le tard, au sortir de la
-maison chaude, un petit homme dans la littérature,
-on pouvait espérer collaborer aux journaux répandus
-et apporter sa contribution à l’Ethique contemporaine.</p>
-
-<p>C’est ainsi que se manifeste dans toute son ampleur
-la réconfortante équité, qu’à la moindre occasion, fait
-paraître notre Époque. La République ayant pour
-toujours supprimé le pouvoir césarien, ces dames
-ont abdiqué l’espoir d’épouser un Empereur, comme
-la Beauharnais ou la Montijo, et de gouverner ainsi
-notre pays. Mais les mœurs eussent été sans excuse
-de leur interdire l’hyménée avec les gens célèbres et
-de les empêcher de régenter, dans la mesure de leur
-savoir, l’intelligence du public. On ne voit pas pourquoi
-le <i>Dispensaire</i> ou le <i>Joubert</i> n’épouserait pas
-dans les Académies, n’écrirait pas dans les gazettes,
-alors que Madame Adam, Mademoiselle Lucie
-Faure ou la princesse Mathilde, par exemple, tinrent
-boutique d’esprit et ont accaparé l’industrie
-spéciale qui consiste à muer en immortels des Costa
-de Beauregard, des Faguet ou autres Thureau-Dangin.
-Il serait par trop imprudent, on le conçoit, de
-décourager toute une caste, pleine de bon vouloir, qui
-contribue au lustre et à l’éclat de notre patrie, maintient
-hors de pair, dans le monde entier, la réputation<span class="pagenum"><a name="Page_348" id="Page_348">[348]</a></span>
-de nos lupanars, et fait accourir les étrangers, bien
-plus que si Descartes, Pascal, Auguste Comte et Renan,
-ressuscités à point pour embêter M. Izoulet, se
-donnaient la répartie, en public, au Café Napolitain.</p>
-
-<p>Qu’on ne nous oppose pas qu’il est malséant et
-incivil de contrister les filles publiques retirées des
-affaires après fortune faite, pour la raison, qu’en
-somme, ce sont des femmes. Nous nous faisons gloire,
-tant est grande notre aberration, de ne point déférer
-à la morale sociale quand elle promulgue qu’un
-homme qui se vend peut conférer l’honneur à la
-femme qui l’achète. Ah! s’il s’agissait d’une pauvre et
-lamentable pierreuse de la rue, certes il faudrait trouver
-des mots qui seraient plus doux que des caresses
-de mère, des vocables qui seraient un opium, un
-baume, un dictame de réconfort, pour panser les
-blessures que la Vie et la Société ont faites à cette
-douloureuse. Mais que dire de la catin enrichie qui,
-toute sa jeunesse, besogna, se troussa, encaissa la
-semence des snobs, mit son sexe à l’encan, pour
-fréquenter les Caisses d’Épargne et, une fois l’âge
-mûr, rentrer dans le giron des classes respectées! Pour
-celle-là, il faudrait inventer des flagellations de feu,
-des knouts dont les lanières seraient des éclairs
-déchaînés, un bûcher fait de bouse de vache d’où
-sa graisse immonde, sous la flamme justicière, ruissellerait
-sans que jamais la mort secourable pût
-mettre fin à son agonie. Oui, la carrière de l’Hétaïre
-est belle, quand fille du peuple, chair à salacité,
-elle sème autour d’elle, pour venger sa classe,
-et le deuil et la ruine et la folie et la mort; quand,
-insatiable et farouche, dans une révolte superbe, elle
-broie les riches pour venger les siens asservis. Et si
-les plèbes étaient intelligentes, elles ne procréeraient<span class="pagenum"><a name="Page_349" id="Page_349">[349]</a></span>
-des filles que dans le but unique de ravager avec
-elles, comme avec des brûlots, la Société qui les
-écrase. Mais l’autre, l’autre prostituée, qui, soumise,
-entasse les proies et les rapines, thésaurise et vend
-l’amour à faux poids pour, plus tard, acquérir de
-la <i>considération</i>, ébaubir son époque du reluisant
-de l’homme qu’elle s’est payé! Dans quel lointain
-continent d’immondices faudrait-il l’enfouir vive,
-celle-là, afin que sa puanteur ne vînt pas asphyxier
-les gens propres!...</p>
-
-<p>Comme l’histoire des délectables jours que nous
-vivons est tissée d’une trame subtile d’événements
-paradoxaux, une réconciliation touchante venait d’épuiser
-d’un seul coup le stock d’attendrissement que
-détenaient encore le boulevard et le monde des lettres.
-Georges Sirbach faisait sa paix avec Abraham
-Méderheyer, juif jusque-là sans précédent dans l’infamie
-et la putridité. Ce tenancier de journal mondain,
-commensal et usurier de la plus haute aristocratie
-française, ne pouvait être comparé qu’à ce
-pou de bois qui s’accroche par grappes aux oreilles
-des chiens, au <i>tiquet</i> dont parle Toussenel, à qui
-la nature a refusé un orifice anal et qu’elle condamne
-à s’engraisser, à se gonfler de ses propres
-excréments <i>jusqu’à ce qu’il en crève</i>. A Rennes, toujours
-en août 1899, l’auteur du <i>Labyrinthe des tortures</i>
-avait flanqué une torgnole célèbre à ce copronyme
-de Ghetto, à cet insecte scatophage, qui, en
-son papier, butinait, comme du bran, la mentalité
-de l’<i>Armorial</i>. En l’heure présente, Abraham Méderheyer
-avait récupéré les bonnes grâces de Georges
-Sirbach en promettant, sans doute, de présenter
-Madame à la duchesse d’Uzès et de lui faciliter
-l’accès de quelques salons où régnaient les bonnes<span class="pagenum"><a name="Page_350" id="Page_350">[350]</a></span>
-façons et non plus la <i>sous-maîtresse</i>. Et l’auteur <i>du
-Golgotha</i>, sollicité par l’éditeur d’un illustré, d’un
-pamphlet hebdomadaire, de placer le juif dans une
-galerie de <i>Têtes de Turcs</i>, qui devait paraître prochainement
-sous sa signature, s’y était énergiquement
-refusé, en poussant des glapissements d’effroi.
-Même, il avait proposé de résilier la commande,
-plutôt que de verser dans un aussi effroyable sacrilège.</p>
-
-<p>Avant d’entrer dans le journalisme, Méderheyer
-avait tenu la comptabilité des coucheries chez une
-catin du second Empire, nettoyant les démêloirs,
-épongeant le petit meuble, déjouant à l’avance,
-par l’acuité de son odorat, les entreprises des clients
-gratinés de calomel ou voués à l’iodure, cirant les
-bottines et aidant les vieux messieurs à se mettre
-au lit. Il se portait garant auprès des amateurs que
-sa patronne était sans gonocoques. Abraham et le
-<i>prosifère</i> se rejoignaient donc sur le tard de la vie,
-dans une conjonction touchante, après des dissensions
-et des pugilats qui ne pouvaient, dorénavant,
-qu’exagérer la saveur de l’amitié finale. L’un avait
-débuté comme <i>secrétaire</i>; l’autre finissait comme
-<i>mar... i</i>.</p>
-
-<p>Quelques individus doués de longévité indiscrète,
-des macrobes persévérants qu’on rencontrait encore,
-de cinq à sept sur l’asphalte, s’autorisaient au passage
-de chacun d’eux à d’affligeantes remarques.</p>
-
-<p>&mdash;Abraham faisait les poches quand on était
-couché; ses doigts crochus déchiraient toutes les
-doublures, proférait l’un.</p>
-
-<p>&mdash;Georges a une bien belle pelisse, aujourd’hui;
-<i>c’est la mienne</i>. Madame, jadis, me l’a fait laisser en
-gage, un matin de 69, que je n’avais pas la coupure<span class="pagenum"><a name="Page_351" id="Page_351">[351]</a></span>
-de 25 louis pour le dessous du chandelier, ajoutait
-l’autre.</p>
-
-<table id="t06" summary="t06">
-
- <tr>
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- </tr>
-
-</table>
-
-<p>Chose surprenante, la Morale éternelle, la Loi
-inflexible qui ordonnance la conscience des justes,
-l’infrangible apanage de la dignité humaine, que cet
-homme avait bafoués, tiraient de lui une implacable
-vengeance. Dans ses œuvres, les lamentations du
-supplicié qu’il était, malgré sa fortune, s’orchestraient
-sourdement. Le Rut dont il s’était enrichi
-lui avait déclaré une vendetta farouche, et on en
-pouvait démêler à travers ses livres toutes les cérébrales
-péripéties. La lancination continuelle des souvenirs
-infâmes, l’impuissante furie contre le passé,
-avaient implanté dans son esprit d’analyste l’aiguillon
-rougi et barbelé d’une endémique <i>constupration</i>.
-Il avait dédié trois cents pages à la folie furieuse de
-la chair, entonné pendant tout un volume le Magnificat
-du Sadisme et, dans chacun de ses romans, il y
-avait un viol, le déchirement lamentable d’une
-enfant par un vieillard forcené. Sa littérature traduisait
-sa perpétuelle hypnose: il avait, par contraste,
-<i>la hantise de la virginité</i>, des vierges sur lesquelles,
-par rage, sans doute, il faisait s’acharner les démoniaques
-lubriques sortis de son imagination. Et une
-douleur terrible issait de ces pages, ruisselait de ces
-immondes amours: tout le martyre d’un être qui ne
-peut pas effacer ce qui est, toute l’angoisse d’un
-homme, à qui le Sexe, monstrueusement symbolisé,
-dans le tête-à-tête coutumier, offre et dérobe en
-même temps son mystère, la torture d’un malheureux
-usant ses ongles sur le sphynx de granit, ayant
-besoin de tout savoir pour se racheter devant soi-même,
-pour se trouver une excuse ou une joie peut-être,<span class="pagenum"><a name="Page_352" id="Page_352">[352]</a></span>
-et qui, avec des désespoirs et des râles,
-s’acharne à faire l’impossible clinique de la Volupté!</p>
-
-<table id="t07" summary="t07">
-
- <tr>
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- </tr>
-
-</table>
-
-<p>On aurait pu l’ignorer et laisser à la carapace
-d’opprobre qui l’étreint et l’étouffe lentement le soin
-d’en faire justice si l’on ne s’était rappelé à temps
-qu’il souillait des idées nobles et leur faisait perdre
-peu à peu, en combattant pour elles, le pouvoir
-qu’elles gardent encore sur quelques âmes ingénues.
-Qu’il détaille les prouesses immuablement imbéciles
-et nous initie aux délectations cutanées des antropopithèques,
-des <i>amants</i> contemporains, en mal
-d’amour; qu’il fasse panteler l’adultère sur le divan
-d’analyse de Paul Bourget; qu’il nous conte, s’il le
-veut, les sursauts, et nous montre les écumes de la
-viande bourgeoise travaillée par la fringale du Pouvoir
-ou des fornications; mais qu’il ne touche pas
-aux saintes formules de Pitié et de Réparation sociale.
-Nul n’a le droit de parler à la foule d’Équité et de
-Justice, si son pelage n’est pas d’une hermine impolluée.
-Le Chabanais n’a pas le droit de nous dire qu’il
-sait où se trouve la Vérité. Il faut trancher net, au
-bord de l’autel, d’un glaive sans miséricorde, la main
-breneuse de l’officiant putride qui prétend s’emparer
-du hanap, du calice miraculeux, où gît la liqueur de
-miséricorde, capable de délier, peut-être, le cœur
-des hommes du mensonge, de la férocité et de
-l’égoïsme. La première œuvre qui s’impose, avant la
-mise en route vers la Civilisation supérieure, consiste
-à arracher aux épaules des drôles, des rufians,
-des fourbes et des ophidiens à face humaine, les paillons
-fallacieux sous lesquels ils se plaisent à parader.
-Le seul labeur qui ne saurait être différé commande
-de les jeter à bas de leurs tréteaux, après<span class="pagenum"><a name="Page_353" id="Page_353">[353]</a></span>
-leur avoir, au préalable, cassé les dents pour les
-marquer à jamais. Et la lumière ne sera réellement
-douce et consolante que lorsque les excrémentiels
-ne pourront plus la contaminer, lorsqu’il sera interdit
-aux putois de diriger le combat des lions,
-lorsqu’il sera interdit aux alligators de sortir de la
-vase pour pleurer sur le destin des hommes, lorsqu’il
-sera interdit aux garçons de prostibule d’étancher
-de leur tablier visqueux le sang qui rougit les flancs
-magnanimes de Prométhée!</p>
-
-<p>Souvenez-vous. Ce n’est pas une brute obtuse, ce
-n’est pas un nationaliste, ce n’est pas un être à l’entendement
-de bivalve, qui jamais n’a pu prendre
-conscience des pensers sereins, des étoiles magiques,
-plafonnant de leurs gemmes la mentalité humaine,
-que l’on évoque ici. C’est au contraire un écrivain
-compréhensif, qui savait ce qu’était l’honneur, puisqu’il
-signa jadis un article retentissant où il accusait
-les cabots de <i>déshonorer</i> la vie, de <i>déshonorer</i> la passion,
-de <i>déshonorer</i> la mort.</p>
-
-<p>Aussi, quand cet homme-là parle de Mélancolie,
-de Désespérance et de Pessimisme, trois des plus
-nobles choses qu’il y ait sous le soleil, cela paraît
-aussi effroyablement douloureux et sacrilège que si
-l’on pouvait voir Flamidien s’emparer de la Simarre
-de Château-Thierry pour rendre la justice; que si
-l’on apprenait tout à coup que l’Arétin s’est introduit
-insidieusement dans le pourpoint de Roméo, et
-chante l’amour à sa place sous le balcon de Juliette!...</p>
-
-<p>Cyrille Esghourde était venu, en courant, quelques
-minutes après sa rencontre avec Georges Sirbach,
-informer la Truphot qu’il ne redescendrait pas avec
-elle à Bagnères-de-Luchon. Le cher maître condescendait
-à le tolérer en sa présence; il l’avait même<span class="pagenum"><a name="Page_354" id="Page_354">[354]</a></span>
-invité à dîner. Et il énonça la chose d’une voix chevrotante
-d’émotion, avec un redressement orgueilleux
-de son profil busqué. Médéric Boutorgne sentit
-son âme distiller un fiel noir à la pensée que lui, un
-écrivain et un artiste aussi, ne bénéficiait pas de la
-même faveur, et que l’auteur du <i>Golgotha</i> n’avait
-même pas daigné le remarquer. Une pensée néanmoins
-le consola. Après tout, il n’était pas à proprement
-parler ce qu’on pouvait appeler un confrère,
-puisqu’il n’avait point encore réalisé la veuve.
-Quand ce serait fait, quand, à son tour, il aurait un
-hôtel et un nombreux domestique, Georges Sirbach
-ne lui marquerait plus un pareil dédain. Qui l’empêcherait,
-d’ailleurs, de surenchérir sur lui et de l’extraordiner,
-s’il le voulait, par la virulence de ses
-théories libertaires? Si le journal qu’il était dans l’intention
-de fonder ne réussissait pas dans la réaction,
-après quelques transitions savantes, il en ferait, au
-bout d’un an ou deux, une feuille subversive. Une
-fois qu’il aurait été décoré, rien ne le retiendrait
-plus; il lui serait loisible de s’installer anarchiste et
-de jouer de mauvais tours au gouvernement. Cela
-serait d’ailleurs sans danger, puisqu’à l’instar de
-Georges Sirbach il aurait accédé au million.</p>
-
-<p>La vieille femme, quand Cyrille Esghourde eût
-tourné les talons, trouva la chose un peu mufle.</p>
-
-<p>&mdash;Nous plaquer comme ça!</p>
-
-<p>&mdash;Ce garçon-là ne saura jamais <i>ce qu’on doit aux
-femmes</i>; il faut en prendre son parti, expliqua Boutorgne,
-d’une voix réprobatrice. Et il proposa, en
-manière de conclusion, de rejoindre le guide et les
-mulets pour redescendre immédiatement.</p>
-
-<p>La Truphot, pourtant, depuis quelques minutes,
-donnait des signes évidents d’effervescence. La vue<span class="pagenum"><a name="Page_355" id="Page_355">[355]</a></span>
-de l’ex-satyriaque, le sacrifice de la sœur, cette histoire,
-ces événements, où la chair exaspérée tenait le
-premier rôle, la râclaient, la ruginaient intérieurement.
-Ses joues flambaient maintenant à ces souvenirs
-sous une poussée d’incarnat; ses mèches grises,
-humides de la transsudation de son front, s’envolaient
-sous le tic de sa tête agitée par saccades nerveuses.
-Sa figure se plissait en myriades de petites
-rides, tel un ris de veau. Mais ce jour-là, le ferment
-qui la galvanisait toujours à la moindre occasion et
-ne devait s’éteindre qu’avec elle, l’avait mise en un
-tel désarroi, que sa plate laideur coutumière se haussait
-presque au tragique de la furie qui n’est pas
-sans beauté. Positivement, avec son torse maigre, ses
-bras trépidés de longs frissons qu’elle n’arrivait point
-à maîtriser, ses prunelles cerclées de fauve, ses
-épaules inquiètes et sursautantes, qui semblaient
-vouloir d’elles-mêmes rajuster une invisible nébride,
-elle ressemblait à quelque vieille ménade qui va se
-déchaîner. La fureur utérine était manifeste. Et ce
-fut Siemans qu’elle choisit, comme Agavé choisit
-Penthée, pour le déchirer sans doute. Stupéfait,
-Médéric Boutorgne les regarda filer sur l’auberge&mdash;sous
-le ridicule prétexte à lui donné d’y rechercher
-un porte-cartes égaré durant le cours du
-déjeuner.</p>
-
-<p>Resté seul, le gendelettre se sentit envahi par le
-découragement. D’amères pensées investirent son
-esprit, et il en scanda le deuil, les yeux vides et les
-tempes bourdonnantes, en frappant de son alpenstock
-les cailloux du chemin poudreux. Sa défaite
-était consommée. En cet instant encore, c’était le
-Belge que la veuve choisissait, c’était la brute qu’elle
-réquisitionnait en dédaignant la littérature représentée<span class="pagenum"><a name="Page_356" id="Page_356">[356]</a></span>
-par sa personne. Entre un garçon boucher
-sentant le sang frais, et Spinoza, les doigts humides
-encore de l’encre qui traça l’<i>Ethique</i>, la Femme
-n’hésitera pas: elle choisira la brute: car le génie
-est sans emploi dans l’alcôve, se dit Boutorgne. Mais
-ce postulat n’arriva point à le consoler. Tous ses
-efforts précédents étaient perdus; tous les engrais
-avalés, tous les baisers vomiques, son duel même,
-ne comptaient pas au regard de l’ingrate Truphot.
-Il s’était dépensé en pure perte; elle ne l’épouserait
-jamais. Et lui, un homme de talent, devrait
-crever de faim dans son âge mûr, et n’aurait même
-pas la chance qu’avait eue ce Sirbach de lever un
-traversin rembourré de billets bleus. Pourtant il ne
-voulait pas perdre la partie sans avoir lutté désespérément.
-Nietzsche démontrait qu’on pouvait faire
-des miracles avec la volonté. Eh bien, s’il le fallait,
-dans sa lutte contre Siemans, il serait le <i>Surhomme</i>
-qui ne recule devant rien. Une intelligence dressée
-aux meilleures méthodes, comme la sienne, ne
-devait jamais se courber sous l’autocratisme des
-faits. Son imagination susciterait des circonstances
-qui retourneraient l’état d’âme de la Truphot. On
-allait bien voir qui allait l’emporter de la destinée
-imbécile ou du Vouloir humain.</p>
-
-<p>Et Médéric Boutorgne, dans un grand coup de son
-bâton ferré qui fit décrire à un caillou inoffensif une
-trajectoire d’au moins vingt mètres, se confirma à
-lui-même cette détermination irrémédiable: éliminer
-le Belge coûte que coûte et s’il ne pouvait y réussir,
-se venger impitoyablement.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_357" id="Page_357">[357]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">XV</h2>
-
-<p class="p2">C’était le seizième jour qu’ils passaient tous trois
-dans la petite villa isolée de la rue du Mont-Ventoux.
-Cyrille Esghourde était parti, s’expédiant en Espagne
-dès le lendemain même de l’excursion, sans
-être venu les voir, après leur avoir fait seulement
-porter quelques mots d’excuses par le chasseur du
-café <i>de la Bidassoa</i>. La maison ne comportait qu’un
-rez-de-chaussée assez élevé et un premier étage mansardé,
-de deux pièces seulement, dont une servait à
-la bonne. Cette servante était très drôle. Sa conversation,
-où fracassait un effroyable accent du Béarn,
-se composait uniquement de sentencieux aphorismes
-sur la cherté des légumes, l’impolitesse du garçon
-boucher et de reniflements... Ses fosses nasales,
-obturées, lui commandaient, à chaque minute, de
-placer son index sur sa narine gauche, et de faire
-entendre ainsi le cri du canard inquiet de sa lignée.
-La bâtisse s’enclavait dans un jardinet rechigné
-et poudreux qu’un autochtone, salarié par le propriétaire,
-venait, une fois par semaine, molester
-d’un rateau pessimiste et, au travers duquel, sans
-aucun résultat appréciable, d’ailleurs, il promenait
-un fallacieux arrosoir. Les boniments, la conversation
-des bourgeois qui, chaque année, louaient cet
-endroit, devaient avoir découragé toute tentative honnête
-de la végétation. Les roses de juin et les glaïeuls<span class="pagenum"><a name="Page_358" id="Page_358">[358]</a></span>
-ingénus s’entêtaient à ne point éclore et, seuls, deux
-ou trois buissons hispides témoignaient d’un bon
-vouloir tenace qui leur faisait s’agripper au passage,
-de toutes leurs épines, aux vêtements des hôtes ou
-des fournisseurs. Trois chambres à coucher, en
-arrière de la salle à manger et d’un salon exigu,
-s’ouvraient sur le corridor pénombral du rez-de-chaussée,
-qui desservait également, tout au fond, la
-cuisine et le petit retiro placé là à point, semblait-il,
-par une trouvaille de l’architecte, pour
-condimenter les odeurs culinaires de ses remugles
-sournois.</p>
-
-<p>La Truphot et Siemans faisaient chambre à part,
-tout au moins en apparence. Accompagnée de ce
-dernier, la vieille femme filait ponctuellement, chaque
-matin, dès dix heures, à l’Établissement thermal
-pour y confier sa gorge aux appareils de fumigation
-ayant assumé la curatelle de la vétusté, du découragement
-et des végétations insolites, qui se permettent
-de ravager sans aucun respect le larynx des
-gens à leur aise, le larynx qui leur a été concédé
-par la nature pour proférer, leur vie durant, le plus
-de sottises possible. Elle en revenait vers midi pour
-déjeuner et repartir ensuite avec le Belge qui ne la
-quittait plus. La plupart du temps, Boutorgne restait
-seul, vaquait l’après-midi à travers la ville, désorienté
-et mélancolique. On ne l’invitait pas à faire de
-compagnie la moindre promenade. La Truphot
-paraissait même tenter tout le possible pour qu’il
-prît congé et filât sur Paris, de sa propre inspiration.
-Siemans qui, jusque-là avait montré un beau
-désintéressement et un parfait dédain de toutes ses
-tentatives de main-mise sur sa maîtresse sexagénaire,
-avait-il compris qu’à la longue il finirait peut-être<span class="pagenum"><a name="Page_359" id="Page_359">[359]</a></span>
-par devenir dangereux? Ou bien la veuve avait-elle
-confessé que le gendelettre lui avait proposé, à
-Suresnes, de l’enlever pour aller vivre, tous deux,
-en Grèce, et s’y marier en justes noces? Toujours
-est-il que Siemans braquait parfois sur Boutorgne
-un regard où celui-ci pouvait démêler déjà la
-volonté manifeste de procéder à son évacuation,
-dès la première circonstance profitable. Et le
-<i>prosifère</i> acharné sur Balzac, rué sur Beyle, ne trouvait
-toujours pas l’expédient pratique, la talentueuse
-machination, qui le débarrasserait de son rival. A
-l’heure actuelle, il feuilletait les bas feuilletonistes,
-les Montépin, les Jules Mary, les Decourcelle, les
-Malot. Si ceux-là ne donnaient rien, il compulserait
-Paul Bourget en désespoir de cause. Mais ce
-dernier ne s’occupait que des gens distingués, ne
-fournissait que le traquenard de salon. L’humanité
-ne commençait pour lui qu’aux personnes qui ont
-cent paires de bottines, comme Cazals. Penché sur les
-bidets armoriés, il révélait au public, avec des cris
-d’admiration, ce que la semence des gens du monde
-contient de principes supérieurs. Et puis, il exprimait
-en langage suisse des pensées de chef de rayon.
-C’était à croire qu’il faisait fabriquer ses romans chez
-Dufayel. Il était donc déraisonnable d’espérer qu’il
-eût entrevu comme possible l’existence d’une femme
-aussi démunie de particule que Madame Truphot,
-d’un homme comme lui qui s’habillait à la <i>Belle-Jardinière</i>,
-se chaussait chez <i>Raoul</i> et pratiquait le
-rufianisme autre part que dans les salons du faubourg
-ou les <i>pince-choses</i> de l’île de Puteaux. Seuls,
-les romanciers populaires lui seraient secourables,
-évidemment. Il y retournerait, les lirait ligne par
-ligne. Diable! il allait oublier Georges Ohnet, le plus<span class="pagenum"><a name="Page_360" id="Page_360">[360]</a></span>
-fécond d’entre tous, celui dont les monceaux de
-volumes représentent dans la librairie contemporaine
-quelque chose comme la <i>Cordillère</i> de la sottise.</p>
-
-<p>Il irait au plus tôt requérir à la bibliothèque municipale
-quelques-unes des <i>Batailles de la vie</i>. Puis il
-réquisitionnerait l’<i>Arriviste</i>, de Champsaur et <i>Sébastien
-Gouvès</i>, de Léon Daudet, ce morphinomane
-qui n’hésite pas à traîner dans les sentines du nationalisme
-le nom de son père, l’auteur de <i>Tartarin</i>.
-Qui sait, parmi les plus imbéciles on trouve quelquefois
-l’embryon d’une idée qui devient géniale dès
-qu’elle a été cultivée et mûrie dans la serre chaude
-d’un esprit averti, comme le sien, par exemple? Il n’y
-avait du reste plus à hésiter. Chaque soir, en effet,
-il demandait ostensiblement deux lampes à la petite
-servante renifleuse qui composait à elle seule tout
-le domestique; il ne manquait pas de faire savoir
-à la vieille qu’il se sentait dans une veine de
-travail extraordinaire, et que, bientôt, le manuscrit
-destiné à être signé par elle et lui serait presque
-charpenté. Eh bien! Madame Truphot ne bronchait
-pas; Madame Truphot ne manifestait aucun enthousiasme.
-Elle se contentait de hocher la tête plusieurs
-fois, d’un air maintenant détaché. Il avait eu beau
-faire donner les réserves, sortir de sa malle et lui
-exhiber une liasse de papiers de famille démontrant
-qu’il pourrait relever, quand il le voudrait, son marquisat
-créole, elle ne paraissait plus s’exciter sur la
-possibilité de s’administrer une particule, un génitif,
-dans un hyménée légitime. Que faire? que faire
-alors si son imagination ou les inventions des
-romanciers glorieux ne lui fournissaient pas la pratique
-péripétie qui le débarrasserait du Belge? Il ne<span class="pagenum"><a name="Page_361" id="Page_361">[361]</a></span>
-pouvait pourtant pas, dans une excursion de montagne,
-le précipiter d’un coup de tête dans une crevasse.
-Son tempérament de civilisé et sa nature
-d’artiste protestaient d’avance contre la vulgaire
-brutalité d’une pareille détermination.</p>
-
-<p>Un matin, comme il sortait de sa chambre, les
-paupières violacées d’insomnie, Siemans, solennel et
-componctueux, l’arrêta par le bras. Il avait une allure
-inquiétante, un air de gravité insoupçonnable jusque-là
-en ce lourdaud empêtré. Et le gendelettre, un instant,
-redouta un discours de diplomate qui, avec mille
-et une précautions ou circonlocutions, avise un confrère
-que ses lettres de rappel sont sur le point d’être
-signées. Mais l’amant de la Truphot, sans doute, ne
-se sentit point à la hauteur d’une telle tactique; il
-dédaigna tout prolégomène et tout déploiement oratoire
-pour ne garder seulement que la gourme du
-plénipotentiaire et dire à l’autre:</p>
-
-<p>&mdash;Mon pauvre ami, nous partons à Pau dans
-huit jours et nous ne pouvons pas t’emmener.
-Madame Truphot demande ce qui te serait nécessaire
-pour gagner Paris.</p>
-
-<p>Atterré par ce coup du sort qui, bien qu’il s’y attendît
-un peu, tombait sur son crâne comme la masse
-d’un bélier tombe sur un pilotis, Boutorgne trépida
-un instant sur ses courtes jambes pendant que des
-flammèches de toutes couleurs dansaient devant ses
-yeux vagues.</p>
-
-<p>Néanmoins, avec crânerie, il vint se planter devant
-le Belge.</p>
-
-<p>&mdash;Alors c’est toi qui me chasses? questionna-t-il,
-sa poitrine en côte de melon gonflée d’une humeur
-belliqueuse.</p>
-
-<p>Siemans roulait un œil commisérateur, que gênait<span class="pagenum"><a name="Page_362" id="Page_362">[362]</a></span>
-dans les coins un petit diaphragme de chassie matinale,
-et il évaluait Boutorgne en promenant avec
-insistance sur sa chétive personne un regard en
-zigzag, qui supputait un à un tous les ridicules plastiques
-du malheureux <i>matulu</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Non, mon vieux, mais Madame Truphot a reçu
-des lettres anonymes, dans lesquelles ton rôle se
-trouve commenté sans bienveillance, et il ne faut pas
-que sa <i>respectabilité</i>, à laquelle elle tient par dessus
-tout, tu le conçois, puisse en souffrir.</p>
-
-<p>&mdash;Tu mens! Tu mens! s’enrageait Boutorgne,
-devant la vision de toute sa carrière brisée.</p>
-
-<p>Le Belge sans doute eut pitié. Des sympathies confraternelles
-l’envahirent. Peut-être aussi, superstitieux,
-eut-il peur que trop de sécheresse d’âme indisposât
-plus tard et, à son tour, le Destin en sa faveur.</p>
-
-<p>Il rétorqua:</p>
-
-<p>&mdash;Non, je ne mens pas; c’est en copain que je te
-parle; il n’y a rien à faire pour toi ici. Tu peux
-encore te créer une <i>situation</i> par ailleurs. N’use pas
-tes forces contre l’impossible...</p>
-
-<p>Alors, remis d’aplomb en toute sa suffisance; se carrant
-à nouveau dans son égoïsme et la bonne opinion
-qu’il avait de soi, il se sourit béatement, se donna,
-pour ravaler son interlocuteur, deux grands coups de
-poing sur le thorax qui résonna comme du métal.</p>
-
-<p>Le <i>prosifère</i>, comprenant que la prolongation de
-ce débat serait oiseuse, regagna sa chambre d’un
-pas aussi solennel que celui de Napoléon après son
-abdication, à Fontainebleau. Seulement, supérieur
-à l’autre, il n’entailla aucun guéridon d’un canif
-rageur.</p>
-
-<p>Il murmura:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_363" id="Page_363">[363]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;C’est bien, je m’en irai dans quatre jours: le
-temps d’attendre mon courrier.</p>
-
-<p>Mais le Belge sentit ses brutalités naturelles prédominer.
-Il redevint féroce, n’ayant pas la victoire
-élégante; voltant lui aussi, de loin, il jeta avec
-cynisme, sans se retourner:</p>
-
-<p>&mdash;Tu as raison, car ferais-tu un chef-d’œuvre;
-serais-tu un jour et tout ensemble Baudelaire et
-Verlaine, Balzac et Flaubert, tous les types dont
-tu nous rases, que tu pourrais encore te bomber...</p>
-
-<p>Et il éclata d’un gros rire. Une minute après on
-entendit l’ocarina qui donnait l’envol à <i>Petite brunette
-aux yeux doux</i>.</p>
-
-<p>Rentré dans sa chambre, Médéric Boutorgne envoya
-rebondir, d’une bourrade, jusqu’aux rideaux de
-la fenêtre, où elle s’accrocha en miaulant désespérément,
-la chatte de Cyrille Esghourde, la malheureuse
-Aphrodite, qui le hantait de préférence aux autres, et
-était venue se frotter à ses jambes. Puis il se jeta sur
-son lit, la joue appuyée à son coude, médita farouchement
-en une pose romantique de héros terrassé par
-le sort, besogna du plus aigu de son esprit à trouver
-enfin le moyen de salut tant cherché. Et la chatte,
-rassurée par son silence et son immobilité, peu à
-peu s’enhardissait. Dans le clair obscur de la pièce,
-avec son dos violâtre et chantourné, sa queue éployée
-en forme de guivre de blason, elle escalada le dos
-d’un fauteuil qu’elle écussonna, héraldisa, de sa ligne
-inquiétante, quasi-fantômale, éclairée par les deux
-topazes en flammes de ses yeux.</p>
-
-<p>Supprimer Siemans, oui, l’assassiner par un
-moyen génial et qui n’éveillerait point le soupçon,
-c’est à peu près ma seule ressource, pensait froidement
-Boutorgne qui, malgré les apparences, ne<span class="pagenum"><a name="Page_364" id="Page_364">[364]</a></span>
-s’avouait pas complètement vaincu. Tout, tout, plutôt
-que de réapparaître au <i>Napolitain</i> sans faste et sans
-gloire, comme par le passé. Faire un beau livre
-n’était rien, l’emporter de haute lutte sur la vie
-contraire, voilà où résidait le talent. Et il ne voulait
-pas, lui, qui était destiné plus tard à de grandes
-œuvres, se charger l’âme du poids de la déroute; il
-ne voulait pas consentir à la castration morale du
-vaincu. Parmi tous les procédés de meurtre sournois
-et sans danger que la littérature avait inventés, il était
-prêt à choisir le plus décisif. Mais auquel donner
-la préférence? Son imagination surexcitée évoqua
-d’abord les crimes fabuleux de l’Asie, le lacet de soie,
-le venin de trigonocéphale injecté dans la veine jugulaire
-pendant le sommeil, l’épingle d’or rapidement
-insérée dans le cervelet. Puis ce furent les thyrses de
-Bacchantes, les poisons de Locuste, l’aspic de Cléopâtre,
-la coupe de Médée, l’étouffement sous des pétales
-de roses découvert par Héliogabale, les breuvages
-de la Brinvilliers, qui tous manquaient d’à-propos. Il
-n’était point un dynaste oriental, un chef de Janissaires
-séditieux, ou un prétendant de souche royale; en
-tout cas il se trouvait par trop démuni d’esclaves noirs
-pour œuvrer selon le mode asiatique. Restait l’assassinat
-plus moderne, l’empoisonnement par certains
-alcaloïdes qui ne laissent aucune trace, mais il était
-dénué de connaissances en toxicologie, et le dangereux
-de l’affaire était, en l’occurrence, le pharmacien toujours
-délateur. Alors quoi? Qu’avait-il à sa disposition
-pour en finir? Il avait le bouillon de culture du tétanos,
-de la typhoïde, de la diphtérie, versé à pleines cuillerées
-dans le potage comme l’avait enseigné M. Eliphas
-de Béothus, le soir du dîner, chez la Truphot.
-Oui, mais les flacons de coli-bacilles, de septocoques,<span class="pagenum"><a name="Page_365" id="Page_365">[365]</a></span>
-ne couraient pas les rues. On n’en trouvait
-chez nul épicier. Il aurait fallu être avantagé d’un
-ami dans un institut séro-thérapeutique et lui avoir,
-au préalable, filouté la précieuse fiole. Il n’était pas
-dans ce cas. Bigre!... quelque chose de rudement
-fort était la mouche charbonneuse, gorgée de pus
-cadavérique, insinuée dans la chambre à coucher. Le
-charbon donnait-il toujours la mort? Où trouver la
-mouche à tarière empoisonnée? Pourquoi ne pas
-injecter à Siemans, dans son sommeil, à l’aide d’une
-Pravaz, quelques ptomaïnes puisées dans la charogne
-d’un animal putréfié? Oui, mais si le Belge se
-réveillait?</p>
-
-<p>Aucune de ces solutions ne satisfaisait complètement
-Boutorgne. Et pour la première fois de sa vie,
-il commença à douter de son esprit inventif.</p>
-
-<p>Sur les quatre heures de l’après-midi, le gendelettre,
-qui avait déjeuné en ville, promenait dans l’allée
-d’Etigny son front couturé des rides de la préoccupation,
-raviné par la scarifiante idée fixe. Il n’avait
-pas encore trouvé le mode d’assassinat inusité avec
-lequel il pourrait perpétrer l’acte en tout repos,
-sans avoir à redouter jamais le juge d’instruction ou
-la fâcheuse Cour d’Assises. Malgré tous ses efforts,
-sa cérébration avait été sans résultats, et il en était
-venu à s’avouer à soi-même que, puisqu’il était resté
-ainsi à court de toute invention, ce continent de
-l’activité humaine qu’on nomme la littérature dramatique
-lui serait fermé à tout jamais.</p>
-
-<p>Sous la feuillée épaisse, sous la voûte continue des
-frondaisons de la célèbre promenade, la foule était
-dense. Tous les kakatoës, tous les busards, toutes
-les orfraies, tous les tiercelets et toutes les perruches
-des perchoirs civilisés ou de la forêt de Bondy bourgeoise,<span class="pagenum"><a name="Page_366" id="Page_366">[366]</a></span>
-réconciliés dans la même parade de sottise,
-jacassaient, lissaient leurs plumes, ou se frôlaient
-avec amour sous les ombrages conciliants, à l’heure
-que préconise le bon ton. Cette humanité déambulante
-n’était plus que sourires; les différents
-individus qui la composaient, ayant chacun avantagé
-leur plastique du rehaut et des vêtures qui étaient
-pour la mettre en valeur et pour investir le prochain
-de sexe adverse du désir d’y goûter, donnaient libre
-cours à leur sociabilité. Des gens se présentaient les
-uns aux autres, en émettant, la bouche fendue jusqu’aux
-oreilles, les banalités émétiques qui, pour les
-personnes bien élevées, servent à traduire, par
-avance, la joie qu’ils éprouveront désormais à commercer.
-Les grimaces congruentes à la bonne société
-se multipliaient pour mieux masquer l’intention profonde
-qu’avaient tous ces bimanes de se flibuster
-réciproquement leur femme, leurs maîtresses, ou
-leurs capitaux, avec toute l’hypocrisie et la cautèle
-de rigueur. Les beautés du boulevard, les catins
-érectionnantes, ayant transporté leur retape en Pyrénées,
-circulaient sous des harnais fracassants, empierrées
-de joyaux, malgré le plein soleil, et laissaient
-derrière elles une rumeur d’exclamations admiratives
-et un sillage de mâles en pâmoison. D’aucunes,
-ayant réussi à appâter de leurs charmes quelque
-crétin évidemment pécunieux, se hâtaient vers les
-petits <i>gigotoirs</i> qu’elles s’étaient ménagés dans les
-hôtels somptueux ourlant la voie de leurs façades
-pontifiantes et niaises. A la table d’hôte Sacarron, à
-travers les baies large-ouvertes, on pouvait apercevoir
-le geste obscène de Jean Lorrain mangeant des
-bananes, car il dînait là tous les soirs à cinq heures.
-Près de lui, un officier de la Légion d’honneur,<span class="pagenum"><a name="Page_367" id="Page_367">[367]</a></span>
-un bourgeois <i>autophage</i>, dévorait une tête de veau.
-D’autres drôlesses, que le sort n’avait pas encore
-favorisées, imprimaient à leur croupe une saltation
-cadencée et s’efforçaient, en frôlant les hommes, de
-les allumer au pyrophore de leurs hanches redondantes.
-Et beaucoup parmi les conjointes légitimes,
-qu’escortait un mari découragé, un mari dont le tripot
-de l’endroit ou l’hiver dispendieux de Paris avait
-anémié le revenu ou saccagé la matérielle, travaillaient
-à rendre leurs prunelles fascinatrices, besognaient
-pour déterminer l’éréthisme dans leur voisinage, et
-lever, elles aussi, l’amant qui apaiserait les créanciers
-et sauverait les meubles de l’Hôtel des ventes.</p>
-
-<p>Boutorgne, dans le désarroi de son esprit, et affreusement
-seul parmi cette foule, considérait stupidement
-depuis une minute, le respectable Mont Ventoux,
-au front chenu, au chef enneigé, qui trônait,
-patriarcal et majestueux, parmi le clan des pics de
-sa tribu. Mais les yeux du gendelettre se trouvèrent
-arrachés à la contemplation de ce furoncle géant par
-une légère bousculade dont il fut l’objet. Un lot de
-rastas émanés des Tropiques, au teint iodé, au complet
-polychrome, circonscrits par le feu des gemmes
-dont leur plastron, leur cravate et leurs manchettes
-étaient imbriqués, venaient de le dépasser. Instinctivement,
-en homme qui connaît la vie, Boutorgne
-mit la main à ses goussets: sa montre de nickel et
-la monnaie dont il était détenteur n’avaient point
-déserté sa personne. Rassuré, il allait reporter ses
-prunelles sur l’impassible Mont Ventoux, afin de le
-bien implanter dans son esprit et de pouvoir en tirer,
-si besoin était, une prose subséquente, quand, tout à
-coup, il tressaillit. Les gentlemen de Montevideo ou
-de Caracas, en débarrassant sa perspective immédiate,<span class="pagenum"><a name="Page_368" id="Page_368">[368]</a></span>
-venaient de lui démasquer un spectacle inattendu,
-une scène quasi-symbolique et représentative
-à elle seule de presque tout l’ordre social. La Truphot
-était devant lui, assise à dix pas, sur un pliant, et
-un vieux Monsieur, grand, très grand, qui éployait
-le chasse-mouches d’une longue barbe blanche, au
-proboscide démesuré plongeant presque jusqu’au
-faux-col, un vieux monsieur vêtu d’un <i>suit</i> gris clair,
-que Boutorgne reconnut immédiatement pour être le
-roi des Welches, se dirigeait vers elle, accompagné
-d’un jeune homme mince et blond, son aide de
-camp sans doute.</p>
-
-<p>En deux bonds, le gendelettre fut à portée, dissimulé
-derrière le tronc rugueux d’un gros platane.</p>
-
-<p>La vieille, à la vue du roi, s’était levée toute
-droite, la face cramoisie d’émotion joyeuse. Les mains
-à plat sur la jupe, elle esquissait, dans sa gaucherie
-ridicule, de successives et irréfrénables révérences,
-qui faisaient plonger son buste maigre et donnaient
-l’essor aux tire-bouchons de ses frisettes grises.
-Les efforts manifestes qu’elle faisait pour proférer des
-paroles d’accueil, pour émettre des propos de servilité
-attendrie, n’aboutissaient qu’à lui faire propulser
-de petits cris inarticulés. Siemans, près d’elle,
-les joues envahies, lui aussi, d’une pampination
-véhémente, ne savait plus où mettre ses mains, et
-les fourrait alternativement dans ses poches ou l’entournure
-d’un gilet, privé d’élégance, probablement
-conditionné aux <i>Cent mille paletots</i> de M. Jaurès.
-Un moment, son trouble fut si grand qu’il tira
-par contenance un étui à cigarettes de la poche de
-son veston, l’ouvrit, parut hésiter à en offrir une
-au monarque plein d’aménité qui lui souriait avec
-bienveillance, puis, finalement, n’osa pas et se contenta,<span class="pagenum"><a name="Page_369" id="Page_369">[369]</a></span>
-avec sa grâce coutumière d’hippopotame atteint
-de cor au pied, de faire tomber sa chaise sur les
-jambes de l’homme couronné. Le roi, sans déroger
-aucunement à sa parfaite et condescendante urbanité,
-la ramassa d’un geste sans aigreur.</p>
-
-<p>&mdash;Votre santé s’améliore-t-elle, Madame? Vous
-me verriez fort heureux d’apprendre que les eaux
-vous sont secourables....</p>
-
-<p>La Truphot éperdue, bafouillait des Votre Altesse...,
-des Majesté..., dont la plupart, d’ailleurs, n’arrivaient
-pas à se libérer de sa salivation intempestive.
-Une minute, au paroxysme de l’émotion,
-elle alla jusqu’à l’appeler successivement: Mon
-Roi!... Noble Prince!... <i>Grand Sire!</i>...</p>
-
-<p>Le Constitutionnel welche souriait toujours. Mais
-désireux sans doute d’abréger les affres respectueuses
-de la vieille femme, il tendit la main à Siemans, la
-secoua par deux fois, en lui disant pour prendre
-congé.</p>
-
-<p>&mdash;J’espère, <i>mon cher compatriote</i>, que vous
-emporterez de Luchon le même bon souvenir que
-moi.</p>
-
-<p>Accolades, embrassades des rois, des putes et des
-marlous! ces derniers étant leurs meilleurs soutiens.</p>
-
-<p>Et quand le roi se fut mis en route vers l’hôtel
-Sacarron où il logeait, Médéric Boutorgne put voir la
-Truphot passer le bras dans son pliant, serrer avec
-frénésie les mains de son compagnon, et l’entraîner
-en courant, pour, sans doute, loin de la foule et des
-regards profanes, aller cuver ensemble leur délire
-enthousiaste.</p>
-
-<p>Ce que le prosifère ne savait pas et ce qui fournissait
-l’explication de cette scène était ceci: depuis
-dix ou douze jours, Madame Truphot, dans l’allée<span class="pagenum"><a name="Page_370" id="Page_370">[370]</a></span>
-d’Étigny, faisait sa cour au Roi. Elle l’attendait là,
-chaque quatre heures, sur une chaise, trompant les
-longueurs de l’attente en coupant, avec des soupirs
-et des larmes sentimentales, les pages de <i>Cruelle
-énigme</i>, de Paul Bourget. Puis, du plus loin qu’elle
-l’apercevait, elle lui adressait à distance force risettes
-de ses vieilles lèvres parcheminées, exhibant le ris
-de veau de ses joues plissées, ployant son dos en arc
-de cercle, bien avant qu’il fût arrivé à sa hauteur,
-allant même, un après-midi, jusqu’à le précéder,
-pour, avec le Belge, effeuiller devant lui
-des pétales de roses et d’œillets, négligemment,
-comme sans y prêter attention. Vingt fois, peut-être,
-elle avait recommencé le même manège, si bien
-qu’un soir, vers six heures, le porteur de sceptre,
-touché par les attentions de cette vieille dame qui
-nourrissait pour sa personne un culte si exagéré,
-était allé spontanément lui décerner quelques mots
-aimables. Et chaque fois qu’il la rencontrait depuis,
-il ne manquait pas de s’arrêter et de prendre des
-nouvelles de sa santé.</p>
-
-<p>Exagérer sa courtoisie et son terre à terre hypocrite
-avec quiconque du fretin, faisait partie, en
-dehors de son royaume, de la politique de ce Chef
-d’État, qui ne répugnait pas à être, en même temps,
-le <i>miché</i> le plus sérieux de toute l’Europe. Ce monarque
-très chrétien exerçait ailleurs, en Afrique, dans
-une partie du Congo, le métier de négrier, y rénovant
-de son mieux le commerce du bois d’ébène. Les
-noirs y étaient suppliciés par dizaines de mille, les
-villages brûlés, les fœtus arrachés du ventre des
-femmes grosses, les enfants lancés en l’air et reçus
-à la pointe des baïonnettes en un plaisant jeu de bilboquet,
-quand il arrivait que les malheureux indigènes<span class="pagenum"><a name="Page_371" id="Page_371">[371]</a></span>
-ne montraient pas assez d’empressement à
-travailler sous la courbache, ou à livrer l’ivoire et le
-caoutchouc qui servaient au roi à payer ses <i>passes</i>
-dans les alcôves dispendieuses. Le bruit d’extraordinaires
-bénéfices et de massacres à ravaler son
-collègue Abdul-Hamid parvenaient de-ci de-là en
-l’Europe amusée, qui continuait à lui faire fête et
-savait qu’une partie de cet argent viendrait à ses
-lupanars. Dernièrement, il avait fait traiter ses sujets
-de Louvain comme ses esclaves du Congo, et il déchaînait
-l’admiration de ses collègues en royauté pour la
-poigne terrible qu’il cachait sous ses gants à côtes
-rouges de gentleman. Chaque année, il accourait ponctuellement
-faire une saison à Luchon où il expédiait
-à l’avance son faux ménage,&mdash;ce qui ne l’empêchait
-pas de goûter à toutes les grues retentissantes.
-Et il venait, tout récemment, de se montrer impitoyable
-pour les écarts de traversin des personnes
-de sa famille, et de témoigner d’un rigorisme incoercible
-en flétrissant, de façon publique, deux de ses
-filles qui, à son exemple, s’étaient autorisées à coucher
-illégitimement.</p>
-
-<p>Ah! si la Truphot avait été de sang assez noble
-pour le recevoir chez elle, le traiter avec faste,
-comme le comte Boni de Castellane venait de le
-faire, et ensuite border ses draps en surveillant les
-coups de rein de ce gigolo septuagénaire et diadémé,
-c’eût été le couronnement de sa carrière.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne, derrière son platane et sur la
-fin de cette scène, s’était mis subitement à gratter la
-terre du pied, comme un jeune étalon. C’est qu’une
-cinglée de lumière, une idée rayonnante, tel un éclair
-fulgurant, venait de zigzaguer dans son esprit et de
-l’emplir d’un crépitement de flammes.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_372" id="Page_372">[372]</a></span></p>
-
-<p>L’expédient tant cherché, le moyen qui assurerait
-la victoire, il le tenait enfin! Oui, à regarder la Truphot,
-Siemans et le roi des Welches se faire de réciproques
-salamalecs, l’idée, jusque-là rebelle, s’était
-offerte, s’était élancée, avec tout l’imprévu et la belle
-furia des idées de génie. Et, maintenant, il filait le
-long de la ligne des arbres pour se mieux dissimuler,
-et ensuite il appuyait brusquement à gauche, pour se
-jeter en ville, détalant toujours de son allure la plus
-précipitée. Il s’était au moins embrayé à la troisième
-vitesse, comme disent les chauffeurs. Parvenu devant
-le bureau de poste de Luchon, il s’arrêta, s’épongea,
-et, une minute, souffla à pleins poumons. A nouveau,
-il ausculta son idée, pour voir si elle n’avait pas
-perdu, à ses propres yeux, sa force déterminante et
-le plus clair de sa magie, comme il arrive souvent
-aux idées de génie qui, sournoisement, emballent
-sur l’heure les cérébraux comme lui et apparaissent
-enfantines dans l’instant qui suit. Non, la sienne, à
-l’examen, conservait la qualité merveilleuse, toute
-la force avec lesquelles elle était venue au monde.</p>
-
-<p>Alors, délibérément, il poussa la porte. Puis,
-arrachant une feuille de télégramme de la boîte
-appendue à la cloison fuligineuse de l’endroit, il
-œuvra en l’élaboration d’une dépêche adressée à un
-libraire de Toulouse dont il avait, au préalable, puisé
-l’adresse dans un Bottin, obligeamment prêté par la
-buraliste. En deux phrases concises, il priait ce commerçant
-d’adresser aux initiales A. S. poste restante,
-par le plus vertigineux et le plus prochain des
-express, tout un lot de revues, de brochures, de quotidiens
-et d’hebdomadaires spéciaux. Un mandat
-télégraphique devait, d’ailleurs, accélérer le bon vouloir
-de cet homme. Et, s’étant relu trois fois, Médéric<span class="pagenum"><a name="Page_373" id="Page_373">[373]</a></span>
-Boutorgne, qui se sentait vivre une minute stendhalesque,
-égale au moins à celles que vécut jadis Julien
-Sorel, s’approcha du guichet et tendit son papier,
-avec un front aussi impassible et le même empire
-sur ses nerfs qu’avait pu en montrer le héros du
-<i>Rouge et Noir</i>, lorsqu’il approcha l’échelle de la
-fenêtre de Madame de Rénal, ou qu’il se prépara,
-plus tard, à escalader le balcon et la personne de
-Mademoiselle de la Mole.</p>
-
-<p>Quand il se retrouva dehors, des cloches et des
-carillons sans nombre bien plus nombreux qu’à
-Bruges-la-Morte&mdash;ville réputée pour l’effroyable pullulement
-de ses sacristies et l’excellence de sa sodomie
-monacale,&mdash;molestaient la placidité de l’atmosphère
-et annonçaient l’imminence de la «croûte
-au pot», du «potage bisque» ou de la «barbue sauce
-câpres» dans les différentes tables d’hôte de la ville.</p>
-
-<p>D’un talon qui sonnait cette fois victorieux, et la
-cigarette belliqueuse pointant sa tache de feu vers le
-bord de son chapeau, Médéric Boutorgne regagna
-alors en se dandinant et sans hâte aucune le couvert
-frugal de la Truphot.</p>
-
-<p>Jamais les hôtes de la petite maison de la rue
-du Mont-Ventoux ne s’étaient montrés si aimables
-pour lui que ce soir-là. Siemans et la veuve semblaient
-se livrer à son profit à un véritable tournoi
-de prévenances et de politesses. En surplus d’un
-potage au lait, il y avait une omelette aux pointes d’asperges
-et un <i>poulet marengo</i>, plats que le gendelettre
-affectionnait particulièrement, puis un foie
-gras, aux truffes véritables qui avaient dû être commandées
-exprès pour lui. La vieille femme prêtait
-attention à tous les détails du service et la petite
-bonne fut saboulée d’importance, parce qu’elle<span class="pagenum"><a name="Page_374" id="Page_374">[374]</a></span>
-avait oublié, une fois, de passer à Boutorgne une
-assiette chauffée à point. Si certaines circonstances
-qui n’emportaient point l’amitié, comme voulut bien
-le dire la maîtresse de céans, imposaient une
-séparation douloureuse pour tous, rien ne pourrait
-affaiblir ni diminuer leur sympathie réciproque. On
-se retrouverait à Paris, l’hiver suivant, voilà tout. Là-bas,
-loin des méchantes langues, on reprendrait la
-bonne vie précédente. Et, comme la vieille hypocrite
-déchira d’un sanglot, à cet endroit de son discours, la
-sérénité du repas, et fit pleuvoir, dans son assiette,
-une averse de larmes parfaitement machinée, elle
-crut le moment venu de passer, sous la nappe, à
-Siemans, pour que celui-ci la remît à son tour au
-<i>prosifère</i>, une lettre toute froissée et maculée.</p>
-
-<p>&mdash;Vous pouvez lire, vous pouvez lire, cher ami,
-autorisa-t-elle... vous verrez comme c’est immonde.</p>
-
-<p>Et Boutorgne ayant placé la chose&mdash;un papier
-anonyme&mdash;près de sa fourchette, lut, en effet, qu’un
-habitant de Luchon, soucieux de rester inconnu,
-accusait la Truphot de coucher avec son amant: un
-sale journaleux entretenu, cela devant son fils,
-impuissant, lui, à empêcher cette infamie. Car l’auteur
-de la missive, en toute ingénuité, prenait Siemans
-pour la géniture de la veuve. Pas une seule
-minute, d’ailleurs, le gendelettre ne douta que le
-truc de l’épistole ne fût issu de la coopération de
-leurs imaginations coalisées.</p>
-
-<p>&mdash;Pour l’honneur d’une femme, n’est-ce-pas? il
-vaut mieux céder... lui disait le Belge; d’ailleurs, si
-je pince le scélérat qui a écrit cela, il passera un
-fichu quart d’heure.</p>
-
-<p>Mais Boutorgne, ayant repoussé la lettre après
-avoir demandé un bol et un morceau de citron pour<span class="pagenum"><a name="Page_375" id="Page_375">[375]</a></span>
-se laver les mains contaminées par cette ordure, fut
-admirable de chevaleresque abnégation. Il avait
-complètement oublié les paroles de Siemans, au
-matin. Lui, Médéric, ne comptait pas, déclara-t-il,
-ils ne devaient point se préoccuper de sa personne.
-S’il avait pu prévoir que Madame Truphot, pour
-qui il éprouvait une affection désintéressée dont la
-preuve n’était plus à faire, subirait, à cause de lui, de
-pareilles tristesses, il n’aurait jamais consenti à venir
-à Luchon. C’était sa faute. Mais avec des intentions
-pures, une âme liliale, peut-on prévoir jamais
-la vilenie du troupeau d’alentour? S’il lui avait été
-possible de conjecturer la dixième partie de ce qui
-arrivait, certes, il aurait préféré se faire tuer dans
-son duel avec le comte de Fourcamadan. Quant au
-polisson qui avait perpétré cette petite immondice,
-conclut-il, avec une candeur admirablement feinte,
-nul homme d’honneur ne pouvait songer à se commettre
-avec lui. Siemans devait donc le laisser tranquille.
-Le châtiment d’un pareil être consistait en ce
-qu’il ne pouvait comprendre l’amitié ou la Beauté, en
-ce qu’il ne pouvait percevoir la noblesse ni l’altitude
-des sentiments qui avaient prospéré en son âme à
-lui, Boutorgne.</p>
-
-<p>Aussi quand le dîner fut achevé, après l’inévitable
-discussion esthétique où tout vint aboutir et dans
-laquelle le gendelettre exposa, en un compendium
-lumineux, son mode de régénération humaine qui
-devait rendre impossible le retour d’infamies semblables
-à celles dont ils souffraient; après que la
-Truphot eût déclaré qu’elle voyait le salut dans le
-retour à la vieille religion de nos pères; après que
-Siemans eût confessé sa foi en la rédemption sociale
-par la musique conjointe aux sports athlétiques, à<span class="pagenum"><a name="Page_376" id="Page_376">[376]</a></span>
-la sagace éducation du muscle: le foot-ball ou la
-pelote basque, par exemple, dont il était, depuis son
-arrivée à Luchon, un adepte fervent; quand fut
-venue enfin l’heure du dormir, Médéric Boutorgne
-passa des bras de l’une, dans les bras de l’autre, fut
-imprégné par eux de larmes attendries, endolori
-d’étreintes et aux trois quarts étouffé d’embrassements.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_377" id="Page_377">[377]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">XVI</h2>
-
-<p class="p2">Un opium d’espoir, un haschich divin de fol enthousiasme,
-grisa le gendelettre cette nuit-là. Débarrassé
-de Siemans par le coup de maître qu’il avait préparé,
-il se voyait déjà, ralliant Paris après une année passée
-à voyager à travers le monde, regagnant le Napolitain
-après douze mois d’exode à travers l’Espagne,
-l’Italie et la Grèce et, indissolublement marié à la
-Truphot, laissant tomber, parmi les confrères ahuris,
-la nouvelle qu’il allait fonder un grand journal.</p>
-
-<p>Il se visionnait dans le cabinet directorial, donnant
-des ordres à son secrétaire de rédaction, brassant
-des affaires, piratant le bien d’autrui, arrimant des
-prises, comme il est de règle pour un potentat du
-papier noirci qui règne sur trente deux colonnes.
-Dans le brouillard indécis des jours à venir, il s’évoquait,
-entouré d’appareils téléphoniques, le doigt
-impératif, le verbe autoritaire, prenant ses dernières
-dispositions pour que le ratelier de sottise où le
-public vient brouter chaque matin fût abondamment
-garni des luzernes et des <i>regains</i> affectionnés. Il
-traiterait d’égal à égal avec les sommités politiques,
-et il aurait à son tour de l’influence sur les destinées
-de son pays. Sa feuille serait à grand tirage, car il
-s’attacherait à prix d’or, en l’enlevant à un autre quotidien,
-Charles Florent, un escroc notoire, un logicien
-impeccable qui n’avait jamais été emballé par<span class="pagenum"><a name="Page_378" id="Page_378">[378]</a></span>
-aucun enthousiasme mais seulement trois fois par la
-police. Dans sa gazette, à lui, ce dernier, dont le solécisme
-était aimé des foules, chanterait la Patrie, la
-Famille, dirait son fait à l’Allemagne, et se lamenterait
-congrûment sur les fils de roi que «leur mère abandonne»,
-comme la princesse de Saxe pour se prêter
-à la saillie des précepteurs plébéiens. Avec lui, la
-petite troupe éperdue des reporters faméliques
-devrait filer droit. Le premier qui blufferait, à la
-porte! Jamais il ne tolérerait qu’on lui carottât
-des frais de voiture ou de déplacement pour perpétrer
-des <i>interviews</i> de chic, et colliger d’imaginaires
-feux de cheminée, après la manille, au café de
-Suède.&mdash;Dites donc, vous, là-bas, Tirouflet, votre
-viol, dans le numéro d’hier, était sans couleur; vous
-ne poussez pas les choses assez loin.&mdash;Et vous, Flicampoix,
-c’est à désespérer; je vous avais dit de
-me mettre des morts comme s’il en pleuvait dans le
-coup de grisou de lundi; il fallait insister sur la douleur
-des veuves et des orphelins, Nom de Dieu! montrer
-la terre qui crache du feu... évoquer l’enfer, la
-géhenne, que sais-je? parler du Styx ou bien du
-Dante... vous n’en avez rien fait, votre petit caca
-était quelconque et sans pittoresque.</p>
-
-<p>&mdash;Mitasseux, au galop, faites-moi deux cents lignes
-sur l’éruption des volcans de la Martinique. Foutez-moi
-là dedans des raz de marée, des cyclones de
-flammes, des pluies de cendres à n’en plus finir. Vingt
-mille victimes au moins, et surtout, n’oubliez pas,
-une croix de bois avec son Christ, qui reste seule
-intacte, au milieu d’une ville détruite... pour la clientèle
-bien pensante.</p>
-
-<p>Lui-même se chargerait de la politique, tous les
-jours un filet, un éditorial <i>à la Magnard</i>. Ah, il en<span class="pagenum"><a name="Page_379" id="Page_379">[379]</a></span>
-culbuterait des ministères... au moins autant que de
-petites femmes sur le divan en pourtour de son
-bureau. Toutes les cabotes, depuis la simple acteuse
-jusqu’à la grande vedette, qui viendraient solliciter
-un écho ou une lèche dans son papier, devraient
-agir dans le sens horizontal et se documenter au
-plus exact sur les rides de son plafond. Et les coups
-de bourse donc! Quand son journal s’inscrirait à la
-hausse sur les terrains aurifères de la planète Mars,
-les chalets de nécessité du Sahara, ou le métropolitain
-de Tombouctou, malheur à qui marcherait contre
-lui. Et les belles campagnes patriotiques!.. La repopulation..
-la ligue pour la défense de la vie humaine..
-la protection des fœtus contre les traumatismes
-abortifs ou contre l’hydraulique malthusienne.. Sûr,
-il les ferait chanter à son tour les ambassades.. Le
-Chargé d’affaires teuton devrait casquer d’au moins
-deux cent mille s’il ne voulait pas voir insérer que le
-Kronprinz, déjà investi de la syphilis l’année précédente,
-venait de mettre le comble au deuil de sa
-famille en s’unissant sournoisement, dans un mariage
-morganatique, avec une chanteuse de café-concert.</p>
-
-<p>Le lendemain, après avoir averti la bonne qu’il
-ne rentrerait pas pour déjeuner, il fila sur le bureau
-de poste. Il n’y avait rien encore aux initiales
-A. S. Trop fébrile pour songer à s’alimenter de
-quoi que ce soit, il alla fumer de successives cigarettes
-sur une chaise de l’établissement thermal,
-près d’un des mille petits ruisseaux du parc radotant
-à son oreille sa rengaine d’eau courante si chère aux
-poètes de toute langue et de toute latitude, que le
-plus futile détail des particularités de la nature a toujours
-le don d’extraordiner. Repris d’inquiétude,
-tourmenté par un malaise pessimiste, Médéric Boutorgne<span class="pagenum"><a name="Page_380" id="Page_380">[380]</a></span>
-se demandait si, en cette occurrence encore,
-le Destin ne lui réservait pas quelque nouvelle noirceur.
-Enfin, sur les deux heures, n’y tenant plus, il se
-représenta devant le guichet grillagé, où une vieille
-demoiselle, en manches de lustrine, au porte-plume
-planté dans le petit bouchon grisâtre d’un chignon
-étiolé, interrompit un moment un ouvrage de tricot
-pour lui remettre un volumineux paquet. Il le tenait,
-il le tenait donc cette fois l’outil de sa fortune! Il la
-caressait maintenant de la main la borne fatidique où,
-tout à l’heure, allait venir se fracasser le char de Siemans,
-l’aurige au dos versicolore! Et, comme la veille,
-avec une magnifique possession de soi, sans qu’un
-de ses nerfs se permît de broncher sous la férule de
-sa volonté, le gendelettre arracha une minute de télégramme,
-puis une autre encore, dans le dévidoir de
-similis-buis fixé à la cloison, devant lui. La première
-de ces dépêches partit à l’adresse du préfet des
-Hautes-Pyrénées, à Tarbes, la seconde à l’adresse de
-la Sûreté générale, à Paris, et toutes deux étaient
-signées du même nom: <i>Opos</i>, car les humanités précédentes
-de Boutorgne lui avaient permis de choisir
-brillamment, parmi quelques autres dont il se souvenait
-encore, ce substantif qui, comme on sait, signifie
-œil en grec.</p>
-
-<p>Dehors, il enveloppa son précieux paquet d’un
-journal, prit une voiture à l’heure, et se fit conduire
-allée d’Etignym.</p>
-
-<p>Comme il l’avait diagnostiqué, la Truphot et le
-Belge étaient là, assis tous deux côte à côte, dégustant
-l’un et l’autre les gazettes nationalistes de Paris,
-prenant patience, dans l’attente de la promenade
-quotidienne du roi des Welches, dont ils espéraient
-encore, sans doute, quelques politesses honorifiques.<span class="pagenum"><a name="Page_381" id="Page_381">[381]</a></span>
-Et les ayant constatés, le <i>prosifère</i>, remonta dans son
-locatis avec un ricanement qui n’aurait point déparé,
-pensa-t-il, le masque de Machiavel.</p>
-
-<p>&mdash;Cocher, rue du Mont-Ventoux; vous arrêterez
-à mon ordre. Dix minutes après, il trouvait fermée
-la porte de la villa. Circonstance profitable et que le
-sort pour une fois complice lui devait bien: la
-bonne était sortie, dans le dessein, sans doute, d’aller
-négocier l’achat des provisions du soir, ou de retrouver
-peut-être le garçon de bains avec qui elle réalisait
-le voluptueux simulacre de se continuer.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne avait une clé; il entra, poussa
-la porte avec précaution, s’immisça dans la cuisine,
-s’y empara d’un large couteau à découper, et s’assit
-sur une chaise, pour, bien tranquillement et en toute
-minutie, l’astiquer avec un torchon et la brique à
-polir. Cinq minutes ainsi, il fourbit la terrible lame,
-puis quand elle fut à point, redoutable et bien nette,
-il en entoura la pointe d’un chiffon de papier, reprit
-son paquet et pénétra dans sa chambre. Là, il déposa
-le tout sur son lit, et couché à demi sur une petite
-table lui servant à travailler, il tira à lui une large
-feuille de papier qui, en quelques instants, se trouva
-couverte d’un dessin bizarre. En lignes nettes et
-précises, il y avait configuré un torse d’homme avec
-la tête, l’attache des bras et le renflement des pectoraux.
-Cela tenait à vrai dire plus de la planche
-anatomique que de l’académie.</p>
-
-<p>Le cœur, les poumons, le foie, les intestins s’y
-trouvaient indiqués avec l’encerclure des côtes, toute
-la cage thoracique. Quand il eut fini de situer ces
-viscères avec assez d’à-propos, il zébra la feuille de
-petites inscriptions brèves, en écrivant de la main
-gauche, pour dénaturer son écriture.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_382" id="Page_382">[382]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;<i>Le cœur est difficile à atteindre, se méfier du
-portefeuille qui fait cuirasse.</i></p>
-
-<p>&mdash;<i>Dédaigner les poumons où la blessure est quelquefois
-guérissable.</i></p>
-
-<p>&mdash;<i>Le ventre est, en somme, l’endroit comportant
-le moins d’aléa, et où le coup est toujours mortel.</i></p>
-
-<p>Le dessin séché à la chaleur de son haleine pour
-éviter les traces compromettantes au buvard, Boutorgne
-quitta sa chambre et passa d’une allure
-décidée dans celle de Siemans. Il défit son paquet,
-qui contenait une dizaine de brochures anarchistes
-rouges et noires, au titre farouche et menaçant, des
-journaux de petit format aux manchettes comminatoires,
-des fascicules sans aménité où, à chaque page,
-se trouvait proclamée la nécessité d’incendier sur
-l’heure la porcherie sociale. Une ficelle tranchée d’un
-coup de canif fit ébouler à ses pieds, en dehors du
-papier d’emballage, cinq à six opuscules incarnats
-intitulés: <i>Les crimes de Iaveh</i>, d’Aurélien Faible, le
-plus notoire des bateleurs verbeux de l’Idée libertaire,
-un drôle qui travaille dans l’anarchie comme d’autres
-dans la traite des blanches, un Galimafré nauséabond,
-qui dénonce sans relâche la malfaisance du
-bourgeois, et gagne à ce métier, comme il s’en vante,
-trente mille francs par an, employés non à faire de
-la propagande, mais à trousser des femmes et à se
-vautrer en des noces hypocrites, loin des compagnons
-affamés qu’il a embarqués sur son bateau.
-Cet écumeur de l’ingénuité révolutionnaire, qui a
-réussi à sauver son épiderme de toute malencontre
-quand ses disciples catéchisés par lui donnaient leur
-tête sur l’échafaud, fait étalage de pauvreté dans un
-galetas sordide de Montmartre et galvaude en d’innommables
-ribotes les revenus de millionnaire qu’il<span class="pagenum"><a name="Page_383" id="Page_383">[383]</a></span>
-extirpe a la simplicité des déshérités. Sa sincérité est
-du même aloi que celle de Georges Sirbach et son
-talent du même acabit que celui de Truculor. Les
-miséreux, qui viennent ouïr ses conférences, ruissellent
-bientôt sous les humeurs peccantes, la leucorrhée
-intarissable, d’une sentimentalité de <i>premier à la
-soierie</i>, dont il est l’éclusier vigilant. Il évoque à
-chaque instant, par exemple, les «<i>oasis de l’avenir</i>»,
-chante sur l’air de «Au temps des cerises», le
-«<i>temps d’anarchie</i>», parle des «<i>femmes qui, n’étant
-plus obligées de se vendre, seront heureuses de se
-donner</i>.» Et rien ne peut réfréner cette romance
-scrofuleuse, cette averse implacable de fleurettes
-bleues trempées dans le jus des écrouelles de la
-niaiserie.</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne truffa alors la couche du Belge
-de toutes ces brochures, insinuant de préférence
-celles d’Aurélien Faible sous le sommier; il en farcit
-l’armoire ainsi que les piles de linge, et en plaça
-quelques-unes sur la planche du porte-manteau. Puis
-il inséra son petit dessin dans la doublure d’un vieux
-veston, et, déchirant la couture du matelas, il y
-hébergea le terrible couteau de cuisine. Dix fois,
-il trembla à l’idée que la petite bonne pourrait
-rentrer à l’improviste et le surprendre, mais le
-sort continuait à le protéger. Maintenant, il ne restait
-plus qu’à refaire le lit, à remettre toutes choses
-en place. Satisfait de soi, il ramassa quelques tordions
-de papier traînant à terre, borda soigneusement les
-draps, aplatit la couverture, s’attardant à ces détails
-en homme qui n’a que des éloges à s’adresser et, en
-conséquence, décerne mentalement un satisfecit à sa
-volonté trempée aux meilleures aciéries <i>Nietzschéennes</i>.
-Il résista même, de son mieux, au besoin lancinant<span class="pagenum"><a name="Page_384" id="Page_384">[384]</a></span>
-de proférer quelques-unes de ces paroles mémorables
-que la littérature a mises dans la bouche de
-ses héros ou de ses archétypes en des situations d’importance
-à peu près équivalentes. Cependant, sur le
-palier, il pensa que l’acte n’avait aucune valeur par
-lui-même, après tout, s’il ne se réclamait d’un
-parler adéquat, seul en pouvoir de le magnifier. Le
-poing tendu vers un supposable horizon, il défia la
-vie, le destin, l’au-delà, tout ce que les hommes
-peuvent évoquer en désignant les lointains de leur
-dextre crispée.</p>
-
-<p>&mdash;L’Intelligence a violenté la Fortune, proféra
-l’avorton, le cou rentré dans le buste, et la bouche
-presque au ras des épaules.</p>
-
-<p>Le reste de la journée se passa sans incident; la
-Truphot et son amant, qui rentrèrent vers sept heures
-pour dîner, l’entourèrent comme la veille d’attentions
-et de prévenances émues. Siemans lui fit même
-cadeau d’un porte-cigarettes arabe, en maroquin
-noirâtre clouté d’acier, qu’il avait acheté pour lui près
-du casino et sur lequel il avait fait graver: <i>A Médéric,
-souvenir d’amitié.</i> Réintégré dans sa chambre,
-après la détente de bavardage qui prolongea le repas,
-il mit de l’ordre dans ses affaires, réunit en tas le plus
-gros de ses nippes vagabondes, de façon à pouvoir
-filer au plus vite si la nécessité d’un départ précipité
-s’imposait. Et il se coucha très tard, assuré par avance
-d’une insomnie fiévreuse, dans l’attente du soleil qui
-devait prêter sa lumière à des événements d’ordre
-capital pour lui.</p>
-
-<p>Le lendemain, les circonstances s’engrenèrent les
-unes dans les autres comme il l’avait prévu, et le
-dénouement escompté se déclencha bref et terrible,
-couronnant ainsi sa stratégie d’un plein succès.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_385" id="Page_385">[385]</a></span></p>
-
-<p>Caché derrière les arbres obèses de l’allée d’Étigny,
-il vit, sur les cinq heures, deux individus sans
-élégance, aux mains énormes, presque aussi grosses
-que celles qui, en fer-blanc, servent d’enseigne
-aux gantiers provinciaux, deux individus, embellis
-d’une redingote aux plis métalliques de frère mariste
-en civil, se détacher subitement du roi des Welches
-qui commençait sa promenade, s’approcher de Siemans
-déjà prosterné, et le cueillir sans douceur pour
-l’entraîner en dehors de la foule, malgré ses protestations
-et les coups de pliant de la Truphot.</p>
-
-<p>&mdash;C’est un anarchiste que l’on arrête, disait Médéric
-Boutorgne à quelques baigneurs témoins du fait; il
-est venu ici pour tuer le roi des Welches.</p>
-
-<p>Et bientôt des cris de mort retentirent sur les talons
-des deux policiers, de la vieille femme et de son
-malheureux amant.</p>
-
-<p>&mdash;Branchez-le! branchez-le! il faut le lyncher!...
-hurlaient des gentlemen du dernier genre dont les
-moustaches, le capillaire et le reluisant profil, chaque
-jour et durant de longues heures, étaient évidemment
-sarclés, travaillés et entretenus, sans que jamais
-leur intelligence parût bénéficier de semblables
-soins.</p>
-
-<p>&mdash;Écorchez-le vivant! vociféraient, les ongles tendus,
-d’affriolantes femelles du grand monde et du
-demi dont la fonction unique, dans la société, consistait
-à entrebâiller leurs orifices à tous venants.</p>
-
-<p>En quelques minutes, la figure du Belge fut gouachée
-de rouge, pommelée de vert, sous les contusions
-multiples. Extraordiné, rendu stupide par
-l’invraisemblance de ce qui lui arrivait, il promenait
-autour de lui des regards d’aliéné. Un moment, il
-parut reconquérir le sentiment de la circonstance; le<span class="pagenum"><a name="Page_386" id="Page_386">[386]</a></span>
-dos rond, les bras tendus en avant pour se protéger,
-une épaule plus haute que l’autre, il protesta de
-son loyalisme, de son amour d’entretenu pour toutes
-les autorités sociales.</p>
-
-<p>&mdash;Vive le Roi... vive l’Empereur... vive le Président...
-vive le Pape... vivent tous les Rois!.. hurla-t-il,
-dressé sur les pointes. Mais sur lui, les cannes
-des snobs se levèrent comme des sabres dans une
-mêlée de cavalerie, retombèrent sur sa tête comme
-elles étaient retombées sur le dos des femmes au
-Bazar de la Charité. Les ombrelles des merluches
-polyandres pointèrent vers ses orbites. Son effort
-n’aboutit qu’à lui faire cracher trois dents, alors
-qu’une de ses oreilles pendillait, sanguinolente.</p>
-
-<p>La police municipale, accourue à la rescousse,
-réussissait enfin à faire la haie et à amener un fiacre.
-C’est sans doute à cela que le rival de Boutorgne
-dût de ne pas être écartelé vif.</p>
-
-<p>Effondré sur un banc, à portée de la scène, le <i>prosifère</i>
-déliquesçait de joie sauvage, se pâmait en la
-volupté des vengeances assouvies. Se moquer de
-lui coûtait cher. Le rustre en garderait longtemps le
-souvenir, même s’il parvenait à se tirer de là. D’ailleurs,
-il aurait beau se défendre, jamais il ne récupérerait
-la Truphot, car, en sa qualité d’étranger, les
-brochures anarchistes incluses dans son lit et sa
-chambre serviraient de prétexte plus que suffisant à
-la police pour l’expulser, le restituer à sa belle Patrie.
-Arrivât-il à démontrer surabondamment son innocence,
-il n’en était pas moins fricassé.</p>
-
-<p>Deux heures après, désireux de ne rien perdre de
-ces péripéties supérieurement amenées par lui, Médéric
-Boutorgne alla établir une croisière au large de
-la villa de la rue du Mont-Ventoux. Comme la brune<span class="pagenum"><a name="Page_387" id="Page_387">[387]</a></span>
-venait, il aperçut le Belge sortant, le cabriolet au poing,
-au milieu des deux argousins qui l’avaient arrêté, pendant
-qu’un troisième, accompagné du juge d’instruction,
-chargeait dans la voiture tout le résultat de la
-perquisition. Ça n’avait pas traîné. Et à voir tous
-les soins dont on entourait un petit paquet long et
-étroit, le gendelettre n’eut pas de peine à se convaincre
-que le coutelas de cuisine avait été saisi, lui aussi,
-avec les fascicules et les livres subversifs. Le fiacre
-passa à vingt pas de lui, peut-être, au milieu d’une
-frange d’indigènes menaçants et de baigneurs hostiles
-accourus jusque-là. Quand il eut disparu, au
-trot allongé de ses deux tarbais pie, vers la gare sans
-doute, Médéric Boutorgne pensa qu’il était de son
-devoir d’aller, de son mieux, consoler la Truphot.</p>
-
-<p>Il la trouva assise au milieu de la chambre, les
-mains posées à plat sur les genoux, l’œil arrondi en
-disque, trépidant de tout son maigre corps en de
-continuels sursauts régulièrement espacés, comme si
-elle avait été placée sur une sellette d’électrocution.
-Elle poussait des cris trépanants, de successifs hou!
-hou! de terreur folle, la prunelle diluvienne, la stéarine
-ravinée de sa face agitée de brusques remous,
-happant l’air par saccades de sa bouche aux gencives
-sanieuses et aux dents nécrosées. Elle gloussait,
-hurlait: Adolphe! Adolphe! Et, Maria, la bonne
-en désarroi, virait autour d’elle, une tasse à la
-main, questionnant Madame, veut-elle du vinéraire?....
-Tout à coup, l’orbite de la vieille femme
-parut s’orienter sur une vision particulièrement hallucinante.
-La bouche crispée se tordit plus encore,
-rétracta ses commissures; une langue enduite de
-mousses gazeuzes issa, se démena pour ensuite se
-réintégrer dans le trou noir de la gorge; les vêtements<span class="pagenum"><a name="Page_388" id="Page_388">[388]</a></span>
-s’envolèrent, planèrent un instant sous la rotation
-intérieure des membres affolés, et un glapissement
-continu prit l’essor, pendant que la figure
-devenait extatique et immobile sous l’emprise d’une
-névrose exaspérée. La crise d’hystérie! pronostiqua
-Boutorgne. Et, en effet, elle ne tarda guère:
-les phobies accoururent, infligeant à ce cerveau de
-rentière l’estrapade des hypnoses cauchemaresques.</p>
-
-<p>Elle tendait les mains autour d’elle comme pour
-se préserver, les rejetait à son côté, les doigts frémissants,
-semblant chercher un appui, une aide
-impossible... Au secours!.... Au secours! hululait-elle....
-la torche... l’incendie.. les forêts flambent...
-les villes croulent!... Ah! cette ruée! ce fleuve rouge
-qui submerge le monde!... pourquoi m’avoir placée
-sous une fontaine de sang, misérables? grâce!...
-grâce!.. ils ont coupé la tête d’Adolphe et son sang
-gicle dans ma bouche.. épargnez-moi.. je vous donnerai
-tout.. ma fortune, mon or... laissez-moi la vie!.
-Elle bondissait au-dessus de sa chaise, paraissait
-vouloir, dans sa terreur paroxyste, ascensionner,
-escalader l’espace à l’aide des détentes brusques de
-ses reins spasmodiques. Puis, brusquement, dans
-une dernière retombée du corps, elle resta immobile,
-figée dans une sorte d’épouvante léthargique, de
-catalepsie farouche, scrutant le vide de ses yeux
-fibrillés de rouge, le bas de la face englué de crachats
-huileux. Pris de peur, le gendelettre et Maria,
-la portèrent sur le lit. Là, elle resta un instant, la
-tête dans les coussins, et, subitement, se détracta,
-se roula sur le ventre, telle une femme égorgée,
-nagea avec les mains, cisailla l’air de ses jambes
-écartées en forme de V et ramenées ensuite vers les
-talons qui cliquetèrent comme des castagnettes.<span class="pagenum"><a name="Page_389" id="Page_389">[389]</a></span>
-Alors un glougloutement tenace s’entendit; son ventre
-borborygma; une malepeste terrible prit possession
-de l’endroit, car elle se vidait comme un cadavre,
-évacuant par toutes les ouvertures. Et, dans la
-chambre, bientôt, ce furent les allées et venues continuelles
-de la bonne étanchant l’ordure, convoyant
-sans trêve le vase diffamé.</p>
-
-<p>&mdash;Ma fiancée! dire que c’est ma fiancée! murmurait,
-<i>in petto</i>, le gendelettre. Et l’effroyable symbole
-s’offrit à son esprit. C’était la Bourgeoisie, la classe
-dirigeante, qu’avec son or scélérat, son imbécillité
-congénitale et son stupre infectieux, la Truphot synthétisait,
-de façon merveilleuse, dans son agonie
-prochaine. Comme la vieille femme, elle finirait
-abjectement, quand on lui aurait supprimé ses derniers
-souteneurs, le Prêtre et le Soldat; elle s’anéantirait
-immergée dans ses excrétions, sans force pour
-lutter, sans courage pour se défendre; elle s’engouffrerait,
-avalée par sa propre immondice, quand
-accourrait la victorieuse multitude des Justiciers, ou
-quand le peuple, ayant enfin refusé de se reproduire,
-de se continuer, aurait décrété sa perte. L’analogie
-était si juste et si profonde, que la Truphot, avant
-d’être terrassée par la crise, réclamait Adolphe à
-tous les échos&mdash;Adolphe qui était le prénom même
-de Monsieur Thiers, un des plus notoires et des plus
-féroces défenseurs de cette vieille hystérique qu’on
-appelle la classe moyenne&mdash;Adolphe Thiers, le
-plus squalide et le plus étronniforme des Bourgeois,
-au dire du grand Flaubert.</p>
-
-<p>Cependant, la veuve ne mourut pas; un médecin,
-que Boutorgne partit quérir au plus vite, comprima
-le bas de l’abdomen, pressura les ovaires, et la crise
-disparut peu après. Même le sommeil fut assez calme.<span class="pagenum"><a name="Page_390" id="Page_390">[390]</a></span>
-Aussi, le lendemain, sur les neuf heures du soir,
-comme la nuit tombait, un omnibus à galerie vint-il
-se ranger près de la porte de la villa. Trois malles
-y furent chargées, que Médéric Boutorgne avait bourrées,
-la veille, pendant la nuit, après avoir décidé la
-veuve à fuir avec lui, au plus vite, car qui sait si
-l’idée ne viendrait pas à la police, de l’inquiéter, elle
-aussi, pour avoir donné asile à un anarchiste? Sa
-qualité de bourgeoise, dûment rentée et de situation
-sociale avantageuse, l’avait sans doute prémunie contre
-des poursuites immédiates, mais des ordres pouvaient
-venir de Paris pour l’impliquer dans l’affaire.
-Il valait mieux filer de suite, s’il en était temps
-encore. En Espagne, on aurait tout le loisir de
-rechercher les mobiles inconnus, de définir l’imprévue
-et mystérieuse transformation qui avaient mué
-Siemans en libertaire implacable. Il se promettait
-d’appliquer à cela toute sa psychologie. Madame Truphot
-opina dans son sens, car elle tenait pour infaillibles
-les décisions de la police. La servante avait
-donc été licenciée vers midi, avec un mois de gages
-en supplément et un billet bleu donné comme
-gratification par sa patronne munificente. Boutorgne
-lui-même avait été la mettre dans le train pour Fontarabie,
-où elle avait un frère chez qui elle se proposait
-de passer quelques semaines. Eux allaient, si la
-route était encore libre, se rendre à Perpignan, d’où,
-par Elne, ils gagneraient Barcelone, et là mettraient
-ensuite le cap sur Gênes.</p>
-
-<p>Déjà, les derniers cartons à chapeau étaient entassés
-dans la voiture, car on n’emportait que les
-<i>impedimenta</i> indispensables, en laissant au propriétaire
-le soin d’expédier postérieurement sur Paris
-tout ce qui restait du bagage. La Truphot, geignante<span class="pagenum"><a name="Page_391" id="Page_391">[391]</a></span>
-encore, exsufflant des plaintes, matelassée de fichus,
-embossée dans un ample manteau, venait de se tasser
-entre les deux valises et, en minaudant par intervalles,
-se laissait enlever tout comme Proserpine.
-Médéric Boutorgne, une sacoche en bandoulière, la
-cigarette aux lèvres, et le geste désinvolte, donnait
-les derniers ordres en prévision de ce départ qui,
-pour lui, devait aboutir enfin à la terre des Argonautes.
-Déjà, il cueillait l’ultime sac à main au bras
-tendu du jardinier qui, la casquette basse, exagérait
-ses prosternements dans l’espérance d’un copieux
-pourboire, lui soufflait dans la figure de surabondants:
-mon doux monsieur.. oui mon bon maître...
-et, très myope, lui faisait flairer le parfum de
-trois-six de son haleine, en même temps qu’il lui mettait
-sous le nez la loupe poilue ornementant son crâne;
-déjà Médéric Boutorgne pêchait dans sa poche le
-louis destiné à déterminer l’exode de cette affliction
-de l’œil et de l’odorat, lorsqu’un coup de théâtre
-formidable se produisit. Siemans était là, devant lui,
-non pas dans un phantasme, mais en toute réalité,
-avec sa figure tuméfiée, avec ses joues excoriées et
-hersées par les ongles de la foule, avec, au front, les
-trois ou quatre petites pommes d’api que les poings
-contondants y avaient fait pousser la veille, et son
-oreille mal rajustée. Les deux mains aux épaules du
-gendelettre, momifié de terreur, il le secouait, lui
-criant au visage, dans le sifflement bizarre de sa
-bouche édentée.</p>
-
-<p>&mdash;Misérable! C’est toi qui as monté toute cette
-affaire, et qui m’as dénoncé...</p>
-
-<p>Médéric Boutorgne se débattait; un flamboiement
-rouge passa devant ses yeux à l’idée, qu’une fois de
-plus, sa fortune s’écroulait. Il eut presque du courage,<span class="pagenum"><a name="Page_392" id="Page_392">[392]</a></span>
-recula d’un pas, exhibant le canon d’un revolver.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis en état de légitime défense; qu’il ne
-me touche pas ou je le brûle, ce sale anarchiste...
-ce régicide évadé...</p>
-
-<p>Un instant on put craindre que les deux hommes,
-à l’instar de leurs collègues du boulevard extérieur,
-allaient se ruer en beauté l’un sur l’autre, s’ouvrir
-le ventre et se débobiner les tripes comme des serpentins
-de pourpre; on put croire qu’ils allaient rouler
-à terre, s’agripper réciproquement du harpon de
-leurs doigts avec des hurlements tragiques, comme
-deux mâles luttant pour la femelle ou pour la proie.
-Hélas! ils n’étaient que des <i>petits hommes</i> bourgeois,
-eux, et ils n’avaient pas, poussé à cette culminance,
-le point d’honneur, ou l’insouci de soi-même, qui
-déchaîne le massacre entre Sans-Peur de la Glacière
-ou le Bicot de Ménimulche, par exemple. Le début
-de leur confrontation fut tout ce qu’il y eut d’épique
-entre ces deux entretenus de la classe moyenne.
-D’ailleurs, en cette minute, le Belge venait de recevoir,
-en travers du corps, lancée comme un projectile,
-la Truphot délirante qui, à sa vue, s’était désencagée
-de son fiacre et, dans l’extravagance de son
-bonheur, poussait maintenant des cris de locomotive
-en émoi. Elle s’était accrochée à son cou, et l’avait fait
-tomber avec elle au milieu des hardes, du manteau
-de voyage et des deux plaids ayant chûté de ses
-épaules. Éperdue, elle l’embrassait, l’embrassait goulûment,
-salivait sur ses joues; le baignait de larmes
-attendries et du relent diarrhéique qu’elle dégageait
-depuis la veille. Un moment, tous deux disparurent
-presque, et se débattirent, à demi-enlinceulés dans
-le tas des nippes étalées. Mais Siemans aidé du jardinier
-qui recommençait à son adresse des: mon<span class="pagenum"><a name="Page_393" id="Page_393">[393]</a></span>
-vénéré Monsieur... des: juste et bon maître... la
-portait dans la maison, car elle gigotait déjà en un
-prodrome de crise nerveuse, qui promettait d’être
-identique à celle de la veille.</p>
-
-<p>Le gendelettre alors, s’interrogea. Les suivrait-il?
-Oui, certainement. Le contraire serait trop lâche.
-D’ailleurs, que craignait-il puisqu’il était armé, au
-contraire de l’autre? Et il se décida, donna l’ordre
-au cocher de descendre les malles, de conduire à la
-gare ce qui lui appartenait en propre, franchissant à
-son tour le seuil du jardinet.</p>
-
-<p>Siemans l’attendait dans le corridor, à peu près
-calme maintenant. Sans doute, au fond de soi, devait-il
-trouver d’une jolie force la machination de son
-rival: ce qui lui faisait concevoir pour lui une sorte
-d’admiration craintive. Puisqu’il triomphait, ne
-valait-il pas mieux que les choses se passassent en
-douceur? D’autant plus que le gendelettre pouvait
-détenir en réserve une scélératesse aussi redoutable
-que la précédente. Désormais, il était préférable de
-ne le point pousser à bout. Néanmoins, il se planta
-devant lui.</p>
-
-<p>&mdash;Tu n’avais oublié qu’une chose, Boutorgne, <i>c’est
-que je suis de la Police</i>... Il m’a suffi de faire vérifier
-mon identité à Paris.</p>
-
-<p>Aplati, laminé par cette déclaration, le <i>prosifère</i>
-flotta un moment, à court de stratégie; il bredouilla,
-puis chercha à se disculper par un mensonge proféré
-avec l’assurance des plus probes sincérités.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n’est pas moi qui ait fait cela, Adolphe; ce
-doit être Cyrille Esghourde. Rappelle-toi ses propositions
-à peines déguisées, le matin de Ponalda... l’amitié
-dont il t’entourait, ton teint à la Rubens... tu n’as
-pas voulu marcher... Alors...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_394" id="Page_394">[394]</a></span></p>
-
-<p>Le Belge hésitait; il oscillait d’une conviction à
-l’autre, mais, après une pause méditative, il finit par
-dire:</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, çà ne peut être que toi... Va-t’en,
-va-t’en...</p>
-
-<p>Et pour couper court à une conversation au bout
-de laquelle il n’était pas sans redouter le revolver, il
-tourna les talons, et pénétra chez la veuve. Boutorgne
-l’entendit donner deux tours à la serrure et
-pousser le verrou de sûreté.</p>
-
-<p>Il se retrouva seul, seul avec sa médiocrité à
-laquelle les récentes péripéties le restituaient inexorablement.
-Il n’avait plus qu’à partir, à regagner le
-Paris hostile où il serait ridicule et désargenté plus
-qu’auparavant. Hébété, il considéra, avec des affres
-de stupidité, la petite lampe de jardin posée à même une
-chaise dans le vestibule, le lumignon falot qui avait
-éclairé cette dernière scène, car dehors la nuit imminait.
-Il fit quelques pas et le bruit de ses talons sur
-le carrelage vibra douloureusement dans son cerveau
-où s’élaborait, goutte à goutte, le vitriol du désespoir.
-Machinalement, il s’arrêta devant la cuisine, s’éloignant
-malgré lui de la porte, car il ne voulait pas
-encore contresigner sa défaite d’un exode sans
-retour. Il spéculait, contre toute évidence, sur une
-impossible conjoncture qui retournerait les situations
-et arracherait la victoire à Siemans. Et, tout à coup,
-une idée scélérate, une pensée terrible, une obsession
-de criminelles représailles, l’assiégea, qu’il
-chassa d’abord, mais qui reparut ensuite, harcelante
-et forcenée, pour dominer enfin dans son esprit. La
-cuisine s’ouvrait juste en face la chambre à coucher
-du couple, et il remarqua que la porte de cette dernière
-ne joignait pas exactement le sol, qu’il y avait<span class="pagenum"><a name="Page_395" id="Page_395">[395]</a></span>
-à la base une solution de continuité, une fissure d’au
-moins un centimètre et demi. Il recula déterminé à
-fuir, mais revint bientôt à pas feutrés, souffla la
-lampe, pénétra dans la cuisine, se cabra près de
-l’évier, avança la main, la retira; vira une dernière
-fois pour échapper à la hantise effroyable et, se décidant
-enfin, blême et la bouche tordue d’un rictus de
-terreur, il tourna le robinet du gaz qui fusa avec un
-bruit doucereux et quasi-imperceptible. Alors, il fila
-sur les pointes, referma soigneusement l’huis d’entrée,
-en prenant la précaution de coller contre, au
-ras de la dalle, le large paillasson de sparterie pour
-empêcher l’air de se renouveler durant la nuit. Et
-quand il traversa le jardin, il se vit approuvé, au passage,
-par le sourire imbécile et béat de la lune, qui
-se dégageait lentement d’un amas de nuages couleur
-d’asphalte.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_396" id="Page_396">[396]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">XVII</h2>
-
-<p class="p2">Le train filait vertigineux, déchirant le sein de la
-ténèbre de son éperon d’acier, se vautrant dans la
-nuit, secouant un moment la torpeur des campagnes
-du crissement et des plaintes forcenées de toutes ses
-ferrailles en émoi. Un vacarme de métal épileptique
-courait au ras du sol; les roues affolées battaient le
-vide, semblaient s’amuser en des virtuosités d’équilibre,
-puis retombaient, secouant les cloisons, et faisant
-jouer, tel un harmonica, les vitres trépidantes,
-pendant que la locomotive stridulait comme une
-bête en gésine. Les essieux violentés se lamentaient
-en des cris discords auxquels répondaient le ronflement
-des viandes humaines éparses sur les banquettes,
-le hiement des gorges malmenées par l’air empoisonné
-du wagon, où se jouaient la fétidité des haleines
-nocturnes et les pointes acérées des poussières
-charbonneuses. Les gares traversées crachaient, faisaient
-gicler, au passage, des lumières violentes, des
-disques verts, des lanternes rouges, des fanaux violets,
-laissant apparaître des silhouettes falotes d’automates
-galonnés, pointillées de boutons luisants, agitant
-d’un geste cassé et plein de nonchaloir, un petit
-drapeau sale, roulé en tampon comme une lavette à
-vaisselle. Les plaques de fonte grondaient menaçantes;
-au sortir des halls fuligineux, une succession<span class="pagenum"><a name="Page_397" id="Page_397">[397]</a></span>
-de heurts, d’à-coups, de crans d’arrêt, semblaient
-menacer le convoi dans sa marche, s’acharner contre
-lui, pour l’arrêter, le bloquer malgré tout. Et l’élan
-reprenait. Une invisible cravache fouaillait la bête
-monstrueuse, en rut de vitesse, qui laissait derrière
-elle, sur la terre, un long frisson d’émoi. Les taches
-d’encre des vallées, qu’ocellaient les flaques miroitantes
-des mares ou des étangs, disparaissaient, coupées
-de loin en loin par le vert pâle d’une rivière
-ou la gibbosité d’une colline. Le sexe béant d’un
-tunnel engloutissait tout à coup le rapide frémissant
-qui reparaissait ensuite, comme un reptile gigantesque,
-agitant ses souples anneaux, et dardant contre
-les lointains sombres ses yeux nyctalopes.</p>
-
-<p>Depuis des heures et des heures, Médéric Boutorgne
-roulait ainsi dans le fracas impitoyable qui
-servait d’orchestration satanique aux plaintes intérieures
-de son épouvante paroxyste. Une terreur
-panique l’avait saisi, une fois son acte consommé. Il
-s’était rué à la gare, requérant un billet, promenant
-autour de lui des prunelles hagardes, redoutant
-déjà que son forfait fût connu et qu’on vînt l’appréhender.
-Mais non, son regard n’avait cueilli que
-des figures placides et détachées, et, acculé dans
-le coin de son compartiment, malgré le réconfort
-de cette immédiate impunité, il avait de suite grelotté,
-enviant désespérément le calme ou l’insouciance
-de ses voisins. Vainement, il s’était chapitré,
-se répétant à soi-même que la preuve de son
-crime était impossible à faire, que le tout retomberait
-sur la petite bonne et serait imputé à sa négligence.
-Quand il portait la main à son front pluvieux,
-une rosée tiède mouillait ses mains. Déjà il
-avait saturé deux mouchoirs de cette transsudation<span class="pagenum"><a name="Page_398" id="Page_398">[398]</a></span>
-fade, et maintenant il s’essuyait du revers de sa
-manche, affolé par la nuit, par l’obscurité de ce recoin
-tressautant où la lampe du plafond était voilée de
-sa paupière de lustrine bleue.</p>
-
-<p>Une gifle de lumières polychromes sur le train.
-Morcenx! L’arrêt fit sursauter un tas de chairs sébacées
-qui jusque-là s’était contenté de ronfler dans
-son coin, d’émettre des rauquements cadencés. Une
-casquette de voyage, gris clair, se libéra d’un col
-de pardessus; des favoris en fibre de bois, d’un
-blond poussiéreux, parurent, agrémentant une tête
-sphérique, aux lèvres minces, aux yeux en forme
-d’accent circonflexe. L’homme tira par la manche
-un autre voyageur arrimé dans l’angle voisin. La
-bouche aux linéaments rectilignes, qui ressemblait à
-la fente d’un tronc d’église, s’ouvrit et laissa passer:</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous suivi l’affaire intéressante que j’ai
-plaidée au commencement de l’hiver? Le meurtre
-Landajoux?</p>
-
-<p>Le colis humain réveillé, sans doute un rongeur
-procédurier également, s’ébrouait.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui,.. Ah! non, je regrette....</p>
-
-<p>Dans son coin, le sang de Boutorgne était au-dessous
-de zéro.</p>
-
-<p>Voilà qu’on donnait un corps à son angoisse, qu’on
-parlait de meurtre tout près de lui. Ses tempes battirent
-comme des cloches; il diagnostiqua deux
-policiers qui raffinaient, se jouant de lui, en artistes.</p>
-
-<p>Mais la conversation se poursuivait.</p>
-
-<p>&mdash;Mon argumentation était déterminante; tous
-mes calculs avaient été établis pour démontrer que
-l’héritier, qui était l’accusé, était exhérédé par le fait
-même de la loi, et qu’il devait restituer à son co-héritier,<span class="pagenum"><a name="Page_399" id="Page_399">[399]</a></span>
-le sieur Morizeau. L’accusation s’effondrait. Le
-substitut qui est un homme loyal me complimenta.
-Quant au président&mdash;un juriste&mdash;il aime assez les
-conclusions bien faites.</p>
-
-<p>&mdash;Ils en sont tous là.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, il nous l’a même dit, un jour, en termes
-exprès, à Confolens: L’avenir est à ceux qui apportent
-des conclusions bien faites...</p>
-
-<p>Maintenant, ce héros des prétoires agitait des petits
-bras, et son torse énorme tanguait sur la banquette.
-Il fouilla dans sa poche, en tira un étui à cigares,
-offrit des havanes à trois pour un décime.</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez que le tabac finit par paralyser le
-cerveau, réprouvait son interlocuteur.</p>
-
-<p>&mdash;Au contraire, <i>ça éclaircit l’idée</i>.</p>
-
-<p>Le gendelettre, par deux fois, dut se coller le front
-à la vitre, avec tant de force qu’il faillit la faire éclater,
-pour ne pas céder à la tentation stupide de requérir,
-de suite et par avance, les bons offices de cet
-imbécile, de ce chicanous providentiel qui faisait
-acquitter les accusés.</p>
-
-<p>A Bordeaux, bien que ses deux compagnons eussent
-évacué le wagon avec leurs bagages, Boutorgne
-n’avait pas osé descendre, redoutant imbécilement
-le baudrier jaune qui plaçait les quais de la gare
-Saint-Jean sous l’égide des lois, et vouait la personne
-du gendarme à l’admiration continue et
-aux suffrages d’amour de la quinquagénaire qui
-tenait l’éventaire aux journaux. A Poitiers, n’y
-tenant plus, il releva son col, enfonça son chapeau
-sur ses yeux, que l’angoisse et l’insomnie
-obscurcissaient d’une cire, d’une paraffine tenace,
-et descendit avec des précautions de cambrioleur
-méticuleux. Il se remonta d’un consommé, et après<span class="pagenum"><a name="Page_400" id="Page_400">[400]</a></span>
-avoir tourné trois fois autour du kiosque de Hachette,
-se rendit acquéreur de tous les journaux du Sud-Est
-qu’il put trouver. Dans un accès de terreur folle, il
-eut envie de fuir, parce que la femme le retenait un
-instant pour lui rendre sa monnaie, et le considérait,
-à demi-penchée, en fouillant, avec une contraction
-de la joue, dans la grosse poche de son tablier bleu.
-A nouveau terré dans son angle, il déplia ses gazettes,
-et les rejeta, n’osant point les parcourir. Il les
-reprit enfin, envahi par un froid intense qui rayonnait
-de sa poitrine et congelait ses extrémités, les
-mâchoires serrées comme par un étau, dans un trismus
-que sa volonté était impuissante à combattre.
-Il n’y avait rien, pas un écho, pas un fait divers
-énonçant le crime ou l’accident de Luchon. Pour
-dérouter son effroi qui subsistait malgré tout, il voulut
-lire tous les articles, en pénétrer le sens; il n’y
-parvenait pas et, arrivé au bas de la quatrième page,
-il répétait avec une frénésie stupide le nom du
-gérant, dont les syllabes de leur son intérieur semblaient
-vriller son cerveau. Il avait beau s’injurier
-lui-même, se répéter que, puisque l’acte était commis,
-il fallait faire face à la nouvelle destinée d’un
-front impassible, sa terreur augmentait à mesure
-qu’on se rapprochait de Paris. Son âme, au lieu d’être
-coulée dans un inoxydable métal, comme il l’avait
-toujours cru, après s’être vingt fois analysé au cours
-de sa vie, selon les méthodes de Nietzsche et de Monsieur
-Barrès, n’était donc qu’en fondante gélatine?
-Malgré lui des procès d’assises, des exécutions capitales,
-se présentaient à son souvenir. S’il était pris,
-condamné, exécuté, quelqu’un, au moment suprême,
-crierait-il, bravo Boutorgne! comme on avait crié
-jadis bravo Lebiez! Mais non, il ne serait pas<span class="pagenum"><a name="Page_401" id="Page_401">[401]</a></span>
-inquiété; il échapperait sûrement. Il n’aurait même
-pas de remords, ses nuits seraient tranquilles, pareilles
-à celles des autres hommes.</p>
-
-<p>Comme eux il récupérerait facilement sa quiétude,
-car si tous ceux qui ont commis quelque forfait s’en
-allaient dans la vie, dévorés intérieurement par les
-affres de leur conscience révoltée, il n’y aurait pas
-beaucoup d’yeux limpides ni de visages sereins de
-par le monde. Après tout, c’était la Fatalité qui
-l’avait voulu. Au moment où il allait à son tour saisir
-la richesse, au moment où il pouvait espérer goûter,
-lui aussi, aux voluptés que procure l’argent; quand
-marié à la Truphot, il aurait pu comme les autres
-choisir désormais ses maîtresses, et serrer contre lui
-des femmes jeunes et charmantes; quand il lui aurait
-été permis de goûter à la Beauté enfin, alors qu’il
-s’était contenté jusque-là des laissés-pour-compte de
-l’amour et des rogatons de l’alcôve; quand il aurait
-pu devenir quelqu’un, diriger un journal, donner de
-soi au voisin une opinion avantageuse, faire trembler
-les confrères, n’être plus en un mot le pauvre
-hère que l’on traite négligemment, et qui se voyait, au
-Napolitain, dans la nécessité de prolonger ses éclats
-de rire pendant une durée minima de cinq minutes
-à la moindre stupidité prétentieuse évacuée par les
-pontifes; lorsqu’il se saisissait du bonheur pour tout
-dire et de la liberté, la Destinée marâtre était accourue
-pour lui faire lâcher prise. Et il ne serait pas vengé...&mdash;Saint-Pierre
-des Corps, cinq minutes d’arrêt!</p>
-
-<p>A nouveau, dans son coin, avec une figure verte
-et crispée de cholérique, il déplia des gazettes, des
-feuilles de Paris et de province. Toujours rien, de
-la première page à la dernière! Si, quelque chose,
-les <i>Petites Nouvelles</i> lui apprirent que Molaert venait<span class="pagenum"><a name="Page_402" id="Page_402">[402]</a></span>
-d’être nommé officier d’académie. Alors son angoisse
-redoubla, il eut préféré savoir, être débarrassé de
-cette taraudante incertitude au sujet de son crime. La
-chose, évidemment, était imputable à un défaut d’informations,
-mais lorsque l’homme en redingote,
-coiffé d’une casquette blanche d’amiral, eût donné sur
-le quai le signal du départ, il s’accrocha des doigts
-au capiton de la banquette, semblant vouloir s’opposer,
-résister à ce train qui l’emportait vers la dernière
-étape, vers le Paris où il allait peut-être connaître de
-sombres jours. Il lui apparaissait que, tant qu’il roulerait,
-tant que le voyage n’aurait pas pris fin, l’Irrémédiable
-ne serait pas prononcé. Il sentait toutes
-proches les minutes formidables où le Sort allait laisser
-tomber sur lui son verdict sans appel. Jamais il
-ne pourrait lutter; s’il était pris, il avouerait! Et le
-rapide, faisant craquer ses jointures, se rua à nouveau
-dans son délirium de vitesse, s’envola au ras du sol,
-tel une trombe de fer, dans le vrombissement des
-rails, pendant que de chaque côté fuyaient les fils
-télégraphiques, comme de gigantesques portées de
-musique, dont les pinsons et les verdiers, badauds et
-désœuvrés, perchés sur les parallèles noirâtres, la
-queue en l’air, semblaient être les notes menues, les
-croches ou les béquarres. Le long de la voie des peupliers
-fusaient droit vers le ciel; d’autres, dénudés,
-sommés d’une petite touffette de feuilles, ressemblaient
-à de gigantesques cure-oreilles. Aux Aubrais, un voyageur,
-son compagnon depuis Bordeaux, lui demanda
-s’il n’était point malade à voir sa face contractée,
-ombrée de teintes d’un violet sombre. Il fit signe que
-non de la tête, et répondit qu’il avait seulement la
-migraine. Mais tout de suite son épouvante s’exagéra.
-Cet homme, sans doute, était de la police,<span class="pagenum"><a name="Page_403" id="Page_403">[403]</a></span>
-comme Siemans; et il eut envie de fuir, de sauter à
-travers la portière, sur la voie, coûte que coûte. Un
-reste de lucidité le réfréna. Mais à partir de ce moment,
-ses dents claquèrent, dans un petit bruit de
-taquets heurtés, d’appareil Morse qu’on actionne régulièrement.
-Et il en vint à rêver d’une impossible catastrophe,
-d’une conflagration d’express qui, providentiellement&mdash;dût-il
-périr&mdash;empêcherait le retour à
-Paris. Désormais, il chercha en vain sa salive, voulut
-en lui-même formuler des mots, pour se prouver
-qu’il n’avait pas perdu l’usage de la parole et ne put
-y parvenir. Tout valsait autour de lui, en une saltation
-folle: le compartiment, le paysage, le plafond,
-la lampe sphéroïdale, qui placée au-dessus de son
-crâne, comme un œil, devait y lire, pensait-il, ses
-plus secrètes pensées. Austerlitz! Il sursauta par
-deux fois, comme si tout à coup un invisible pal se
-fût insinué en lui. Le manœuvre qui, armé d’un
-maillet, vint frapper les roues du train, lui parut
-symboliquement river ses propres chaînes, une
-manille de forçat ou des poucettes, qu’il ne quitterait
-plus qu’au matin blême de la mort flétrissante. Quand
-le train se remit en marche, cette fois, d’une allure
-lente de convalescent ou d’épuisé, il n’était plus, dans
-son angle, qu’un petit tas de chair roulé en boule.
-Mais des cris et une salive d’épileptique lui sortirent
-des lèvres lorsque le convoi, sous le tunnel, frôla le
-Palais de Justice. C’est là qu’on le jugerait, pensa-t-il.
-Et il versa ensuite dans un engourdissement torpide,
-dans un coma qui effaça le réel et supprima l’ambiance.</p>
-
-<p>Maintenant le rapide avait stoppé. Des gens s’accolaient
-sur le quai. Des maris tamponnaient de leur
-barbe le visage et les orbites aqueuses de leur femme,
-hoquetante d’émotion simulée. Des pères passaient<span class="pagenum"><a name="Page_404" id="Page_404">[404]</a></span>
-leur moustache, comme une brosse à reluire, sur le
-front de leur progéniture qui abandonnait une minute
-le gâteau entamé pour escalader leurs jambes. Des
-chapeaux tombaient sous le choc des embrassades.</p>
-
-<p>Des voyageurs, le dos incurvé, défonçaient de
-leurs valises propulsées comme des béliers, au bout
-de leurs deux bras écartés, la foule obstruant l’étroit
-vomitoire. Les locomotives au repos, satisfaites du
-devoir accompli, poussaient des hennissements aigus,
-pendant qu’autour d’elles, les mécaniciens, la face
-enduite d’un cold cream de cambouis, tournaient,
-apaisant, du contact fébrifuge des burettes et de
-l’éponge mouillée, la congestion de leurs bielles et
-de leurs roues surexcitées. Deux employés à sacoches
-cueillaient les billets sans conviction, et ne
-déféraient que par intermittences aux questions
-angoissées d’une cohue avide de renseignements.
-Les gabelous, armés d’un morceau de craie, près des
-portes, bonifiaient les bagages du signe de la rédemption,
-après s’être documentés sur le linge intime et
-n’avoir rien dédaigné du fumet des chemises sales
-incluses dans le profond des malles. Le sous-chef de
-gare courait entre les groupes, stimulant le zèle de
-ses esclaves, dont la casquette bizarre laissait pendre
-à l’arrière une sorte de lanterne vénitienne en
-toile vernie, et il distribuait des amendes, en tétant
-un sifflet de nickel. Les hommes d’équipe se lançaient
-à l’assaut, au sac du fourgon, faisant décrire aux colis
-une voltige savante, jouant au foot-ball avec les
-menus paquets, charroyant du pied les petites caisses
-étiquetées «Fragile», édifiant des portiques,
-des sortes d’arc de triomphe bientôt éboulés avec
-les <i>chapelières</i> recouvertes de toile grise, marquetées
-des vésicatoires rouges, noirs ou blancs, que semblaient<span class="pagenum"><a name="Page_405" id="Page_405">[405]</a></span>
-être les étiquettes des hôtels et de la consigne.
-Et l’accueil immédiat de la civilisation parisienne,
-à cette humanité accourue ou rapatriée des lointains
-provinciaux, se manifestait sous les auspices de cinq
-ou six grues circulant en des corsages de pourpre
-fracassante ou des jupes outrageusement céruléennes,
-à qui la compagnie, désireuse de ne dédaigner
-aucune recette, avait sans doute concédé l’exploitation
-de ces cent mètres de bitume avantageux.</p>
-
-<p>Quand le dernier voyageur eut été absorbé par les
-porches de sortie, quand le quai, constellé de crachats,
-fut restitué à la déambulation des morceaux de
-papier d’emballage, des brandons de paille et des
-vieux journaux, que les courants d’air forcenés précipitaient
-dans un chassé croisé capricieux, quand la
-dernière malle, après avoir reçu le nombre de contusions
-et de blessures perforantes prévues par le
-règlement, eut disparu, on put voir, devant le wagon
-de Médéric Boutorgne, s’agiter tout un lot d’employés.
-Un homme à galons d’or se hissa même sur
-le marche-pied, parut remuer violemment son bras
-dans l’intérieur du compartiment, puis, redescendit, en
-haussant l’épaule d’un geste découragé. Une minute
-après, deux facteurs de la voie, l’un aux pieds, l’autre
-à la tête, emportaient quelque chose de mou, un corps
-brinqueballant et roulé sur lui-même, en spirale.
-C’était le gendelettre inanimé qui n’avait pu supporter
-le poids de son crime. Transporté dans une salle
-d’attente, affusé de vinaigre, malgré le réactif des
-sels anglais et une demi-heure d’efforts, il ne reprit
-point connaissance. En désespoir de cause, il fallut
-le transporter à l’hôpital où l’interne de service diagnostiqua,
-de suite, une fièvre typhoïde pleine de
-savoir-faire.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_406" id="Page_406">[406]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">XVIII</h2>
-
-<p class="pch">Ni procréer ni détruire.</p>
-
-<p>L’audience finissait en une touffeur d’asphyxie.
-Propulsés par la foule encaquée, une notable variété
-de relents humains, exaspérés et fouaillés encore
-par l’activité du calorifère, cherchaient à se réduire
-l’un l’autre, se disputaient sournoisement la finale
-prépondérance. Cela sentait l’houbigant, le chypre
-de bazar, la dent cariée, le suint aigre d’avocat
-échauffé, la jupe mouillée, la puanteur cauteleuse des
-estomacs malades et le haillon de miséreux, car
-une trentaine de pauvres diables, uniquement
-ondoyés par l’averse, las, sans doute, de contempler
-la Joconde, ou de s’exciter sur les Rubens, étaient
-venus dormir là depuis que le Louvre, pour eux,
-devenait sans intérêt. Le municipal, assis à la gauche
-de l’accusé, en butte depuis midi aux œillades assassines
-d’une grosse dame aux cheveux couleur sauce
-tomate, dont le corsage amarante craquait sous la
-poussée tenace d’une déferlante poitrine en fermentation,
-avait décidé qu’il succomberait sur les neuf
-heures du soir, son service terminé. Quatre filles
-sortaient, convoyant chacune un vieux monsieur
-congestionné: la Cour d’Assises, où jamais la <i>rafle</i>
-ne sévit, étant, comme on sait, un champ d’opérations
-merveilleux, avec sa cohue frôleuse, ses incidents<span class="pagenum"><a name="Page_407" id="Page_407">[407]</a></span>
-dramatiques et ses luttes oratoires qui mettent
-les nerfs à mal, et induisent impérativement en la
-nécessité d’amour. Coup sur coup, le deuxième
-assesseur venait, en lui-même, de réussir quatre
-jeux de mots destinés à une feuille du soir, où, sous
-un pseudonyme, il signait des charades et des
-nouvelles à la main. Ce magistrat avait remporté
-l’année précédente le second prix de calembour au
-concours du journal <i>Le Pêle-Mêle</i>, et il s’entraînait
-louablement pour, cette fois, décrocher la première
-place.</p>
-
-<p>Et le Christ qu’il faut toujours évoquer quand on
-parle du Prétoire, le Christ, succombant un peu plus
-encore en cette fin d’après-midi sous le poids des
-bétises entendues depuis qu’il faisait là son métier
-de supplicié, érigeait, dans le fond de la salle, ses
-aloyaux mystiques et ses deux bras fades de célibataire
-trop continent.</p>
-
-<p>La Truphot et Siemans étaient là, assis en bonne
-place, ayant bénéficié d’une invitation personnelle du
-président. Car la veuve et le Belge étaient sortis
-pleins de vie de la villa de Luchon, au lendemain de
-la machination criminelle du gendelettre. Boutorgne
-le raté, condamné à tout rater dans la vie, n’avait pas
-même pu réussir ce petit assassinat. Il avait compté
-sans une circonstance: la chatte de Cyrille Esghourde,
-la chatte Aphrodite, qui était alors sous l’influence de
-son sexe, après avoir concédé son amour et ses
-faveurs à quelques matous bien râblés des environs,
-était rentrée, la croupe copieusement ensemencée,
-au milieu de la nuit, en poussant la petite fenêtre de
-la cuisine, dont le loquet n’était pas mis: ce qui aéra
-la maison. Elle paya de son existence le crime avorté
-du <i>prosifère</i>. Le sort, d’ailleurs, se hâta de venger<span class="pagenum"><a name="Page_408" id="Page_408">[408]</a></span>
-cette victime. Dix jours après, exactement, Boutorgne
-décédait à l’hôpital à la suite de la fièvre typhoïde
-qui l’avait investi.</p>
-
-<p>L’avocat venait de répliquer au ministère public, et
-il se rasseyait parmi les murmures d’approbation de
-la salle, tout en repêchant, par contenance, une manchette
-timide dans le vaste entonnoir de sa manche.
-Mélancoliquement, le Président des assises songeait
-que cette fois encore il allait rater l’accusé. C’était
-la cinquième tête qui lui échappait depuis moins
-de deux ans. Comme le lui avait dit sa femme, au
-retour d’une de ces précédentes et néfastes audiences,
-il n’aurait jamais la croix de Commandeur avec une
-pareille maladresse! Ce jour-là, cependant, il était
-excusable, car il avait eu affaire à forte partie. Le
-défenseur, en effet, était un avocat nouveau jeu, un
-malin qui, dès le stage, répugna à chevaucher, pour
-arriver au succès, la vieille jument corneuse et
-bréhaigne de la routine. C’était un novateur, plus que
-cela même, un psychologue, il faut bien le dire,
-puisque ce mot confère le lustre ultime à l’intelligence
-humaine, depuis que Monsieur Paul Bourget
-a pris soin de définir la civilisation, promulguant par
-surcroît la pensée aux gens qui se respectent, après
-avoir enseigné la manœuvre du <i>spéculum</i> qui permet
-de s’enfoncer sûrement dans les âmes contemporaines.
-Cette jeune gloire du barreau avait donc un
-procédé à lui, bien à lui, pour enlever l’acquittement.
-C’était fort simple d’ailleurs: il étudiait son jury, pas
-plus; scrutait les faciès, notait les attitudes, expertisait
-de l’œil les vêtures, et tout cela, servant de
-points d’appui à une induction d’une stratégie et
-d’une sûreté merveilleuses, lui faisait déterminer les
-tares, le mental, les manies, les goûts et les aspirations<span class="pagenum"><a name="Page_409" id="Page_409">[409]</a></span>
-de classe ou d’individu de chacun des douze
-membres composant la machine sybilline à éjaculer
-les verdicts. La liste générale le renseignait exactement,
-d’autre part, sur la position sociale des bimanes
-occasionnellement graves qu’il lui fallait déterminer.
-Avait-il devant lui, par exemple, comme ce
-jour-là, trois ronds-de-cuir au masque bovin et glorifiés
-par les palmes, cinq rentiers dont le ventre plein
-d’emphase dénonçait le brio des déglutitions et la prépotence
-des viscères inférieurs, un architecte dont la
-moue improuvait la fade ordonnance de la salle, deux
-officiers retraités, alcooliques, vénériens ou anencéphales,
-<i>gens hircosa</i>, comme dit Perse, et un riche bookmakers
-strapassé de bijoux? Il n’hésitait pas et, de suite,
-improvisait sa plaidoirie. Au lieu de flagorner les jurés
-en tas, de les enfumer avec l’encens éventé des vieilles
-formules laudatives que se repassent les maîtres
-du crachoir, il s’attachait à les séduire un à un, lui. Les
-ronds-de-cuir, d’abord. Avec une extraordinaire souplesse,
-une prodigieuse habileté, après les quelques
-lieux communs obligatoires de l’exorde, il se lançait
-en d’ingénieuses louanges sur l’Administration. Il vantait
-la vie des bureaux, la stagnation parmi l’émonctoire
-des paperasses, le travail paisible, la vie sans heurt,
-qui vous font accéder à la sérénité de l’âme, et donnent
-à l’intelligence, débarrassée de tout poids mort, cette
-acuité particulière qui permet de décortiquer les
-vaines apparences entassées à plaisir par le Ministère
-public. Les <i>assis</i> se rengorgeaient; même, ils apprenaient
-quelques-unes de ses phrases par cœur pour
-les servir, le soir, à la manille, aux partenaires qui
-tenteraient de ridiculiser leur profession. Puis, par
-de subtiles nuances, par des dégradés insaisissables,
-il arrivait aux rentiers. Leur classe constituait le<span class="pagenum"><a name="Page_410" id="Page_410">[410]</a></span>
-rempart, l’indéfectible redan de la Société française.
-Grâce à son concours jamais marchandé et à son
-abnégation toujours prête, la Patrie, jadis, avait pu
-cicatriser ses blessures, payer la rançon à l’envahisseur,
-et étonner le monde par sa vitalité. La France
-immortelle, la France qui renaît de ses cendres, ainsi
-que le Phénix, Messieurs....., proférait-il en ces
-tropes poncifs, en ces métaphores béotiennes, sympathiques
-aux grandes éloquences du Barreau, et
-qui font dire, au Palais, que maître un tel a du génie
-comme Lysias ou Berryer. Pendant dix minutes, au
-moins, il chantait les gloires du 3%, et rassurait les
-rentiers en leur dénonçant comme impossible le vote
-de l’impôt sur le revenu. Sans doute, chacun d’eux
-regrettait-il qu’il ne fût plus célibataire, eux qui
-avaient des filles à marier! Aux officiers, maintenant.
-Celui-là, le petit gros, aux pommettes fibrillées,
-comme par une potée de vers de vase sous-jacents,
-avait été en Crimée, sans nul doute: son âge
-en témoignait. Il réquisitionnait donc tout son
-lyrisme, afin d’évoquer le Mamelon vert, pour,
-ensuite, se rappeler à propos la concision de
-César..... Le 8 septembre, au matin, le maréchal
-Pélissier donna l’ordre au 63<sup>e</sup> de ligne et au 2<sup>e</sup> zouaves
-d’avancer jusqu’au ravin de la Séméneskoïa..... Le
-vieux à rosette n’en revenait pas; il crispait au bord
-de son banc une main épaisse et rougeaude; de
-l’autre, il s’arrachait le poil des oreilles pour mieux
-entendre, et il pleurait à grosses larmes. Quelquefois,
-il interrompait:</p>
-
-<p>&mdash;Il était sept heures, exactement, lorsque l’ordre
-nous parvint, Monsieur l’avocat... Son voisin, à
-monocle, aux moustaches en forme d’arbalète, était
-un cavalier, sûrement; cela se voyait à sa jaquette<span class="pagenum"><a name="Page_411" id="Page_411">[411]</a></span>
-bien coupée, à la raie médiane de la nuque, à la niaiserie
-figée et prétentieuse de la face et aux <i>leggings</i>
-avec lesquelles il était venu. Il avait dû faire 70. En
-avant le Plateau d’Illy... le calvaire de Floïng... les
-chevaux barbes des régiments d’Afrique... Il n’est
-pas une charge. Messieurs, non pas une, pas même
-celle des quatre-vingts escadrons de Murat, à Eylau,
-qui aille plus avant dans l’épopée... Ah les braves gens!
-les braves gens! comme s’exclamait l’empereur d’Allemagne,
-lui-même... Touché, l’ex-officier saluait discrètement
-de la tête. Et c’était le tour de l’architecte. S’il
-diagnostiquait un petit manieur de tire-ligne, vite, il
-exaltait l’aménagement, le confort moderne des clapiers
-à bourgeois, qui permettent aux plus humbles
-de participer aux bienfaits de l’hygiène; s’il conjecturait,
-au contraire, un brasseur de plans gigantesques,
-il faisait l’apologie de l’art contemporain qui
-déposa, dans Paris, tant de monuments d’une difformité
-sans seconde et d’une hideur prépondérante.
-Quelquefois, pour être sûr de ne pas se tromper, il
-alternait les deux cantiques. En dernier lieu, il
-s’agrippait au bookmaker. A celui-là, il chantait
-l’amélioration du pur sang qui permit de rénover
-notre cavalerie; il disait les gloires hippiques et
-la splendeur des Grands-Prix. Et l’homme au complet
-quadrillé, <i>racé</i> tel un garçon de lavoir mais
-bagué tel Héliogabale, qui, pour la première fois,
-dégustait le panégyrique de sa profession, se sentait
-attendri comme le jour où, en plein Derby de Chantilly,
-sa maîtresse avait <i>levé</i> le duc d’Orléans venu
-en France avec un sauf-conduit du ministère opportuniste&mdash;ce
-qui avait amorcé sa fortune. Il était
-forcé de réfréner sa subite tendresse et les premiers
-témoignages de sa gratitude, pour ne pas lui crier:<span class="pagenum"><a name="Page_412" id="Page_412">[412]</a></span>
-Jouez <i>Montézuma</i> à 12 contre un, dans l’Omnium;
-c’est couru! Et l’avocat continuait, continuait;
-maintenant, il en était à la péroraison... Les faits
-de la cause il ne les avait évoqués que pour mémoire;
-il ne s’en était servi que pour opérer la suture entre
-les diverses phases de son discours. Qu’importait au
-Jury? Celui-ci n’avait-il pas une dette de reconnaissance
-à acquitter envers lui. Contrister un homme
-aussi aimable, était-ce possible? Et les «Non» itératifs
-et spontanés répondaient à tous les chefs d’accusation.
-Maître Pompidor, d’ailleurs, n’avait qu’une
-seule fois raté l’acquittement&mdash;par manque d’audace,
-ce qui ne lui arriverait plus désormais.
-Ayant appris, un jour, à n’en pas douter, qu’un
-juré avait des mœurs antiphysiques, il n’avait pas
-osé, dans sa plaidoirie, faire un éloge discret de la
-pédérastie. Et son client avait été condamné à une
-voix de majorité, la voix du juré sodomite!</p>
-
-<p>A deux ou trois reprises, en des audiences
-antérieures, un même Président s’était efforcé, il
-est vrai, d’intervenir, mais il avait été rabroué d’un
-tel:</p>
-
-<p>&mdash;On porte <i>atttintte</i> aux droits sacrés de la
-défense! qu’il se l’était tenu pour dit, cet homme,
-et qu’il avait préféré se traduire, ce qui était plus
-conjouissant, deux ou trois vers scabreux de V.
-Martial, qu’il admirait fort, et qui l’aidait à endurer
-les longues journées d’assises.</p>
-
-<p>Avec un pareil avocat, si on pouvait y mettre le
-prix&mdash;10.000 au bas mot&mdash;il était sans danger,
-comme on le voit, de trucider ses créanciers ou
-d’égorgiller le voisin. L’assassinat, pour les gens
-riches, Maître Pompidor ne plaidant pas pour le Pecus,
-devenait un sport bien moins périlleux que l’automobile<span class="pagenum"><a name="Page_413" id="Page_413">[413]</a></span>
-et beaucoup plus récréatif&mdash;à la condition
-d’être doué, naturellement.</p>
-
-<p>Donc, ce procès allait une fois de plus aboutir à un
-triomphe personnel, il en était sûr, car, avec l’inspiration
-du génie, ne venait-il pas de répliquer au Ministère
-public en citant un des mots d’esprit du Président
-du Jury lui-même, qui était vaudevilliste à la
-ville!</p>
-
-<p class="pc xlarge">&#8258;</p>
-
-<p class="p1">&mdash;Accusé n’avez-vous rien à ajouter pour votre
-défense?</p>
-
-<p>L’homme déféré à la vindicte des lois, qui n’était
-autre que M. Éliphas de Béothus, l’ancien commensal
-de madame Truphot, s’était levé. Il était toujours
-maigre et très grand, osseux et glabre. Ses yeux,
-d’un noir inquiétant, semblables à deux grains de
-raisin muscat sur lesquels on aurait marché, brasillaient,
-comme au soir du dîner, derrière des paupières
-bordées d’andrinople; et de ces orbites un peu
-plus ravagées encore par le vice, la scrofule congénitale
-ou les insomnies du talent&mdash;est-ce qu’on sait
-jamais?&mdash;ardait un tel feu intérieur que l’on comprenait
-fort bien que nul poil, nul capillaire, n’eussent
-consenti à végéter sur un habitat aussi torride. Le
-nez descendait acéré, froid et long comme une lame
-de scalpel, sur une bouche chantournée et grimaçante,
-toujours en forme de balafre de yatagan. Mais, malgré
-la laideur agressive de cette figure, malgré les
-traits en conflit dans toutes leurs lignes, un rayonnement
-indéfinissable venait, par instants, magnifier
-ce visage où la Nature avait affirmé tout le brio de
-son dolosif savoir-faire. Un pantalon impeccable, un
-gilet de soie, signés par un tailleur inspiré, ainsi<span class="pagenum"><a name="Page_414" id="Page_414">[414]</a></span>
-qu’une redingote qui eût pu, tout comme pour Monsieur
-Deschanel, pousser son propriétaire à la présidence
-d’une de nos assemblées délibérantes, venaient,
-d’ailleurs, corriger ce que l’allure générale pouvait
-avoir d’insolite. Le corps penché au-dessus de son
-banc, l’index et le pouce rapprochés comme s’ils réduisaient
-une puce à l’impuissance, il parla, dans l’attitude
-appropriée à toute démonstration rigoureuse.</p>
-
-<p>&mdash;Je pourrais, dit-il, profitant du droit que la loi
-m’accorde, parler aussi longtemps que je le jugerais
-utile à ma défense. Je pourrais discourir deux, trois,
-cinq jours entiers, ou même quatre semaines durant;
-je pourrais employer tous les modes de langage connus,
-m’exprimer en alexandrins, en vers libres ou
-en prose rythmée, usager les dernières formules littéraires
-que Monsieur Hanotaux vient de léguer à
-l’art contemporain, ou me servir du patois dosimétré
-de Monsieur Rostand, que vous n’auriez point à
-protester...</p>
-
-<p>Je pourrais même, si tel était mon vouloir, réquisitionner
-la grâce attique de Monsieur Brunetière, ou
-les inexorables déductions de Monsieur de Voguë et,
-comme vous le supposez, il me serait facile, à l’aide
-de ces moyens et de ces genres divers, d’anéantir
-votre entendement. L’exercice de la parole, pour un
-accusé qui défère à l’invite du Président, étant sans
-limites, sous peine de cassation, rien ne me serait
-plus aisé que de vous annihiler sans rémission. Après
-avoir glosé à l’égal des maîtres que je viens de citer,
-je n’aurais plus à vous redouter, puisque vous seriez
-hors d’état de prononcer sur quoi que ce fût, et que
-vous auriez, en peu d’heures, restitué au néant l’illusoire
-apparence humaine à laquelle vous vous accrochez
-avec tant d’âpreté. Je n’en ferai rien, cependant,<span class="pagenum"><a name="Page_415" id="Page_415">[415]</a></span>
-car depuis que je suis prisonnier, depuis que je suis
-un assassin nettement qualifié, j’ai horreur de l’artifice,
-de l’oblique et de la cautèle. Et deux heures de
-discours me suffiront. Jadis, lorsque j’étais encore un
-honnête homme, je mentais à tous propos et à tous
-venants, et je me servais des moyens sanctionnés
-par la loi pour duper mon congénère en toute occasion
-profitable. Comment donc répudier à jamais mon
-ancienne et exécrable qualité «d’honnête homme»
-et entrer ainsi dans le plein d’une condition de criminel,
-si ce n’est en répudiant le mensonge qui est la
-nécessité constante, en même temps que le plus délicat
-plaisir de l’honorable citoyen? J’ai l’orgueil de
-ma situation, et je rends grâce au destin de me l’avoir
-impartie, depuis que ce truisme a pénétré mon intelligence:
-à savoir que, dans une Société bien organisée,
-les entreprises des assassins sont moins à
-redouter, pour la plupart de ses membres, que les
-entreprises des honnêtes gens...</p>
-
-<p>Des experts légaux ou cités par la défense sont
-venus il n’y a pas une demi-heure déposer à cette
-barre. Ils vous ont exposé componctueusement tous
-les genres de folie ayant cours. Les uns, qui ont pris
-la chose de très loin, m’ont rangé tout d’abord dans
-la catégorie des dolichocéphales, d’autres dans celle
-des sous-brachicéphales. Trois d’entre eux, pour
-appuyer leur démonstration, ont sollicité de Monsieur
-le Président la permission de me palper la tête. Un
-petit, très vieux, avantagé de la rosette de Commandeur,
-s’est écrié, vous l’avez entendu:</p>
-
-<p>&mdash;Si je pouvais, d’après la méthode de Broca,
-emplir le crâne de l’accusé de grenaille de plomb&mdash;sans
-qu’il soit besoin d’examiner le cerveau, tant le
-cas est simple&mdash;je ferais la preuve, sans contestation<span class="pagenum"><a name="Page_416" id="Page_416">[416]</a></span>
-possible, que nous nous trouvons en présence
-d’un cas manifeste d’<i>hémophilie</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Et moi, répliquait son contradicteur, un grand
-maigre avec une tache lie de vin sur l’œil gauche, et
-moi, s’il m’était donné de mesurer sa capacité cranienne
-à l’aide de sable, contrairement au procédé
-de Broca, j’établirais indiscutablement qu’il y a là
-les manifestations péremptoires de l’hystérie <i>biophobique</i>.
-Une nodosité de la boîte osseuse a
-rétréci sans nul doute la cavité cervicale et déterminé
-le repli d’une muqueuse avec adhérence certaine...</p>
-
-<p>Comme le conflit tournait à l’état aigu, Monsieur
-le Président a dû intervenir pour les empêcher de
-se pugiler à l’audience, alors qu’à bout d’arguments,
-après s’être jeté à la tête l’École de Nancy, le professeur
-Toulouse et le docteur Lombroso, ils allaient
-en venir aux mains. Et bien! tous étaient imbéciles,
-ou mentaient impudemment. Je ne suis pas atteint
-de vésanie, d’aliénation mentale, comme ils l’ont
-affirmé, et point n’était besoin de tant de détours
-ni d’un pareil abus de vocables tirés du grec. Ils
-n’avaient qu’à énoncer cette évidence, sans controverse
-possible, ils n’avaient qu’à formuler ceci: la
-cervelle des gens de ma caste, le crâne des bourgeois,
-et par conséquent le mien, élabore à l’ordinaire,
-grâce à une éducation et à un entraînement appropriés,
-plus de caca que l’intestin. Le cerveau des
-bourgeois étant indéniablement une tinette, qu’a-t-on
-besoin d’ajouter après cela? Ainsi, j’étais expertisé
-du coup. Mais vous pensez que je suis occupé à
-vérifier l’opinion émise sur moi, à faire la preuve
-que je suis fou. Non, seulement, je vous le répète,
-délié de tous les liens civilisés, j’ai maintenant horreur<span class="pagenum"><a name="Page_417" id="Page_417">[417]</a></span>
-du mensonge et de la sottise. Or, tout le monde a
-menti devant vous: les témoins dont l’intelligence et
-la lucidité ne vont pas jusqu’à se remémorer exactement
-ce qu’ils ont vu, et le Ministère public qui prête
-à nos actes des mobiles qu’il sait parfaitement erronés.
-Celui-ci ment par métier, et gagne à cela autant
-d’honneur que de profit: ce qui le fait jalouser par
-mon avocat qui vient de flagorner les jurés, lui, qui a
-vanté leur bêtise, leur ignorance, leurs turpidités, et
-qui allait me faire acquitter, l’animal, si je n’étais
-intervenu à temps, moi, qui ne saurais endurer,
-depuis que je ne suis plus un homme respecté, qu’on
-jette les baves et les mucus du mensonge, les purulents
-crachats de l’hypocrisie sociale, au visage de la
-grelottante, nitide et virginale Vérité!</p>
-
-<p>L’acte d’accusation me reproche d’avoir, en moins
-de deux ans, commis cinq assassinats, successivement
-sur la personne des sieurs Auguste Moulubas,
-dit «l’Albinos du Sébasto», Félix Mitou, dit «la
-Punaise des Abattoirs», Ernest Loupi, dit «le Deschanel
-de Ménilmonte», Emile Leviandé, dit «le
-Costo de Javel» et Son Excellence Marie Serge
-Demétrius de Soukanarine, prince de Tépéïoff, lieutenant
-aux Chevaliers-gardes de S. M. l’Empereur
-de Russie.</p>
-
-<p>Pourquoi un homme comme moi, inscrit au Tout-Paris,
-membre de deux grands cercles, et possesseur
-par surcroît de trois cent mille livres de rente, a-t-il
-assassiné cinq personnes, dont quatre étaient des souteneurs
-avérés? Voilà ce qu’il serait peut-être intéressant
-de déduire, car j’imagine que vos intelligences,
-Messieurs de la cour et Messieurs du public, ont,
-depuis longtemps, fait justice de la divagation des
-scientistes qui m’arbitrent fou à lier et que votre<span class="pagenum"><a name="Page_418" id="Page_418">[418]</a></span>
-droiture naturelle s’est révoltée, d’autre part, devant
-la manœuvre géniale mais artificieuse de mon avocat.</p>
-
-<p>S’il faut en croire l’état civil que m’assigne l’accusation&mdash;état
-civil faux peut-être&mdash;je suis issu de la
-conjonction cutanée d’un couple de bonnetiers enrichis,
-et je vins au monde dans le Faubourg Saint-Denis,
-en la maison même qu’illustra pour jamais la
-naissance de M. Félix Faure. Toujours d’après l’accusation,
-je vécus ma jeunesse parmi le pilou, les
-cotonnades, la rouennerie et les mouchoirs de Cholet,
-à l’exemple de Sully-Prudhomme. Comment suis-je
-donc parvenu à ce mode cérébral si compliqué,
-auquel la science, tout à l’heure, n’a rien compris?
-Oui, comment, engendré par des gens aussi simples,
-dont la cogitation et la volition étaient pour le moins
-problématiques ou comparables seulement à celles
-des arapèdes et des vieux parapluies, comment suis-je
-devenu, moi, au point de vue mental&mdash;je m’autorise
-à le dire&mdash;une sorte d’objet d’art, quelque chose
-comme un de ces vases murrhins, œuvres des Parthes
-et de la Carménie, une de ces coupes que Corinthe
-fabriquait jadis, et qui mariaient à la transparence
-adamantine du cristal les lueurs fugaces, métalliques
-et capricieuses des plus subtils émaux? Oui, comment
-suis-je devenu cela, moi, alors qu’eux, mes auteurs,
-restaient la poterie fruste, l’argile grossière façonnée
-maladroitement par une Société abêtie? Voilà ce que
-je ne m’explique pas. Quelque inconnu aura, sans
-doute, au lieu et place de mon père, jeté dans mes veines
-un sang moins plébéien, un sang distillé et
-décanté vingt fois par les alliages les plus généreux,
-ou bien encore sublimé par le feu divin du génie...
-Mais... je vois aux mouvements de l’assistance et des<span class="pagenum"><a name="Page_419" id="Page_419">[419]</a></span>
-jurés, qu’une lourde réprobation, de ces paroles, doit
-être la récompense... Qu’ai-je dit Messieurs?... Ah!
-c’est vrai! j’ai jeté le soupçon sur ma mère, ma mère
-qui n’était peut-être pas la conjointe d’un bonnetier.
-Pourquoi de tels sursauts indignés? Ne vous avais-je
-pas averti tout à l’heure que je n’adorais plus qu’une
-chose, que je n’avais plus qu’une idole: la Vérité. En
-parlant ainsi, sans aucun souci de la déférence filiale,
-j’ai sans doute, à vos yeux, perdu le droit de me
-réclamer encore du ton de la bonne compagnie. Mais
-laissez-moi vous dire que les gens bien élevés, le parfait
-crétin ou l’académicien reluisant, ce qui est la
-même chose, qui sacrifient avec ténacité aux belles
-manières, à la mode, aux bienséances, non moins
-qu’aux opinions reçues, sont animés d’un tel besoin
-de sacrifice qu’ils paraissent, aux convenances, avoir
-sacrifié jusqu’à leurs vésicules séminaux. Or, moi, j’entends
-déambuler à mon aise dans l’idéologie des gens
-qui ne sont pas émasculés. Traitez-moi de cynique, de
-fils dénaturé, d’impudent ou d’amoral, cela m’indiffère,
-puisque le premier qui parla d’immoralité fut sans doute
-un impuissant ou un pédéraste s’efforçant de donner
-le change; tout comme le premier qui inventa la Loi,
-et assura ainsi la sauvegarde des canailles à venir, fut
-à n’en pas douter, un scélérat condamné par l’opinion
-pour un méfait notoire et qui s’efforça désormais d’avoir
-raison devant tous par un subterfuge inattendu. Ceci,
-nettement déduit&mdash;et il est bien malheureux que de telles
-évidences vous viennent d’un assassin&mdash;pourquoi
-me priverais-je d’émettre à propos de ma mère une
-hypothèse vraisemblable? Que me font vos billevesées
-sociales et le respect préconçu des ascendants
-immédiats? Ma mère m’a jeté de force dans une
-aventure qui s’appelle la vie, dans une effroyable<span class="pagenum"><a name="Page_420" id="Page_420">[420]</a></span>
-aventure dont je ne puis sortir que par la mort. Elle
-ne s’est point préoccupée de savoir si ma mentalité,
-mon caractère et mes aspirations, qui ne devaient
-surgir que plus tard, s’adapteraient à la vie. Elle m’a
-conçu par plaisir et mis au monde par nécessité. Elle
-m’a précipité de force moi, <i>pauvre ovule sans défense</i>,
-dans un monde auquel, peut-être, je n’aurais pas
-souscrit. Pourquoi voulez-vous que je lui décerne le
-respect et l’amour, tout de suite, <i>à priori</i>, sans jamais
-réfléchir sur un pareil forfait. <span class="smcap">ni procréer ni détruire</span>,
-c’est la loi de la civilisation supérieure dont je n’ai
-pu, hélas! réaliser que la première partie. Elle a
-obéi à la Nature, direz-vous, triste explication! Elle
-m’a donné le jour, pourriez-vous ajouter encore, mais
-c’est justement ce que je lui reproche. <i>Abstiens-toi</i>,
-a dit le philosophe athénien. Esclave imbécile d’un
-instinct scélérat, que n’a-t-elle pu connaître et goûter
-la divine sagesse, en cette parole incluse!</p>
-
-<p>Vous le voyez, il faut en prendre votre parti; je suis
-de ceux dont parle le Dante, «qui blasphèment Dieu
-et leurs parents, la race humaine, le lieu, le temps
-où ils naquirent et la semence de laquelle ils sont
-issus.»</p>
-
-<p>Messieurs, je continue... A la fin de ce discours,
-mais seulement à la fin, je dévoilerai ma personnalité
-réelle; jusque-là je veux bien consentir au <i>curriculum</i>
-que l’avocat de la République m’a imparti,
-réservant pour plus tard les aveux définitifs sur
-l’être énigmatique que je suis. Vous pourrez alors
-toucher du doigt l’inanité de vos instructions judiciaires
-et le ridicule de vos débats d’assises. L’ordinaire
-cortège des témoins, préalablement travaillés
-par les agences Tricoche et Cacolet à 50 francs le
-faux témoignage, l’éloquence glaireuse du Ministère<span class="pagenum"><a name="Page_421" id="Page_421">[421]</a></span>
-public, les lieux communs en décomposition des
-grands avocats, sont, à n’en pas douter, pour que la
-femelle du gorille s’applaudisse de n’avoir pas, avec
-son espèce animale, versé dans la Parole, et partant
-dans l’idée de Justice, quand la chute qui la précipita
-du haut d’un cocotier et la peur qu’elle en ressentit
-lui firent faire cette fausse couche qui, depuis cette
-minute mémorable, s’appelle l’Homme.</p>
-
-<p>Mais, pour en revenir à ma cause personnelle, et
-s’il faut en croire le porte-vindicte de la Société, je
-me montrai jusqu’à la mort de mes parents un fils
-parfait, une géniture en tous points profitable, un
-embryon dont la fécondation n’était vraiment point à
-regretter. Toujours d’après lui, dès que je fus mon
-maître, je négociai avec la Nonciature l’acquisition
-d’un titre à particule, et je disparus.</p>
-
-<p>La Société perd ma trace pendant dix années et ne
-me retrouve que depuis exactement vingt-deux mois.
-Qu’ai-je fait pendant ces deux lustres? Quels sont
-les travaux glorieux, les hauts faits ou la plate et
-bourgeoise existence dont je puisse me réclamer afin
-de dissiper ce qu’il y a de mystérieux dans ma carrière?
-Vous dirai-je qu’à peine lancé dans la vie,
-parmi mes congénères, je me trouvai bientôt, comme
-tout être intelligent doit s’y attendre, dans la posture
-d’un nageur qui traverse un bras de mer peuplé
-de requins. Cela vous est indifférent, n’est-ce pas?
-et vous préféreriez sans doute que je descendisse des
-nébulosités du général aux précisions du particulier?
-Mais ce que j’ai fait vous ne le saurez point, car vos
-mentalités respectives seraient incapables d’en
-savourer la sublime grandeur. Qu’il vous suffise
-d’apprendre que les deux conceptions, les deux œuvres
-magnanimes auxquelles j’avais voué ma pensée<span class="pagenum"><a name="Page_422" id="Page_422">[422]</a></span>
-et ma fortune durent être abandonnées, l’une après
-l’autre, et que de surprenantes phases morales, à partir
-de cet instant, commencèrent pour moi.</p>
-
-<p>Dès que je fus vaincu, dès que j’eus roulé à terre,
-l’âme saignante, pantelante et tronçonnée, l’Hydre de
-Bêtise qui, telle Echidna, le monstre à cent têtes,
-trône assise sur le monde, et dont tous les humains
-lèchent le périnée avec ferveur, poussa vers moi
-une de ses tentacules, m’aggrippa et m’attira sur son
-sein.&mdash;Vis comme les autres hommes, me souffla-t-elle;
-emploie le formulaire tout préparé qui leur
-sert de conversation; donne des poignées de
-main aux scélérats; fais ta cour aux crapules respectées;
-sois neutre, atone et sans originalité; garde-toi
-de la sincérité comme du typhus; dépense ton argent
-à goûter à tous les cacas dispendieux et à tous les
-pipis réputés, connus dans les grands restaurants
-sous le nom de boissons ou de nourritures; va-t’en
-dans les cercles ajouter des chapitres infinis au
-sottisier en honneur dans les salons; que la famine
-du Pauvre et la douleur des suppliciés te soient source
-d’appétit et de réconfort; en surplus, chemine de
-ton mieux dans les pertuis et les orifices de la
-Femme, car par dessus tout, tu entends, <i>il faut faire
-l’amour</i>.</p>
-
-<p>Que répondre à cela? Jusque-là, les seuls débats
-de l’esprit m’avaient attiré, et j’ignorai tout ce qui
-compose le bonheur selon la définition acceptée. A
-cette énumération savante des délices civilisées, un
-ressac intérieur bouscula tous mes organes; des
-salives voluptueuses et plus déferlantes que l’embrun
-d’équinoxe emplirent ma gorge, roulèrent en
-tumulte dans ma poitrine, parurent même refluer
-jusqu’à mon cerveau, habité déjà par la horde<span class="pagenum"><a name="Page_423" id="Page_423">[423]</a></span>
-furieuse de toutes les concupiscences. Ah! oui,
-<i>vivre, vivre, vivre</i>! comme dit l’École naturiste; je
-hurlai ce verbe sur tous les tons, en un besoin, un
-désir farouche, des pamoisons qu’on venait de me
-citer... je répétai ce mot <span class="smcap">VIVRE</span>, dans un <i>crescendo</i>
-furibond, en modulant ses deux syllabes avec tous
-les <i>dièzes</i> de volonté que j’avais à ma disposition.</p>
-
-<p>Les entreprises par lesquelles je résolus de débuter,
-furent l’amour et le sport, entreprises qui permettent
-immédiatement à un homme de ma condition
-de s’imposer au respect et à l’envie de ses semblables.
-Hélas! Hélas! pourquoi la Nature m’avait-elle
-conditionné pareillement? Une rancœur morale,
-une détresse physique, une panique d’âme et de nerfs,
-survenaient toujours à l’issue du moindre de mes
-comportements amoureux. Je n’évoque pas ici, Messieurs,
-les trahisons de mes maîtresses, trahisons qui,
-pour un être de complexion raffinée, sont le véritable
-et même le seul charme d’aimer. La trahison, en effet,
-remue profondément la bile, active toutes les sécrétions
-peccantes, précipite l’amant, désireux de se
-réhabiliter devant soi-même, à la recherche d’autres
-femmes qui découvriront enfin toutes ses qualités
-méconnues par les précédentes; elle l’empêche de se
-vautrer dans la bauge de l’habitude, le restitue à sa
-norme immuable de sottise et de méchanceté et, selon
-le vœu de l’Espèce, l’actionne vers des croupes subséquentes
-qui remplaceront ou feront oublier
-l’arrière-train coupable.</p>
-
-<p>Hargne et ironie du sort! quand j’avais goûté à ce
-que l’humanité proclame être la plus grande des voluptés,
-une pestilence d’asphyxie, un remugle de puisard,
-accouraient pour emplir mon esprit et ma chair
-à ce seul souvenir et me faire grelotter de dégoût<span class="pagenum"><a name="Page_424" id="Page_424">[424]</a></span>
-et d’effroi pendant d’interminables semaines. Qu’était-ce
-donc? Peut-être n’y avait-il là que morbidité passagère
-ou manque d’entraînement. Je m’acharnai,
-j’inventai des dialectiques à mon usage, ce fut en
-vain. Toujours, en me traînant par les cheveux, pour
-ainsi dire, je me ramenai chez la courtisane, la pallaque
-ou la femme du monde, comme un malheureux,
-après avoir fui, se traîne à force de volonté devant
-le davier du dentiste. Toujours, toujours, je revenais
-de la chose avec le même goût indélébile de fange
-ou d’assa fetida dans la bouche. Les deux sexes de
-l’humanité, sans compter les sexes adventices, qui
-passent la majeure partie de leur existence à se flairer
-réciproquement, qui se fourbissent l’épiderme de la
-caresse de leurs paumes, comme on fourbit du ruolz
-avec une peau de daim, qui échangent la fadeur de
-leurs haleines, les relents hypocrites de leur larynx
-et accolent leurs babines, cependant que les moustaches
-se promènent sur les faciès adverses au milieu
-des petits hi! hi! de plaisir et du roulis des sclérotiques
-renversées, tout cela, y compris la confondante
-imbécillité du langage d’amour, l’inénarrable ridicule
-des «aveux», la puante scurrilité de l’accouplement,
-qui fait soubresauter les deux bipèdes en travail
-à l’instar d’hamadryas qu’on empalerait vivants,
-tout cela s’exhibait à mes yeux comme d’un grotesque
-à déconcerter l’esprit de Monsieur Leygues,
-lui-même.</p>
-
-<p>Effroi! Soudain, à l’issue d’un de ces désarrois, une
-question terrible se posa pour moi. Avais-je sans le
-savoir des goûts contre nature?</p>
-
-<p>Affolé, terrifié, anéanti à cette pensée, je vécus des
-jours sans nom, et, un soir, avec la belle franchise
-et la décision spontanée qui composent le fond,<span class="pagenum"><a name="Page_425" id="Page_425">[425]</a></span>
-l’idiosyncrasie de mon individu, je résolus d’élucider
-le point délicat. J’accolai des cinèdes fameux,
-des bardaches <i>cupidonés</i>, je perforai des gitons dont
-eussent rêvé les Valois, les papes de la Renaissance
-et quelques-uns de nos plus brillants chroniqueurs.
-Je devins un habitué de «<i>l’arbre d’amour</i>», dans
-notre promenade élyséenne; je hantai quelques-unes
-des «<i>Théières</i>», c’est-à-dire des vespasiennes
-les mieux achalandées de nos boulevards. Et il
-m’arriva de dévorer un homme dans son centre,
-comme dit Catulle. Ah! ce fut pis encore! du guano
-empouacra ma gorge, des geysers de purin giclèrent
-dans mon âme... Alors seulement, je connus que seul
-d’entre tous les hommes, peut-être, je n’avais pas été
-embrigadé parmi les serfs du désir, parmi les leudes
-de l’amour normal ou antiphysique. Mais que faire,
-que faire sur cette planète, si l’on répugne à chevaucher
-d’autres êtres avantagés d’un pubis ou porteurs
-de génitoires? Ce fut atroce, Messieurs,
-d’autant plus atroce que le vide et le néant du Monde
-m’apparurent dans leur entier, et que le sport, du
-même coup, en vint à me dégoûter. Monter en steeple;
-au pesage de Longchamps, huer M. Combes, le seul
-Républicain qu’on ait vu au pouvoir depuis la Convention;
-être un des premiers maillets du golf ou
-du polo; faire du 130 à l’heure en palier; ouïr Monsieur
-Edmond Blanc; fréquenter Monsieur de Dion; frôler
-Madame du Gast, s’avéra stupide non moins que
-déshonorant pour un homme de ma mentalité.</p>
-
-<p>J’aurais pu, étant données ma nature sensitive et
-ma remarquable compréhension capable de tarauder
-l’inconnu et le mystère le plus rebelle, j’aurais pu,
-me direz-vous, m’orienter vers les arts. Mais quoi?
-Faire de la littérature? Traiter, par le julep gommeux<span class="pagenum"><a name="Page_426" id="Page_426">[426]</a></span>
-du roman à 3 cinquante, le catarrhe esthétique des
-personnes qui ont la déplorable habitude de s’intéresser,
-à travers 400 pages, aux comportements d’autrui?
-Assembler des vocables, perpétrer des phrases,
-distiller et passer vingt fois à l’alambic la saveur des
-épithètes, à quoi cela sert-il? Créer des types, modeler
-à nouveau des Werther, des René, des Rastignac,
-des Rubempré, sur lesquels, immédiatement,
-des imbéciles, à défaut d’originalité propre, seraient
-venus se modeler avant que le néant ne se fût refermé
-sur eux, comme l’eau du fleuve se referme sur
-l’ablette qui vient de gober une mouche, à quoi bon?</p>
-
-<p>Et puis ayez un style sage et poli, soyez juste
-milieu, tout à fait réservé dans vos adjectifs, et même
-castré un peu; pour toute couleur, passez votre
-prose à la mine de plomb, alors vous serez un écrivain.
-Mais ne vous hasardez jamais à faire éclater
-le creuset de la phrase sous les flammes généreuses
-de l’indignation ou de l’enthousiasme: votre genre
-ne serait pas recevable disent les pontifes. Cela n’a
-pas grande importance, du reste, car l’écriture, le
-style, l’imagination, le talent, ont-ils servi à autre
-chose qu’à formuler de nouveaux modes de mentir
-ou de se leurrer soi-même? L’homme est animé
-d’un étrange besoin, qui suffirait à lui seul à faire
-éclater l’infériorité de son espèce animale: celui
-d’élaborer des fables, pauvrement imaginées pour
-la plupart, et d’en bercer sa douleur. Est-ce que
-c’est le fait de l’intelligence de croire à des contes,
-si brillants soient-ils, et de remplacer les mythes,
-au fur et à mesure de leur putréfaction, par d’autres
-mythes? Depuis les histoires de corps de garde
-et les pugilats de soudards grandiloquents qu’a formulés
-Homère, jusqu’aux affabulations carnavalesques<span class="pagenum"><a name="Page_427" id="Page_427">[427]</a></span>
-du père Hugo, l’être humain en est resté à la
-mentalité des enfançons: il faut toujours qu’une
-nourrice lui murmure à l’oreille quelque chanson
-niaise pour le calmer ou l’endormir. Voyons,
-je vous le demande un peu, quel poème de vérité,
-quel roman aux mille phases, quelle tragédie
-suant l’horreur et l’effroi, approcheront jamais de
-cette constatation à la portée du premier venu: à
-savoir que la Nature est la Gouine scélérate qui a
-volontairement créé le mal, qui a fait l’homme mauvais,
-qui a décrété que toutes les espèces s’entredévoreraient,
-afin de jouir sadiquement de la Douleur
-emplissant l’univers, dans le besoin où elle était
-d’assurer la pérennité du crime, et qu’à cela, il n’y a
-rien à faire....</p>
-
-<p>Or cette constatation suffit à tout; après elle, la
-littérature s’exhibe ridicule et infatuée de sa propre
-impuissance à rien changer de l’état de choses. <i>Tout
-est inutile, puisqu’on ne réduira jamais la malfaisance
-de la Nature</i>, voilà la seule chose digne d’être
-écrite. Ceci dit, il convient de se taire. Hormis cela,
-le reste n’est plus que proses à l’adresse des crétins,
-qui veulent à toute force qu’on leur ourdisse des
-histoires d’amour, qu’on les intéresse, qu’on leur
-tire des pleurs, avec les aventures douloureuses de
-leur prochain, quand ce même prochain, venant à
-périr de famine sous leurs fenêtres, ne leur tire pas
-une larme, parce que les péripéties n’ont pas passé
-par l’imprimerie. Car, vous l’avez tous constaté, la
-Douleur, la Misère, dans la rue, n’excitent la compassion
-de personne. Dans un livre elles font pleurer
-tout le monde.</p>
-
-<p>Si je me sentais peu enclin aux Belles-Lettres, il
-restait la peinture et la musique, pourrez-vous répondre,<span class="pagenum"><a name="Page_428" id="Page_428">[428]</a></span>
-dans l’intention visible de m’embarrasser. Or,
-je n’éprouve aucune gêne à confesser maintenant que
-la peinture et la musique&mdash;sur lesquelles je me
-suis tout d’abord illusionné&mdash;sont bien les derniers
-travers dans lesquels un homme puisse verser. Qu’est-ce
-que c’est que la peinture? La représentation d’une
-chose, d’un décor, d’un homme, à un moment donné
-de son époque, de sa vie, et une fois pour toutes.
-La peinture, vous en convenez, ne peut reproduire
-qu’un aspect momentané, qui désormais ne variera
-plus. Mais n’est-ce pas la négation même de la Vie,
-que de nous offrir cette vision figée, stéréotypée,
-immuable, que rien ne saurait plus modifier sans
-attenter à l’œuvre d’art, alors que la condition de la
-vie est de se modifier sans cesse et d’être non pas
-<i>une immobile</i>, mais <i>diverse</i> et <i>mouvante</i>? Quel ridicule
-effort vers l’insaisissable, la peinture a-t-elle
-donc tenté? <i>L’humanité n’est pas encore sortie des
-limbes de la civilisation</i>; nous sommes en pleine barbarie,
-voilà pourquoi il y a encore des tableaux,
-dont la juste destinée&mdash;qui nous venge bien&mdash;est
-d’être vantés par Péladan, d’embellir l’intérieur de
-tous les snobs, de tous les Chauchard ou autres
-ploutocrates acéphales de cette planète justement
-diffamée.</p>
-
-<p>Quant à la musique, ce n’est qu’une chatouille à
-tous les endroits obscènes de notre individu, une
-<i>titillation sur le prépuce sentimental</i>. Elle ne s’adresse
-qu’à la fibre, jamais à la Raison, ne déchaîne
-que des sensations, et fait ainsi lever dans la chair
-tout ce que la Nature y a entreposé d’abject ou de
-ridicule. Prenez, en effet, Messieurs, les animaux
-les plus vils de la création, la vipère, le crapaud,
-l’araignée, le scolopendre ou l’officier de cavalerie;<span class="pagenum"><a name="Page_429" id="Page_429">[429]</a></span>
-jouez-leur en partie un oratorio de Bach,
-ou une sonate de Beethoven, vous allez les voir
-donner, sur l’heure, les signes les plus évidents de
-la volupté; leurs écailles ou leurs pustules, vont
-immédiatement s’épanouir, se dilater d’aise infinie,
-de plaisir exacerbé. Pour mieux établir ma démonstration,
-j’ajouterai que si vous leur récitiez, dans la
-minute qui suit, la <i>Prière sur l’Acropole</i>, de Renan,
-ou la <i>Mort du loup</i>, de Vigny, la vipère, le crapaud,
-l’araignée, le scolopendre, l’officier de cavalerie, se
-feront immédiatement disparaître avec toute la vélocité
-dont ils sont capables. Le silence, d’ailleurs,
-aura toujours plus de génie que les musiciens, n’est-ce
-pas? Voilà, je suppose, qui est parler.</p>
-
-<p>Puisque je répugnais «aux ambitions du grand
-art», pour me servir de votre langage, il m’eût été
-loisible,&mdash;pourrez-vous penser&mdash;de me déterminer
-vers des virtuosités moindres. J’aurais pu,
-à votre sens, me faire journaliste? Maintenir dans le
-même état d’hébétude la clientèle d’un journal;
-vivre de maquerellat, de chantage ou de prostitution;
-être loué à la journée ou au mois par les marchands
-de suppositoires retirés des affaires qui détiennent
-les feuilles à grand tirage; consentir pour <i>arriver</i> à ce
-que mon sphincter serve d’encrier aux pontifes de
-la Rubrique; me mettre en carte aux fonds secrets;
-échanger sans résultat des balles à vingt-cinq pas ou
-des aménités à bout portant avec M. Arthur Meyer,
-autant valait, tout de suite, faire les lits de la Nonciature.</p>
-
-<p>Voyager alors? figurer parmi ce bétail éperdu que
-le snobisme et les «Baedeker» incitent à la déambulation,
-de juin à septembre, et qui, de wagon en
-paquebot, de la plage à la montagne, vient déferler<span class="pagenum"><a name="Page_430" id="Page_430">[430]</a></span>
-en bêlant devant les <i>beautés naturelles</i> que le crétinisme
-contemporain, secondé par les hôteliers et les
-imbéciles des journaux, a mises à la mode. Un
-kodak brinqueballant dans le dos, afin de bien affirmer
-qu’on a été délesté de toute intelligence, affronter
-la vague estivale, la mer, cette grande proxénète,
-cette grande entremetteuse des adultères de la classe
-moyenne. A Trouville, dans la saison, pendant que
-l’employé du Casino, armé d’une gigantesque écumoire,
-écrême les flots crétés de pellicules par le bain des
-touristes, comprendre enfin les colères de l’Océan,
-ses furies vengeresses des mois sombres, quand, plein
-d’une rage légitime, il se lance à l’assaut des falaises,
-semblant ainsi vouloir dévorer la terre pour la punir
-d’avoir déversé sur lui, à travers seize semaines, les
-boniments des snobs, les propos des bourgeois et la
-stupidité des paroles d’amour. Vous me direz que
-devant la mer il y a le soleil qui, telle une hostie
-sanglante, est avalé par l’horizon céruléen. Moi,
-quand le soleil se couche, je pense à tous les crimes,
-à tous les forfaits, à toutes les hideurs, que sa lumière
-a permises encore ce jour-là. Et je le hais, je l’exècre,
-je l’abomine; et pour ne pas être le «voyageur»
-qui salue sa beauté maléfique, je préférerais être prisonnier
-des ténèbres les plus visqueuses, des ténèbres
-d’Église; je préférerais passer ma vie à remplir,
-avec zèle et les yeux crevés, la charge la plus horrible,
-l’office de Grand Masturbateur du Vatican, par
-exemple!</p>
-
-<p class="pp6 p1">Mais vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes,<br />
-Toute lune est atroce et tout soleil amer.</p>
-
-<p class="p1">Pourquoi, si tout te dégoûtait, ne t’es-tu pas révélé
-orateur ou bien encore sociologue? Je vous attendais<span class="pagenum"><a name="Page_431" id="Page_431">[431]</a></span>
-là. L’Occident est ravagé par deux maux: la
-syphilis et la manie de l’éloquence. Le tribun qui,
-sur le <i>plateau</i>, désoblige la sérénité des couches
-d’air ambiantes, donne l’essor à ses prosopopées, met
-en valeur chacune de ses tirades, et fait un sort à
-tous ses mots, est un individu qui n’a jamais pris conscience
-du grotesque. De plus, c’est un cabotin-né.
-Comment sans cela pourrait-il consentir à se démener,
-afin d’embellir sa marchandise par sa propre
-gesticulation? Et comment quelque jour, ne s’enfuit-il
-pas en se frappant la poitrine pour s’en aller
-décéder de remords, dans un coin ignoré, au souvenir
-des stupidités qui lui ont forcément échappé?
-Affamé de célébrité, avide de gloire, l’orateur consent
-à tout, aux plus immondes attouchements, afin de se
-concilier la Foule et il n’hésite jamais à lubrifier le
-coccyx du Public de sa langue opiniâtre. Non, voyez-vous,
-<i>tout homme qui besogne sur des tréteaux est un
-prostitué</i>. Pour ce qui est de la sociologie en quoi
-Monsieur Drumont et Monsieur Jaurès brillent, d’un
-éclat pareil, tout ce qu’elle peut enfanter se manifeste
-imbécile suprêmement; et les systèmes des Réacteurs
-comme ceux des Révolutionnaires se rejoignent avec
-ensemble au même confluent de puérilité. Chaque
-fois qu’il vous sera donné d’entendre un des fantoches
-de la partie vous parler de Société harmonique,
-vous affirmer qu’il est en possession de supprimer
-la misère, le mal et la douleur, vous n’avez qu’à
-engager avec lui ce petit dialogue:</p>
-
-<p>&mdash;As-tu le moyen de décrocher, d’éteindre le
-soleil, ou d’empêcher les hommes de se reproduire?</p>
-
-<p>&mdash;Non.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! alors tais-toi, car ce sont les seuls expédients
-pratiques pour abolir ce dont tu parles.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_432" id="Page_432">[432]</a></span></p>
-
-<p>Mais il restait, vous y avez tous songé, la carrière
-politique. M’instaurer candidat nationaliste et sauver
-la Patrie, là était le salut, n’est-ce pas, Messieurs les
-patriotes du Jury? Non, cela n’était pas possible. Mon
-comité m’aurait enjoint, toute affaire cessante, de
-railler les Bretagnes, d’accourir à la rescousse des
-croyants coprophiles qui, là-bas, remplacent les
-roses, les lys et les myrtes de l’autel par la fiente des
-dépotoirs. Passer des journées entières, assis sur le
-chaperon d’un mur, à embrener les commissaires du
-Gouvernement et prouver ma qualité de bon Français
-par un brio de stercoraire, me parut être une attitude
-sans élégance. Un aiguillage, un seul, me restait
-à tenter: devenir un dilettante, un raffiné; en un mot,
-me muer en imbécile à l’égal des cérébraux. Désireux
-d’obtempérer aux conseils dont je vous ai parlé
-tout à l’heure, anxieux de vivre selon la norme de
-ma caste tout en restant un intellectuel, je m’y
-essayai. Et, en toute habileté, je résolus de profiter
-des dernières créations de la littérature, d’additionner
-froidement des Esseintes à Monsieur de Phocas.
-Mes dispositions naturelles me servirent et en moins
-de deux mois je possédai une âme et un logis appropriés.
-Après avoir pâli sur Ruskin, j’eus des tableaux
-de primitifs, des Quentin Metzys, des Memmling,
-des Franz Hals, des Pordenone que je ne compris
-pas tout d’abord, qui me semblèrent hideux en fort peu
-de temps, mais au pied desquels je récitai infatigablement
-les proses de Monsieur Huysmans ou de
-Monsieur Jean Lorrain. J’achetai une copie de la
-Joconde, plus belle que l’original à ce que m’affirma
-le copiste, car, me dit cet homme, j’ai ajouté aux
-beautés de l’œuvre et j’ai corrigé les défauts. Ah! cette
-Mona Lisa, ce sourire agaçant, ce visage de loueuse<span class="pagenum"><a name="Page_433" id="Page_433">[433]</a></span>
-de chaises du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, ce paysage tourmenté,
-ces Buttes-Chaumont épileptiques qui servent de
-fond à la toile, comme cela m’a fait hurler après seulement
-quelques semaines, quand, n’y tenant plus, je
-retournai Gioconda contre le mur! N’importe! Je me
-consolai avec d’insolites tapisseries, des soies extraordinaires,
-d’impossibles lampas, d’inouïs brocarts, des
-tabis, des orfrois magiques, dignes de susciter les plus
-nobles écritures. J’acquis des collections de pierres
-fabuleuses: des péridots, des opales, des rubis gros
-comme des testicules et des sardoines gigantesques
-taillées en forme de phallus. Je possédai des émaux,
-des cloisonnés, des gemmes byzantines, des bijoux
-phéniciens, des pendiques, des torques, des fibules
-syriaques, un cure-dents carthaginois en or jaune
-avec les initiales de son propriétaire gravées en caractères
-puniques, un incontestable suspensoir d’Alcibiade
-et même un bigoudi en byssus ayant appartenu
-indiscutablement à la divine Salomé! Je brûlai des
-essences précieuses, du nard et de la myrrhe conculqués
-pour moi à Bagdad même. Bref, ma demeure,
-en peu de temps, ressembla à quelque fabuleux et
-artistique lupanar d’invertis dont M. de Montesquiou
-et d’Adelsward eussent été les tenanciers, ou bien
-encore à une chapelle bien famée, pour millionnaires
-érotomanes. Et vous pensez si j’inventai des déraisons,
-des détraquements! Un jour, sous le Pont-Neuf,
-je stipendiai une cardeuse de matelas et je m’introduisis
-tout nu dans les étoupes et le crin de son chevalet.
-Une heure durant, je me fis battre à l’aide
-de ses longues baguettes, de ses verges d’osier,
-et, à chaque coup, chaque fois qu’un sillon bleuâtres
-se dessinait sur ma chair, je sentais la
-volupté violenter mon être, alors que mes doigts,<span class="pagenum"><a name="Page_434" id="Page_434">[434]</a></span>
-crispés par le plaisir, cardaient et grignaient la laine,
-comme auraient pu le faire les crochets d’acier de
-la brave femme. Chez des brocanteurs, je négociai
-l’acquisition d’un nombre respectable de vieux sous-bras
-et, rentré chez moi, le soir, j’orchestrai, je symphonisai
-ces odeurs, ayant dépassé en cela, de bien
-loin, le célèbre des Esseintes, si ridicule, n’est-ce
-pas, Messieurs, avec son parfum de frangipane?
-Un matin, comme je venais de lire la prose célèbre
-de Mallarmé, la prose divine, en laquelle il conte la
-mort douloureuse d’une syllabe, je me vêtis de noir,
-et j’allai moi-même, à la mairie, déclarer le décès de
-la <i>Pénultième</i>. J’étais donc heureux, je vivais libre,
-affranchi du sexe et, comme un admirable artiste,
-j’étais parvenu, d’autre part, à l’ultime degré de la
-civilisation, au dernier stade de l’affinement mental.</p>
-
-<p>Survint alors le cataclysme intérieur qui devait
-m’amener devant vous.</p>
-
-<p>Un après-midi, dans la <i>Villa des Muses</i>, nous discutions
-esthétique avec le comte Robert&mdash;vous le
-connaissez tous&mdash;et il venait de sonner son officieux
-ou plutôt son esclave noir, un merveilleux
-éphèbe, nommé par lui Hiéroclès, qui, en l’œuvre de
-volupté, ne devait servir qu’une fois, comme tout ce
-que touche le comte Robert. <i>Infibulé</i>, l’esclave portait
-encore l’anneau d’argent destiné à défendre sa
-virginité ainsi qu’il était d’usage dans la maison de
-quelques patriciens romains soucieux des plus délicats
-plaisirs de la chair et de l’esprit. Entièrement nu,
-l’adolescent à la toison crépelée, oint d’essences précieuses
-et d’aphrodisiaques parfums, les tétons fardés,
-les orteils bagués de chrysoprases et les cuisses constellées
-de larges émeraudes, déposa sur un guéridon,
-d’onyx deux tasses contenant du lait de zibeline,<span class="pagenum"><a name="Page_435" id="Page_435">[435]</a></span>
-deux tasses de jade sur lesquelles couraient des chimères
-d’or onglées de rubis. Après avoir trempé ses
-lèvres dans le précieux liquide, seule nourriture des
-vrais esthètes, que des trappeurs à sa solde recueillaient
-pour lui, à grands frais, au fin fond du Canada,
-tout en brisant la coquille d’un œuf d’épervier cuit
-et durci sous la cendre du bois de santal, aliment qui
-donne la vigueur et le plein essor, le comte Robert
-me dit sa nostalgie:</p>
-
-<p>«<i>Il portait l’inapaisable regret des vers inconçus
-des poètes défunts.</i>»</p>
-
-<p>Et moi, citant ses propres vers, je répondais,
-chantant la gloire du divin poète, et le consolant de
-mon mieux:</p>
-
-<p class="pp6 p1">O vous, l’Homme sur qui toutes turquoises meurent,</p>
-<p class="pp8">J’en suis épouvanté!</p>
-<p class="pp6">Et nos velléités d’alliance demeurent</p>
-<p class="pp8">Comme un mort enfanté.</p>
-<p class="pp6">Où sauver les boutons, les bagues et les cannes</p>
-<p class="pp8">Que vous allez tuer?</p>
-<p class="pp6">Comment du bleu qui sort de mes cent sarbacanes</p>
-<p class="pp8">Me déshabituer?</p>
-
-<p class="p1">Tout à coup, je me frappai le front avec un cri
-sauvage, comme dit à peu près Musset. Mystérieuse
-genèse des idées! Germination occulte de la pensée
-salvatrice! Comment le désir éperdu de vouer ma vie
-à une grande œuvre, à la seule grande œuvre digne
-de mon intelligence, m’était-il venu, en cette minute?
-Comment avais-je réalisé une aussi miraculeuse trouvaille,
-et cela rien qu’à réciter cette strophe immortelle
-dont nul hémistiche, nul mot pourtant ne pouvaient
-m’induire en semblable découverte? C’était
-l’Inouï tout simplement, et les Goëtistes, les Spagiriques<span class="pagenum"><a name="Page_436" id="Page_436">[436]</a></span>
-eux-mêmes ne pourraient définir le processus
-d’un fait pareillement fabuleux.</p>
-
-<p>Toujours est-il que j’étais déjà dehors, sans autre
-souci, ni dépense de politesse à l’égard de mon hôte
-qui, d’étonnement, avait ouvert et refermé plusieurs
-fois la bouche, ce qui avait eu pour résultat de faire
-choir son dentier sur le parquet. Même sa stupéfaction
-avait été telle qu’il avait bavé un peu de son lait de
-zibeline sur son corset de soie blanche escaladé d’iris
-noirs et de sataniques orchidées couleur de soufre.</p>
-
-<p>Trois jours après, j’avais enlevé Hiéroclès, l’esclave
-nègre du comte Robert, et j’avais prélevé dans un cénacle
-littéraire une jeune femme éthérée, aux cheveux
-cuivre en fusion, aux bandeaux préraphaëlites, coiffée
-en oreilles de setter-gordon, venue de sa province
-pour se conformer aux dires de l’École symbolico-décadente,
-non sans avoir été engrossée, au
-préalable, par un robuste vicaire de son département.</p>
-
-<p>Je n’eus point de peine à démontrer à cette botticellesque
-personne&mdash;une figure de Pietro della Francesca&mdash;désireuse
-avant tout d’esbrouffer son époque
-et d’être louangée par les postérités, que nous pouvions,
-si elle s’y prêtait, réaliser quelque chose
-auprès de quoi la conquête de la pierre philosophale,
-le grand rêve des Alchimistes, apparaissait comme
-une simple misère. Oui, la gloire était là! Nous pouvions
-réussir ce qu’Héliogabale et le Sar Peladan
-n’avaient point réussi. Susciter l’Androgyne nous
-était loisible. Rien moins.</p>
-
-<p>Entendez-moi bien. Nous n’avions nullement l’ambition
-de faire apparaître derechef l’Androgyne
-naturel, tel qu’il se manifesta dans les premiers âges
-de l’animalité. Le naturel, vous le savez, est en horreur
-aux délicats qui, avec juste raison, lui préfèrent<span class="pagenum"><a name="Page_437" id="Page_437">[437]</a></span>
-l’artifice et le simili. Mais pour un autre motif, celui
-de <i>surpeupler la terre</i>, nous éloignions de nous, avec
-frénésie, l’idée de recréer la Gynandre détenteur des
-deux sexes, parfaitement normaux, se fécondant soi-même.
-En effet, messieurs, vous n’êtes pas sans
-savoir que l’être primordial, l’homme si vous voulez,
-était ainsi conditionné. Comme certains mollusques
-la possèdent encore, il possédait l’enviable faculté de
-se fruiter par auto-fécondation. Par surplus, il nourrissait,
-il alimentait sa progéniture de son propre
-lait, à l’instar des mammifères femelles d’à présent.
-Les tétons parfaitement inutiles que nous portons
-tous, nous, les mâles, nos mamelles, nos glandes
-mammaires, atrophiées parce que ne servant plus
-depuis que l’humanité s’est partagée en deux sexes
-<i>principaux</i>, sont une preuve formelle, définitive de
-ce que j’avance. Car pourquoi la Nature qui ne saurait
-errer, qui ne fait rien de superflu, nous aurait-elle
-donné des tétons si nous n’en avions jamais
-fait usage? Et ceci explique la pédérastie, tare de
-toutes les races, la pédérastie qui n’est après tout
-qu’un rappel du passé, une sorte de retour inconscient
-vers l’antériorité, un impératif d’atavisme poussant
-certains individus à revenir, sans qu’ils en aient
-conscience, à la règle d’amour primitive, à la norme
-initiale imparfaitement abolie encore. Je m’explique:
-ceux qui besognent les deux sexes, soit cinquante
-pour cent environ des sodomites, sont des êtres en
-qui l’<i>hermaphrodisme subsiste, perdure, en puissance</i>.
-Ils vont de l’homme à la femme avec un égal
-plaisir. Les autres, qui recherchent exclusivement le
-mâle, sont ceux en qui le sexe femelle s’est prolongé
-<i>de façon virtuelle</i>, et prédomine sur l’autre. Ces derniers
-qui possèdent tous les attributs du mâle se<span class="pagenum"><a name="Page_438" id="Page_438">[438]</a></span>
-désolent en réalité et sans le savoir de la perte des
-organes féminins. Ils errent, se débattent et s’efforcent
-de revenir au premier mode de la vie, sans en
-avoir une nette conscience. Et cela est si vrai que,
-de temps en temps, la Nature a une distraction; par
-défaillance, par oubli, par accident, elle crée des
-hermaphrodites véritables. Elle semble vouloir ainsi
-revenir en arrière; elle élabore un monstre bisexué
-qui, présentement, n’est qu’un phénomène, alors
-qu’au début de l’espèce humaine, il était le type
-courant.</p>
-
-<p>Tout à l’heure, je vous disais que nous avions
-repoussé avec horreur l’idée de recréer la Gynandre
-originelle.</p>
-
-<p>Vous comprenez le danger que créerait le surgissement
-d’un pareil être apte à s’engrosser tout seul.
-Pour me servir d’une comparaison qui m’est chère,
-le pullulement de ces acarus, de ces coprivores, de
-ces cloportes de la grande famille des <i>conéoptères</i>
-qu’on appelle les hommes, finirait bientôt par avoir
-raison, en la dévorant toute vive, de cette rogne
-galeuse qu’est la planète. Déjà, ils s’y trouvent aussi
-serrés que les mouches sur une fiente exposée au
-soleil. Et le malaise règne à l’état endémique parmi
-eux, parce que beaucoup n’ont point une part suffisante
-des puanteurs nourricières qu’elle distille avec
-un soin jaloux. Dans ce temps-là, d’ailleurs, j’étais
-revenu de mon projet; je ne voulais plus supprimer
-la Terre...</p>
-
-<p>Deux mois après donc, Hiéroclès et la maîtresse
-d’esthète, désireux l’un de s’enrichir grâce à ma
-munificence et l’autre de s’immortaliser, s’étaient
-prêtés à ce que j’avais exigé d’eux. Écoutez bien
-ceci. L’esclave noir du comte Robert avait consenti<span class="pagenum"><a name="Page_439" id="Page_439">[439]</a></span>
-à l’ablation de sa mentule et de ses appendices, et
-un chirurgien de mes amis,&mdash;la gloire de la science
-future&mdash;avait pratiqué la greffe de la virilité d’ébène
-sur la plastique lactescente de la jeune nymphe des
-cénacles. Mais voyez jusqu’où va mon talent, et sur
-quel culminant sommet, sur quelle Alpe de génie,
-la fréquentation des artistes est capable de vous
-hisser. J’avais remarqué que la Nature, en sexuant
-la femme, avait agi avec la dernière grossièreté,
-avec un manque absolu de savoir et d’intuition.
-Pourquoi, oui, pourquoi, avoir placé la chose, de
-façon à ce qu’en s’hypnotisant sur elle, comme tout
-mâle vigoureux et sain est en devoir de le faire,
-les pieds&mdash;partie ridicule de l’individu&mdash;soient
-toujours visibles? Pourquoi aussi l’avoir située à
-proximité du brûle-parfums d’arrière, vase naturel
-des immondices? Ces néfastes particularités anatomiques
-sont pour affoler les rustres les plus opaques,
-vous en conviendrez, et je résolus d’y obvier. Il n’y
-a aucune raison, pensai-je, pour que l’hiatus en question
-n’ouvre pas son gouffre, son maëlstrom de
-délices, à côté du cœur par exemple, puisque ce viscère,
-qui entrepose toute notre noblesse, sert toujours
-à expliquer les déréglements de la cavité précitée.
-Une vulve fut donc pratiquée au bistouri, en le
-milieu du sternum, et maintenue ouverte par une
-canule d’argent, toute proche de la mentule du
-nègre qui profitait là comme une bouture sur un
-cep adolescent. Les eaux capillaires furent mises à
-contribution. Et ainsi ce fut parfait. Pubis et pénis,
-tous les organes dont se recrée l’homme, voisinaient
-l’un l’autre en une parenté familière, et, triomphe
-de la logique, se trouvaient réunis sous la main,
-dans l’heureuse opposition de leur couleur!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_440" id="Page_440">[440]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Ça n’a pas le sens commun, dites-vous.</p>
-
-<p>&mdash;Messieurs, le sens commun, comme son nom
-l’indique, est le sixième sens des imbéciles.</p>
-
-<p>Le bruit de ce haut-fait, de cet invraisemblable
-miracle, réalisé par moi, courut Paris incontinent, et
-ce fut ma perte, car il est dans mon destin, hélas!
-de toujours rouler de l’Empyrée dans l’Hadès. Monsieur
-Huysmans ayant appris la chose, et inconsolable
-à la pensée qu’un seul de mes travaux avait,
-pour jamais, aplati son des Esseintes, Monsieur
-Huysmans, dans sa honte, courut s’enterrer tout
-vivant à Ligugé, et, du même coup, décréta la fortune
-du pharmacien de l’endroit qui, désormais, passa son
-temps à aider de son mieux à la résorption des
-bosses frontales de la communauté en dispensant
-à profusion, aux bénédictins et à l’auteur d’<i>à Rebours</i>,
-l’arnica et le sparadrap que rendait nécessaires
-chacun de leurs entretiens sur la liturgie ou
-la mystique chrétiennes. Car, ainsi que vous en êtes
-informés, on se contusionnait ferme dans cet endroit.</p>
-
-<p>Quelles semaines d’ineffables délectations je vécus
-dans la cohabitation permanente avec mon androgyne,
-je ne saurais vous le dire! Il faudrait inventer
-une langue plus expressive que la nôtre afin de vous
-les conter! Certes, j’aurais dû exister solitaire et
-caché, tout entier à ma béatitude, mais j’étais
-homme encore, et le démon de l’ostentation me
-tenta. Je voulus donner une fête et m’exhiber dans
-mon bonheur et ma victoire, comme le Consul
-antique, puisque j’étais le Paul-Émile de la greffe
-animale. Le comte Robert y vint et se vengea. Ce
-soir-là, il était paré d’un corset de satin noir assailli
-et constellé de scarabées d’or. Et, comme le Crispinus
-de Juvénal, il portait des <i>bagues d’été</i>. C’étaient<span class="pagenum"><a name="Page_441" id="Page_441">[441]</a></span>
-des torsades de fils minces, des linéaments quasi
-invisibles, des réseaux de follicules d’or vert, comparables
-pour la finesse et la ténuité au premier
-duvet, au capillaire hésitant des vierges à peine pubescentes.
-La complexion délicate du comte, sa nature
-véritablement féminine, la morbidesse si captivante
-de sa sodomie, ne lui permettaient pas de s’adorner
-de joyaux pesants, d’anneaux trop lourds, bons tout
-au plus pour les sous-officiers rengagés ou pour
-M. Paul Bourget. Sans doute, il usa d’effroyables sortilèges,
-de la magie des pierres, de l’envoûtement des
-mots, du philtre des rythmes, car à l’issue de la fête
-il enlevait mon androgyne et, par la suite, resta
-introuvable dans Paris. Je sus plus tard qu’il l’avait
-emmenée en Amérique et l’exhibait à Boston, à
-New-York, à Chicago, comme témoignage de son
-génie et de son horreur du banal, pendant que les
-journaux d’Europe dissimulaient la chose et annonçaient
-de lui une banale tournée de conférences.</p>
-
-<p>J’aurai l’orgueil de vous cacher les affres qui suivirent,
-les tortures renouvelées de Prométhée, et je
-ne mésuserai point de votre condescendance pour
-vous peindre les heures affreuses qui furent miennes.
-Le Dante, dans son enfer, a oublié l’homme à qui on
-a volé son androgyne.</p>
-
-<p>Je ne croyais pas pouvoir sortir jamais de mon
-hébétude, du coma dans lequel j’étais enlizé, lorsqu’un
-matin dont je me souviendrai toujours, un matin de
-février, alors que le ciel était couleur de pansement
-sale, et que la nue blennorrhagique éjaculait itérativement
-les mucus jaunâtres de ses dernières neiges
-fondues, je me sentis poigné par une sensation inusitée,
-par une détresse plus forte encore que les autres
-et jusque-là inconnue. Mon âme paraissait s’être<span class="pagenum"><a name="Page_442" id="Page_442">[442]</a></span>
-ouverte à l’intérieur comme un sillon, une cicatrice
-d’humeur froide mal fermée, et je restai pantelant,
-transi, l’esprit et la chair en désarroi, comme si quelque
-insidieuse et vénéfique scrofule s’était glissée dans
-mes veines grelottantes. Cela dura une, deux, trois
-heures, peut-être, je ne sais plus. Il faisait grand jour,
-et cependant je haletais dans une ténèbre à ce point
-dense et opaque, Messieurs, qu’elle me semblait solide
-et que je m’efforçais à l’entamer, de la déchirer avec
-mes dents. Puis, tout à coup, au moment même où
-j’allais hurler, appeler mon valet de chambre, une
-révulsion! J’étais debout, me secouant, halluciné,
-affolé, cherchant je ne sais quoi de mes mains tendues,
-me tordant les doigts, de l’écume aux lèvres,
-avec, en mon être, tout le hourvari d’une lamentation
-intérieure qui ne pouvait cependant se traduire
-par aucun cri. Eh bien! savez-vous ce que je cherchais,
-sans presque en avoir conscience? Oh! c’est à
-peine si j’ose le dire. Je cherchais à étrangler quelqu’un!...
-Oui, je sentais que si j’avais eu là, devant
-moi, un corps humain, un corps de femme, de préférence,
-cela m’eût calmé sur l’heure, cela eût détendu
-immédiatement la contraction forcenée de mes muscles
-et de mes nerfs. Ah! pouvoir nouer l’étreinte
-implacable de mes phalanges autour d’un cou, d’un
-col blanc à la chair fine et jeune, et le stranguler lentement,
-lentement, en d’impossibles joies, en d’ineffables
-délices... Et pendant tout le reste de la matinée,
-je me roulai à terre, barrissant d’impuissance et de
-rage. On me releva en syncope. Depuis ce jour, je
-n’osai plus sortir de chez moi. Vous comprenez: ces
-cous de jeune fille que je me remémorais, ces tiges
-graciles et tièdes et satinées, entrevues jadis dans
-Paris! Je n’aurais pu y résister, j’aurais sûrement<span class="pagenum"><a name="Page_443" id="Page_443">[443]</a></span>
-fait un malheur. Et l’infernal supplice, l’inexorable
-crucifixion commencèrent pour moi. Las de lutter,
-un jour, je fis venir des médecins à qui je contai
-tout; je me traînai à leurs pieds, les suppliant d’abolir
-cette effroyable hantise, de me tirer de ce gouffre
-gorgonien. Quelques-uns essayèrent des thérapeutiques
-impossibles, flairèrent mes crachats, examinèrent
-mes selles, goûtèrent mes urines, parlèrent de
-neurasthénie, me conseillèrent la campagne, la vie
-des brutes, et d’autres ne revinrent pas.</p>
-
-<p>Un d’entre eux, cependant, me révéla une chose
-stupéfiante à laquelle je n’avais pas pensé jusque-là.&mdash;Vous
-êtes, me dit cet homme, une victime de la civilisation.
-Stimulé par les récentes littératures, vous
-vous êtes mis en devoir de réaliser les types les plus
-alléchants qu’elles venaient de fomenter. Alternativement,
-vous avez été des Esseintes ou M. de Phocas,
-et vous avez lu sans doute <i>De l’assassinat considéré
-comme un des beaux-arts</i>, de Quincey. Ainsi
-vous parveniez au palier suprême de l’affinement
-mental; vous aviez parcouru enfin le cycle qui va du
-primate à ces individus parachevés. Mais il est un
-point ultime qu’on ne franchit jamais sans catastrophe,
-mon cher client, car la Nature, comprenant très
-bien que l’être qu’elle a suscité, comme tous les
-autres pour des besognes déterminées, va lui échapper
-si son intellect s’élargit encore, la nature <i>naturante</i>
-le réfrène avec sa brutalité coutumière, donne
-un brusque coup de mors sur ses maxillaires douloureux.
-Par une régression terrible, elle le ramène
-brusquement en arrière, à l’état de l’homme primitif,
-et substitue ainsi à toutes ses aspirations d’artiste
-trop compliqué le goût initial, le besoin inné de
-tuer qui se trouve présentement enseveli au fond de<span class="pagenum"><a name="Page_444" id="Page_444">[444]</a></span>
-la plupart des occidentaux sous les alluvions de trente
-siècles de culture. Depuis ce moment, l’individu,&mdash;vous-même,
-en l’occurrence&mdash;redevient l’anthropoïde
-ancestral, le grand bimane carnassier: il lui
-faut tuer, tuer, car tuer était jadis le plus divin des
-plaisirs..... Et il me quitta sans laisser derrière soi
-la moindre ordonnance, mais en exigeant deux mille
-francs pour prix de sa consultation.</p>
-
-<p>Je restai plongé dans ma ténèbre, enlinceulé dans
-mes rouges visions d’assassinat. Une idée secourable
-accourut néanmoins. Pourquoi ne tromperais-je pas
-mon hallucinant désir, mon torturant besoin par
-l’artifice? Je commandai donc un mannequin à un
-de ces industriels spéciaux qui fabriquent des femmes
-en caoutchouc, ayant toutes les apparences de
-la vie, et, qualité suprême, <i>ne parlant pas</i>, qui confectionnent
-des Junons en vulcanite et des Anadyomènes
-en gutta-percha pour enchanter l’esseulement
-des navigateurs. Le négociant fit un chef-d’œuvre.
-C’était à s’y méprendre la réalisation du fameux portrait
-de Miss Siddons, de Gainsborough. Ce cou de
-patricienne, de grande aristocrate du siècle dernier
-qu’on se représente effleurant, du galop ramassé de
-son alezan, les gazons froids, les allées guindées des
-parcs anglais vernissés par la pluie dolente et paresseuse!
-Vous vous rappelez les vers de Chénier cités
-par Musset, n’est-ce pas, Messieurs?</p>
-
-<p class="pp10 p1">....Un cou blanc, délicat</p>
-<p class="pp6">Se plie, et de la neige effacerait l’éclat.</p>
-
-<p class="p1">C’était ça. Ah! les voluptés paroxystes que je goûtai
-d’abord. Mes doigts, serrés comme le collier d’une
-cangue, comme un carcan de bronze, s’enfonçaient
-par gradations lentes, par pressions savantes et calculées,<span class="pagenum"><a name="Page_445" id="Page_445">[445]</a></span>
-dans le caoutchouc, à qui mon imagination avait
-enjoint d’être la pulpe fraîche et satinée d’un col de
-patricienne. Et puis, elle tirait la langue ma femme en
-simili, car le fabricant lui en avait mis une, en basane
-cramoisie, et des cris gutturaux se bousculaient dans
-le larynx de baudruche. Pendant huit jours, je crus
-avoir sinon vaincu mon mal, tout au moins transigé
-avec lui. Et mes domestiques me ramassèrent
-trois fois évanoui aux pieds du mannequin. Mais un
-soir l’impérieuse nécessité, l’injonction terrible revinrent
-plus formelles. Quasi fou, pressentant que j’allais
-succomber, je me jetai dans le Sud-Express. Où
-allais-je? questionnerez-vous. Ah! C’était bien simple,
-je m’expédiais en Espagne, dans l’espoir d’y soudoyer
-le bourreau pour le remplacer le jour où l’on exécuterait
-une femme, car on étrangle là-bas. Vous saisissez:
-le garrot d’acier, c’eût été mes doigts de
-métal... J’aurais serré doucement, doucement, sans à
-coups, avec une précision savante, pendant que tout
-se serait fondu dans mon être comme au contact
-d’une flamme voluptueuse qui eût léché mes nerfs
-avec ses langues caressantes. Peut être aurais-je été
-pacifié du coup. Mais je n’avais pas de chance, la
-dernière anarchiste, une jeune fille de dix-sept ans,
-venait d’être suppliciée avec sa mère, il n’y avait pas
-une semaine, à l’occasion de la majorité du roi. Il
-fallait attendre et c’était impossible. Un psychiatre
-ibérique, consulté par moi en désespoir de cause, me
-conseilla de tuer des animaux ou d’assister à leur
-supplice. Je me rendis à deux ou trois corridas...
-J’en sortis avec la nausée. Ces matadors aux fesses
-proéminentes, fanfreluchés comme des filles de maisons
-closes, encaustiqués de pommade, qui croupionnaient
-dans l’arène, avec leurs passequilles et leurs<span class="pagenum"><a name="Page_446" id="Page_446">[446]</a></span>
-passementeries d’hommes de joie, me rappelèrent les
-gitons d’antan. La foule hystérique, déferlante et
-pâmée à la vue du sang, me fit fuir avec le seul regret
-qu’il ne fût pas possible de lâcher sur elle une quinzaine
-de tigres à l’issue du spectacle. Je revins en
-France, et, de suite, me précipitai dans un tir aux
-pigeons. En peu de temps je devins un fusil sensationnel,
-un fusil capable d’effacer le roi de Portugal
-lui-même, et je ne tardai pas à être de toutes les chasses
-retentissantes. Je fus héroïque, car, pour abattre
-par centaines les perdreaux et les faisans, j’allai
-jusqu’à supporter la conversation de nos grands propriétaires,
-de nos financiers fameux et des potentats
-en balade. Il fallait me voir! Je tirais sans relâche,
-ne manquant jamais, courant ensuite devant les porte-carniers
-pour ramasser moi-même les bestioles
-blessées. Je les soulevais délicatement d’une main,
-de l’autre, j’enserrais le col, et je nouais, je tordais
-mes doigts en trépignant, pendant qu’un tumulte
-de cris rugissait dans ma poitrine. Ah! c’était bon,
-bien bon! Je me souviens de l’une d’elles tombée
-dans un sillon. Elle agonisait, les plumes hérissées,
-gonflées comme par un vent intérieur, le gorgerin
-rougeâtre secoué de spasmes, l’œil se vitrifiant lentement,
-tandis que le bec, jusque-là convulsé par un
-trismus, s’ouvrait, tout à coup, pour laisser passer la
-langue qui jeta trois appels, trois stridulations de
-souffrance et d’effroi démesuré. Je courus sur elle...
-je l’emportai dans une clameur, dans un bramellement
-de plaisir et, les bras coulés entre les jambes, à demi-courbé,
-je l’étranglai, je comprimai mes poignets
-avec mes genoux pour avoir plus de force... On
-m’avait vu.</p>
-
-<p>&mdash;Quel chasseur vous faites! C’est plaisir de vous<span class="pagenum"><a name="Page_447" id="Page_447">[447]</a></span>
-inviter; vous avez le feu sacré, au moins, me dit,
-avec une tape amicale sur l’épaule, le baron Cormoran.</p>
-
-<p>A quinze jours de là, je tombai malade. Ce fut
-une nuit sans fin, mais béate. Il me semblait exister
-sous un tunnel indéfini, dans une agonie latente que
-pas un rêve, pas un phantasme ne vinrent troubler.
-Ah! Comme c’était délicieux et confortant. Pourquoi,
-pourquoi, cette nuit n’a-t-elle pas duré toujours?
-Pourquoi en suis-je sorti? Sans doute pour connaître
-de nouvelles tortures, car lorsque je revins à l’intelligence,
-je m’estimai guéri, libéré, rédimé définitivement.
-Eh bien! non, je ne l’étais pas. Je n’avais
-fait que changer de bagne, passer entre les mains
-d’un nouveau tourmenteur.</p>
-
-<p>La Nature, que j’avais combattue jadis, s’était dit
-sans doute que ma volonté était plus forte que la
-sienne, et que jamais je n’obtempérerais pour devenir
-l’étrangleur passionnel qu’elle avait décrété que
-je fusse. Elle s’y prit plus sournoisement, cette fois,
-avec une politique bien supérieure. Au lieu de tuer
-comme moi, insinua-t-elle, au lieu de massacrer au
-grand jour avec impudeur et cynisme; au lieu de
-supplicier les êtres avec furie, maëstria et sadisme,
-ainsi que je le fais, pourquoi ne tuerais-tu pas sans
-risque avec beaucoup de ruse et plus de science
-encore, en protestant à chaque minute de la pureté
-de tes intentions ou en affirmant ton droit légitime
-à agir ainsi, comme la Société, par exemple? Regarde,
-la Société tue tous les jours, par la guerre, l’usine,
-l’alcool, la famine, la diffusion de la bêtise, la misère,
-la caserne et la prostitution. Pourquoi, diable ne
-ferais-tu pas comme elle, puisqu’en l’occurrence, il y
-aurait volupté pour toi? Avec un peu de savoir-faire<span class="pagenum"><a name="Page_448" id="Page_448">[448]</a></span>
-et de l’audace tu t’en tireras certainement.</p>
-
-<p>A son égal, tu as de la surface, de la respectabilité
-acquise, qui donc songera jamais à t’incriminer?
-Et puis, même, si tu te faisais prendre, tu n’aurais
-qu’à arguer que tu as pratiqué en petit, toi, ce
-qu’elle pratique en grand. Pense à ses mensonges
-et à ses crimes coutumiers. Si un jour elle te traîne
-devant un de ses tribunaux, en te reprochant de
-l’avoir attaquée, de lui avoir nui grièvement, tu
-pourras lui rétorquer: Ta justice est en équilibre
-instable sur pas mal de principes dont l’un en particulier
-énonce: <i>Nul n’a le droit de se faire justice
-soi-même</i>; or, pourquoi t’élèves-tu contre moi, prétends-tu
-me juger, toi, Société, qui, en l’espèce, es
-juge et partie? Pourquoi t’accordes tu à toi-même,
-Entité mal venue, le droit que tu refuses aux individus?...
-Tu vois, ricanait la Nature, la Nature scélérate
-que j’avais voulu égorger jadis, tu n’as rien à
-craindre,... rien à redouter, même des Cours de
-Justice...</p>
-
-<p>J’étais vaincu par le lumineux de cette argumentation.
-Je résolus donc de plagier la Société au plus
-près et d’assassiner avec une maîtrise et une duplicité
-au moins équivalentes. Pourquoi ne l’aurais-je
-pas égalée en hypocrisie? <i>Bourgeois, riche, d’une
-honorabilité indiscutée, je me déterminai à pratiquer
-l’attaque nocturne sur les rôdeurs.</i> C’était de tout
-repos. D’ailleurs, il y avait assez longtemps, n’est-ce
-pas, qu’ils la pratiquaient, eux, sur les Bourgeois?
-Pourquoi leur laisser les joies et le bénéfice de l’attaque
-nocturne? Ne convenait-il pas d’enlever ce
-privilège à la classe réprouvée comme le Tiers-État
-lui avait enlevé un à un tous ceux dont la Révolution
-l’avait un moment nantie.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_449" id="Page_449">[449]</a></span></p>
-
-<p>Je sortis donc un soir dans l’équipage ordinaire du
-monsieur cossu. Une énorme chaîne d’or coupait en
-deux, comme un équateur coruscant, la sphéricité
-de mon abdomen: large ventraille rebondie obtenue
-à l’aide de force étoupes. Ma cravate était avantagée
-d’un diamant qui eût ravalé ceux du Padischah
-ou de M. Gérault-Richard, et mes doigts s’adornaient
-d’une véritable bijouterie d’archevêque. Dans la
-poche de côté de mon pantalon, une merveille de
-revolver, un «<i>Smith and Wesson</i>», plat et long,
-au mécanisme impeccable, caressait ma main de son
-frais contact et de l’ébène quadrillé de sa crosse. Je
-pris l’omnibus et descendis dans une de ces rues
-pestilentes et noires qui, comme un intestin engorgé,
-s’enroulent et sinuent sur elles mêmes, autour des
-Halles. Il y avait là justement un hôtel à filles. Je les
-regardais venir de loin, marchant à pas précipités,
-se retournant pour voir si l’homme qui suivait leurs
-jupes boueuses ne transitait pas par ailleurs. Il y en
-avait de jeunes, des gamines presque et d’autres qui
-étaient pour le moins sexagénaires, mais toutes
-avaient cette figure d’uniforme vieillesse, ces traits
-sans âge, cette chair bleutée, ces joues cuites et
-ces yeux éraillés que donnent l’alcool, la misère,
-et les coups des hommes. Toutes les catégories sociales
-défilaient d’ailleurs à leur suite: Il y avait des
-ouvriers qui secouaient leur pipe à la porte du
-bouge et des bourgeois qui, hâtivement, retiraient
-leurs gants ou leur décoration. Parfois, un homme
-entrait avec deux ou trois filles pour sa consommation
-personnelle. Je vis même poindre un gentleman,
-d’une trentaine d’années, qui venait de faire arrêter
-son coupé au coin du boulevard pour marcher derrière
-une horrible souillasse, et qui, sans doute, lui<span class="pagenum"><a name="Page_450" id="Page_450">[450]</a></span>
-murmurait des saletés dans le cou, car subitement
-la larve qui l’accompagnait détala après avoir crié.&mdash;Ah!
-ben non, pas avec toi, t’es trop cochon... Plus
-loin, claudiquait un vieux cassé et cacochyme qui ne
-pouvait presque plus marcher, qui s’appuyait sur
-une canne, et qu’une petite, gibbeuse et presque
-chauve, les cheveux dévorés par le mercure, soutenait
-aux épaules. Un quart d’heure après, les
-hommes sortaient, jetant des regards inquiets sur
-leur tenue, comptant leur argent pour voir si on ne
-les avait pas entôlés; puis, sur leurs talons, surgissait
-la femme qui scrutait de l’œil la rue déserte
-pour s’assurer qu’elle était vide d’agents. C’était
-l’ordinaire défilé des amours de fange et de sentine:
-les lamentables, les déshérités, qui s’en vont là trouver
-l’exutoire requis par la Nature, les bourgeois à
-qui le contact journalier de leurs épouses donne du
-goût pour la chair des plus viles prostituées, et puis
-ceux que le vice malmène jusque dans l’ultime
-vieillesse, les petits vieux qu’on a couchés et bordés,
-le soir, les vieux bien propres de <i>Sainte Périnne</i> ou
-<i>des Petits Ménages</i> que la police recueille là, parfois,
-surinés par la gigolette ou ayant évacué leur âme,
-près de la cuvette d’ordures, dans un hoquet trop
-fort, dans une secousse trop véhémente d’immonde
-salacité; d’autres encore, ceux à qui le galetas
-empuanti par l’odeur des sexes, le taudion plein de
-punaises, le parquet ponctué de taches obscènes, les
-draps séreux et la fille engluée, peuvent seuls procurer
-l’extase suprême et le taraudant frisson.</p>
-
-<p>Ce soir-là, je fus accosté par une prostituée.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Fais-tu voyeur</i> ou <i>fais-tu moineau</i>? me dit-elle...
-Ça ne te coûtera pas cher...</p>
-
-<p>Faire voyeur, je savais ce que cela voulait dire;<span class="pagenum"><a name="Page_451" id="Page_451">[451]</a></span>
-faire moineau, je l’ignorais. Elle m’instruisit, car
-elle avait le don des métaphores et sa métonymie
-était pertinente: cela devait s’entendre tout simplement
-d’imiter les passereaux qui, au bord d’un toit,
-ne s’attardent pas à leurs amours, fruitent leurs
-femelles et puis déguerpissent.</p>
-
-<p>Lorsque je fus dans l’hôtel, je formulai hautement
-toute ma répugnance à faire moineau.</p>
-
-<p>La prostituée répliqua:</p>
-
-<p>&mdash;Alors pour la <i>voyure</i>, mon petit, c’est un louis
-au patron et deux thunes pour moi. Mais tu vas
-<i>rigoler des châsses</i> sur quelque chose d’épatant... La
-princesse est justement en mains... Tu sais... on dit
-que c’est la Cobourg... une fille du roi des Belges...</p>
-
-<p>Je tressaillis... et j’éclairai. Deux minutes après,
-l’œil collé à un trou de la muraille, j’assistai à une
-scène bien faite pour porter au dernier degré de
-l’exaltation cérébrale un intellectuel comme moi,
-qui ne poursuit en toutes choses que l’insolite, l’infini
-ou l’absolu.</p>
-
-<p>Une femme grande, trente-cinq ans peut-être, bien
-en chair, d’une merveilleuse beauté brune, aux yeux
-d’ombre phosphorescente, aux cheveux de ténèbre
-odorante, était couchée sans un mouvement, rutilante
-de pierreries, pavée de bijoux, sur une carpette mangée
-d’usure, sur un tapis rongé de pelade et maculé
-de taches séminales. Vêtue seulement d’une chemise
-et d’un pantalon d’arachnéennes dentelles, une demi-douzaine
-de filles en haillons visqueux, choisies sans
-doute parmi les plus repoussantes, s’acharnaient sur
-elle. Les prostituées tournaient autour de la chambre
-comme des hyènes encagées, fonçaient subitement sur
-le corps prostré, reculaient pour revenir et l’enserrer,
-épileptiques, dans des spires de démoniaques,<span class="pagenum"><a name="Page_452" id="Page_452">[452]</a></span>
-dans des orbes d’hallucinées, se battant, s’attouchant
-en d’immondes contacts, s’écroulant ensuite en
-grappe, en monceau, approchant leur bouche de
-celle de la femme toujours étendue et comme figée
-dans la béatitude. Soudain elles se dévêtirent, jetant
-leurs loques à la volée, exhibant de terrifiantes anatomies,
-des sexes purulents qui eussent découragé
-tous les chirurgiens, des ventres rhomboïdaux, des
-décombres de gorges, des tétines énormes et fluctuantes
-qui nourrissaient le désir de conjoindre les
-orteils, et qu’elles promenèrent une à une sur les
-lèvres de la princesse, sur ses flancs marmoréens,
-en leur infligeant d’innommables et intimes caresses.</p>
-
-<p>Quasi léthargique, la patiente ne bougeait pas; je
-la crus morte.</p>
-
-<p>&mdash;Mais on l’assassine... elles l’ont tuée... au secours!</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, tu vas voir... c’est très courant... Ça
-s’appelle se <i>faire faire les puces</i>.</p>
-
-<p>Tout à coup, une prostituée à cheveux gris, terrifiante
-de hideur, se dressa sur les pointes, darda
-vers le plafond un bras épidermé de crasse et, déchevelée,
-hulula, pendant que sa poitrine gélatineuse
-moutonnait effroyablement en des hoquets d’ivrognesse.
-Car toutes étaient saoûles. A ses cris, la petite
-troupe des ribaudes déchaînées s’enfuit pour s’aller
-plaquer contre la muraille. La vieille clamita derechef,
-et la ronde infernale recommença. Puis,
-toutes se ruèrent, arrachant par lambeaux le pantalon
-et la chemise de valenciennes, découvrant un
-impeccable corps dont les lignes seulement commençaient
-à se soulever, dont les lombes palpitaient enfin.
-Folie! Une culbute générale submergeait la Junon<span class="pagenum"><a name="Page_453" id="Page_453">[453]</a></span>
-immobile d’une houle, d’un ressac de poitrines, de
-reins, de cuisses, de croupes frénétiques.....</p>
-
-<p>Un remous parut alors venir du tapis, fit osciller
-le monceau effroyable. La patricienne, reconquise
-par la vie, sortait de sa torpeur... Une main fine,
-aux ongles translucides, troua le tas des chairs mouvantes,
-lança à travers la pièce des bagues, de l’or,
-des peignes, des colliers, qui roulèrent et rebondirent,
-fouettant la pièce de lueurs violentes...</p>
-
-<p>Et pendant dix minutes, un quart d’heure peut-être,
-on n’entendit plus que des sifflements d’haleines
-affolées, des rauquements, des ahans éperdus...</p>
-
-<p>&mdash;Assez... Oh si! encore, toujours, toujours...
-susurrait une voix agonisante et pâmée.</p>
-
-<p>Moi je n’y pus tenir. La malepeste des haleines,
-le remugle effroyable des croupes, le suint des épidermes,
-les arpèges, les trilles de puanteurs qui, à
-travers les fissures des cloisons, arrivaient jusqu’à
-moi me firent reculer. Mes nerfs trahirent mon
-esprit qui venait de goûter les joies divines du fantasque
-et de l’inattendu. Mon œil quitta la fente. Je
-crus que j’allai vomir et vacillai.</p>
-
-<p>&mdash;Ben quoi... remets-toi, me disait la pierreuse...
-il y en a beaucoup comme ça, tu sais, des femmes du
-monde... il en vient tous les jours ici... Plus ça pue,
-plus ça leur zy va... C’est une spécialité de la maison...</p>
-
-<p>En descendant, près du bouge, j’avisai un cabaret
-borgne. Un des rideaux relevés montrait par l’étroite
-vitre fuligineuse quatre souteneurs perpétrant une
-manille sensationnelle. Près de la porte, un cinquième
-surveillait les filles et comptait les <i>passes</i>.</p>
-
-<p>C’était le patron lui-même qui les marquait, d’un
-trait de craie, sur une ardoise. En me penchant, je
-vis que chaque fille était désignée par son sobriquet<span class="pagenum"><a name="Page_454" id="Page_454">[454]</a></span>
-et j’entendis un des rôdeurs s’exclamer joyeusement:&mdash;Chouette,
-v’la <i>Bath en tiffes</i> qui monte pour la quatrième
-fois. Moi, j’allais et venais devant la porte,
-choisissant, parmi ces hommes, celui que je devais,
-du même coup, condamner à mort. Messieurs, je ne
-balançai pas longtemps. Il y en avait un petit, mince,
-d’un blond pâle, avec d’hésitantes moustaches, à
-peine un duvet flave et indécis au-dessus des lèvres.
-Oui, celui-là s’imposait; plus que tous les autres, il
-serait agréable de l’abattre, de le voir panteler à mes
-pieds dans les derniers sursauts, la convulsion définitive.
-Pourquoi? Parce qu’il était jeune et plein de
-santé, et que détruire de la chair jeune est une autre
-caresse à l’épiderme et une autre joie dans l’esprit
-que de supprimer de vieux êtres hors d’usage. J’attendis
-qu’ils fussent sortis, que le cabaret et le bouge
-eussent mis leurs volets et dégorgé leurs derniers amateurs.
-Il pouvait être deux heures du matin quand ils
-s’égaillèrent et que je pris la chasse derrière l’«Albinos
-du Sébasto». Je savais que, lui aussi, comme
-les autres, devait aller retrouver sa femme à l’issue
-du travail et vérifier la recette. Je ne lui en laissai pas
-le temps. A l’angle de la rue voisine, j’étais devant
-lui, face à face, le revolver braqué, sans un mot, à la
-hauteur du visage. Surpris, l’homme recula, enfonça
-sa tête dans les épaules, recula encore et me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Eh ben quoi!.. si vous êtes de la rousse, pas
-tant de <i>magnes</i>... on va vous suivre...</p>
-
-<p>Alors devant ses mains dressées pour se garantir,
-je fis monter et descendre le revolver...</p>
-
-<p>&mdash;Tu vas mourir, tu vas mourir... répétai-je.</p>
-
-<p>Je jouissais atrocement de son angoisse, car il
-venait de comprendre, rien qu’au rictus de ma bouche,
-que c’était sérieux. Il tournait, et je virais avec<span class="pagenum"><a name="Page_455" id="Page_455">[455]</a></span>
-lui, l’enserrant d’un cercle inexorable. Maintenant, il
-était vert et des gouttelettes de sueur tombaient de
-son front sur le pavé. Il ne songeait même pas à
-crier. Et moi, je guettais le moment où il allait se
-ramasser pour le bond en arrière qui aurait pu le
-mettre hors d’atteinte... déjà il ployait les genoux,
-prêt à se détendre, comme un puma... alors, d’une
-main, j’arrachai ma chaîne de montre, lacérant par
-surcroît la poche de mon gilet; je froissai ma cravate
-et, de toutes mes forces, je hurlai:</p>
-
-<p>&mdash;A moi... au secours... à l’assassin! et je lâchai
-le coup.</p>
-
-<p>Il était tombé atteint au ventre. Je le voyais se
-tordre comme un ver; un jet de sang giclait en bouillonnant
-hors de sa ceinture, tel un jet de vin hors
-d’une futaille percée; ses ongles écorchaient le pavé;
-par trois fois, il essaya de se relever, puis retomba,
-écumant, la bouche pleine de salives rouges. Son
-corps ensuite se noua en des soubresauts, des
-anhèlements, toute une trépidation frénétique, et,
-brusquement, il s’apaisa, sa tête heurtant seulement
-le sol en un rythme placide largement espacé. Moi,
-avec, dans les flancs, le coup de rasoir d’une sensation,
-d’un spasme extraordinaire, je m’étais accoté
-à la boutique voisine. Non... Le plus furieux désir,
-le rut le plus impétueux qui s’assouvissent enfin
-ne peuvent produire cela... Il me sembla que tous
-mes viscères s’étaient décrochés en même temps, et
-qu’à l’intérieur de mon être tout s’en allait en une
-dérive d’une indicible volupté...</p>
-
-<p>Des sergents de ville, des passants attardés accouraient:</p>
-
-<p>&mdash;Cet homme m’a attaqué, dis-je, j’étais en état
-de légitime défense; j’ai tiré. Au Poste de police, je<span class="pagenum"><a name="Page_456" id="Page_456">[456]</a></span>
-montrai ma cravate, mon gilet arrachés, ma chaîne
-de montre brisée en deux morceaux; je produisis des
-papiers établissant de façon indiscutable mon identité,
-ma reluisante situation sociale. Le Commissaire
-me félicita de mon sang-froid.</p>
-
-<p>&mdash;Il est mort, vous savez, ah! si nous en avions
-beaucoup comme vous, Paris serait bientôt nettoyé
-de cette vermine.</p>
-
-<p>Chose bizarre, Messieurs, le lendemain de cette
-affaire, j’avais repris goût à l’amour. Un prurit
-inconnu jusque-là me poussait vers la femme. Je connaissais
-enfin la fièvre et l’impérieuse passion. J’étais
-même inapaisable comme si j’avais ingéré quelque
-virulent satyriaque. Moi, qui jamais n’avais pu endurer
-l’ineptie et la désolante niaiserie du geste
-d’amour, je ne vécus plus que pour l’amour. Je
-devins célèbre dans Paris. Les professionnelles me
-fuyaient à cause de mon irrassasiable boulimie passionnelle.
-Et parmi les femmes honnêtes, je rebutai
-les plus enragées, celles qui, malgré l’exode des
-moindres retenues, ont toujours la croupe en ignition.
-Oui, voilà le fait inexplicable: le sang m’avait
-réintégré dans l’amour. Quelle trame sournoise,
-quelles accointances mystérieuses les relient donc
-l’un à l’autre et les font ainsi voisiner? Voilà ce que
-je ne puis expliquer, avec mon faible génie. Mais
-que mon expérience personnelle serve au moins de
-contribution à ceux que tenterait l’étude du phénomène.</p>
-
-<p>Vous voyez que mon stratagème était infaillible.
-Je pouvais, en toute sécurité, moi, bourgeois, pratiquer
-l’attaque nocturne sur les rôdeurs. Cinq ou
-six de mes confrères, dont deux millionnaires, la
-pratiquent encore à l’heure actuelle, du reste. Je sévérai<span class="pagenum"><a name="Page_457" id="Page_457">[457]</a></span>
-donc. Un jour cependant, un de mes assassinés,&mdash;«Le
-Deschanel de Ménilmonte»&mdash;étant
-parvenu à guérir de ses blessures, eut l’inconcevable
-audace de révéler le truc en pleine audience. Ne
-croyez pas que je tremblai. Non; j’étais certain de
-ce qui allait survenir. Le Président des assises, en
-effet, le remisa si vertement et lui démontra si bien
-toute l’inanité de son système de défense que le
-malheureux attrapa le maximum de la peine pour
-attaque nocturne à main armée. Il est encore au
-bagne à l’heure actuelle. Mon Dieu, que c’est drôle!</p>
-
-<p>Comme vous vous en rendez compte, la chose
-aurait pu durer toute ma vie, si je n’avais pas,
-une fois, joué de malheur. Ce soir-là, je n’avais
-rencontré, dans ma quête silencieuse, que de vagues
-et quelconques souteneurs sans saillie ni pittoresque,
-qui ne valaient certes pas le coup de feu. J’allais
-regagner mon logis, quand je me heurtai, au sortir
-d’un bar mal famé, à un individu court et trapu, aux
-yeux d’indigo défaillant, au nez de Kalmouck, aux
-rouflaquettes poussiéreuses, et rayonnant je ne sais
-quoi de particulièrement bestial, je ne sais quel air
-de férocité tendue et glacée. Je présumai, à la radiation
-mauvaise de cette prunelle hésitante et torve,
-une prunelle de bête primitive, que je me trouvais
-devant un rôdeur redoutable qui, lui aussi, devait
-avoir tué bien des hommes dans les combats farouches
-des rues désertes. C’était un être à ma taille,
-quoique tout à l’opposite de moi-même qui suis trop
-civilisé et trop compliqué. Au geste impératif avec
-lequel il congédia deux individus vêtus comme lui,
-je reconnus le chef de bande donnant ses derniers
-ordres. A nous deux! me dis-je, et je le suivis. Vous
-savez le reste: C’était un prince russe déguisé qui<span class="pagenum"><a name="Page_458" id="Page_458">[458]</a></span>
-faisait la tournée des bouges, et, comme cette fois, ma
-victime n’était pas un souteneur, mais bien un brigand
-armorié, entretenu, non par une femme, mais
-par la Société, mon subterfuge fut découvert.</p>
-
-<p>J’ai donc à répondre de tous ces actes. Je viens
-d’étaler devant vous ma psychologie; vous avez
-cheminé à ma suite dans les circuits, les dédales de
-mon intelligence; vous êtes descendus dans les
-puisards de mon âme. J’aurais pu me dispenser
-d’être non moins prolixe que véridique puisque
-maître Pompidor venait de me sauver au moment
-précis où je me suis emparé de la parole. Mais je
-ne veux point passer pour un fou et répugne à l’idée
-de devoir mon salut à la ruse ou au mensonge.
-J’ai tué cinq hommes, dites-vous? Hé! c’est un
-crime moins grand aux yeux du Sage que d’avoir
-fait cinq enfants. A l’aide de quel raisonnement, je
-vous le demande un peu, établissez-vous, de façon
-irréfragable, le droit que vous avez de donner la vie,
-alors que vous prononcez que supprimer son prochain
-est criminel? Vous posez un <i>a priori</i>, je le sais
-bien, vous dites: satisfaire à l’acte génésique, procréer
-est un acte <i>imposé par la Nature</i>, c’est une
-fonction, un vertige auxquels nul n’échappe dans le
-règne animal. Et tout ce que la Nature impose est
-légitime et sacré. Moi je vous répondrai: le besoin,
-le vertige de tuer pour certains êtres est aussi
-injonctif, aussi impérieux que celui d’enfanter. La
-Nature l’a glissé, l’a coulé dans la chair comme une
-folie équivalente à sa contraire. Alors, puisque toutes
-deux sont naturelles, émanent de notre Mère à tous,
-l’une ne saurait, d’après votre définition même, être
-un forfait quand l’autre est une vertu sociale:
-attendu que votre argumentation <i>offre la Nature</i><span class="pagenum"><a name="Page_459" id="Page_459">[459]</a></span>
-comme <i>seul criterium</i> et pierre de touche ultime.
-Le monstre étant celui qui entre en rébellion avec
-la Nature, vous flétrissez de cette épithète celui qui
-verse le sang. Vous avez tort, il serait seulement un
-monstre s’il refusait d’obéir à ses poussées profondes,
-s’il refusait de tuer, s’il s’écartait de la règle
-naturelle à laquelle il ne peut pas désobéir, tout
-comme est un monstre celui qui, par volonté, s’abstient
-de la copulation.</p>
-
-<p>D’ailleurs, il y aura toujours une excuse à invoquer
-pour l’assassin: c’est que celui-ci ne fait souffrir
-sa victime que quelques secondes, quelques
-minutes au plus, tandis que le mâle qui crée fait
-souffrir le lamentable, issu de son plaisir, quelquefois
-soixante ans.</p>
-
-<p>Homme, en possession déjà de la mentalité de
-l’avenir, j’entends ériger au-dessus de la Société et de
-la Nature une intelligence prépondérante. Je ne me
-réclamerai donc pas, devant vous, de l’exemple de la
-première et de la dialectique de la seconde qui me
-déterminèrent, cependant, comme j’ai eu l’honneur
-de vous l’exposer. J’ose donc espérer, Messieurs,
-que votre entendement se haussera jusqu’à l’aperception
-de mon personnage. Je me suis courbé, moi,
-comme tous les individus du reste, sous des impératifs
-contre lesquels la rébellion était vaine. Avec
-quelques Écoles modernes, j’aurai l’audace de
-poser en principe que <i>nul n’est responsable de ce qui
-est en lui</i> et, partant, que vous n’avez pas le droit de
-juger. Non, vous n’avez pas le droit de <i>punir</i>; vous
-avez seulement le droit de <i>prévenir</i>. Vous tolérez
-l’ignorance, la misère, la prostitution, l’atavisme et
-vous vous étonnez des fruits qu’ils portent. Désarmés,
-je le veux bien, devant les tares de l’hérédité,<span class="pagenum"><a name="Page_460" id="Page_460">[460]</a></span>
-vous reconnaissez spontanément que l’être qui les
-récèle n’en est point responsable, et cependant vous
-le flétrissez et le frappez quand, à l’instar de moi-même,
-il est déféré à vos tribunaux. Les <i>tarés</i> ne
-devraient pas procréer, et vous proscrivez l’avortement.
-Quelle logique! Vous ressemblez à des botanistes
-qui reprocheraient à la Ciguë, à l’Euphorbe,
-aux Strychnées d’être vénéneuses et qui s’acharneraient
-sur elles, briseraient leurs tiges, les décapiteraient,
-les brûleraient pour les punir des propriétés
-que la nature leur a conférées. Car, pour l’homme,
-il en est de même: vous ne pouvez pas conseiller la
-grande et scélérate Nature; il vous faut accepter
-les hommes qu’elle crée et ne pas leur en vouloir&mdash;ce
-n’est pas leur faute&mdash;s’ils sont mauvais. Vous
-ne pouvez que vous efforcer de les améliorer par
-une thérapeutique sociale, qui échouera encore dans
-la plupart des cas.</p>
-
-<p>Au lieu d’avoir des Cours d’assises, des Chambres
-correctionnelles, que n’avez-vous des Assemblées
-<i>préventives</i>, des Cliniques morales, des Conciles permanents
-de Justes ou de Sages&mdash;si la société actuelle
-en façonne encore&mdash;où tout individu, qui se sentira
-sur le point de verser dans le crime, viendra, après
-avoir crié sa détresse, chercher aide ou réconfort,
-secours matériel ou électuaire mental, quelles que
-soient ses peccadilles ou ses fautes préalables?
-Quand plus un seul être ne criera la faim, vous pourrez
-frapper seulement ceux qui volent, et quand l’atavisme
-ne fera plus payer aux fils les fautes des
-ascendants, vous pourrez frapper ceux qui tuent. Il
-y aura toujours des criminels, répliquez-vous. Et
-puis après? Puisque vous acceptez la cécité ou l’épilepsie,
-pourquoi, dans une vision supérieure, dans<span class="pagenum"><a name="Page_461" id="Page_461">[461]</a></span>
-une optique sereine qui prend son parti de l’Irrémédiable,
-ne soigneriez-vous pas le criminel, comme
-vous soignez les tuberculeux, par exemple, alors
-que le tuberculeux, lui aussi, sème la mort dans
-son entour? Pourquoi l’assassin, serait-il plus responsable
-du besoin de tuer que la Nature a insinué
-en lui, qu’il ne le serait de la phtisie qu’elle aurait
-pu glisser dans ses poumons, par exemple? Cet
-homme n’a pas demandé à vivre, par conséquent à
-être mauvais. Alors que vous en êtes arrivés à
-accepter, à vouloir guérir même, au nom de la collectivité,
-les tares physiques du citoyen, vous vous
-insurgez encore devant les tares morales tout aussi
-ineffaçables, peut-être. Quand les imbéciles ricanent
-au passage d’un infirme, d’un disgracié, vous dites
-spontanément, vous la mentalité supérieure:&mdash;Ce
-n’est point sa faute. Pourquoi ne diriez-vous pas d’un
-criminel:&mdash;Il n’est pas plus responsable de ses attirances
-néfastes que s’il était né borgne, aveugle ou
-bossu. Vous me rétorquez:&mdash;Mais à la suite de passions
-odieuses, on peut verser dans le meurtre alors
-que le fond primordial était bon. Eh, oui... Certains
-deviennent coupables par suite d’un concours de circonstances
-psychologiques ou de faits particuliers,
-comme ils deviendraient lentement aveugles, par
-exemple, sans rien pouvoir contre. Les malformations
-apparentes trouvent grâce devant vous, pourquoi
-le scélérat, qui n’est autre chose qu’un stropiat
-mental, ne serait-il pas amnistié par le philosophe
-qui, remontant de l’effet à la cause, de l’être
-créé à la cause créatrice, s’en prend à la Nature, à la
-Nature uniquement responsable, et la cite seule à la
-barre de l’humanité, en lui demandant compte de
-ses forfaits?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_462" id="Page_462">[462]</a></span></p>
-
-<p>Certes, vous auriez le droit de juger et de punir les
-hommes si le même tempérament moral, la même
-mentalité, les mêmes désirs, avaient été coulés en eux
-au début de leur vie. Alors, partis d’un point initial
-commun à tous, surveillés de près par une Société
-maternelle et soucieuse de faire triompher l’Ethique
-définitive, inexcusables seraient ceux qui s’écarteraient
-de la route commune pour s’orienter vers le
-Mal. Mais votre Société se désintéresse des êtres qui
-la composent, ne les découvre que lorsqu’ils ont failli,
-et la Grande Force agissante se moque de vos lois
-puériles et de vos clabaudements. Le caractère, les
-aspirations, les tendances, tout le réel, le <i>moteur</i>
-d’un être, en un mot, vous échappent; <i>vous ne pouvez
-comprendre la genèse d’un acte</i> et vous vous
-érigez en justiciers! L’individu élaboré par ce qu’une
-philosophie appelle la Matière et ce que d’autres
-appellent Dieu, l’individu, suscité pour être actionné
-dans tel ou tel sens, ne peut pas plus résister à ses
-rouages moraux, aux <i>bielles</i> mystérieuses qui sont en
-lui, que les machines que vous construisez, vous-mêmes,
-pour un but défini. Pas plus que ces dernières,
-il n’a pouvoir de raisonner ni d’abolir sa <i>dynamique</i>
-intérieure. Encore une fois, la Nature, Volonté atroce,
-qui engendre le Mal et la douleur à sa fantaisie, se
-plaît aux complications; elle a horreur de cette uniformité
-qu’ont décrétée les Sociétés humaines. Et,
-tant que vous ne l’aurez pas astreinte à doser les
-êtres suivant les intérêts de votre civilisation ou les
-préceptes de vos morales contingentes et protéiformes,
-votre justice ne reposera sur aucun principe
-vraiment équitable, ne se pourra légitimer devant
-aucune conscience...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_463" id="Page_463">[463]</a></span></p>
-
-<p class="pc xlarge">&#8258;</p>
-
-<p class="p1">Comme le Président des assises, estimant sans
-doute qu’il avait fini de discourir, étendait la main
-pour lui retirer la parole, l’accusé protesta.</p>
-
-<p>&mdash;Messieurs, je suis loin d’avoir fini... Ce que
-vous venez d’entendre n’est que la première partie
-de mon plaidoyer personnel; je vais m’autoriser à
-plier, à articuler la seconde sur la petite charnière
-qui les relie l’une à l’autre. Mais, auparavant, je
-demanderai à mon avocat de vouloir bien me faire
-la gracieuseté d’un de ces bonbons qui aident sans
-doute à saliver, et dont je lui ai vu faire usage tout
-à l’heure...</p>
-
-<p>Maître Pompidor, sans rancune et en toute bonne
-grâce, ayant obtempéré avec un sourire, M. Eliphas
-de Béothus, après avoir croqué la pastille, repartit au
-bout d’une minute, la main ponctuante et la parole
-toujours incisive.</p>
-
-<p>&mdash;Messieurs, voici comment j’aurais plaidé, voilà
-comment j’aurais fait ma propre psychologie, voilà
-comment j’aurais dialectiqué, et voilà comment, après
-m’être défini moi-même, j’aurais établi votre impuissance
-à connaître les mille et trois facteurs d’un
-acte, et partant votre inaptitude à condamner, si je
-me nommais réellement Eliphas de Béothus, si, tel
-M. Sully Prudhomme, j’étais la résultante d’une fornication
-de bonnetiers enrichis, ainsi que le prétend
-encore l’accusation.</p>
-
-<p>Mais je n’ai argumenté comme je viens de le faire;
-je n’ai été de moi-même au devant d’une peine terrible,
-que dans la certitude qu’il vous serait impossible
-de me frapper lorsque je me rasseoirai après ma<span class="pagenum"><a name="Page_464" id="Page_464">[464]</a></span>
-définitive péroraison. Aussi, me suis-je amusé à
-manier l’arme, toujours dangereuse pour un accusé,
-d’une logique implacable au lieu de nier avec acharnement,
-tel un politicien concussionnaire, ou bien
-encore d’apparaître à vos yeux comme travaillé,
-fouillé vif par les tenailles rougies d’un remords du
-meilleur aloi. J’ai réservé, en effet, pour la dernière
-phase, la dernière reprise de cette passe d’armes, la
-circonstance accessoire, la contingence vile à mes
-yeux, n’ayant aucune valeur logique, morale ou
-rationnelle, mais qui, cependant, et pour cela même,
-va me faire acquitter tout à l’heure. Bien que je voie
-en ce moment, sur les bancs du jury, le bookmaker
-qui en fait partie, offrir à ses collègues, <i>en payant
-dix</i>, le pari que je ne sauverai pas ma tête, je vous
-affirme et vous réitère que ma condamnation est impossible.
-Et je m’attache, dès maintenant, à vous
-convaincre de cette évidence...</p>
-
-<p>Messieurs, l’état civil que le ministère public a
-bien voulu m’octroyer ne m’est pas applicable. Les
-papiers qui le composent, je les ai achetés. Je n’ai
-point été conditionné par les soubresauts passionnels
-d’un ménage de bonnetiers; mes yeux ne se
-sont point ouverts, pour la première fois, sur la
-hideur du monde, dans la bonasse rue Saint-Denis,
-et mon nom ne saurait être Béothus, comme vous
-paraissez le croire, malgré tout. Ah! je me nomme
-d’un bien autre nom, allez! Et quand je l’aurai proféré,
-d’ici une heure, à peu près, il n’y aura point
-assez de gardes en cette enceinte pour la faire évacuer,
-dans la terreur où vous serez tous, magistrats
-et jurés, que j’en dise plus long encore.</p>
-
-<p>Loin, bien loin d’ici, dans un des plus vieux palais
-d’Europe, où il est de règle depuis longtemps déjà de<span class="pagenum"><a name="Page_465" id="Page_465">[465]</a></span>
-vivre et de réaliser au naturel les drames Shakespeariens,
-dans un palais où les Hamlet ne se comptent
-plus, où il y a toujours de nombreux convives autour
-d’un perpétuel et mystérieux banquet d’Inverness
-ou de Meyerling, dans un palais où les princesses du
-sang descendent volontiers des marches du trône
-sur le trottoir, le plus glorieux des médecins de la
-ville trancha un jour mon cordon ombilical, et, m’enlevant
-du paquet d’immondices verdâtres où s’était
-parachevée ma floraison, il me jeta dans la vie.</p>
-
-<p>Je me crois autorisé à dire qu’en aidant les nouveau-nés
-à conquérir ainsi l’existence, avec tout ce
-qu’elle comporte immuablement de hontes et de
-douleurs, les chirurgiens ne commettent pas un acte
-dont ils puissent se réclamer devant les esprits
-affranchis des opinions toutes faites. Comme le dit
-Montesquieu: «Ce n’est pas à la mort des personnes
-qu’il convient de pleurer, mais bien à
-leur naissance.» Où est-il donc, en effet, celui qui
-dans l’âge mûr ne regrette point de n’avoir pas été,
-en naissant, empoisonné par le méconium ou étranglé
-par le forceps. Qu’on me le montre, l’homme
-intelligent qui se félicite de vivre! Quand votre civilisation
-décrète qu’il est licite de jeter un être dans
-la vie, est-ce qu’elle n’agit pas comme la Rome
-antique qui jetait le vaincu, armé d’un épieu, aux
-fauves de l’arène? l’enfant que vous lancez dans le
-monde se trouvant, dès sa naissance, aux prises avec
-les monstres, les fauves bien autrement redoutables
-de la vie, qui s’appellent: le typhus, la tuberculose,
-le mensonge, la laideur, la cautèle et l’imbécillité. Et
-il ne leur échappera momentanément que grâce à
-une suite de hasards quasi-miraculeux, pour succomber,
-tôt ou tard, sous leurs griffes forcenées.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_466" id="Page_466">[466]</a></span></p>
-
-<p>Mais vos esprits indéfrichables, Messieurs, où les
-idées conventionnelles et les préjugés poussent
-comme des ronciers hargneux et des orties arborescentes,
-ne vous permettent pas de goûter la sublime
-grandeur et la sauvage beauté de ces considérations
-nihilistes. Vous êtes enlizés dans les préjugés et la
-routine comme le coléoptère merdiphage dans son
-caca nourricier. Je reviens donc à moi-même, pour
-poursuivre, sans digressions désormais, le cours de
-mon récit.</p>
-
-<p>Mes regards tombèrent, dans l’enfance, sur ce
-que l’humanité compte de plus servile; on ne me
-parlait qu’à la troisième personne et je n’étais pas
-encore sevré, ni tout à fait maître de réfréner l’exode
-intempestif de mes excrétions, que l’on me traitait
-déjà d’Altesse Royale. Mes jeunes ans s’écoulèrent
-donc circonscrits par un horizon de dos courbés, dans
-un milieu de servilité, de duplicité, d’hypocrisie, de
-vaine étiquette et d’abjecte platitude. Jamais, vous
-entendez, jamais je ne connus comme les autres
-enfants la joie de jouer sans contrainte ni de parler
-loin des pédagogues. Un peuple d’esclaves chamarrés,
-de valets coruscants, de courtisans aplatis au ras
-des planchers, veillait sur moi pour m’insuffler
-son âme sordide, pour m’apprendre les conventionnels
-propos d’où la sincérité, l’enthousiasme, l’épanchement
-juvénile, étaient proscrits par les règles du
-protocole.</p>
-
-<p>Et la Nature, par paradoxe sans doute, m’avait
-doué d’un esprit spéculatif et d’un lancinant et précoce
-besoin d’observer! Mon âme, blottie à l’arrière
-d’un extérieur apathique, interrogeait les choses, s’efforçait
-de scruter les êtres et les faits parmi lesquels
-se déroulait ma vie coutumière, et sur lesquels,<span class="pagenum"><a name="Page_467" id="Page_467">[467]</a></span>
-vaguement, je devinai qu’on ne me disait point la
-vérité. Car ce fut une des douleurs les plus vives, un
-des deuils les plus tenaces de mon existence d’enfant,
-de m’apercevoir un jour, qu’à propos de tout, les
-hommes mentaient autour de moi. J’avais vu tuer
-des animaux sous mes yeux, j’avais vu mourir un
-jour un vieux serviteur, et j’avais entendu des cris de
-souffrance. Quand je questionnai là-dessus le vieil
-abbé qui me servait de précepteur, il me répondait
-que les animaux avaient été créés par Dieu pour
-servir aux besoins de l’homme ou à sa nourriture,
-que leur souffrance ne comptait pas, puisqu’ils
-n’avaient point d’âme; quand je lui demandai: pourquoi
-la mort? il m’enseignait qu’elle était la conclusion
-de la vie et permettait au juste de gagner le ciel;
-et quand je lui répliquai: alors pourquoi la douleur,
-Dieu, qui est juste, n’aurait-il pas pu nous donner le
-bonheur sans cette épreuve? il se perdait en des
-considérations théologiques, et absorbait d’une seule
-narine le contenu de sa tabatière. Déjà je me faisais
-une triste idée du pion constipé, du vieillard
-hargneux, qui trône dans les espaces. Puis, toujours
-ma pensée revenait à ceci: l’homme ne peut donc
-soutenir son existence qu’en suppliciant des créatures
-inférieures, qu’en faisant couler le sang, qu’en
-mangeant des proies mortes, et qu’en dupant effrontément
-son prochain pour excuser ses fautes ou ses
-crimes. Et par delà tout ceci je pressentais confusément
-bien d’autres épouvantes, bien d’autres forfaits
-encore. Tout me semblait affreux, mon esprit,
-déjà, était martyrisé par l’idée que jamais ces choses
-qui me faisaient mal ne prendraient fin, puisque mes
-semblables les accomplissaient avec sérénité, et
-qu’ils croyaient en une divinité encore plus monstrueuse<span class="pagenum"><a name="Page_468" id="Page_468">[468]</a></span>
-qu’eux-mêmes, laquelle avait ordonné tout
-cela.</p>
-
-<p>J’avais perçu aussi derrière les portes d’immondes
-propos de laquais; j’avais assisté à d’innommables
-scènes que, plus tard, je sus être de l’amour, et mon
-âme trop fine, trop sensible, dans l’effroyable et
-prématuré besoin de savoir qui la rongeait, me faisait
-rechercher la société des domestiques, car
-j’avais démêlé qu’eux, parfois, à l’encontre de mon
-professeur, disaient la vérité sur certains points qui
-m’intéressaient. Seulement, tout fiers de m’apprendre
-quelque chose, ils me parlaient avec gouaille, en
-employant des mots orduriers. Comme eux, je devenais
-sournois, rétractant, la minute d’après, ce que
-je venais d’exprimer, et le vieux prêtre, après avoir
-deux ou trois fois constaté le fait, hocha la tête avec
-satisfaction et me demanda un jour si je ne voudrais
-pas, plus tard, au lieu d’être fringant officier,
-devenir un prince de l’Église. Si je répugnais à
-entrer dans les ordres, ajoutait-il, il croyait démêler
-déjà que mes qualités me permettraient de briller
-dans la conduite d’un État. Et il m’inculquait les
-rudiments de l’histoire, me parlait des batailles où
-Dieu avait assisté le plus fort et lui avait donné la
-victoire après un massacre de trente ou de soixante
-mille hommes. Alors je courais vers les offices, près
-des écuries, et, tapi sournoisement, je regardais le
-cuisinier couper le cou à un canard, essuyer ses
-mains rougies aux plumes encore frémissantes, pour
-essayer de me représenter, en multipliant cette horreur,
-ce que devait être le massacre de trente mille
-hommes. On me retrouvait pleurant, dans un angle
-de couloir, les dents claquantes, le front couvert de
-sueur, et lorsqu’on sollicitait de moi le motif de<span class="pagenum"><a name="Page_469" id="Page_469">[469]</a></span>
-mes larmes, je répondais: c’est Wilhelm, le premier
-valet de chambre, qui m’a pincé. Dans mes promenades
-à cheval, au travers des campagnes environnantes,
-je voyais des paysans s’acharner sur la terre,
-travailler de longues heures, le corps ployé en deux,
-mener la charrue sous l’âpre bise de décembre, ou
-couper les blés sous l’affolant soleil d’août qui
-dévore les cervelles. J’eus un jour la curiosité de
-m’approcher d’eux comme ils s’étaient interrompus
-pour prendre leur repas, et je restai stupéfié en
-voyant qu’ils mangeaient du pain noir, dur comme
-du silex, et du lard rance couleur de rouille dont les
-chiens courants de mon père n’eussent pas voulu. Je
-questionnai le vieil abbé.&mdash;La terre qu’ils cultivent
-ne leur appartient donc pas? Il éclata de rire:&mdash;Pourquoi
-voulez-vous qu’elle leur appartienne? Dieu les
-a créés pour ensemencer vos champs, Monseigneur.
-Rien ne leur appartient en propre que leur âme et
-encore la perdent-ils le plus souvent. Mais ne les
-plaignez pas, ils sont libres, bien qu’on ait eu tort
-sûrement, de les émanciper du servage que Dieu
-avait ordonné...</p>
-
-<p>Le même après-midi, nous allâmes visiter une
-aciérie. Là, devant le brasier flamboyant des fours à
-puddler, parmi un décor infernal, j’aperçus des hommes
-demi-nus, cuits vivants dans leur propre sueur,
-rissolés au passage par les effroyables flammes dardées
-des foyers gigantesques, des êtres n’ayant plus
-rien d’humain, brandissant des pelles immenses,
-luttant à coups de ringard contre les rigoles,
-contre les ruisseaux de fonte en fusion crachant des
-étincelles et des vapeurs sifflantes, qui les encerclaient
-et menaçaient à chaque seconde de les
-engloutir.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_470" id="Page_470">[470]</a></span></p>
-
-<p>L’abbé lui-même formula ma pensée.&mdash;C’est l’enfer,
-me dit-il, vous irez dans un endroit semblable, après
-votre mort, Monseigneur, si vous n’avez pas servi
-les desseins de Dieu. Et je sus que ces hommes, eux
-aussi, mangeaient à peine à leur faim, mais que l’usinier,
-leur patron, était le roi des aciers, c’est-à-dire
-un des plus fabuleusement riches parmi les riches.
-J’appris qu’ils souffraient cette géhenne pour fabriquer
-des canons afin de tuer d’autres hommes.&mdash;L’agriculture
-et l’industrie! résumait, la main en l’air, mon
-professeur didactique: ce qui fait la richesse d’une
-nation que Dieu protège, Monseigneur. Toujours, il
-me parlait de cette divinité invisible qui me semblait
-patronner tout ce qui était injuste, tout ce dont
-souffraient mes neuves sensations et mon jeune esprit
-éveillé trop tôt.</p>
-
-<p>Quand je le questionnai sur Ses desseins, sur les
-moyens par Elle employés pour convaincre l’humanité
-de son existence, il me parlait de la révélation
-et des miracles, me citait les pastours et les vachères
-auxquels Elle était apparue dans les champs ou
-dans les grottes. Alors je m’étonnais que Dieu eût
-préféré s’exhiber sans contrôle à des gardeuses d’oie
-hystériques au lieu de surgir tout à coup au milieu
-des multitudes assemblées ou quand les foules, ainsi
-qu’on me le disait, criaient parfois d’angoisse vers
-Lui en dressant des bras implorateurs. Comme on
-m’avait déjà incité à raisonner droitement à l’aide de
-la logique, je ne trouvais là aucune marque de l’Intelligence
-qui avait dû ordonnancer le monde. Et
-quand nous revenions, moi toujours triste et le vieux
-prêtre toujours guilleret, des mendiants, une nuée
-de miséreux en haillons, couraient vers nous, la main
-faisant sébille. Lui, me défendait de leur donner<span class="pagenum"><a name="Page_471" id="Page_471">[471]</a></span>
-trop pour ne pas encourager le vice, disait-il. Et je
-me rappelais que chez nous, souvent, j’avais vu la
-livrée ivre se battre jusqu’au sang; je me rappelais
-que deux gentilshommes avaient été surpris dans un
-salon de jeu, trichant au baccara, et que Tiercelet, le
-grand piqueur roux, m’avait dit, un soir, en riant,
-que ma sœur aînée «avait plusieurs amants», ce
-qui me semblait être du vice aussi et du meilleur.
-Une fois, un de ces mendiants me stupéfia. Devant
-nous, sur la route, il fouillait un tas de crottin de
-ses maigres mains, semblait positivement le picorer
-avec ses doigts, et emplissait ensuite une écuelle
-de terre avec ce qu’il en extrayait.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce qu’il fait donc? demandai-je, intrigué.</p>
-
-<p>&mdash;Il ramasse les grains d’orge et les grains
-d’avoine que les chevaux n’ont pas digérés, afin d’en
-faire une bouillie pour lui et ses enfants. C’est un
-juif; il ne mérite aucune pitié...</p>
-
-<p>Ainsi, ainsi, à part quelques heureux comme moi,
-qui détenaient toute la richesse, et à qui, dès le premier
-âge, on enseignait l’aridité du cœur et l’atroce
-égoïsme, il n’y avait donc que des misérables ou des
-résignés sur la Terre!</p>
-
-<p>Alors une voix profonde, une voix plus forte que
-celle de mes maîtres, s’éleva pour crier en moi:</p>
-
-<p>&mdash;Ce n’est pas juste! ce n’est pas juste!</p>
-
-<p>Et pendant des années, mon existence se prolongea
-pareillement. Des bons soins de l’abbé, je passai à
-ceux d’un Jésuite qui m’apprit à mentir avec science
-et génie.</p>
-
-<p>&mdash;Dieu lui-même ne dit jamais sa pensée; imitez-le,
-Monseigneur, et vous deviendrez un prince
-célèbre, affirmait-il, le regard sinueux et la lèvre<span class="pagenum"><a name="Page_472" id="Page_472">[472]</a></span>
-pincée. Puis un bataillon de professeurs hiérarchisés
-succéda à l’Ignacien. Mais tous, quels qu’ils fussent,
-prêtres ou laïques, me dupèrent avec méthode, travestirent
-la réalité du monde, arrangèrent l’Histoire
-et la Vie, comme me l’apprirent des livres: l’immense
-Rabelais, les Encyclopédistes, les auteurs du
-<span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle: Montesquieu, Condorcet, d’Alembert,
-Voltaire, Diderot, les poètes: Gœthe, Vigny, Léopardi,
-les penseurs comme Bayle, Proudhon, Buchner,
-Renan et le Maître incontesté des libres intelligences:
-j’ai nommé Schopenhauer, que je fis acheter en
-cachette parce qu’on les avait vilipendés devant moi.
-A la bouche de tous ceux qui m’approchent, purule
-le mensonge, pensai-je; ces livres doivent être beaux
-puisqu’on m’affirme qu’ils sont odieux. D’ailleurs, est-ce
-que les crabes peuvent juger les goëlands? me
-dis-je, en évoquant mes professeurs qui expertisaient
-les grands hommes. Et ils me façonnèrent. Là, toute
-ma prescience d’adolescent trop sensitif, toutes mes
-inductions personnelles vinrent se vérifier avec une
-précision mathématique.</p>
-
-<p>Tous les mois, l’Empereur venait nous voir. C’était
-un grand vieillard, svelte et droit, staturé en force
-comme un coltineur de Trieste, et qui en avait, à
-peu de chose près, la mentalité. L’Impératrice, sa
-femme, avait été d’une beauté sensationnelle et d’une
-intelligence, d’une cérébralité véritablement indécente
-parmi les Cours européennes.</p>
-
-<p>Amoureuse de toutes les œuvres de l’esprit, passionnée
-d’art, miraculeusement compréhensive, un Sophocle
-ou un Euripide eussent, à peine, été dignes de
-son choix et de sa couche. Elle était mariée avec un
-balourd qu’elle fuyait onze mois sur douze pour aller
-vivre à Capri, dans une villa grecque, au péristyle<span class="pagenum"><a name="Page_473" id="Page_473">[473]</a></span>
-de marbres rares, aux colonnes doriques, au pur
-fronton, qu’elle avait fait élever d’après le modèle de
-celles qui, jadis, ourlèrent le Pnyx ou le Céramique.</p>
-
-<p>L’Empereur se consolait en allant chasser l’isard
-dans le Tyrol ou la gélinotte en Styrie.</p>
-
-<p>Invariablement, il parlait chasse avec mon père.</p>
-
-<p>&mdash;Il me part un coq de bruyère à 50 pas... vous
-comprenez, duc... un coq de bruyère... je récite la
-moitié d’un <i>ave</i>, les dix premiers mots d’un <i>pater</i>,
-et je l’abats... à plus de 60 toises...</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je sais, répliquait mon auteur, vous êtes le
-premier fusil de la planète, Sire... vous aimez la virtuosité...
-vous ne tirez jamais de suite.</p>
-
-<p>&mdash;C’est ça... c’est parfaitement ça... autrement mes
-gardes en feraient autant...</p>
-
-<p>Et il prenait mon père par le bras, s’épanchant
-alors sur le compte de l’Impératrice.</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez qu’elle est folle... voilà qu’elle s’est
-toquée des œuvres d’un poète juif... un nommé
-Henri Heine... Connaissez-ça, vous?...</p>
-
-<p>&mdash;Connais pas, ne lis jamais de saletés, Sire...
-Mort aux juifs!...</p>
-
-<p>Une fois par semaine, je voyais ma mère qui avait
-un évêque pour amant. Et cela n’étonnait personne
-dans ce milieu où les coutumes féodales s’alliaient
-aux mœurs florentines.</p>
-
-<p>Elle me faisait mander dans son oratoire, me
-posait la main sur l’épaule, sans jamais m’adresser
-la parole, me tenant une minute sous la radiation de
-son œil bleu, pour me renvoyer après avoir déposé
-sur mon front un baiser distrait qui sentait le musc et
-l’encens d’église. Mon père, l’être responsable du
-crime de m’avoir enfanté, ne s’inquiétait pas de moi
-deux fois dans l’année. Le bruit courait dans le<span class="pagenum"><a name="Page_474" id="Page_474">[474]</a></span>
-château qu’il était au début d’une paralysie
-générale, tare de notre maison. C’était un petit
-homme qui, bien qu’il n’eût pas plus de cinquante
-ans, assumait déjà l’apparence vétuste d’un vieillard
-tout cassé et égrotant. Il passait ses journées dans
-une immense volière qu’il avait fait construire dans
-le palais en abattant les cloisons de quatre grandes
-salles. Quinze cents oiseaux de tous pays et de tout
-plumage voletaient, piaillaient, bruissaient dans ce
-hall treillagé, et mon père ne voulait laisser à personne
-le soin de remplir leurs mangeoires ou de
-nettoyer leurs déjections. Constamment, il allait
-parmi eux, en basquine de soie violette,&mdash;car il
-affectionnait, dans le privé, les habits d’ancien
-régime&mdash;les mains pleines de mil ou de chénevis,
-incitant de la voix les serins néerlandais ou les perruches
-du Brésil à venir prendre leur nourriture
-dans ses paumes ouvertes.</p>
-
-<p>Pendant de longues heures, on entendait ses
-petit... petit... cui... cui... frou... frou... Et quand il
-était fatigué, il s’asseyait dans un large fauteuil à
-oreillettes et, béat, considérait ses oiseaux d’un œil
-extatique, ne s’arrêtant de rêvasser que pour essuyer
-d’un mouchoir de batiste, au chiffre impérial, les
-fientes tombées sur le dos ou les épaules de son
-habit. Souvent on lui apportait là les pièces à signer
-par délégation, les pièces d’État que, parfois, les
-bestioles irrévérencieuses blasonnaient à leur tour
-d’un sceau blanchâtre, d’une pastille molle et intempestive,
-que le chambellan, lui, recouvrait gravement
-de poudre d’or.</p>
-
-<p>&mdash;Petit... petit... cui... cui... cui... frou... frou...
-frou... faisait mon père en apposant son parafe,
-infatigablement, et sans lire jamais.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_475" id="Page_475">[475]</a></span></p>
-
-<p>Il avait eu, paraît-il, des chagrins d’amour dans sa
-jeunesse. La diplomatie, en mariant à un autre prince
-la femme qu’il aimait, lui avait porté un coup terrible.
-Immédiatement, il était devenu poète, passant
-ses nuits à composer des vers élégiaques dans lesquels
-il prenait les nuages, les étoiles, le soleil et la
-lune, la lune surtout, à témoin de son malheur. On
-m’avait montré ses poèmes en me disant que, moi
-aussi, je n’aurais pas le droit de choisir ma fiancée,
-car cet avantage que possède le dernier des rustres
-est refusé à la souche royale, pour motifs supérieurs
-et raison d’État. Une autre de ses passions
-était de panneauter des chats&mdash;ennemis nés des
-oiseaux&mdash;de les prendre au traquenard d’une chatière.
-Ce sport, seul, atténuait pour lui le deuil de
-ne pouvoir chasser, par suite de l’état débile de sa
-santé. Il avait fait lâcher un peuple de matous à travers
-le palais, et tous les caniveaux, tous les recoins
-des cours, étaient semés de ces pièges, de ces chausse-trappes
-qu’il amorçait d’un morceau de viande saigneuse.
-Quand un chat était pincé, l’ancien maître
-d’équipage sonnait du cor à pleines lèvres, faisant
-entendre l’hallali triomphal. Et mon père quittait
-ses oiseaux, accourait tout joyeux, en boitillant,
-appuyé sur sa canne, toussant, crachant, par les vestibules
-et les perrons, pendant que les familiers et
-les larbins s’écartaient chapeau bas.&mdash;Plus vite, plus
-vite, Frédéric, criait-il au grand laquais galonné, en
-culottes de soie et en catogan, qui le suivait à dix pas,
-portant à la main des pots de couleur et des pinceaux.
-Alors, pendant que le valet maintenait la
-malheureuse bête prisonnière, mon père longuement
-la peignait avec délices, en bleu, en rouge, en
-vert, lui attachant par surplus une casserole à la<span class="pagenum"><a name="Page_476" id="Page_476">[476]</a></span>
-queue. Puis, il la lâchait brusquement, roulait parfois
-à terre, tant il riait d’un petit rire aigu, devant le
-bond désordonné, la trajectoire folle du chat terrifié
-qu’on libérait enfin.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ah! comme il court! On dirait l’Italien à
-Custozza.</p>
-
-<p>Et il retournait à ses oiseaux.</p>
-
-<p>Un soir, le Surintendant de Police nous le ramena,
-car depuis trois jours il avait disparu du château. Il
-avait été arrêté dans un jardin public de la Capitale
-voisine, à la nuit tombante, sous la pluie rageuse
-d’un après midi de mars. Mon père, en cette circonstance,
-était, paraît-il, accompagné de deux individus
-entre lesquels il marchait pendant que l’un
-d’entre eux&mdash;celui de gauche&mdash;tenait un large
-parapluie destiné à abriter le déambulant trio. Vingt
-fois ainsi, revenant sur leurs pas, ils avaient parcouru
-une allée écartée, cependant que mon père...
-comment dire cela?... je n’ose... cependant que mon
-père, de chacune de ses mains, travaillait ses compagnons,
-comme le duc d’Angoulême avait l’habitude
-de se travailler soi-même...</p>
-
-<p>L’Empereur, à la suite de cet incident, donna
-l’ordre de ne plus le laisser sortir. Et désormais, il
-vécut dans sa volière où il avait fait dresser un lit, et
-dans laquelle on lui portait ses repas. Il ne voulait
-plus voir personne, et si parfois quelqu’un s’approchait
-des grillages, un être étrange, en habit de
-cour, enlinceulé de blanc par les fientes des oiseaux,
-s’offrait à sa vue qui, d’une voie cassée, chantait des
-<i>lieds</i> d’amour et faisait des vers en comptant sur
-ses doigts. Deux ou trois fois par mois, seulement, le
-maître d’équipage venait le chercher pour forcer un
-chat.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_477" id="Page_477">[477]</a></span></p>
-
-<p>A l’époque de ma puberté, dois-je vous le dire?
-les chambrières ne manquèrent pas de m’enseigner
-l’accouplement, de me faire goûter à leurs caresses
-vicieuses, de m’initier à des dérèglements sournois,
-pendant que leurs amants, les valets de chambre,
-me suggéraient des habitudes, des travers de prisonnier.</p>
-
-<p>&mdash;Avec ça on devient un grand prince; on évite
-l’écueil des femmes, me disaient-ils en fanfaronnant
-dans leur turpidité et leur cynisme. Aucun d’eux ne
-manifestait la moindre crainte au sujet d’un renvoi
-possible. Qui donc oserait les chasser? Ils avaient
-bien trop de secrets. Et, moi, je leur étais reconnaissant,
-car ils m’apprenaient tous les potins, tous les
-scandales, toutes les hontes de la ville et de la cour.</p>
-
-<p>A dix-huit ans, on me questionna sur mes goûts;
-on me demanda si j’avais fait choix d’une carrière.
-Je répondis sans hésiter que je voulais servir l’Église,
-que depuis soixante ans ma famille n’avait fourni
-aucun cardinal à la chrétienté, et que je réparerais
-cette lacune de ma lignée. Tous les miens me félicitèrent,
-et pendant deux jours, comme faveur et témoignage
-insigne de satisfaction, mon père qui était sorti
-de sa volière&mdash;ce qui ne lui arrivait plus deux fois
-par année, peut-être&mdash;m’autorisa à assister, à sa
-droite, au laisser-courre de ses chats. Ma mère, elle,
-me fit cadeau de son médaillon enrichi de brillants,
-et l’évêque, son amant, m’embrassa au front, de
-ses lèvres peintes. Alors, je fus déféré à tout un lot
-de théologiens chargés de me donner l’enseignement
-sacerdotal.</p>
-
-<p>Pendant vingt-quatre mois, Messieurs, je témoignai
-de la ferveur la plus grande, de la piété la plus édifiante;
-pendant vingt-quatre mois, je ne levai pas<span class="pagenum"><a name="Page_478" id="Page_478">[478]</a></span>
-trois fois peut-être les yeux sur les gens pour les
-dévisager, car le regard de mon semblable me
-paraissait toujours être un outrage à moi-même. Cela
-fera un saint, disaient les soutaniers, mes professeurs,
-qui vivaient dans un perpétuel émerveillement. Et
-la veille même de mon ordination, je priai mon père
-de les réunir avec ma mère et mes autres parents,
-dans la grande salle du palais, pour ouïr, de ma
-bouche, une déclaration importante. Quand tous
-furent assemblés, quand d’un signe, l’auteur de mes
-jours, m’eut autorisé à parler, je tirai de ma poche
-un petit manuscrit, fruit de mes veilles littéraires, et
-je me mis en devoir de le leur lire incontinent.</p>
-
-<p>Cette nouvelle, Messieurs, vous n’en serez point
-privés. La voici...</p>
-
-<p>Et, comme il en avait menacé l’auditoire, l’accusé
-sortit de sa poche un fascicule broché et donna lecture
-de ce morceau:</p>
-
-<p class="pc2 mid">CONTE BIBLIQUE.</p>
-
-<p class="p1">Marie de Béthanie, debout sur le seuil de sa maison,
-scrutait de sa prunelle saphirine des lointains poudreux
-de la route de Jérusalem, que rejoignait, là-bas,
-vers l’horizon, un grand ciel de pyrope et de
-safran, balafré par les stries violâtres du soleil au
-déclin. Une tiédeur douce, une onde de joie chaude,
-enchantait tout son être, quand aux heures du soir,
-comme en ce jour, elle attendait son nouvel amant,
-le Nazaréen, à la parole balsamique et aux cheveux
-volutés. Marie, cependant, n’était point entièrement
-heureuse. Un pli soucieux creusait son front, exhaussé
-par un cimier de nattes couleur de cuivre, lorsqu’elle<span class="pagenum"><a name="Page_479" id="Page_479">[479]</a></span>
-venait à songer que jamais encore, malgré ses plus
-vives instances, le nouveau Prophète n’avait consenti
-à partager complètement sa vie. Pourtant,
-depuis la dernière Pâque, elle vivait dans l’espoir
-qu’il cèderait enfin. Et, pour subvenir aux charges
-lourdes de l’existence commune, le plus souvent
-possible, elle dérobait à la rapacité de sa mère la
-majeure partie des monnaies diversement effigiées,
-avec lesquelles les centurions du Proconsul acquittaient
-le loyer de son corps.</p>
-
-<p>La mère de Marie de Béthanie avait fourni à Rome
-une belle et longue carrière de mérétrice retentissante.
-Pendant vingt-cinq années au moins, l’or
-fumeux de ses cheveux roux avait été chanté en vers
-hexamètres, glyconiques, phaleuces ou asclépiades par
-les plus réputés des poètes qui florissaient dans la
-ville des Césars, et souvent on s’était égorgé pour elle
-dans le camp des Prétoriens. A quarante ans, quand
-elle était belle encore, elle s’était repentie d’avoir
-délaissé les cataphractaires ou les chrysaspides du
-Palatin pour les porteurs de lyre, car, l’un d’entre
-eux, après avoir juré, sans doute, de mourir de façon
-bizarre et inusitée, avait fait d’elle une infirme dont
-le visage ne pouvait plus que semer l’épouvante.
-Ayant acquis, moyennant quinze aureus, la faveur
-d’être aimé une nuit, il avait sournoisement
-bu l’euphorbe avant les étreintes, puis s’était lié à la
-mère de Marie par un réseau de cordes fines qu’il
-avait, dans une rage d’amour décuplée par l’approche
-de la mort, serrées comme au cabestan. Cinq
-heures durant, il avait hoqueté, écumé et pantelé
-dans les affres de l’agonie, ponctuant les joues, le
-front et les lèvres de la courtisane de la mousse verdâtre
-de ses derniers spasmes. Et, lorsqu’au matin<span class="pagenum"><a name="Page_480" id="Page_480">[480]</a></span>
-des voisins, attirés par ses hurlements, étaient entrés
-chez la courtisane, ils l’avaient trouvée accolée à un
-cadavre déjà froid et couleur de bronze oxydé. L’épouvante
-de la malheureuse avait été telle que son
-visage s’était tordu comme en une convulsion tétanique
-qui ne devait plus disparaître, et que ses yeux
-la veille encore si beaux, semblaient converger toujours
-vers la même horreur, dans un strabisme définitif.</p>
-
-<p>Aussi, la mère de Marie, de retour à Jérusalem,
-avait-elle décidé que sa fille ne servirait jamais qu’au
-plaisir des militaires qui lui avaient laissé de bons
-souvenirs, et avec lesquels pareille aventure n’était
-point à redouter, car s’ils s’entretuaient parfois après
-les orgies, ils étaient notoirement incapables, par pur
-dilettantisme, de pareils détraquements.</p>
-
-<p>Les centurions de la légion de Judée aimaient en
-Marie de Béthanie la facile composition. D’humeur
-passive, elle ne les injuriait pas au matin quand il
-leur arrivait de se refuser à verser le salaire que,
-par Perséphone, ils avaient juré la veille. Sa chair
-de blonde toujours amoureuse était en grande réputation
-à Iérouchalaïm. Des lettrés qui faisaient profession
-de n’aimer que les Grecques s’étaient même
-discrédités auprès de leurs pairs en recherchant ses
-faveurs, qu’elle leur avait refusées par surcroît. Et
-ceux-ci s’en allaient répétant, comme excuse spécieuse
-à leur faiblesse, qu’elle pouvait à la rigueur
-passer pour une femme d’Ithaque ou de Céphalonie,
-puisqu’elle savait danser aux crotales tout comme les
-filles de l’Archipel.</p>
-
-<p>Marie jouissait d’une large aisance jalousée par la
-plupart de ses compagnes. Si le Nabi devait se refuser
-toujours à vivre sous son toit, elle pouvait tout<span class="pagenum"><a name="Page_481" id="Page_481">[481]</a></span>
-au moins, songeait-elle, l’arracher à la grande route
-et, comme deux ou trois de ses amies l’avaient fait
-pour des garnisaires, le mettre dans ses meubles,
-dans des meubles de cèdre ou de santal précieux, et
-lui acheter des toiles de Perse et des manuscrits
-hellènes, pour orner sa demeure ou son esprit. Oui,
-l’avoir constamment près d’elle, ne le quitter que
-pour satisfaire rapidement, le plus rapidement possible,
-et comme à la dérobée, aux exigences de sa
-profession! Cette pensée la confortait quand ses
-nuits étaient prises par les caresses vénales.</p>
-
-<p>De beaucoup, elle préférait son destin à celui de
-sa sœur Marthe occupée aux besognes ménagères,
-alors que son frère Lazare, associé avec un grammate
-émigré d’Athènes, à la suite de canailleries
-majeures, avait édifié un Cottabéion à Hyérosolyma.
-Sans compter les osselets et le cottabe, Lazare y
-dépouillait fort congrument la jeunesse du négoce&mdash;entichée
-par pose des mœurs de l’Agora&mdash;à
-l’aide de dés pipés que maniait, avec un art incomparable,
-une équipe salariée par lui. Trois philosophes
-d’Ionie, ayant depuis longtemps blasphémé la
-sagesse, composaient cette équipe, que venait renforcer
-un Ripuaire, staturé comme Héraklès, et sans
-rival pour contondre les récalcitrants. Le frère de
-Marie espérait, grâce à l’argent amassé et à la protection
-du Grand Prêtre, pouvoir acheter, plus tard,
-une charge de magistrat et finir ainsi ses jours dans
-le respect unanime.</p>
-
-<p>Donc, avant de connaître Jésus, Myriam n’avait
-éprouvé d’autre désir que celui d’une prompte fortune,
-acquise d’après l’exemple maternel.</p>
-
-<p>Lorsque riche elle serait seule au monde et libre
-ainsi d’orienter son destin, elle conjecturait qu’il lui<span class="pagenum"><a name="Page_482" id="Page_482">[482]</a></span>
-serait facile de goûter les joies de l’hyménée avec un
-jeune caravanier, ou bien avec quelque lettré ayant
-plus de gloire que de pécune.</p>
-
-<p>L’âge et la vénusté de ses amants l’avaient jusque-là
-indifférée. Comme ses veines charriaient en profusion
-les généreuses calories d’amour, l’homme,
-l’individu, s’effaçait à ses yeux pour n’être plus
-qu’une force, qu’un choc destiné à faire issir la
-volupté continuellement rembuchée dans la coulée
-intérieure de ses moelles trop actives. Une seule
-fois&mdash;l’année précédente&mdash;elle avait refusé de
-dormir avec un de ceux qui la sollicitaient, parce
-qu’avec lui, réellement, aucune conjonction épidermique
-n’était envisageable. Celui-là était un chef de
-cohorte. Des sèves sournoises avaient institué sur
-son visage des sortes de végétations quasi-madréporiques;
-ses joues boursouflées étaient semblables à
-de grosses éponges imbibées d’eau malsaine; et des
-bourgeonnements, des cryptogames charnus et de
-polychromie désolante, s’incrustaient à ses maxillaires
-en dispensant une inéluctable fétidité. Cette
-maladie provenait, paraît-il, du lointain pays des
-Mèdes, et plusieurs médecins de la ville disputaient
-sur elle jusqu’au point d’en venir au pugilat public.
-Cependant, le chef de cohorte, sur qui toute médication
-avait été essayée, sacrifiait à Isis en désespoir
-de cause et consultait les poulets sacrés qui avaient
-prononcé que la Déesse, déchirant ses voiles, viendrait
-elle-même le guérir un jour, par simple imposition
-des doigts. Cinq ou six centurions qui pratiquaient,
-eux, les étranges rites d’amour en usage
-sur les rives chaudes de la Gétulie avaient trouvé
-Marie complaisante et même intéressée par tout leur
-inédit. Jamais non plus, elle ne bayait aux récits<span class="pagenum"><a name="Page_483" id="Page_483">[483]</a></span>
-parfois itératifs que lui faisaient de leurs campagnes
-et de leurs blessures quelques-uns de ses amants qui
-avaient combattu chez les Daces. Elle était donc de
-toutes leurs nuits orgiaques, quand le kinnor et la
-sambuque assourdissent imparfaitement les stridulations
-des femmes en amour, quand l’air se poisse
-du parfum des cassolettes, des fleurs et des toisons,
-et que dans le lointain des chairs moites s’enroulent,
-rampent et se déroulent, comme des vipères possédées,
-les nerfs que la volupté a tordus.</p>
-
-<p>Mais, contrairement aux intérêts de Marie, les
-mœurs des centurions commençaient à se modifier
-sous l’influence des coutumes asiates. Déjà, ils fréquentaient
-les éphèbes qui servaient aux vices
-patriciens. Ils ne sortaient plus qu’en litière, gesticulaient
-avec préciosité en coupant l’air à l’aide de
-petites baguettes d’agate ou de jade. Ils rémunéraient
-moins largement les courtisanes, et débitaient
-contre le peuple d’Israël de violentes diatribes apprises
-par cœur et que confectionnaient des érudits à
-gages. La mère de Marie et Marie elle-même vengeaient
-de leur mieux le peuple élu en leur subtilisant,
-à chaque occasion propice, quelques-uns de
-ces bijoux travaillés par les meilleurs orfèvres
-d’Alexandrie, dont ils alourdissaient maintenant
-leurs doigts et leurs chevilles, et où s’enlevait, en
-fines intailles, le scarabée d’Égypte.</p>
-
-<p>Trop souvent à son gré, maintenant qu’elle aimait
-un homme supérieur, Marie de Béthanie était forcée
-de consentir aux caresses salariées. Ah! ne partager
-qu’avec lui la couche basse, marquetée d’ivoire,
-parmi la nuit aphrodisiaque, aux senteurs opiacées
-du pays galiléen! Et ce soir-là, douzième soir des
-Ides du renouveau, elle édifiait en pensée la petite<span class="pagenum"><a name="Page_484" id="Page_484">[484]</a></span>
-maison du bonheur, la petite maison sertie dans un
-parterre de passeroses et d’anémones d’Assyrie, où
-il serait si doux de vivre à deux, toujours... alors
-qu’à la veillée, avant l’heure amoureuse, il lui conterait
-à voix basse, quelqu’une de ces histoires de
-tendresse et d’élégie, qu’ignorent, les centurions au
-parler rude, et qui font se volupter les âmes sentimentales.</p>
-
-<p>Mais guérir Jésus de son vagabondage?</p>
-
-<p>Tout à coup, il parut devant elle, à l’angle de sa
-demeure, haut de taille, découplé en vigueur, le profil
-de chèvre, la peau saurée, les lèvres épaisses et très
-rouges, toisonné par les frisons, par l’astrakan d’une
-chevelure brune, en pur Syriaque qu’il était. Elle
-fut surprise, car elle n’avait point remarqué l’habitude
-qu’il avait adoptée depuis quelque temps de
-cheminer dans les fossés des routes ou de se dissimuler
-derrière les rideaux d’oliviers, pour surprendre
-les personnes catéchisables, ce qui doublait la
-profondeur de ses paraboles de tout l’effroi d’un
-surgissement imprévu. Quelques-uns le disaient
-thaumaturge et initié à la pratique du pantarbe. Et
-Marie de Béthanie fut près de croire qu’il était venu,
-porté sur les ailes du vent d’Arabie.</p>
-
-<p>&mdash;Me voilà, femme, dit-il, pourquoi rester ainsi
-dehors et ne pas employer mieux le recueillement
-du soir?</p>
-
-<p>Mais elle n’avait point perçu le sens de ses paroles,
-toute à la délectation de le revoir, l’oreille pleine de
-délicieux frisselis et les yeux papillotants, ne pouvant
-point croire encore à l’ineffable réalité, à la joie
-divine de sa présence. Elle vint à lui pour épouser
-son corps d’une étreinte; mais elle n’osa point aspirer
-à sa bouche. Une minute elle resta immobile;<span class="pagenum"><a name="Page_485" id="Page_485">[485]</a></span>
-puis elle fléchit les genoux. Ses bras frais et nus
-ceinturèrent les flancs du Nabi, et, se traînant à demi,
-elle l’entraîna dans la maison.</p>
-
-<p>&mdash;Chien errant, voleur de filles, renégat, contempteur
-de la Loi, honte d’Israël! vociféra une vieille
-femme bigle, aux paupières sirupeuses, dont l’affreux
-rictus découvrait les canines crochues, alors
-que la grisaille de ses poings tendus trouait de
-vagues blancheurs le clair-obscur de la pièce basse,
-mal éclairée par la lampe de bronze. C’était la mère
-de Marie, que chaque visite nouvelle du Nazaréen
-précipitait aux dernières limites de la fureur: Jésus,
-loin de payer, recevant des subsides. Et cela la faisait
-écumer, elle, qui poussait le souci maternel jusqu’à
-ne point vouloir gêner les ébats de sa fille par
-sa présence. Car chaque soir productif, elle allait
-requérir l’hospitalité d’une voisine et revenait aux
-premières heures du jour, pour passer une éponge
-mouillée sur les courroies des sandales et battre la
-toge militaire avec des verges de roseau. Ses tarots
-lui avaient appris, d’ailleurs, qu’il dégoûterait sa
-tille de la profession qui toutes deux les faisait vivre,
-et qu’il vouerait leur race à une éternelle exécration.</p>
-
-<p>Jésus, depuis sa prime enfance, était habitué aux
-injures. Les siens, eux-mêmes, l’accusaient d’être de
-mauvaises mœurs et de <i>n’avoir jamais su se faire
-une position</i>, malgré toute sa facilité à discourir. Il
-se tourna donc vers la vieille femme et répondit de
-sa voix toujours quiète:</p>
-
-<p>&mdash;Garde tes injures pour tes péchés, femme qui
-as trop vécu, et invective seulement ta propre nature
-qui se projette en avant de tes yeux et de ton esprit,
-et que tu découvres en toutes choses...</p>
-
-<p>Hors d’elle-même, à la pensée que l’amour de sa<span class="pagenum"><a name="Page_486" id="Page_486">[486]</a></span>
-fille allait, cette fois encore, rester sans salaire, la
-matrone, les bras dressés, attestait le ciel.</p>
-
-<p>&mdash;Malédiction sur nous! La misère et le mauvais
-sort sont dans notre demeure, depuis que tu y es
-entré, mauvais fils. Qu’allons-nous devenir, dis, si
-tu détournes ainsi mon enfant de ses devoirs? Tiens,
-regarde&mdash;et elle brandissait sous le nez de Jésus
-une paire de chaussures à lunule&mdash;regarde, regarde
-donc, le dernier homme qui est venu visiter Marie
-nous l’avons pris pour un chevalier romain... Eh
-bien! ce n’était qu’un décurion, un pauvre décurion
-qui avait volé les chaussures de son chef. Le matin,
-il a payé en sesterces périmés, en sesterces du premier
-des Césars, du «<i>Mœchum calvum</i>» comme il
-disait en riant, ce bouc de sabbat, et j’ai dû garder
-ses sandales en gage...</p>
-
-<p>&mdash;Le <i>Mœchum calvum</i>! exclama Jésus en jetant
-sur la porte des regards inquiets... Tais-toi, vieille,
-on pourrait nous entendre. Respecte l’autorité et
-les maîtres du monde... n’injurie pas César, surtout,
-redoute le Proconsul...</p>
-
-<p>Et, marchant sur elle, il traçait dans l’air des signes
-d’exorcisme.</p>
-
-<p>&mdash;Hors d’ici... hors d’ici, car Adonaï pourrait bien
-changer en crottin de mule les deniers d’or de ton
-fils Lazare, et, d’un voleur riche, en faire un gueux
-très pauvre...</p>
-
-<p>La vieille, atteinte au creux de l’être par cette évocation
-sinistre, poussa coup sur coup deux glapissements
-de terreur; son rictus de cauchemar découvrit
-plus amplement ses maxillaires saigneux, un
-pleur résineux tomba de ses paupières dentelées en
-crête de coq, et, à reculons, elle s’achemina vers la
-porte, définitivement vaincue, non sans emporter<span class="pagenum"><a name="Page_487" id="Page_487">[487]</a></span>
-toutefois, par crainte d’un larcin possible, un miroir
-d’argent niellé et une robe de lin astragalée d’or,
-cadeaux d’amour du vieux Caïphas à sa fille.</p>
-
-<p>Alors Jésus tendit ses pieds pour l’ablution du soir.
-Dehors, des millions de topazes gemmaient le firmament
-qui enchapait la terre, comme toujours, de
-son pérennel et méprisant silence.</p>
-
-<table id="t08" summary="t08">
-
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-
-</table>
-
-<p>C’était le temps béni où l’éclat de rire des hommes
-venait en partie de renverser l’Olympe, où la plupart
-des dieux païens jonchaient déjà de leurs débris le
-sol civilisé. La Raison, fille du Portique, la Vertu,
-formulée par Zénon, allaient convier le monde aux
-agapes de paix et d’éternel amour. Mais un calembour
-imbécile, à peine digne d’un barbier de Suburre:
-«<i>Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon
-église</i>» prévalut sur Aristote. Mais la sanction du
-vol et du banditisme fournie par cette maxime:
-«<i>Rends à César ce qui appartient à César</i>», car
-César ne possède rien qu’il ne l’ait volé ou extorqué
-par la force, permit aux forbans et aux supplicieurs
-de récupérer la Terre. Mais la lâcheté et le servilisme
-affirmés en cet apophtegme: «<i>Si tu as reçu
-un soufflet sur la joue droite, tends la gauche immédiatement</i>»,
-étranglèrent la dignité humaine et
-eurent raison du stoïcien qui tenait la Nature en
-échec sur le granit aurifère de son âme. L’Occident,
-énervé par la superstition nouvelle, roula donc entre
-les jambes des barbares pour la saillie monstrueuse,
-et, pendant dix-huit siècles, l’humanité devait macérer
-dans la Ténèbre, le Mensonge et la Peur!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_488" id="Page_488">[488]</a></span></p>
-
-<table id="t09" summary="t09">
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- </tr>
-
-</table>
-
-<p>Le logis de la pécheresse n’était point sans luxe,
-ni même sans art. Son deuxième amant, un centurion
-qui rêvait, par le discours et la stratégie, de
-s’égaler au Grec Phocion, lui avait laissé, à son
-départ pour Rome, trois terres cuites, trois figurines
-de Myrina, plus une coupe signée par Euphronius
-lui-même, et dont les rouges silhouettes historiaient
-l’aventure de Thésée chez Amphitrite.</p>
-
-<p>Des vases à relief et à lustre noir, des poteries et
-des hydries de Cumes, servaient aux soins de son
-corps. Des nattes fraîches recouvraient la mosaïque,
-près de laquelle, sur une console, parmi des pots
-de fard, des crayons d’antimoine et des lettres
-d’amour, s’encanaillait un manuscrit que Marie de
-Béthanie montrait volontiers à ceux qui lisaient les
-caractères grecs, et où le centurion prétendait, lui
-aussi, avoir configuré les véritables dieux. La table,
-ce soir-là, était frugalement servie d’une moitié
-d’agneau rôti, d’olives du Carmel et de figues de
-Chio, blondes et ambrées; dans trois lécythes de
-terre blanche odorait lourdement le vin noir de
-Syrie. Jésus, soucieux, avait mangé en silence et
-Marie, après l’avoir servi sans presque toucher aux
-mets, s’était assise à terre, s’appuyant à la tiédeur
-de ses genoux pour embrasser le bas de sa robe,
-chaque fois qu’il daignait baisser les yeux sur elle.
-Soudain, comme le sablier marquait la dixième
-heure, gagné sans doute par la quiétude du foyer,
-émollié par l’amour de la courtisane, ou se trouvant
-peut-être en une de ces minutes de découragement
-où le fond de l’âme remonte comme un flux irréfrénable
-aux lèvres des plus forts, Jésus parla:</p>
-
-<p>&mdash;Je suis las, dit-il, femme, bien las. Les douze
-au retour de Bethsaïda ont perdu courage pour<span class="pagenum"><a name="Page_489" id="Page_489">[489]</a></span>
-n’avoir pas réussi à immatriculer un seul esprit dans
-la foi nouvelle. Comme eux, je suis près de connaître
-la défaillance... Le doute, le doute affreux m’a
-envahi... Comprends-tu ce qu’un pareil mot veut
-dire pour moi? Jusque-là, je croyais tout savoir...
-Je croyais pouvoir tout expliquer avec les paroles
-jaillies du cœur. Je croyais que le sentiment devait
-être enfin victorieux. Un Grec aujourd’hui m’a
-montré que la raison seule est souveraine.</p>
-
-<p>«Écoute-moi, m’a dit cet homme, comme j’enseignais
-près du mur aux prières, écoute-moi, bien que
-ma façon de discourir doive répugner à ta race
-illettrée, aux hommes dont tu es le frère et qui
-n’étaient point dignes du sacrifice de Prométhée.</p>
-
-<p>«Je ne sais point parler sans préambule, et il me
-faut te dire pour donner quelque poids à ce qui va
-suivre que j’enseignai, jadis la Philosophie proche
-la fontaine de Callirhoë. Mon académie n’était point
-sans réputation, et j’allais définitivement bénéficier
-de l’épithète de Sage, lorsque j’eus le malheur d’improuver
-un Patricien puissant. Tu vois que je n’avais
-point droit au titre de Sage! Le Patricien fit fermer
-mon école, et j’aurais été réduit à la plus noire
-misère, si l’archonte au pouvoir, qui professait le
-scepticisme, n’était venu à mon secours et ne m’avait
-fait donner le poste d’œnopte, c’est-à-dire d’inspecteur
-des vins.</p>
-
-<p>«Pour un philosophe, veiller à ce que le délire
-bachique de ses compatriotes soit de bon aloi me
-semblait plaisant, et j’admirais la prévoyance des
-dieux, qui fomentèrent la vigne afin que leurs créatures
-pussent, la bouche empâtée, bénir la vie, dire
-le plus de bêtises possible et oublier ainsi la scélératesse
-des Olympiens. Un jour, ivre moi-même,<span class="pagenum"><a name="Page_490" id="Page_490">[490]</a></span>
-pris de vertige ou d’un prurit de sincérité, je dénonçai
-l’archonte mon protecteur, qui possédait des
-ceps en Achaïe, comme un vil trafiquant de breuvages
-adultérés, et j’allai même jusqu’à l’accuser de ne
-m’avoir nommé œnopte que pour pouvoir, en toute
-impunité, empoisonner la divine Athènes. Je dus
-m’exiler et devenir ici garçon d’étuve. Comme tout
-Grec, tu le sais, je puis être, tour à tour ou en même
-temps, grammairien, rhéteur, peintre, augure, mime,
-médecin, magicien, proxénète. C’est ce qui me vaut
-aujourd’hui le plaisir de dialoguer avec toi.</p>
-
-<p>«Plusieurs fois déjà, je t’ai entendu te proclamer
-Dieu et prophétiser en ce sens. Tu es de bonne foi,
-évidemment. La croyance en ta divinité a dû germer
-en ton esprit, parce que tu t’imaginais parler autrement
-que le restant des hommes. Tu parles mal,
-crois-moi, tu ignores l’enthymème et le syllogisme,
-et tes gloses ne feraient pas une drachme sur l’Agora.
-D’ailleurs, si tu es Dieu, rien n’est plus facile à prouver.
-Tu dois en cette qualité connaître dans son plus
-petit détail la mécanique du monde. Explique-moi
-alors comment les étoiles tiennent dans le ciel sans
-crochets apparents et sont douées de régulières annulations?
-Quelle force les approche l’une de l’autre,
-sans qu’elles viennent jamais à se heurter, et les
-éloigne ensuite en leur faisant décrire des orbes que
-d’aucuns prétendent avoir calculés? Définis, analyse
-l’air, l’eau, le feu, le mouvement, la procréation.
-Pythagore affirme que le soleil est immobile parce
-qu’il est 1. Es-tu de son avis? Le Dieu ton père n’a
-pas manqué de t’enseigner tous les secrets que
-recherchent vainement les hommes, et tu pourrais
-m’apprendre pourquoi un corps lancé dans les airs
-ne suit pas toujours l’impulsion première et retombe<span class="pagenum"><a name="Page_491" id="Page_491">[491]</a></span>
-immuablement vers le sol... Tout cela prouverait
-autrement ta divinité que tes hyperboles mal construites...
-Ton père doit être un fameux géomètre,
-crois-tu que les propositions d’Euclide sont justes?»</p>
-
-<p>Jésus s’était levé et marchait dans la pièce...</p>
-
-<p>&mdash;Cet homme avait raison, confessa-t-il. Je ne
-sais rien, rien, ou si peu! Je lui répondis néanmoins
-par une parabole:&mdash;En ce temps-là, les hommes
-orgueilleux désiraient la Science, mais Dieu leur
-envoya son fils qui leur apporta l’amour... Cependant
-mon contradicteur, paracheva le Nazaréen, de la
-voix qu’il devait retrouver plus tard dans sa passion,
-devenait sarcastisque et la foule, visiblement, était
-pour lui.&mdash;«Pose tes métaphores et réponds-nous
-sans fioritures... Tu n’es pas Dieu, puisque tu ne
-connais rien à la création et te défiles en mauvais
-rhéteur...»&mdash;Oui, oui, il n’est pas Dieu, grondait le
-peuple menaçant. Des pierres volaient vers moi; déjà
-les vieilles femmes commençaient à me lancer des
-excréments... Je dus fuir... fuir, pendant que le
-Grec, grimpé sur une borne, proférait la terrible,
-l’épouvantable parole que je redoutais depuis tant
-de jours, et qu’il avait trouvée, lui...</p>
-
-<p>«Pourquoi le Dieu, ton père, qui pouvait faire le
-monde heureux et bon, l’a-t-il fait douloureux et
-scélérat? Est-ce qu’un homme, un simple humain,
-coupable d’un pareil crime ne serait pas digne de
-toutes les malédictions? <span class="smcap">C’est nous autres, les
-créatures, qui avons le droit de juger le créateur,
-et non pas lui...</span> Arrière, imposteur! Tu dis venir
-nous racheter après que ton père nous a vendus.
-Qu’est-ce que c’est que cette vente monstrueuse et
-que ce rachat stupide? On voit bien que tu es d’Israël,
-à qui toujours les termes du négoce viennent à<span class="pagenum"><a name="Page_492" id="Page_492">[492]</a></span>
-la bouche, que tu es de la race de Sem, éternellement
-vouée au commerce et à l’usure!»</p>
-
-<p>Une suette d’angoisse secouait Jésus frissonnant...
-une exprimable détresse faisait transsuder son front
-d’une rosée fumante... Ah! n’être qu’un homme,
-rien qu’un homme, avoir le droit d’être faible, ignorant
-et lâche! ne plus agir, rêver! ne plus parler,
-aimer! Et ses deux mains tombèrent aux épaules de
-la fille, soudain dressée devant lui.</p>
-
-<p>Un ressac de joie délirante et folle venait de chavirer
-l’âme de Marie de Béthanie. Elle comprit que
-son rêve, son rêve si longtemps caressé, touchait à
-sa réalisation. Depuis qu’elle le connaissait, pour le
-conquérir à jamais, elle désirait un enfant du Nabi,
-un enfant qui serait blond comme elle, et, plus tard,
-sentencieux comme le père. Ainsi, elle le posséderait
-jusqu’à la mort. La maternité, estimait-elle, lui serait
-facile, car antérieurement elle avait failli concevoir
-des œuvres d’un scribe de l’Ethnarque. Mais sa mère,
-experte aux simples qui délivrent, avait résolu facilement
-la conjoncture improfitable au commerce charnel.
-Son ventre, frotté d’aromates, poli comme un
-albâtre pentélique, était donc resté sans rides, et ses
-seins n’étaient pas bagués à la pointe des larges
-cernes bleuâtres qui éloignent les lèvres de l’amant.
-Elle offrait tout cela à Jésus. Elle consentirait avec
-joie à moins de beauté si la vie qu’il éveillerait en
-ses flancs pouvait l’unir à lui, indissolublement.</p>
-
-<p>La chair grumelée sous le feu qui ardait du profond
-de sa féminéité, dans l’envol de sa chevelure
-cinglant la pièce de parfums âcres, elle clama, les bras
-au cou du Nazaréen, accolée à lui de tout son être:</p>
-
-<p>&mdash;Prends-moi, possède-moi, rends-moi mère, et
-que tu m’appartiennes à jamais!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_493" id="Page_493">[493]</a></span></p>
-
-<p>Ivre à son tour de volupté réflexe, le thaumaturge
-chancela, pour descendre vertigineusement, en une
-seule minute, jusqu’au fin fond du gouffre où le
-Désir est roi. Pour la première fois, il comprit qu’il
-venait d’être confronté enfin avec le seul, avec l’unique,
-avec le véritable Dieu, avec Celui qui enfante
-la Vie dans la lumière et les étreintes, dont la
-flamme immortelle galvanise les mondes et régente
-l’Univers, avec le Désir, tour à tour Créateur, Unité
-et Absolu. Sur l’holocauste de son orgueil, Jésus
-pleura; deux larmes ravinèrent ses joues, deux larmes
-qu’il offrit comme rançon expiatrice aux hommes
-que, sans l’amour de cette fille, il était sur le
-point de tromper. Avec son seul vouloir, à l’aide de
-la Raison indéfectible contre quoi tout attentat est
-inexpiable et vain, l’humanité accéderait peu à peu
-à la divinité du Savoir. Et Jésus ouvrit les bras pour
-étreindre la femme, ouvrit les bras pour la posséder.</p>
-
-<p>Mais on frappa à la porte, et l’homme de Bethléem
-se recula.</p>
-
-<p>&mdash;Accès du seuil au noble Valerius Livianus, mon
-maître! disait une voix impérative.</p>
-
-<p>C’était en effet le riche Valerius Livianus, tribun
-militaire et cousin du Proconsul, qui venait rendre
-visite à Marie de Béthanie. Quatre Nubiens, aux
-cheveux cotonnés, aux muscles de bronze frissonnant,
-soulevaient sa lectique aux rideaux de pourpre,
-et son intendant, précédant les esclaves,
-heurtait l’huis de sa baguette d’ivoire, afin de discuter
-avec la pécheresse le prix de la nuitée de son
-maître: car Valerius Livianus était économe et l’affranchi
-soucieux de ne perdre aucun courtage. La
-mère de Marie s’insinuait derrière le Romain, tout
-heureuse de l’aventure qui la vengeait du Nazaréen,<span class="pagenum"><a name="Page_494" id="Page_494">[494]</a></span>
-Un ricanement victorieux accentuait l’hiatus de sa
-denture, et, comme le vin au miel qu’elle avait bu
-chez la voisine avait ajouté à son habituelle force
-d’invectives, Jésus, sous une nouvelle ventée, sous
-un raz de marée d’anathèmes, disparut par le jardin.</p>
-
-<p>Il allait vers le Golgotha; le monde était perdu!</p>
-
-<p class="p2">A nouveau, M. Éliphas de Béothus, ayant terminé
-la lecture de son petit conte, sollicitait une pastille
-de maître Pompidor, et ce dernier, avec une bonne
-grâce qui ne défaillait pas, lui passait le drageoir.
-Un silence tombal planait dans la salle, un silence
-d’hypogée que seul un prêtre&mdash;qu’on était du
-reste en train d’expulser sur l’ordre du président&mdash;avait
-troublé en protestant à haute voix contre les
-atteintes portées à la mémoire de Celui dont il était
-ici-bas le voyageur de commerce, et pour le compte
-duquel il louait des chambres dans le paradis.</p>
-
-<p>Placidement, l’accusé attendit que le double tambour
-de la porte se fût refermé sur le placier en miséricorde,
-et, le geste toujours élégant, la voix sans
-trouble, il repartit...</p>
-
-<p>&mdash;Trois mois d’arrêts furent la récompense de ce
-talent littéraire et subversif exhibé en famille, trois
-mois de dure geôle que je passai sans livre, sans
-papier, sans le réconfort d’une parole amie, mais
-aussi sans professeur ni jésuite. Au sortir de ma forteresse,
-je reçus des mains d’un fonctionnaire une
-feuille de route pour un régiment de cavalerie, où je
-devais être immatriculé comme cadet. L’envie de
-m’enfuir, de gagner l’étranger, de vivre au loin d’une
-libre vie, me vint, mais où aller, puisque j’étais sans
-ressources aucunes et totalement inapte à me créer<span class="pagenum"><a name="Page_495" id="Page_495">[495]</a></span>
-des moyens d’existence? J’obtempérai donc, et pendant
-sept ans, donc cinq d’épaulettes, j’existai parmi
-les patriciens à sabretaches et à éperons. Mon Dieu!
-que j’en ai entendu des bêtises, d’outrageantes bêtises,
-des niaiseries vingt fois vomies et remâchées
-parmi ces hommes à belliqueuses moustaches dont
-tout le savoir-faire est orienté vers l’alcôve et l’écurie!
-Et le plus fort était ceci: lorsque je m’efforçais
-de montrer à mes soldats, aux cavaliers de mon
-peloton, quels sots et prétentieux mannequins, quels
-scurriles fantoches étaient les officiers, mes collègues,
-ils ne me croyaient point.</p>
-
-<p>Lorsque je leur disais que le plus brillant d’entre
-eux était certes mieux obturé que le plus hébété des
-gardes d’écurie, ils reculaient et baissaient les yeux,
-mal à l’aise. J’avais beau leur démontrer que le dernier
-des humains pouvait quelquefois penser par soi-même,
-conquérir, de par son propre entendement si
-mince fût-il, une parcelle de vérité, et l’officier jamais,
-car celui-ci pensait toujours à l’aide des idées toutes
-faites, des idées de sa caste ou de son école; j’avais
-beau m’acharner à faire vingt fois la preuve de tout
-cela, les malheureux balbutiaient et se reculaient
-apeurés et tremblants. Sans doute, l’hérédité d’esclavage
-était trop forte pour qu’ils pussent jamais se
-libérer. Sans doute, croyaient-ils que mon intention
-était de leur soutirer quelque parole d’approbation
-pour, ensuite, les faire passer au Conseil de guerre.
-Alors je m’acharnais, car je venais de lire Tolstoï
-et Ibsen et je voulais réaliser leur morale. A l’encontre
-de mes égaux ou de mes supérieurs, je m’étais de
-suite montré humain avec mes hommes, et maintenant
-une rage de fraternité m’emportait vers eux; je
-les traitais comme s’ils eussent été de mon propre<span class="pagenum"><a name="Page_496" id="Page_496">[496]</a></span>
-sang, je leur parlais amicalement, me faisant conter
-leur vie; je leur distribuais non seulement tout
-l’argent de ma solde mais encore la plus grande partie
-de ma pension; je leur répétais dix fois par jour,
-peut-être, que j’étais officier malgré moi, et que je
-ne me reconnaissais pas le droit de leur donner des
-ordres, car nul n’a le droit légitime de commander
-à son semblable, ici-bas, rien n’y faisait. J’élevais
-ensuite le débat, espérant mieux me faire comprendre.
-Je définissais la Patrie, telle qu’elle aurait dû
-leur apparaître, la Patrie qui ne leur a jamais concédé
-aucune justice, mais qui, à chaque instant, confisque
-leur travail, leur liberté et même leur vie. Je
-leur disais que la Patrie c’était la somme des profits,
-des privilèges et des jouissances des riches, qu’eux
-qui ne possédaient rien devaient se désintéresser des
-querelles que la Patrie pouvait avoir avec les Patries
-d’à-côté. En quoi cela pouvait-il leur importer que le
-Français, le Germain ou le Slave triomphât chez
-eux, puisque toujours ils seraient pareillement
-exploités. Si les puissants et les satisfaits, en un
-moment donné, voyaient leurs biens menacés par
-l’envahisseur, ils n’avaient qu’à les défendre eux-mêmes,
-à combattre jusqu’à la mort, à mettre à jour
-de l’héroïsme, sans pousser à l’abattoir les multitudes
-qu’ils ont dépouillées et qu’ils maintiennent dans
-l’ignorance et la servitude. Puisqu’au sens des exacteurs,
-la gloire est une belle chose, et que les
-prouesses guerrières ennoblissent un peuple, pourquoi
-ne la réclamaient-ils pas pour eux seuls et
-réservaient-ils aux autres le soin d’accomplir les
-hauts-faits? J’ajoutais que, dans quelques siècles,
-jamais les historiens ne pourraient reconstituer l’état
-d’âme des foules misérables, des foules asservies et<span class="pagenum"><a name="Page_497" id="Page_497">[497]</a></span>
-spoliées ne connaissant que l’endémique famine, et qui,
-cependant, sur un signal donné par un gouvernement,
-couraient s’égorger, de frontière à frontière, pour
-défendre le bien de leurs oppresseurs et assurer ainsi
-la pérennité du joug qui les écrasait. Tout était inutile,
-pas un œil ne brillait dans la joie de concevoir
-enfin la vérité et la dignité humaine; pas un front
-ne se relevait fier et libre parmi la double rangée de
-têtes rasées que j’avais devant moi. Non, ils ne pouvaient
-pas comprendre: la classe dont ils relevaient
-étant asservie depuis toujours; ils ne pouvaient pas
-m’entendre, car il leur était impossible de croire à la
-loyauté de mes intentions. J’offris de partager entre
-eux la moitié de ma fortune afin qu’ils pussent fuir,
-déserter, vivre heureux au loin, et ils restèrent muets
-et terrifiés. C’est un fou, pensaient-ils, ou bien c’est
-un scélérat. Tous redoutaient quelque effroyable
-traîtrise, tant il leur semblait insolite qu’un grand
-de la terre pût venir un jour à les plaindre ou à les
-secourir.</p>
-
-<p>Et moi, rentré dans ma chambre, je pleurai tout
-seul parmi l’interminable nuit, car j’avais compris
-enfin que, quoi que je fisse, je ne serais jamais aimé,
-que je venais de trop haut pour être adopté par les
-humbles, que je pourrais être bon, pitoyable et
-généreux, nulle affection sincère ne s’approcherait
-de moi; j’avais reconnu qu’il était dans la destinée
-des puissants de toujours semer autour d’eux la
-haine, la peur ou la défiance, et que l’amour véritable
-ou l’amitié désintéressée leur avaient été équitablement
-refusés par la Fortune, jalouse de leur faire
-payer de cette affreuse rancœur les privilèges abominables
-du pouvoir et de l’argent.</p>
-
-<p>Alors, à quelque temps de là, un soir de l’an 1889,<span class="pagenum"><a name="Page_498" id="Page_498">[498]</a></span>
-je pris mon sabre d’ordonnance, mes épaulettes,
-mes croix, mes parchemins, et j’allai jeter le tout
-dans les latrines, seul reliquaire approprié à ces
-reluisantes ordures. Puis je m’expatriai; je courus le
-monde; je fis des conférences; j’écrivis dans les
-journaux; je stigmatisai le ridicule, l’infamie, la
-malfaisance du milieu en lequel j’avais été élevé.
-Je restituai, en toute sa réalité, à l’aide de la parole
-et de l’écriture, le vieux décor dont je m’étais évadé,
-le décor anachronique qui n’abuse plus personne,
-les figurants ni les spectateurs. Moi qui sortais du
-sein de cet abominable organisme, moi qui aurais
-pu y vivre toujours avec les bénéfices et les apanages
-qu’il confère à ses élus, j’en dénonçai le mensonge
-et la scélératesse; j’exhortai tous les hommes à
-s’unir, à fédérer leurs volontés, à surmonter un
-moment leurs dégoûts, leurs nausées, pour enfouir,
-d’un seul effort, ce vertige tenace, cet excrément
-maléfique du passé. Les bourgeois me considéraient
-bouche bée.</p>
-
-<p>&mdash;C’est un dément, disaient-ils, comme mes
-anciens soldats. Car vous entendez bien, ils ne pouvaient
-pas penser, eux aussi, que je fusse sincère ni
-lucide. Ils avaient besoin de croire à ce dogme
-social, au principe d’autorité, au principe de droit
-divin; ils avaient besoin de révérer ce hideux et
-vétuste édifice d’exaction et de s’aplatir devant lui,
-malgré moi qui m’en étais évadé, malgré moi, archiduc,
-prince du sang, qui leur en faisais subodorer le souffle
-délétère, la peste de mort et de ténèbre.&mdash;Il parle de
-République, de Fraternité, de Justice, de Pitié, arrêtez-le,
-au bagne! à l’eau! à mort l’anarchiste! Ah! s’ils
-avaient été à ma place, eux, ils n’auraient pas quitté
-le bateau..., non; ils auraient plutôt renforcé le<span class="pagenum"><a name="Page_499" id="Page_499">[499]</a></span>
-nombre des forçats qui rament dans la chiourme, ils
-auraient plutôt calfaté avec des cadavres les voies
-d’eau que la Raison a faites à la galère maudite.</p>
-
-<p>Malgré tout, je ne me décourageai pas, et puisque
-les hommes ne voulaient pas de la Vérité et de
-la Justice, je résolus de faire fumer quelque encens
-personnel sur les autels de ces deux déesses diffamées.
-Écoutez bien ceci: moi, apparenté à des rois,
-je devins l’ennemi des rois, et je fondai, là-bas, en
-Amérique, un collège où, pendant dix années, l’on
-enseigna l’assassinat des tyrans. Puis, je fis mieux
-encore lorsque j’en vins à reconnaître que cette œuvre
-était inutile. Oui, tant ma soif d’équité et ma
-volonté de supprimer la douleur étaient surhumaines,
-je voulus détruire la Terre et la précipiter dans
-le Néant consolateur avec sa cargaison de damnés,
-d’imbéciles, de bourreaux, de tortionnaires et d’esclaves,
-avec ses multitudes de suppliciés qui ne peuvent
-pas s’abstenir de perpétuer la souffrance en perpétuant
-la vie monstrueuse. Et si l’homme de génie qui
-devait machiner la catastrophe libératrice ne s’était
-pas senti faiblir, ne s’était pas suicidé un mois avant
-qu’elle fût à point, je ne serais pas sur ce banc, et
-vous n’auriez point le loisir, Messieurs, de me considérer
-tous, présentement, avec des yeux plus larges
-que des hublots de transatlantique et des maxillaires
-qui pendillent lamentables, comme de vieilles
-montures de porte-monnaies.</p>
-
-<p>Désâmé, rejeté en dehors de mon axe d’intelligence
-par l’effondrement, la chute à plat de ce dernier
-espoir qui était mon unique rai son de vivre, je
-fus surpris, emporté comme un fétu par les vents
-alizés, par le mousson de sottise qui balaient les vastes
-espaces de la mentalité humaine. De l’infini éthéré<span class="pagenum"><a name="Page_500" id="Page_500">[500]</a></span>
-où m’avait hissé mon sublime concept, je culbutai d’un
-coup dans les marécages des attirances, des mobiles et
-des désirs normaux. Je déférai au stupre, au rut, à la
-salacité, aux braiments sentimentaux, à tout ce qu’en
-un mot, vous appelez l’amour. C’était sans doute le
-pénultième désastre que la vie me réservait. D’avoir
-promené mon corps, ainsi qu’une varlope frénétique
-sur l’académie de trois ou quatre femmes, je crus que
-mon cœur, mon cerveau, mon âme allaient exploser
-sous les déflagrations d’une panclastite de dégoût et
-d’effroi. Ah! elle est délectable et vaut d’être
-recherchée, la plus grande des voluptés humaines.</p>
-
-<p>Parlons-en! Comme je vous le disais tout à l’heure
-sous une autre forme: brouter les chardons du
-platonique ou bien grouiner dans l’auge sensuelle;
-évacuer immédiatement toute intelligence,
-constater en soi la subite intrusion d’une frénésie
-démentielle qui saccage l’organisme, annihile
-la volonté et passe les muqueuses au rouge incandescent;
-sentir son épiderme s’enflammer et crépiter
-comme une allumette suédoise; gesticuler telle
-une grenouille touchée par le fil électrique; brasser
-des sueurs fétides d’aisselles; se rouler dans les
-pestilentes odeurs du delta périnéal; puis, tout à
-coup, libérer, du bain-marie des reins où elle mitonnait
-insidieusement, l’affreuse liqueur qui donne la
-vie. Évidemment, ma lymphe, trop subtile, épuisée
-par une permanente consanguinité, adultérée par les
-successifs incestes d’une lignée vieille de quinze siècles,
-m’avait fait percevoir ces horreurs qui vous
-sont parfaitement agréables, Messieurs, et réalisent
-pour vous, de la puberté à la mort, le superlatif du
-plaisir. Et c’est alors qu’après m’être acharné, qu’après
-avoir cru un moment au mensonge de l’art:<span class="pagenum"><a name="Page_501" id="Page_501">[501]</a></span>
-putréfaction égale à toutes les autres putréfactions
-humaines, après avoir fait tout le possible, en un
-mot, pour, comme mes semblables ici-bas, m’amuser
-d’un hochet ou désirer n’importe quoi, fût-ce une
-immondice, je sentis s’introduire sournoisement en
-moi le goût du sang, le besoin du crime. Après avoir
-quitté le palais de mes pères, après m’être débarrassé
-de ma livrée d’officier, j’avais cru m’évader,
-me libérer définitivement, devenir un être sain et
-fort, me transmuer en juste, en rentrant dans la
-société de mes congénères. Eh! bien, non! cela
-n’était pas possible, toujours je devais rester ce que
-j’étais: un patricien, un aristocrate, un dégénéré
-élaboré pour opprimer les foules et non pour les
-secourir. Ma pitié, ma soif de vérité, mon amour des
-déshérités, mon besoin effréné de lumière et de
-justice, admirables chez autrui, étaient condamnés,
-de par ma naissance, à n’être en moi qu’insanes ou
-ridicules. Puisque j’avais répudié la carrière d’exaction;
-puisque je n’avais pas consenti à être un <i>chef</i>,
-il aurait fallu me suicider sur l’heure, car autrement,
-<i>je ne pouvais être qu’un monstre</i>. Je ne pouvais plus
-redevenir un homme. Toujours, je devais errer sans
-mesure, toujours je devais aller du génie cimmérien
-à la folie meurtrière, pour finalement retourner, en
-la diversifiant un peu, à l’imbécillité de mes ancêtres.</p>
-
-<p>Pareil à un aérolithe qui s’est volontairement
-détaché par dégoût d’une planète scélérate et qui
-vagabonde sans guide dans les nuits sablées d’or,
-parmi le pollen des étoiles, j’étais astreint à errer,
-désorbité, jusqu’à ce que je vinsse m’écraser sur un
-centre d’attraction aussi horrifique que le premier.
-L’hérédité me commandait de mentir, de duper, de
-tuer; une âme de carnassier, quoi que j’entreprisse,<span class="pagenum"><a name="Page_502" id="Page_502">[502]</a></span>
-devait me remonter aux lèvres, parce que j’étais fils
-de rois... oui, entendez-vous, fils de rois, parce que
-j’avais derrière moi, dans les ténèbres du passé, une
-ascendance de potentats fourbes et menteurs, de
-carnassiers absolutistes et d’hommes de proie couronnés.
-Le sort m’avait destiné à être un Malfaiteur
-acclamé, et si je m’étais mis en marche vers une
-morale supérieure, si j’avais résilié le pacte infâme,
-rien ne pouvait étouffer dans mon esprit et dans
-mon cœur le levain congénital qui, sournoisement,
-les gonflait, pour, finalement, les faire éclater. A la
-mamelle sainte de Pitié et d’Amour, tu ne boiras
-jamais, m’avait dit la Nature, car tu es engendré d’un
-tyran, et, malgré tout, devant la détresse et la misère
-du Monde, j’avais approché mes lèvres, et mes lèvres
-s’étaient gelées avant que j’eusse fini de me désaltérer
-à la source bénie. Bien que tu eusses la volonté
-d’être bon, la conclusion de ta vie ne sera jamais la
-Bonté, avait-elle ajouté. Et moi, stupide, dans une
-minute d’espérance, j’avais cru fuir, m’échapper, libre,
-secourable, heureux, reconquérir mon autonomie
-d’être pensant, m’affranchir de l’opprobre, éviter les
-souillures du Pouvoir, devenir un sage! Ce n’était
-qu’un leurre. Toujours, l’inexorable Destinée devait
-me réintroduire de force dans le cycle monstrueux
-que j’avais osé franchir un soir de ma jeunesse. Vainement,
-je m’étais révolté; vainement je m’étais
-efforcé, avec des râles et des cris d’épouvante, d’exterminer
-ma personnalité profonde, celle que m’avait
-léguée mes aïeux. Tout avait été illusoire et vain.
-Où que j’allasse, quoique je devinsse, j’étais marqué
-pour créer de la souffrance, pour jouir de la douleur,
-faire couler le sang et être malheureux. Fils
-de rois j’étais... Fils de rois, je devais rester... et il<span class="pagenum"><a name="Page_503" id="Page_503">[503]</a></span>
-n’était pas en mon pouvoir d’échapper au mensonge
-et au crime...</p>
-
-<p class="p2">Messieurs, je suis l’archiduc Salvador qui prit un
-jour la mer, sur le brick <i>la Marguerite</i>, et disparut
-sous le nom de Jean Orth...</p>
-
-<p class="p2">Et ce que l’accusé avait vaticiné se produisit alors.
-Le Président des Assises se dressa dans un geste si
-violent que sa robe, s’arrachant à l’épaule, découvrit
-un tricot de laine, un vieux gilet de chasse lie de vin
-qu’au lieu et place d’un veston il portait sous sa
-toge, par économie sans doute. Un triangle de chemise,
-ponctué des maculatures séniles du café et du
-tabac à priser, apparut par surcroît. D’une voix
-étranglée par la terreur et qui avait perdu la majesté
-congruente aux solennels débats, il criait, pendant
-que ses deux assesseurs se démenaient, eux aussi,
-éperdus, boxant l’air de leurs poings désordonnés.</p>
-
-<p>&mdash;Gardes... gardes... faites évacuer la salle...
-l’accusé est fou... l’audience est suspendue.</p>
-
-<p class="pc4 mid"><span class="smcap">Fin.</span></p>
-
-<hr class="d6" />
-
-<p class="pc reduct">Mayenne, Imprimerie <span class="smcap">Ch.</span> COLIN.</p>
-
-</div>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-<table id="toc" summary="cont">
-
- <tr>
- <td rowspan="18" class="tdr2"><span class="smcap">Chapitre</span></td>
- <td class="tdr1">I.</td>
- <td rowspan="18" class="tdr2"><span class="smcap">Page</span></td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_3">3</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">II.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_42">42</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">III.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_136">136</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">IV.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_159">159</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">V.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_167">167</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">VI.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_218">218</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">VII.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_228">228</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">VIII.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_241">241</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">IX.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_250">250</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">X.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_269">269</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">XI.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_277">277</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">XII.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_287">287</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">XIII.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_295">295</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">XIV.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_319">319</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">XV.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_357">357</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">XVI.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_377">377</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">XVII.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_396">396</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">XVIII.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_406">406</a></td>
- </tr>
-
-</table>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">NOTES:</h2>
-
-<div class="footnotes">
-
-<p class="pfn4"><span class="ln1"><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a></span>
-<i>Recueil de mes discours parlementaires</i>, Truculor.</p>
-
-<p class="pfn4"><span class="ln1"><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a></span>
-M. Laurent Tailhade, à qui j’avais lu quelques feuilles de mon
-manuscrit, a bien voulu faire à ce passage le très grand honneur de
-l’intercaler dans un de ses articles.</p>
-
-<p class="pfn4"><span class="ln1"><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a></span>
-Voir la collection de ce journal à l’époque indiquée.</p></div>
-</div>
-
-</div>
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Le salon de Madame Truphot, by Fernand Kolney
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SALON DE MADAME TRUPHOT ***
-
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-
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