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-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 52123 ***
-
-POÈMES
-
-Par
-
-ÉMILE VERHAEREN
-
-(Nouvelle Série)
-
-LES SOIRS, LES DÉBÂCLES, LES FLAMBEAUX NOIRS
-
-PARIS
-
-SOCIÉTÉ DU MERCURE DE FRANCE
-
-XV, RUE DE L'ÉCHAUDÉ-SAINT-GERMAIN, XV
-
-DCCC XCVI
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-LES SOIRS
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-1887
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-A GEORGES RODENBACH
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- LES MALADES
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- Blafards et seuls, ils sont, les sceptiques malades,
- Aigus de tous leurs maux. Ils regardent le soir
- Se faire dans leur chambre et grandir les façades.
- Une église près d'eux lève son clocher noir.
-
- Heure morte, là-bas, quelque part, en province,
- En une ville éteinte, au fond d'un coin désert,
- Où s'endeuillent des murs et des porches, dont grince
- Le gond monumental, ainsi qu'un poing de fer.
-
- Blafards et seuls, les malades hiératiques,
- Pareils à de vieux loups litornes, fixent la mort;
- Ils ont mâché la vie et ses jours identiques
- Et ses mois et ses ans et leur haine et leur sort.
-
- Mais aujourd'hui, serrés dans le pâle cynisme
- De leur dégoût, ils ont l'esprit inquiété:
- « Si le bonheur règnait dans ce mille égoïsme,
- « Souffrir pour soi, tout seul, mais par sa volonté?
-
- « Ils ont banalement aimé comme les autres
- « Les autres; ils ont cru benoîtement aux deuils,
- « A la souffrance, des gestes prêcheurs d'apôtres;
- « Imbéciles, ils ont eu peur de leurs orgueils.
-
- « Ils discutent combien la cruauté rapproche
- « Mieux que l'amour; combien ils se sont abusés
- « A pavoiser l'ingratitude et le reproche;
- « Combien de pleurs, pour quelques yeux qu'ils ont baisés!
-
- « Vides, les îles d'or, là-bas, dans l'or des brumes,
- « Où les rêves assis sous leur manteau vermeil,
- « Avec de longs doigts d'or effeuillaient aux écumes,
- « Les ors silencieux qui pleuvaient du soleil.
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- « Cassés, les mâts d'orgueil, flasques, les grandes voiles!
- « Laissez la barque aller et s'éteindre les ports;
- « Les phares ne tendront plus vers les grandes étoiles,
- « Leurs bras immensément en feu--les feux sont morts! »
-
- Blafards et seuls, les malades hiératiques,
- Pareils à de vieux loups mornes, fixent la mort;
- Ils ont mâché la vie et ses jours identiques
- Et ses mois et ses ans et leur haine et leur sort.
-
- Et maintenant, leur corps?--cage d'os pour les fièvres
- Et leurs ongles de bois heurtant leurs fronts ardents,
- Et leur hargne des yeux et leur minceur de lèvres
- Et comme un sable amer, toujours, entre leurs dents.
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- Et le regret les prend et le désir posthume:
- « De s'en aller revivre en un monde nouveau
- « Dont le couchant, pareil à un trépied qui fume,
- « Dresse le Dieu d'ébène ci d'os en leur cerveau.
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- « Là-bas, en des lointains d'hystérie et de flamme
- « Et d'écume livide et de rauque fureur,
- « l'on peut abolir férocement son âme,
- « Férocement joyeux, son âme et tout son cœur. »
-
- Blafards et seuls, ils sont les tragiques malades
- Aigus de tous leurs maux. Ils regardent les feux
- Mourir parmi la ville et les pâles façades
- Comme de grands linceuls venir au devant d'eux.
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- I
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- DÉCORS LIMINAIRES
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- LES COMPLAINTES
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- Les complaintes qu'on va chantant par la grand'route,
- Avec leurs vieux refrains de banal désespoir,
- Avec leurs mots en panne et leur rythme en déroute
- Sont plus tristes encor, les dimanches, le soir,
- Dans le silence éteint des tons et des lumières.
- Le village s'endort. La cloche des saluts
- Tinte minablement sa plainte et les chaumières
- Qu'on ferme, et les verrous et les seuils vermoulus
- Poussent des cris souffrants, comme des voix humaines.
- Parfois, dans les vergers, un très doux meuglement
- Ou quelque bruit d'étable et de chenil. Les plaines
- Se remplissent de nuit et de tressaillement.
- Personne. A l'horizon, rien que la solitude
- Et des nuages longs qui voyagent, par tas.
- Et dans cet infini d'ombre et de lassitude
- Et dans cette douleur des campagnes, là-bas,
- Les complaintes qu'on va chantant par la grand'route
- Avec leurs vieux refrains de banal désespoir,
- Avec leurs mots en panne et leur rythme en déroute,
- Meurent en cette mort de dimanche et de soir.
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- HUMANITÉ
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- Les soirs crucifiés sur l'horizon, les soirs
- Saignent, dans les marais, leurs douleurs et leurs plaies,
- Dans les marais, ainsi que de rouges miroirs
- Placés pour refléter le martyre des soirs,
- Des soirs crucifiés sur l'horizon, les soirs!
-
- Vous les Jésus, pasteurs qui venez par les plaines,
- Chercher les troupeaux clairs pour vos clairs abreuvoirs,
- Voici monter la mort dans les adieux des soirs,
- Jésus, voici saigner les toisons et les laines,
- Et voici Golgotha surgir, sous les cieux noirs.
-
- Les soirs crucifiés sur les Golgothas noirs,
- Portons-y nos douleurs et nos cris et nos plaies,
- Le temps n'est plus des blancs et tranquilles espoirs
- Car les voici saignants, dans les noirs abreuvoirs,
- Les soirs, crucifiés sur l'horizon, les soirs!
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-
- LES ARMES DU SOIR
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- Tandis que la nuit froide étage sa terrasse
- Par au-delà des bruyères et des forêts,
- Le soir qui meurt, le soir! jette sur les marais,
- L'éclair de son épée et l'or de son armure,
-
- Qui vont flottant au flot le flot, flottants et vains,
- A peine encor frôlés par la splendeur diurne,
- Mais lentement baisés, par la lèvre nocturne
- De la lune pieuse et douce, aux mains d'argent,
-
- Seule, qui se souvient du jour, pâle évoquée,
- Et des grands ciels brandis avec de l'or au clair,
- Pâle évoquée, en la pâleur pâle de l'air,
- Éternellement pâle et lointaine, la lune!
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-
- SOUS LES PORCHES
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- L'ombre s'affermissait sur les plaines captives,
- Et, de ses murs, barrait les horizons d'hiver,
- Comme en un tombeau noir, de vieux astres de fer
- Brûlaient, trouant le ciel de leurs flammes votives.
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- On se sentait serré dans un monde d'airain,
- Où quelque part, au-loin, se dresseraient des pierres
- Effrayantes et qui seraient les idoles guerrières
- D'un peuple encor enfant, terrible et souterrain.
-
- Un air glacé mordait les tours et les demeures,
- Et le silence entier serrait comme un effroi,
- Et nul cri voyageur, au loin. Seul un beffroi,
- Immensément vêtu de nuit, cassait les heures.
-
- On entendait les lourds et tragiques marteaux
- Heurter, comme des blocs, les bourdons taciturnes;
- Et les coups s'abattaient, les douze coups nocturnes,
- Avec l'éternité, sur les cerveaux.
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-
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-
- LASSITUDE
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- La terre immensément s'efface au fond des brumes
- Et lentement aussi les frênes lumineux
- D'automne et lentement et longuement les nœuds
- Des ruisselets dans l'herbe et leurs bulles d'écumes;
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- Lointainement encor des sons pauvres et las.
- Voix par des voix lasses au fond des soirs hélées;
- Et les chansons et les marches, par les vallées,
- Des mendiants qui vont, sait-on vers où, là-bas?
-
- Et des rames en désaccord, et l'autre, et l'une,
- Et boitantes et tombantes--et, longuement,
- Un vol d'oiseaux qui plane et plane et, lourdement,
- Chavire en un ciel gris, où se fane la lune.
-
-
-
-
- ATTIRANCES
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-
- Lointainement, et si étrangement pareils,
- De grands masques d'argent que la brume recule,
- Vaguent, au jour tombant, autour des vieux soleils.
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- Les doux lointains!--et comme, au fond du crépuscule.
- Ils nous fixent le cœur, immensément le cœur,
- Avec les yeux défunts de leur visage d'âme.
-
- C'est toujours du silence, à moins, dans la pâleur
- Du soir, un jet de feu soudain, un cri de flamme,
- Un départ de lumière inattendu vers Dieu.
-
- On se laisse charmer et troubler de mystère,
- Et l'on dirait des morts qui taisent un adieu
- Trop mystique, pour être écouté par la terre!
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- Sont-ils le souvenir matériel et clair
- Des éphèbes chrétiens couchés aux catacombes
- Parmi les lys? Sont-ils leur regard et leur chair?
-
- Ou seul, ce qui survit de merveilleux aux tombes
- De ceux qui sont partis, vers leurs rêves, un soir,
- Conquérir la folie à l'assaut des nuées?
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- Lointainement, combien nous les sentons vouloir
- Un peu d'amour pour leurs œuvres destituées,
- Pour leur errance et leur tristesse aux horizons,
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- Toujours! aux horizons du cœur et des pensées,
- Alors que les vieux soirs éclatent en blasons
- Soudains, pour les gloires noires et angoissées.
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-
- TOURMENT
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- Rocs de désespoir immensément tordus
- Vers le ciel lourd, voici les consolants hivers
- Et la fraîche blancheur et les brouillards pendus
- Aux bras, pitié! pitié! de vos mélèzes verts;
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- Voici le grand silence et la neige du soir.
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- Voix de granit, combats d'ombre, fiertés de pierre,
- Vieux tonnerres figés des époques occultes,
- Que le soleil irrite et mord de sa lumière
- Et qui savez l'éternité de vos tumultes.
-
- Voici le grand silence et la neige du soir.
-
- Ce qu'il vous a fallu de jours et de malheurs,
- Pour définir ainsi votre fatalité!
- Rocs tragiques, altiers, muets et recéleurs,
- Et conquérir l'orgueil de l'immobilité!
-
- Voici le grand silence et la neige du soir!
-
- Vous dormirez, veillés par les astres candides,
- Sous un linceul de gel et blanc comme la laine;
- Voici le firmament venir des nuits splendides,
- Voici pour vous l'hiver--rocs de douleur humaine!
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- Voici le grand silence et la neige du soir.
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-
- ILLUSION
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- Droite, sur le pignon, une cigogne, l'une
- Patte levée et l'autre en tige de roseaux,
- Et le bec large ouvert, ainsi que des ciseaux
- De pâle argent, pour découper le clair de lune,
-
- Pour découper le pâle argent du clair de lune
- Et ses moires et ses velours, ou bien encor
- Happer les feux de nacre et les étoiles d'or
- Qui s'éveillent avec les sylphes de la brune,
-
- Les feux de nacre et les feux d'or, qui dans la brune
- Peuplent, multipliés, les glauques infinis
- Et les golfes lointains et les grands lacs unis
- De nos rêves, miroirs de gloire et de fortune;
-
- Et l'on se laisse au songe aller--et la fortune
- Habille de chimère et de voiles le soir
- Et notre âme se meut en ce clair nonchaloir,
- Illuminé comme un rivage de lagune.
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-
- RESSOUVENIR
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- Appels de cloche à cloche, ô mon âme des soirs,
- Entends baller les mélopées,
- Autour des tours et des voussoirs,
- Immensément, entrefrappées,
- Autour des grandes tours, ô mon âme des soirs.
-
- Appels de cloche à cloche, autour des cathédrales
- Et des piliers et des claveaux,
- Répons lointains aux lointains râles
- Des chapelles et des caveaux,
- Où sont broyés des morts, sous leurs plaques murales.
-
- Appels de cloche à cloche, au loin, par les mémoires,
- Quand des femmes, en longs manteaux,
- Montent, par des ruelles noires,
- Mettre leurs cœurs en ex-votos,
- Leurs mornes cœurs--aux calvaires expiatoires.
-
- Appels de cloche à cloche et sanglots vers les morts
- Et leur prochain anniversaire,
- --Larmes de bronze et pleurs d'accords--
- Criant malheur, criant misère,
- O mon âme des soirs, entends les morts hurler aux morts!
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- LE GEL
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- Ce soir, un grand ciel clair, surnaturel, abstrait,
- Froid d'étoiles, infiniment inaccessible
- A la prière humaine, un grand ciel clair paraît.
- Il fige en son miroir l'éternité visible.
-
- Le gel étreint cet infini d'argent et d'or,
- Le gel étreint, les vents, la grève et le silence
- Et les plaines et les plaines; le gel qui mord
- Les lointains bleus, où les astres pointent leur lance.
-
- Silencieux, les bois, la mer et ce grand ciel
- Et sa lueur immobile et dardante!
- Et rien qui remuera cet ordre essentiel
- Et ce règne de neige acerbe et corrodante.
-
- Immutabilité totale. On sent du fer
- Et des étaux serrer son cœur morne et candide;
- Et la crainte saisit d'un immortel hiver
- Et d'un grand Dieu soudain, glacial et splendide.
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-
-
- INSATIABLEMENT
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- Le soir, plein des dégoûts du journalier mirage,
- Avec des dents, brutal, de folie et de feu,
- Je mords en moi mon propre cœur et je l'outrage
- Et ricane, s'il tord son martyre vers Dieu.
-
- Là-bas, un ciel brûlé d'apothéoses vertes
- Domine un coin de mer--et des flammes de flots
- Entrent, comme parmi des blessures ouvertes,
- En des écueils troués de cris et de sanglots.
-
- Et mon cœur se reflète en ce soir de torture,
- Quand la vague se ronge et se déchire aux rocs
- Et s'acharne contre elle et que son armature
- D'or et d'argent éclate et s'émiette, par chocs.
-
- La joie, enfin, me vient de souffrir par moi-même,
- Parce que je le veux, et je m'enivre aux pleurs
- Que je répands, et mon orgueil tait son blasphème
- Et s'exalte, sous les abois de mes douleurs.
-
- Je harcèle mes maux et mes vices. J'oublie
- L'inextinguible ennui de mon détraquement,
- Et quand lève le soir son calice de lie,
- Je me le verse à boire, insatiablement.
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- LES CHAUMES
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- A cropetons, ainsi que les pauvres Maries
- Des légendes de l'autrefois,
- Par villages, sous les cieux froids,
- Sont assises les métairies:
-
- Chaumes teigneux, pignons crevés, carreaux fendus,
- Souffreteuses et lamentables;
- Le vent siffle, par les étables
- Et par les carrefours perdus.
-
- A cropetons, ainsi que les vieilles dolentes,
- Avec leurs cannes aux mentons,
- Et leurs gestes, comme à tâtons,
- Elles s'entrecognent branlantes,
-
- Derrière un plant gelé d'ormes et de bouleaux,
- Dont les livides feuilles mortes
- Jonchent le seuil barré des portes
- Et s'ourlent comme des copeaux.
-
- A cropetons, ainsi que les mères meurtries
- Par les douleurs de l'autrefois,
- Aux flancs bossus des talus froids,
- Et des sentes endolories,
-
- Pendant les deuils de brume et d'envoûtement noir
- Et les novembrales semailles,
- O les tant pauvres par les plaines,
- O les si tristes dans le soir!
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-
-
-
- FLEUR FATALE
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-
- L'absurdité grandit comme une fleur fatale
- Dans le terreau des sens, des cœurs et des cerveaux.
- Plus rien, ni des héros, ni des sauveurs nouveaux:
- Et nous restons croupir dans la raison natale.
-
- Je veux marcher vers la folie et ses soleils,
- Ses blancs soleils de lune au grand midi, bizarres,
- Et ses lointains échos mordus de tintamarres
- Et d'aboiements, là-bas, et pleins de chiens vermeils.
-
- Lacs de roses, ici, dans la neige, nuage
- Où nichent des oiseaux dans des plumes de vent;
- Grottes de soir, avec un crapaud d'or devant,
- Et qui ne bouge et mange un coin de paysage.
-
- Becs de hérons, énormément ouverts pour rien,
- Mouche, dans un rayon, qui s'agite, immobile:
- L'inconscience gaie et le tic-tac débile
- De la tranquille mort des fous, je l'entends bien!
-
-
-
-
- LONDRES
-
-
- Et ce Londres de fonte et de bronze, mon âme,
- Où des plaques de fer claquent sous des hangars,
- Où des voiles s'en vont, sans Notre-Dame
- Pour étoile, s'en vont, là-bas, vers les hasards.
-
- Gares de suie et de fumée, où du gaz pleure
- Ses spleens d'argent lointain vers des chemins d'éclair,
- Où des bêtes d'ennui bâillent à l'heure
- Dolente immensément, qui tinte à Westminster.
-
- Et ces quais infinis de lanternes fatales,
- Parques dont les fuseaux plongent aux profondeurs,
- Et ces marins noyés, sous des pétales
- De fleurs de boue où la flamme met des lueurs.
-
- Et ces châles et ces gestes de femmes soûles,
- Et ces alcools en lettres d'or jusques au toit,
- Et tout à coup la mort parmi ces foules,
- O mon âme du soir, ce Londres noir qui traîne en toi!
-
-
-
-
- LE MOULIN
-
-
- Le moulin tourne au fond du soir, très lentement,
- Sur un ciel de tristesse et de mélancolie,
- Il tourne et tourne, et sa voile, couleur de lie,
- Est triste et faible et lourde et lasse, infiniment.
-
- Depuis l'aube, ses bras, comme des bras de plainte,
- Se sont tendus et sont tombés; et les voici
- Qui retombent encor, là-bas, dans l'air noirci
- Et le silence entier de la nature éteinte.
-
- Un jour souffrant d'hiver sur les hameaux s'endort,
- Les nuages sont las de leurs voyages sombres,
- Et le long des taillis qui ramassent leurs ombres,
- Les ornières s'en vont vers un horizon mort.
-
- Sous un ourlet de sol, quelques huttes de hêtre
- Très misérablement sont assises en rond;
- Une lampe de cuivre est pendue au plafond
- Et patine de feu le mur et la fenêtre.
-
- Et dans la plaine immense et le vide dormeur
- Elles fixent--les très souffreteuses bicoques!--
- Avec les pauvres yeux de leurs carreaux en loques,
- Le vieux moulin qui tourne et, las, qui tourne et meurt.
-
-
-
-
- LES RUES
-
-
- A coups de flamme errante au loin, le long des rues,
- Les lanternes, debout sur le bord du trottoir,
- S'allument, brusquement, dans la ville du soir,
- Une à une, et dans l'ombre et les rumeurs décrues.
-
- D'un trait--et monotone et triste, à l'infini,
- Toujours mêmes maisons se succédant, la voie
- Tourne vers la banlieue aride et se reploie,
- Comme un coude cassé, vers un marais jauni.
-
- Et les brumes tout lentement s'appesantissent
- Et suspendent leur grand linceul du haut d'un toit,
- Une lune souffrante et pâle s'entrevoit
- Et se mire aux égouts, où des clartés pourrissent.
-
- Un roulement plaintif de chariot quinteux
- Tout seul dévale et geint et crie, aux coins des bornes,
- Et lourdement, et deux par deux, les chevaux mornes
- Heurtent de leurs vieux fers, le vieux pavé boiteux.
-
- Et dans la brume grise, un cartouche d'enseigne,
- Sous les flammes du gaz, s'avive et luit encor:
- La façade paraît pleurer des lettres d'or
- Et les vitres montrer des cœurs rouges qu'on saigne.
-
- A coups de flamme errante, au loin, le long des rues,
- Les lanternes, debout sur le bord du trottoir,
- S'allument, brusquement, dans les villes du soir,
- Une à une, et dans l'ombre et les rumeurs décrues.
-
-
-
-
- LES VOYAGEURS
-
-
- Et par le traître écho des horizons plongeurs,
- Et par l'antique appel des sybilles lointaines,
- Et par les au delà mystérieux des plaines,
- Un soir, se sont sentis hélés, les voyageurs.
-
- Partis.
-
- Les quais étaient électrisés de lunes,
- Et le navire, avec ses mâts pavoisés d'or
- Et ses mousses d'ébène ornait gaîment son bord;
- Et les vagues baisaient les ponts et les lagunes.
-
- Ce fut calme voyage, à la clarté des nuits:
- Et les regards lactés des pensives étoiles
- Là-haut! et les brises du Sud bombant les voiles
- Et poussant vers la terre et vers les fleurs!--Depuis
-
- Des tours, immensément faites avec des pierres,
- Levant de hauts bras noirs sur des villes de feux;
- Et sous les toits plombés et dans les murs nitreux,
- Ouverts, de grands yeux d'or en de rouges paupières;
-
- Et des plaines, où se battent les roux soleils
- Avec les vents, les soirs, la foudre et le tonnerre
- Et des gorges et des volcans et des suaires,
- Infiniment, au loin, sur des sables vermeils;
-
- Et des temples d'airain écussonnés de glaives,
- Et des assomptions de symboles chrétiens,
- Et de vieux empereurs en de roides maintiens
- Sur leurs trônes de fer, assis comme des rêves;
-
- Et des îles, ainsi que de grands piédestaux,
- Parmi des lacs d'argent d'onyx et de turquoises,
- Là-bas--et des frissons marins et des angoisses
- Et, tout à coup, la mer, comme un choc de marteaux.
-
- Et des peuples lassés de leur fierté première,
- Et des peuples debout vers leurs prochains réveils,
- Et des ports et des ports et des phares pareils
- A quelque front levé de force et de lumière;
-
- Jusqu'à ce soir certain, où seuls, au bout du pont,
- Le souvenir revient des lointaines reliques:
- Le clos natal et les parents mélancoliques
- Et l'horloge sonnant vers ceux qui reviendront.
-
- Et maintenant ils sont les revenus du monde
- Et les sortis de l'Océan--mais plus jamais
- Pour eux, les doux bonheurs sereins des satisfaits
- Ni la vie endormie en une âme profonde.
-
- Car les soirs leur seront de tourmenteurs aimants,
- Les soirs et les soleils ouverts, comme des portes,
- Sur leurs rêves défunts et leurs visions mortes
- Et leurs amours nimbés par d'autres firmaments.
-
-
-
-
- L'IDOLE
-
-
- Calamistré de pins, embroussaillé de lierre,
- Tandis qu'un horizon d'ébène et de soleil
- Regarde encor, on voit un mont surgir, pareil
- A quelque idole énorme et nocturne de pierre.
-
- Les flammes du couchant éclaboussent son front
- D'un feu prodigieux de bronze et d'escarboucles,
- Et ce mélange d'or lointain parmi ces boucles,
- Évoque, en les cerveaux, le souvenir profond
-
- Des secrètes et farouches théogonies,
- Pleines d'attente et de siècles, pleines de dieux
- Sculptés en colosses de marbre et dont les yeux
- Dardent les milliers d'ans de leurs cosmogonies,
-
- Ce mont règne de par l'espace, infiniment.
- Il domine les bois, il écrase les plaines,
- Et sa tète s'en va, dans les mares lointaines,
- Mirer de la splendeur et du fulgurement.
-
- Et quand montent, au loin, des vals et des ramées,
- Les feux et les brouillards et les plaintes du soir,
- A l'heure ardente et triste, on s'imagine voir
- Se tordre un holocauste en de rouges fumées.
-
-
-
-
- LES ARBRES
-
-
- Quand les terreaux, déjà roussis et purpurins,
- Flamboient, sous les couchants mortuaires d'automne,
- On voit, d'un carrefour livide et monotone,
- Partir pour l'infini les arbres pèlerins;
-
- Les pèlerins s'en vont, grands de mélancolie,
- Pensifs, pieux et lents, par les routes du soir,
- Les pèlerins géants et lourds et laissant choir
- Leur feuillage de pleurs de tristesse et de lie;
-
- Les pèlerins marchant invariablement,
- Toujours, sur double rang, depuis combien d'années?
- Toujours, vers l'horizon et ses gloires fanées
- Et son insurmontable et despotique aimant;
-
- Les pèlerins, dont les manteaux tout en lumière,
- Mordus par le soleil vespéral qui s'endort,
- Apparaissent ainsi que des vêtements d'or,
- Traînés, dans un chemin d'encens et de poussière;
-
- Les pèlerins, aux vieux sommets houleux et fous,
- Que regardent passer, le long de leurs sillages,
- De mystiques hameaux et de fervents villages,
- Courbés dans la prière et jetés à genoux.
-
-
-
-
- LES VIEUX CHÊNES
-
-
- L'hiver, les chênes lourds et vieux, les chênes tors;
- Geignant sous la tempête et démenant leurs branches
- Comme de grands bras fous qui veulent fuir leur corps,
- Mais que tragiquement la chair retient aux hanches,
-
- Les vieux chênes rugueux et sinistres, les noirs
- Géants debout, à l'horizon, où les vents rogues
- Cinglent de leur colère et de leur vol les soirs
- Et les mordent et les mordent comme des dogues,
-
- Semblent de maux obscurs les mornes recéleurs,
- Car l'âme des pays du Nord, sombre et sauvage,
- Habite et clame en eux ses nocturnes douleurs
- Et tord ses désespoirs d'automne en leur branchage.
-
- Oh! leurs plaintes et leurs plaintes, durant la nuit!
- D'abord, lointainement, douces et miaulantes,
- Comme ayant joie et peur de troubler, de leur bruit,
- Le sommeil ténébreux des campagnes dolentes.
-
- Puis le désir soudain où la terreur se joint
- Quand la tempête est là, hennissante et prochaine;
- Puis le râlement brusque et terrible, si loin
- Que les bêtes des grand'routes hurlent de haine
-
- Et se couchent, là-bas, dans les sillons, de peur.
- Puis un apaisement sinistre et despotique,
- --Une attente de glaive et d'ombre et de fureur,--
- Et tout à coup la rage énorme et frénétique,
-
- Tout l'infini qui grince et se brise et se tord
- Et se déchire et vole en lambeaux de colère,
- A travers la campagne, et beugle au loin la mort
- De l'un à l'autre point de l'espace solaire.
-
- Oh! les chênes! Oh les mornes suppliciés!
- Et leurs pousses et leurs branches que l'on arrache
- Et que l'on broie! Et leurs vieux bras exfoliés
- A coups de foudre, à coups de bise, à coups de hache.
-
- Ils sont crevés, solitaires; leur front durci
- Est labouré; leur vieille écorce d'or est sombre,
- Et leur sève se plaint plus tristement, que si
- Le dernier cri du monde avait traversé l'ombre.
-
- L'hiver, les chênes lourds et vieux, les chênes tors,
- Geignant sous la tempête et démenant leurs branches
- Comme de grands bras fous qui voudraient fuir un corps,
- Mais que tragiquement la chair retient aux hanches,
-
- Semblent de maux obscurs les mornes recéleurs,
- Car l'âme des pays du Nord, sombre et sauvage,
- Habite et clame en eux ses nocturnes douleurs
- Et tord ses désespoirs d'automne en leur branchage.
-
-
-
-
- LE CRI
-
-
- Sur un étang désert, où stagne une eau brunie,
- Un rai du soir s'accroche au sommet d'un roseau,
- Un cri s'écoute, un cri désespéré d'oiseau,
- Un cri grêle, qui pleure au loin une agonie.
-
- Comme il est faible et mince et timide et fluet!
- Et comme avec tristesse il se traîne et s'écoute,
- Et comme il se prolonge, et comme avec la route
- Il s'enfonce et se perd dans l'horizon muet!
-
- Et comme il scande l'heure, au rythme de son râle,
- Et comme, en son accent minable et souffreteux,
- Et comme, en son écho languissant et boiteux,
- Se plaint peureusement la douleur vespérale!
-
- Il est si lent parfois qu'on ne le saisit pas.
- Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte
- L'obscur et frêle adieu de quelque vie éteinte;
- Il dit les pauvres morts et les pauvres trépas:
-
- La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce
- Mort des ailes et des tiges et des parfums;
- Il dit les vols lointains et clairs qui sont défunts
- Et reposent, cassés, dans l'herbe et dans la mousse.
-
-
-
-
- INFINIMENT
-
-
- Voici très longuement, très lentement, les râles
- D'hiver et les grands soirs dressés en bûchers d'or
- Rouge sur des fleuves et les mers novembrales
- Pleines de pleurs, pleines d'affres, pleines de mort.
-
- Les chiens du désespoir, les chiens du vent d'automne
- Mordent de leurs abois les échos noirs des soirs,
- Et l'ombre, immensément, dans le vide, tâtonne
- Vers la lune, mirée au clair des abreuvoirs.
-
- De point en point, là-bas, des lumières lointaines,
- Fixes. Et par-dessus, toujours, comme des voix,
- A travers l'infini des dunes et des plaines,
- Des voix, nocturnement, à travers les grands bois.
-
- Et des routes de soir continûment unies,
- Qui se croisent, ainsi que des voiles, sans bruit,
- Et s'allongent et s'écoulent indéfinies
- Par au delà des loins et des loins de la nuit.
-
-
-
-
- MOURIR
-
-
- Un soir plein de pourpres et de fleuves vermeils
- Pourrit, par au delà des plaines diminuées,
- Et fortement, avec les poings de ses nuées,
- Sur l'horizon verdâtre, écrase des soleils.
- Saison massive! Et comme Octobre, avec paresse
- Et nonchaloir, se gonfle et meurt dans ce décor:
- Pommes! caillots de feu; raisins! chapelets d'or,
- Que le doigté tremblant des lumières caresse,
- Une dernière fois, avant l'hiver. Le vol
- Des grands corbeaux? il vient. Mais aujourd'hui, c'est l'heure
- Encor des feuillaisons de laque--et la meilleure.
-
- Les pousses des fraisiers ensanglantent le sol,
- Le bois tend vers le ciel ses mains de feuilles rousses
- Et du bronze et du fer sonnent, là-bas, au loin.
- Une odeur d'eau se mêle à des senteurs de coing
- Et des parfums d'iris à des parfums de mousses.
- Et l'étang plane et clair reflète énormément
- Entre de fins bouleaux, dont le branchage bouge,
- La lune, qui se lève épaisse, immense et rouge,
- Et semble un beau fruit mûr, éclos placidement.
-
- Mourir ainsi, mon corps, mourir, serait le rêve!
- Sous un suprême afflux de couleurs et de chants,
- Avec, dans les regards, des ors et des couchants,
- Avec, dans le cerveau, des rivières de sève.
- Mourir! comme des fleurs trop énormes, mourir!
- Trop massives et trop géantes pour la vie!
- La grande mort serait superbement servie
- Et notre immense orgueil n'aurait rien à souffrir!
- Mourir, mon corps, ainsi que l'automne, mourir!
-
-
-
-
- A TÉNÈBRES
-
-
- Un catafalque d'or surgit au fond des soirs,
- Quand les astres, comme des lampes,
- Brillent, en étageant leurs rampes,
- Vers les lointains d'argent marbrant des parvis noirs.
-
- Quel mort en ce cercueil? Le cœur des hommes d'ombre.
- Non des banals victorieux
- Dont l'audace brûle les yeux,
- Mais le cœur des vaincus que la tristesse encombre.
-
- Ils ont passé rêveurs, muets, hagards et seuls,
- Toujours découragés d'eux-mêmes,
- Laissant l'éclat des diadèmes
- A d'autres fronts et se vêtant de leurs linceuls.
-
- Après, se regardant, inquiets et des choses
- Et des autres--et sans amours;
- Et néanmoins cherchant toujours
- Sur les fumiers du monde à se nourrir de roses.
-
- Lointainement par les grands mirages tentés,
- Et par les gloires médusaires,
- Mais peur des vices nécessaires,
- Et du cynique assaut de tant d'hostilités.
-
- Leurs bras, rameaux tendus vers le printemps des rêves,
- Sont retombés,--et pas un fruit,
- Pas une fleur d'or ou de nuit,
- Jamais, pas un seul rut de feuilles ni de sèves.
-
- Ce qui flottait de Dieu dans l'albe immensité,
- --Douceur éparse et messagère--
- On l'a cristallisé naguère
- Au seuil des temps, en des vases d'éternité.
-
- Mais le cristal s'en est fêlé. Les grands calices
- Se sont vidés de l'infini.
- Et maintenant l'esprit bruni
- De trouble et les regards usés par les supplices,
-
- Raffinés de la mort, nous l'invoquons les soirs,
- Quand les astres, comme des lampes,
- Brûlent, en étageant leurs rampes,
- Vers les lointains d'argent marbrant des parvis noirs.
-
-
-
-
- LES DÉBÂCLES
-
-
- 1888
-
-
- A
- THÉO VAN RYSSELBERGHE
- WILLY SCHLOBACH
- DARIO DE REGOYOS
-
-
-
- II
-
-
- DÉFORMATION MORALE
-
-
-
-
- DIALOGUE
-
- ....Sois ton bourreau toi-même;
- N' abandonne l'amour de te martyriser
- A personne, jamais. Donne ton seul baiser
- Au désespoir; déchaîne en toi l'âpre blasphème;
- Force ton âme, éreinte-la contre l'écueil:
- Les maux du cœur qu'on exaspère, on les commande;
- La vie, hélas! ne se supporte et ne s'amende
- Que si la volonté la terrasse d'orgueil;
- Sa norme est la douleur. Hélas! qui s'y résigne?
-
- --Certes, je veux nouer mes tortures en moi:
- Comme jadis les grands chrétiens, mordus de foi,
- S'émaciaient, avec une ferveur maligne,
- Je veux boire les souffrances, comme un poison
- Vivant et fou; je cinglerai de mon angoisse
- Mes pauvres jours, ainsi qu'un tocsin de paroisse
- S'exalte à disperser le deuil sur l'horizon.
- Cet héroïsme intime et bizarre m'attire:
- Se préparer sa peine et provoquer son mal,
- Avec acharnement, et dompter ranimai
- De misère et de peur, qui dans le cœur se mire
- Toujours; se redresser cruel et contre soi,
- Vainqueur de quelque chose enfin, et moins languide
- Et moins banalement en extase du vide.
-
- --Sois ton pouvoir, sois ton tourment, sois ton effroi.
- Et puis, il est des champs d'hostilités tentantes
- Que des hommes de marbre, avec de fortes mains,
- Ont cultivés, il est de terribles chemins;
- Par où des pas battants et des marches battantes
- Sont entendus: c'est là, que sur tel roc vermeil,
- Le soir allume, au loin, le sang et les tueries
- Et que luisent, parmi les lianes flétries,
- Des éclatants couteaux de crime et de soleil!
-
-
-
-
- LE GLAIVE
-
-
- Quelqu'un m'avait prédit, qui tenait une épée
- Et qui riait de mon orgueil stérilisé:
- Tu seras nul, et pour ton âme inoccupée
- L'avenir ne sera qu'un regret du passé.
-
- Ton corps, où s'est aigri le sang de purs ancêtres,
- Fragile et lourd, se cassera dans chaque effort;
- Tu seras le fiévreux ployé, sur les fenêtres,
- D'où l'on peut voir bondir la vie et ses chars d'or,
-
- Tes nerfs t'enlaceront de leurs fibres sans sèves
- Tes nerfs!--et tes ongles s'amolliront d'ennui,
- Ton front, comme un tombeau dominera tes rêves,
- Et sera ta frayeur, en des miroirs, la nuit.
-
- Te fuir!--si tu pouvais! mais non, la lassitude
- Des autres et de toi t'aura voûté le clos
- Si bien, rivé les pieds si fort, que l'hébétude
- Détrônera ta tête et plombera tes os.
-
- Éclatants et claquants, les drapeaux vers les luttes,
- Ta lèvre exsangue hélas! jamais ne les mordra:
- Usé, ton cœur, ton morne cœur, dans les disputes
- Des vieux textes, où l'on taille comme en un drap.
-
- Tu t'en iras à part et seul--et--les naguères
- De jeunesse seront un inutile aimant
- Pour tes grands yeux lointains--et les joyeux tonnerres
- Chargeront loin de toi, victorieusement!
-
-
-
-
- HEURES D'HIVER
-
-
- Les molosses d'hiver, le gel, le vent, la neige,
- O mon vieux cœur de lassitude et de souci,
- Ils hurlent à la mort, écoute! et leur cortège
- S'enfuit, avec des pleurs, vers le néant. Voici,
- Qu'ils ululent sinistrement et qu'on ulule
- Vers eux, parmi les lourds échos du crépuscule,
- En réponse, là-bas.
-
- L'horizon? c'est du sang,
- Du pus et de la lèpre et de la pourriture.
- Et toi, mon cœur piteux, caduque et vieillissant,
- Et toi, mon incurable et nocturne blessure,
- Tu sens aussi ces chiens rués, à travers toi.
- Oh cet interminable et novembral aboi
- Des chiens, des mauvais chiens, hurleurs au clair de lune,
- Comme ils geignent ton deuil et combien longuement
- Raillent leurs cris, leurs cris de hargne et de rancune,
- Tes naufrages d'espoir vers le renoncement.
-
- L'arbre des pleurs, ainsi que les sorbiers d'automne,
- S'érige en tes songes et, rouge, les festonne
- Et laisse choir ses fruits et ses larmes de soir,
- A lente pluie et longue--avec mélancolie!
- Les lacs de tes ennuis, où se viennent asseoir,
- Pour y mirer les yeux fixes de leur folie,
- Et ton vouloir et ton orgueil et ton tourment,
- Ainsi que d'immenses linceuls, immensément,
- Par les plaines et les plaines se continuent.
- Le souvenir en toi déchaîne ses douleurs
- Et vous mêlez vos voix que les sanglots obstruent
- Mais les échos toujours repoussent ces douleurs
- Les voix de ces douleurs et de ces pleurs--ailleurs!
-
-
-
-
- SI MORNE!
-
-
- Se replier toujours sur soi-même, si morne!
- Comme un drap lourd, qu'aucun dessin de fleur n'adore.
-
- Se replier, s'appesantir et se tasser
- Et se toujours, en angles noirs et mats, casser.
-
- Si morne! et se toujours interdire l'envie
- De tailler en drapeaux l'étoffe de sa vie.
-
- Tapir entre les plis ses mauvaises fureurs
- Et ses rancœurs et ses douleurs et ses erreurs.
-
- Ni les frissons soyeux, ni les moires fondantes
- Mais les pointes en soi des épingles ardentes.
-
- Oh! le paquet qu'on pousse ou qu'on jette à l'écart,
- Si morne et lourd, sur un rayon, dans un bazar.
-
- Déjà sentir la bouche âcre des moisissures
- Gluer, et les taches s'étendre en leurs morsures
-
- Pourrir, immensément emmailloté d'ennui;
- Être l'ennui qui se replie en de la nuit.
-
- Tandis que lentement, dans les laines ourdies,
- De part en part, mordent les vers des maladies.
-
-
-
-
- ÉPERDUMENT
-
-
- Bien que flasque et geignant et si pauvre! si morne!
- Si las! redresse-toi, de toi-même vainqueur;
- Lève ta volonté qui choit contre la borne
- Et sursaute, debout, rosse à terre, mon cœur!
-
- Exaspère sinistrement ta toute exsangue
- Carcasse et pousse au vent, par des chemins rougis
- De sang, ta course; et flaire et lèche avec ta langue
- Ta plaie, et lutte et butte et tombe--et ressurgis!
-
- Tu n'en peux plus et tu n'espères plus; qu'importe!
- Puisque ta haine immense encor hennit son deuil,
- Puisque le sort t'enrage et que tu n'es pas morte
- Et que ton mal cinglé se cabre en ton orgueil.
-
- Et que ce soit de la torture encore! encore!
- Et belle et folle et rouge et soûle--et le désir
- De se boire de la douleur par chaque pore,
- Et du vertige et de l'horreur--et le plaisir,
-
- O ma rosse de souffre et d'os que je surmène
- Celui, jadis, là-bas, en ces minuits du Nord,
- Des chevaliers d'éclair, sur leurs chevaux d'ébène,
- Qui s'emballaient, fougueux du vide et de la mort.
-
-
-
-
- PRIÈRE
-
-
- Lunes du gel dans les grottes de l'or nocturne,
- Glaives d'acier, lames d'argent, pointes de fer,
- Minuit silencieux, qui t'ériges dans l'air
- Comme une volonté dardante et taciturne,
-
- Voici mon cœur pour les couteaux de tes silences,
- Et mes ardeurs pour tes linceuls et tes tombeaux,
- Minuit clair et lointain, voici pour tes flambeaux
- Mon grand rêve brisé comme un combat de lances.
-
- Vers tes immensités, rues yeux lèvent leur flamme,
- Et mes bras éreintés de l'enlacement vain,
- Vides, sont implorants de ton conseil d'airain,
- Minuit rigide et froid sur le deuil de mon âme!
-
- Que de regards défunts, que de regards, naguère,
- Tout, eux aussi, fixé pendant leur désespoir,
- Obstinément et longuement fixé, le soir,
- Quand l'hiver bâtissait sa maison mortuaire.
-
- Il ne restera rien de ce qui fut ma plainte
- Et tout homme travaille à son inanité;
- Minuit tranquille et mort, de son éternité
- Gèle, en mon cœur, mes pleurs, ma voix, et toi, ma crainte!
-
-
-
-
- VERS L'ENFANCE
-
-
- Les passions d'éveil et de savoir--Vidées.
-
- Alors, viens voir ton bel ange gardien, le tien,
- Qui lentement s'assied sur tes tombeaux d'idées.
-
- Il te parle, très doucement, de l'autrefois;
- Écoute: et les saluts, jadis, à l'oratoire,
- Et les Noël et les Pâques et puis les Croix
- Et les âmes des tiens qui sont en purgatoire.
-
- Écoute: et les premiers alleluias chantés,
- Et, le samedi soir, les bonnes litanies,
- Et les psaumes, de nef en nef, répercutés
- Et lents, an pas égaux de leurs monotonies.
-
- Écoute: et les processions--et puis encor
- Les ex-votos en Mai dressés sur des estrades,
- Et la Vierge Marie, avec son Jésus d'or,
- Et les enfants de chœur qui sont des camarades.
-
- Écoute: et du petit village il s'en souvient
- Ton cœur; écoute et puis, accueille en confiance,
- A cette heure d'ennui, ton bon ange gardien,
- Le tien, qui te rhabillera de ton enfance.
-
- Hélas! doux, tranquille et clair, il ne ferait
- Qu'un bruit, sur mon cerveau, de blanches étincelles,
- Que mon absurdité bougonneuse viendrait
- Lui déchirer les yeux et lui casser les ailes.
-
-
-
-
- CONSEIL ABSURDE
-
-
- Autant que moi malade et veule, as-tu goûté
- Quand ton être playait sous les fièvres brandies.
- Quand tu mâchais l'orvietan des maladies,
- Le coupable conseil de l'inutilité?
-
- Et doux soleil qui baise un œil éteint d'aveugle?
- Et fleur venue au tard décembral de l'hiver
- Et plume d'oiselet souffler au veut de fer?
- Et neutre et vide écho vers la taure qui meugle?
-
- O les rêves du rien, en un cerveau mordu
- D'impossible! s'aimer, dans son effort qui leurre!
- Se construire, pour la détruire, une demeure!
- Et se cueillir, pour le jeter, un fruit tendu!
-
- Hommes tristes, ceux-là qui croient à leur génie
- Et fous! et qui peinent, sereins de vanité;
- Mais toi, qui t'es instruit de ta futilité,
- Aime ton vain désir pour sa toute ironie.
-
- Regarde en toi, l'illusion de l'univers
- Danser; le monde entier est du monde la dupe;
- Agis gratuitement et sans remords; occupe
- Ta vie absurde à se moquer de son revers.
-
- Songe à ces lys royaux, à ces roses ducales,
- Fiers d'eux-mêmes et qui fleurissent, à l'écart,
- Dans un jardin, usé de siècles, quelque part,
- Et n'ont jamais courbé leurs tiges verticales.
-
- Inutiles pourtant, inutiles et vains,
- Parfums demain perdus, corolles demain mortes,
- Et personne pour s'en venir ouvrir les portes
- Et les faire servir au pâle orgueil des mains.
-
-
-
-
- LÀ-BAS
-
-
- Désir d'être, soudain, la bête hiératique,
- D'un éclat noir, sous le portique
- Escarbouclé d'un temple, à Benarès!
-
- Gueule tordue, avec de courbes dents livides,
- Masque divin et criminel,
- Avec de grands yeux vides,
- Avec, sous le front d'or, un œil d'or éternel.
-
- Sous un plafond de marbre noir, à Benarès.
- Ils arrivent les enfants clairs--et leurs guirlandes
- De vêtements laineux tournent au promenoir,
- O les petites mains! les mains, avec des brandes,
- Qui s'en viennent, jointes, ainsi qu'un double espoir,
- Les mains en fleur, prier, à Benarès, l'Idole.
-
- Ils arrivent les vieux voyants usés, les pâles
- De jeûne et de cilice, ils arrivent, les os
- Rompus, les regards droits, la voix nouée en râles,
- Le sein vide et blanchi comme d'anciens tombeaux,
- Ils arrivent prier, à Benarès, l'Idole.
-
- Désir d'être soudain la bête hiératique
- D'un éclat noir, sous le portique,
- Escarbouclé d'un temple, à Benarès.
-
- Être ce néant de bronze et d'or inéluctable
- Et merveilleux, vers qui, les inlassables bras,
- Les bras! les bras! de la douleur incommutable,
- Comme des rameaux fous, s'épouvantent d'en bas.
- Et s'imposer à la crédulité, pour mordre
- Les doux cœurs confiants et la priante chair
- Et les larmes et les sanglots; et mordre et tordre
- Toute cette humanité de folie et d'éclair,
- Errante et angoissée aux vallons de la crainte;
-
- La mordre et tordre en son appel et son tourment
- Et sa misère allante et ballante et sa plainte
- Toujours la même, à travers temps, infiniment.
- Et se complaire à se sentir cruel et fourbe:
- La bête immensément d'ébène et de granit
- Et de corne et de roc, qui surplombe la tourbe
- De ces pleureurs, tous les mêmes, vers l'infini:
- Et les haïr et regretter son impuissance
- Non pour les secourir, mais pour rageusement
- Les affoler et se prouver sa malfaisance.
-
- Désir d'être soudain cette idole qui ment!
- Ils arrivent les amants, doux, comme des lampes,
- Le soir, dans le feuillage éteint, au loin, là-bas,
- Ils arrivent doux et pleins de soir, le long des rampes,
- Ils arrivent, par deux, les bras liés aux bras,
- Tristes et doux, prier à Benarès, l'Idole.
-
- Ils arrivent les pèlerins lointains, les mornes
- De la misère et de la faim, les las d'avoir
- Un corps, ils arrivent, de loin, les malitornes,
- Les éclopés et les lépreux, au réservoir
- Miraculeux, prier à Benarès, l'Idole!
-
- Désir d'être soudain la bête hiératique
- D'un éclat noir, sous le portique,
- Escarbouclé d'un temple, à Benarès.
-
- Et regarder, témoin impassible et tragique,
- Dardés, les yeux de fer, et les naseaux, hagards,
- Droit devant soi, là-bas, le ciel mythologique,
- Où le Siva terrible échevèle ses chars,
- Par des ornières d'or, à travers les nuages:
- Scintillements d'essieux et tonnerres de feux;
- Étalons fous cabrés, sur des tas de carnages;
- Rouge, la mer au loin et ses millions d'yeux!
-
- Et devant ce décor incendié, maudire
- L'homme niais et nul, qui se gave d'espoir,
- Alors qu'un symbolique et quotidien martyre
- Saigne son âme en croix, aux quatre coins du soir.
-
-
-
-
- PIEUSEMENT
-
-
- La nuit d'hiver élève au ciel son pur calice.
-
- Et je lève mon cœur aussi, mon cœur nocturne.
- Seigneur, mon cœur! vers ton pâle infini vide,
- Et néanmoins je sais que tout est taciturne
- Et qu'il n'existe rien dont ce cœur meurt, avide;
- Et je te sais mensonge et mes lèvres te prient
-
- Et mes genoux; je sais et tes grandes mains closes
- Et tes grands yeux fermés aux désespoirs qui crient,
- Et que c'est moi, qui seul, rue rêve dans les choses;
- Sois de pitié, Seigneur, pour ma toute démence.
- J'ai besoin de pleurer mon mal vers ton silence!...
-
- La nuit d'hiver élève au ciel son pur calice!
-
-
-
-
- VERS LE CLOÎTRE
-
-
- Je rêve une existence en un cloître de fer,
- Brûlée au jeûne, et sèche et râpée aux cilices,
- Où l'on abolirait, en de muets supplices,
- Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair.
-
- Sauvage horreur de soi si mornement sentie!
- Quand notre corps nous boude et que nos nerfs, la nuit,
- Rivent sur nos vouloirs leurs cagoules d'ennui,
- Et les plongent dans la fièvre ou l'inertie.
-
- Dites, ces pleurs, ces cris et cette peur du soir!
- Dites, ces plombs de maladie en tous les membres,
- Et la toute torpeur des torpides novembres
- Et le dégoût de se toucher et de se voir?
-
- Et les mauvaises mains tâtillonnes de vice
- Encor et lentement cherchant, sur les coussins,
- Et des toisons de ventre, et des grappes de seins
- Et les tortillements dans le rêve complice?
-
- Je rêve une existence en un cloître de fer,
- Brûlée au jeûne et sèche et râpée aux cilices,
- Où l'on abolirait en de muets supplices,
- Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair.
-
- Et s'imposer le gel des sens, quand le corps brûle;
- Et se tyranniser et se tordre le cœur,
- --Hélas! ce qui en reste--et tordre, avec rancœur,
- Jusqu'au regret d'un autrefois doux et crédule.
-
- Se cravacher dans sa pensée et dans son sang,
- Dans son effort, dans son espoir, dans son blasphème;
- Et s'exalter de ce mépris, vain lui-même,
- Mais qui rachète un peu l'orgueil d'où l'on descend.
-
- Et se mesquiniser en pratiques futiles
- Et se faire petit et n'avoir qu'âpreté,
- Pour tout ce qui n'est point d'une âcre nullité,
- Dans le jardin vanné des floraisons hostiles.
-
- Je rêve une existence en un cloître de fer
- Brûlée au jeûne et sèche et râpée aux cilices,
- Où l'on abolirait, en de muets supplices,
- Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair,
-
- Oh! la constante rage à s'écraser, la hargne
- A se tant torturer, à se tant amoindrir,
- Que tout l'être n'est plus vivant que pour souffrir
- Et se fait de son mal sa joie et son épargne.
-
- N'entendre plus ses cris, ne sentir plus ses pleurs,
- Mâter son instinct noir, tuer sa raison traître,
- Oh! le pouvoir et le savoir! Être son maître
- Et les avoir cassés les crocs de ses douleurs!
-
- Et peut être qu'alors, par un soir salutaire,
- Une paix de néant s'installerait en moi;
- Et que sans m'émouvoir j'écouterais l'aboi,
- L'aboi tumultueux de la mort volontaire.
-
- Je rêve une existence en un cloître de fer.
-
-
-
-
- LES VÊPRES
-
-
- Là-bas, cette existence en noir de grandes vieilles,
- Par les enclus en noir et les porches d'église,
- Cette existence et de prières et de veilles,
- Le soir, sous leurs mantes en noir, qu'immobilise,
- Et pendant des heures et des heures, l'extase
- Au pied d'un ostensoir, le soir, en des chapelles
- De cathédrale en noir; et la claustrale emphase
- Du culte et de grands dais levés et de flabelles,
- Le soir, sur ces vieilles en noir, dont les mains jaunes
- Tendent en croix leurs désespoirs et leurs misères,
- Vers les autels immensément et vers les trônes,
- Là-bas, ornés d'argent, de feux, et de rosaires,
- Le soir, au fond des chapelles en noir; et l'ombre
- D'un grand pilier, sur les dalles, droite, allongée
- Ainsi qu'un bras de soir et de volonté sombre
- Vers ces vieilles en noir, dont la ferveur figée
- Grandit l'hiératique allure évocatoire,
- Au fond des chapelles en noir; et les martyres
- Et les saintes, et la série incantatoire
- Des longs cierges et le grésillement des cires,
- Le soir, sur de lourds trépieds noirs, dans les chapelles
- En noir; et ce Jésus, vieux de siècles et triste,
- Ce Christ en noir du soir, dont les loques charnelles
- Pendent au long des croix et dont le nom persiste,
- Le soir, dans le vieux cœur en noir des grandes vieilles,
- Dans leur vieux cœur en noir et or et leurs mémoires!
-
- Et comme elles, s'user à des marmonnements;
- Et comme elles, rouler, en uniformes moires,
- Les jours après les jours, toujours, et les moments,
- Les toujours mêmes jours pieusement; et comme
- Elles, passer vers un effacement en noir;
- Et comme elles vivent, vivre, presqu'en un somme
- De mornes oraisons autour des croix de soir,
- Au fond des chapelles en noir; revivre en litanies
- Sa peine et sa rancœur et tout son désespoir
- Et ses lasses douleurs de vivre indéfinies,
- Là-bas, le soir, au fond des chapelles en noir!
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- HEURE D'AUTOMNE
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- C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière!
- Râles que roule, au vent du nord, la sapinière,
- Feuillaison d'or à terre et feuillaison de sang,
- Sur des mousses d'orée ou des mares d'étang,
- Pleurs des arbres, mes pleurs, mes pauvres pleurs de sang.
-
- C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière!
- Secousses de colère et rages de crinière,
- Buissons battus, mordus, hachés, buissons crevés,
- Au double bord des longs chemins, sur les pavés,
- Bras des buissons, nies bras, mes pauvres bras levés.
-
- C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière?
- Quelque chose, là-bas, broyé dans une ornière,
- Qui grince immensément ses désespoirs ardus
- Et qui se plaint, ainsi que des arbres tordus,
- Cris des lointains, mes cris, mes pauvres cris perdus.
-
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- MES DOIGTS
-
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- Mes doigts, touchez mon front et cherchez, là,
- Les vers qui rongeront, un jour, de leur morsure,
- Mes chairs; touchez mon front, mes maigres doigts, voilà
- Que mes veines déjà, comme une meurtrissure
- Bleuâtre, étrangement, en font le tour, mes las
- Et pauvres doigts--et que vos longs ongles malades
- Battent, sinistrement, sur mes tempes, un glas,
- Un pauvre glas, mes lents et mornes doigts!
-
- Touchez ce qui sera les vers, mes doigts d'opale,
- Les vers, qui mangeront, pendant les vieux minuits
- Du cimetière, avec lenteur, mon cerveau pâle,
- Les vers, qui mangeront et mes dolents ennuis
- Et mes rêves dolents et jusqu'à la pensée
- Qui lentement incline, à cette heure, mon front,
- Sur ce papier, dont la blancheur, d'encre blessée,
- Se crispe aux traits de ma dure écriture.
-
- Et vous aussi, mes doigts, vous deviendrez des vers,
- Après les sacrements et les miséricordes,
- Mes doigts, quand vous serez immobiles et verts,
- Dans le linceul, sur mon torse, comme des cordes;
- Mes doigts, qui m'écrivez, ce soir de rauque hiver,
- Quand vous serez noués--les dix--sur ma carcasse
- Et que s'écrasera sous un cercueil de fer,
- Cette âpre carcasse, qui déjà casse.
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- AU LOIN
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- Eau qui s'égoutte en des sous-sols, pleurs de lumières.
- Sous des porches de fer, où s'engouffrent des voix,
- Pignons crasseux, greniers obscurs, mornes larmières
- Et gouttières régulières, au long des toits;
- Et blocs de fonte et crocs d'acier et cols de grues
- Et puis, au bas des murs, dans les caves, l'écho
- Des pas et des chevaux, sur le pavé des rues
- Et sur les ponts dont les piles cassent le flot;
- Et le vaisseau plaintif, qui dort et se corrode,
- Dans les havres, et souffre, et les poumons criards
- Des machines et le mystérieux exode
- Des navires silencieux, vers les hasards
- Des caps et de la mer affolée en tempête;
- O mon âme, quel s'en aller et quel souffrir!
- Et quel vivre toujours, pour les rouges conquêtes
- De l'or, quel vivre et quel souffrir et quel mourir!
-
- Pourtant regarde au loin s'illuminer les îles,
- Fais ton rêve d'encens, de myrrhe et de corail,
- Fais ton rêve lascif vers de roses asiles,
- Fais ton rêve éventé, par le large éventail
- De la brise océane, au clair des étendues;
- Et songe aux Orients et songe à Benarès,
- Songe à Thèbes, songe aux Babylones perdues,
- Songe aux siècles tombés des Sphinx et des Hermès;
- Songe à ces Dieux d'airain debout au seuil des porches,
- A ces colosses bleus broyant des léopards
- Entre leurs bras, à ces processions de torches
- Et de prêtres, par les forêts et les remparts,
- La nuit, sous l'œil dardé des étoiles australes;
- Oh mon âme d'adieux de rêve et de lointain!
- Songe aux golfes, songe aux déserts, songe aux lustrales
- Caravanes, en galop blanc dans le matin,
- Songe qu'il est peut-être encor, par la Chaldée,
- Quelques pâtres, hagards de soir et d'infini,
- Dont la bouche jamais n'a pu crier l'idée;
- Et va, par ces chemins de fleurs et de granit,
- Et va si loin et si profond dans ta mémoire,
- Que l'heure et le moment s'abolissent pour toi.
-
- Impossible!--voici la boue et puis la noire
- Fumée et les tunnels et le morne beffroi
- Battant son glas dans la brume et qui ressasse
- Toute ma peine tue et toute ma douleur,
- Et je reste, les pieds collés à cette crasse,
- Dont les odeurs montent et puent, jusqu'à mon cœur.
-
-
-
-
- S'AMOINDRIR
-
-
- En ce minuit de force à bas, combien j'envie
- --Demain j'aurai changé--tout ce qui circonscrit:
- Les pratiques toutes humbles de cette vie
- Qu'on mène en des villes de simple et pauvre esprit.
-
- Voici--me rabaisser à des niaiseries:
- Petites croix, petits agneaux, petits Jésus,
- Petite offrande douce aux petites Maries,
- En des niches, avec des fleurs peintes dessus.
-
- Prière, à jointes mains, en des recoins d'église;
- Et se recommencer enfant, avec calcul;
- Un mot! qui dans son bruit, toujours le même, enlise
- Et vous endorme, en un ronron pieux et nul.
-
- Et les benoîts conseils savourés à confesse;
- Et les fermes propos de se garer en Dieu,
- Contre toute surprise et contre toute adresse
- Du rouge enfer, où les démons brassent du feu.
-
- Et se sécher le cœur de soins et de scrupules
- Et de soucis; jeûnes furtifs, vœux aigrelets,
- Et ce grignotement aux choses minuscules
- Lèvres pour oraisons et doigts pour chapelets.
-
- Et se blottir l'esprit, dans le damier des sectes,
- Et se moisir toujours, en un coin plus dévôt,
- Jusqu'à miner enfin, avec des dents d'insectes,
- Le vertical palais d'orgueil de son cerveau.
-
-
-
-
- HEURES MORNES
-
-
- Hélas, quel soir! ce soir de maussade veillée.
- Je hais, je ne sais plus; je veux, je ne sais pas;
- Ah mon âme, vers un néant, s'en est allée,
- Vers un néant, très loin, je ne sais où, là-bas?
-
- Il bat des tas de glas au-dessus de ma tète,
- Le vent, il corne à mort, et les cierges bénits
- Qu'on allumait, pendant la peur de la tempête,
- Les bons cierges se sont éteints et sont finis.
-
- Cela se perd, cela s'en va, cela se disloque,
- Cela se plaint en moi, si monotonement,
- Et cela semble un cri d'oiseau, qui s'effiloque,
- Qui s'effiloque au vent d'hiver, lointainement.
-
- Oh ces longues heures après ces longues heures,
- Et sans trêve, toujours, et sans savoir pourquoi;
- Et sans savoir pourquoi ces angoisses majeures;
- Oh ces longues heures d'heures à travers moi!
-
- Une torture?--Oh vous qui les savez si mornes
- Ces nuits mornes, et qui dansez, au vent du Nord,
- Ruts d'ouragan, sur les marais et les viornes
- Et les étangs et les chemins et sur la mort;
-
- Une torture en moi qui frappe et me lacère?
- Une torture à pleins éclairs, comme des faulx
- Et des sabres, par à travers de ma misère;
- Une torture, à coups de clous et de marteaux?
-
- Là-bas, ces grandes croix au carrefour des routes,
- Ces croix!--Oh! n'y pouvoir saigner son cœur; ces croix,
- Où s' accrochent des cris d'espace et de déroutes,
- Des cris et des haillons de vent dans les grands bois.
-
-
-
-
- LE MEURTRE
-
-
- En ces heures de vice et de crime rigides,
- Se rêve un meurtre ardent, que la nuit grandirait
- De son orgueil--plafond d'ébène et clous algides--
- Et de la toute horreur de sa noire forêt,
- Là-bas, quand, parmi les ombres qui se menacent,
- Au clair acier des eaux, un glaive d'or surgit
- Vers les rages qui vont et les haines qui passent.
-
- --Et pieds mystérieux, pieds de marbre, sans bruit,
- Là, quelque part, aux carrefours, en des ténèbres--
-
- Un silence total ferme la plaine, au loin:
- Le ciel indifférent voile ses clairs algèbres,
- Et rien, pas même Dieu, ne semble être témoin.
- Tous les mêmes, luisants de lierre et tous les mêmes
- D'écorce et de rameaux, comme un effarement,
- Sur double rang, là-bas, jusqu'aux horizons blêmes,
- Muets et seuls, des arbres vont, infiniment.
-
- --Un grand éclair nerveux, au bout d'un poing logique,
- Et puis un râle, à peine ouï par les taillis--
-
- Et de la gorge ouverte et tordue et tragique,
- Un sang superbe et rouge, en légers gargouillis,
- Coule, comme un ruisseau de corail parmi l'herbe
- Et, du torse troué, s'épand sur le sol noir.
- La voix assassinée éclate en bouche acerbe
- Et les regards derniers fixent comme un espoir
- Quelque chose, là-bas, qui serait la justice.
-
- --Soudain, voici la peur de ce cadavre froid
- Et la peur de la peur crédule et subreptice--
-
- Et vivement, avec des pleurs et de l'effroi,
- Avec des mains repentantes et caressantes
- Pour apaiser ce mort soudain et qui sera
- Le fantôme des nuits lourdes et malfaisantes,
- Le fantôme!--quel est celui qui s'en viendra
- Baisser, sur ces grands yeux, les paupières tombales
- Et clore ces lèvres, silencieusement.
-
- --Et les remords choquent les fers de leurs cymbales
- Et le voici qui peut tomber le châtiment--
-
- Alors, ouvre ton âme et déguste l'angoisse
- Et le mystère éclos, aux caves de ton cœur:
- Un flambeau qu'on déplace, une étoffe qu'on froisse,
- Un trou qui te regarde, un craquement moqueur,
- Quelqu'un qui passe et qui revient et qui repasse
- Te feront tressaillir de frissons instinctifs
- Et tu te vêtiras d'une inédite audace;
- D'autres sens te naîtront, subtils et maladifs,
- Ils renouvelleront ton être, usé de rages,
- Et tu seras celui qui fut sanglant un peu,
- Qui bondit hors de soi et creva les mirages
- Et, biffant une vie, a fait œuvre de Dieu!
-
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- LA TÊTE
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- Sur un échafaud noir, tu porteras ta tête
- Et sonneront les tours et luiront les couteaux
- Et tes muscles crîront et ce sera la fête,
- La fête et la splendeur du sang et des métaux.
-
- Et les pourpres soleils et les soirs sulfuriques,
- Les soirs et les soleils, escarbouclés de feux,
- Verront le châtiment de tes crimes lyriques
- Et s'ils savent mourir ton front et tes grands yeux.
-
- La foule, en qui le mal grandiose serpente,
- Taira son océan autour de ton orgueil,
- La foule!--et te sera comme une mère ardente,
- Qui, rouge et froid, te bercera dans ton cercueil.
-
- Et vicieuse, ainsi qu'une floraison noire,
- Où mûrissent de beaux poisons, couleur d'éclair,
- Et despotique et fière, et grande, ta mémoire,
- Et fixe et roide, ainsi qu'un poignard dans la chair.
-
- Sur un échafaud noir, tu porteras la tête
- Et sonneront les tours et luiront les couteaux
- Et tes muscles crîront et ce sera la fête,
- La fête et la splendeur du sang et des métaux.
-
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- INCONSCIENCE
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-
- L'âme et le cœur si las des jours, si las des voix,
- Si las de rien, si las de tout, l'âme salie;
- Quand je suis seul, le soir, soudainement, parfois,
- Je sens pleurer sur moi l'œil blanc de la folie.
-
- Celui, si triste hélas! qui s'en alla, là-bas,
- --Pâle œil désenchanté de la raison méchante--
- Rêver à quelque chose, au loin, qu'on ne voit pas
- A quelque chose au loin qui tremble et pleure et chante.
-
- Morne crapaud blotti sous les roses, tout seul!
- Si seul!--morne crapaud pleureur de lune, appelle!
- Appelle! Et vous, petites fleurs, pour le linceul
- De mon cerveau, l'ensevelisseuse vient-elle?
-
- Être l'errant au monde et le pauvre de soi,
- Avec le feu bougeant d'une âme, qui tremblotte
- Derrière une main frêle et ballotte son moi;
- Qui tremblotte comme un reflet dans l'eau ballotte.
-
- Passer inconscient et se faire l'ami
- De ce qui vole et rampe et fuit, là-bas. Naguère,
- Avant que ne sortît du somme, l'endormi,
- Le premier homme, on a vu mes pareils sur terre.
-
- Ayez amour pour eux, ayez amour un peu!
- Ils sont les charmeurs lents, là-bas, des brises lentes:
- Leurs doigts, qui n'ont jamais touché le mauvais feu,
- Dansent des airs lointains, sur des flûtes tremblantes:
-
- Les puérils et les vaguants, mais loin du mal,
- Et les doux égarés, par les bruyères vertes:
- Hamlet rirait peut être, hélas! mais Parsifal?
- O Parsifal bénin et clair, comprendrait certes!
-
-
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- LA COURONNE
-
-
- Et je voudrais aussi ma couronne d'épines
- Et pour chaque pensée, une, rouge, à travers
- Le front, jusqu'au cerveau, jusqu'aux frêles racines
- Où se tordent les maux et les rêves forgés
- En moi, par moi. Je la voudrais comme une rage,
- Comme un buisson d'ébène en feu, comme des crins
- D'éclairs et de flammes, peignés de vent sauvage;
- Et ce seraient mes vains et mystiques désirs,
- Ma science d'ennui, mes tendresses battues
- De flagellants remords, mes chatoyants vouloirs
- De meurtre et de folie et mes haines têtues
- Qu'avec ses dards et ses griffes, elle mordrait.
- Et, plus intimement encor, mes anciens râles
- Vers des ventres, mufflés de lourdes toisons d'or,
- Et mes vices de doigts et de lèvres claustrales
- Et mes derniers tressauts de nerfs et de sanglots
- Et, plus au fond, le rut même de ma torture,
- Et tout enfin! O couronne de ma douleur
- Et de ma joie, ô couronne de dictature
- Debout sur mes deux yeux ma bouche et mon cerveau,
- O la couronne en rêve à mon front somnambule,
- Hallucine-moi donc de ton absurdité;
- Et sacre-moi ton roi souffrant et ridicule.
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- LES FLAMBEAUX NOIRS
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- 1890
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- A EDMOND PICARD
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-
- III
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- PROJECTION EXTÉRIEURE
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- DÉPART
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- La mer choque ses blocs de flots, contre les rocs
- Et les granits du quai, la mer démente,
- Tonnante et gémissante, en la tourmente
- De ses houles montantes.
-
- Les baraques et les hangars comme arrachés,
- Et les grands ponts, noués de fer mais cravachés
- De vent; les ponts, les baraques, les gares
- Et les feux étagés des fanaux et des phares
- Oscillent aux cyclones
- Avec leurs toits, leurs tours et leurs colonnes.
-
- Et ses hauts mâts craquants et ses voiles claquantes,
- Mon navire d'à travers tout casse ses ancres;
- Et, cap sur le zénith,
- Bondit, vers la tempête,
- Bête d'éclair, parmi la mer.
-
- Dites, vers quel inconnu fou,
- Et vers quels somnambuliques réveils,
- Et vers quels au-delà et vers quels n'importe où
- Convulsionnaires soleils?
-
- Vers quelles démences et quels effrois
- Et quels écueils, cabrés en palefrois,
- Vers quel cassement d'or
- De proue et de sabord,
- Dites, vers quels mirages ou vers quels rires
- Bondit le mors aux dents de mon navire?
-
- Tandis qu'hélas! celle qui fut ma raison,
- La main tendant ses pâles lampadaires,
- Le regarde cingler, à l'horizon,
- Du haut de vieux débarcadères.
-
-
-
-
- UN SOIR
-
-
- Et des bouches d'argent et des regards de pierre
- Taisent immensément le glacial mystère
- De ce minuit, dallé d'ennui.
-
- En des cirques d'éther et d'or, seules et seules,
- Les constellations tournent comme les meules
- De ce minuit, dallé d'ennui
-
- Des monuments silencieux et des étages
- Se devinent, par au-delà des grands nuages
- De ce minuit, dallé d'ennui.
-
- Sait-on jamais quels imminents sépulcres sombres,
- Scellés de fer, vont éclater, parmi les ombres
- De ce minuit, dallé d'ennui?
-
- Quels pas sonnant la mort et quelles cohortes
- Viendront casser l'éternité des heures mortes
- De ce minuit, dallé d'ennui?
-
- Et clore, à tout jamais, ces yeux de pierre,
- Cristaux mystérieux et ors, dans la paupière
- De ce minuit, dallé d'ennui?
-
-
-
-
- LES LOIS
-
-
- Un paysage noir, ligné d'architectures,
- Qui découpent et captivent l'éternité,
- En leurs parallèles et fatales structures,
- Impose à mes yeux clos son immobilité.
-
- Dédales de Justice et tours de Sapience,
- Toute l'humanité qui s'est dardée en lois
- Se définit eu ces rectilignes effrois
- De souverain granit et de lourde science.
-
- L'orgueil des blocs de bronze et des plaques d'airain,
- Brutal et solennel, de haut en bas, décide:
- Ce qu'il faut de bonheur et de calme serein
- A tout cerveau qu'émeut un cœur sage et placide.
-
- Indestructible et clair, perpétuel et froid,
- Plus haut que tout sommet arquant sa vastitude,
- Le dôme immensément lève la certitude
- Sur des pilliers géants et forts, comme le droit.
-
- Mais c'est au fond d'un soir, pesant de cataclysme,
- Où des couchants de roc écrasent des soleils,
- Que ces pierres et ces beffrois du dogmatisme.
- Sous un ciel d'encre et d'or, semblent tenir conseil.
-
- Sans voir si l'œil de leur Dieu vague, ouvert la nuit,
- Et vers lequel s'en va l'élan du monument,
- Ne s'est point refermé lui-même au firmament,
- Par usure peut-être--ou peut-être d'ennui.
-
-
-
-
- LA RÉVOLTE
-
-
- Vers une ville au loin d'émeute et de tocsin,
- Où luit le couteau nu des guillotines,
- n tout à coup de fou désir, s'en va mon cœur.
-
- Les sourds tambours de tant de jours
- De rage tue et de tempête,
- attent la charge dans les têtes.
-
- Le cadran vieux d'un beffroi noir
- Darde son disque au fond du soir,
- Contre un ciel d'étoiles rouges.
-
- Des glas de pas sont entendus
- Et de grands feux de toits tordus
- Échevèlent les capitales.
-
- Ceux qui ne peuvent plus avoir
- D'espoir que dans leur désespoir
- Sont descendus de leur silence.
-
- Dites, quoi donc s'entend venir
- Sur les chemins de l'avenir,
- De si tranquillement terrible?
-
- La haine du monde est dans l'air
- Et des poings pour saisir l'éclair
- Sont tendus vers les nuées.
-
- C'est l'heure où les hallucinés
- Les gueux et les déracinés
- Dressent leur orgueil dans la vie.
-
- C'est l'heure--et c'est là-bas que sonne le tocsin;
- Des crosses de fusils battent ma porte;
- Tuer, être tué!--qu'importe!
-
-
-
-
- L'ANCIEN AMOUR
-
-
- Dans le jardin, où des lions mélancoliques
- Traînent le char du vieil amour,
- Mes yeux ont allumé leurs braises sur la tour
- Et regardent, mélancoliques,
- Traîner le char du vieil amour.
-
- Des chapelets de seins enguirlandent le bord
- Des seins de reine, où sont plantés des couteaux d'or.
-
- Le sourire des Omphales, qui plus ne bouge,
- Et les yeux de Méduse ornent le timon rouge.
-
- Sur de noirs piédestaux voilés, des torses nus,
- Les bras coupés, disent qui fut jadis Vénus.
-
- Et par les crins, à l'arrière, traînée,
- Saigne la tête atrocement glanée
- D'Hérodiade.
-
- Les héros roux, buissons de feux dans les légendes,
- Tués!--sous quel broiement de sphinx ou de gorendes?
-
- Les nuits avec la nacre et les marbres des soirs?
- En fuite--et quels brusques tombeaux d'Orients noirs.
-
- Où le Persée et les dragons écaillés clair
- Et les glaives où fermentait du sang d'éclair?
-
- Où les lotus des baisers frais, où les losanges
- Vers la femme--de fleurs, de chants et de louanges?
-
- Où les bras purs, lacés en immortel sommeil,
- Autour de fronts penchés sur des seins de soleil?
-
- Où les amants tordus comme des arbres d'or
- Dans le soir enivrant du jardin de la mort?
-
- Là-bas, où les lions promènent,
- Mélancoliques, le char du vieil amour,
- Mes yeux l'ont vu sortir
- Du solennel jardin des souvenirs,
- Mes yeux qui veillent sur la tour.
-
- Vers quels caveaux et quels lointains béants,
- Vers quels combats, vers quels néants,
- Vers quels oublis et vers quelles ruines,
- Poussaient, ces lions roux, le han de leurs poitrines?
- Vers où leurs pas s'en allaient-ils?
- Leurs pas usés, leurs pauvres pas,
- Vers quels exils s'en allaient-ils,
- Vers quels trépas?
-
- L'horizon rouge éclate en ville colossale
- De toits et de palais et de ponts dans les cieux;
- Une fumée immense et transversale
- Barre des visages d'astres silencieux
- Comme des morts, au fond des cieux;
- Les usines tannent de la matière
- Splendide et qui sera la vie et l'infini
- Demain! on fait, en des sous-sols de nuit,
- On fait du pain avec des os de cimetière;
-
- Les fleuves de la mer écoulent l'univers
- Vers les banques et les hangars ouverts;
- Et, brusque, un train qui siffle et passe
- Jette la ville en fusion par les espaces.
-
- Vers quelle folie et quels lointains béants,
- Vers quels oublis, vers quels néants,
- Vers quels trépas et vers quelles ruines
- Poussaient, les vieux lions, le han de leurs poitrines,
- Lorsque, quittant le grand jardin peuplé de marbres
- Et les ombres qui leur tombaient, bonnes, des arbres,
- Ils sont venus promener par les rues
- De la ville--là-bas--et des foules bourrues,
- Mélancoliques, loin de la tour,
- Le char piteux du vieil amour?
-
-
-
-
- LA DAME EN NOIR
-
-
- --Dans la ville d'ébène et d'or,
- La dame en noir des carrefours,
- Qu'attendre, après autant de jours,
- Qu'attendre encor?
-
- --Les chiens du noir espoir ont aboyé, ce soir,
- Vers les lunes de mes deux yeux,
- Si longuement, vers les lunes en noir
- De mes deux yeux silencieux,
- Si longuement et si lointainement, ce soir,
- Vers les lunes de mes deux yeux en noir.
-
- Quel deuil toisonné d'or agitent-ils mes crins,
- Pour affoler ainsi ces chiens,
- Et quel bondissement et quel orgueil mes reins
- Et tout mon corps toisonné d'or?
-
- --La dame en noir des carrefours,
- Qu'attendre, après de si longs jours,
- Qu'attendre?
-
- --Vers quel paradis noir font-ils voile mes seins?
- Et vers quels horizons ameutés de tocsins
- En désespoir au fond du soir?
- Dites, quel Wahalha tumultueux de fièvres
- Ou quels chevaux cabrés en tempête: mes lèvres?
-
- Dites, quel incendie et quel effroi
- Suis-je? pour ces grands chiens, qui me lèchent ma rage
- Et quel naufrage espèrent-ils en mon orage
- Pour tant chercher leur mort en moi?
-
- --La dame en noir des carrefours
- Qu'attendre après de si longs jours?
-
- --Je suis la mordeuse, entre mes bras,
- De toute force exaspérée
- Vers les toujours mêmes hélas;
- Ou dévorante--ou dévorée.
-
- Mes dents, comme des pierres d'or,
- Mettent en moi leur étincelle:
- Je suis belle comme la mort
- Et suis publique aussi comme elle.
-
- Aux douloureux traceurs d'éclairs
- Et de désirs sur mes murailles,
- J'offre le catafalque de mes chairs
- Et les cierges des funérailles.
-
- Je leur donne tout mon remords
- Pour les soûler au seuil du porche
- Et le blasphème de mon corps
- Brandi vers Dieu comme une torche.
-
- Ils me savent comme une tour
- De fer et de siècles vêtue,
- Et s'exècrent en mon amour
- Qui les affole et qui les tue.
-
- Ce qu'ils aiment--cœur naufragé
- Esprit dément on rage vaine--
- C'est le dégoût surtout que j'ai
- De leurs baisers ou de leur haine.
-
- C'est de trouver encore en moi
- Leur pourpre et noire parélie
- Et mon drapeau de rouge effroi
- Échevelé dans leur folie.
-
- --La dame en noir des carrefours
- Qu'attendre, après de si longs jours,
- Qu'attendre?
-
- --A cette heure de vieux soleil, chargé de soir,
- Qui se projette en morceaux d'or sur le trottoir,
- Quand la ville s'allonge en un serpentement
- De feux et de lueurs, vers cet aimant
- Toujours debout à l'horizon: la femme,
- Les chiens du désespoir
- Ont aboyé vers les yeux de mon âme,
- Si longuement vers mes deux yeux,
- Si longuement et si lointainement, ce soir,
- Vers les lunes de mes deux yeux en noir!
-
- Dites, quel brûlement et quelle ardeur mes reins
- Font-ils courir, au long de mon corps d'or?
- Et de quelle clarté s'éclairent-ils mes seins
- Devant les yeux hallucinés des chiens?
-
- Et moi aussi, dites, quel Wahalha de fièvres
- Vient me tenter les lèvres
- Et vers quels horizons ameutés de tocsins
- Et quels paradis noirs, font-ils voile mes crins?
-
- Dites quel incendie et quel effroi
- Viennent le soir, me chasser hors de moi,
- Sur les places, vers la ville,
- Reine foudroyante et servile?
-
- --La dame en noir des carrefours
- Qu'attendre, après de si longs jours,
- Qu'attendre?
-
- --Hélas quand viendra-t-il, celui
- Qui doit venir--peut-être aujourd'hui--
- Qui doit venir vers mon attente,
- Fatalement, et qui viendra;
-
- La démence incurable et tourmentante
- Qui donc en lui la sentira
- Monter, jusqu'à mes seins qui hallucinent.
- Vers les deux mains de ceux qui assassinent
- Mon corps se dresse ardent et blême:
- Je suis celle qui ne craint rien
- Et dont personne ne s'abstient;
- Je suis tentatrice suprême.
-
- Dites? Qui donc doit me vouloir, ce soir, au fond d'un bouge?
-
- --La dame en noir des carrefours
- Qu'attendre après de si longs jours
- Qu'attendre?
-
- --J'attends cet homme au couteau rouge.
-
-
-
-
- UN SOIR
-
-
- Sur des marais de gangrène et de fiel
- Des cœurs d'astres troués saignent du fond du ciel.
-
- Horizon noir et grand bois noir
- Et nuages de désespoir
- Qui circulent en longs voyages
- Du Nord au Sud de ces parages.
-
- Pays de toits baissés et de chaumes marins
- Où sont allés mes yeux en pèlerins,
- Mes yeux vaincus, mes yeux sans glaives,
- Comme escortes, devant leurs rêves.
-
- Pays de plomb--et longs égouts
- Et lavasses d'arrière-goûts
- Et chante-pleure de nausées,
- Sur des cadavres de pensées.
-
- Pays de mémoire chue en de la vase,
- Où de la haine se transvase,
- Pays de la carie et de la lèpre,
- Où c'est la mort qui sonne à vêpre;
-
- Où c'est la mort qui sonne à mort,
- Obscurément, du fond d'un port,
- Au bas d'un clocher qui s'exhume
- Comme un grand mort parmi la brume;
-
- Où c'est mon cœur qui saigne aussi,
- Mon cœur morne, mon cœur transi,
- Mon cœur de gangrène et de fiel,
- Astre cassé, au fond du ciel.
-
-
-
-
- LES VILLES
-
-
- Odeurs de suif, crasses de peaux, marcs de bitumes!
- Tel qu'un lourd souvenir lourd de rêves, debout
- Dans la fumée énorme et jaune, dans les brumes,
- Grand de soir! la ville inextricable bout
- Et roule, ainsi que des reptiles noirs, ses rues
- Noires, autour des ponts, des docks et des hangars,
- Où des feux de pétrole et des torches bourrues,
- Comme des gestes fous et des masques hagards
- --Batailles d'ombre et d'or--s'empoignent en ténèbres.
- Un colossal bruit d'eau roule, les nuits, les jours,
- Roule les lents retours et les départs funèbres
- De la mer vers la mer et des voiles toujours
- Vers les voiles, tandis que d'immenses usines
- Indomptables, avec marteaux cassant du fer,
- Avec cycles d'acier virant leurs gelasines,
- Tordent au bord des quais--tels des membres de chair.
- Écartelés sur des crochets et sur des roues--
- Leurs lanières de peine et leurs volants d'ennui.
- Au loin, de longs tunnels fumeux, au loin, des boues
- Et des gueules d'égout engloutissant la nuit;
- Et stride un tout à coup de cri, stride et s'éraille:
- Et trains, voici les trains qui vont plaquant les ponts,
- Les trains qui vont battant le rail et la ferraille,
- Qui vont et vont mangés par les sous-sols profonds
- Et revomis, là-bas, vers les gares lointaines,
- Les trains, là-bas, les trains tumultueux--partis.
-
- Tonneaux de poix, flaques d'huiles, ballots de laine!
- Bois des îles cubant vos larges abatis,
- Peaux de fauves, avec, au bout, vos griffes mortes
- Lamentables, cornes de buffle et dents d'aurochs
- Et reptiles, lamés d'éclair, pendus aux portes.
- O cet orgueil des vieux déserts, vendu par blocs,
- Par tas; vendu! ce roux orgueil vaincu de bêtes
- Solitaires: oursons d'ébène et tigres d'or,
- Poissons des lacs, aigles des monts, lions des crêtes,
- Hurleurs du Sahara, hurleurs du Labrador,
- Rois de la force errante, au clair des nuits australes!
- Hélas, voici pour vous, voici les pavés noirs,
- Les camions brutaux, les caves humorales,
- Et les ballots et les barils; voici les soirs
- Du Nord, les mornes soirs, obscurs de leur lumière,
- Où pourrissent les chairs mortes du vieux soleil.
- Voici Londres cuvant en des brouillards de bière,
- Énormément son rêve d'or et son sommeil
- Suragité de fièvre et de cauchemars rouges;
- Voici le vieux Londres et son fleuve grandir
- Comme un songe dans un songe, voici ses bouges
- Et ses chantiers et ses comptoirs s'approfondir
- En dédales et se creuser en taupinées,
- Et par-dessus, dans l'air de zinc et de nickel,
- Flèches, dards, coupoles, beffrois et cheminées,
- --Tourments de pierre et d'ombre--éclatés vers le ciel.
-
- Soif de lucre, combat du troc, ardeur de bourse!
-
- O mon âme, ces mains en prière vers l'or,
- Ces mains monstrueuses vers l'or--et puis la course
- Des millions de pas vers le lointain Thabor
- De l'or, là-bas, en quelque immensité de rêve,
- immensément debout, immensément en bloc?
- Des voix, des cris, des angoisses,--le jour s'achève,
- La nuit revient--des voix, des cris, le heurt, le choc
- Des acharnés labeur, des rageuses batailles,
- En tels bureaux, grinçant, de leurs plumes de fer,
- Sous le pli des plafonds et le gaz des murailles.
- La lutte de demain contre la lutte d'hier.
- L'or contre l'or et la banque contre la banque...
-
- S'anéantir mon âme en ce féroce effort
- De tous, s'y perdre et s'y broyer! Voici la tranque,
- La bêche et le charroi qui labourent de l'or
- En des sillons de fièvre. O mon finie éclatée
- Et furieuse! ô mon âme folle de vent
- Hagard, mon âme énormément désorbitée,
- Salis-toi donc et meurs de ton mépris fervent!
- Voici la ville en or des rouges alchimies,
- Où te fondre le cœur en un creuset nouveau
- Et t'affoler d'un orage d'antinomies
- Si fort qu'il foudroiera tes nerfs jusqu'au cerveau!
-
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-
-
- LE ROC
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-
- Sur ce roc carié que fait souffrir la mer,
- Quels pas voudront monter encor, dites, quels pas?
-
- Dites, serai-je seul enfin et quel long glas
- Écouterai-je debout devant la mer?
-
- C'est là que j'ai bâti mon âme.
- --Dites, serai-je seul avec mon âme?--
- Mon âme hélas! maison d'ébène,
- Où s'est fendu, sans bruit, un soir,
- Le grand miroir de mon espoir.
-
- Dites, serai-je seul avec mon âme,
- En ce nocturne et angoissant domaine?
- Serai-je seul avec mon orgueil noir,
- Assis en un fauteuil de haine?
- Serai-je seul, avec ma pâle hyperdulie,
- Pour Notre-Dame, la Folie?
-
- Serai-je seul avec la mer
- En ce nocturne et angoissant domaine?
-
- Des crapauds noirs, velus de mousse,
- Y dévorent du clair soleil, sur la pelouse.
-
- Un grand pilier ne soutenant plus rien,
- Comme un homme, s'érige en une allée,
- D'épitaphes de marbre immensément dallée.
-
- Sur un étang d'yeux ouverts et de reptiles,
- Des groupes de cygnes noyés,
- Vers des lointains de soie et d'or broyés,
- Traînent leurs suicides tranquilles
- Parmi des phlox et des jonquilles.
-
- Et du sommet d'un cap d'espace,
- D'étranges cris d'oiseaux marins,
- Les becs aigus et vipérins,
- Chantent la mort à tel qui passe.
-
- Sur ce roc carié que recreuse la mer,
- Dites, serai-je seul avec mon âme?
-
- Aurai-je enfin l'atroce joie
- De voir, nerfs après nerfs, comme une proie,
- La démence attaquer mon cerveau?
-
- Et détraqué malade, sorti de la prison
- Et des travaux forcés de sa raison,
- D'appareiller vers un lointain nouveau?
-
- Dites, ne plus sentir sa vie escaladée
- Par les talons de fer de chaque idée,
- Ne plus l'entendre infiniment en soi
- Ce cri, toujours identique, ou crainte, ou rage,
- Vers le grand inconnu qui dans les cieux voyage:
- Croire en la démence ainsi qu'en une foi!
-
- Sur ce roc carié que détraque la mer,
- Vieillir, triste rêveur de l'escarpé domaine,
- Les chairs mortes, l'espérance en allée,
- A rebours de la vie immense et désolée;
-
- N'entendre plus se taire, en sa maison d'ébène,
- Qu'un silence de fer dont auraient peur les morts;
- Traîner de longs pas lourds en de sourds corridors;
- Voir se suivre toujours les mêmes heures,
- Sans espérer en des heures meilleures;
- Pour à jamais clore telle fenêtre;
- Tel signe au loin!--un présage vient d'apparaître;
- Autour des vieux salons, aimer les sièges vides
- Et les chambres dont les grands lits ont vu mourir
- Et chaque soir, sentir, les doigts livides,
- La déraison, sous ses tempes mûrir.
-
- Sur ce roc carié que ruine la mer,
- Dites, serai-je seul enfin avec la mer,
- Dites, serai-je seul enfin avec mon âme?
-
- Et puis mourir; redevenir rien.
- Être quelqu'un qui plus ne se souvient
- Et qui s'en va sans glas qui sonne,
- Sans cierge en main ni sans personne,
- Sans que sache celui passe,
- Joyeux et clair dans la bonace,
- Que le nocturne et angoissant domaine,
- En deuil de sa maison d'ébène,
- Où plus ne brûle aucun flambeau,
- Renferme un mort et son tombeau.
-
-
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- LES DIEUX
-
-
- Et mon désert de cœur est peuplé de Dieux noirs,
- Ils s'érigent, blocs lourds de bois, ornés de cornes
- Et de pierres, Dieux noirs silencieux des soirs,
- Mornes et noirs, dans le désert de mon cœur morne.
-
- Avec des yeux, connue les yeux des loups, la nuit,
- Avec des yeux enroule la lune, ils me regardent;
- Et c'est vers eux, vers leur terreur que mon ennui
- Monte, c'est vers ces yeux nitreux qui me poignardent.
-
- Mes Dieux, ils sont: le mal gratuit, celui pour soi,
- L'unique! Ils le rêvent, au clair minuit des astres,
- Voici soudain leur ombre en moi, comme l'effroi
- Entr'aperçu, la nuit, de ténébreux pilastres.
-
- Et les uns des autres insoucieux: seuls--tous.
- Chacun pour soi rêvant à sa toute puissance,
- Sous les plafonds de fer des firmaments jaloux;
- Et la taisant, pour l'aiguiser, sa malfaisance,
-
- Les uns? la haine--et les autres? l'atrocité.
- Tel autre, avec des dents lentes et vexatoires,
- Mâchant et remâchant sa taciturnité;
- Et tel, avec du rouge en feu dans ses mâchoires.
-
- Ils sont les éternels de mon désert, ils sont
- De mon ciel violent, dont les anciens tonnerres
- Ont saccagé l'azur, l'immobile horizon;
- Ils sont mes éternels et mes tortionnaires.
-
- Oh! leurs rages de bête, oh! leurs orgueils de roc,
- O les cruels, ô les tristes, ô les nocturnes,
- Voici ma chair et mon cerveau, voici le bloc
- De mon entêtement sous vos pieds taciturnes,
-
- Écrasez-moi: je suis victime--et que mon cœur
- Soit le captif de vos vouloirs tentaculaires?
- Écrasez-moi, sous votre énorme poids vainqueur,
- Et que je meure, au vent de fer de vos colères!
-
-
-
-
- LES NOMBRES
-
-
- Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres,
- Le front fendu, d'avoir buté,
- Obstinément, contre leur fixité.
-
- Arbres roides dans le sol clair;
- Les ramures en floraisons d'éclair;
- Les fûts comme un faisceau de lances;
- Et des rocs quadrangulaires dans l'air:
- Blocs de peur et de silence.
-
- Là-haut, le million épars des diamants
- Et les regards, aux firmaments,
- Myriadaires des étoiles;
- Et des voiles après des voiles,
- Autour de l'Isis d'or qui rêve aux firmaments.
-
- Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres.
-
- Ils me fixent, avec les yeux de leurs problèmes;
- Ils sont, pour éternellement rester: les mêmes.
- Primordiaux et définis,
- Ils tiennent le monde entre leurs infinis;
- Ils expliquent le fond et l'essence des choses,
- Puisqu'à travers les temps, planent leurs causes,
-
- Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres.
-
- Mes yeux ouverts?--dites leurs prodiges!
- Mes yeux fermés?--dites leurs vertiges!
- Voici leur danse rotatoire
- Cercle après cercle, en ma mémoire,
- Je suis l'immensément perdu,
- Le front vrillé, le cœur tordu,
- Les bras battants, les bras hagards
- Dans les hasards des cauchemars.
-
- Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres.
-
- Textes de quelles lois infiniment lointaines?
- Restes de quels géométriques univers?
- Havres, d'où sont partis, par des routes certaines,
- Ceux qui pourtant se sont cassés aux rocs des mers.
- Regards abstraits, lobes vides ou sans paupières,
- Clous dans du fer, lames en pointe entre des pierres.
-
- Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres!
-
- Mon cerveau triste, au bord des livres,
- S'est épuisé, de tout son sang,
- Dans leur trou d'ombre éblouissant;
- Devant mes yeux, les textes ivres
- S'entremêlent, serpents tordus;
- Mes poings sont las d'être tendus,
- Par au travers de mes nuits sombres,
- Avec, au bout, le poids des nombres,
- Avec, toujours, la lassitude
- De leurs barres de certitude.
-
- Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres.
-
- Dites, jusques à quand le net supplice
- De redouter leur maléfice,
- Haineusement, dardé vers ma folie?
-
- Immatériels ou réels, que sais-je?
- Ils me sont froids comme la neige
- Et leur fatalité me lie,
- En une atroce anomalie.
-
- Dites! jusques à quand, là-haut,
- Le million épars des diamants
- Et les regards aux firmaments,
- Myriadaires, des étoiles,
- Et ces voiles après ces voiles,
- Autour de l'Isis d'or qui rêve aux firmaments?
-
-
-
-
- LES LIVRES
-
-
- Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir.
-
- « Au dessus de la vie et des formes, dans l'air
- Non remué jamais de la pensée abstraite,
- Point immatériel, inaccessible et clair,
- Élée avait, jusques au faîte,
- Hissé le songe et l'unité d'un Dieu.
- La matière? qui donc y jettera les sondes?
- L'être immense, absolu, total,
- Emplit de son unique éternité les mondes.
- Les sages blancs, assis sur la montagne blanche,
- Ne voient même jamais d'éclair, lointainement,
- Tomber vers eux, par à travers le firmament,
- Tellement haut se darde son rayonnement. »
-
- Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir,
- Avec des bruits stridents de vrille et de fermoir.
-
- « Et lucides cristaux suspendus sur la mer
- Discordante des figures et apparences,
- Dans l'immobilité de leurs fixes essences,
- Les lucides cristaux scintillaient sur la mer
- Et ses vagues, vers l'infini échafaudées.
- C'étaient, Platon, tes purs orgueils d'idées
- De qui se réclamait, pour à l'instant finir,
- Le monde inconsistant et bref du Devenir. »
-
- Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir,
- Avec des bruits stridents de vrille et de fermoir
- Et des griffes, en l'air, vers les étoiles.
-
- « Comme une grotte d'yeux et d'oreilles, ouverts
- A des splendeurs myriadaires,
- Les sens braquent leurs feux rouges et solidaires,
- Par à travers les faits, jusques à la pensée.
- La mémoire compare, agence et resplendit.
- L'idée éclate--et la certitude dressée,
- En mât d'orgueil sur des voiliers de nuit,
- Monte à l'assaut des mers des univers.
- Et long rêveur et front ravagé de science,
- Épicure darde ces vérités,
- A travers des siècles de patience,
- Vers notre ivresse d'absurdités. »
-
- Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir,
- Avec des bruits stridents de vrille et de fermoir,
- Avec des bruits de vis et de coupoir,
- Et leurs griffes, en l'air, vers les étoiles.
-
- « Reposez-vous d'errer pauvres cerveaux antiques,
- En l'église du dogme et de l'extase, ici,
- Sans qu'un sophisme éclate en la pensée, ainsi
- Que sur des lins pieux les ors asiatiques.
- Les paradis chrétiens, verrières de splendeur,
- Brûlent, de leurs feux clairs, les murailles nocturnes
- Laissez croire les yeux, laissez pleurer les urnes
- Divinement de la croyance sur le cœur,
- La neigeuse raison gèle le doux mystère
- Du bon Jésus pasteur qui s'en revient, là-bas,
- Par les jardins, avec ses pauvres agneaux las;
- Laissez croire l'amour et la raison se taire. »
-
- Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir
- Avec des bruits de vrille, de vis et de fermoir,
- Les chats peignés d'un vent de flamme
- Ont traversé, de part en part mon âme.
-
- « Penser, même douter que l'on pense, c'est être.
- Première! au jour intérieur, cette fenêtre.
- L'idée éclot innée, elle se scrute, insiste;
- L'infini se conçoit: donc il existe,
- Et Dieu ne trompe pas l'homme sur l'univers.
- Mais l'âme humaine encore gothique
- Maintient le corps que rongeront les vers
- Ainsi qu'un instrument sous son doigté mystique. »
-
- Les chats d'ébène en flamme
- Ont traversé, de part en part, mon âme,
- Comme des rages de vent noir
- Et des tempêtes dans le soir
- Et des chocs de marées,
- Immensément, désespérées.
-
- « La raison invariable et fatale,
- Debout, dans le cerveau, à toutes ses issues,
- Préside à l'expérience brutale
- Et la fixe d'après des formes préconçues,
- Elle se scrute et se juge préexistante
- Aux sens à l'entendement.
- Elle a sa vie et sa splendeur patente
- Elle est la reine, et vers son étincellement
- Marchent les critiques et les philosophies. »
-
- Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir,
- Avec des cris de vis et de fermoir,
- Ils ont griffé mon cœur et le miroir
- De mes yeux clairs vers les étoiles;
- Ils ont mordu, jusques au sang,
- Mon rêve atrocement agonisant,
- Ils ont mordu mon cœur et mon rêve et mes moëlles:
- Les chats d'ébène et d'or
- Ont déchiré mon cœur à mort.
-
- « Et fleur dernière en la forêt des êtres,
- Après des millions de jours épars
- En semailles vers les hasards,
- L'homme se greffe clair sur ses humbles ancêtres
- Et lent, s'épanouit en suprêmes cerveaux.
- Matériel pourtant et de même substance
- Que l'univers qui s'ignore dans l'existence
- Et se roule, par l'infini des renouveaux,
- Dites, vers quels seuils de nocturnes tombeaux?
- Et des mondes encore et puis des mondes
- Tournent autour de lui leurs mutuels flambeaux,
- Et l'homme est l'égaré de leurs routes profondes
- Et le perdu de leur immensité. »
-
- Les chats en noir ont traversé le soir,
- Quand le moulin des maladies,
- Fauchait le vent des incendies,
- Éperdument, sa voile au nord.
- Lorsque j'étais celui qui se casse la tête
- Aux blocs d'hiver de la tempête
- Et qui recommence, toujours,
- Sa même mort de tous les jours.
-
- Hélas! ces tours de ronde de l'infini, le soir,
- Et ces courbes et ces spirales
- Et cette terreur, tout à coup,
- Comme une corde au cou,
- Sans aucun cri, sans aucun râle,
- Lorsque soudain les noirs chats d'or
- Se sont assis sur ma muraille
- Et m'ont fixé de leurs grands yeux,
- Comme des fous silencieux,
- Si longuement fixé de leur mystère,
- Avec de telles pointes de clous,
- Que j'en reste béant, avec des trous,
- Dans ma tête réfractaire,
- Morne de moi, fini d'essor,
- Hagard--mais regardant encor
- Les yeux des chats d'ébène et d'or.
-
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-
-
- UN SOIR
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- Sous ce funèbre ciel de pierre,
- Voûté d'ébène et de métaux,
- Voici se taire les marteaux
- Et s'illustrer la nuit plénière,
- Voici se taire les marteaux
- Qui l'ont bâtie, avec splendeur,
- Dans le cristal et la lumière.
-
- Tel qu'un morceau de gel sculpté,
- Immensément morte, la lune,
- Sans bruit au loin, ni sans aucune
- Nuée autour de sa clarté,
- Immensément morte, la lune,
- Parée en son grand cercueil d'or
- Descend les escaliers du Nord.
-
- Le cortège vierge et placide
- Reflète son voyage astral,
- Dans les miroirs d'un lac lustral
- Et d'une plage translucide;
- Reflète son voyage astral
- Vers les dalles et les tombeaux
- D'une chapelle de flambeaux.
-
- Sous ce ciel fixe de lagune,
- Orné d'ébène et de flambeaux,
- Voici passer, vers les tombeaux,
- Les funérailles de la lune.
-
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- FINALE
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- LA MORTE
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- En sa robe, couleur de feu et de poison,
- Le cadavre de ma raison
- Traîne sur la Tamise.
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- Des ponts de bronze, où les wagons
- Entrechoquent d'interminables bruits de gonds
- Et des voiles de bâteaux sombres
- Laissent sur elle, choir leurs ombres.
- Sans qu'une aiguille, à son cadran, ne bouge,
- Un grand beffroi masqué de rouge,
- La regarde, comme quelqu'un
- Immensément de triste et de défunt.
-
- Elle est morte de trop savoir,
- De trop vouloir sculpter la cause,
- Dans le socle de granit noir,
- De chaque dire et de chaque chose.
- Elle est morte, atrocement,
- D'un savant empoisonnement,
- Elle est morte aussi d'un délire
- Vers un absurde et rouge empire.
- Ses nerfs ont éclaté,
- Tel soir illuminé de fête,
- Qu'elle sentait déjà le triomphe flotter
- Comme des aigles, sur sa tête.
- Elle est morte n'en pouvant plus,
- L'ardeur et les vouloirs moulus,
- Et c'est elle qui s'est tuée,
- Infiniment exténuée.
-
- Au long des funèbres murailles,
- Au long des usines de fer
- Dont les marteaux tannent l'éclair,
- Elle se traîne aux funérailles.
-
- Ce sont des quais et des casernes,
- Des quais toujours et leurs lanternes,
- Immobiles et lentes filandières
- Des ors obscurs de leurs lumières;
- Ce sont des tristesses de pierres,
- Maisons de briques, donjons en noir
- Dont les vitres, mornes paupières,
- S'ouvrent dans le brouillard du soir;
- Ce sont de grands chantiers d'affolement,
- Pleins de barques démantelées
- Et de vergues écartelées
- Sur un ciel de crucifiement.
-
- En sa robe de joyaux morts, que solennise
- L'heure de pourpre à l'horizon,
- Le cadavre de ma raison
- Traîne sur la Tamise.
-
- Elle s'en va vers les hasards
- Au fond de l'ombre et des brouillards,
- Au long bruit sourd des tocsins lourds,
- Cassant leur aile, au coin des tours.
- Derrière elle, laissant inassouvie
- La ville immense de la vie;
- Elle s'en va vers l'inconnu noir
- Dormir en des tombeaux de soir,
- Là-bas, où les vagues lentes et fortes,
- Ouvrant leurs trous illimités,
- Engloutissent à toute éternité:
- Les mortes.
-
-
-
-
- TABLE
-
-
- LES SOIRS
-
- LES MALADES
-
- I. DÉCORS LIMINAIRES
-
- LES COMPLAINTES
- HUMANITÉ
- LES ARMES DU SOIR
- SOUS LES PORCHES
- LASSITUDE
- ATTIRANCES
- TOURMENT
- ILLUSION
- RESSOUVENIR
- LE GEL
- INSATIABLEMENT
- LES CHAUMES
- FLEUR FATALE
- LONDRES
- LE MOULIN
- LES RUES
- LES VOYAGEURS
- L'IDOLE
- LES ARBRES
- LES VIEUX CHÊNES
- LE CRI
- INFINIMENT
- MOURIR
- A TÉNÈBRES
-
- LES DÉBÂCLES
-
- II. DÉFORMATION MORALE
-
- DIALOGUE
- LE GLAIVE
- HEURES D'HIVER
- SI MORNE!
- ÉPERDUMENT
- PRIÈRE
- VERS L'ENFANCE
- CONSEIL ABSURDE
- LÀ-BAS
- PIEUSEMENT
- VERS LE CLOÎTRE
- LES VÊPRES
- HEURE D'AUTOMNE
- MES DOIGTS
- AU LOIN
- S'AMOINDRIR
- HEURES MORNES
- LE MEURTRE
- LA TÊTE
- INCONSCIENCE
- LA COURONNE
-
- LES FLAMBEAUX NOIRS
-
- III. PROJECTION EXTÉRIEURE.
-
- DÉPART
- UN SOIR
- LES LOIS
- LA RÉVOLTE
- L'ANCIEN AMOUR
- LA DAME EN NOIR
- UN SOIR
- LES VILLES
- LE ROC
- LES DIEUX
- LES NOMBRES
- LES LIVRES
- UN SOIR
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- FINALE
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- LA MORTE
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-End of the Project Gutenberg EBook of Poemes, by Emile Verhaeren
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-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 52123 ***