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Ils regardent le soir - Se faire dans leur chambre et grandir les façades. - Une église près d'eux lève son clocher noir. - - Heure morte, là-bas, quelque part, en province, - En une ville éteinte, au fond d'un coin désert, - Où s'endeuillent des murs et des porches, dont grince - Le gond monumental, ainsi qu'un poing de fer. - - Blafards et seuls, les malades hiératiques, - Pareils à de vieux loups litornes, fixent la mort; - Ils ont mâché la vie et ses jours identiques - Et ses mois et ses ans et leur haine et leur sort. - - Mais aujourd'hui, serrés dans le pâle cynisme - De leur dégoût, ils ont l'esprit inquiété: - « Si le bonheur règnait dans ce mille égoïsme, - « Souffrir pour soi, tout seul, mais par sa volonté? - - « Ils ont banalement aimé comme les autres - « Les autres; ils ont cru benoîtement aux deuils, - « A la souffrance, des gestes prêcheurs d'apôtres; - « Imbéciles, ils ont eu peur de leurs orgueils. - - « Ils discutent combien la cruauté rapproche - « Mieux que l'amour; combien ils se sont abusés - « A pavoiser l'ingratitude et le reproche; - « Combien de pleurs, pour quelques yeux qu'ils ont baisés! - - « Vides, les îles d'or, là-bas, dans l'or des brumes, - « Où les rêves assis sous leur manteau vermeil, - « Avec de longs doigts d'or effeuillaient aux écumes, - « Les ors silencieux qui pleuvaient du soleil. - - « Cassés, les mâts d'orgueil, flasques, les grandes voiles! - « Laissez la barque aller et s'éteindre les ports; - « Les phares ne tendront plus vers les grandes étoiles, - « Leurs bras immensément en feu--les feux sont morts! » - - Blafards et seuls, les malades hiératiques, - Pareils à de vieux loups mornes, fixent la mort; - Ils ont mâché la vie et ses jours identiques - Et ses mois et ses ans et leur haine et leur sort. - - Et maintenant, leur corps?--cage d'os pour les fièvres - Et leurs ongles de bois heurtant leurs fronts ardents, - Et leur hargne des yeux et leur minceur de lèvres - Et comme un sable amer, toujours, entre leurs dents. - - Et le regret les prend et le désir posthume: - « De s'en aller revivre en un monde nouveau - « Dont le couchant, pareil à un trépied qui fume, - « Dresse le Dieu d'ébène ci d'os en leur cerveau. - - « Là-bas, en des lointains d'hystérie et de flamme - « Et d'écume livide et de rauque fureur, - « l'on peut abolir férocement son âme, - « Férocement joyeux, son âme et tout son cœur. » - - Blafards et seuls, ils sont les tragiques malades - Aigus de tous leurs maux. Ils regardent les feux - Mourir parmi la ville et les pâles façades - Comme de grands linceuls venir au devant d'eux. - - - - - I - - - DÉCORS LIMINAIRES - - - - - LES COMPLAINTES - - - Les complaintes qu'on va chantant par la grand'route, - Avec leurs vieux refrains de banal désespoir, - Avec leurs mots en panne et leur rythme en déroute - Sont plus tristes encor, les dimanches, le soir, - Dans le silence éteint des tons et des lumières. - Le village s'endort. La cloche des saluts - Tinte minablement sa plainte et les chaumières - Qu'on ferme, et les verrous et les seuils vermoulus - Poussent des cris souffrants, comme des voix humaines. - Parfois, dans les vergers, un très doux meuglement - Ou quelque bruit d'étable et de chenil. Les plaines - Se remplissent de nuit et de tressaillement. - Personne. A l'horizon, rien que la solitude - Et des nuages longs qui voyagent, par tas. - Et dans cet infini d'ombre et de lassitude - Et dans cette douleur des campagnes, là-bas, - Les complaintes qu'on va chantant par la grand'route - Avec leurs vieux refrains de banal désespoir, - Avec leurs mots en panne et leur rythme en déroute, - Meurent en cette mort de dimanche et de soir. - - - - - HUMANITÉ - - - Les soirs crucifiés sur l'horizon, les soirs - Saignent, dans les marais, leurs douleurs et leurs plaies, - Dans les marais, ainsi que de rouges miroirs - Placés pour refléter le martyre des soirs, - Des soirs crucifiés sur l'horizon, les soirs! - - Vous les Jésus, pasteurs qui venez par les plaines, - Chercher les troupeaux clairs pour vos clairs abreuvoirs, - Voici monter la mort dans les adieux des soirs, - Jésus, voici saigner les toisons et les laines, - Et voici Golgotha surgir, sous les cieux noirs. - - Les soirs crucifiés sur les Golgothas noirs, - Portons-y nos douleurs et nos cris et nos plaies, - Le temps n'est plus des blancs et tranquilles espoirs - Car les voici saignants, dans les noirs abreuvoirs, - Les soirs, crucifiés sur l'horizon, les soirs! - - - - - LES ARMES DU SOIR - - - Tandis que la nuit froide étage sa terrasse - Par au-delà des bruyères et des forêts, - Le soir qui meurt, le soir! jette sur les marais, - L'éclair de son épée et l'or de son armure, - - Qui vont flottant au flot le flot, flottants et vains, - A peine encor frôlés par la splendeur diurne, - Mais lentement baisés, par la lèvre nocturne - De la lune pieuse et douce, aux mains d'argent, - - Seule, qui se souvient du jour, pâle évoquée, - Et des grands ciels brandis avec de l'or au clair, - Pâle évoquée, en la pâleur pâle de l'air, - Éternellement pâle et lointaine, la lune! - - - - - SOUS LES PORCHES - - - L'ombre s'affermissait sur les plaines captives, - Et, de ses murs, barrait les horizons d'hiver, - Comme en un tombeau noir, de vieux astres de fer - Brûlaient, trouant le ciel de leurs flammes votives. - - On se sentait serré dans un monde d'airain, - Où quelque part, au-loin, se dresseraient des pierres - Effrayantes et qui seraient les idoles guerrières - D'un peuple encor enfant, terrible et souterrain. - - Un air glacé mordait les tours et les demeures, - Et le silence entier serrait comme un effroi, - Et nul cri voyageur, au loin. Seul un beffroi, - Immensément vêtu de nuit, cassait les heures. - - On entendait les lourds et tragiques marteaux - Heurter, comme des blocs, les bourdons taciturnes; - Et les coups s'abattaient, les douze coups nocturnes, - Avec l'éternité, sur les cerveaux. - - - - - LASSITUDE - - - La terre immensément s'efface au fond des brumes - Et lentement aussi les frênes lumineux - D'automne et lentement et longuement les nœuds - Des ruisselets dans l'herbe et leurs bulles d'écumes; - - Lointainement encor des sons pauvres et las. - Voix par des voix lasses au fond des soirs hélées; - Et les chansons et les marches, par les vallées, - Des mendiants qui vont, sait-on vers où, là-bas? - - Et des rames en désaccord, et l'autre, et l'une, - Et boitantes et tombantes--et, longuement, - Un vol d'oiseaux qui plane et plane et, lourdement, - Chavire en un ciel gris, où se fane la lune. - - - - - ATTIRANCES - - - Lointainement, et si étrangement pareils, - De grands masques d'argent que la brume recule, - Vaguent, au jour tombant, autour des vieux soleils. - - Les doux lointains!--et comme, au fond du crépuscule. - Ils nous fixent le cœur, immensément le cœur, - Avec les yeux défunts de leur visage d'âme. - - C'est toujours du silence, à moins, dans la pâleur - Du soir, un jet de feu soudain, un cri de flamme, - Un départ de lumière inattendu vers Dieu. - - On se laisse charmer et troubler de mystère, - Et l'on dirait des morts qui taisent un adieu - Trop mystique, pour être écouté par la terre! - - Sont-ils le souvenir matériel et clair - Des éphèbes chrétiens couchés aux catacombes - Parmi les lys? Sont-ils leur regard et leur chair? - - Ou seul, ce qui survit de merveilleux aux tombes - De ceux qui sont partis, vers leurs rêves, un soir, - Conquérir la folie à l'assaut des nuées? - - Lointainement, combien nous les sentons vouloir - Un peu d'amour pour leurs œuvres destituées, - Pour leur errance et leur tristesse aux horizons, - - Toujours! aux horizons du cœur et des pensées, - Alors que les vieux soirs éclatent en blasons - Soudains, pour les gloires noires et angoissées. - - - - - TOURMENT - - - Rocs de désespoir immensément tordus - Vers le ciel lourd, voici les consolants hivers - Et la fraîche blancheur et les brouillards pendus - Aux bras, pitié! pitié! de vos mélèzes verts; - - Voici le grand silence et la neige du soir. - - Voix de granit, combats d'ombre, fiertés de pierre, - Vieux tonnerres figés des époques occultes, - Que le soleil irrite et mord de sa lumière - Et qui savez l'éternité de vos tumultes. - - Voici le grand silence et la neige du soir. - - Ce qu'il vous a fallu de jours et de malheurs, - Pour définir ainsi votre fatalité! - Rocs tragiques, altiers, muets et recéleurs, - Et conquérir l'orgueil de l'immobilité! - - Voici le grand silence et la neige du soir! - - Vous dormirez, veillés par les astres candides, - Sous un linceul de gel et blanc comme la laine; - Voici le firmament venir des nuits splendides, - Voici pour vous l'hiver--rocs de douleur humaine! - - Voici le grand silence et la neige du soir. - - - - - ILLUSION - - - Droite, sur le pignon, une cigogne, l'une - Patte levée et l'autre en tige de roseaux, - Et le bec large ouvert, ainsi que des ciseaux - De pâle argent, pour découper le clair de lune, - - Pour découper le pâle argent du clair de lune - Et ses moires et ses velours, ou bien encor - Happer les feux de nacre et les étoiles d'or - Qui s'éveillent avec les sylphes de la brune, - - Les feux de nacre et les feux d'or, qui dans la brune - Peuplent, multipliés, les glauques infinis - Et les golfes lointains et les grands lacs unis - De nos rêves, miroirs de gloire et de fortune; - - Et l'on se laisse au songe aller--et la fortune - Habille de chimère et de voiles le soir - Et notre âme se meut en ce clair nonchaloir, - Illuminé comme un rivage de lagune. - - - - - RESSOUVENIR - - - Appels de cloche à cloche, ô mon âme des soirs, - Entends baller les mélopées, - Autour des tours et des voussoirs, - Immensément, entrefrappées, - Autour des grandes tours, ô mon âme des soirs. - - Appels de cloche à cloche, autour des cathédrales - Et des piliers et des claveaux, - Répons lointains aux lointains râles - Des chapelles et des caveaux, - Où sont broyés des morts, sous leurs plaques murales. - - Appels de cloche à cloche, au loin, par les mémoires, - Quand des femmes, en longs manteaux, - Montent, par des ruelles noires, - Mettre leurs cœurs en ex-votos, - Leurs mornes cœurs--aux calvaires expiatoires. - - Appels de cloche à cloche et sanglots vers les morts - Et leur prochain anniversaire, - --Larmes de bronze et pleurs d'accords-- - Criant malheur, criant misère, - O mon âme des soirs, entends les morts hurler aux morts! - - - - - LE GEL - - - Ce soir, un grand ciel clair, surnaturel, abstrait, - Froid d'étoiles, infiniment inaccessible - A la prière humaine, un grand ciel clair paraît. - Il fige en son miroir l'éternité visible. - - Le gel étreint cet infini d'argent et d'or, - Le gel étreint, les vents, la grève et le silence - Et les plaines et les plaines; le gel qui mord - Les lointains bleus, où les astres pointent leur lance. - - Silencieux, les bois, la mer et ce grand ciel - Et sa lueur immobile et dardante! - Et rien qui remuera cet ordre essentiel - Et ce règne de neige acerbe et corrodante. - - Immutabilité totale. On sent du fer - Et des étaux serrer son cœur morne et candide; - Et la crainte saisit d'un immortel hiver - Et d'un grand Dieu soudain, glacial et splendide. - - - - - INSATIABLEMENT - - - Le soir, plein des dégoûts du journalier mirage, - Avec des dents, brutal, de folie et de feu, - Je mords en moi mon propre cœur et je l'outrage - Et ricane, s'il tord son martyre vers Dieu. - - Là-bas, un ciel brûlé d'apothéoses vertes - Domine un coin de mer--et des flammes de flots - Entrent, comme parmi des blessures ouvertes, - En des écueils troués de cris et de sanglots. - - Et mon cœur se reflète en ce soir de torture, - Quand la vague se ronge et se déchire aux rocs - Et s'acharne contre elle et que son armature - D'or et d'argent éclate et s'émiette, par chocs. - - La joie, enfin, me vient de souffrir par moi-même, - Parce que je le veux, et je m'enivre aux pleurs - Que je répands, et mon orgueil tait son blasphème - Et s'exalte, sous les abois de mes douleurs. - - Je harcèle mes maux et mes vices. J'oublie - L'inextinguible ennui de mon détraquement, - Et quand lève le soir son calice de lie, - Je me le verse à boire, insatiablement. - - - - - LES CHAUMES - - - A cropetons, ainsi que les pauvres Maries - Des légendes de l'autrefois, - Par villages, sous les cieux froids, - Sont assises les métairies: - - Chaumes teigneux, pignons crevés, carreaux fendus, - Souffreteuses et lamentables; - Le vent siffle, par les étables - Et par les carrefours perdus. - - A cropetons, ainsi que les vieilles dolentes, - Avec leurs cannes aux mentons, - Et leurs gestes, comme à tâtons, - Elles s'entrecognent branlantes, - - Derrière un plant gelé d'ormes et de bouleaux, - Dont les livides feuilles mortes - Jonchent le seuil barré des portes - Et s'ourlent comme des copeaux. - - A cropetons, ainsi que les mères meurtries - Par les douleurs de l'autrefois, - Aux flancs bossus des talus froids, - Et des sentes endolories, - - Pendant les deuils de brume et d'envoûtement noir - Et les novembrales semailles, - O les tant pauvres par les plaines, - O les si tristes dans le soir! - - - - - FLEUR FATALE - - - L'absurdité grandit comme une fleur fatale - Dans le terreau des sens, des cœurs et des cerveaux. - Plus rien, ni des héros, ni des sauveurs nouveaux: - Et nous restons croupir dans la raison natale. - - Je veux marcher vers la folie et ses soleils, - Ses blancs soleils de lune au grand midi, bizarres, - Et ses lointains échos mordus de tintamarres - Et d'aboiements, là-bas, et pleins de chiens vermeils. - - Lacs de roses, ici, dans la neige, nuage - Où nichent des oiseaux dans des plumes de vent; - Grottes de soir, avec un crapaud d'or devant, - Et qui ne bouge et mange un coin de paysage. - - Becs de hérons, énormément ouverts pour rien, - Mouche, dans un rayon, qui s'agite, immobile: - L'inconscience gaie et le tic-tac débile - De la tranquille mort des fous, je l'entends bien! - - - - - LONDRES - - - Et ce Londres de fonte et de bronze, mon âme, - Où des plaques de fer claquent sous des hangars, - Où des voiles s'en vont, sans Notre-Dame - Pour étoile, s'en vont, là-bas, vers les hasards. - - Gares de suie et de fumée, où du gaz pleure - Ses spleens d'argent lointain vers des chemins d'éclair, - Où des bêtes d'ennui bâillent à l'heure - Dolente immensément, qui tinte à Westminster. - - Et ces quais infinis de lanternes fatales, - Parques dont les fuseaux plongent aux profondeurs, - Et ces marins noyés, sous des pétales - De fleurs de boue où la flamme met des lueurs. - - Et ces châles et ces gestes de femmes soûles, - Et ces alcools en lettres d'or jusques au toit, - Et tout à coup la mort parmi ces foules, - O mon âme du soir, ce Londres noir qui traîne en toi! - - - - - LE MOULIN - - - Le moulin tourne au fond du soir, très lentement, - Sur un ciel de tristesse et de mélancolie, - Il tourne et tourne, et sa voile, couleur de lie, - Est triste et faible et lourde et lasse, infiniment. - - Depuis l'aube, ses bras, comme des bras de plainte, - Se sont tendus et sont tombés; et les voici - Qui retombent encor, là-bas, dans l'air noirci - Et le silence entier de la nature éteinte. - - Un jour souffrant d'hiver sur les hameaux s'endort, - Les nuages sont las de leurs voyages sombres, - Et le long des taillis qui ramassent leurs ombres, - Les ornières s'en vont vers un horizon mort. - - Sous un ourlet de sol, quelques huttes de hêtre - Très misérablement sont assises en rond; - Une lampe de cuivre est pendue au plafond - Et patine de feu le mur et la fenêtre. - - Et dans la plaine immense et le vide dormeur - Elles fixent--les très souffreteuses bicoques!-- - Avec les pauvres yeux de leurs carreaux en loques, - Le vieux moulin qui tourne et, las, qui tourne et meurt. - - - - - LES RUES - - - A coups de flamme errante au loin, le long des rues, - Les lanternes, debout sur le bord du trottoir, - S'allument, brusquement, dans la ville du soir, - Une à une, et dans l'ombre et les rumeurs décrues. - - D'un trait--et monotone et triste, à l'infini, - Toujours mêmes maisons se succédant, la voie - Tourne vers la banlieue aride et se reploie, - Comme un coude cassé, vers un marais jauni. - - Et les brumes tout lentement s'appesantissent - Et suspendent leur grand linceul du haut d'un toit, - Une lune souffrante et pâle s'entrevoit - Et se mire aux égouts, où des clartés pourrissent. - - Un roulement plaintif de chariot quinteux - Tout seul dévale et geint et crie, aux coins des bornes, - Et lourdement, et deux par deux, les chevaux mornes - Heurtent de leurs vieux fers, le vieux pavé boiteux. - - Et dans la brume grise, un cartouche d'enseigne, - Sous les flammes du gaz, s'avive et luit encor: - La façade paraît pleurer des lettres d'or - Et les vitres montrer des cœurs rouges qu'on saigne. - - A coups de flamme errante, au loin, le long des rues, - Les lanternes, debout sur le bord du trottoir, - S'allument, brusquement, dans les villes du soir, - Une à une, et dans l'ombre et les rumeurs décrues. - - - - - LES VOYAGEURS - - - Et par le traître écho des horizons plongeurs, - Et par l'antique appel des sybilles lointaines, - Et par les au delà mystérieux des plaines, - Un soir, se sont sentis hélés, les voyageurs. - - Partis. - - Les quais étaient électrisés de lunes, - Et le navire, avec ses mâts pavoisés d'or - Et ses mousses d'ébène ornait gaîment son bord; - Et les vagues baisaient les ponts et les lagunes. - - Ce fut calme voyage, à la clarté des nuits: - Et les regards lactés des pensives étoiles - Là-haut! et les brises du Sud bombant les voiles - Et poussant vers la terre et vers les fleurs!--Depuis - - Des tours, immensément faites avec des pierres, - Levant de hauts bras noirs sur des villes de feux; - Et sous les toits plombés et dans les murs nitreux, - Ouverts, de grands yeux d'or en de rouges paupières; - - Et des plaines, où se battent les roux soleils - Avec les vents, les soirs, la foudre et le tonnerre - Et des gorges et des volcans et des suaires, - Infiniment, au loin, sur des sables vermeils; - - Et des temples d'airain écussonnés de glaives, - Et des assomptions de symboles chrétiens, - Et de vieux empereurs en de roides maintiens - Sur leurs trônes de fer, assis comme des rêves; - - Et des îles, ainsi que de grands piédestaux, - Parmi des lacs d'argent d'onyx et de turquoises, - Là-bas--et des frissons marins et des angoisses - Et, tout à coup, la mer, comme un choc de marteaux. - - Et des peuples lassés de leur fierté première, - Et des peuples debout vers leurs prochains réveils, - Et des ports et des ports et des phares pareils - A quelque front levé de force et de lumière; - - Jusqu'à ce soir certain, où seuls, au bout du pont, - Le souvenir revient des lointaines reliques: - Le clos natal et les parents mélancoliques - Et l'horloge sonnant vers ceux qui reviendront. - - Et maintenant ils sont les revenus du monde - Et les sortis de l'Océan--mais plus jamais - Pour eux, les doux bonheurs sereins des satisfaits - Ni la vie endormie en une âme profonde. - - Car les soirs leur seront de tourmenteurs aimants, - Les soirs et les soleils ouverts, comme des portes, - Sur leurs rêves défunts et leurs visions mortes - Et leurs amours nimbés par d'autres firmaments. - - - - - L'IDOLE - - - Calamistré de pins, embroussaillé de lierre, - Tandis qu'un horizon d'ébène et de soleil - Regarde encor, on voit un mont surgir, pareil - A quelque idole énorme et nocturne de pierre. - - Les flammes du couchant éclaboussent son front - D'un feu prodigieux de bronze et d'escarboucles, - Et ce mélange d'or lointain parmi ces boucles, - Évoque, en les cerveaux, le souvenir profond - - Des secrètes et farouches théogonies, - Pleines d'attente et de siècles, pleines de dieux - Sculptés en colosses de marbre et dont les yeux - Dardent les milliers d'ans de leurs cosmogonies, - - Ce mont règne de par l'espace, infiniment. - Il domine les bois, il écrase les plaines, - Et sa tète s'en va, dans les mares lointaines, - Mirer de la splendeur et du fulgurement. - - Et quand montent, au loin, des vals et des ramées, - Les feux et les brouillards et les plaintes du soir, - A l'heure ardente et triste, on s'imagine voir - Se tordre un holocauste en de rouges fumées. - - - - - LES ARBRES - - - Quand les terreaux, déjà roussis et purpurins, - Flamboient, sous les couchants mortuaires d'automne, - On voit, d'un carrefour livide et monotone, - Partir pour l'infini les arbres pèlerins; - - Les pèlerins s'en vont, grands de mélancolie, - Pensifs, pieux et lents, par les routes du soir, - Les pèlerins géants et lourds et laissant choir - Leur feuillage de pleurs de tristesse et de lie; - - Les pèlerins marchant invariablement, - Toujours, sur double rang, depuis combien d'années? - Toujours, vers l'horizon et ses gloires fanées - Et son insurmontable et despotique aimant; - - Les pèlerins, dont les manteaux tout en lumière, - Mordus par le soleil vespéral qui s'endort, - Apparaissent ainsi que des vêtements d'or, - Traînés, dans un chemin d'encens et de poussière; - - Les pèlerins, aux vieux sommets houleux et fous, - Que regardent passer, le long de leurs sillages, - De mystiques hameaux et de fervents villages, - Courbés dans la prière et jetés à genoux. - - - - - LES VIEUX CHÊNES - - - L'hiver, les chênes lourds et vieux, les chênes tors; - Geignant sous la tempête et démenant leurs branches - Comme de grands bras fous qui veulent fuir leur corps, - Mais que tragiquement la chair retient aux hanches, - - Les vieux chênes rugueux et sinistres, les noirs - Géants debout, à l'horizon, où les vents rogues - Cinglent de leur colère et de leur vol les soirs - Et les mordent et les mordent comme des dogues, - - Semblent de maux obscurs les mornes recéleurs, - Car l'âme des pays du Nord, sombre et sauvage, - Habite et clame en eux ses nocturnes douleurs - Et tord ses désespoirs d'automne en leur branchage. - - Oh! leurs plaintes et leurs plaintes, durant la nuit! - D'abord, lointainement, douces et miaulantes, - Comme ayant joie et peur de troubler, de leur bruit, - Le sommeil ténébreux des campagnes dolentes. - - Puis le désir soudain où la terreur se joint - Quand la tempête est là, hennissante et prochaine; - Puis le râlement brusque et terrible, si loin - Que les bêtes des grand'routes hurlent de haine - - Et se couchent, là-bas, dans les sillons, de peur. - Puis un apaisement sinistre et despotique, - --Une attente de glaive et d'ombre et de fureur,-- - Et tout à coup la rage énorme et frénétique, - - Tout l'infini qui grince et se brise et se tord - Et se déchire et vole en lambeaux de colère, - A travers la campagne, et beugle au loin la mort - De l'un à l'autre point de l'espace solaire. - - Oh! les chênes! Oh les mornes suppliciés! - Et leurs pousses et leurs branches que l'on arrache - Et que l'on broie! Et leurs vieux bras exfoliés - A coups de foudre, à coups de bise, à coups de hache. - - Ils sont crevés, solitaires; leur front durci - Est labouré; leur vieille écorce d'or est sombre, - Et leur sève se plaint plus tristement, que si - Le dernier cri du monde avait traversé l'ombre. - - L'hiver, les chênes lourds et vieux, les chênes tors, - Geignant sous la tempête et démenant leurs branches - Comme de grands bras fous qui voudraient fuir un corps, - Mais que tragiquement la chair retient aux hanches, - - Semblent de maux obscurs les mornes recéleurs, - Car l'âme des pays du Nord, sombre et sauvage, - Habite et clame en eux ses nocturnes douleurs - Et tord ses désespoirs d'automne en leur branchage. - - - - - LE CRI - - - Sur un étang désert, où stagne une eau brunie, - Un rai du soir s'accroche au sommet d'un roseau, - Un cri s'écoute, un cri désespéré d'oiseau, - Un cri grêle, qui pleure au loin une agonie. - - Comme il est faible et mince et timide et fluet! - Et comme avec tristesse il se traîne et s'écoute, - Et comme il se prolonge, et comme avec la route - Il s'enfonce et se perd dans l'horizon muet! - - Et comme il scande l'heure, au rythme de son râle, - Et comme, en son accent minable et souffreteux, - Et comme, en son écho languissant et boiteux, - Se plaint peureusement la douleur vespérale! - - Il est si lent parfois qu'on ne le saisit pas. - Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte - L'obscur et frêle adieu de quelque vie éteinte; - Il dit les pauvres morts et les pauvres trépas: - - La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce - Mort des ailes et des tiges et des parfums; - Il dit les vols lointains et clairs qui sont défunts - Et reposent, cassés, dans l'herbe et dans la mousse. - - - - - INFINIMENT - - - Voici très longuement, très lentement, les râles - D'hiver et les grands soirs dressés en bûchers d'or - Rouge sur des fleuves et les mers novembrales - Pleines de pleurs, pleines d'affres, pleines de mort. - - Les chiens du désespoir, les chiens du vent d'automne - Mordent de leurs abois les échos noirs des soirs, - Et l'ombre, immensément, dans le vide, tâtonne - Vers la lune, mirée au clair des abreuvoirs. - - De point en point, là-bas, des lumières lointaines, - Fixes. Et par-dessus, toujours, comme des voix, - A travers l'infini des dunes et des plaines, - Des voix, nocturnement, à travers les grands bois. - - Et des routes de soir continûment unies, - Qui se croisent, ainsi que des voiles, sans bruit, - Et s'allongent et s'écoulent indéfinies - Par au delà des loins et des loins de la nuit. - - - - - MOURIR - - - Un soir plein de pourpres et de fleuves vermeils - Pourrit, par au delà des plaines diminuées, - Et fortement, avec les poings de ses nuées, - Sur l'horizon verdâtre, écrase des soleils. - Saison massive! Et comme Octobre, avec paresse - Et nonchaloir, se gonfle et meurt dans ce décor: - Pommes! caillots de feu; raisins! chapelets d'or, - Que le doigté tremblant des lumières caresse, - Une dernière fois, avant l'hiver. Le vol - Des grands corbeaux? il vient. Mais aujourd'hui, c'est l'heure - Encor des feuillaisons de laque--et la meilleure. - - Les pousses des fraisiers ensanglantent le sol, - Le bois tend vers le ciel ses mains de feuilles rousses - Et du bronze et du fer sonnent, là-bas, au loin. - Une odeur d'eau se mêle à des senteurs de coing - Et des parfums d'iris à des parfums de mousses. - Et l'étang plane et clair reflète énormément - Entre de fins bouleaux, dont le branchage bouge, - La lune, qui se lève épaisse, immense et rouge, - Et semble un beau fruit mûr, éclos placidement. - - Mourir ainsi, mon corps, mourir, serait le rêve! - Sous un suprême afflux de couleurs et de chants, - Avec, dans les regards, des ors et des couchants, - Avec, dans le cerveau, des rivières de sève. - Mourir! comme des fleurs trop énormes, mourir! - Trop massives et trop géantes pour la vie! - La grande mort serait superbement servie - Et notre immense orgueil n'aurait rien à souffrir! - Mourir, mon corps, ainsi que l'automne, mourir! - - - - - A TÉNÈBRES - - - Un catafalque d'or surgit au fond des soirs, - Quand les astres, comme des lampes, - Brillent, en étageant leurs rampes, - Vers les lointains d'argent marbrant des parvis noirs. - - Quel mort en ce cercueil? Le cœur des hommes d'ombre. - Non des banals victorieux - Dont l'audace brûle les yeux, - Mais le cœur des vaincus que la tristesse encombre. - - Ils ont passé rêveurs, muets, hagards et seuls, - Toujours découragés d'eux-mêmes, - Laissant l'éclat des diadèmes - A d'autres fronts et se vêtant de leurs linceuls. - - Après, se regardant, inquiets et des choses - Et des autres--et sans amours; - Et néanmoins cherchant toujours - Sur les fumiers du monde à se nourrir de roses. - - Lointainement par les grands mirages tentés, - Et par les gloires médusaires, - Mais peur des vices nécessaires, - Et du cynique assaut de tant d'hostilités. - - Leurs bras, rameaux tendus vers le printemps des rêves, - Sont retombés,--et pas un fruit, - Pas une fleur d'or ou de nuit, - Jamais, pas un seul rut de feuilles ni de sèves. - - Ce qui flottait de Dieu dans l'albe immensité, - --Douceur éparse et messagère-- - On l'a cristallisé naguère - Au seuil des temps, en des vases d'éternité. - - Mais le cristal s'en est fêlé. Les grands calices - Se sont vidés de l'infini. - Et maintenant l'esprit bruni - De trouble et les regards usés par les supplices, - - Raffinés de la mort, nous l'invoquons les soirs, - Quand les astres, comme des lampes, - Brûlent, en étageant leurs rampes, - Vers les lointains d'argent marbrant des parvis noirs. - - - - - LES DÉBÂCLES - - - 1888 - - - A - THÉO VAN RYSSELBERGHE - WILLY SCHLOBACH - DARIO DE REGOYOS - - - - II - - - DÉFORMATION MORALE - - - - - DIALOGUE - - ....Sois ton bourreau toi-même; - N' abandonne l'amour de te martyriser - A personne, jamais. Donne ton seul baiser - Au désespoir; déchaîne en toi l'âpre blasphème; - Force ton âme, éreinte-la contre l'écueil: - Les maux du cœur qu'on exaspère, on les commande; - La vie, hélas! ne se supporte et ne s'amende - Que si la volonté la terrasse d'orgueil; - Sa norme est la douleur. Hélas! qui s'y résigne? - - --Certes, je veux nouer mes tortures en moi: - Comme jadis les grands chrétiens, mordus de foi, - S'émaciaient, avec une ferveur maligne, - Je veux boire les souffrances, comme un poison - Vivant et fou; je cinglerai de mon angoisse - Mes pauvres jours, ainsi qu'un tocsin de paroisse - S'exalte à disperser le deuil sur l'horizon. - Cet héroïsme intime et bizarre m'attire: - Se préparer sa peine et provoquer son mal, - Avec acharnement, et dompter ranimai - De misère et de peur, qui dans le cœur se mire - Toujours; se redresser cruel et contre soi, - Vainqueur de quelque chose enfin, et moins languide - Et moins banalement en extase du vide. - - --Sois ton pouvoir, sois ton tourment, sois ton effroi. - Et puis, il est des champs d'hostilités tentantes - Que des hommes de marbre, avec de fortes mains, - Ont cultivés, il est de terribles chemins; - Par où des pas battants et des marches battantes - Sont entendus: c'est là, que sur tel roc vermeil, - Le soir allume, au loin, le sang et les tueries - Et que luisent, parmi les lianes flétries, - Des éclatants couteaux de crime et de soleil! - - - - - LE GLAIVE - - - Quelqu'un m'avait prédit, qui tenait une épée - Et qui riait de mon orgueil stérilisé: - Tu seras nul, et pour ton âme inoccupée - L'avenir ne sera qu'un regret du passé. - - Ton corps, où s'est aigri le sang de purs ancêtres, - Fragile et lourd, se cassera dans chaque effort; - Tu seras le fiévreux ployé, sur les fenêtres, - D'où l'on peut voir bondir la vie et ses chars d'or, - - Tes nerfs t'enlaceront de leurs fibres sans sèves - Tes nerfs!--et tes ongles s'amolliront d'ennui, - Ton front, comme un tombeau dominera tes rêves, - Et sera ta frayeur, en des miroirs, la nuit. - - Te fuir!--si tu pouvais! mais non, la lassitude - Des autres et de toi t'aura voûté le clos - Si bien, rivé les pieds si fort, que l'hébétude - Détrônera ta tête et plombera tes os. - - Éclatants et claquants, les drapeaux vers les luttes, - Ta lèvre exsangue hélas! jamais ne les mordra: - Usé, ton cœur, ton morne cœur, dans les disputes - Des vieux textes, où l'on taille comme en un drap. - - Tu t'en iras à part et seul--et--les naguères - De jeunesse seront un inutile aimant - Pour tes grands yeux lointains--et les joyeux tonnerres - Chargeront loin de toi, victorieusement! - - - - - HEURES D'HIVER - - - Les molosses d'hiver, le gel, le vent, la neige, - O mon vieux cœur de lassitude et de souci, - Ils hurlent à la mort, écoute! et leur cortège - S'enfuit, avec des pleurs, vers le néant. Voici, - Qu'ils ululent sinistrement et qu'on ulule - Vers eux, parmi les lourds échos du crépuscule, - En réponse, là-bas. - - L'horizon? c'est du sang, - Du pus et de la lèpre et de la pourriture. - Et toi, mon cœur piteux, caduque et vieillissant, - Et toi, mon incurable et nocturne blessure, - Tu sens aussi ces chiens rués, à travers toi. - Oh cet interminable et novembral aboi - Des chiens, des mauvais chiens, hurleurs au clair de lune, - Comme ils geignent ton deuil et combien longuement - Raillent leurs cris, leurs cris de hargne et de rancune, - Tes naufrages d'espoir vers le renoncement. - - L'arbre des pleurs, ainsi que les sorbiers d'automne, - S'érige en tes songes et, rouge, les festonne - Et laisse choir ses fruits et ses larmes de soir, - A lente pluie et longue--avec mélancolie! - Les lacs de tes ennuis, où se viennent asseoir, - Pour y mirer les yeux fixes de leur folie, - Et ton vouloir et ton orgueil et ton tourment, - Ainsi que d'immenses linceuls, immensément, - Par les plaines et les plaines se continuent. - Le souvenir en toi déchaîne ses douleurs - Et vous mêlez vos voix que les sanglots obstruent - Mais les échos toujours repoussent ces douleurs - Les voix de ces douleurs et de ces pleurs--ailleurs! - - - - - SI MORNE! - - - Se replier toujours sur soi-même, si morne! - Comme un drap lourd, qu'aucun dessin de fleur n'adore. - - Se replier, s'appesantir et se tasser - Et se toujours, en angles noirs et mats, casser. - - Si morne! et se toujours interdire l'envie - De tailler en drapeaux l'étoffe de sa vie. - - Tapir entre les plis ses mauvaises fureurs - Et ses rancœurs et ses douleurs et ses erreurs. - - Ni les frissons soyeux, ni les moires fondantes - Mais les pointes en soi des épingles ardentes. - - Oh! le paquet qu'on pousse ou qu'on jette à l'écart, - Si morne et lourd, sur un rayon, dans un bazar. - - Déjà sentir la bouche âcre des moisissures - Gluer, et les taches s'étendre en leurs morsures - - Pourrir, immensément emmailloté d'ennui; - Être l'ennui qui se replie en de la nuit. - - Tandis que lentement, dans les laines ourdies, - De part en part, mordent les vers des maladies. - - - - - ÉPERDUMENT - - - Bien que flasque et geignant et si pauvre! si morne! - Si las! redresse-toi, de toi-même vainqueur; - Lève ta volonté qui choit contre la borne - Et sursaute, debout, rosse à terre, mon cœur! - - Exaspère sinistrement ta toute exsangue - Carcasse et pousse au vent, par des chemins rougis - De sang, ta course; et flaire et lèche avec ta langue - Ta plaie, et lutte et butte et tombe--et ressurgis! - - Tu n'en peux plus et tu n'espères plus; qu'importe! - Puisque ta haine immense encor hennit son deuil, - Puisque le sort t'enrage et que tu n'es pas morte - Et que ton mal cinglé se cabre en ton orgueil. - - Et que ce soit de la torture encore! encore! - Et belle et folle et rouge et soûle--et le désir - De se boire de la douleur par chaque pore, - Et du vertige et de l'horreur--et le plaisir, - - O ma rosse de souffre et d'os que je surmène - Celui, jadis, là-bas, en ces minuits du Nord, - Des chevaliers d'éclair, sur leurs chevaux d'ébène, - Qui s'emballaient, fougueux du vide et de la mort. - - - - - PRIÈRE - - - Lunes du gel dans les grottes de l'or nocturne, - Glaives d'acier, lames d'argent, pointes de fer, - Minuit silencieux, qui t'ériges dans l'air - Comme une volonté dardante et taciturne, - - Voici mon cœur pour les couteaux de tes silences, - Et mes ardeurs pour tes linceuls et tes tombeaux, - Minuit clair et lointain, voici pour tes flambeaux - Mon grand rêve brisé comme un combat de lances. - - Vers tes immensités, rues yeux lèvent leur flamme, - Et mes bras éreintés de l'enlacement vain, - Vides, sont implorants de ton conseil d'airain, - Minuit rigide et froid sur le deuil de mon âme! - - Que de regards défunts, que de regards, naguère, - Tout, eux aussi, fixé pendant leur désespoir, - Obstinément et longuement fixé, le soir, - Quand l'hiver bâtissait sa maison mortuaire. - - Il ne restera rien de ce qui fut ma plainte - Et tout homme travaille à son inanité; - Minuit tranquille et mort, de son éternité - Gèle, en mon cœur, mes pleurs, ma voix, et toi, ma crainte! - - - - - VERS L'ENFANCE - - - Les passions d'éveil et de savoir--Vidées. - - Alors, viens voir ton bel ange gardien, le tien, - Qui lentement s'assied sur tes tombeaux d'idées. - - Il te parle, très doucement, de l'autrefois; - Écoute: et les saluts, jadis, à l'oratoire, - Et les Noël et les Pâques et puis les Croix - Et les âmes des tiens qui sont en purgatoire. - - Écoute: et les premiers alleluias chantés, - Et, le samedi soir, les bonnes litanies, - Et les psaumes, de nef en nef, répercutés - Et lents, an pas égaux de leurs monotonies. - - Écoute: et les processions--et puis encor - Les ex-votos en Mai dressés sur des estrades, - Et la Vierge Marie, avec son Jésus d'or, - Et les enfants de chœur qui sont des camarades. - - Écoute: et du petit village il s'en souvient - Ton cœur; écoute et puis, accueille en confiance, - A cette heure d'ennui, ton bon ange gardien, - Le tien, qui te rhabillera de ton enfance. - - Hélas! doux, tranquille et clair, il ne ferait - Qu'un bruit, sur mon cerveau, de blanches étincelles, - Que mon absurdité bougonneuse viendrait - Lui déchirer les yeux et lui casser les ailes. - - - - - CONSEIL ABSURDE - - - Autant que moi malade et veule, as-tu goûté - Quand ton être playait sous les fièvres brandies. - Quand tu mâchais l'orvietan des maladies, - Le coupable conseil de l'inutilité? - - Et doux soleil qui baise un œil éteint d'aveugle? - Et fleur venue au tard décembral de l'hiver - Et plume d'oiselet souffler au veut de fer? - Et neutre et vide écho vers la taure qui meugle? - - O les rêves du rien, en un cerveau mordu - D'impossible! s'aimer, dans son effort qui leurre! - Se construire, pour la détruire, une demeure! - Et se cueillir, pour le jeter, un fruit tendu! - - Hommes tristes, ceux-là qui croient à leur génie - Et fous! et qui peinent, sereins de vanité; - Mais toi, qui t'es instruit de ta futilité, - Aime ton vain désir pour sa toute ironie. - - Regarde en toi, l'illusion de l'univers - Danser; le monde entier est du monde la dupe; - Agis gratuitement et sans remords; occupe - Ta vie absurde à se moquer de son revers. - - Songe à ces lys royaux, à ces roses ducales, - Fiers d'eux-mêmes et qui fleurissent, à l'écart, - Dans un jardin, usé de siècles, quelque part, - Et n'ont jamais courbé leurs tiges verticales. - - Inutiles pourtant, inutiles et vains, - Parfums demain perdus, corolles demain mortes, - Et personne pour s'en venir ouvrir les portes - Et les faire servir au pâle orgueil des mains. - - - - - LÀ-BAS - - - Désir d'être, soudain, la bête hiératique, - D'un éclat noir, sous le portique - Escarbouclé d'un temple, à Benarès! - - Gueule tordue, avec de courbes dents livides, - Masque divin et criminel, - Avec de grands yeux vides, - Avec, sous le front d'or, un œil d'or éternel. - - Sous un plafond de marbre noir, à Benarès. - Ils arrivent les enfants clairs--et leurs guirlandes - De vêtements laineux tournent au promenoir, - O les petites mains! les mains, avec des brandes, - Qui s'en viennent, jointes, ainsi qu'un double espoir, - Les mains en fleur, prier, à Benarès, l'Idole. - - Ils arrivent les vieux voyants usés, les pâles - De jeûne et de cilice, ils arrivent, les os - Rompus, les regards droits, la voix nouée en râles, - Le sein vide et blanchi comme d'anciens tombeaux, - Ils arrivent prier, à Benarès, l'Idole. - - Désir d'être soudain la bête hiératique - D'un éclat noir, sous le portique, - Escarbouclé d'un temple, à Benarès. - - Être ce néant de bronze et d'or inéluctable - Et merveilleux, vers qui, les inlassables bras, - Les bras! les bras! de la douleur incommutable, - Comme des rameaux fous, s'épouvantent d'en bas. - Et s'imposer à la crédulité, pour mordre - Les doux cœurs confiants et la priante chair - Et les larmes et les sanglots; et mordre et tordre - Toute cette humanité de folie et d'éclair, - Errante et angoissée aux vallons de la crainte; - - La mordre et tordre en son appel et son tourment - Et sa misère allante et ballante et sa plainte - Toujours la même, à travers temps, infiniment. - Et se complaire à se sentir cruel et fourbe: - La bête immensément d'ébène et de granit - Et de corne et de roc, qui surplombe la tourbe - De ces pleureurs, tous les mêmes, vers l'infini: - Et les haïr et regretter son impuissance - Non pour les secourir, mais pour rageusement - Les affoler et se prouver sa malfaisance. - - Désir d'être soudain cette idole qui ment! - Ils arrivent les amants, doux, comme des lampes, - Le soir, dans le feuillage éteint, au loin, là-bas, - Ils arrivent doux et pleins de soir, le long des rampes, - Ils arrivent, par deux, les bras liés aux bras, - Tristes et doux, prier à Benarès, l'Idole. - - Ils arrivent les pèlerins lointains, les mornes - De la misère et de la faim, les las d'avoir - Un corps, ils arrivent, de loin, les malitornes, - Les éclopés et les lépreux, au réservoir - Miraculeux, prier à Benarès, l'Idole! - - Désir d'être soudain la bête hiératique - D'un éclat noir, sous le portique, - Escarbouclé d'un temple, à Benarès. - - Et regarder, témoin impassible et tragique, - Dardés, les yeux de fer, et les naseaux, hagards, - Droit devant soi, là-bas, le ciel mythologique, - Où le Siva terrible échevèle ses chars, - Par des ornières d'or, à travers les nuages: - Scintillements d'essieux et tonnerres de feux; - Étalons fous cabrés, sur des tas de carnages; - Rouge, la mer au loin et ses millions d'yeux! - - Et devant ce décor incendié, maudire - L'homme niais et nul, qui se gave d'espoir, - Alors qu'un symbolique et quotidien martyre - Saigne son âme en croix, aux quatre coins du soir. - - - - - PIEUSEMENT - - - La nuit d'hiver élève au ciel son pur calice. - - Et je lève mon cœur aussi, mon cœur nocturne. - Seigneur, mon cœur! vers ton pâle infini vide, - Et néanmoins je sais que tout est taciturne - Et qu'il n'existe rien dont ce cœur meurt, avide; - Et je te sais mensonge et mes lèvres te prient - - Et mes genoux; je sais et tes grandes mains closes - Et tes grands yeux fermés aux désespoirs qui crient, - Et que c'est moi, qui seul, rue rêve dans les choses; - Sois de pitié, Seigneur, pour ma toute démence. - J'ai besoin de pleurer mon mal vers ton silence!... - - La nuit d'hiver élève au ciel son pur calice! - - - - - VERS LE CLOÎTRE - - - Je rêve une existence en un cloître de fer, - Brûlée au jeûne, et sèche et râpée aux cilices, - Où l'on abolirait, en de muets supplices, - Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair. - - Sauvage horreur de soi si mornement sentie! - Quand notre corps nous boude et que nos nerfs, la nuit, - Rivent sur nos vouloirs leurs cagoules d'ennui, - Et les plongent dans la fièvre ou l'inertie. - - Dites, ces pleurs, ces cris et cette peur du soir! - Dites, ces plombs de maladie en tous les membres, - Et la toute torpeur des torpides novembres - Et le dégoût de se toucher et de se voir? - - Et les mauvaises mains tâtillonnes de vice - Encor et lentement cherchant, sur les coussins, - Et des toisons de ventre, et des grappes de seins - Et les tortillements dans le rêve complice? - - Je rêve une existence en un cloître de fer, - Brûlée au jeûne et sèche et râpée aux cilices, - Où l'on abolirait en de muets supplices, - Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair. - - Et s'imposer le gel des sens, quand le corps brûle; - Et se tyranniser et se tordre le cœur, - --Hélas! ce qui en reste--et tordre, avec rancœur, - Jusqu'au regret d'un autrefois doux et crédule. - - Se cravacher dans sa pensée et dans son sang, - Dans son effort, dans son espoir, dans son blasphème; - Et s'exalter de ce mépris, vain lui-même, - Mais qui rachète un peu l'orgueil d'où l'on descend. - - Et se mesquiniser en pratiques futiles - Et se faire petit et n'avoir qu'âpreté, - Pour tout ce qui n'est point d'une âcre nullité, - Dans le jardin vanné des floraisons hostiles. - - Je rêve une existence en un cloître de fer - Brûlée au jeûne et sèche et râpée aux cilices, - Où l'on abolirait, en de muets supplices, - Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair, - - Oh! la constante rage à s'écraser, la hargne - A se tant torturer, à se tant amoindrir, - Que tout l'être n'est plus vivant que pour souffrir - Et se fait de son mal sa joie et son épargne. - - N'entendre plus ses cris, ne sentir plus ses pleurs, - Mâter son instinct noir, tuer sa raison traître, - Oh! le pouvoir et le savoir! Être son maître - Et les avoir cassés les crocs de ses douleurs! - - Et peut être qu'alors, par un soir salutaire, - Une paix de néant s'installerait en moi; - Et que sans m'émouvoir j'écouterais l'aboi, - L'aboi tumultueux de la mort volontaire. - - Je rêve une existence en un cloître de fer. - - - - - LES VÊPRES - - - Là-bas, cette existence en noir de grandes vieilles, - Par les enclus en noir et les porches d'église, - Cette existence et de prières et de veilles, - Le soir, sous leurs mantes en noir, qu'immobilise, - Et pendant des heures et des heures, l'extase - Au pied d'un ostensoir, le soir, en des chapelles - De cathédrale en noir; et la claustrale emphase - Du culte et de grands dais levés et de flabelles, - Le soir, sur ces vieilles en noir, dont les mains jaunes - Tendent en croix leurs désespoirs et leurs misères, - Vers les autels immensément et vers les trônes, - Là-bas, ornés d'argent, de feux, et de rosaires, - Le soir, au fond des chapelles en noir; et l'ombre - D'un grand pilier, sur les dalles, droite, allongée - Ainsi qu'un bras de soir et de volonté sombre - Vers ces vieilles en noir, dont la ferveur figée - Grandit l'hiératique allure évocatoire, - Au fond des chapelles en noir; et les martyres - Et les saintes, et la série incantatoire - Des longs cierges et le grésillement des cires, - Le soir, sur de lourds trépieds noirs, dans les chapelles - En noir; et ce Jésus, vieux de siècles et triste, - Ce Christ en noir du soir, dont les loques charnelles - Pendent au long des croix et dont le nom persiste, - Le soir, dans le vieux cœur en noir des grandes vieilles, - Dans leur vieux cœur en noir et or et leurs mémoires! - - Et comme elles, s'user à des marmonnements; - Et comme elles, rouler, en uniformes moires, - Les jours après les jours, toujours, et les moments, - Les toujours mêmes jours pieusement; et comme - Elles, passer vers un effacement en noir; - Et comme elles vivent, vivre, presqu'en un somme - De mornes oraisons autour des croix de soir, - Au fond des chapelles en noir; revivre en litanies - Sa peine et sa rancœur et tout son désespoir - Et ses lasses douleurs de vivre indéfinies, - Là-bas, le soir, au fond des chapelles en noir! - - - - - HEURE D'AUTOMNE - - - C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière! - Râles que roule, au vent du nord, la sapinière, - Feuillaison d'or à terre et feuillaison de sang, - Sur des mousses d'orée ou des mares d'étang, - Pleurs des arbres, mes pleurs, mes pauvres pleurs de sang. - - C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière! - Secousses de colère et rages de crinière, - Buissons battus, mordus, hachés, buissons crevés, - Au double bord des longs chemins, sur les pavés, - Bras des buissons, nies bras, mes pauvres bras levés. - - C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière? - Quelque chose, là-bas, broyé dans une ornière, - Qui grince immensément ses désespoirs ardus - Et qui se plaint, ainsi que des arbres tordus, - Cris des lointains, mes cris, mes pauvres cris perdus. - - - - - MES DOIGTS - - - Mes doigts, touchez mon front et cherchez, là, - Les vers qui rongeront, un jour, de leur morsure, - Mes chairs; touchez mon front, mes maigres doigts, voilà - Que mes veines déjà, comme une meurtrissure - Bleuâtre, étrangement, en font le tour, mes las - Et pauvres doigts--et que vos longs ongles malades - Battent, sinistrement, sur mes tempes, un glas, - Un pauvre glas, mes lents et mornes doigts! - - Touchez ce qui sera les vers, mes doigts d'opale, - Les vers, qui mangeront, pendant les vieux minuits - Du cimetière, avec lenteur, mon cerveau pâle, - Les vers, qui mangeront et mes dolents ennuis - Et mes rêves dolents et jusqu'à la pensée - Qui lentement incline, à cette heure, mon front, - Sur ce papier, dont la blancheur, d'encre blessée, - Se crispe aux traits de ma dure écriture. - - Et vous aussi, mes doigts, vous deviendrez des vers, - Après les sacrements et les miséricordes, - Mes doigts, quand vous serez immobiles et verts, - Dans le linceul, sur mon torse, comme des cordes; - Mes doigts, qui m'écrivez, ce soir de rauque hiver, - Quand vous serez noués--les dix--sur ma carcasse - Et que s'écrasera sous un cercueil de fer, - Cette âpre carcasse, qui déjà casse. - - - - - AU LOIN - - - Eau qui s'égoutte en des sous-sols, pleurs de lumières. - Sous des porches de fer, où s'engouffrent des voix, - Pignons crasseux, greniers obscurs, mornes larmières - Et gouttières régulières, au long des toits; - Et blocs de fonte et crocs d'acier et cols de grues - Et puis, au bas des murs, dans les caves, l'écho - Des pas et des chevaux, sur le pavé des rues - Et sur les ponts dont les piles cassent le flot; - Et le vaisseau plaintif, qui dort et se corrode, - Dans les havres, et souffre, et les poumons criards - Des machines et le mystérieux exode - Des navires silencieux, vers les hasards - Des caps et de la mer affolée en tempête; - O mon âme, quel s'en aller et quel souffrir! - Et quel vivre toujours, pour les rouges conquêtes - De l'or, quel vivre et quel souffrir et quel mourir! - - Pourtant regarde au loin s'illuminer les îles, - Fais ton rêve d'encens, de myrrhe et de corail, - Fais ton rêve lascif vers de roses asiles, - Fais ton rêve éventé, par le large éventail - De la brise océane, au clair des étendues; - Et songe aux Orients et songe à Benarès, - Songe à Thèbes, songe aux Babylones perdues, - Songe aux siècles tombés des Sphinx et des Hermès; - Songe à ces Dieux d'airain debout au seuil des porches, - A ces colosses bleus broyant des léopards - Entre leurs bras, à ces processions de torches - Et de prêtres, par les forêts et les remparts, - La nuit, sous l'œil dardé des étoiles australes; - Oh mon âme d'adieux de rêve et de lointain! - Songe aux golfes, songe aux déserts, songe aux lustrales - Caravanes, en galop blanc dans le matin, - Songe qu'il est peut-être encor, par la Chaldée, - Quelques pâtres, hagards de soir et d'infini, - Dont la bouche jamais n'a pu crier l'idée; - Et va, par ces chemins de fleurs et de granit, - Et va si loin et si profond dans ta mémoire, - Que l'heure et le moment s'abolissent pour toi. - - Impossible!--voici la boue et puis la noire - Fumée et les tunnels et le morne beffroi - Battant son glas dans la brume et qui ressasse - Toute ma peine tue et toute ma douleur, - Et je reste, les pieds collés à cette crasse, - Dont les odeurs montent et puent, jusqu'à mon cœur. - - - - - S'AMOINDRIR - - - En ce minuit de force à bas, combien j'envie - --Demain j'aurai changé--tout ce qui circonscrit: - Les pratiques toutes humbles de cette vie - Qu'on mène en des villes de simple et pauvre esprit. - - Voici--me rabaisser à des niaiseries: - Petites croix, petits agneaux, petits Jésus, - Petite offrande douce aux petites Maries, - En des niches, avec des fleurs peintes dessus. - - Prière, à jointes mains, en des recoins d'église; - Et se recommencer enfant, avec calcul; - Un mot! qui dans son bruit, toujours le même, enlise - Et vous endorme, en un ronron pieux et nul. - - Et les benoîts conseils savourés à confesse; - Et les fermes propos de se garer en Dieu, - Contre toute surprise et contre toute adresse - Du rouge enfer, où les démons brassent du feu. - - Et se sécher le cœur de soins et de scrupules - Et de soucis; jeûnes furtifs, vœux aigrelets, - Et ce grignotement aux choses minuscules - Lèvres pour oraisons et doigts pour chapelets. - - Et se blottir l'esprit, dans le damier des sectes, - Et se moisir toujours, en un coin plus dévôt, - Jusqu'à miner enfin, avec des dents d'insectes, - Le vertical palais d'orgueil de son cerveau. - - - - - HEURES MORNES - - - Hélas, quel soir! ce soir de maussade veillée. - Je hais, je ne sais plus; je veux, je ne sais pas; - Ah mon âme, vers un néant, s'en est allée, - Vers un néant, très loin, je ne sais où, là-bas? - - Il bat des tas de glas au-dessus de ma tète, - Le vent, il corne à mort, et les cierges bénits - Qu'on allumait, pendant la peur de la tempête, - Les bons cierges se sont éteints et sont finis. - - Cela se perd, cela s'en va, cela se disloque, - Cela se plaint en moi, si monotonement, - Et cela semble un cri d'oiseau, qui s'effiloque, - Qui s'effiloque au vent d'hiver, lointainement. - - Oh ces longues heures après ces longues heures, - Et sans trêve, toujours, et sans savoir pourquoi; - Et sans savoir pourquoi ces angoisses majeures; - Oh ces longues heures d'heures à travers moi! - - Une torture?--Oh vous qui les savez si mornes - Ces nuits mornes, et qui dansez, au vent du Nord, - Ruts d'ouragan, sur les marais et les viornes - Et les étangs et les chemins et sur la mort; - - Une torture en moi qui frappe et me lacère? - Une torture à pleins éclairs, comme des faulx - Et des sabres, par à travers de ma misère; - Une torture, à coups de clous et de marteaux? - - Là-bas, ces grandes croix au carrefour des routes, - Ces croix!--Oh! n'y pouvoir saigner son cœur; ces croix, - Où s' accrochent des cris d'espace et de déroutes, - Des cris et des haillons de vent dans les grands bois. - - - - - LE MEURTRE - - - En ces heures de vice et de crime rigides, - Se rêve un meurtre ardent, que la nuit grandirait - De son orgueil--plafond d'ébène et clous algides-- - Et de la toute horreur de sa noire forêt, - Là-bas, quand, parmi les ombres qui se menacent, - Au clair acier des eaux, un glaive d'or surgit - Vers les rages qui vont et les haines qui passent. - - --Et pieds mystérieux, pieds de marbre, sans bruit, - Là, quelque part, aux carrefours, en des ténèbres-- - - Un silence total ferme la plaine, au loin: - Le ciel indifférent voile ses clairs algèbres, - Et rien, pas même Dieu, ne semble être témoin. - Tous les mêmes, luisants de lierre et tous les mêmes - D'écorce et de rameaux, comme un effarement, - Sur double rang, là-bas, jusqu'aux horizons blêmes, - Muets et seuls, des arbres vont, infiniment. - - --Un grand éclair nerveux, au bout d'un poing logique, - Et puis un râle, à peine ouï par les taillis-- - - Et de la gorge ouverte et tordue et tragique, - Un sang superbe et rouge, en légers gargouillis, - Coule, comme un ruisseau de corail parmi l'herbe - Et, du torse troué, s'épand sur le sol noir. - La voix assassinée éclate en bouche acerbe - Et les regards derniers fixent comme un espoir - Quelque chose, là-bas, qui serait la justice. - - --Soudain, voici la peur de ce cadavre froid - Et la peur de la peur crédule et subreptice-- - - Et vivement, avec des pleurs et de l'effroi, - Avec des mains repentantes et caressantes - Pour apaiser ce mort soudain et qui sera - Le fantôme des nuits lourdes et malfaisantes, - Le fantôme!--quel est celui qui s'en viendra - Baisser, sur ces grands yeux, les paupières tombales - Et clore ces lèvres, silencieusement. - - --Et les remords choquent les fers de leurs cymbales - Et le voici qui peut tomber le châtiment-- - - Alors, ouvre ton âme et déguste l'angoisse - Et le mystère éclos, aux caves de ton cœur: - Un flambeau qu'on déplace, une étoffe qu'on froisse, - Un trou qui te regarde, un craquement moqueur, - Quelqu'un qui passe et qui revient et qui repasse - Te feront tressaillir de frissons instinctifs - Et tu te vêtiras d'une inédite audace; - D'autres sens te naîtront, subtils et maladifs, - Ils renouvelleront ton être, usé de rages, - Et tu seras celui qui fut sanglant un peu, - Qui bondit hors de soi et creva les mirages - Et, biffant une vie, a fait œuvre de Dieu! - - - - - LA TÊTE - - - Sur un échafaud noir, tu porteras ta tête - Et sonneront les tours et luiront les couteaux - Et tes muscles crîront et ce sera la fête, - La fête et la splendeur du sang et des métaux. - - Et les pourpres soleils et les soirs sulfuriques, - Les soirs et les soleils, escarbouclés de feux, - Verront le châtiment de tes crimes lyriques - Et s'ils savent mourir ton front et tes grands yeux. - - La foule, en qui le mal grandiose serpente, - Taira son océan autour de ton orgueil, - La foule!--et te sera comme une mère ardente, - Qui, rouge et froid, te bercera dans ton cercueil. - - Et vicieuse, ainsi qu'une floraison noire, - Où mûrissent de beaux poisons, couleur d'éclair, - Et despotique et fière, et grande, ta mémoire, - Et fixe et roide, ainsi qu'un poignard dans la chair. - - Sur un échafaud noir, tu porteras la tête - Et sonneront les tours et luiront les couteaux - Et tes muscles crîront et ce sera la fête, - La fête et la splendeur du sang et des métaux. - - - - - INCONSCIENCE - - - L'âme et le cœur si las des jours, si las des voix, - Si las de rien, si las de tout, l'âme salie; - Quand je suis seul, le soir, soudainement, parfois, - Je sens pleurer sur moi l'œil blanc de la folie. - - Celui, si triste hélas! qui s'en alla, là-bas, - --Pâle œil désenchanté de la raison méchante-- - Rêver à quelque chose, au loin, qu'on ne voit pas - A quelque chose au loin qui tremble et pleure et chante. - - Morne crapaud blotti sous les roses, tout seul! - Si seul!--morne crapaud pleureur de lune, appelle! - Appelle! Et vous, petites fleurs, pour le linceul - De mon cerveau, l'ensevelisseuse vient-elle? - - Être l'errant au monde et le pauvre de soi, - Avec le feu bougeant d'une âme, qui tremblotte - Derrière une main frêle et ballotte son moi; - Qui tremblotte comme un reflet dans l'eau ballotte. - - Passer inconscient et se faire l'ami - De ce qui vole et rampe et fuit, là-bas. Naguère, - Avant que ne sortît du somme, l'endormi, - Le premier homme, on a vu mes pareils sur terre. - - Ayez amour pour eux, ayez amour un peu! - Ils sont les charmeurs lents, là-bas, des brises lentes: - Leurs doigts, qui n'ont jamais touché le mauvais feu, - Dansent des airs lointains, sur des flûtes tremblantes: - - Les puérils et les vaguants, mais loin du mal, - Et les doux égarés, par les bruyères vertes: - Hamlet rirait peut être, hélas! mais Parsifal? - O Parsifal bénin et clair, comprendrait certes! - - - - - LA COURONNE - - - Et je voudrais aussi ma couronne d'épines - Et pour chaque pensée, une, rouge, à travers - Le front, jusqu'au cerveau, jusqu'aux frêles racines - Où se tordent les maux et les rêves forgés - En moi, par moi. Je la voudrais comme une rage, - Comme un buisson d'ébène en feu, comme des crins - D'éclairs et de flammes, peignés de vent sauvage; - Et ce seraient mes vains et mystiques désirs, - Ma science d'ennui, mes tendresses battues - De flagellants remords, mes chatoyants vouloirs - De meurtre et de folie et mes haines têtues - Qu'avec ses dards et ses griffes, elle mordrait. - Et, plus intimement encor, mes anciens râles - Vers des ventres, mufflés de lourdes toisons d'or, - Et mes vices de doigts et de lèvres claustrales - Et mes derniers tressauts de nerfs et de sanglots - Et, plus au fond, le rut même de ma torture, - Et tout enfin! O couronne de ma douleur - Et de ma joie, ô couronne de dictature - Debout sur mes deux yeux ma bouche et mon cerveau, - O la couronne en rêve à mon front somnambule, - Hallucine-moi donc de ton absurdité; - Et sacre-moi ton roi souffrant et ridicule. - - - - - LES FLAMBEAUX NOIRS - - - 1890 - - - A EDMOND PICARD - - - - - III - - - PROJECTION EXTÉRIEURE - - - - - DÉPART - - - La mer choque ses blocs de flots, contre les rocs - Et les granits du quai, la mer démente, - Tonnante et gémissante, en la tourmente - De ses houles montantes. - - Les baraques et les hangars comme arrachés, - Et les grands ponts, noués de fer mais cravachés - De vent; les ponts, les baraques, les gares - Et les feux étagés des fanaux et des phares - Oscillent aux cyclones - Avec leurs toits, leurs tours et leurs colonnes. - - Et ses hauts mâts craquants et ses voiles claquantes, - Mon navire d'à travers tout casse ses ancres; - Et, cap sur le zénith, - Bondit, vers la tempête, - Bête d'éclair, parmi la mer. - - Dites, vers quel inconnu fou, - Et vers quels somnambuliques réveils, - Et vers quels au-delà et vers quels n'importe où - Convulsionnaires soleils? - - Vers quelles démences et quels effrois - Et quels écueils, cabrés en palefrois, - Vers quel cassement d'or - De proue et de sabord, - Dites, vers quels mirages ou vers quels rires - Bondit le mors aux dents de mon navire? - - Tandis qu'hélas! celle qui fut ma raison, - La main tendant ses pâles lampadaires, - Le regarde cingler, à l'horizon, - Du haut de vieux débarcadères. - - - - - UN SOIR - - - Et des bouches d'argent et des regards de pierre - Taisent immensément le glacial mystère - De ce minuit, dallé d'ennui. - - En des cirques d'éther et d'or, seules et seules, - Les constellations tournent comme les meules - De ce minuit, dallé d'ennui - - Des monuments silencieux et des étages - Se devinent, par au-delà des grands nuages - De ce minuit, dallé d'ennui. - - Sait-on jamais quels imminents sépulcres sombres, - Scellés de fer, vont éclater, parmi les ombres - De ce minuit, dallé d'ennui? - - Quels pas sonnant la mort et quelles cohortes - Viendront casser l'éternité des heures mortes - De ce minuit, dallé d'ennui? - - Et clore, à tout jamais, ces yeux de pierre, - Cristaux mystérieux et ors, dans la paupière - De ce minuit, dallé d'ennui? - - - - - LES LOIS - - - Un paysage noir, ligné d'architectures, - Qui découpent et captivent l'éternité, - En leurs parallèles et fatales structures, - Impose à mes yeux clos son immobilité. - - Dédales de Justice et tours de Sapience, - Toute l'humanité qui s'est dardée en lois - Se définit eu ces rectilignes effrois - De souverain granit et de lourde science. - - L'orgueil des blocs de bronze et des plaques d'airain, - Brutal et solennel, de haut en bas, décide: - Ce qu'il faut de bonheur et de calme serein - A tout cerveau qu'émeut un cœur sage et placide. - - Indestructible et clair, perpétuel et froid, - Plus haut que tout sommet arquant sa vastitude, - Le dôme immensément lève la certitude - Sur des pilliers géants et forts, comme le droit. - - Mais c'est au fond d'un soir, pesant de cataclysme, - Où des couchants de roc écrasent des soleils, - Que ces pierres et ces beffrois du dogmatisme. - Sous un ciel d'encre et d'or, semblent tenir conseil. - - Sans voir si l'œil de leur Dieu vague, ouvert la nuit, - Et vers lequel s'en va l'élan du monument, - Ne s'est point refermé lui-même au firmament, - Par usure peut-être--ou peut-être d'ennui. - - - - - LA RÉVOLTE - - - Vers une ville au loin d'émeute et de tocsin, - Où luit le couteau nu des guillotines, - n tout à coup de fou désir, s'en va mon cœur. - - Les sourds tambours de tant de jours - De rage tue et de tempête, - attent la charge dans les têtes. - - Le cadran vieux d'un beffroi noir - Darde son disque au fond du soir, - Contre un ciel d'étoiles rouges. - - Des glas de pas sont entendus - Et de grands feux de toits tordus - Échevèlent les capitales. - - Ceux qui ne peuvent plus avoir - D'espoir que dans leur désespoir - Sont descendus de leur silence. - - Dites, quoi donc s'entend venir - Sur les chemins de l'avenir, - De si tranquillement terrible? - - La haine du monde est dans l'air - Et des poings pour saisir l'éclair - Sont tendus vers les nuées. - - C'est l'heure où les hallucinés - Les gueux et les déracinés - Dressent leur orgueil dans la vie. - - C'est l'heure--et c'est là-bas que sonne le tocsin; - Des crosses de fusils battent ma porte; - Tuer, être tué!--qu'importe! - - - - - L'ANCIEN AMOUR - - - Dans le jardin, où des lions mélancoliques - Traînent le char du vieil amour, - Mes yeux ont allumé leurs braises sur la tour - Et regardent, mélancoliques, - Traîner le char du vieil amour. - - Des chapelets de seins enguirlandent le bord - Des seins de reine, où sont plantés des couteaux d'or. - - Le sourire des Omphales, qui plus ne bouge, - Et les yeux de Méduse ornent le timon rouge. - - Sur de noirs piédestaux voilés, des torses nus, - Les bras coupés, disent qui fut jadis Vénus. - - Et par les crins, à l'arrière, traînée, - Saigne la tête atrocement glanée - D'Hérodiade. - - Les héros roux, buissons de feux dans les légendes, - Tués!--sous quel broiement de sphinx ou de gorendes? - - Les nuits avec la nacre et les marbres des soirs? - En fuite--et quels brusques tombeaux d'Orients noirs. - - Où le Persée et les dragons écaillés clair - Et les glaives où fermentait du sang d'éclair? - - Où les lotus des baisers frais, où les losanges - Vers la femme--de fleurs, de chants et de louanges? - - Où les bras purs, lacés en immortel sommeil, - Autour de fronts penchés sur des seins de soleil? - - Où les amants tordus comme des arbres d'or - Dans le soir enivrant du jardin de la mort? - - Là-bas, où les lions promènent, - Mélancoliques, le char du vieil amour, - Mes yeux l'ont vu sortir - Du solennel jardin des souvenirs, - Mes yeux qui veillent sur la tour. - - Vers quels caveaux et quels lointains béants, - Vers quels combats, vers quels néants, - Vers quels oublis et vers quelles ruines, - Poussaient, ces lions roux, le han de leurs poitrines? - Vers où leurs pas s'en allaient-ils? - Leurs pas usés, leurs pauvres pas, - Vers quels exils s'en allaient-ils, - Vers quels trépas? - - L'horizon rouge éclate en ville colossale - De toits et de palais et de ponts dans les cieux; - Une fumée immense et transversale - Barre des visages d'astres silencieux - Comme des morts, au fond des cieux; - Les usines tannent de la matière - Splendide et qui sera la vie et l'infini - Demain! on fait, en des sous-sols de nuit, - On fait du pain avec des os de cimetière; - - Les fleuves de la mer écoulent l'univers - Vers les banques et les hangars ouverts; - Et, brusque, un train qui siffle et passe - Jette la ville en fusion par les espaces. - - Vers quelle folie et quels lointains béants, - Vers quels oublis, vers quels néants, - Vers quels trépas et vers quelles ruines - Poussaient, les vieux lions, le han de leurs poitrines, - Lorsque, quittant le grand jardin peuplé de marbres - Et les ombres qui leur tombaient, bonnes, des arbres, - Ils sont venus promener par les rues - De la ville--là-bas--et des foules bourrues, - Mélancoliques, loin de la tour, - Le char piteux du vieil amour? - - - - - LA DAME EN NOIR - - - --Dans la ville d'ébène et d'or, - La dame en noir des carrefours, - Qu'attendre, après autant de jours, - Qu'attendre encor? - - --Les chiens du noir espoir ont aboyé, ce soir, - Vers les lunes de mes deux yeux, - Si longuement, vers les lunes en noir - De mes deux yeux silencieux, - Si longuement et si lointainement, ce soir, - Vers les lunes de mes deux yeux en noir. - - Quel deuil toisonné d'or agitent-ils mes crins, - Pour affoler ainsi ces chiens, - Et quel bondissement et quel orgueil mes reins - Et tout mon corps toisonné d'or? - - --La dame en noir des carrefours, - Qu'attendre, après de si longs jours, - Qu'attendre? - - --Vers quel paradis noir font-ils voile mes seins? - Et vers quels horizons ameutés de tocsins - En désespoir au fond du soir? - Dites, quel Wahalha tumultueux de fièvres - Ou quels chevaux cabrés en tempête: mes lèvres? - - Dites, quel incendie et quel effroi - Suis-je? pour ces grands chiens, qui me lèchent ma rage - Et quel naufrage espèrent-ils en mon orage - Pour tant chercher leur mort en moi? - - --La dame en noir des carrefours - Qu'attendre après de si longs jours? - - --Je suis la mordeuse, entre mes bras, - De toute force exaspérée - Vers les toujours mêmes hélas; - Ou dévorante--ou dévorée. - - Mes dents, comme des pierres d'or, - Mettent en moi leur étincelle: - Je suis belle comme la mort - Et suis publique aussi comme elle. - - Aux douloureux traceurs d'éclairs - Et de désirs sur mes murailles, - J'offre le catafalque de mes chairs - Et les cierges des funérailles. - - Je leur donne tout mon remords - Pour les soûler au seuil du porche - Et le blasphème de mon corps - Brandi vers Dieu comme une torche. - - Ils me savent comme une tour - De fer et de siècles vêtue, - Et s'exècrent en mon amour - Qui les affole et qui les tue. - - Ce qu'ils aiment--cœur naufragé - Esprit dément on rage vaine-- - C'est le dégoût surtout que j'ai - De leurs baisers ou de leur haine. - - C'est de trouver encore en moi - Leur pourpre et noire parélie - Et mon drapeau de rouge effroi - Échevelé dans leur folie. - - --La dame en noir des carrefours - Qu'attendre, après de si longs jours, - Qu'attendre? - - --A cette heure de vieux soleil, chargé de soir, - Qui se projette en morceaux d'or sur le trottoir, - Quand la ville s'allonge en un serpentement - De feux et de lueurs, vers cet aimant - Toujours debout à l'horizon: la femme, - Les chiens du désespoir - Ont aboyé vers les yeux de mon âme, - Si longuement vers mes deux yeux, - Si longuement et si lointainement, ce soir, - Vers les lunes de mes deux yeux en noir! - - Dites, quel brûlement et quelle ardeur mes reins - Font-ils courir, au long de mon corps d'or? - Et de quelle clarté s'éclairent-ils mes seins - Devant les yeux hallucinés des chiens? - - Et moi aussi, dites, quel Wahalha de fièvres - Vient me tenter les lèvres - Et vers quels horizons ameutés de tocsins - Et quels paradis noirs, font-ils voile mes crins? - - Dites quel incendie et quel effroi - Viennent le soir, me chasser hors de moi, - Sur les places, vers la ville, - Reine foudroyante et servile? - - --La dame en noir des carrefours - Qu'attendre, après de si longs jours, - Qu'attendre? - - --Hélas quand viendra-t-il, celui - Qui doit venir--peut-être aujourd'hui-- - Qui doit venir vers mon attente, - Fatalement, et qui viendra; - - La démence incurable et tourmentante - Qui donc en lui la sentira - Monter, jusqu'à mes seins qui hallucinent. - Vers les deux mains de ceux qui assassinent - Mon corps se dresse ardent et blême: - Je suis celle qui ne craint rien - Et dont personne ne s'abstient; - Je suis tentatrice suprême. - - Dites? Qui donc doit me vouloir, ce soir, au fond d'un bouge? - - --La dame en noir des carrefours - Qu'attendre après de si longs jours - Qu'attendre? - - --J'attends cet homme au couteau rouge. - - - - - UN SOIR - - - Sur des marais de gangrène et de fiel - Des cœurs d'astres troués saignent du fond du ciel. - - Horizon noir et grand bois noir - Et nuages de désespoir - Qui circulent en longs voyages - Du Nord au Sud de ces parages. - - Pays de toits baissés et de chaumes marins - Où sont allés mes yeux en pèlerins, - Mes yeux vaincus, mes yeux sans glaives, - Comme escortes, devant leurs rêves. - - Pays de plomb--et longs égouts - Et lavasses d'arrière-goûts - Et chante-pleure de nausées, - Sur des cadavres de pensées. - - Pays de mémoire chue en de la vase, - Où de la haine se transvase, - Pays de la carie et de la lèpre, - Où c'est la mort qui sonne à vêpre; - - Où c'est la mort qui sonne à mort, - Obscurément, du fond d'un port, - Au bas d'un clocher qui s'exhume - Comme un grand mort parmi la brume; - - Où c'est mon cœur qui saigne aussi, - Mon cœur morne, mon cœur transi, - Mon cœur de gangrène et de fiel, - Astre cassé, au fond du ciel. - - - - - LES VILLES - - - Odeurs de suif, crasses de peaux, marcs de bitumes! - Tel qu'un lourd souvenir lourd de rêves, debout - Dans la fumée énorme et jaune, dans les brumes, - Grand de soir! la ville inextricable bout - Et roule, ainsi que des reptiles noirs, ses rues - Noires, autour des ponts, des docks et des hangars, - Où des feux de pétrole et des torches bourrues, - Comme des gestes fous et des masques hagards - --Batailles d'ombre et d'or--s'empoignent en ténèbres. - Un colossal bruit d'eau roule, les nuits, les jours, - Roule les lents retours et les départs funèbres - De la mer vers la mer et des voiles toujours - Vers les voiles, tandis que d'immenses usines - Indomptables, avec marteaux cassant du fer, - Avec cycles d'acier virant leurs gelasines, - Tordent au bord des quais--tels des membres de chair. - Écartelés sur des crochets et sur des roues-- - Leurs lanières de peine et leurs volants d'ennui. - Au loin, de longs tunnels fumeux, au loin, des boues - Et des gueules d'égout engloutissant la nuit; - Et stride un tout à coup de cri, stride et s'éraille: - Et trains, voici les trains qui vont plaquant les ponts, - Les trains qui vont battant le rail et la ferraille, - Qui vont et vont mangés par les sous-sols profonds - Et revomis, là-bas, vers les gares lointaines, - Les trains, là-bas, les trains tumultueux--partis. - - Tonneaux de poix, flaques d'huiles, ballots de laine! - Bois des îles cubant vos larges abatis, - Peaux de fauves, avec, au bout, vos griffes mortes - Lamentables, cornes de buffle et dents d'aurochs - Et reptiles, lamés d'éclair, pendus aux portes. - O cet orgueil des vieux déserts, vendu par blocs, - Par tas; vendu! ce roux orgueil vaincu de bêtes - Solitaires: oursons d'ébène et tigres d'or, - Poissons des lacs, aigles des monts, lions des crêtes, - Hurleurs du Sahara, hurleurs du Labrador, - Rois de la force errante, au clair des nuits australes! - Hélas, voici pour vous, voici les pavés noirs, - Les camions brutaux, les caves humorales, - Et les ballots et les barils; voici les soirs - Du Nord, les mornes soirs, obscurs de leur lumière, - Où pourrissent les chairs mortes du vieux soleil. - Voici Londres cuvant en des brouillards de bière, - Énormément son rêve d'or et son sommeil - Suragité de fièvre et de cauchemars rouges; - Voici le vieux Londres et son fleuve grandir - Comme un songe dans un songe, voici ses bouges - Et ses chantiers et ses comptoirs s'approfondir - En dédales et se creuser en taupinées, - Et par-dessus, dans l'air de zinc et de nickel, - Flèches, dards, coupoles, beffrois et cheminées, - --Tourments de pierre et d'ombre--éclatés vers le ciel. - - Soif de lucre, combat du troc, ardeur de bourse! - - O mon âme, ces mains en prière vers l'or, - Ces mains monstrueuses vers l'or--et puis la course - Des millions de pas vers le lointain Thabor - De l'or, là-bas, en quelque immensité de rêve, - immensément debout, immensément en bloc? - Des voix, des cris, des angoisses,--le jour s'achève, - La nuit revient--des voix, des cris, le heurt, le choc - Des acharnés labeur, des rageuses batailles, - En tels bureaux, grinçant, de leurs plumes de fer, - Sous le pli des plafonds et le gaz des murailles. - La lutte de demain contre la lutte d'hier. - L'or contre l'or et la banque contre la banque... - - S'anéantir mon âme en ce féroce effort - De tous, s'y perdre et s'y broyer! Voici la tranque, - La bêche et le charroi qui labourent de l'or - En des sillons de fièvre. O mon finie éclatée - Et furieuse! ô mon âme folle de vent - Hagard, mon âme énormément désorbitée, - Salis-toi donc et meurs de ton mépris fervent! - Voici la ville en or des rouges alchimies, - Où te fondre le cœur en un creuset nouveau - Et t'affoler d'un orage d'antinomies - Si fort qu'il foudroiera tes nerfs jusqu'au cerveau! - - - - - LE ROC - - - Sur ce roc carié que fait souffrir la mer, - Quels pas voudront monter encor, dites, quels pas? - - Dites, serai-je seul enfin et quel long glas - Écouterai-je debout devant la mer? - - C'est là que j'ai bâti mon âme. - --Dites, serai-je seul avec mon âme?-- - Mon âme hélas! maison d'ébène, - Où s'est fendu, sans bruit, un soir, - Le grand miroir de mon espoir. - - Dites, serai-je seul avec mon âme, - En ce nocturne et angoissant domaine? - Serai-je seul avec mon orgueil noir, - Assis en un fauteuil de haine? - Serai-je seul, avec ma pâle hyperdulie, - Pour Notre-Dame, la Folie? - - Serai-je seul avec la mer - En ce nocturne et angoissant domaine? - - Des crapauds noirs, velus de mousse, - Y dévorent du clair soleil, sur la pelouse. - - Un grand pilier ne soutenant plus rien, - Comme un homme, s'érige en une allée, - D'épitaphes de marbre immensément dallée. - - Sur un étang d'yeux ouverts et de reptiles, - Des groupes de cygnes noyés, - Vers des lointains de soie et d'or broyés, - Traînent leurs suicides tranquilles - Parmi des phlox et des jonquilles. - - Et du sommet d'un cap d'espace, - D'étranges cris d'oiseaux marins, - Les becs aigus et vipérins, - Chantent la mort à tel qui passe. - - Sur ce roc carié que recreuse la mer, - Dites, serai-je seul avec mon âme? - - Aurai-je enfin l'atroce joie - De voir, nerfs après nerfs, comme une proie, - La démence attaquer mon cerveau? - - Et détraqué malade, sorti de la prison - Et des travaux forcés de sa raison, - D'appareiller vers un lointain nouveau? - - Dites, ne plus sentir sa vie escaladée - Par les talons de fer de chaque idée, - Ne plus l'entendre infiniment en soi - Ce cri, toujours identique, ou crainte, ou rage, - Vers le grand inconnu qui dans les cieux voyage: - Croire en la démence ainsi qu'en une foi! - - Sur ce roc carié que détraque la mer, - Vieillir, triste rêveur de l'escarpé domaine, - Les chairs mortes, l'espérance en allée, - A rebours de la vie immense et désolée; - - N'entendre plus se taire, en sa maison d'ébène, - Qu'un silence de fer dont auraient peur les morts; - Traîner de longs pas lourds en de sourds corridors; - Voir se suivre toujours les mêmes heures, - Sans espérer en des heures meilleures; - Pour à jamais clore telle fenêtre; - Tel signe au loin!--un présage vient d'apparaître; - Autour des vieux salons, aimer les sièges vides - Et les chambres dont les grands lits ont vu mourir - Et chaque soir, sentir, les doigts livides, - La déraison, sous ses tempes mûrir. - - Sur ce roc carié que ruine la mer, - Dites, serai-je seul enfin avec la mer, - Dites, serai-je seul enfin avec mon âme? - - Et puis mourir; redevenir rien. - Être quelqu'un qui plus ne se souvient - Et qui s'en va sans glas qui sonne, - Sans cierge en main ni sans personne, - Sans que sache celui passe, - Joyeux et clair dans la bonace, - Que le nocturne et angoissant domaine, - En deuil de sa maison d'ébène, - Où plus ne brûle aucun flambeau, - Renferme un mort et son tombeau. - - - - - LES DIEUX - - - Et mon désert de cœur est peuplé de Dieux noirs, - Ils s'érigent, blocs lourds de bois, ornés de cornes - Et de pierres, Dieux noirs silencieux des soirs, - Mornes et noirs, dans le désert de mon cœur morne. - - Avec des yeux, connue les yeux des loups, la nuit, - Avec des yeux enroule la lune, ils me regardent; - Et c'est vers eux, vers leur terreur que mon ennui - Monte, c'est vers ces yeux nitreux qui me poignardent. - - Mes Dieux, ils sont: le mal gratuit, celui pour soi, - L'unique! Ils le rêvent, au clair minuit des astres, - Voici soudain leur ombre en moi, comme l'effroi - Entr'aperçu, la nuit, de ténébreux pilastres. - - Et les uns des autres insoucieux: seuls--tous. - Chacun pour soi rêvant à sa toute puissance, - Sous les plafonds de fer des firmaments jaloux; - Et la taisant, pour l'aiguiser, sa malfaisance, - - Les uns? la haine--et les autres? l'atrocité. - Tel autre, avec des dents lentes et vexatoires, - Mâchant et remâchant sa taciturnité; - Et tel, avec du rouge en feu dans ses mâchoires. - - Ils sont les éternels de mon désert, ils sont - De mon ciel violent, dont les anciens tonnerres - Ont saccagé l'azur, l'immobile horizon; - Ils sont mes éternels et mes tortionnaires. - - Oh! leurs rages de bête, oh! leurs orgueils de roc, - O les cruels, ô les tristes, ô les nocturnes, - Voici ma chair et mon cerveau, voici le bloc - De mon entêtement sous vos pieds taciturnes, - - Écrasez-moi: je suis victime--et que mon cœur - Soit le captif de vos vouloirs tentaculaires? - Écrasez-moi, sous votre énorme poids vainqueur, - Et que je meure, au vent de fer de vos colères! - - - - - LES NOMBRES - - - Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres, - Le front fendu, d'avoir buté, - Obstinément, contre leur fixité. - - Arbres roides dans le sol clair; - Les ramures en floraisons d'éclair; - Les fûts comme un faisceau de lances; - Et des rocs quadrangulaires dans l'air: - Blocs de peur et de silence. - - Là-haut, le million épars des diamants - Et les regards, aux firmaments, - Myriadaires des étoiles; - Et des voiles après des voiles, - Autour de l'Isis d'or qui rêve aux firmaments. - - Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres. - - Ils me fixent, avec les yeux de leurs problèmes; - Ils sont, pour éternellement rester: les mêmes. - Primordiaux et définis, - Ils tiennent le monde entre leurs infinis; - Ils expliquent le fond et l'essence des choses, - Puisqu'à travers les temps, planent leurs causes, - - Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres. - - Mes yeux ouverts?--dites leurs prodiges! - Mes yeux fermés?--dites leurs vertiges! - Voici leur danse rotatoire - Cercle après cercle, en ma mémoire, - Je suis l'immensément perdu, - Le front vrillé, le cœur tordu, - Les bras battants, les bras hagards - Dans les hasards des cauchemars. - - Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres. - - Textes de quelles lois infiniment lointaines? - Restes de quels géométriques univers? - Havres, d'où sont partis, par des routes certaines, - Ceux qui pourtant se sont cassés aux rocs des mers. - Regards abstraits, lobes vides ou sans paupières, - Clous dans du fer, lames en pointe entre des pierres. - - Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres! - - Mon cerveau triste, au bord des livres, - S'est épuisé, de tout son sang, - Dans leur trou d'ombre éblouissant; - Devant mes yeux, les textes ivres - S'entremêlent, serpents tordus; - Mes poings sont las d'être tendus, - Par au travers de mes nuits sombres, - Avec, au bout, le poids des nombres, - Avec, toujours, la lassitude - De leurs barres de certitude. - - Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres. - - Dites, jusques à quand le net supplice - De redouter leur maléfice, - Haineusement, dardé vers ma folie? - - Immatériels ou réels, que sais-je? - Ils me sont froids comme la neige - Et leur fatalité me lie, - En une atroce anomalie. - - Dites! jusques à quand, là-haut, - Le million épars des diamants - Et les regards aux firmaments, - Myriadaires, des étoiles, - Et ces voiles après ces voiles, - Autour de l'Isis d'or qui rêve aux firmaments? - - - - - LES LIVRES - - - Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir. - - « Au dessus de la vie et des formes, dans l'air - Non remué jamais de la pensée abstraite, - Point immatériel, inaccessible et clair, - Élée avait, jusques au faîte, - Hissé le songe et l'unité d'un Dieu. - La matière? qui donc y jettera les sondes? - L'être immense, absolu, total, - Emplit de son unique éternité les mondes. - Les sages blancs, assis sur la montagne blanche, - Ne voient même jamais d'éclair, lointainement, - Tomber vers eux, par à travers le firmament, - Tellement haut se darde son rayonnement. » - - Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir, - Avec des bruits stridents de vrille et de fermoir. - - « Et lucides cristaux suspendus sur la mer - Discordante des figures et apparences, - Dans l'immobilité de leurs fixes essences, - Les lucides cristaux scintillaient sur la mer - Et ses vagues, vers l'infini échafaudées. - C'étaient, Platon, tes purs orgueils d'idées - De qui se réclamait, pour à l'instant finir, - Le monde inconsistant et bref du Devenir. » - - Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir, - Avec des bruits stridents de vrille et de fermoir - Et des griffes, en l'air, vers les étoiles. - - « Comme une grotte d'yeux et d'oreilles, ouverts - A des splendeurs myriadaires, - Les sens braquent leurs feux rouges et solidaires, - Par à travers les faits, jusques à la pensée. - La mémoire compare, agence et resplendit. - L'idée éclate--et la certitude dressée, - En mât d'orgueil sur des voiliers de nuit, - Monte à l'assaut des mers des univers. - Et long rêveur et front ravagé de science, - Épicure darde ces vérités, - A travers des siècles de patience, - Vers notre ivresse d'absurdités. » - - Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir, - Avec des bruits stridents de vrille et de fermoir, - Avec des bruits de vis et de coupoir, - Et leurs griffes, en l'air, vers les étoiles. - - « Reposez-vous d'errer pauvres cerveaux antiques, - En l'église du dogme et de l'extase, ici, - Sans qu'un sophisme éclate en la pensée, ainsi - Que sur des lins pieux les ors asiatiques. - Les paradis chrétiens, verrières de splendeur, - Brûlent, de leurs feux clairs, les murailles nocturnes - Laissez croire les yeux, laissez pleurer les urnes - Divinement de la croyance sur le cœur, - La neigeuse raison gèle le doux mystère - Du bon Jésus pasteur qui s'en revient, là-bas, - Par les jardins, avec ses pauvres agneaux las; - Laissez croire l'amour et la raison se taire. » - - Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir - Avec des bruits de vrille, de vis et de fermoir, - Les chats peignés d'un vent de flamme - Ont traversé, de part en part mon âme. - - « Penser, même douter que l'on pense, c'est être. - Première! au jour intérieur, cette fenêtre. - L'idée éclot innée, elle se scrute, insiste; - L'infini se conçoit: donc il existe, - Et Dieu ne trompe pas l'homme sur l'univers. - Mais l'âme humaine encore gothique - Maintient le corps que rongeront les vers - Ainsi qu'un instrument sous son doigté mystique. » - - Les chats d'ébène en flamme - Ont traversé, de part en part, mon âme, - Comme des rages de vent noir - Et des tempêtes dans le soir - Et des chocs de marées, - Immensément, désespérées. - - « La raison invariable et fatale, - Debout, dans le cerveau, à toutes ses issues, - Préside à l'expérience brutale - Et la fixe d'après des formes préconçues, - Elle se scrute et se juge préexistante - Aux sens à l'entendement. - Elle a sa vie et sa splendeur patente - Elle est la reine, et vers son étincellement - Marchent les critiques et les philosophies. » - - Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir, - Avec des cris de vis et de fermoir, - Ils ont griffé mon cœur et le miroir - De mes yeux clairs vers les étoiles; - Ils ont mordu, jusques au sang, - Mon rêve atrocement agonisant, - Ils ont mordu mon cœur et mon rêve et mes moëlles: - Les chats d'ébène et d'or - Ont déchiré mon cœur à mort. - - « Et fleur dernière en la forêt des êtres, - Après des millions de jours épars - En semailles vers les hasards, - L'homme se greffe clair sur ses humbles ancêtres - Et lent, s'épanouit en suprêmes cerveaux. - Matériel pourtant et de même substance - Que l'univers qui s'ignore dans l'existence - Et se roule, par l'infini des renouveaux, - Dites, vers quels seuils de nocturnes tombeaux? - Et des mondes encore et puis des mondes - Tournent autour de lui leurs mutuels flambeaux, - Et l'homme est l'égaré de leurs routes profondes - Et le perdu de leur immensité. » - - Les chats en noir ont traversé le soir, - Quand le moulin des maladies, - Fauchait le vent des incendies, - Éperdument, sa voile au nord. - Lorsque j'étais celui qui se casse la tête - Aux blocs d'hiver de la tempête - Et qui recommence, toujours, - Sa même mort de tous les jours. - - Hélas! ces tours de ronde de l'infini, le soir, - Et ces courbes et ces spirales - Et cette terreur, tout à coup, - Comme une corde au cou, - Sans aucun cri, sans aucun râle, - Lorsque soudain les noirs chats d'or - Se sont assis sur ma muraille - Et m'ont fixé de leurs grands yeux, - Comme des fous silencieux, - Si longuement fixé de leur mystère, - Avec de telles pointes de clous, - Que j'en reste béant, avec des trous, - Dans ma tête réfractaire, - Morne de moi, fini d'essor, - Hagard--mais regardant encor - Les yeux des chats d'ébène et d'or. - - - - - UN SOIR - - - Sous ce funèbre ciel de pierre, - Voûté d'ébène et de métaux, - Voici se taire les marteaux - Et s'illustrer la nuit plénière, - Voici se taire les marteaux - Qui l'ont bâtie, avec splendeur, - Dans le cristal et la lumière. - - Tel qu'un morceau de gel sculpté, - Immensément morte, la lune, - Sans bruit au loin, ni sans aucune - Nuée autour de sa clarté, - Immensément morte, la lune, - Parée en son grand cercueil d'or - Descend les escaliers du Nord. - - Le cortège vierge et placide - Reflète son voyage astral, - Dans les miroirs d'un lac lustral - Et d'une plage translucide; - Reflète son voyage astral - Vers les dalles et les tombeaux - D'une chapelle de flambeaux. - - Sous ce ciel fixe de lagune, - Orné d'ébène et de flambeaux, - Voici passer, vers les tombeaux, - Les funérailles de la lune. - - - - - FINALE - - - - - LA MORTE - - - En sa robe, couleur de feu et de poison, - Le cadavre de ma raison - Traîne sur la Tamise. - - Des ponts de bronze, où les wagons - Entrechoquent d'interminables bruits de gonds - Et des voiles de bâteaux sombres - Laissent sur elle, choir leurs ombres. - Sans qu'une aiguille, à son cadran, ne bouge, - Un grand beffroi masqué de rouge, - La regarde, comme quelqu'un - Immensément de triste et de défunt. - - Elle est morte de trop savoir, - De trop vouloir sculpter la cause, - Dans le socle de granit noir, - De chaque dire et de chaque chose. - Elle est morte, atrocement, - D'un savant empoisonnement, - Elle est morte aussi d'un délire - Vers un absurde et rouge empire. - Ses nerfs ont éclaté, - Tel soir illuminé de fête, - Qu'elle sentait déjà le triomphe flotter - Comme des aigles, sur sa tête. - Elle est morte n'en pouvant plus, - L'ardeur et les vouloirs moulus, - Et c'est elle qui s'est tuée, - Infiniment exténuée. - - Au long des funèbres murailles, - Au long des usines de fer - Dont les marteaux tannent l'éclair, - Elle se traîne aux funérailles. - - Ce sont des quais et des casernes, - Des quais toujours et leurs lanternes, - Immobiles et lentes filandières - Des ors obscurs de leurs lumières; - Ce sont des tristesses de pierres, - Maisons de briques, donjons en noir - Dont les vitres, mornes paupières, - S'ouvrent dans le brouillard du soir; - Ce sont de grands chantiers d'affolement, - Pleins de barques démantelées - Et de vergues écartelées - Sur un ciel de crucifiement. - - En sa robe de joyaux morts, que solennise - L'heure de pourpre à l'horizon, - Le cadavre de ma raison - Traîne sur la Tamise. - - Elle s'en va vers les hasards - Au fond de l'ombre et des brouillards, - Au long bruit sourd des tocsins lourds, - Cassant leur aile, au coin des tours. - Derrière elle, laissant inassouvie - La ville immense de la vie; - Elle s'en va vers l'inconnu noir - Dormir en des tombeaux de soir, - Là-bas, où les vagues lentes et fortes, - Ouvrant leurs trous illimités, - Engloutissent à toute éternité: - Les mortes. - - - - - TABLE - - - LES SOIRS - - LES MALADES - - I. DÉCORS LIMINAIRES - - LES COMPLAINTES - HUMANITÉ - LES ARMES DU SOIR - SOUS LES PORCHES - LASSITUDE - ATTIRANCES - TOURMENT - ILLUSION - RESSOUVENIR - LE GEL - INSATIABLEMENT - LES CHAUMES - FLEUR FATALE - LONDRES - LE MOULIN - LES RUES - LES VOYAGEURS - L'IDOLE - LES ARBRES - LES VIEUX CHÊNES - LE CRI - INFINIMENT - MOURIR - A TÉNÈBRES - - LES DÉBÂCLES - - II. DÉFORMATION MORALE - - DIALOGUE - LE GLAIVE - HEURES D'HIVER - SI MORNE! - ÉPERDUMENT - PRIÈRE - VERS L'ENFANCE - CONSEIL ABSURDE - LÀ-BAS - PIEUSEMENT - VERS LE CLOÎTRE - LES VÊPRES - HEURE D'AUTOMNE - MES DOIGTS - AU LOIN - S'AMOINDRIR - HEURES MORNES - LE MEURTRE - LA TÊTE - INCONSCIENCE - LA COURONNE - - LES FLAMBEAUX NOIRS - - III. PROJECTION EXTÉRIEURE. - - DÉPART - UN SOIR - LES LOIS - LA RÉVOLTE - L'ANCIEN AMOUR - LA DAME EN NOIR - UN SOIR - LES VILLES - LE ROC - LES DIEUX - LES NOMBRES - LES LIVRES - UN SOIR - - FINALE - - LA MORTE - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Poemes, by Emile Verhaeren - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 52123 *** |
