summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes4
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/53599-0.txt5792
-rw-r--r--old/53599-0.zipbin118060 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/53599-h.zipbin198482 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/53599-h/53599-h.htm7973
-rw-r--r--old/53599-h/images/cover.jpgbin60695 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/53599-h/images/ill01.pngbin8001 -> 0 bytes
9 files changed, 17 insertions, 13765 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..d7b82bc
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,4 @@
+*.txt text eol=lf
+*.htm text eol=lf
+*.html text eol=lf
+*.md text eol=lf
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..007c74b
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #53599 (https://www.gutenberg.org/ebooks/53599)
diff --git a/old/53599-0.txt b/old/53599-0.txt
deleted file mode 100644
index 4056dd8..0000000
--- a/old/53599-0.txt
+++ /dev/null
@@ -1,5792 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha
-Djemaleddine, pirate, amiral, grand d'Es, by Claude Farrère
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-
-
-Title: L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis
- avec six autres singulières histoires
-
-Author: Claude Farrère
-
-Release Date: November 25, 2016 [EBook #53599]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE ***
-
-
-
-
-Produced by Winston Smith. Images made available by The
-Internet Archive.
-
-
-
-
-
- CLAUDE FARRÈRE
-
-
-
- L'extraordinaire
-
- aventure
-
- d'Achmet Pacha Djemaleddine
-
- pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis
-
- _avec six autres singulières histoires_
-
-
-
- PARIS
-
- ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
-
- 26, Rue Racine, 26
-
- Douzième mille
-
-
- * * * * *
-
-
- _Il a été tiré de cet ouvrage: trente-cinq exemplaires sur papier de
- Chine,_
-
- _numérotés de 1 à 35,_
-
- _cent soixante-quinze exemplaires sur papier de Hollande,_
-
- _numérotés de 36 à 210,_
-
- _deux cent cinquante exemplaires sur papier vélin des papeteries du
- Marais,_
-
- _numérotés de 211 à 460,_
-
- _et vingt-cinq exemplaires sur papier de luxe,_
-
- _hors numérotage,_
-
- _imprimés spécialement pour l'auteur, tous signés et parafés de sa
- main._
-
-
- * * * * *
-
-
- L'extraordinaire aventure
-
- d'Achmet Pacha Djemaleddine
-
- pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis
-
-
- * * * * *
-
-
- Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés
- pour tous les pays.
-
-
- Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour
- tous les pays.
-
-
- Copyright 1921
-
- by ERNEST FLAMMARION.
-
-
- * * * * *
-
-
- TABLE DES MATIÈRES
-
-
- _JADIS:_
-
-1.--L'extraordinaire aventure d'Achmet pacha Djemaleddine, chef
- tcherkess, pirate, amiral, vali, grand d'Espagne, marquis de France
- et ami de plusieurs sublimes princes
-
- _NAGUÈRES:_
-
-2.--Sept lettres de princesse
-
- _DE TOUT TEMPS:_
-
-3.--Conscience turque
-
-4.--Histoire de chat
-
-5.--Histoire de chiens
-
-6.--Tripolitaine
-
-7.--Celui qui est mort
-
-
-
-
- AVANT-PROPOS
-
- LES TURCS
-
-
-Si j'essayais de dissiper l'équivoque? Si j'essayais de faire
-comprendre à mes compatriotes pourquoi j'aime les Turcs et pourquoi
-je n'aime pas leurs ennemis? Si j'essayais d'expliquer à toute la
-France pourquoi des hommes tels que Pierre Loti, tels que Pierre Mille,
-tels qu'Édouard Herriot, tels que Paul de Cassagnac, tels que MM.
-Ribot, de Monzie, Rouillon, que sais-je? tels que moi-même!--gens, ce
-me semble, légèrement différents les uns des autres, on m'accordera
-cela!--s'entendent néanmoins pour crier tous ensemble, et sur tous les
-tons: «La défaite turque actuelle serait une défaite française; la
-victoire grecque serait un recul pour la civilisation...»
-
-Oui ... si j'essayais?
-
-Pourquoi non? Le public français est assurément d'une ignorance en
-géographie qui rend la tâche assez rude. Mais, cette ignorance,
-n'est-ce pas un devoir impérieux de lutter contre elle,--surtout
-lorsqu'elle risque,--et c'est le cas,--d'entraîner l'opinion nationale
-à des manifestations qui vont droit à l'encontre des intérêts français
-les plus évidents?
-
-Essayons donc!
-
-
-Il y a huit ans,--c'était exactement le 3 octobre 1913, soit quinze
-ou seize jours avant qu'éclatât cette guerre des Balkans, qui fut si
-funeste à l'empire turc, et, par ricochet, à toute l'Europe, car la
-Grande Guerre en est sortie!--j'écrivais, pour l'une des très rares
-feuilles parisiennes où l'on est tout à fait libre d'écrire ce qu'on
-pense[1], un article où je prédisais quelques-unes des choses qui se
-sont réalisées depuis, et quelques-unes de celles qui se réaliseront à
-brève échéance. Et je terminais le dit article par une conclusion dans
-le goût de celle-ci:
-
-«_Dans la lutte injuste qui se prépare, mes sympathies vont au faible
-contre le fort, à l'assailli contre l'assaillant, au musulman contre le
-chrétien._»
-
-Après quoi, ayant écrit cela, j'attendis en toute confiance la
-raisonnable vagonnée d'injures et de menaces,--toutes prudemment
-anonymes, il va sans dire,--que le retour du courrier ne pouvait
-manquer de m'apporter.
-
-Or, mon espérance ne fut pas déçue. Je reçus tout ce que j'attendais.
-Un journal du matin me qualifia de juif et de métèque. Une feuille
-italienne m'accusa de n'être pas Français. Bref, nombre de bonnes
-gens, borgnes ou aveugles, s'indignèrent, avec véhémence, contre mon
-audace d'avoir deux yeux et d'être clairvoyant. Cela n'était ni pour
-m'étonner, ni pour me déplaire. Mais ce qui me déplut, sans toutefois
-m'étonner, ce fut le trop gros tas de lettres très sincères que force
-lecteurs de _l'Intransigeant_ jugèrent indispensable de m'adresser.
-Ces lettres-là ne contenaient guère d'injures et nulle menace. Mais
-toutes me reprochaient, le plus candidement du monde, à moi, officier
-français, qu'on savait «très bon patriote», de prendre le parti «des
-turcs» contre «les victimes chrétiennes».
-
---Ce reproche-là, qu'on me prodiguait en 1913, on n'oserait plus me
-l'adresser aujourd'hui. La Grande Guerre a passé. Et tous les soldats
-français de l'Armée de Salonique savent qu'en Orient la victime est
-plus souvent musulmane que nazaréenne, et le bourreau plus souvent
-arménien qu'osmanli...
-
-Mais on me reprochait encore, j'en suis persuadé, de prendre, contre la
-civilisation, le parti des Barbares.--N'est-ce pas?--Les préjugés sont
-si forts, et la vérité si débile!--Soit! c'est donc à ce reproche-là
-que je veux d'avance répondre. Et c'est pour éclairer les hommes de
-bonne foi et de bonne volonté que je publie, aujourd'hui, ce livre.
-
-
---Je précise d'abord.
-
-Si j'aime les Turcs et si je n'aime pas leurs ennemis, c'est à double
-cause. J'ai deux raisons qui justifient ma sympathie: une raison
-d'intérêt et une raison de sentiment.
-
-La raison d'intérêt, je l'ai vingt fois exposée, dans trop d'articles
-et dans trop d'études dont j'ai, de 1903 à 1921, encombré les revues,
-les journaux, les magazines même. Je reviens encore là-dessus; car
-rien n'est plus important pour des lecteurs français désireux de bien
-comprendre le problème oriental:--dans tout le Proche-Orient, les
-intérêts français sont liés, et mieux que liés: mêlés, enchevêtrés,
-confondus avec les intérêts turcs. Chaque pas perdu par la Turquie fut
-toujours un pas perdu par la France. Chaque progrès des Bulgares, des
-Serbes ou des Grecs fut un recul pour nous, Français.
-
-Rien n'est plus clair. Il faut n'avoir jamais mis les pieds hors de
-France pour en douter.
-
-Qu'on veuille bien se souvenir, d'abord, de l'état actuel de la
-question turque. La Turquie de 1914 a lutté contre nous aux côtés de
-l'Allemagne. Certes! Mais qu'est-ce à dire? Ceci simplement: que,
-menacée et entamée par ses ennemis slaves, menacée par la Russie
-tsariste qui voulait Constantinople, menacée par l'Entente de 1914, qui
-accordait Constantinople à la Russie, les Turcs ont dû chercher appui
-chez les ennemis des Slaves: en Autriche, en Allemagne. Est-ce la faute
-des Turcs si les Français de 1913 étaient devenus les très humbles
-serviteurs de la Russie,--jusqu'à lui sacrifier avec ardeur tous nos
-intérêts asiatiques[2], pour lesquels aucun de nos gouvernements de
-jadis n'hésita jamais à tirer l'épée? Est-ce la faute des Turcs si
-l'alliance franco-russe fut toujours telle, qu'en toute occurrence,
-et chaque fois que les deux politiques des nations alliées vinrent à
-s'opposer l'une à l'autre, ce fut toujours inéluctablement la France
-qui céda, et la politique française qui mît les pouces[3]. Cela
-n'empêchait pourtant pas la langue française d'être, et de continuer
-d'être _au même titre que la langue turque_, tant qu'il y eut un
-Empire turc, la langue officielle de l'Empire. Cela n'empêchait pas
-nos écoles de rayonner sur tout l'empire ottoman. Cela n'empêchait
-pas le peuple turc de nous connaître, de nous aimer[4],--comme
-l'unique nation qui fut toujours son alliée contre tous ses ennemis
-successifs, depuis le temps de François Ier jusqu'au temps de Napoléon
-III. Cela, surtout, n'empêchait pas le Turc musulman, continuellement
-envahi et entamé par le Slave orthodoxe, de s'appuyer logiquement
-sur le Franc catholique _et de le favoriser de toutes ses forces!_
-Questionnez nos missionnaires latins, véritables pionniers de notre
-civilisation occidentale en Anatolie: tous se louaient du Turc et
-maudissaient l'orthodoxe. Aux jours des grandes fêtes catholiques, qui
-furent toujours là-bas, que les anticléricaux de France le sachent
-ou l'ignorent, les vraies fêtes françaises (concurremment avec le 14
-juillet, fêté musique en tête par tous les religieux latins d'Orient),
-à Pâques nouveau style, à Noël, à l'Assomption, que voyait-on, de
-Stamboul jusqu'à Diarbékir?--On voyait les garnisons ottomanes,
-baïonnette au canon, faire la haie sur le passage des processions
-françaises pour leur faire honneur et pour les protéger contre les
-injures, les cailloux et autres aménités dont toute la gent orthodoxe
-s'efforce de lapider ces Francs maudits, barbares et idolâtres.
-
-Ainsi vont les choses, partout où flotte encore le drapeau rouge au
-croissant d'or. Et, naturellement, partout où ce drapeau a cessé de
-flotter, d'Athènes à Sofia, en passant par Salonique et par Smyrne,
-les choses vont d'une autre manière. Grèce, Serbie, Bulgarie, Grèce
-surtout, sont, en effet, orthodoxes de religion et slaves de race. Oui:
-la Grèce surtout! Et, sans même remonter à cent ans en arrière, sans
-rappeler qu'au combat de Breno, en 1807, les Monténégrins, vainqueurs
-d'une division française chargée de réprimer leurs brigandages en
-Illyrie, achevèrent et mutilèrent tous nos blessés,--sans rappeler
-qu'en 1854, Canrobert, alors général de division opérant en Bulgarie[5]
-contre les Russes, se plaignait, dans un rapport que j'ai lu aux
-Archives de France, de l'abominable cruauté des paysans contre
-nos soldats, il suffit de se reporter aux plus récents événements
-de la Grande Guerre, à la trahison grecque, au massacre d'Athènes
-perpétré le 1er décembre 1910, et à l'agression bulgare de la même
-année. La Turquie marcha contre nous contrainte et forcée: pas un
-Turc ne s'engagea volontairement, de 1914 à 1918, contre la France!
-Au contraire toute la Bulgarie, toute la Grèce royaliste,--qui nous
-devaient autant de reconnaissance historique l'une que l'autre,--se
-jetèrent avec enthousiasme dans le camp de nos ennemis.
-
-
-N'oublions pas, enfin, que dans tout l'Orient, les termes de Français,
-de Francs et de catholiques sont pratiquement identiques. Qu'on le
-sache bien, qu'on en soit sûr: l'armée grecque d'Anatolie, en cet
-instant même, refoule et culbute la France latine hors d'Anatolie,
-comme jadis les armées serbe et bulgare nous rejetèrent hors des
-Balkans.
-
-
-Voilà pour la question d'intérêt. J'en viens à la question de
-sentiment. Elle n'est pas d'importance moindre. J'ai montré qu'un
-Français «conscient» devait être du parti des Turcs. Un honnête homme,
-Français ou non, doit en être aussi, s'il a le courage de rejeter
-loin de lui le fatras des vieux préjugés héréditaires et d'oublier
-la boutade de Molière, plaisante, mais injuste: _Vraiment oui! de la
-conscience à un Turc!_
-
-Les Turcs, en effet, ont de la conscience. Ils en ont même infiniment
-plus que les chrétiens d'Orient, que les orthodoxes levantins.
-
-Qu'on m'excuse, d'abord: il me faut aborder ici quelques faits tout
-personnels. Je serai, d'ailleurs, on ne peut plus bref. Je veux,
-seulement qu'on soit bien persuadé que je n'invente rien de ce dont je
-parle et que j'ai appris ce que je sais par moi-même, sur place et à
-loisir. Je n'ai pas acquis une érudition toute factice en feuilletant
-des livres au hasard. Je n'ai pas traversé les Balkans à toute vapeur,
-en voyage «d'études». Je n'ai pas limité mes investigations à un seul
-pays, n'interrogeant qu'an seul parti, et refusant d'écouter même les
-plus timides échos de la cloche adverse... Non. J'ai vécu en Orient
-deux ans et demi, de 1902 à 1904. J'y suis retourné de 1911 à 1913. Je
-me suis promené en touriste, de Trébizonde à Corfou, par Sébastopol,
-Varna, Galatz, Bourgas, Athènes, Corinthe, Smyrne, Syra, Brousse,
-Beyrouth, Monastir, Samos et Candie. Entre temps, j'ai parcouru la
-Tunisie, l'Algérie, le Maroc; bref, tout ce qu'il y a de terres
-musulmanes. J'ai vu chez eux les princes et leurs cours, les paysans,
-les ouvriers et les bergers. Je me suis fait de très bons amis partout,
-et des amies. Tous et toutes me parlèrent toujours fort librement:
-je ne suis pas journaliste, je suis soldat: cela met les bavards à
-l'aise. A Sullina de Roumanie, j'entendis jadis les officiers du roi
-Carol, allié de l'Allemagne, crier: _Vive la France!_ A Andrinople, une
-petite Serbe me révéla, trois bons mois d'avance, que les officiers
-du royaume avaient fait partie d'assassiner leur reine et leur roi,
-du temps des Obrenovitch. A Smyrne, lors du débarquement hellène,
-l'infamie des insultes à la population turque inoffensive, et l'horreur
-des meurtres, des viols, des tortures, tout cela lâchement perpétré,
-par une soldatesque immonde que ses officiers poussaient à faire pis,
-fut une tache de boue et de sang sur la soie déshonorée à jamais du
-drapeau grec. Depuis, chaque bataille, soit gagnée, soit perdue par
-ces mêmes héros athéniens qui fusillèrent en 1915 nos matelots sans
-armes fut prétexe à d'autres insultes, à d'autres meurtres, à d'autres
-viols, à d'autres tortures. Cela, sans doute, me dira-t-on, c'est la
-guerre.--Oui... Pas, néanmoins, la guerre ordinaire. Pas même la guerre
-telle que la faisaient MM. von Hindenburg et Ludendorf...--Mais enfin,
-soit! c'est la guerre... Mais il y a aussi la paix. Or, en pleine
-paix, j'ai vu, partout, les banquiers arméniens, grecs et européens à
-l'œuvre. Et je vous fiche mon billet que ces banquiers-là travaillaient
-fort joliment!
-
-Bref, ce que je dis, je le sais. Je le sais, parce que je l'ai vu. Et
-peu de gens l'ont vu d'aussi près que moi.
-
-Croyez-moi donc, quand je vous jure qu'à l'été de 1902, j'étais parti
-de France turcophobe en diable, comme tout Français l'est au sortir
-du collège, où il s'est nourri des souvenirs antiques et des préjugés
-modernes. Et croyez-moi encore quand je vous atteste qu'à l'automne de
-1901, je repartais de Turquie turcophile de la tête aux pieds.
-
-Il y a dix-sept ans de cela. Et mon opinion, depuis, n'a jamais varié!
-
-Et tous mes camarades, tous les officiers français qui ont comme moi
-vécu en Turquie, si peu que ç'ait été, partent comme je suis parti et
-reviennent comme je suis revenu. _Sans exception_.
-
-Pourquoi? Parce qu'ils ont tous vu comme j'ai vu moi-même. Parce qu'ils
-savent tous comme je sais.
-
-Ils savent que, toujours et partout, dans tout conflit oriental, le
-Turc a raison et ses ennemis tort[6].
-
-Ce Turc honni, attaqué, décrié, et qui n'a pas de journaux, lui, pour
-se défendre, ce Turc qui ne répond jamais quand on l'insulte,--il
-est honnête, loyal et droit, et rude d'apparence, mais avec les plus
-délicates douceurs envers toute créature faible et douce. Dans les
-quartiers turcs de Stamboul, vous n'entendrez jamais pleurer femme ni
-enfant. Vous ne verrez jamais même une bête craintive. Les chats turcs
-ne se sauvent pas devant l'homme, car l'homme ne les maltraite pas. Il
-a fallu qu'un ramassis d'abjects coquins,--non turcs, certes!--revînt
-d'exil et s'emparât de la municipalité de Constantinople pour que fût
-décrété le massacre imbécile de ces chiens errants qui pullulaient par
-toute la ville[7].
-
-D'ailleurs, quand on en vint à l'exécution de la sentence, pas un
-Turc n'accepta le rôle de bourreau. Il fallut recourir aux Grecs, aux
-Arméniens, aux Levantins...
-
-Et j'entends maintenant l'objection capitale qu'on m'oppose: cette
-douceur turque, comment s'arrange-t-elle des massacres, des tortures,
-des horreurs que toute la presse rapporte? Que deviennent les tueries
-arméniennes?
-
-J'y arrive.--C'est ici surtout que je tiens à tout dire, à ne rien
-laisser dans l'ombre.
-
-
-Commençons par le commencement: il est parfaitement exact qu'à
-plusieurs reprises les Turcs ont massacré bon nombre de leurs
-ennemis. Notamment des Bulgares en Macédoine et des Arméniens un peu
-partout.--Oui[8].--Mais comment et dans quelles circonstances?
-
-La réponse est facile! Toujours après provocations, toujours après
-qu'on eût déjà massacré ou affamé des musulmans, beaucoup de musulmans!
-Toujours en manière de représailles,--et, j'ose l'affirmer, d'horribles
-mais justes représailles!
-
-Les Turcs ont jadis massacré des Bulgares en Macédoine,--oui.--Mais
-après que les bandes bulgares des _comitadjis_ eurent poussé à bout
-la population turque, après que le sang turc eut coulé par flots
-effroyables sous le couteau de ces orthodoxes féroces qui préparaient,
-vingt ans d'avance, la guerre de 1912, en tuant d'avance le plus
-possible de leurs futurs adversaires. Je le répète, et je l'ai moi-même
-éprouvé vingt fois, en Asie comme en Europe: le paysan turc est un être
-paisible et doux chez qui le sang caucasien l'emporte aujourd'hui de
-beaucoup sur le sang turkmène de jadis. Pour les Bulgares, qu'on s'en
-souvienne: il ne subsiste pas en Europe de plus proches parents des
-Huns, d'agréable mémoire.
-
-Moi qui écris ceci, j'ai vu, à Salonique, les listes, dressées par
-des israélites, juges fort impartiaux, des victimes musulmanes
-égorgées et torturées par les comitadjis bulgares. Seulement, les
-journalistes russes d'alors ont eu grand soin d'étouffer ces listes-là,
-compromettantes pour le bon renom des Slaves.
-
-Quant aux Arméniens, c'est une pire affaire. Les Arméniens, quand les
-Turcs les ont massacrés, n'avaient pas eux-mêmes massacré le moindre
-Turc. Mais ils avaient fait mille fois pis que massacrer.
-
-Les Arméniens sont, en effet, les véritables juifs de l'Orient,--je
-prends le mot juif dans son plus mauvais sens, et j'en fais mes excuses
-aux très nombreux israélites que je sais bien n'être pas plus juifs que
-moi-même.--Et les Arméniens sont des juifs tellement juifs,--tellement
-rapaces, tellement vautours et vampires,--que les vrais israélites,
-écrasés par la concurrence arménienne, meurent littéralement de faim
-en Orient. Le Turc, lui, honnête musulman, à qui sa religion défend
-rigoureusement l'usure, le Turc qui jamais n'entendit goutte aux
-questions de _doit, d'avoir et d'intérêts composés_, le Turc a toujours
-été tondu de si près par l'Arménien, prêteur à la petite semaine,
-que le cuir lui fut souvent arraché avec la laine. Ruiné, affamé,
-désespéré, le Turc alors a souvent pris son bâton pour sa raison
-suprême. Je ne l'en glorifie point. Mais je l'en excuse. La faim fut
-toujours mauvaise conseillère, et les honnêtes gens écouteront toujours
-avec un dangereux serrement de cœur leurs femmes et leurs enfants
-pleurer faute de pain.--Le meurtre n'en est guère plus beau, je le
-sais. Mais je sais aussi des choses plus affreuses que le meurtre: par
-exemple, la salle des ventes à l'encan, lorsque les prêteurs sur gages
-dispersent quatre meubles boiteux et trois paquets de hardes sous les
-yeux d'une famille désormais sans feu ni lieu et qui, tout à l'heure,
-grelottera sous la neige.--J'ai vu cela.
-
-A présent, nul besoin d'en dire davantage. Les gens de bonne foi sont
-convaincus depuis longtemps.
-
-C'est à ces gens que je m'adresse pour les supplier de ne plus accepter
-désormais comme paroles d'évangile le flot de paroles mensongères qui
-coule sans interruption dans la presse occidentale. Ce flot-là, les
-seules bouches orthodoxes le déversent sur l'Europe. Car les Grecs,
-car les Bulgares, car les Serbes ont des journaux, des journaux que
-l'Europe lit. Ces peuples en profitent: ils écrivent, parlent, crient.
-Et le Turc se tait. Comment n'aurait-il pas tort aux yeux du monde?
-
-Le monde n'entend qu'un son de cloche. Toujours le même son, toujours
-la même cloche: la cloche orthodoxe; et, depuis qu'il n'y a plus de
-Russie, la cloche anglaise a pris la suite de la cloche russe défunte.
-
-Et voilà pourquoi, moi, Franc de France, j'ai voulu, une pauvre fois,
-faire entendre au moins à la France l'autre son, l'autre cloche:--non
-pas même la cloche musulmane, mais seulement la cloche latine,--la
-cloche française!
-
-
-[1] _L'Intransigeant_, dont le directeur, en cet an-là, 1913, était
-déjà comme il est encore en cet an-ci, 1921, M. Léon Bailby.
-
-[2] Dès que l'alliance fut signée, la Russie, tout en puisant des deux
-mains dans le trésor français, ne fit que développer plus largement
-sa vieille politique agressive et aventureuse, poussant pointe sur
-pointe tour à tour vers Constantinople et vers Pékin, sans nul scrupule
-de nous entraîner à sa suite dans les plus téméraires équipées, et
-surtout, sans nul souci de respecter les intérêts particuliers de
-cette trop complaisante et trop ignorante alliée qu'est la France. En
-Extrême-Orient, comme en Orient, la Russie de 1913, amie et alliée de
-la France, combattait notre expansion plus rudement que n'avait fait la
-Russie de 1854, à la veille de tirer l'épée contre Napoléon III.
-
-[3] Qu'en 1896, il en ait été ainsi, soit! Dans ce temps-là la
-France était encore la vaincue de 1871, ambitionnant de reprendre
-ses provinces volées, et la Russie nous apparaissait devoir être la
-toute-puissante amie qui nous les rendrait, sans même combattre, rien
-qu'en portant la main à la garde de l épée.
-
-Mais qu'il en fût encore ainsi en 1913, cela passe la mesure! Certes,
-la France n'avait pas grandi dans l'intervalle. Et Fashoda, Tanger,
-Agadir sont là pour nous l'apprendre. Mais la Russie, elle, avait déjà
-rapetissé. Et, sans même parler de tant de milliards prêtés par nous,
-empruntés par nos alliés, sans nul retour, les vaincus de Sedan avaient
-bien le droit de traiter en égaux les vaincus de Moukden...
-
-[4] Les gouvernements vieux-turcs et jeunes-turcs,--ceux-ci surtout,
-ont pu faire une politique anti-française. Le peuple turc aima
-toujours les Français. Interrogez tous ceux qui se sont promenés,
-comme j'ai fait, à pied, dans les villages du fin fond de l'Anatolie,
-et qui ont sollicité le soir l'hospitalité des hans. Certes, tout
-chacun est admis, et traité en hôte. Mais, prudemment, vos voisins
-ne s'en enquièrent pas moins:--«Etes-vous Moskof (Russe)?--Iok
-(non)!--Allemand?--Iok! iok!...» A chacun de ces iok-là, vous aurez vu
-la figure du curieux s'épanouir...--«Etes-vous Anglais?--Non: je suis
-Français, Frank de la France...--Mash'Allah! Tout est à vous!»
-
-[5] En Bulgarie et dans la province de Dobroudja, actuellement
-roumaine, mais qui n'était alors peuplée que de Bulgares, Slaves ou
-Mongols.
-
-[6] J'entends très bien qu'on va m'objecter:--Nous-mêmes, Français
-avons actuellement (1921), en Syrie et en Cilicie, un conflit oriental;
-un conflit franco-turc! Est-ce à dire qu'en Cilicie et qu'en Syrie la
-France a tort, et les Turcs raison?
-
-Mon Dieu! non!... pas tout à fait... La France, certes, dépossédée par
-l'Europe entière et par l'Angleterre surtout des droits privilégiés
-qu'elle détenait en Turquie depuis François Ier (1527!) a raison de
-vouloir en dédommagement de ces droits qu'elle acheta par quatre cents
-années d'alliance bonne ou mauvaise, et qu'on lui vole, la France a
-raison de vouloir obtenir une compensation: le Liban...
-
-Mais la Turquie, qui n'a rien du tout volé à la France, a raison de
-défendre son bien contre tout le monde et contre chacun, même contre la
-France...
-
-Et, si je n'étais Français, de quel bon cœur je me battrais pour la
-Turquie contre la Grèce, contre l'Angleterre, contre à peu près toute
-l'Europe, aux côtés de mon ami d'Angora, Kemal-pacha!
-
-[7] Depuis le massacre des chiens de Stamboul, les coquins ci-dessus
-désignés,--soi disant Jeunes-Turcs? ni Turcs, ni jeunes!--ont
-d'ailleurs donné derechef leur mesure, en massacrant leur patrie (ou
-plutôt la patrie qu'ils prétendaient leur) à peu près aussi élégamment
-qu'ils avaient massacré les chiens turcs,--vraiment turcs, eux.
-
-[8] Tout de même, il n'est que juste d'ajouter que les Turcs y sont
-vraiment allés de main morte, quand on compare leurs «massacres» à
-l'extermination systématique et ignoble à laquelle procédèrent les
-troupes régulières de Grèce et de Bulgarie pendant et après la guerre
-de 1912-1913;--à laquelle procèdent actuellement les armées grecques
-d'Anatolie.
-
-
-
- * * * * *
-
-
-
- L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE D'ACHMET PACHA DJEMALEDDINE
-
- CHEF TCHERKESS, PIRATE, AMIRAL, VALI, GRAND D'ESPAGNE, MARQUIS DE
- FRANCE ET AMI DE PLUSIEURS SUBLIMES PRINCES
-
-
-
---_La illah il Allah!... ve Mohammed rezoul Allah!..._
-
-(Il n'est qu'un seul Dieu! ainsi l'attesta le Prophète...)
-
-Pèlerins de cette caravane, arrêtés pour la nuit dans ce han[1] de
-bénédiction, salut! Salut à vous, messires[2] les Croyants! Salut à
-vous, messeigneurs[3] les Francs! Salut même à vous, pauvres chiens
-d'idolâtres, tristes idiots, rebut de l'humanité ... (si toutefois
-caravane de tant et tant nobles pèlerins, parmi lesquels j'aperçois des
-émirs, des princes, des ulémahs, des docteurs, des pachas, des vizirs
-même! poussait l'infortune jusqu'à souffrir que espèce idolâtre se fût
-faufilée parmi tant de si bonnes races, et que si noire obscurité fît
-tache au milieu de telles lumières...) N'importe, Allah le sait, il
-suffit!...
-
-A tous, donc, salut! J'ose me lever devant Vos Hautes Excellences, moi,
-le chétif Abdullah, fils d'Abdullah, chanteur par droit héréditaire, et
-seul chanteur, dans ce han béni, de toutes sortes de chants, contes,
-dicts et dictons; j'ose me lever de terre pour récréer ceux qui
-désirent veiller, pour endormir ceux qui désirent dormir, et le tout au
-nom de Dieu!
-
-Messires, messeigneurs, la nuit étincelle d'étoiles. Louanges à Dieu,
-l'Unique! J'entreprends donc de chanter à Vos Hautes Excellences la
-Merveilleuse Aventure d'Achmet pacha, Djemaleddine, chef tcherkess,
-pirate, amiral, vali, grand d'Espagne, marquis français, et ami de
-plusieurs sublimes Princes. Tout cela! Iblis m'emporte si je mens d'un
-mot: le conte est vrai d'un bout à l'autre!
-
-Je n'entreprends point, cependant, de chanter, tout entière, l'Histoire
-du dit et prodigieux Achmet pacha: il y faudrait, après cette nuit-ci,
-douze autres nuits pareillement étoilées; et demain n'appartient qu'à
-l'Unique. Mais j'entreprends d'en chanter à Vos Hautes Excellences
-ce qui s'y trouve de plus extravagant: à savoir, la fin. Vos Hautes
-Excellences vont donc ouïr le chant d'Achmet alors qu'il n'est plus
-simple chef tcherkess, ni page dans l'Iéni-Séraï, ni pirate, ni amiral!
-alors néanmoins qu'il n'est point encore vali, ni grand, ni marquis,
-mais qu'il va devenir tout cela, tout d'un coup, et sans y songer,
-puisque, l'histoire le prouve, il ne songe alors qu'à mériter le plus
-beau de tous les titres qu'il eût jamais: celui d'ami des plusieurs
-sublimes princes dont j'ai parlé déjà et dont la gloire emplit encore
-le monde, quoique tous aient cessé de vivre depuis je ne sais combien
-de centaines d'années. Si glorieux qu'ils soient tous, d'ailleurs,
-l'histoire vous prouvera qu'Achmet pacha le fut, lui tout seul, autant
-certes qu'eux tous ensemble.
-
-Messires, Messeigneurs! il était une fois ... Allah m'est témoin, Lui
-qui sait mieux que moi!... il était une fois, dans le pays tcherkess,
-un chef de clan qui, jamais, de mémoire d'homme, n'avait, dans son
-clan, compté de guerriers seulement et simplement braves ... je
-veux dire «braves» comme il sied à tout guerrier d'être brave: car
-le plus lâche des guerriers de ce clan-là avait toujours été brave
-beaucoup davantage, c'est-à-dire beaucoup trop. Ce disant, messires et
-messeigneurs je dis vrai, et ne mens pas. Qui donc oserait dire que je
-mens, mentirait lui-même.
-
-Ce chef de clan, né du sang le plus fier, avait passé à sa naissance,
-pour citer le poète, «des reins les plus vaillants dans le ventre le
-plus chaste!» Et il s'appelait, à la mode tcherkess, d'un nom double:
-Rechid Djemal. Rechid, comme son père l'avait nommé; Djemal, comme son
-père se nommait lui-même. Car, vous le savez assurément, messires, et
-vous ne l'ignorez sans doute pas, messeigneurs, les Tcherkess,--gens
-de Circassie,--sont moins simples que nous, les Turkmènes,--gens du
-Turkestan--: tout vrais croyants qu'ils sont, ils ne se contentent
-point de se déclarer fils de leur père; ils poussent l'orgueil jusqu'à
-se proclamer petit-fils de leur aïeul et à proclamer cet aïeul-là
-petit-fils de son aïeul à lui! tout cela inclus dans un seul nom,
-commun à tous, fils, père, grand-père, aïeul, aïeux ... tant et
-tant qu'ils prétendent ainsi, d'aïeul en bisaïeul et de bisaïeul en
-trisaïeul, remonter jusqu'aux temps bénis du Prophète, voire jusqu'aux
-temps de Moïse ou de l'ancêtre Adam. Il n'importe, d'ailleurs. Le chef
-Rechid Djemal, pour commencer, puis, pour continuer, le fils du chef
-Rechid Djemal, importent seuls: car ce fils ne fut autre qu'Achmet
-Djemal en personne, plus tard Achmet pacha Djemaleddine...[4].
-
-Et voici comment il naquit... (Allah le sait d'ailleurs mieux que
-moi!...)
-
-Quand le chef Rechid entra dans sa cinquantième année, il alla, un
-matin de soleil, se baigner dans la rivière la plus proche et, s'étant
-regardé dans l'eau claire, il se vit tel qu'il était: vieux. Il se hâta
-de rentrer au camp, s'enferma dans sa tente, songea, puis, voulant
-goûter une dernière fois, avant qu'il fût trop tard et que l'âge lui en
-eût ôté la force, du plaisir que votre Dieu, messeigneurs, permet et
-qu'à nous, messires, notre Allah commande... _la illah il Allah!_ Il
-n'est qu'Un: vôtre, nôtre, c'est le même!...
-
-... Le chef Rechid, voulant donc, une dernière fois, goûter du plaisir
-d'amour, épousa une dernière épouse, sa huitième--_huit est le nombre
-divin!_ disent les initiés, savants ès la Kabbale!--Cette épouse
-huitième était une vierge très belle et du plus noble sang tcherkess.
-Et neuf mois après, le jour même qu'elle atteignait son quatorzième
-printemps...--_quatorze_, disent les savants initiés, _est le nombre
-deux fois sage!_--l'épouse offrit à l'époux un fils irréprochable,
-portrait vivant de son père, donc vivante preuve de la vertu de sa
-mère. Rechid Djemal le nomma Achmet. Et, la naissance de ce fils ayant
-achevé la tâche assignée par Allah au père de l'enfant, Rechid Djemal
-s'en fut au paradis, content de mourir comme d'avoir vécu.
-
-En ce temps-là, messires et messeigneurs, le propre père du plus
-sublime de tous nos padishahs, Souléïman! celui-là même que les
-Infidèles ont surnommé le Magnifique ... les infidèles, oui! les
-Infidèles que vainquit, détruisit ou conquit Souléïman, qu'ils
-admiraient plus encore qu'ils ne le détestaient! Et tout justement,
-le jour qu'Achmet Djemal, fils de Rechid et principal héros de cette
-histoire héroïque, entrait dans sa neuvième saison, Allah--louanges à
-Lui!--se souvint de son peuple et fit à l'archange le signe. Azraël
-... la foudre est moins prompte qu'Azraël!... Azraël étendit ses ailes
-noires, vola jusqu'à Stamboul, s'abattit sur l'Iéni-Séraï et, de
-l'épée, toucha l'ancien Padishah, père du Padishah Souléïman, au cheveu
-que vous savez; alors le Padishah, père du Padishah Souléïman, s'en fut
-au paradis, comme naguère Rechid Djemal.
-
-Or, âgé de neuf ans,--et les initiés nomment le nombre neuf,_ nombre
-de la pleine promesse_,--Achmet Djemal fut très sagement envoyé par sa
-mère, ses oncles et ses frères, à l'Iéni-Séraï du Padishah, comme page
-du harem impérial. Et ce harem, justement à point, se trouvait devenu
-le harem du Magnifique Souléïman, pour le plus grand bien de toute la
-Foi, de tous les Croyants et, notamment, de ce Croyant, nouveau page
-dans le harem de Iéni-Séraï, Achmet Djemal, fils du chef défunt, Rechid.
-
-Adonc, voilà devenu page au harem,--et sous l'œil de Celui de qui
-vient tout honneur, puisque vicaire d'Allah,--adonc voilà, devenu tel,
-Achmet. Et c'est ainsi. Nul doute que, si bien placé comme il était,
-le héros dont je chante l'histoire ne manqua pas de courir mille et
-mille probables hasards et d'accomplir dix mille et dix mille hauts
-faits, dès ce temps du Iéni-Séraï et dès cette époque du Souléïmanieh
-Harem...--Mais, daignent Vos Hautes Excellences pardonner au chanteur,
-si, de ces mille-là, non plus que de ces dix mille-ci, le chanteur ne
-chante pas un chant: l'histoire est longue, la nuit courte; trop cruel
-est mon regret; il me faut cependant passer sur toutes ces délectables
-années qui séparent la neuvième de la quatorzième saison du page
-Achmet...
-
-... Sauf pourtant sur un jour d'une de ces années, un seul jour d'une
-seule année! sur ce jour qui, saintement, tomba un vendredi, et un
-vendredi du saint mois de Ramazan! Ce vendredi-là, entre le coup de
-canon du matin et le coup de canon du soir, tout chacun dans le Séraï
-étant à jeun, comme l'exige la loi du Prophète, il plut à Sa Majesté
-Impériale d'aller promener Sa rêverie et Sa méditation aux Eaux Douces
-d'Asie: car le Ramazan, cette année-là, tombait en été. Le Padishah
-s'était d'abord allé reposer au harem, et le page Achmet était, auprès
-de Sa Personne, de service, et l'épée nue. Lors, Souléïman commanda:
-
---Page! va!... et ordonne qu'on arme Notre caïque!
-
-Le page Achmet posa son épée nue sur un coussin de Brousse, salua,
-recula d'un pas, salua encore, recula d'un autre pas, salua de nouveau,
-recula d'un troisième pas, puis s'agenouilla, mains jointes et front
-par terre: ainsi l'ordonnait l'étiquette du Séraï. Alors seulement il
-dit:
-
---J'écoute pour obéir. Le caïque, plaît-il au Padishah qu'il soit à
-onze paires?
-
-Lors, Souléïman commanda:
-
---A sept paires: nous sommes au saint mois du Ramazan; il sied donc de
-se montrer humble et ne point déployer une pompe qui serait indécente.
-
-Lors, le page répéta:
-
---J'ai écouté pour obéir.
-
-Et il s'en fut exécuter l'ordre reçu.
-
-Il l'exécuta si vite qu'il n'y avait pas encore eu le temps d'une
-impatience impériale quand il revint. Promptement il salua comme
-devant, recula, resalua, recula encore, resalua derechef, recula une
-troisième fois, s'agenouilla et dit:
-
---Le caïque attend le bon plaisir de Sa Majesté Impériale.
-
---Tu sais faire vite ce que tu fais,--dit Souléïman,--et tu sais aussi
-le faire bien. Il est possible qu'un jour tu réussisses dans les
-grandes choses comme dans les petites.
-
-Il ajouta:
-
---Viens.
-
-Si vite qu'avait fait le page Achmet, il n'avait point omis de passer
-la revue du caïque: rien n'y manquait, ni avirons, ni tolets, ni tapis,
-ni coussins, ni voile. Et les caïkdjis n'avaient pas une tache sur la
-neige de leur mousseline. Toutefois, au lieu de la veste soutachée
-d'or, ils portaient la veste soutachée d'argent.
-
---Pourquoi?--demanda le Padishah.
-
---Nous sommes au saint mois du Ramazan,--dit Achmet:--il sied de se
-montrer modeste et ne point déployer une pompe qui serait indécente.
-
-Le Padishah reconnut ses propres paroles et se prit à rire:
-
---Tu sais bien retenir aussi ce que tu retiens,--dit-il:--tu es un bon
-serviteur.
-
-Et il fit asseoir Achmet sur un des coussins de la chambre. Mais,
-lorsque lui-même se fut étendu sur le voile, Achmet se releva; et,
-demeurant toutefois sur le coussin qui lui avait été désigné, s'y
-agenouilla.
-
---Pourquoi? dit encore Souléïman.
-
---Que suis-je, auprès du Vicaire d'Allah?[5] dit Achmet.--S'il sied de
-se montrer modeste au saint mois du Ramazan, il sied, tous les mois de
-l'année, de se montrer respectueux auprès du Vicaire d'Allah, lorsqu'on
-est ce que je suis: rien.
-
-Lors le Padishah considéra son page et daigna lui dire:
-
---Tu sais décidément plus de choses que je n'avais cru. Et tu dois être
-un bon ami.
-
-Ainsi, le même jour, Achmet Djemaleddine, n'ayant point encore achevé
-sa quatorzième année, et n'étant donc point encore exclu de la société
-des femmes, mérita de recevoir, d'un Prince sublime entre les plus
-sublimes, deux éloges dont plus tard il se montra digne, comme la suite
-de l'histoire le va prouver.
-
-Mais cette histoire, messires et messeigneurs, il sied que je la
-commence, ou jamais je ne la finirai. Je passerai donc, en grande hâte,
-sur le temps qu'Achmet Djemaleddine, hors de page, s'est distingué aux
-armées, tant sur terre que sur mer, et sur le temps, qu'après avoir
-été soldat, matelot, chef de dix hommes, chef de cent hommes, chef
-d'une barque, chef d'un chébec, il commanda enfin un vaisseau qui était
-sien et pirata par toutes les mers, sur tous les ennemis de la Foi et
-principalement sur les rapaces marchands de Venise. Je passerai en plus
-grande hâte encore sur le temps qu'il devînt Amiral et commanda non
-plus un seul vaisseau, mais une flotte, puis des flottes nombreuses,
-puis toutes les flottes qui arboraient en poupe l'étendard rouge au
-croissant d'or... Et j'en viens au récit que je vous ai promis et que
-je vais vous chanter:
-
-
-En ce temps-là, Achmet Djemaleddine se reposait de ses glorieux travaux
-dans son yali d'Amiral, et, honorablement, étalait les marques de sa
-grandeur et les insignes des hautes dignités dont la faveur du Padishah
-l'avait comblé. Assis sur la plus haute terrasse de son palais, face au
-Boghazi, Achmet Djemaleddine oisif, et bien aise de l'être, fumait un
-soir le tchibouk en contemplant d'un regard on ne peut plus heureux,
-satisfait et paisible, toute une escadre de ses plus beaux vaisseaux,
-ancrés autour de leur amiral--en demi-cercle--c'est-à-dire, messires,
-en croissant: et un tel croissant était bien fait pour enivrer de joie
-et d'orgueil tout cœur vraiment musulman, tout cœur vraiment turc!
-quand, au perron du palais, un caïque aborda, tout à coup, caïque à
-onze paires, donc caïque impérial, puisque les lois et la bienséance
-ne permettent que trois paires à n'importe quel Croyant, fût-il
-grand-vizir, grand-eunuque, ou cheik ul Islam, c'est-à-dire Altesse
-... et pareillement à toute femme de Croyant, fût-elle même Majesté,
-c'est-à-dire Valideh sultane.
-
-Le caïque à onze paires n'avait toutefois pas encore accosté la plus
-basse marche qu'Achmet pacha Djemaleddine (pacha, certes, il était!
-et depuis beau temps!...) sur cette dernière marche, s'agenouillait,
-et très humblement tendait le poing à la main impériale, pour que
-le Padishah--c'était lui, comme juste--pût mettre pied à terre sans
-éclabousser d'une seule goutte la semelle de ses babouches. Souléïman,
-ayant quitté le caïque, et relevé son serviteur et ami d'un signe de
-sourcils, s'appuya gentiment sur l'épaule offerte avant de lui dire:
-
---Pacha, te crois-tu donc encore mon page?
-
---Page ou pacha, que sommes-nous, sinon rien, auprès du Padishah?
-Auprès du Padishah, sied-il pas à ceux-ci comme à ceux-là, et tous les
-douze mois de l'année, de se montrer respectueux?
-
-Telle fut la réponse d'Achmet. Et Souléïman se prit à rire. Car lui
-aussi se souvenait.
-
-L'escalier du palais gravi, Souléïman, assis dans le trône toujours
-préparé pour le Padishah par son serviteur et ami, Souléïman parla
-comme je vais chanter:
-
---Pacha, un grand malheur est advenu, une grande tâche nous incombe.
-Mon frère et allié, frère de cœur et allié de sang, car c'est du sang
-de ma veine que j'ai signé les Capitulaires!--mon frère et allié, cet
-autre Moi qui règne en Occident, vertueux comme j'essaie de régner
-en Orient: François, premier du nom, Roi du pays franc ... celui
-qu'on nomme le Chevalier-Roi! François, le plus brave d'entre les
-plus braves! est triste, vaincu, captif. Son ennemi, celui qui s'ose
-intituler empereur... _La illah il Allah!_... il n'est qu'un Dieu: il
-n'est donc qu'un Empereur...
-
---Un,--dit Achmet;--l'Unique: toi, Padishah.
-
---Le soi-disant empereur Charles, cinquième du nom, s'est emparé du
-Roi-Chevalier François et l'a chargé de fers et traîné dans une geôle
-au fond de la barbare Espagne dans un village puant que ces chiens
-nomment Madrid; pacha, que dis-tu?
-
---Je dis que la tâche est sainte et qu'Allah nous la fera légère: tâche
-de délivrer le Roi-Chevalier, François Ier de France.
-
-Telle fut la réponse d'Achmet.
-
---Tu parles bien comme bien toujours tu as parlé,--dit Souléïman
-joyeux.--Puisqu'il en est ainsi, tends tes épaules, c'est elles que je
-charge de la tâche.
-
---J'écoute pour obéir.
-
-Ainsi répondit Achmet.
-
---Tu as écouté, obéis!--et le Padishah se leva.
-
-Appuyé sur le poing de son serviteur et ami, il descendit l'escalier,
-retournant à son caïque. Il posa dedans le pied droit; lors Achmet,
-oubliant la bienséance, osa parler avant qu'on l'interrogeât:
-
---Padishah, comment ferai-je? Moi chétif, moi seul, moi dépourvu
-de toute sagesse et de toute prudence ... que pourrai-je inventer,
-essayer, réussir, pour délivrer des griffes de son ennemi le frère du
-Padishah?
-
---Cherche,--dit Souléïman,--tu trouveras.
-
---Daigne l'intelligence du Padishah éclairer la stupidité de son
-serviteur!
-
-Ainsi Achmet implora Souléïman.
-
-Et Souléïman, accueillant sa prière:
-
---Pacha, il me déplaît d'entendre ravaler ou mépriser mes serviteurs.
-Comment moi, créature d'Allah, pourrai-je t'éclairer, toi créature
-d'Allah? Dieu seul est grand! _Allah ek bar!_ D'ailleurs, pense, pèse,
-soupèse l'affaire, et dis-moi si, en pareille aventure, le Padishah en
-peut savoir plus ou mieux que le pacha, ou que personne? Pour délivrer
-des griffes du fier soi-disant empereur le Roi-Chevalier, roi du pays
-franc, que peut-on?
-
-Achmet proposa:
-
---Combattre!
-
---Combattre? Connais-tu, pacha, le champ de bataille où mes janissaires
-pourraient rompre et tailler en pièces les soldats de l'empereur?
-L'empereur est trop loin.
-
-Achmet hasarda:
-
---Traiter!
-
---Traiter? Pacha, en échange de mon frère le Roi franc,
-qu'offrirait-on? Qu'offrirais-je moi-même, moi, le Padishah? Toutes les
-terres de l'Islam, tous les trésors de l'Islam; tous mes palais, toutes
-mes mosquées, et moi-même, crois-tu donc qu'une si petite rançon serait
-digne d'un si grand capt.
-
-Achmet se tut.
-
-Le Padishah pesa sur son épaule:
-
---Pacha, tes deux moyens valent peu. J'en sais un qui vaut beaucoup.
-
-Achmet demanda:
-
---Ce moyen?
-
-Souléïman embarqua tout à fait, lâcha l'épaule de son ami et s'étendit
-sur le voile impérial. Alors, sans se retourner, il prononça:
-
---Ce moyen réside en la personne d'un serviteur d'entre mes serviteurs.
-Ce serviteur est pacha, ce pacha est amiral ... et je l'ai nommé mon
-ami.
-
-Honoré de telle sorte, Achmet Djemaleddine ne demanda plus rien et
-répondit seulement par l'obéissance.
-
-Dans l'instant, les caïkdjis pesèrent sur le manche renflé des avirons;
-et le caïque jaillit du perron, telle, de l'arbalète, une flèche.
-Souléïman donna un regard en arrière et, dégrafant de sa poitrine une
-étoile toute de diamants, la jeta vers Achmet:
-
---Prends,--dit-il:--c'est l'Ehrtogrul.
-
-Et le pacha Achmet, comme jadis le page Achmet, s'agenouilla pour
-agrafer sur sa poitrine l'Ordre Sacré réservé aux seuls sultans ... aux
-sultans, et, quelquefois, à ceux de leurs sujets qui, plus grands et
-plus saints que les sultans mêmes, ont sauvé l'Islam ou l'Empire.
-
-
-
-Messires, messeigneurs, en si troublante occurrence, pensez-y bien!...
-et, comme disait mon grand-père le Turkmène, dont la grand'mère venait
-des lointains royaumes de la Chine: pensez-y à droite et pensez-y à
-gauche!--à la place du pacha Achmet, tous qu'auriez-vous fait?
-
-Vous ne savez? Par bonheur, moi, chétif, je sais ... encore qu'Allah
-sache assurément mieux que moi!... Je sais, parce que Achmet
-Djemaleddine lui-même me l'apprit, non pas certes de sa propre bouche,
-mais par la bouche du chanteur de contes, mon père, lequel me chanta
-jadis ce que je vais vous chanter aujourd'hui:
-
-Achmet pacha Djemaleddine pensa, pensa tout justement comme je viens de
-vous le dire tout à l'heure: pensa très bien! pensa à droite, pensa à
-gauche ... puis, ayant pensé, rejeta vers l'alaïk[6] le tuyau de jasmin
-du tchibouk, se leva, assura son turban dont il ôta l'aigrette, ceignit
-son sabre dont il éprouva du doigt tout le tranchant de la pointe à
-la garde, puis, sortant du palais, s'en fut, et voyagea d'une traite
-jusqu'en Espagne et jusque dans Madrid.
-
-
-
-Achmet Djemaleddine avait quitté Stamboul un vendredi soir, ce qui
-était certes d'un heureux présage; il entra dans Madrid un vendredi
-matin, ce qui était certes d'un plus heureux présage encore. Par le
-fait, sitôt passée la porte de la ville, il fit la rencontre d'un homme
-de haute mine qui, par mégarde, le heurta au passage.
-
-Inutile de vous dire, messires et messeigneurs, que notre Achmet, très
-avisé, s'était, dès qu'il l'avait fallu, costumé à la franque. Inutile
-pareillement de vous chanter que notre Achmet, très savant, parlait
-l'espagnol aussi bien que le turc et parlait d'ailleurs pareillement
-toutes langues de tous pays, comme il sied à tout véritable héros de
-roman, propre et préparé d'avance à toutes héroïques aventures. De
-la sorte, tous les Espagnols de toutes les Espagnes s'étaient, sans
-exception, trompés sur sa croyance, trompés sur sa race, trompés sur
-son pays! Et tous, sans exception, le croyaient bonnement l'homme qu'il
-se disait: à savoir, le licencié ès lettres, docteur ès théologie, don
-Alonzo Lupa, natif de Salamanque.
-
-Heurté, comme je vous l'ai dit, à son premier pas dans Madrid, le
-licencié docteur don Alonzo Lupa s'allait fâcher comme il convient,
-quand l'Espagnol maladroit le devança par de courtoises excuses,
-courtoisement débitées: le chapeau à la main et l'autre main près de
-l'épée; ainsi s'excuse-t-on de seigneur à seigneur, non par crainte ou
-bassesse, mais par sagesse et justice.
-
---Señor, que votre Grâce me daigne pardonner d'être tout ensemble si
-grossier et si lourdaud. Je m'appelle don Pedro Ximenès y Sylva; je
-suis grand d'Espagne et marquis; et je mets à vos pieds grandesse et
-marquisat, vous suppliant d'en user pour toutes choses. Si Votre Grâce
-exige cependant davantage, j'entends ne lui rien refuser! et mon épée
-serait mille fois honorée de se croiser contre la vôtre?
-
-Achmet Djemaleddine pacha... C'est don Alonzo Lupa, natif de
-Salamanque, que je voulais dire!... Don Alonso Lupa, qui d'abord avait
-toisé le Ximenès, jugea dès lors tout à fait honorable de rendre
-courtoisie pour courtoisie. Il mit donc chapeau bas, lui aussi, et
-tendit la main au marquis don Pedro:
-
---Señor,--dit-il,--je remercie les saints, protecteurs de tout voyageur
-Vieux Chrétien, d'avoir voulu que le premier visage que je visse dans
-Madrid fût de si bonne rencontre et de si favorable augure! Nul doute
-que votre Grâce me favorisant de sa courtoisie, je ne réussisse ici
-dans toutes mes entreprises!...
-
-Vous voyez ici, messires et messeigneurs, que l'irréprochable Achmet
-Pacha n'hésitait point à mentir par sa gorge, avec toute la profusion
-utile! Mais cela ne saurait étonner les gens de cœur, puisqu'il est
-mieux que permis: ordonné de mentir pour la réputation des femmes et
-pour la gloire du prince et de l'État...
-
-Le marquis don Pedro, noble gentilhomme, ne pouvait manquer de se
-prendre à ce noble mensonge. Il s'y prit incontinent; et ce, pour son
-plus grand honneur.
-
---Quoi donc? passez-vous cette porte pour la première
-fois?--demanda-t-il.
-
---Pour la première fois,--dit Achmet.
-
---Par la Marie Douloureuse! il me plaît grandement d'être favorisé
-comme je le suis, rencontrant, moi premier, votre Grâce! Et je mets à
-sa disposition mon crédit, mon bras, ma maison, tout ce que je possède
-et tout ce que je suis! Et si vous daignez accepter mon offre, tout
-indigne qu'elle soit, je remercierai le Seigneur du Grand Pouvoir de
-m'avoir permis d'effacer un peu, de la sorte, la balourdise dont je
-suis, señor, coupable aujourd'hui.
-
---Ce qui s'offre de si bon cœur doit s'accepter d'aussi bon
-cœur!--répondit sur-le-champ Achmet qui, dès lors, fut l'hôte du
-marquis. Et l'heure d'après, entrant dans le patio du palais Ximenès,
-lequel avait façade sur la Plazza Mayor, il ajouta, mais pour soi-même,
-entre ses dents, et parlant bonne langue turque:
-
---Il me déplaît toutefois qu'on trouve en cette maudite Espagne
-d'aussi bons gentilshommes!... Et s'il en est beaucoup qui vaillent
-celui-ci, je ne descendrai, certes pas, jusqu'à les combattre par
-ruse, fourberie ou traîtrise... Toutefois, s'il me les faut combattre
-autrement c'est-à-dire à face découverte et cimeterre au poing, comment
-réussirai-je, moi, seul contre eux, mille fois mille? et comment
-briserai-je les chaînes et percerai-je la prison du roi François Ier?
-
-
-
-Et voici le plus merveilleux de cette merveilleuse histoire:--Ai-je
-bien chanté, selon la vérité, que toutes ces belles paroles s'étaient
-dites un vendredi matin? Or, le samedi, lendemain de ce vendredi, il
-advint au soi-disant licencié,--c'est au Seigneur Achmet que je veux
-dire,--de rentrer tard au logis de l'Espagnol son hôte. Cela, parce
-qu'Achmet, tout plein de ses projets d'évasion, avait passé toute la
-brune à bayer aux corneilles, face à la maison que le faux empereur
-don Carlos, cinquième du nom, avait assignée pour geôle au bon roi
-frank, François de France. Achmet, donc, rentrant vers la cinquième ou
-la sixième heure à la turque,--et la cinquième heure turque tombait,
-ce jour là, vers la minuit des Francs,--Achmet fut assailli, à quatre
-pas de la plazza, par une douzaine de très méchantes gens, voleurs de
-profession, assassins d'occasion, et guère plus Espagnols que Turcs,
-Vénitiens, Hongrois ou Bougres.
-
-Achmet, certes, n'eût pas craint deux, trois ou quatre douzaines de
-pareils pauvres gredins; mais avec son cimeterre au flanc, son poignard
-à la ceinture et ses pistolets chargés! toutes choses dont il n'avait
-en l'occurrence aucune.
-
-Si bien qu'assailli par derrière, assailli par devant, assailli par
-la droite, assailli par la gauche, par beaucoup d'ennemis, tous
-très bien armés, Achmet, seul et sans un couteau, se trouva vite en
-dangereuse posture. Il cria sur-le-champ: «_La illah il..._», puis,
-avec sang-froid, s'arrêta, ayant sagement pensé qu'un homme vivant
-n'est jamais sûr de son heure, que certes lui-même voyait la mort de
-près, mais pouvait encore très bien y échapper, et qu'en cette heureuse
-alternative, force gens de Madrid s'étonneraient, non sans risque pour
-l'objet de cet étonnement, qu'un licencié docteur de Salamanque eût
-n'importe quand psalmodié le témoignage du Prophète. Le reste du verset
-fut donc psalmodié bouche close, mais cœur large ouvert, avec toute
-ferveur et foi, vers Dieu,l'Unique. Or Allah, entendant la prière,
-se souvint de celui qui priait: comme Achmet esquivait, faute de le
-pouvoir parer à la turque, c'est-à-dire en chargeant, haut le sabre,
-le premier coup de dague du premier des bandits ses agresseurs, le
-pied manqua à ce larron qui chuta lourdement, face contre terre, et
-lâcha sa dague dont le pacha se put saisir. Il la mania si terriblement
-que nombre de ses adversaires tombèrent dans l'instant sous ses coups
-et ne se relevèrent point. Toutefois, une dague ne vaut guère contre
-force épées, sabres, haches et coutelas, sans parler des tromblons et
-autres aboyeurs à balles, dont les brigands étaient pourvus à foison.
-En sorte que le pacha Achmet eût probablement fini par succomber sous
-trop d'adversaires trop bien armés, si le marquis don Pedro, fort
-inopinément, n'était intervenu.
-
-L'excellent marquis, en effet, soucieux de son hôte trop attardé, avait
-lui-même passé tout le soir à sa fenêtre, guettant. Si bien que, par
-bonne chance, le fracas lui parvint de la dague et les épées chaudement
-entrechoquées. En un clin d'œil, et sans même s'assurer du tout que
-l'affaire fût ou ne fût pas sienne, don Pedro jaillit de sa fenêtre et
-tomba, les pieds joints, dans la rue. Ainsi font les gens de cœur!
-
-Il s'abattit au milieu des bandits effarés, comme, sur un troupeau de
-moutons, s'abat un aigle en furie. Dans chacune de ses mains brillait
-une bonne épée. Et ce fut la meilleure des deux qu'il tendit au pacha,
-y ajoutant un pistolet de sa paire et sa propre miséricorde, dont il se
-passa joyeusement. Les coups continuaient de pleuvoir. Mais le pacha,
-ayant maintenant rapière au poing, s'en souciait comme de neige en
-canicule. Tirant, parant, taillant, ripostant, bref, luisant loques et
-lambeaux de la bande assassine, il n'en prit pas moins tout le loisir
-de courtoisement remercier son noble second et ne manqua point de
-lui offrir, en échange de la miséricorde reçue, la dague qu'il avait
-prise à son premier adversaire. L'Espagnol, pour mieux faire honneur
-au présent, jeta au diable son pistolet, quoique encore tout chargé;
-et cependant il ne manquait, lui non plus, de répondre aux compliments
-par des compliments et aux révérences par des révérences. Le tout
-s'ajoutant à la malemort de six ou huit des malandrins occis, le débris
-de la bande malandrine, terrifiée, crut avoir affaire à deux géants
-plutôt qu'à deux gentilshommes. Cela s'enfuit pêle-mêle, hurlant de
-peur. Et, demeures seuls, le seigneur turc et le seigneur castillan
-n'eurent enfin d'autre besogne qu'à se féliciter l'un et l'autre. Ce
-qu'ils firent plus attentivement qu'ils n'avaient combattu, et sans
-rien négliger de toutes les cérémonies convenables.
-
---Señor,--commença par dire Achmet pacha,--je tiens que vous m'avez
-sauvé...
-
---La vie, Señor! et rien que la vie,--commença par répondre le marquis
-don Pedro:--fort peu de chose, donc, en vérité, à l'estime d'un homme
-de cœur ... si peu de chose, même qu'il serait malséant d'honorer du
-plus simple merci un si simple service.
-
---Señor,--fit alors assez gravement Achmet pacha (quoique toujours
-déguisé, et sous les traits d'un simple licencié d'Espagne),--señor,
-Votre Grâce a cent mille fois raison, et j'estime quant à moi la vie
-à beaucoup moins que rien. Toutefois, tant vaut la liqueur, tant vaut
-la tasse. La vie quelquefois peut enfermer mieux qu'elle ne paraît.
-Señor, si Votre Grâce m'a rencontré dans Madrid, c'est qu'il m'y
-fallait être pour l'accomplissement d'un vœu que je fis. L'honneur
-m'ordonne d'accomplir mon vœu: l'honneur m'ordonne donc de vivre. C'est
-par conséquent l'honneur que Votre Grâce me vient de sauver. La vie ne
-compte pas. L'honneur compte. Souffrez donc que je me dise votre obligé
-et que je vous engage ma parole d'homme et de gentilhomme. La voici:
-je me déclare et me voue dès cette heure, de corps, de cœur et d'âme,
-à vous. Et je prie Dieu qu'Il couvre d'opprobre toute ma race avec
-moi-même si je manque de répondre par l'obéissance au premier désir que
-Votre Grâce m'exprimera.
-
---Par Dieu!--dit le Castillan, très grave aussi,--il me faudra
-désormais prendre garde et veiller à ce que jamais vœu inconsidéré
-n'aille de ma bouche aux oreilles de Votre Grâce!... Il me plaît
-grandement, au surplus, d'avoir ainsi tous droits sur un cavalier
-de votre mérite et pouvoir compter si sûrement, pour le jour qu'il
-faudrait, sur deux épées au lieu d'une ... d'autant que la deuxième
-vaut mieux que deux fois la première!...
-
-Ainsi, messires et messeigneurs, se complimentaient galamment entre
-eux, sans souci ni prévoyance de l'avenir, le marquis don Pedro et le
-pacha Achmet. Car telle était la bonne mode au temps que vivaient ces
-magnifiques personnages.
-
-
-Mais voici quelque chose de plus merveilleux encore que tout ce que
-j'ai dit jusqu'ici:--Ai-je bien chanté, comme la vérité l'exige, que
-tous ces beaux coups de taille et d'estoc s'étaient distribués un
-samedi minuit sonnant?--Or, ce fut le dimanche, lendemain de ce samedi;
-ce fut le dimanche, midi sonnant, qu'à son tour le soi-disant licencié
-don Alonzo, ou pour parler vrai, le pacha Djemaleddine, à son tour,
-sauva la vie et l'honneur du marquis don Pedro, rendant ainsi pièce
-pour pièce et monnaie pour monnaie,--douze heures à peine après avoir
-reçu.
-
-Ainsi les gens de cœur sont favorisés par Celui qu'attesta le Prophète,
-par l'Unique! Et, j'y songe, messires, messeigneurs ... il m'apparaît
-ainsi, fort clairement,--sauf sacrilège de moi, chétif,--que l'Unique
-s'inquiète ainsi fort peu d'être nommé soit Allah, comme nous faisons,
-nous, Croyants, messires ... soit Dieu, ou Jésus, comme vous, Francs,
-faites, messeigneurs... Et m'est avis qu'à vous comme à nous, Lui
-octroie parts égales de bienfaits.
-
-
-Adonc ce dimanche-là, dès la cinquième heure (qui tombait la dixième
-à la franque), le marquis don Pedro, vieux chrétien, ne manqua pas
-d'aller ouïr la messe, qui est pour vous, messeigneurs les Francs,
-est-il vrai? ce qu'est pour nous, messires les Croyants, notre prière
-du vendredi, jour saint. Et son hôte ... qu'il ne soupçonnait certes
-pas d'avoir hanté, plus souvent que les églises, les mosquées ... n'eut
-garde de ne pas l'y accompagner: vous imaginez combien le soi-disant
-licencié don Alonzo souhaitait qu'une si profitable erreur--l'erreur du
-marquis don Pedro sur la vraie qualité du licencié don Alonzo Lupa,--ne
-fut pas trop tôt dissipée.
-
-Le hasard voulut que ce dimanche-là, le marquis don Pedro fût de
-service--et de service de sûreté--auprès de Sa Majesté le Roi-empereur.
-Comme tel il entendait la messe, debout, l'épée nue, montant la
-garde auprès d'une porte dérobée par laquelle, en cas d'incendie de
-la cathédrale, Sa Majesté Castillane devait faire retrait. Or, tout
-ensemble il advint qu'il y eut incendie et que la clef de la porte
-dérobée fut perdue. Grand aurait été l'embarras du marquis don Pedro
-et plus grand son déshonneur, si, par bonheur pour lui, son hôte, le
-soi-disant licencié, n'avait pas tenu à gloire de monter la garde avec
-lui. Achmet pacha, pour dire comme disent les incroyants, était fort
-comme un Turc, ce qui ne surprendra personne: il se précipita donc,
-épaule en avant, contre la porte qu'il enfonça du premier coup et le
-Roi-Empereur put se retirer sans encombre.
-
---Voilà qui paie au centuple le mince service que j'eus l'honneur de
-rendre à Votre Grâce hier!--déclara tout aussitôt le marquis.
-
---Je ne l'entends point ainsi,--répliqua Achmet pacha:--vous m'avez, au
-contraire, donné beaucoup et je vous ai rendu peu.
-
---Souffrez,--dit don Pedro,--que je ne sois pas de votre avis! Je
-n'ai d'ailleurs garde de vouloir libérer Votre Grâce du vœu d'amitié
-qu'elle a fait à mon bénéfice, mais il me plaît de m'engager par un vœu
-semblable, et de me vouer, dès cette heure, de corps, de cœur et d'âme
-à vous!... je prie Dieu, comme vous avez fait, qu'il couvre d'opprobre
-toute ma race avec moi-même si je manque de répondre par l'obéissance
-au premier désir que Votre Grâce m'exprimera.
-
-Ainsi donc s'étaient liés l'un à l'autre ces deux très galants
-seigneurs.
-
-
-Or, messires, or, messeigneurs ... c'est ici qu'il sied d'écouter des
-deux oreilles, voire de déplorer n'en avoir que deux!... Songez, en
-effet, messires et messeigneurs, que toutes ces si belles aventures
-dont je viens de chanter quelques-unes ne détournaient pas de sa
-mission sainte et sacrée la pensée constante de celui que le Padishah
-Souléïman avait, une fois pour toutes, nommé son serviteur et son ami.
-
-Achmet pacha Djemaleddine, tout licencié castillan qu'il fût devenu
-de la tête aux pieds, n'en demeurait pas moins seigneur osmanli du
-cœur à l'âme. Et, comme tel, songeait-il donc nuit et jour, sans pause
-ni trêve, aux bons moyens de parvenir d'abord en la présence du fier
-roi chevalier, du grand roi franc François, pour l'heure prisonnier
-du méchant et faux empereur don Carlos ... ensuite, y étant parvenu,
-aux bons moyens d'enlever ledit prisonnier hors de sa dite prison,
-et de le ramener triomphalement soit en terre franque, soit en terre
-turque, celle-ci comme celle-là tirant d'avance grande gloire d'être
-ainsi, pour le royal captif, terre de délivrance et de liberté à jamais
-recouvrée.
-
-Ayant à la fin songé son saoul, Achmet pacha,--de moins en moins pacha,
-de moins en moins Achmet, mais Lupa, et Alonzo, et don, et licencié,
-le tout de plus en plus, au fur et à mesure qu'approchait le temps de
-justifier la confiance du Sultan Magnifique, en brisant la geôle du Roi
-Chevalier, Achmet, ou plutôt don Alonzo, s'assura que le premier point
-était, à n'en pas douter, de se faire connaître de celui qu'il venait
-secourir et de gagner sa confiance. Ce point-là gagné, mille chemins
-s'ouvriraient sûrement dont l'un ou l'autre, _insh, Allah!_ (Dieu
-aidant!) serait le bon chemin pour le roi franc vers son royaume...
-
-Audience du roi François Ier; l'obtenir.--Telle fut donc désormais la
-préoccupation fervente et le constant souci du licencié don Alonzo,
-hôte du marquis don Pedro. Par l'entremise du marquis, c'eût été faveur
-tôt obtenue: don Pedro était homme de crédit autant qu'hôte de bon
-vouloir. Mais don Alonzo n'y songea pas le temps d'un seul éclair: car
-ne l'oubliez pas, messires et messeigneurs, don Alonzo, tout Alonzo
-qu'il parût, n'en demeurait pas moins Achmet pacha Djemaleddine, Chef
-tcherkess, Pirate, Amiral, et Ami de ce sublime Prince, Souléïman le
-Magnifique. Et noblesse oblige! De mémoire d'homme, pas un Tcherkess du
-sang Djemal, pas un _eddine_, qui vaut baron, pas un _pacha_, qui vaut
-marquis, et moins encore aucun ami du Padishah, qui vaut Khalife ou
-Vicaire de Dieu même, ne songea, fût-ce dans le pire délire, à trahir
-l'hospitalité. Et qu'eût-ce été de moins déshonorant, je vous prie, que
-mêler un noble Espagnol à une entreprise menée contre l'Espagne et qui
-ne pouvait couvrir que de honte et de méchef le roi même des Espagnes,
-le propre don Carlos, cinquième du nom?... qu'eût-ce été, que félonie,
-traîtrise, dol et vilenie? Achmet pacha fût mort mille fois et de mille
-morts mille fois infamantes, et tout son clan tcherkess fût mort par
-surcroît avec lui, avant qu'une telle ignominie eût traversé aucune
-cervelle cousine, fût-ce au dernier degré, de sa cervelle de chef.
-Non! pour arriver au Roi Chevalier, captif, il était certes d'autres
-voies que celle-ci: abuser de la loyale confiance d'un irréprochable
-gentilhomme, dont le seul malheur était d'appartenir à l'autre roi, au
-roi soi-disant empereur, et geôlier.
-
-Contraint pour lors de marcher par ces autres chemins, l'ami du
-Padishah sut en bon temps se souvenir qu'il est une clef magique, bonne
-pour toute serrure au monde, et qui, de tout temps et dans tous lieux,
-vint toujours à bout des huis les mieux barricadés: portes de harem,
-grilles de geôles, poternes de forteresses même. Cette clef, pareille
-au soleil, tant par la couleur que par l'éclat, Achmet pacha quittant
-Stamboul n'avait eu garde de ne s'en pas munir très abondamment; tant
-et tellement que don Alonzo, après des semaines à Madrid, n'en était
-point encore du tout dépourvu.
-
-Ce pourquoi la prison du roi franc s'ouvrit-elle sans trop d'efforts
-devant le pacha turc, plus licencié salamanquois en l'occurrence que
-jamais encore il n'avait été.
-
-
-Messires, messeigneurs, je manquerais à tous devoirs: devoir de
-chanteur qui sait chanter, devoir d'humble serf de Vos Hautes
-Excellences, et de serf sachant servir, si je négligeais de vous
-retracer ce capital épisode de ma merveilleuse histoire: cette première
-entrevue du roi François, Premier du nom, et du pacha Achmet, ami du
-Sultan Magnifique:
-
-
-Je vais donc tout vous dire, messeigneurs et messires, et dans tout le
-détail qui convient:
-
-Ce fut sous l'habit d'un très ignoble marmiton (et sa barbe vénérable y
-dut périr, rasée court), qu'Achmet, un soir favorisé d'Allah, parvint
-à remporter ce prélude de sa victoire, désormais imminente, sur le roi
-d'Espagne, et ce, dans la propre capitale de ce pauvre prince d'avance
-déconfit: dans Madrid, capitale de toutes les Espagnes.
-
-Remplaçant fort à propos un marmiton, lequel, mystérieusement, s'était
-trouvé malade à décourager la médecine entière, Achmet pacha... don
-Alonzo, veux-je dire!... bonnet blanc, sur le chef et plat d'argent
-sur les mains, entra dans la salle basse où le Roi franc, François de
-France, assis dans son fauteuil et son tabouret sous ses semelles,
-attendait que la valetaille de Castille lui voulût bien servir à dîner.
-
-Or, introduit, lui, tiers ou quatrième, devant Sa Majesté Très
-Chrétienne,--ainsi se surnomment eux-mêmes, tout pieusement, les
-rois du royaume de France!--le marmiton Lupa se souvint d'être, à
-son ordinaire, mieux qu'il ne paraissait pour l'instant, et d'avoir
-eu souvent au flanc un cimeterre peut-être aussi durement trempé que
-l'épée même qu'avait naguère brandie le roi captif, du temps qu'il
-était libre. Le marmiton Lupa, risquant fort négligemment l'équilibre
-du plat qu'il apportait, mit donc un poing sur sa hanche et considéra
-le Roi François, durant que, surpris un tantinet, le Roi François
-toisait le marmiton Lupa.
-
-Deux nobles hommes qui se regardent face à face et l'œil dans l'œil ont
-tôt fait de se prendre l'un à l'autre juste mesure, et de s'estimer
-pour ce qu'ils valent. Le Roi François, ayant regardé son marmiton, se
-leva, marcha et, comme par mégarde, jeta bas le plat d'argent que le
-marmiton portait. De quoi jaillit, comme eau de source, malédictions,
-menaces, injures et clameurs diverses que déversa sur Alonzo le chef
-cuisinier, très vilaine engeance que ses compagnons mêmes, les autres
-gâte-sauces de la geôle, réputaient mal embouché.
-
-Le Roi Très Chrétien, à l'oreille délicate, leva sans mot dire le
-lourd bâton qui lui tenait lieu d'épée et l'abattit sur le braillard,
-lequel, net assommé, se tut pour fort longtemps. Je dis bâton: car
-d'épée, le Roi Très Chrétien n'en avait point. Son estramaçon milanais,
-celui-là même dont l'avait armé chevalier, après l'étonnante victoire
-de Marignan, l'étonnant chevalier Bavard, réputé par tout chacun,
-Croyant ou Franc, sans peur et sans reproche ... son estramaçon, donc,
-son estramaçon de Roi Très Chrétien brillait maintenant au flanc du
-Roi Catholique... (ainsi se sont eux-mêmes surnommés les princes de
-Castille et d'Aragon, en des temps qu'on ne sait plus... Au fait?--le
-savez-vous pas mieux que moi, messires et messeigneurs?...)
-
-N'importe, au demeurant: il importe seulement que le bâton qui
-remplaçait l'épée caressa royalement l'échine du cuisinier butor. Et
-voilà, pour que celui-ci sût désormais de bonne science respecter tout
-ce qui est pacha, même sous l'habit de marmiton!...
-
-Tout de go, vous l'imaginez sans peine, le chef cuisinier quitta la
-place. Les marmitons l'allaient suivre, en corps, quand François, le
-Roi franc, ayant donné un second regard au marmiton dont l'apparence
-l'avait, d'abord et du premier coup d'œil, intrigué, étendit vers lui
-ce même bâton dont le chef cuisinier s'était naguère trouvé si mal;
-puis, parlant haut:
-
---Demeure!--dit-il.
-
-Et telle est la majesté des vrais princes,--vraiment sublimes,--telle
-est cette majesté unique, image de la majesté d'Allah même, qu'Achmet
-pacha Djemaleddine, entendant et voyant le verbe et le geste de
-François le Chevalier, Roi de France, crut voir et entendre le geste et
-le verbe de Souléïman le Magnifique, Padishah.
-
---Dis ton nom?--commandait le Roi.
-
-Achmet, d'un doigt, éprouva d'abord la promptitude de sa miséricorde à
-jaillir, si nécessité venait, du fourreau. Puis, la miséricorde étant
-bien comme elle devait être:
-
---Mon nom, sire Roi,--répondit-il, parlant, après avoir écouté, pour
-obéir, comme il se doit--mon nom n'est certes pas digne des trop nobles
-oreilles qui vont l'entendre! Mais, tout de même, ces oreilles-là,
-tout de bon franques, ont trop souffert depuis trop et trop de mois, à
-ouïr sans paix ni trêve, à ouïr à surdité les seuls noms,--chiens de
-noms! noms de chiens--de vos seuls geôliers, guichetiers, porte-clés
-et autres fieffés païens d'Espagnols! J'ose donc m'assurer qu'elles
-accueilleront bien ce nom mien, indigne, mais honorable ... puisque
-c'est le nom que porte le plus fidèle sujet d'un prince éternellement
-ami et perpétuellement allié du prince des Francs.
-
---Éternellement et perpétuellement?
-
-Le Roi, d'abord surpris, vite s'était pris à sourire.
-
---Je n'ai qu'un éternel ami, je n'ai qu'un perpétuel allié!... Compère,
-es-tu donc au Padishah?
-
---Par le Croissant!... Oui...
-
---_Evvet, Effendim!_--s'écrie joyeusement François de France, parlant
-turc.
-
-Il avait appris cette belle langue--la nôtre, messire!--lorsque
-Souléïman de Turquie avait lui même appris le français, avant de
-l'instituer langue officielle de l'empire d'Osman, de pair avec le
-turc,--ainsi qu'elle est restée depuis, et jusqu'à ce jour. Par de
-tels procédés rivalisent de courtoisie, pour la plus grande gloire
-du Créateur, deux princes tout de bon sublimes dont l'un ne peut
-souffrir que l'autre le dépasse en chevalerie! de quoi leurs peuples
-se trouvent fort bien, puisqu'ils en tirent paix, bons procédés
-réciproques, alliances, et facilités sans nombre, tant pour le commerce
-des marchands que pour les recherches des savants, la sécurité des
-voyageurs et la grandeur de l'un et de l'autre État, confiants dans la
-loyale assistance qu'ils sont prêts à se donner l'un à l'autre.
-
---Par le Croissant, oui!--avait donc dit Achmet pacha:--je suis au
-Padishah, sire Roi, et le Padishah m'a commandé de venir ici pour
-être à vous et vous tirer des mains du faux et félon empereur, votre
-ennemi. Pour le reste, quoique ce reste soit bien insignifiant, mon
-nom est Achmet Djemal, et la faveur du Padishah m'a fait Achmet pacha
-Djemaleddine.
-
---Par son Dieu et par mon Dieu, qui ne font qu'un seul et même
-Dieu!--s'écria le Roi franc,--tu dis mal, compère! et c'est moi qui
-vais dire en ta place: tu t'appelles Achmet Djemal, soit; mais la
-double faveur de tes deux maîtres et amis, le Padishah turc et le
-Roi franc, l'ont fait marquis Achmet pacha Djemaleddine! Fie-t'en
-maintenant à ton compère, moi, le Roi, pour que soient joints, à ce
-marquisat, des terres et des trésors qui ne le dépareront pas...
-Chut! chut! compère; point de génuflexions: on s'agenouille devant
-les princes, non devant les captifs... Debout donc, marquis! et
-parle. Çà?... tu me veux tirer d'ici et remettre en mon royaume de
-France?..... Montjoie! l'idée n'est pas mauvaise... Mais, par saint
-Denis, patron des Rois mes aïeux!... comment vas-tu t'y prendre?... Je
-te vois, certes, tel que tu es, puisque mon frère t'a choisi: solide
-janissaire et rude compagnon, subtil par surcroît autant que vaillant.
-Mais si j'en vaux moi-même cent, si tu en vaux toi seul mille, que
-pèserons-nous, ce néanmoins, contre les onze cents fois mille soldats
-du Roi Carlos, qui n'en a pas beaucoup moins, si je ne m'abuse?... Je
-serais sot de n'estimer pas ces gens-là aussi braves et bons guerriers
-qu'ils sont nombreux, puisqu'ils m'ont vaincu et pris, moi, le Roi, le
-Roi François de France!
-
-Debout, mais respectueux,--car le respect ne tient pas dans les genoux
-ployés, non plus que dans les mains jointes,--debout devant le Roi
-captif, qui croisait familièrement sa jambe droite, au bas de soie
-brodée, sur sa jambe gauche, au bas de soie crevée, Achmet pacha songea
-un temps; puis, se souvenant des augustes paroles dont l'avait jadis
-favorisé le Padishah,--près de remonter en caïque:
-
---Sire Roi,--commença-t-il,--grande est ma confusion lorsque vous
-poussez la raillerie jusqu'à me priser mille fois plus que je ne vaux.
-Mais, vaudrais-je dix mille fois davantage, et non seulement mille,
-que ma mission n'en serait pas mieux remplie et que vous n'en seriez
-pas plus libre. Quand mon auguste souverain, votre ami et allié, me
-fit l'honneur suprême de me dire ce qu'il m'a dit et de me confier ce
-qu'il m'a confié, j'ai objecté à Sa Hautesse ce qu'à moi-même vient
-d'objecter Votre Majesté. Et le Padishah s'est pris à rire, et moi,
-chétif, j'ai ri comme il riait. En vérité, il ne s'agit point ici
-d'une entreprise ordinaire. Ce ne sont en effet ni les soldats, ni
-les épées, ni les vaisseaux qui manquent à l'Islam; et, si n'importe
-quel champ de bataille s'offrait aux armées turques pour combattre les
-armées de l'Espagne, nous aurions tôt fait d'écrire, sur les étendards
-du Padishah, assez de victoires décisives pour que, promptement, Votre
-Majesté fût libre, et le roi Carlos captif. Mais ce champ de bataille,
-où le trouver? Mon auguste maître vainement l'a cherché; et c'est parce
-qu'il ne l'a pas trouvé que je suis ici, moi, chétif.
-
---Montjoie!--dit le Roi franc,--si mon frère le Grand Seigneur n'a pas
-trouvé, je ne chercherai pas. Pourtant, compère, te voilà dans Madrid
-et par l'ordre du Padishah. Qu'est-ce à dire? As-tu donc, pour venir
-à bout de ma délivrance, quelque autre moyen que celui que j'aperçois
-dans le fourreau de ton poignard?
-
---Sire Roi,--répliqua Achmet,--lorsqu'il s'agit de délivrer le plus
-noble chevalier de la chevalerie, les moyens manqueraient-ils que tout
-chevalier digne du nom viendrait bien à bout de les inventer. Quand la
-force est trop faible, la ruse y supplée; et je ne sache pas qu'elle
-soit à déshonneur.
-
---Par saint Denis! je ne sache pas non plus!--approuva le Roi.--Mais
-mon frère le Grand Seigneur aurait-il donc songé à me racheter et payer
-ma rançon? Compère marquis, cela, cette fois, serait déshonneur à moi:
-si pauvre que je sois, je n'accepte point que personne paie mes dettes,
-et pas même mon éternel ami, ni mon perpétuel allié!
-
---Sire Roi,--dit Achmet,--ni Sa Hautesse, ni moi-même, jamais n'aurions
-osé faire cette injure au Roi de France! Et, d'ailleurs, si j'avais
-été si butor que d'y songer, le Padishah m'eût vite rappelé qu'Allah
-tout seul, mon Dieu, votre Dieu aussi,--l'Unique,--est seul assez
-riche pour payer la rançon du Roi François Ier. Tout l'Islam, et toute
-la chrétienté et toute l'idolâtrie en surplus, ne seraient, dans la
-balance, que plume et Votre Majesté qu'or pur.
-
---Marquis,--dit le Roi,--tu parles, cette fois, trop bien... Mais, s'il
-en est ainsi, me voilà tout éberlué: ni fer, ni argent? Alors, quoi
-donc?
-
-Entendant ces paroles, messires, messeigneurs, qui fut fier? Je vous le
-laisse à deviner. Achmet cambra sa taille et pesa de son poing sur sa
-hanche:
-
---Sire Roi,--dit-il,--j'ai dit au Padishah les paroles mêmes que dans
-sa bonté me répète à l'instant même le Roi de France. Or, quand le
-Padishah entendit ma réponse et mon excuse, il me fit la grâce suprême
-de me répliquer: «Où le fer ne peut sortir du fourreau, où l'or n'est
-pas assez lourd pour le plateau de la balance, j'emploie mes serviteurs
-ou mes amis, qui font ce qu'il faut faire. Tu es, toi, mon serviteur et
-mon ami, ensemble. Va donc!» Sire Roi, je suis venu et me voici.
-
---Mais, que feras-tu?--insistait le Roi.
-
---Sais-je?--dit Achmet.--Je m'en rapporte à la sagesse de Celui qui
-permit naguère que le vainqueur de Marignan fut vaincu à Pavie.
-_Insh'Allah!_ l'épreuve ne peut être bien longue; et le vaincu de
-Pavie, sous peu, s'évadera de Madrid.
-
-
-Messires, messeigneurs, daignez permettre qu'ici le chanteur s'arrête
-et médite, son esprit tout étonné d'admiration... Daignez vous-mêmes
-méditer avec le chanteur,--votre serf!--sur ce grand enseignement d'un
-Roi captif et d'un pacha marmitonné... Considérez ce Roi franc, sage
-à ce point que ses peuples l'adorent; brave à ce point que les rois
-l'appellent le Chevalier des Rois; noble à ce point que les chevaliers
-l'appellent le Roi des Chevaliers!... Considérez ce pacha turc, chef
-tcherkess, marquis français, amiral, compagnon de l'Ordre sublime
-d'Ehrtogrul, et, qui mieux est, serviteur et ami du plus grand Padishah
-de tous les Padishah qui furent et de tous les Padishah qui seront...
-Les voilà donc face à face, le prince assis, le chef debout, qui se
-regardent et se réjouissent à se voir l'un l'autre bon visage; fiers
-tous deux: celui-ci, du maître qu'il sert, celui-là, du serviteur dont
-il est servi. Et tant de grandeur tient dans cette geôle étroite!
-Alentour, épées nues, hallebardes, mousquets, cuirasses. Les dalles
-des corridors résonnent au choc des crosses et des éperons. Officiers,
-geôliers, guichetiers, estafiers, veillent. Le péril est partout. Mais
-roi franc et pacha turc s'en soucient comme de leur premier ennemi
-abattu: car dangers, fatigues, souffrances, tortures même et la mort,
-rien n'existe pour ces hommes, l'un comme l'autre vraiment hommes, et
-vraiment sublimes l'un autant que l'autre; rien, dis-je! sauf leur
-honneur sans tache, leur vertu sans reproche et leur vaillance sans
-l'ombre d'une peur.
-
-
-Méditons et puis poursuivons, car voici qu'approche le plus beau du
-chant; oyez, messires, et messeigneurs!
-
-
---Sire Roi,--dit Achmet,--je rougirais à mourir si, parlant au Roi
-Chevalier, je mentais du quart d'un mot; et davantage encore si
-c'était, de ma part, simple et vil amour-propre. Le Roi m'a fait la
-grâce de me demander comment il sortirait de ce lieu? Je n'en sais
-rien, messire! Mais vous en sortirez, s'il plaît à Dieu. Je supplie
-seulement le Roi de me dire s'il répugnerait, le cas échéant, de
-devenir, comme me voilà, vil marmiton ou pauvre mendiant ... ou prêtre
-tonsuré ... voire porte-clé ou guichetier de sa propre geôle?
-
---Marquis,--fit le Roi, grave,--fors remettre en croix Notre-Seigneur
-Jésus... (c'est le doux Prophète Christ, messires, qu'ainsi nomment les
-Francs, lesquels croient qu'il est Fils de Dieu ... est-il pas vrai,
-messeigneurs?... alors que nous, gens d'Islam, Le croyons seulement
-Sa créature et la plus parfaite qu'Il fit jamais... Béni soit-Il!...)
-Marquis, fors remettre en croix Notre-Seigneur Jésus, je ferai, pour
-redevenir libre et Roi, tout.
-
---Il suffit!--dit Achmet, content.--Désormais, sire Roi, qu'Allah
-nous garde l'un et l'autre, vous, le maître, moi, le serf ... et
-daignez à présent m'accorder mon congé; je ferai, quant au reste, tout
-l'impossible: le possible devant toujours être déjà fait et d'avance.
-
---Béni sois-tu, marquis!--cria le Roi joyeux.--Montjoie Saint-Denis!
-(tel était, messires, le cri de guerre des vrais Rois francs, des
-Rois du royaume de France...) Montjoie Saint-Denis! tu es bien celui
-que j'espérais et escomptais, tant d'après ta mine que d'après les
-sentiments que t'a marqués ton maître, mon compère et frère germain,
-le Magnifique Grand Seigneur!... (c'est le nom que les Francs ont
-souvent donné, par amitié, estime et respect, à nos Padishah...) Vive
-Dieu!--continuait François,--je loue mon compère et frère de t'avoir
-nommé son serviteur, préférablement à tant d'autres fiers hommes qui le
-servent; et je le loue davantage de t'avoir élu pour ami... A présent,
-Dieu m'écoute! car je vais prêter devant Lui serment, et serment
-royal... Mais d'abord, marquis, écoute, et réponds-moi: j'aime ton
-maître; et je t'aime aussi, toi qui l'aimes, lui, comme tu l'aimes.
-Tu me plais donc fort. Me veux-tu pour deuxième compère et compagnon,
-tel que le Padishah t'est déjà? À trois amis tels que nous, unis comme
-trois doigts d'une seule main, l'Empereur, mon gardien de geôle, aura
-mauvais jeu; et nul doute qu'il ne trouve bientôt cage vide et faucon
-envolé!
-
-Achmet s'agenouilla:
-
---Allah!--dit-il, acceptant et approuvant tant qu'il pouvait.--Sire
-Roi, je vous ai écouté comme jadis j'écoutais mon autre maître le
-Padishah, Commandeur de la Foi: pour obéir! Au demeurant, compère Roi,
-si je te plais, par le Croissant! tu me plais davantage! Je suis donc
-tien, dès ce jour-ci, des pieds à la tête et du cœur à l'âme. L'Unique
-m'est témoin! Et je réponds devant Lui pour ma parole! et ma race
-répond entière avec moi!
-
---Amen!--conclut le pieux Roi, parlant comme parlent les prêtres francs
-dans leurs mosquées qu'ils nomment églises.--Ce que tu me donnes,
-compère pacha, je le prends de tout cœur: dès ce jour donc, tu es mien.
-Et maintenant à mon tour. Voici mon serment de Roi: marquis, j'appelle
-à témoin Celui qui peut tout; puisse-t-il me foudroyer de sa plus
-foudroyante foudre, si, dès qu'à ton bras j'aurai repassé ces Pyrénées
-du diable, mon présent cauchemar, tu n'es pas doté du plus beau, du
-plus riche et du plus illustre de mes marquisats, n'importe comme il
-sera vacant, par mort, déchéance, rachat, voire bon plaisir! J'ajoute à
-cela, j'en jure la Sainte-Croix de Jésus--celui-là c'est toujours notre
-doux Prophète, messires, béni soit-il!--j'ajoute à cela que ton premier
-souhait qui viendra jusqu'aux oreilles de ton compère et ami, moi, le
-Roi, nous te l'accordons, d'ores et déjà, et d'avance. Le tout, foi
-d'homme, de chevalier, de prince et de Français!
-
-Achmet, à genoux, ne s'était pas relevé.
-
---_Mash'Allah!_--cria-t-il.--Quand donne le prince, quel sujet
-refuserait? Sire Roi, merci! j'étais votre homme, me voilà votre féal
-et votre vassal. Compère le Roi, j'étais ton ami, me voilà ton obligé
-et débiteur. Dette n'est pas lourde, de brave homme à brave homme!
-Mais, puisque légère, souffre que je t'en charge à mon tour, comme tu
-m'en as chargé. Mon premier souhait, celui-là même que tu m'accordas
-sans le connaître, le voici: Puisse l'Unique permettre que je meure un
-jour, avec l'agrément de mon autre et premier maître, en te servant,
-toi, mon maître second! Pour le surplus de la besogne, Allah aide!
-
-Hors la chambre royale, des pas sonnèrent, des armes aussi. Achmet
-pacha, soudain debout, redevint le licencié don Alonso Lupa... non!
-qu'ai-je dit? redevint marmiton; et remit sur son chef le bonnet des
-gâte-sauce.
-
-La porte s'ouvrait:
-
---Mille ans de prospérité sur votre clémente Majesté! Puisque le roi
-François a daigné pardonner, à son butor de marmiton, la plus grossière
-des butordises, ledit marmiton butor, jusqu'à son dernier souffle,
-priera Dieu pour qu'il assiste puissamment le roi François dans tout
-ses projets et entreprises et principalement dans celle qu'il médite en
-cet instant même!
-
-Ainsi cria, feignant un servile enthousiasme, le faux marmiton, faux
-licencié, mais vrai pacha. Ce disant, il mentait si peu que le roi de
-France, dévotement, se signa à la mode chrétienne, avant de répondre, à
-la mode chrétienne aussi et bien dévotement:
-
---Ainsi soit-il! Compère, tu crains Dieu: cela pour moi te parachève.
-
-Il parlait à voix fort basse; la porte déjà s'était ouverte et quatre
-gens d'armes de Castille, tout habillés de fer, pénétraient dans la
-prison royale.
-
-Tel était l'ordre du Roi soi-disant Empereur don Carlos: le Roi franc,
-son prisonnier, lorsqu'il dînait ou soupait, avait bien la faveur
-d'un couteau qui n'était pas d'argent; mais, tout le temps qu'il s'en
-servait, quatre gardes veillaient, l'épée nue, sur ce prisonnier
-redoutable dont le couteau à lame ronde, qui sait! était peut-être bien
-capable de crever cuirasses, casques, poitrines!... les Espagnols, au
-moins, le croyaient ainsi!... et redoutaient que ce couteau à lame
-ronde put ainsi frayer passage à l'auguste captif, de Madrid jusqu'aux
-montagnes neigeuses qu'on nomme Pyrénées, et de ces montagnes-là
-jusqu'au Louvre de Paris, tant regretté du Roi de France!...
-
-Les gens d'armes étaient entrés. Achmet se ploya devant le roi, son
-front dans la poussière:
-
---Sire,--dit-il,--me retiré-je?
-
-François de France inclina le front:
-
---Nous t'octroyons congé,--dit-il;--va!
-
-Et tandis qu'il se retirait, Achmet pacha, toujours incertain, et
-nullement rassuré, songeait de plus belle, et non sans force hochements
-de tête:
-
---Il n'empêche que je n'en sais pas plus long que naguère, sur le
-moyen de changer ce bon roi captif en bon roi libre. Par Allah! quel
-chemin vais-je imaginer pour aller de cette ville de Madrid où je suis,
-jusqu'en cette ville de Paris où je voudrais être, mais où je risque de
-ne point arriver de si tôt?...
-
-
-Ainsi donc vous le voyez, messires et messeigneurs: Achmet pacha ne
-savait encore nullement comment il viendrait à bout de sa tâche.--Tâche
-géante, je supplie vos Hautes Excellences d'y songer: le bon Roi franc
-était enfermé dans une salle toute peuplée d'épées nues; cette salle,
-aux murs pareils à des remparts, gisait au plus profond d'un château
-plus fermé, plus crénelé, plus barricadé qu'une forteresse; ce château,
-bâti au milieu même de la plus grande cité des Espagnes, apparaissait
-tout de bon cerné par je ne sais combien de guerriers, de bourgeois
-et d'autres sujets du roi don Carlos, dont pas un qui ne fût ennemi
-juré de l'Islam et de l'Empire, et du royaume franc pareillement;
-cette grande ville est en outre bâtie juste au centre du royaume de
-Castille, lequel est situé juste au milieu des autres royaumes de
-toutes les Espagnes; des centaines et des centaines de lieues la
-séparent donc du royaume de la vraie France des Francs, seule terre
-d'asile pour celui qui en était le Roi et qui ne pouvait nulle part
-ailleurs retrouver liberté et puissance. Enfin, dernier obstacle, entre
-Espagne et France se dressent des montagnes tellement hautes, sauvages
-et glacées, que jamais la neige, qu'Iblis y jette par avalanches, ne
-peut y fondre et que, d'hiver en hiver, les voyageurs en passent les
-cols avec des fatigues si terribles, que nous, bonnes gens du Turkestan
-ou du Caucase, même en nous rappelant les pics et les chaos de notre
-enfance, ne pouvons nous figurer tant de rochers en tels tas, ni
-tant de glaces trop éternelles. Voilà ce que le héros Achmet pacha,
-soi-disant licencié, parfois même marmiton, mais toujours seul de sa
-race et de sa foi, dans Madrid, seul contre cent fois cent mille! avait
-à vaincre, surmonter, traverser ou dompter, pour se rendre digne tout à
-fait de la double et glorieuse confiance que ses deux sublimes princes
-et souverains, le Padishah Magnifique et le Roi Chevalier, lui avaient
-marquée, affirmée, confirmée et qu'il se jurait à soi-même de justifier
-entière, ou de mourir. Ainsi font les vrais seigneurs et nobles hommes
-quand ils servent leur prince, leur empire et leur Foi...
-
-
-Mais pourquoi le chanteur Abdullah, le chétif, chanterait-il à de
-nobles hommes comme ceux-ci que je vois, et tels que la caravane n'en
-connaît point d'autres, d'inutiles moralités, qu'eux tous pourraient, à
-meilleur droit, chanter à lui, tant indigne d'eux?
-
-Sans plus tarder, j'en viens donc à ce moyen qu'imagina Achmet pacha,
-pour délivrer François, le Roi franc... Ho!... j'ai mal dit: qu'Allah
-imagina en son lieu et pour lui, Allah l'Unique!... parce que trop
-difficile était cette imagination-là!... et parce que, là où les hommes
-ne peuvent plus, l'Unique peut encore, et toujours!... et que jamais
-Il n'abandonne celles d'entre ses créatures qui s'en remettent à Lui
-de toutes leurs trop surhumaines affaires!... _La illah il Allah!_
-messires et messeigneurs! il n'est qu'un Dieu, Lui, l'Unique!
-
-Or, un soir de cet hiver, la plus mal famée des _posadas_ tout à
-fait ignobles de Madrid,--_posada_, dans le patois de ces grossiers,
-est dit pour _han_ ou auberge...--la plus vilaine, donc, des plus
-vilaines posadas de là-bas assemblait la plus laide des plus laides
-bandes malandrines que vous pouvez imaginer.--Comme juste, rien en
-cette posada ne pouvait advenir dont personne s'étonnât jamais, sauf
-ceci: qu'un homme de bien se hasardât à salir ses semelles en pareille
-caverne.--Le soir que je vous dis, un cavalier de la plus haute mine
-entra cependant tout à coup dans la posada, et s'assit, tranquille et
-superbe à la fois, au milieu des cinquante ou soixante coupe-jarrets
-qui étaient là, buvant, bavardant et se divertissant ... je veux dire:
-s'enivrant, blasphémant et s'entrevolant leurs écus par le moyen de
-maintes sortes de jeux fripons, tels que dés, osselets, tarots, que
-sais-je!... Et voilà pour la compagnie qui emplissait la posada!
-compagnie bien faite pour déplaire aux délicats de la caravane. Et
-voici pour le cavalier qui troubla cette compagnie, de laquelle il
-différait, en vérité, comme l'eau du feu: c'était un gentilhomme tel
-que les plus sots n'auraient pu se tromper, au reste, sur sa qualité;
-un seigneur même, et très magnifique, quant à la taille et quant à
-l'habit: grand, large, fort, vêtu tout d'or, de soie et de pierreries,
-le tout bien visible, quoique bien enveloppé d'une cape très ample,
-qui le couvrait du collet aux éperons; quant à ses armes, elles
-crevèrent, si j'ose dire, tout de suite l'œil de tout chacun: car,
-sitôt assis, le nouveau venu dégrafa son buffle et détacha d'abord une
-longue épée italienne qu'il posa sur la table; puis deux paires des
-meilleurs pistolets qu'on fît en ce temps-là; enfin une miséricorde
-d'acier bleu, si niellée, gravée, dorée, que, certes, Tolède ni Damas
-n'avaient trempé cette miséricorde-là, dont les armuriers de Perse[7]
-seuls avaient pu fabriquer la lame: lame plus dangereuse encore que
-splendide: le cavalier, négligemment, en fournit la preuve, car, ayant
-dégainé, comme afin d'en éprouver du doigt le tranchant, il ficha la
-pointe dans le bois de la table, à travers deux ou trois écus d'argent
-qu'il avait empilés, et que la miséricorde perça tous ensemble d'un
-coup, comme si c'eût été galettes au beurre.
-
-Il y avait eu grogneries lors de l'entrée du gentilhomme si bien armé.
-Les grogneries se turent tout net, sitôt la miséricorde plantée dans la
-table à travers les écus.
-
-Le robuste seigneur n'en tira pourtant nul avantage. Au contraire, il
-commença de sourire très gracieusement, rejeta sa cape en arrière, prit
-ses aises sur l'escabeau qu'il avait choisi et, tout à coup, pour le
-plus grand étonnement de tout le monde, il abattit un poing vigoureux
-sur la table et, toussant avec fracas, il apostropha l'assistance du
-ton le plus cordial, quoique brusquement:
-
---Compagnons!--dit-il... (et sa voix sonore usait d'un espagnol
-parfait, mais prononcé plus doux que ne font ces gens, rudes en toutes
-choses...), compagnons! à me voir passer sans façons votre porte, force
-bons lurons d'entre vous s'étonnèrent: qu'ils s'assurent en pleine
-quiétude sur mes intentions; elles sont honnêtes, par ma foi!--Je viens
-chez vous rendre à qui je le dois ce qui n'est pas mien: cette bourse!
-
-Et, dans sa main, dansa un sac ventru où tintait de l'or.
-
---Voici quelque cent carolus... (les carolus étaient les écus que
-frappait le Roi don Carlos d'Espagne...) ils sont à vous: car deux
-douzaines des vôtres m'ont demandé l'aumône, voilà quinze ou vingt
-jours, sur la plazza Mayor, le soir de la Saint-Eloi ... et moi,
-stupide, je n'ai pas compris la demande; en sorte qu'au lieu d'y
-souscrire, comme j'aurais dû ... comme je regrette de n'avoir fait ...
-j'ai sottement tiré cette dague-ci du fourreau et tué dix ou quinze
-des quémandeurs ... paix sur eux! Pardonnez, messires, au brutal et ne
-refusez pas les excuses qu'il vous offre... Regardez-les plutôt: elles
-sont bonnes catholiques, et vous y pouvez voir, luisante, sonnante et
-trébuchante, l'effigie de Sa Majesté d'Espagne...
-
-Lestement lancée au milieu de la laide séquelle, la bourse aux carolus
-ne toucha même pas terre; cinquante griffes noires l'agrippèrent au
-vol et la déchiquetèrent; en un clin d'œil, contenant, contenu, tout
-s'évanouit; à telles enseignes que, des cent carolus annoncés, pas un
-ne montra sa couleur.
-
---Mort diable!--jura le si généreux tueur de tire-laines,--que voilà
-de fidèles sujets de l'Empereur et Roi, notre maître!... et que j'aime
-ce brave empressement à recueillir et préserver si bien les nobles
-effigies de Sa Majesté catholique, par Elle-même frappées dans cet
-or étincelant! Sangdieu! ce ne sont point de honteux ducats comme
-ceux-ci qui recevraient, j'ose le dire, pareil accueil d'aussi bons
-Espagnols!...
-
-Il avait pris, toujours dans sa ceinture, une deuxième bourse tout
-aussi gonflée que la première, mais non pas de pareille monnaie. Il
-s'en expliqua sur-le-champ, parlant clair, tandis qu'à son tour le
-nouveau sac dansait dans sa large main:
-
---... Car ces laides images, qui salissent l'or de ces monnaies
-malsonnantes, sont images de rois français soi-disant Très Chrétiens:
-du défunt Roi Louis, en cercueil; du vivant Roi François, en cage ...
-viles richesses que celles-ci, et qui vont être fièrement dédaignées en
-si bon lieu, j'imagine!...
-
-Et le harangueur, comme il avait jeté le sac des carolus d'Espagne,
-jeta le sac des louis de France.
-
-Or, il advint cette chose extraordinaire: que les louis disparurent
-avant d'avoir chu, et tout justement aussi vite qu'avaient disparu les
-carolus!
-
---Tudieu!--jura de plus belle l'étrange cavalier cousu d'or,--voilà,
-d'honneur, que je n'y comprends plus rien!... Qu'est-ce à dire? nous
-aurions donc, ici, parmi nos superbes hidalgos d'Espagne, quelques
-laides engeances de France?
-
-Il médita, tout éberlué, ou feignant de l'être, et feignant si bien,
-que vous-mêmes, messires et messeigneurs, subtils comme je vous vois,
-n'auriez pu décider s'il feignait ou ne feignait pas. Habile homme,
-convenez-en, que cet étrange seigneur! étrange par sa richesse toute
-magnifique, et plus étrange encore par la façon dont il semait ses
-trésors comme sésame ou blé noir! Or, tout à coup, s'étant frappé le
-front, il chercha une fois de plus aux plis de sa ceinture et, une
-fois de plus, en tira un sac aussi glorieusement pansu que les deux
-premiers, mais, tout de même, fort différent de l'un comme de l'autre
-par l'essentielle substance qui arrondissait si glorieusement sa
-panse... Et celui qui le tenait ne faisait que le supporter à bout de
-bras, à bout de doigts, et tant loin de soi qu'il pouvait... On eût dit
-que c'était là, non sac d'écus, mais sac d'ordures bien puantes....
-
---Tripes, cornes, fourches!--cria-t-il à tue-tête et, cette fois,
-n'appelant plus à témoin l'Unique, mais bien le Maudit:--Sabots,
-griffes, queues!... Ça, mes maîtres... Rois Catholiques et Rois Très
-chrétiens, cela peut, à la rigueur, faire ménage ensemble, soit!...
-Mais, cela, qui est la Croix, votre Croix, que peut-elle faire avec
-ceci, qui est le Croissant?... oui! le Croissant d'Islam!...
-
-Et ceci, qui était le troisième, sac, l'étrange seigneur le laissa
-choir avec dégoût, plutôt qu'il ne le jeta comme il avait jeté les
-précédents.
-
-Sur quoi, voici la chose qui advint: le troisième sac était vieux;
-l'étoffe usée creva, avant que personne y eût touché; des pièces d'or
-s'en échappèrent; et on les put voir bien clairement, d'autant qu'elles
-tombaient celles-ci pile et celles-là face; et que, d'effigie, face ni
-pile n'en montraient... Vous devinez pourquoi, messires: c'est que ces
-pièces-là étaient monnaies non d'infidèles, mais de Croyants; c'est que
-le prince qui les frappait, pur d'idolâtrie comme de vanité, obéissait
-à la Loi, qui interdit aux hommes d'Islam de jamais tailler images
-d'hommes, car cela est vanité, non plus qu'images de Dieu, car cela est
-idolâtrie; c'est enfin que ce prince, pieux entre les plus pieux, et
-qui ne timbrait son or que d'un sceau,--du sceau de Salomon, du sceau
-deux fois triangulaire!--C'est que ce prince s'appelait Souléïman le
-Magnifique; et que son envoyé, c'est-à-dire le seigneur mystérieux, si
-brave, si noble, si riche et si beau, s'appelait Achmet... Oui, Achmet
-pacha Djemaleddine!... qui, pour une heure, avait ainsi cessé d'être
-don Alonzo Lupa...
-
-Oui dà! comme j'ai dit!... Et ce furent cent doublons turcs, cent
-souléïmaniehs d'or pur qui ruisselèrent sur le sale pavé de l'ignoble
-posada ... justement de même que si les vitres crasseuses de la seule
-lucarne du lieu eussent laissé passer tous ensemble cent rayons de
-soleil! Car les souléïmaniehs, au rebours des écus de France et des
-carolus de Castille,--le sac éclaté en fut la cause,--n'avaient point
-été escamotés par les vide-goussets avant que d'avoir touché terre. Au
-contraire! et ce fut éblouissement d'or dans la geôle. Cinquante fois
-au moins, le sceau des Fils d'Osman étincela, là où n'avait pas brillé
-la noble face franque du Roi François, non plus que la froide face
-flamande du roi don Carlos, soi-disant Empereur!
-
-Malgré quoi, messires, et malgré quoi, messeigneurs,--et voilà
-peut-être le plus extravagant, le plus fabuleux de l'aventure!--les
-doubles livres de Turquie s'évaporèrent comme avaient fait les louis
-français et les carolus d'Espagne. Je ne mens point: s'évaporèrent,
-tout turcs et mahométans qu'ils étaient, entre ces cent paires de
-mains évidemment chrétiennes, pourtant; probablement aragonaises,
-navarraises, andalouses ou castillanes; ennemies, par conséquent,
-jusqu'à mort et jusqu'à géhenne, de tout ce qui était Islam, Turquie,
-Padishah, Coran, bien plus encore que de tout ce qui pouvait être
-peuple de France, Roi Très Chrétien et autres choses vraiment franques.
-De quoi le gentilhomme à la miséricorde persane, aux écus panachés et
-à la fantastique hardiesse, Achmet pacha Djemaleddine, pour lui rendre
-définitivement son vrai nom, feignit encore une stupeur totale, mais
-courte; car, tout aûssitôt, reprenant son calme oriental, voire une
-joyeuse gaieté:
-
---Ah!--dit-il, bouffonnant un brin,--je me trompais tout à l'heure:
-voilà bien, comme j'avais dit, de très bons sujets d'un très grand Roi;
-mais ce Roi-là n'est pas le Roi don Carlos!... ni le Roi François de
-France, à dire vrai ... ni même le Pasdishah, mon auguste maître!--Car
-Turc je suis, messires ... j'aime autant le proclamer!--Oui, Turc en
-vérité! Et cela, d'ailleurs, vous est bien égal!... j'en répondrais par
-Allah!... Cela vous est magnifiquement égal, compagnons!... Est-ce pas
-vrai?... Attendu que le si grand Souverain que, si fidèlement, vous
-servez tous, n'est autre que Sa Majesté Archiroyale et Surimpériale,
-l'Or!... sous toutes ses faces, formes, apparences ... qu'il soit
-livre, sol, doublon, quadruple, pièce de quatre, pièce de huit ...
-pistole, écu, ducat, ducaton ... et n'importe le coin dont les autres
-Rois, ses vassaux, aient ou n'aient pas encore osé le frapper à leur
-marque, ou monnaie ou lingot ... et qu'on le nomme souléïmanieh,
-louis, jacobus, carolus!--J'ai dit vrai: vous vous taisez!--Et
-c'est d'ailleurs bien. J'y souscris,--et j'en profite.--Toutefois,
-compagnons, sachez ceci: de ce souverain-là, votre Roi, je suis,
-moi, grand-vizir et premier ministre! Vous en doutez? Que non pas!
-Tâtez plutôt, au fond de vos poches, mes bonnes lettres de créances,
-dont pas une n'a sonné faux!--Vous n'en doutez plus! voilà qui est
-bien...--Compagnons! vous me voyez ici tellement riche que j'ignore la
-somme de mes richesses!... et tant de fois seigneur que je n'ai jamais
-su le compte de mes duchés, marquisats, comtés, baronnies!... le tout
-bien hérité, acquis, octroyé ou gagné, gagné à la guerre! bref, mien
-de bon droit; droit de naissance ou droit d'achat ... ou de plaisir du
-Prince ... ou--droit, de tous, le meilleur: droit du plus fort...
-
-«Mieux, compagnons! si riche que je sois, vous me voyez puissant
-davantage. Et les quinze d'entre vous dont les cadavres ont jonché la
-plazza Mayor, le jour que vous m'avez attaqué, moi seul, et désarmé,
-vous, vingt-cinq ou trente que vous étiez, et tout hérissés d'épées,
-de dagues, de mousquets et de pistolets,--ces quinze cadavres, s'ils
-revenaient de l'enfer, vous pourraient enseigner que toute entreprise
-que je mène est une victoire et que toute entreprise que je combats est
-une déroute. Cela dit, j'ai tout dit, mes maîtres. Et, sur ce, laissons
-le passé mort, et parlons du présent, vivant:--Me voici! et je suis
-ici pour vous offrir de devenir comme je suis déjà, moi, riches à tout
-jamais.--Il vous suffira, pour cela, de m'accompagner une seule fois,
-et de livrer avec moi une seule de ces batailles que je ne sais pas
-perdre ... laquelle bataille vous fera, sans doute, traîtres, félons,
-sacrilèges et condamnés d'avance à toutes les sortes de tortures et
-de supplices dont on use en Castille, mais auxquels vous échapperez,
-j'en jure par l'épée que voici!... (il la fit jaillir du fourreau...)
-auxquels, dis-je, vous échapperez pour demeurer sains, saufs et libres
-comme vous êtes ... et pour devenir riches comme vous n'êtes pas ...
-c'est-à-dire, comme vous n'êtes pas encore...
-
-«Oh! l'or ne se gagne pas les bras croisés; et tous ceux qui
-m'accompagneront demain m'accompagneront plus loin que le
-Mançanarès!... Car c'est plus loin que j'irai!... En outre, là où
-j'irai, j'irai à cheval, salade en tête, cuirasse sur le bréchet,
-estocade au flanc, et pistolets aux fontes; les coups pleuvront! car
-l'on se battra un contre un si l'on peut, un contre deux s'il faut, un
-contre quatre si je préfère, un contre dix si je commande! sans trêve,
-ni merci, sans peur, et à mort! Toutefois, quand je parle de mort, je
-ne pense, il va de soi, qu'à la mort de l'ennemi: ceux qui me voient
-l'épée au clair ne me revoient jamais l'épée au fourreau, s'ils ont eu
-la sottise de me voir face à face: j'en atteste l'épée que voici!... et
-ceux que je défends, la Mort en a peur! Qu'on se le dise!... A présent,
-j'ai tout expliqué, et n'ai plus qu'à finir.--Compagnons! à ma droite,
-ici! tous ceux qui me veulent obéir, et m'acceptent pour maître! et à
-ma gauche, ceux qui ne veulent pas... (Il fit une pause et se prit à
-rire.) Ceux qui ne veulent pas?... Allah! tant pis pour eux, s'il s'en
-trouve, ils sont assurément bien libres de refuser ce que j'offre, et
-de sortir d'ici pour rentrer tout droit chez eux ... s'ils peuvent!...
-car, pourront-ils?... Je suis bien libre, moi, de veiller sur mon
-secret et d'empêcher qu'il coure les rues... Et, bien certainement,
-j'empêcherai!--Sus donc, mes maîtres! Debout!... et, ceux qui veulent,
-ici!... où je pose mon épée!... et ceux qui ne veulent pas, là!... où
-je pique mon poignard! Mon poignard pique bien: bon conseil à tout le
-monde.
-
-
-
-Messires et messeigneurs, voici peut-être qui est beaucoup moins
-extravagant que tout le reste; voici peut-être même qui ne surprendra
-personne de ce noble auditoire: il y avait cinquante bandits dans
-la salle de la posada; cinquante ... ou, même, davantage, soixante
-peut-être! ou quatre-vingts. Allah le sait mieux que moi, et Lui
-seul!... Toutefois, de tous ces bandits-là, à ne pas vouloir ce que
-voulait Achmet pacha Djemaleddine, il n'y eut personne.--Non! pas un
-malandrin, sur cent ou cent vingt qu'ils étaient.--Tous obéirent. Tous
-se vendirent à Achmet, comme ils auraient fait à Satan.
-
-
-
-Holà!... est-ce pas le premier coq qui chante?... l'aube est-elle
-donc si proche? Abdallah, chanteur chétif, si ton heure approche si
-vite, à toi de hâter le chant!... Et, pour ne rien taire d'essentiel,
-passe, passe vite, et très vite et plus vite encore, sur toute partie,
-sur tout morceau, sur tout détail de la Merveilleuse Histoire dont
-l'omission n'enfoncera pas dans les fines et subtiles oreilles qui
-t'écoutent une cire par trop épaisse, laquelle serait obstacle à
-l'entendement facile de la dite Histoire Merveilleuse, si profitable à
-tout bon et pieux auditeur, tant par la splendeur des gestes héroïques
-que je célèbre que par la moralité irréprochable qu'on en peut tirer
-... moralité très orthodoxe, messires et messeigneurs, selon notre
-Coran comme selon votre Livre. Croyants et Francs ne peuvent ici que
-fortifier leur foi, et leur vertu, et leur courage.
-
-... Oui dà!... c'était bien le chant du premier coq ... et voici le
-chant du second!... Hâte! hâte!...
-
-
-L'hiver espagnol, mesures, est un hiver bien rude. Est-il pas vrai,
-d'autre part, messeigneurs,--et je crois certes l'avoir chanté,--que
-toutes ces glorieuses aventures se déroulaient vers la fin du dernier
-mois de votre année franque, du mois de décembre, pour le nommer comme
-vous faites? A l'époque donc où les Francs célèbrent leur grande fête
-de Noël, laquelle s'achève, justement comme notre saint Ramazan, par
-une belle et fervente prière nocturne, dite _messe de minuit_. Ainsi,
-comme nous-mêmes faisons le dernier jour du Ramazan, les Francs passent
-en oraisons, dans leurs plus solennelles églises, la vingt-quatrième
-nuit de leur décembre. Or, tout grossiers et brutaux que sont les
-gens de Castille, ils ne laissent pas que d'être fort pieux, et de
-fidèlement observer les rites chrétiens le jour et la nuit de Noël. Le
-Roi don Carlos, soi-disant Empereur, ne pouvait donc manquer d'aller
-prier, dès la nuit close, dans sa chapelle particulière; ce qu'il fit,
-en effet. Cette chapelle était, comme juste, enclose dans le palais.
-
-Ce palais, l'Histoire Merveilleuse l'affirme et plusieurs savants
-voyageurs me l'ont confirmé, est tout proche d'une rue de Madrid que
-les gens du lieu nomment Calle Atossa; ainsi, pour aller de la chapelle
-du Roi don Carlos de Castille à la geôle du Roi François de France, il
-y avait à peine à marcher cent pas. J'ai chanté tout cela, seulement
-afin que ceux qui m'écoutent dans ce han d'Anatolie puissent comprendre
-et même voir, comme de leurs yeux, tout ce que, maintenant, je vais
-chanter ... ni plus ni moins clairement que s'ils étaient à Madrid, et
-sur ce chemin même qui, cette nuit de Noël, joignait l'un à l'autre les
-deux logis royaux, celui du Roi captif à celui du Roi geôlier.
-
-
-
-Or donc, la Noël de cette année-là commença comme elle devait
-commencer; rien d'imprévu n'arriva d'abord, et, chaque événement se
-déroula comme il devait.
-
-Vers la dixième heure--dixième heure à la franque--le Roi soi-disant
-Empereur soupa dans la salle basse et quelques gentilshommes, de ses
-plus intimes, soupèrent avec lui.
-
-Une heure plus tard, il se leva de table, sortit de la salle basse,
-s'en fut dans son cabinet aux habillements, changea son pourpoint, d'or
-brodé de pierreries, pour un autre, tout de velours noir, dégrafa sa
-ceinture et ses colliers, quitta son épée, sa dague, son gantelet,--le
-tout par modestie: ainsi faisait-on, au temps d'alors, et fort
-pieusement, avant d'aller prier l'Unique!--enfin, mit un manteau, noir
-aussi, un feutre sans plume, et s'achemina vers sa chapelle, laquelle
-était à l'autre bout du palais; il fallait, pour y arriver, traverser
-deux cours à cloître, une galerie de miroirs, la salle du trône, une
-galerie d'armes, une salle dite salle aux tapis, et, au bout d'un
-dernier corridor, l'antichambre des prêtres, que les Francs nomment
-sacristie. Sitôt prêt, le Roi se mit en route et les gentilshommes de
-son souper, au nombre de onze, l'accompagnèrent, tous eux-mêmes vêtus
-de noir, et tous sans épée ni dague, comme était leur prince.
-
-Marchant à pas pressés, le Roi des Espagnes, ses gentilshommes
-toujours le suivant, traversa donc cours, galeries, salle du trône;
-et puis, traversa cette salle aux tapis que j'ai dite. Or, il n'y
-avait justement point de tapis dans celle salle-là: car les tapis
-n'en étaient pas encore tissés. En place, on avait mis de très grands
-tableaux, peints exprès pour servir de modèles aux brodeurs de laine,
-qui les devaient copier exactement. Ces tableaux-là, toutefois,
-n'étaient pas, comme devaient être plus tard les tapis, appuyés et
-tendus contre les murs de la salle, à toucher ces murs, non! pour la
-commodité des valets et des ouvriers, lesquels préparaient les murs
-pour la tenture qu'on commençait de mettre aux métiers, les tableaux
-étaient seulement dressés contre supports de bois, et écartés de la
-muraille assez pour qu'on pût passer entre celle-ci et ceux-là, tout
-à l'aise. Il n'importe d'ailleurs guère, évidemment, puisque je vois
-plusieurs des nobles voyageurs de la caravane hausser les épaules à cet
-excès d'explications.... J'ai tort, certes, et je chante trop lent!...
-Hâte! hâte!
-
-Don Carlos de Castille, cinquième du nom, traversa donc la salle aux
-tapis, d'une porte à l'autre porte. Passant devant l'un des tableaux,
-qui figurait le combat de deux femmes guerrières, dont l'une terrassait
-l'autre, déjà blessée et près d'être achevée, le Roi, s'en allant,
-et ne songeant à rien, leva, par hasard, les yeux sur le tableau ...
-et son regard vivant rencontra le regard peint par le peintre dans
-les yeux de la femme vaincue; lesquels yeux, écarquillés de rage, de
-désespoir et de peur, étaient si habilement imités qu'ils semblaient
-vivre tout de bon, ni plus ni moins que les yeux des amateurs qui
-admiraient une telle peinture. Certes, le Roi don Carlos avait vu
-déjà ce tableau, et l'avait haut prisé, car c'était le chef-d'œuvre
-d'un artiste très illustre. Ce néanmoins, don Carlos le Cinquième--il
-me souvient tout à coup qu'on l'a surnommé Charles-Quint ..., me
-trompé-je, messeigneurs?...--Charles-Quint, donc, apercevant la
-toile peinte, s'arrêta net, l'œil fixe et déliant. Et ce n'était pas
-précisément le tableau qu'il regardait, qu'il scrutait même, qu'il
-fouillait, de son regard de Prince, froid, brutal et profond, de son
-regard de Maître, accoutumé de percer, à travers le masque des yeux,
-l'âme des hommes sujets, et de la mettre à nu, et à vif... Non! ce que
-regardait Charles-Quint, le Roi soi-disant Empereur, c'étaient les yeux
-seuls, peints par le peintre[8], sur le tableau... oui, quelque bizarre
-que soit la chose: les yeux que j'ai dits tout à l'heure; les yeux de
-la femme vaincue, blessée et près d'être achevée!...
-
-Or, très véritablement, le Roi regarda ces yeux-là, et songea,--le
-temps de deux éclairs... Ho! messires et messeigneurs ... dirai-je
-toute la vérité?... Dirai-je que le Roi don Carlos avait cru voir
-... folie! fantasmagorie!... avait cru voir, sous ses yeux, s'animer
-tout d'un coup, et vivre, et vibrer, et flamboyer, les yeux peints
-sur la toile? oui, ces yeux fabriqués de main d'homme, ces yeux faits
-d'huile et de couleurs broyées.... Non, non! je n'oserai pas dire
-pareille chose. Je me tairai. D'autant que le Roi Charles-Quint, ayant
-bien regardé, songea ... puis, haussant les épaules, s'en fut. Et,
-pareillement, ses gentilshommes s'étant arrêtés, ayant cherché à voir
-ce que voyait leur Maître, et n'ayant rien vu ... haussèrent, comme
-lui, les épaules ... et comme lui, s'en furent, le suivant pas à pas,
-toujours. La sacristie, puis la chapelle, s'ouvrirent. Les prêtres
-saluèrent le Maître qui entrait d'un salut,--du même salut dont ils
-saluèrent ensuite l'Unique ... et la messe de minuit commença...
-
-
-Alors, du même coup, d'autres événements, moins prévus que ceux-là,
-commencèrent...
-
-
-
-La messe de minuit, chez les Nazaréens, se chante fort
-solennellement... Est-il pas vrai, messeigneurs? Le rite en est aussi
-minutieux que magnifique... Messires, messeigneurs! ne croyez pas ici
-que le chétif, votre serf, chante pour flatter!... Non: ce qu'Abdullah
-chante, son cœur et sa conscience le chantent avec sa bouche... Et
-tous ces chants font un seul chant, qui est le chant de la vérité!...
-La messe franque de minuit, croyez-m'en donc! est à la fois superbe
-et complexe; si bien que, seuls, des prêtres habiles et experts, de
-longue date endurcis à leur culte ... bref, de ceux qui savent, comme
-nous autres disons pour rire, ne prendre point _harem_ pour _djami_
-ni _mihrab_ pour _member_ ... sont capables de la bien chanter,
-psalmodier, et réciter, du premier au dernier mot, sans erreur ni
-oubli!... Car, tout de bon, cette prière chrétienne, je vous l'atteste,
-est plus longue et plus difficile qu'aucune de nos prières de la Vraie
-Foi! D'autant qu'un seul officiant n'est pas assez, et que la règle
-des Francs en exige trois, lesquels prient ensemble! grand surcroît,
-certes! de splendeur et de majesté.
-
-
-Or, don Carlos de Castille, cinquième du nom, Roi des Espagnes
-et soi-disant Empereur de toutes les Allemagnes ... car ainsi se
-prétendait-il ... le très puissant Charles-Quint, s'il vous plaît
-mieux, venait d'entrer dans sa chapelle, et s'y était d'abord
-prosterné, en pieux prince qu'il était, et ne manquait jamais d'être.
-Sur quoi, se relevant, et donnant deux coups d'œil alentour, il
-entr'ouvrit la bouche et ne la referma pas.
-
-Messires, messeigneurs! par Allah! ce bon prince ... ce méchant prince,
-ai-je voulu dire!... avait en vérité quelque raison de s'étonner si
-fort! D'abord, et pour commencer, pas un des trois prêtres, officiant à
-l'autel, ne lui montrait visage de connaissance ... non plus qu'aucun
-des autres prêtres, fort nombreux, qui assistaient les prêtres
-officiants. Plus extraordinaire encore: ces susdits officiants, tout
-trois qu'ils étaient, semblaient, en fait de messe, en savoir moins
-qu'un seul, voire qu'une moitié d'un!... Les prières se dépêchèrent
-donc, cahin-caha, parmi bredouillements, errements, enjambements; ce
-dont le Roi, théologien des plus diserts, s'indigna et s'irrita. Il
-était coutumier de colères froides qui s'achevaient toujours autrement
-qu'en paroles. Et le premier quart d'heure de la longue prière n'était
-pas encore écoulé, que sa décision était prise, et qu'il se jurait
-d'infliger aux trois malencontreux officiants un châtiment si terrible
-que les temps futurs, épouvantés, n'en parleraient jamais qu'à voix
-basse. Sire Charles-Quint savait qu'un Empereur, le fût-il contre toute
-légitimité, n'en a pas moins le droit d'ériger son plaisir en loi
-souveraine, et le devoir de punir tout rebelle, comme sacrilège: car
-les Majestés, toutes, sont Vicaires de l'Unique et propres effigies de
-Dieu; et qu'il ne suffit pas de les respecter et vénérer: qu'il faut
-encore--l'Unique le commande!--les adorer genoux à terre, comme on
-adore l'Unique lui-même.
-
-Enfin sonna la quatrième heure,--quatrième heure à la turque,--qui,
-à la franque, valait alors la mi-nuit. C'est l'heure solennelle de
-la fête; cela parce que les chrétiens, pieux liseurs du Livre, y ont
-découvert, disent-ils, qu'à cette heure exacte naquit, 683 ans avant
-l'Hégire[9], le très doux Prophète Jésus. Les trois prêtres officiants
-célébrèrent de leur mieux l'heure qui sonnait; mais ce mieux fut plus
-mal que rien n'avait encore été; tellement que, grandement furieux,
-sire Charles-Quint se leva comme bondit un lion, renversa son trône de
-chapelle, trône d'ailleurs tout léger et de simple bois, puis se jeta
-hors l'église plutôt qu'il n'en sortit. Ses gentilshommes de chambre
-coururent après lui et ce fut moins un cortège royal qu'une fuite de
-cerfs ou de daims, qu'on vit traverser l'antichambre de la chapelle,
-passer la porte de la salle aux tapis, et galoper par cette longue
-salle, telle que j'ai déjà chanté... Mais voilà tout à coup que survint
-l'événement le plus imprévu de tous, et, tout ce qui avait précédé:
-prêtres inconnus, prières bredouillées, officiants ne sachant pas
-officier, n'était rien en comparaison. Jugez-en: soudain, la femme du
-tableau ... du tableau que j'ai dit, où deux guerrières étaient peintes
-... la femme vaincue, à terre, blessée, près d'être achevée ... oui
-bien! cette femme que le Roi, l'heure d'avant, avait si singulièrement
-regardée au fond des yeux ... eh bien! écoutez, tous!... cette femme
-peinte sur toile par la main d'un artiste, d'un homme,--dans l'instant
-que le Roi repassait devant elle, s'anima!--magie évidemment!--devint
-femme vivante, sauta hors le tableau, et marcha droit vers le sire
-Charles-Quint, lequel, stupide, épouvanté peut-être, s'était figé
-sur place et ne bronchait, tel un empereur de pierre; et ses onze
-gentilshommes non plus que lui, tous exactement cloués au sol.
-
-Messires, messeigneurs! ce fut ainsi. Qui dit que je mens, ment.
-
-La femme, naguère peinture, vivante alors, vint jusqu'à six pas du Roi.
-Et, tout d'un coup, elle disparut--magie encore!--A sa place, un homme
-surgit--magie toujours! et, cette fois, magie pire:--du moins, sire
-Charles-Quint n'en douta assurément pas; l'homme, songez-y! et songez
-que c'était en pleine Castille! en plein Madrid! et dans le propre
-palais du sire lui-même!... l'homme, très magnifique au surplus des
-pieds à la tête, portait l'habit turc, portait le turban, très vaste et
-très haut dans ce temps, portait la ceinture de soie dorée; et quatre
-pistolets d'Albanie y brillaient, avec, en place de dague, un yatagan
-à gaine toute de rubis et d'émeraudes; avec, en place d'épée, un
-cimeterre bleu tout gravé, de cet acier persan qu'on ne retrouve plus
-et que Milan, Tolède ni Damas n'imitèrent jamais que bien mal. Pardon
-pour moi si j'ai l'honneur de chanter devant des seigneurs qui soient
-de ces cités illustres! mais je chante vrai: hélas! la vérité, souvent,
-n'est pas courtoise...
-
-Achmet pacha Djemaleddine, l'aigrette d'amiral turc au front, sur
-le cœur l'Ehrtogrul, à l'épaule le Saint-Michel de France qui vaut
-l'Ehrtogrul et que, naguère, le Chevalier-Roi avait ôté de son manteau
-pour en honorer la souquenille du marmiton qui l'était venu visiter
-dans sa geôle!...--cela, il va de soi, sans qu'aucun mécréant d'Espagne
-en aperçût rien!--Achmet pacha, plus royal que tous les rois, et seul,
-à sa coutume, contre douze adversaires, mais, par hasard, seul très
-bien armé contre douze hommes sans armes, Achmet pacha, dis-je, tira le
-cimeterre ... puis, très galamment, il en salua don Carlos de Castille,
-avant de lui dire, avec beaucoup de respect, et le cimeterre derechef
-rengainé:
-
---Sire!... au nom du Magnifique Padishah, Commandeur des Croyants, qui
-est mon maître, j'ai le douloureux honneur d'annoncer à Votre Majesté
-Impériale et Royale qu'Elle est, dès cet instant, ma prisonnière! Et je
-La supplie de vouloir bien se considérer telle, et consentir à demeurer
-sous la garde de son serviteur très indigne, moi-même, qui suis Achmet
-pacha Djemaleddine, prince suzerain en Circassie, prince vassal en
-Turquie, amiral des flottes de l'Islam, marquis en France, compagnon de
-l'Ehrtogrul et chevalier de Saint-Michel.
-
-Le Roi d'Espagne regarda Achmet et ne répondit pas. Mais Achmet, qui
-le regardait aussi, vit tout de suite qu'il n'y avait dans les yeux de
-ce prince, faux Empereur, mais, certes, vrai Roi, ni peur, ni colère,
-ni même étonnement. Charles-Quint prisonnier demeurait identique à
-Charles-Quint tout-puissant. Achmet, alors, parla de nouveau, et plus
-respectueusement qu'il n'avait fait d'abord, et il dit:
-
---Sire, Votre Majesté Impériale et Royale me daignera suivre, j'ose
-l'en supplier. Je ne la conduirai, comme juste, nulle autre part que
-dans un logis princier.
-
-Sire Charles-Quint, cette fois, à si courtois discours, répondit: vrai
-prince jamais ne méprisa vrai gentilhomme! Et voici quelle fut la
-réponse:
-
---Vous êtes au Grand Seigneur? et c'est le Grand Seigneur qui me
-prétend garder captif ici?... ici: dans mon propre palais, dans ma
-propre ville, au centre de mon principal royaume, donc à quinze cents
-lieues du plus proche de ses gens d'armes? Me garder, vous ne pouvez.
-C'est donc m'assassiner que vous allez faire?
-
---Et c'est donc du nom d'assassin que vous venez de me nommer? En
-Turquie, le Padishah peut ce qu'il veut, sauf insulter aucun Croyant,
-non plus qu'aucun Infidèle.
-
-Telle fut la seule réponse d'Achmet. Et Charles-Quint, sur-le-champ,
-lui fit excuse.
-
---Il en va de même dans mon Espagne, comme dans mes
-Allemagnes!--affirma-t-il.--Un gentilhomme mahométan, d'ailleurs, ne
-saurait croire que le premier des gentilshommes chrétiens ait jamais
-songé à lui faire injure. J'ai seulement raillé, monsieur. Mais j'en ai
-le droit, car votre bouffonnerie est grosse! Moi, chez moi, prisonnier!
-
-Il s'était pris à rire, en face de notre Achmet grave comme sont graves
-nos Turcs, quand il n'est pas l'heure de plaisanter.
-
-Le soi-disant empereur continuait cependant de rire et de railler:
-
---Moi, chez moi, prisonnier! Et prisonnier du Grand Seigneur, lequel,
-de l'autre bout du monde, m'envoie pour me saisir un seul de ses Turcs
-à turban!... et me fait, au surplus, la grâce de m'octroyer un logis
-princier dans mon logis royal!... le Grand Seigneur, d'honneur, est un
-plaisant garçon!
-
-C'est ici, messires et messeigneurs, qu'Achmet pacha Djemaleddine osa,
-contre toute étiquette, interrompre la prisonnière Majesté:
-
---Daigne m'excuser l'Empereur!...--cria-t-il:--Mais aurais-je, par
-mégarde, dit que Votre Majesté fut prisonnière du Padishah?
-
-Don Carlos de Castille toisa l'homme qui l'avait interrompu:
-
---Par extravagance, serait-ce de vous, monsieur, que je suis
-prisonnier?... Êtes-vous Empereur, Roi ou tout au moins quelconque
-monarque, pour m'oser prendre et retenir à votre compte?
-
-Achmet pacha ne sourcilla pas:
-
---Allah m'en préserve! Votre Majesté ne saurait être prisonnière que
-d'une Majesté.
-
-Lors, sire Charles-Quint, tout ébahi, ouvrit la bouche et n'interrogea
-point. Achmet pacha, ce néanmoins, ne laissa pas que de répondre:
-
---C'est du Roi de France qu'est prisonnier le Roi d'Espagne et c'est au
-logis du Roi de France que je vais avoir l'honneur ... le très joyeux
-honneur, cette fois!... de conduire Votre Majesté Espagnole.
-
-Sire Charles-Quint, toujours bouche ouverte, songea d'abord, puis,
-croyant encore goguenarder:
-
---Monsieur le Turc, combien de hallebardiers et combien de
-mousquetaires pensez-vous ne pas donc trouver entre ce mien logis et le
-logis du Roi de France?
-
---Oh!--fit Achmet, toujours respectueux, et de plus en plus!...--aucun.
-
-Puis, répondant encore avant qu'on l'interrogeât:
-
---Votre Impériale Majesté sait assurément combien le palais royal de
-Madrid comptait naguère de mousquetaires et de hallebardiers!... Mais
-Votre Impériale Majesté ignore probablement combien les faubourgs de
-Madrid comptent, à toutes heures, de mauvaises gens, très peu fidèles
-sujets de leur prince. Ce sont quelques-unes de ces mauvaises gens qui
-tout à l'heure ont si mal célébré la messe du Roi dans sa chapelle;
-c'en sont d'autres qui, maintenant, remplacent dans le palais du Roi
-la garde royale, désarmée par mes soins. Votre Majesté m'excusera si
-j'ai dû lever, pour la combattre, d'aussi traîtres soldats: c'est que
-je n'en pouvais pas trouver d'autres. Au surplus, pas un seul de ces
-soldats-là n'offensera, de sa vue, le Roi qu'ils ont trahi! Ils en
-mourraient plutôt! tous ... et de ma main?
-
-Ayant entendu, l'Empereur et Roi ne trouva, cette fois, plus rien à
-dire.
-
-Et Achmet pacha, une fois encore, parla sans être interrogé:
-
---J'ose donc prier Votre Majesté de bien vouloir me suivre.
-
-L'Empereur et Roi, docile, fit un pas. Puis:
-
---Et ces gentilshommes qui sont à moi?--demanda-t-il.
-
-Achmet pacha ne les regarda pas. Hors l'Empereur et Roi, qui donc, dans
-tout Madrid, était digne de son regard?
-
---Ceux-là?--dit-il seulement, et parlant d'une écrasante hauteur...
-
-Sans un mot de plus, il continua de montrer le chemin à son prisonnier.
-Puis, par-dessus son épaule, ayant jeté son ordre, d'un coup de
-sourcils, aux gentilshommes d'Espagne, il commanda:
-
---Que les chiens suivent le Maître!
-
-Et c'est ainsi, messires et messeigneurs ... je chante toujours vrai
-chant!... c'est ainsi que sire Charles-Quint quitta la chambre aux
-tapis, passa par d'autres galeries, passa d'autres cours, passa par
-la porte de son palais ... (et cette porte n'était gardée ni par
-mousquetaires, ni par hallebardiers, ni par qui que ce fût: cette porte
-était ouverte!...) pour aller prendre place dans la geôle du Roi de
-France, du Roi François, ainsi devenu, miraculeusement, de captif,
-maître, et de prince vaincu, prince victorieux.
-
-Passé la porte du palais, le cortège: pacha, empereur, gentilshommes,
-tous se suivant l'un l'autre, chemina, du logis royal d'Espagne,
-jusqu'au logis royal de France ... celui-ci toutefois moins somptueux
-que celui-là: car telle est la petitesse espagnole: au roi de France
-vaincu, le roi d'Espagne vainqueur ... (vainqueur ... naguère!...)
-n'avait pas su donner un palais!... il l'avait enfermé, comme on
-enferme un meurtrier, voire un voleur!... Messires! nous autres,
-d'Islam, savons mieux être courtois.
-
-
-Mais c'est alors qu'advinrent force péripéties par lesquelles la
-Merveilleuse Histoire qui, peut-être, semblait d'ores et déjà finie à
-tout ce noble auditoire, va, d'ici jusqu'à sa fin finale, changer de
-dénouement plus de fois qu'il ne faut d'instants pour le chanter.
-
-
-Et voici qu'il va falloir peut-être moins d'instants encore, pour que
-l'aurore soit rose ... l'aube déjà blanchit à l'Orient ... vers la
-Mecque sainte...
-
-Hâte, hâte! _La illah il Allah!_
-
-Ai-je bien dit, messires et messeigneurs, combien proches l'un et
-l'autre étaient les deux logis: le palais, la geôle?
-
-Pas assez proches, pourtant: puisque, de l'un à l'autre, le cortège
-susdit du pacha, de l'Empereur et des gens qui suivaient s'y heurta
-contre la première des susdites péripéties!
-
-Le cortège marchait donc, Achmet pacha précédant sire Charles-Quint,
-et, respectueux toujours de toute Majesté, et davantage encore de toute
-Majesté tombée, Achmet pacha n'avait donc rien dépouillé de sa parure,
-ni de ses ordres étincelants ... et l'éclat de son habit était dans la
-nuit noire comme l'éclat d'un feu d'artifice.
-
-C'est pourquoi, justement à la moitié du chemin, quelqu'un, attiré,
-survint... Et, certes, Achmet eût mieux aimé rencontrer Iblis!
-
-Car ce quelqu'un fut le marquis don Pedro. Le marquis don Pedro,
-passant par hasard, et voyant l'habit turc, n'en crut pas ses yeux ...
-mais, tout de même, il tira d'abord l'épée:
-
---Par saint Jacques!--cria-t-il:--holà! l'homme à turban! bas les armes
-ou je vous tue!...
-
-Achmet pacha, devant cette épée nue, ne toucha pas à son cimeterre, non
-plus pour le jeter que pour le dégainer:
-
---Señor,--dit-il, tout simplement,--reconnaissez-vous pas votre hôte
-don Alonzo Lupa? Avec ou sans turban, je baise les mains de Votre Grâce.
-
-Et, vite, avant que le marquis, tout stupéfait, eût répondu:
-
---Au surplus,--poursuivit-il,--ai-je pas votre serment? et devez-vous
-pas accomplir le premier souhait que je souhaiterai devant vous? Voici
-mon souhait, don Pedro! Je souhaite que Votre Grâce daigne ne pas voir
-ou ne se point rappeler aucun des douze seigneurs qui me suivent;
-et qu'elle oublie aussi, pour tout jamais, ce lieu, ce temps, cette
-rencontre et l'habit que je porte aujourd'hui.
-
-Entendant ces paroles, le marquis don Pedro fut comme un homme que le
-tonnerre écrase: pis que mort. Car il ne tomba pas: les hommes tués
-par la foudre restent d'abord debout, puis, tout d'un coup, deviennent
-poussière. Le marquis don Pedro devint moins que cela. Beaucoup
-moins! Quand, après un long temps, il se reprit de broncher, ce fut,
-proprement, pour cesser d'être vu puisqu'il devint ceci: le sujet qui,
-bien que fidèle à son Prince, le voit captif et, tout de même, sous
-les yeux de ce prince, remet l'épée au fourreau, sans avoir combattu;
-et fait retraite, sans avoir dit mot; et boit sa honte, sans s'être
-justifié.
-
-Cela, pour tenir, son serment! Honneur, messires et messeigneurs!
-honneur à don Pedro! Ainsi font les hommes, vrais hommes de cœur.
-
-
-Or s'en fut, par ici, le marquis don Pedro, et, parla, le pacha
-Achmet... Et celui-ci, certes! était triste autant que celui-là. Quant
-aux autres gens, Empereur et gentilshommes, ils suivirent en silence
-celui qu'ils devaient suivre.
-
-
-
-Et parvint le cortège où il devait parvenir; chez le Roi franc François
-Ier, lequel, meilleur dévot que le Roi Charles-Quint, était encore à
-ses prières; ce dont il eut, de l'Unique, bien prompte récompense:
-car ce fut Achmet pacha qui interrompit la dernière des oraisons
-royales; et, sans plus de façons, entrant dans la geôle du Roi (que
-ses soldats-bandits avaient, une heure auparavant, pris et conquis, à
-l'escalade, ni plus ni moins vitement et silencieusement qu'ils avaient
-fait, un peu plus tôt, pour le palais de l'autre Roi):
-
---Sire Roi,--dit-il, parlant au Roi François,--tu m'as, naguère,
-commandé ... et tu me commandais gentiment, comme de compère à
-compagnon! Il fallait donc bien que je trouvasse!... Tu m'as donc
-commandé de te trouver le bon chemin de Madrid à Paris; de ta geôle
-à ta capitale. Moi, naïf, aurais-je su? Non!--Mais, naguère aussi,
-mon maître avant toi, le Padishah le Magnifique m'avait commandé de
-te tirer d'ici. Et, comme je lui demandais moi-même: «Sera-ce par la
-force?» Il m'avait répondu: «Madrid de Stamboul est trop loin!» Et
-comme je lui redemandais: «Sera-ce par le lucre?» Il m'avait répondu:
-«François de France est trop précieux! Nul trésor, même celui du
-Sultan, ne vaut le Roi de France!» Alors il poursuivit: «Je ne sais
-qu'un moyen: ce moyen est un pacha turc; ce pacha turc est l'amiral
-d'Islam; cet amiral d'Islam s'appelle mon Serviteur ... et je daigne
-l'appeler aussi mon Ami.» Sire Roi, je ne peux mieux dire qu'a dit le
-Padishah. Je répète donc, et ne réponds: «Madrid, de Paris comme de
-Stamboul, est trop lointain! François de France est trop précieux! Je
-ne sais donc qu'un moyen: ce moyen est un Prince; ce Prince est un Roi;
-ses peuples l'appellent Empereur. Tu le nommes ton frère Charles ... et
-je te l'apporte!... Prends, c'est à Toi.»
-
-Sur quoi Achmet, les deux genoux en terre ... tels de tout petits pages
-du harem,--au Iéni-Séraï ... ayant baisé la main du Chevalier-Roi,
-sortit. Et sire Charles-Quint, dès lors entra, captif de son captif.
-
-
-
-Messires, messeigneurs! voilà l'aube qui s'en va, voici l'aurore
-qui s'en vient. Et voici donc venir la troisième des péripéties par
-quoi finit la Merveilleuse Histoire ... et voilà tout à heure la
-Merveilleuse Histoire finie:
-
-
-Achmet pacha, quatre minutes plus tôt, avait laissé l'Empereur et Roi
-dans l'antichambre de la geôle, seul; et, dans la salle des gardes, les
-gentilshommes espagnols désarmés.
-
-Pour ses gardes à lui ... je veux dire pour sa bande de brigands
-tire-laine, déjà deux fois vainqueurs (lui les menant), des gardes
-royaux du Roi des Castilles...--et ces gardes royaux, messires et
-messeigneurs! soyez-m'en tous témoins!... étaient certes les premiers
-soldats de tous les soldats francs de ce temps: ceux-là qui avaient
-vaincu et capturé, sur un sinistre champ de bataille, le Roi François
-Ier lui-même!...--pour les bandits qui donc étaient ses gardes à lui,
-Achmet les avait postés aux portes et murs de la bastille...
-
-Or, sortant de la geôle, il retrouva fort bien son prisonnier dans
-l'antichambre, et lui ouvrit, de sa main, la geôle royale... Mais,
-dans la salle des gardes, il ne retrouva plus les gentilshommes du
-Roi Carlos: à leur place, et prisonniers à leur tour, et désarmés, et
-garrottés, étaient ses propres hommes, à lui: la bande entière des
-coupe-jarrets dont il avait fait ses soldats! Oui-dà! Lui n'étant plus
-à leur tête, ces pauvres hères avaient tout aussitôt cessé d'être des
-guerriers, cessé d'être des hommes pour redevenir des vilains et des
-lâches. Toutefois, qui donc les avait en un clin d'œil vaincus et
-pris? Achmet s'en courut à la porte... Là, sur le seuil, avec tous les
-gentilshommes délivrés, quelqu'un se tenait ... quelqu'un qu'Achmet
-avait déjà vu peu avant, l'épée au fourreau ... et qu'il revoyait
-d'ailleurs, l'épée au fourreau pareillement ... mais qu'il eût mieux
-aimé voir changé en quelque autre, quelque autre, fût-il Iblis même
-glaive, griffes, cornes et dents nus.
-
-Don Pedro salua, très bas:
-
---Señor--dit-il--je baise les mains de Votre Grâce ... et je rougirais
-de lui rappeler qu'elle daigna, l'autre mois...
-
-Achmet pacha rendit salut pour salut:
-
---... Vous donner un serment, señor?... Je dis «donner!»: car, telle
-Votre Grâce elle-même, je donne ces dons-là et ne prête pas. Le tout
-est donc à vous. Oserai-je m'étonner de revoir si tôt et dans ce
-lieu?...
-
-Don Pedro mit la main à l'épée:
-
---A la disposition de Votre Grâce!--s'écria-t-il:--Mais qu'Elle sache
-d'abord que c'était ma consigne, écrite de la main même du Roi mon
-maître ... ma consigne d'être ici, ce soir, à l'heure même où j'y suis
-venu. Et Votre Grâce peut voir que j'y suis venu seul!
-
-La consigne écrite, qu'offrait don Pedro, tomba aux pieds d'Achmet, qui
-la ramassa, ne la lut point, et, pour la rendre à qui elle était, ploya
-le genou:
-
---Je fais mes excuses au marquis don Pedro,--dit-il:--au marquis don
-Pedro, plus loyal que je ne suis!
-
---Beaucoup moins!--protesta don Pedro.
-
---Mais mon souhait, señor?... daignez-vous?... Achmet pacha ne soupira
-point, et fit seulement le signe d'obéissance:
-
---Señor,--fit don Pedro,--je souhaite que Votre Grâce m'introduise
-elle-même auprès de Sa Majesté ... j'ai voulu dire auprès de Leurs
-Majestés!...
-
-Ainsi fit Achmet.--Ainsi font, en pareilles occurrences, les hommes,
-qui sont vrais hommes de cœur.--Achmet pacha, le cimeterre au fourreau,
-rentra donc dans la geôle royale, précédant don Pedro, l'épée nue.
-
-
-Or, les princes, messires et messeigneurs! comprennent mille choses
-que les sujets ne comprennent jamais. Et ces mille choses, mille fois
-plus vite! La Merveilleuse Histoire, que nul chanteur jamais ne leur
-avait chantée, François Ier de France et Charles-Quint d'Espagne n'en
-ignoraient déjà rien, l'un ni l'autre. Lors, Achmet pacha, le cimeterre
-au fourreau, ne but nulle honte; non plus que don Pedro, l'épée nue ...
-car celui-ci, fort plaisamment, fut tancé par l'Empereur et Roi:
-
---Armé devant moi, señor marquis? êtes-vous rebelle? remettez!... Au
-fait... non! rendez!...
-
-Sire Charles-Quint s'était saisi de l'épée nue:
-
---Don Pedro, recevez!--il le frappa aux deux épaules:--C'est la
-Toison...
-
-(La Toison, messires et messeigneurs, valait le Saint-Michel qui valait
-l'Ehrtogrul).
-
-Le Roi d'Espagne avait détaché son collier.
-
-Il n'en avait, comme juste, qu'un. Mais le Roi de France en portait, ce
-soir-là par extraordinaire, un pareil. Et le Roi d'Espagne lui dit:
-
---Mon frère, puisque vos bons sujets vous ont, ce soir, racheté contre
-rançon, avant même que ce compagnon-là n'ait failli vous échanger
-contre ce compagnon-ci,--il se touchait du doigt après avoir touché du
-doigt Achmet,--et puisque vous nous faites, en marque de réconciliation
-et d'amitié ravivée, l'honneur de porter nos Ordres comme je porte les
-vôtres, vous plaît-il de donner de notre part votre propre Toison au
-pacha amiral que naguère vous fîtes marquis et chevalier?
-
---De tout cœur affectueux!--cria le Roi de France!--Compère, prends
-donc et sois fier: La Toison est grande. Mais à ton noble ami, donne
-toi-même, et de ma part, non pas mon manteau, mais le manteau du
-Roi-Empereur: qu'il prenne...
-
---Et sois fier, acheva sire Charles-Quint, si grande que soit la
-Toison, le Saint-Michel n'est pas plus petit.
-
-Ainsi savent les vrais Maîtres honorer les vrais Serviteurs.
-
-
-
-L'aurore est rose. L'aurore rougit. Messires, messeigneurs! on bâte les
-chameaux, le chant est chanté, l'histoire est dite,--la Merveilleuse
-Histoire d'Achmet Djemaleddine, chef tcherkess, pirate, pacha, vali,
-grand d'Espagne, marquis de France, amiral d'Islam, ami de trois
-Sublimes Princes: François de France, Carlos d'Espagne et Souléïman
-le Magnifique! Elle est dite, du premier mot au dernier mot messires,
-messeigneurs! A présent, bénédiction d'Allah sur tous! Et de tous, sur
-le chanteur, générosité! générosité, messires, messeigneurs! générosité
-sur moi, votre serf, Abdullah, fils d'Atik-Ali, sur moi, le chétif!
-générosité! au nom de l'Unique! car voici le muezzin qui déjà chante,
-tel le troisième coq: _La illah il Allah!..._
-
-
-[1] _Han_, auberge ou _caravansérail_ en Anatolie.
-
-[2] Messires, en turc: _effendi_; appellation très courtoise,
-originellement réservée aux seuls musulmans.
-
-[3] Messeigneurs, en turc: _Tchelebi_, appellation d'une égale
-courtoisie, mais à l'usage des chrétiens.--Jules Verne, écrivant son
-Kéraban le-Têtu, eut tort de lui donner du «Seigneur Kéraban.» Il eût
-fallu: «Sire Kéraban,» puisque _Keraban effendi_ était de la Foi.
-
-[4] Le suffixe _eddine_ équivaut à notre particule _de_; au _von_ des
-Allemands; au _van_ des Hollandais; au _sir_ des Anglais; et octroie la
-noblesse.
-
-[5] _Vicaire_, en turc _Khalifa_. Le Khalife de l'Islam n'est rien de
-plus que le Vicaire d'Allah.
-
-[6] _L'alaïk_, l'esclave chargée du service des tchibouks, laquelle se
-tient à genoux auprès du maître, tout le temps que le maître fume le
-tchibouk,--qui est la longue pipe de merisier ou de jasmin.
-
-[7] Les armes d'acier dur, niellé d'or, furent d'abord trempées en
-Perse. Puis Damas imita Ispahan. Puis Tolède imita Damas. Et, à chaque
-fois, la qualité baissa d'un degré.
-
-[8] Le peintre Ribeira.
-
-[9] 683 ans musulmans,--ans lunaires,--qui valent 632 ans solaires de
-notre calendrier.
-
-
-
- * * * * *
-
-
-
- SEPT LETTRES DE PRINCESSE
-
- ÉCRITES IL Y A DIX ANS (1911)[1]
-
-
- _Pour le capitaine Tewfik bey Kibrizli, pour l'émir Mohammed Arslan,
- morts pour leur patrie._
-
-
-[1] Le conte précédent,--_L'Extraordinaire Aventure..._--nous
-reportait aux premiers temps, aux temps les plus héroïques de
-l'amitié franco-turque. Les _Sept Lettres de Princesse..._ que voici
-nous reportent à la très pire époque d'il y a dix années. C'est, en
-effet, vers 1911 que la France,--je veux dire l'opinion française,
-plus encore que le gouvernement français, oublia son histoire et ses
-intérêts, et prit imbécilement, contre la Turquie isolée et attaquée,
-le parti des mauvaises nations qui attaquaient notre vieille alliée.
-De cette stupide erreur découla le ressentiment turc, et l'alliance
-germano-turque de 1914. La Turquie en est tout innocente. Et je
-l'atteste sur mon honneur de marin et de Français.--C. F.
-
-
-
- * * * * *
-
-
-
- LETTRE I
-
-
- _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_
-
- _à madame Simone de La Cherté,_
-
- _91, rue de Varenne, Paris._
-
-
- Constantinople, le 18 zilhidjé 1328[1].
-
-
-Ma sœur jolie, tant aimée,
-
-C'est une terrible résolution que je prends là, de vous écrire en
-français! Jusqu'ici, vous le savez, j'ai toujours écrit toutes mes
-lettres en turc, toutes, sans exception! Mais voilà! vous, vous ne
-savez pas lire le turc ... ou, du moins, vous ne savez pas très bien
-... vous épelez seulement... Alors, ce serait une corvée pour vous,
-une affreuse corvée, quatre pages à déchiffrer de droite à gauche![2].
-Sûrement, vous n'en viendriez pas à bout. Et vous ne les liriez pas,
-mes quatre pauvres pages. Alors, comme je tiens à ce que vous les
-lisiez ... même quand elles seront huit ... ou douze ... il faut bien
-que je me résigne et que je me risque à écrire en français... Par
-exemple, dites? mes deux chers beaux yeux[3]? vous ne vous moquerez pas
-trop j'ai si peu l'habitude du français! Comment voulez-vous que je
-fasse? Je vais penser chaque phrase en turc, et puis traduire. Ce sera
-ridicule, forcément, quoique vous m'avez dit parfois, jadis, que mes
-traductions faisaient en somme un français presque classique... En tout
-cas, soyez indulgente!
-
-D'abord, il faut que vous soyez indulgente! Oui: _il faut_, parce que,
-si je fais trop de fautes, c'est vous qui serez responsable.--Vous,
-oui, vous, mes deux chers yeux! vous qui exigez que je vous écrive des
-lettres difficiles... Vous comprenez, s'il avait suffi de vous dire
-les choses ordinaires, les choses simples, par exemple, les choses
-tendres dont mon cœur est plein à déborder, pour vous:--que je suis
-au désespoir, à cause de votre départ, que j'en pleure à rider mes
-joues, que mon âme fidèle est partie aussi, avec vous, dans ce vilain
-Orient-express, que je n'ai pas ouvert une fois mon piano depuis que
-vous n'êtes plus là pour jouer à quatre mains ... oh! s'il avait suffi
-de dire cela, j'aurais su. Ces choses tendres, ça se dit certainement
-en français, tout comme en turc. On s'aime avec les mêmes baisers
-dans tous les pays, n'est-ce pas?--Mais, vous autres Françaises, vous
-n'êtes pas du tout, du tout sentimentales! Je me souviens: du temps que
-vous étiez ici, et que vous veniez me rendre visite, je n'ai jamais
-pu vous dire trois paroles un peu douces sans vous faire éclater de
-rire, très méchamment. Et après, vous vous moquiez, vous vous moquiez!
-Alors, je pense bien qu'à présent, lointaine comme vous voilà, vous
-vous moqueriez dix fois plus méchamment, dix fois au moins. Et si vous
-saviez quelle peur nous en avons, toutes tant que nous sommes, de vos
-terribles moqueries françaises![4] Je ne vais pas m'y risquer, soyez
-tranquille!
-
-D'ailleurs, vous m'avez expliqué très clairement ce que vous vouliez
-que j'y mette, dans ces longues lettres difficiles que vous exigez
-de votre petite sœur obéissante. Vous voulez que je vous donne les
-nouvelles d'ici, toutes les nouvelles, et les nouvelles vraies;--pas
-celles que choisissent, découpent, cuisinent et mijotent, prudemment,
-pour vos estomacs européens, nos journaux soi-disant libres[5]. Vous
-voulez que je vous montre, avec beaucoup, beaucoup de détails, notre
-vie actuelle dans nos harems d'aujourd'hui,--notre vie modifiée,
-transformée, moderne, enfin! celle que nous vivons depuis la
-Révolution, «depuis l'Affranchissement!» comme vous dites.--Vous voulez
-que je vous expose avec encore beaucoup, beaucoup de détails, nos
-idées, nos théories, nos vœux, nos revendications... (toujours comme
-vous dites); notre programme, enfin! Vous voulez que je vous fasse
-suivre le mouvement féministe en Turquie... Naturellement, je copie
-tout ça, mot à mot, sur votre lettre à vous ... parce qu'il y a là
-un tas de mots que, moi, je n'emploie guère souvent, et dont le sens
-précis m'échappe même un peu...
-
-Au fait, avant de commencer ... voyons, ma grande sœur bien chérie!
-vous me demandez là des choses ... des choses assez extraordinaires,
-savez-vous?... Vous n'êtes pourtant pas, vous, une de ces Françaises
-qui, jamais, au grand jamais, n'ont mis leurs jolis pieds hors de
-France... Vous n'êtes pas de ces Parisiennes dont vous m'avez parlé
-jadis, et sur lesquelles vous-même faisiez tant de plaisanteries:
-de ces Parisiennes qui vivent toute leur vie dans l'un des trois
-arrondissements vraiment parisiens,--oh! je me rappelle même leurs
-numéros: le septième, le huitième et le seizième!--de ces Parisiennes
-qui naissent là, meurent là, et n'en sortent pas plus que le pauvre
-vieux Sultan Abd-ul-Hamid ne sortait jadis de ses palais d'Yildiz: en
-tout et pour tout, une fois par semaine! le vendredi:--lui pour aller
-à sa mosquée, faire la prière; elles pour aller à l'Opéra, manger des
-fruits glacés.--Que j'avais ri avec vous, le jour où vous m'aviez
-raconté ça!--Oui! mais, vous, c'est autre chose!... Vous, sœur aimée,
-vous êtes une voyageuse. Vous avez suivi M. de La Cherté dans tous ses
-postes diplomatiques, à Madrid, à Pétersbourg, à Pékin même. Et vous
-êtes restée un an ici, à Constantinople. Vous connaissiez plusieurs
-harems. Vous y étiez reçue familièrement, vous étiez mon amie la plus
-intime, et l'amie de beaucoup de mes amies. Alors? comment pouvez-vous
-employer des mots si considérables pour parler de nous? de nous qui
-sommes de si petites choses! Est-ce donc qu'à peine rentrée à Paris,
-Paris vous a fait oublier tout ce que Stamboul vous avait appris?
-
-Alors, il faut donc que je vous redise tout?--comme je dirais tout à
-une étrangère?--mais, par exemple! plus franchement: car vous pensez
-bien qu'à une vraie étrangère, je n'oserais guère dire que ce que tout
-le monde sait.
-
-Enfin!... commençons!--Mes deux chers beaux yeux, nous, femmes turques,
-nous sommes très inconnues de l'Europe, plus inconnues, je crois, que
-ne sont les femmes chinoises ou les femmes japonaises. Et pourtant,
-Pékin et Tokio sont bien loin de Paris, et Constantinople tout près.
-
-N'importe! on se figure à notre sujet des choses impossibles,
-effarantes. On se figure que nous sommes des esclaves, vivant
-enfermées, encagées, presque enchaînées, et gardées à vue par d'autres
-esclaves, nègres et féroces, armés jusqu'aux dents, lesquels, de temps
-en temps, nous cousent dans des sacs et nous jettent dans des Bosphore.
-On se figure que nous vivons par groupes nombreux d'épouses rivales,
-chaque mari turc ayant pour soi seul tout un «harem», c'est-à-dire
-huit ou dix femmes, pour le moins. On se figure que, dans nos cages,
-nous vivons, vêtues de satin rose tendre ou de velours vert d'eau,
-d'une façon tout à fait poétique, parmi des danses, des chansons,
-des cigarettes et des confitures à la rose, parmi des narguilés,
-parmi des pipes d'opium aussi. On se figure enfin,--depuis que notre
-cher grand Loti a écrit son si beau livre, si mal compris, _les
-Désenchantées_,--on se figure également que la plupart d'entre nous
-savent à merveille le grec et le latin, l'algèbre et la philosophie,
-et que toutes, femmes savantes ou ignorantes, rêvons exclusivement,
-jour et nuit, de secouer «notre joug» et de reconquérir «notre
-liberté, notre dignité et nos droits de la femme». N'est-ce pas, mes
-deux beaux yeux, que c'est tout à fait ça qu'on se figure à Paris, au
-moins dans le monde des jolies dames qui jamais ne sortent des fameux
-septième, huitième et seizième arrondissements? Mais vous, ma grande
-sœur tant aimée, vous êtes une toute autre dame,--quoique la rue de
-Varenne en soit justement, ce me semble, des trois arrondissements
-sacrés?--N'importe! vous, vous savez!
-
-Vous savez ce que nous sommes «pour de vrai»: des femmes,
-mash'Allah![6] à peu près pareilles aux autres ... à peu près pareilles
-à vous ... un peu plus naïves, un peu plus simplettes, un peu plus
-femmes-enfants; mais, somme toute, pas tellement différentes. Vous
-savez que nos maris sont aussi des hommes à peu près pareils à vos
-maris, quoiqu'un peu plus naïfs, un peu plus simples, un peu plus
-neufs,--comme sont leurs femmes... Tels époux, telles épouses, chacun
-sait! Il n'y a pas là de quoi s'étonner. Notre vie, vous la connaissez:
-nous sommes, tout bien compté, à peu près aussi libres que vous
-êtes:--Nous ne vivons pas à la maison beaucoup plus que vous; nous
-sortons comme il nous plaît, à pied ou en voiture; nous recevons nos
-amies; nous lisons les livres qui nous plaisent; nous jouons la musique
-que nous aimons... Bref, il ne s'en faut pas de beaucoup que nous
-ne soyons des Parisiennes,--identiques, ma foi, à toutes celles qui
-habitent votre quartier si parfaitement parisien...
-
-Mais tout ça, nous l'étions avant la Révolution. Vous le savez, vous
-l'avez vu de vos yeux, jadis. Nous le sommes restées. Et voilà ...
-voilà tout...
-
-Alors? je vous entends protester de toutes vos forces:--Quoi? elle
-n'aurait donc rien changé, cette Révolution si belle, si noble, si
-grande? Nous ne serions pas affranchies, après cet Affranchissement
-qui vous a si fort enthousiasmée? Est-ce possible, réellement?--Hélas!
-c'est très possible. C'est très certain.--Quoique... en y songeant
-bien ... il y ait peut-être quelque chose de nouveau parmi nous,
-quelque chose qu'il serait injuste de passer sous silence. Je vais vous
-expliquer en détail ce que c'est,--_insh' Allah!_--si Dieu permet...
-
-Mais pas aujourd'hui, voulez-vous? Voilà qui est déjà beaucoup écrit,
-et ma main est très lasse. En outre, il me faut arranger les choses
-dans ma tête, mettre mes idées en ordre. Ce soir, je n'y arriverais
-jamais.
-
-Je vous récrirai donc par le prochain Orient, voulez-vous? D'ici là,
-ne dites pas trop de mal de ma pauvre chère Turquie: elle ne le mérite
-pas, je vous assure! Au revoir, ma sœur si jolie, tant et tant aimée.
-Au revoir... Je suis votre petite sœur tendre, tendre,
-
-SÉNIHA.
-
-
-[1] 20 décembre 1910.
-
-[2] L'écriture turque se lit en commençant chaque ligne par la droite.
-
-[3] _Mes deux chers beaux yeux_, traduits mot à mot du turc, correspond
-au français: _Ma très chérie_ ou _ma préférée_.
-
-[4] L'ironie française est en effet une terreur, non seulement pour
-nos amis de Turquie, mais même pour tous nos autres amis étrangers, et
-surtout pour tous nos ennemis, n'importe d'où.
-
-[5] C'était alors le temps du comité Union et Progrès, qui commença
-la ruine de l'Empire des Khalifes. Et la presse,--prétendue
-libre,--l'était sensiblement moins qu'au temps d'Abd-ul-Hamid.
-
-[6] _Mash'Allah!..._ équivaut à peu près à notre: _Mon Dieu!..._ ou à
-notre: _Grâce à Dieu!..._ et _Insh'Allah!..._ à notre: _S'il plaît à
-Dieu!..._
-
-
-
- LETTRE II
-
-
- _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_
-
- _à madame Simone de La Cherté,_
-
- _91, rue de Varenne, Paris._
-
-
- Constantinople, le 9 mouharrem 1329[1].
-
-
-Mes chers beaux yeux bleus,
-
-Non, voyez-vous, il ne faut pas du tout me gronder pour ma paresse.
-C'est vrai que voilà quinze grands jours bien comptés, depuis ma
-dernière lettre. Mais j'ai eu trop de choses à faire, ces deux
-semaines passées. Trop, je vous jure! D'abord, mon cousin Mehmed bey
-s'est marié. Et vous savez qu'un mariage, chez nous, ce sont des
-réjouissances à n'en plus finir... A propos: une de vos anciennes
-relations d'ici, Mrs Hockley, de la légation américaine, y a
-assisté, à ce mariage de Mehmed bey. Et, comme elle n'a pas manqué
-de s'embrouiller à son ordinaire dans l'heure à la turque et à la
-franque[2], elle a fini par arriver en retard,--mais, là, en retard!
-vous ne vous figurez pas! Naturellement, par politesse, nous avions,
-nous, attendu, et le _coltouk_[3] s'est trouvé retardé d'autant, ce qui
-a mis la mariée dans un état d'énervement affreux. Mrs Hockley n'a pas
-eu l'air de s'en douter, et elle n'a pas dit un seul mot d'excuse. Vous
-auriez été autrement courtoise, vous, ma sœur aimée que j'aime si fort,
-si fort! Mais sans doute cette Américaine se croyait-elle chez des
-sauvages qu'elle honorait déjà beaucoup en daignant venir à leur fête.
-Peu importe: tout cela n'est que pour vous prouver que, vraiment, mon
-temps n'a pas été du tout à moi, ces jours derniers.
-
-Je n'en ai pas moins sérieusement pensé à vos terribles questions. Et,
-à force d'y penser, je suis arrivée à croire que je saurai presque y
-répondre, ce qui représente une certaine présomption de la part d'une
-toute petite sœur cadette telle que moi, bonne seulement à vous aimer,
-à vous adorer de tout son cœur... Bon! qu'ai-je dit, vous allez encore
-vous moquer!... puisque vous m'avez répété une fois de plus, dans votre
-dernière lettre, que j'avais «à la rigueur» le droit de vous aimer,
-mais à la condition expresse «que ça ne se voie pas»!... _Mash'Allah!_
-que vous êtes peu sentimentales, vous autres Françaises! Nous, Turques,
-quand nous aimons, notre tendresse s'échappe hors de nous, et jaillit
-par toutes les paroles de notre bouche!...
-
-Enfin! je sais bien que ce ne sont pas des lettres douces que vous
-attendez de moi: ce sont des lettres «documentaires»,--pouah! quel mot!
-Vous voulez savoir ce que sont devenus nos harems depuis la grande
-Révolution. Vous voulez savoir où en est «le mouvement féministe» en
-Turquie, où en est «la femme turque»... Bon! votre petite sœur va vous
-obéir, docilement...
-
-Pour commencer, par exemple, il faut faire quelques distinctions.
-
-«La femme turque»... Savez-vous que c'est un peu vague? Il y a beaucoup
-de femmes turques.--«Où en est la femme turque depuis la grande
-Révolution?»--Mais ... quelle femme turque?... Voulez-vous parler des
-princesses comme moi, des cadines, parentes ou alliées du Sultan?
-Voulez-vous parler des dames de notre aristocratie, des _hanoums_ de
-ministres, ou de _muchirs_, ou de gouverneurs? Voulez-vous parler des
-femmes de la bourgeoisie, des femmes du peuple? Il faut s'entendre.
-En tout cas, j'espère que vous ne voulez pas parler exclusivement de
-ces rares, très rares Turques,--moins Turques qu'européennes,--de ces
-_Désenchantées_, comme les a très bien nommées Loti, qui aurait aussi
-pu les nommer les _Déturquisées_[4]. Car celles-ci sont terriblement
-loin de toutes les autres, par les idées comme par les désirs...
-
-Parlons des autres. Et écoutez-moi bien, ma grande sœur si jolie!
-Écoutez-moi, car, maintenant, je suis sûre, sure, sûre d'avoir raison...
-
-Notre vie d'autrefois,--d'avant la Révolution,--vous la connaissiez.
-Vous savez qu'elle était, en somme, exactement pareille à votre
-vie occidentale, sauf en ce qui concerne le _tchartchaf_--le voile
-obligatoire, pas beaucoup plus épais, d'ailleurs, que vos voilettes--et
-sauf en ce qui concerne cette interdiction qui nous est faite, absolue,
-de recevoir chez nous aucun homme étranger, et de jamais pouvoir, par
-conséquent, nouer aucune amitié masculine. Eh bien! cette vie-là, je
-vous l'affirme, je vous le jure ô mes deux chers yeux perçants comme
-deux flèches! cette vie-là, telle qu'elle était, _telle qu'elle est
-encore, car la Révolution n'en a pas modifié un seul détail_, cette
-vie-là, pour quatre-vingt-dix-neuf femmes turques sur cent, _c'est le
-bonheur_, le bonheur entier, complet, sans mélange et sans réserve!...
-oui, le bonheur.--Calculons plutôt:--D'abord, les femmes du peuple...
-Croyez-vous que ça leur manque beaucoup, la joie inconnue de montrer
-son nez aux passants et de flirter avec un chacun? Vos femmes du
-peuple, à vous, ont-elles donc un «jour»? Et la besogne quotidienne ne
-constitue-t-elle pas les quatre quarts de leurs soucis quotidiens? Or,
-cette besogne est cent fois moins dure à Constantinople qu'à Paris.
-Dame! la femme voilée ne va pas à l'atelier, ni à la manufacture. Elle
-s'occupe uniquement de son ménage. Et, dans ce ménage, le mari ne
-rentre _jamais_ ivre, jamais au grand jamais, puisque le Turc (je ne
-dis pas l'Arménien, je ne dis pas le Grec!) ne boit ni vin, ni bière,
-ni alcool. Donc, point de batailles abominables entre femme et mari,
-point de «bleus» ni de meurtrissures, point de larmes non plus. Il
-y a toujours du _pilaf_[5] au logis, et souvent du _kébab_[6], sauf
-quand l'usurier chrétien s'en mêle. Croyez-vous qu'une ménagère turque
-changerait de bon cœur avec une ouvrière de votre douce France?
-
-Les bourgeoises, maintenant... Ce sont de très petites bourgeoises,
-naturellement, parce qu'il n'y en a guère de grandes, chez nous. Donc,
-de petites bourgeoises, femmes d'employés, femmes de marchands, femmes
-d'officiers, même... Bon! vous figurez-vous que celles-ci diffèrent
-tellement de celles-là,--des femmes du peuple,--surtout dans notre
-Turquie si prodigieusement démocratique?... Souvenez-vous, sœur
-bien-aimée: vous avez ri, certain jour que nous nous promenions nous
-deux, de rencontrer un colonel en uniforme, lequel revenait du marché,
-un chou-fleur d'une main, une friture de l'autre. Allez! la femme de
-ce colonel n'est pas plus à plaindre qu'une femme de laboureur ou
-d'ouvrier.
-
-Restent les femmes «du monde», les princesses, telles que moi;--moi, si
-vous voulez.
-
-Mais que suis-je, moi? la fille de ma mère! Et qu'était ma mère? une
-petite Circassienne de rien du tout! la fille d'un chef montagnard
-de race très noble, mais très sauvage; la sœur d'une demi-douzaine
-de femmes très voilées qui, aujourd'hui encore, vivent sous une
-tente, au flanc d'un des monts du Caucase. Or, on ne lit pas les
-romans de M. Bourget, sous cette tente-là; et on n'y rêve pas des
-«droits imprescriptibles de la femme». Ma mère, amenée un jour à
-Constantinople, pour le harem d'un _effendi_ du sang d'Osman, crut
-entrer dans le palais d'Aladdin quand elle entra dans notre vieux conak
-de Stamboul. Ne lui demandez donc pas de jamais vouloir en sortir!
-Moi-même, mes deux chers yeux, moi, fille de ma mère, élevée par elle,
-j'avoue très humblement que la seule pensée d'ôter mon tchartchaf ou de
-parler à un homme, fût-ce à votre propre mari ... oh!... cette pensée
-me fait, à moi, le même effet qu'à vous celle d'ôter votre robe et
-votre chemise en pleine rue de la Paix!...
-
-Et il y en a beaucoup, beaucoup, beaucoup, de femmes pareilles à moi,
-dans notre société turque.
-
-Alors, qui trouverons-nous, dans tout l'empire, quelles femmes,
-pour souffrir de notre vie soi-disant murée? Exclusivement, les
-petites-filles des sœurs de ma mère--les filles de mes sœurs à moi; ma
-fille, tenez! ma mignonne Leïlah, et ses pareilles, celles que nous,
-demi-civilisées, élevons tout à fait à l'occidentale. Quand Leïlah sera
-grande, peut-être souhaitera-t-elle mettre au vent son bout de nez rose
-et flirter avec votre amour de petit garçon... Elle, oui... je ne dis
-pas...
-
-Mais combien y en a-t-il, des Leïlah, dans tout l'Empire? combien
-y en aura-t-il, plutôt? dans quinze ou vingt ans? Faisons bonne
-mesure... Cinq cents? cinq mille?... Non! je ne crois pas qu'il y en
-aura cinq mille... Enfin, admettons! cinq mille donc, sur les dix
-millions de musulmanes qui peuplent l'Anatolie et la Roumélie--l'Asie
-et l'Europe!... Cinq mille, pour exagérer.--Celles-là souffriront,
-soit! Mais, chose digne d'être dite, c'est surtout par la faute de la
-Révolution qu'elles souffriront.
-
-Eh oui!--Parce que, hier, elles étaient résignées; et parce que,
-demain, elles ne le seront plus. Dès le premier jour de l'ère nouvelle,
-les Jeunes-Turcs, frais arrivés d'exil,--de Paris ou de Londres, et de
-Berlin davantage, où ils avaient vécu longtemps et oublié la vieille
-Turquie, la vraie Turquie, à supposer qu'ils l'eussent jamais connue,
-ce dont je ne suis pas très sûre,--les Jeunes-Turcs, donc, promirent
-tout de suite à «leurs sœurs captives» l'affranchissement.
-
-Ils ont peut-être promis de très bonne foi.
-
-Mais ils n'ont pas tenu.
-
-Ils ne pouvaient pas tenir! Sur dix millions de «sœurs captives», neuf
-millions neuf cent quatre-vingt-quinze mille--au moins--refusaient
-énergiquement d'être affranchies!
-
-Et voilà pourquoi, chère grande sœur chérie, voilà pourquoi la
-Révolution n'a encore rien changé à notre sort, et n'y changera rien,
-de très longtemps.
-
-Mais j'aurai encore là-dessus beaucoup à vous dire...
-
-Pour l'instant, au revoir. Voici ma Leïlah qui, de toutes ses petites
-forces, me tire par ma manche. Je lui dis que je vous écris, et
-qu'elle-même pourra, dès qu'elle voudra, vous écrire aussi. Bon! il n'y
-a plus d'enfants turcs! Savez-vous ce qu'elle me répond, cette mignonne
-rose? «Certainement, je lui écrirai: j'ai une main comme toi!»
-
-Adieu, mes deux chers yeux. Je suis votre petite sœur aimante,
-
-SÉNIHA.
-
-
-[1] 12 janvier 1911.
-
-[2] L'heure à la turque varie tous les jours, car la douzième heure se
-règle sur le coucher du soleil.
-
-[3] Le _coltouk_ est la plus importante cérémonie du mariage turc. Il
-consiste en une sorte de promenade rituelle que le marié fait faire
-à la mariée, en la conduisant par le bras, d'une porte à l'autre, à
-travers la salle de réception, où attend l'assistance conviée.
-
-[4] Certaines dames turques devenues françaises, et qu'il n'est pas
-besoin de nommer, ne m'en voudront pas de ce mot-là, «déturquisées».
-Car ce n'est qu'au pur point de vue des idées, des goûts, bref de la
-vie intellectuelle, qu'elles ont échappé plus ou moins à leur ancienne
-patrie. Et cette patrie, je sais fort bien qu'elles ont continué de
-l'aimer, de l'aimer davantage peut-être en aimant chèrement leur patrie
-nouvelle. Quiconque prend femme ne saurait renoncer à sa mère.
-
-[5] _Pilaf_, plat national des Turcs, fait de riz cuit à l'étouffée.
-
-[6] _Kébab_, viande de mouton.
-
-
-
- LETTRE III
-
-
- _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_
-
- _à madame Simone de La Cherté,_
-
- _91, rue de Varenne, Paris._
-
-
- Constantinople, le 19 sepher 1329[1].
-
-
-Mes deux yeux si beaux, que j'aime tant!
-
-C'est comme un fait exprès! Il me faut toujours commencer mes lettres
-par des excuses... Cette fois encore, je suis en retard avec vous,
-en retard horriblement. Grondez-moi! Tout de même, grondez-moi moins
-fort que pour ma dernière lettre, car je suis moins coupable: le mois
-passé, c'était seulement un mariage qui m'avait volé tout mon temps;
-ce mois-ci, c'est une crise ministérielle. Vous le savez d'ailleurs
-aussi bien que moi: les journaux en ont assez parlé, hélas! et assez
-sévèrement pour que mon cœur turc en saigne! C'est bien triste et bien
-humiliant, ma sœur tant chérie, de constater ainsi, tous les jours,
-que l'Europe s'entête dans son injustice et ne veut pas admettre notre
-nation ottomane parmi les vraies nations--parmi les nations qui ont
-droit de cité, droit d'indépendance, droit de vie! Ah! votre préjugé
-chrétien est terrible! Sous prétexte que nous sommes des Musulmans,
-on ne veut pas que nous soyons des Européens! Les Russes sont des
-Européens![2] Les Serbes sont des Européens. Les Grecs eux-mêmes! et
-jusqu'aux Bulgares! sont des Européens... (Quels Européens, dieux!)
-Mais les Turcs sont des Asiatiques, des barbares, des sauvages, des
-hors la loi; et contre eux tout est permis, tout est bon, tout est
-juste: le mensonge, la mauvaise foi, la trahison, le vol. Osez dire
-que j'ai tort! Osez, vous la femme d'un diplomate français, vous qui
-savez! En Crète, où est le bon droit? Du côté des chrétiens bavards
-qui ameutent l'Europe par leurs criailleries, ou du côté des Musulmans
-silencieux, qui subissent sans se plaindre l'injure et la violence?
-Ce sont pourtant ceux-ci que l'Europe sacrifie à ceux-là, sacrifie
-davantage chaque jour! En Macédoine, où est le bon droit? Du côté de
-ces _comitadjis_ féroces, qui toujours trouvèrent asile, après leurs
-plus affreux crimes, dans les États voisins, faussement neutres? ou
-du côté des Turcs, silencieux toujours, frappés toujours et toujours
-meurtris, auxquels l'Europe marchandait jusqu'à la liberté de mobiliser
-les soldats et les gendarmes indispensables?[3] Je n'ai que faire
-d'essayer de vous convaincre, vous qui avez vu, et qui êtes convaincue.
-Mais je n'aurais non plus que faire d'essayer de convaincre vos amies
-de France, celles qui n'ont pas vu et qui ne veulent pas voir: je ne
-suis pas chrétienne! donc, à leurs yeux j'aurais tort. Est-ce vrai,
-dites?
-
-Est-ce vrai aussi, pourtant, dites, mes deux-chers yeux bleus, est-ce
-vrai que nous autres Turcs--hommes et femmes--ne sommes pas du tout
-de méchantes gens? Est-ce vrai, même, qu'il n'y a que nous, Turcs, _à
-n'être pas du tout de méchantes gens_, dans cette terrible péninsule
-balkanique où, vraiment, les chrétiens ont presque toujours joué de
-très vilains rôles? Mais l'Europe ne le sait pas et ne le saura jamais,
-parce que son préjugé chrétien s'applique sur ses yeux chrétiens,
-comme un bandeau. Et les pauvres Turcs, tout honnêtes, tout probes,
-droits, courageux et doux qu'ils puissent être--ils le sont! vous-même
-me l'avez avoué, vous-même me l'avez proclamé, jadis, dans votre
-belle franchise de Française!--les pauvres Turcs n'en sont pas moins
-condamnés par l'Europe à disparaître, pour le plus grand bénéfice de
-leurs voisins, qui ne sont pourtant pas grand'chose de bien propre!...
-
-Par exemple, _mash'Allah!_ que me prend-il de vous parler ainsi, moi,
-à vous? Pardonnez, c'est très absurde... Je me suis laissé emporter
-par ma petite colère contre tous ces affreux journaux d'Occident, si
-injustes envers nous... Et voilà...
-
-Je voulais seulement vous dire ceci: que j'ai beaucoup attendu pour
-vous écrire, espérant pouvoir, à la fin, vous raconter, sur notre
-crise ministérielle, des choses intéressantes. Mais c'était un espoir
-bien chimérique! Et je ne sais, en vérité, rien de plus, aujourd'hui,
-que le premier jour. J'étais pourtant assez bien placée pour tout
-apprendre. Vous savez le rôle considérable que joue mon mari dans
-l'État. Toute la crise durant, il a été, plus que jamais, personnage
-important. Chaque jour, du matin au soir, il galopait du palais à la
-Porte[4], et de la Porte à la Chambre. Ma petite Fatima n'en finissait
-plus de se précipiter dans ma chambre pour m'avertir: «Maîtresse! Le
-cheval du pacha arrive du bout de la rue!... Maîtresse, le pacha a
-ordonné qu'on lui selle tout de suite un autre cheval!...» Oui ... et,
-néanmoins, je ne sais rien de ce qui s'est passé, et rien de ce qui se
-passe... Je sais seulement ceci, et mes esclaves le savent aussi bien
-que moi, sinon mieux: que les affaires de la Turquie vont très mal,
-mais cependant qu'Allah est le Plus Puissant!... Rien davantage, et ma
-pauvre lettre risque, cette fois encore, de vous ennuyer sans grand
-profit...
-
-Mon mari... Au fait, vous le connaissez--mieux que je ne le connais,
-peut-être?... Il est bon, je n'en doute pas... Il m'aime... Je ne
-regrette nullement de l'avoir épousé, même à notre mode turque, qui
-défend aux fiancés de se voir et de se parler avant la cérémonie
-du mariage... Évidemment, une union pareille est une loterie
-... plus loterie encore, si possible, que ne sont vos unions
-occidentales!--Mais, encore une fois, je ne me plains pas: j'ai tiré un
-bon, un très bon numéro, et je n'imagine guère de mari, en France non
-plus qu'en Turquie, qui vaille Ahmed pacha, mon mari! Vous me l'avez
-affirmé vous-même, et je m'en doutais déjà...
-
-Pourtant...
-
-Dites-moi, ma grande sœur si belle et si savante? est-ce vrai que,
-chez vous, les femmes jouent un rôle considérable, quoique discret,
-dans la vie de la nation?--je veux dire dans la vie politique et
-diplomatique?--Est-ce vrai que beaucoup de vos grands hommes--hommes
-d'État, orateurs, écrivains, artistes--possèdent cette chose
-extraordinaire que vous m'avez jadis expliquée: une Egérie? une Egérie,
-c'est-à-dire une bonne fée doublée d'un ange gardien; une amie intime,
-femme de cœur et d'intelligence, qui consacre tout ce cœur et toute
-cette intelligence à l'homme qu'elle a choisi; une sœur d'élection,
-sûre et sage, qui conseille cet homme, le guide, le soutient, le
-protège, le défend, l'enveloppe de sa tendresse mi-amoureuse et
-mi-maternelle, et ne se trompe jamais: elle-même guidée, conseillée,
-soutenue, dans la lutte commune, par cette tendresse merveilleuse qui
-est la sienne, tendresse clairvoyante infailliblement?--Est-ce vrai que
-ces influences féminines si fécondes sont fréquentes? Est-ce vrai que
-plusieurs de vos génies les plus vastes ont avoué, ont proclamé qu'ils
-devaient tout: succès, fortune et gloire, à la compagne anonyme, dans
-les pas de laquelle ils avaient aveuglément marché, la main dans la
-main? Hélas! si tout cela est bien vrai, notre part, à nous, femmes
-d'Orient, est moins belle! Oh! je vous le disais dans ma dernière
-lettre, et je ne m'en dédis pas: la plupart d'entre nous sont très
-heureuses! plus heureuses, certes, que ne sont les femmes d'Occident.
-Nous ne souffrons guère de cette prétendue claustration, dont
-l'Europe daigne nous plaindre avec tant de compassion. Mais peut-être
-souffrons-nous d'autre chose...
-
-Ce n'est pas très facile à expliquer. Il me semble pourtant que vous
-devinez déjà un peu...
-
-Tenez! l'autre mois, à propos de ma mignonne Léïlah, je vous écrivais:
-
-«Quand elle sera grande, elle, peut-être souhaitera-t-elle mettre
-au vent son bout de nez rose, et flirter avec votre amour de petit
-garçon...»
-
-Peut-être, oui. Mais, d'abord, et sûrement, je crois que ma Léïlah
-souhaitera autre chose,--plus et mieux qu'un simple droit au flirt.--Le
-flirt, c'est tellement loin de la femme turque d'aujourd'hui!...
-
-Non, j'imagine que ma Léïlah souhaitera ce que je souhaite parfois
-moi-même, ce que souhaitent beaucoup de femmes turques--toutes les
-femmes turques dont le souhait conscient a quelque valeur!--ma Léïlah
-souhaitera connaître et fréquenter des hommes, non pour en être désirée
-ou sollicitée, mais pour en être enseignée, instruite, armée; pour être
-élevée jusqu'à ces hommes, pour devenir leur égale, et l'égale de celui
-d'entre eux qui sera son mari. Elle souhaitera n'être plus, pour cet
-homme, une simple maîtresse légitime, une poupée très belle qui sait
-saluer, sourire, se taire, et aussi gouverner la maison, mais rien
-davantage. Elle souhaitera, comme je vous le disais tantôt, devenir
-plus que tout cela, et mieux: une amie, une alliée, une compagne,--une
-Egérie, au besoin ... quoique cela puisse être douloureux quelquefois,
-j'y songe ... très douloureux!... d'être une Egérie... N'importe! ma
-Léïlah le souhaitera.
-
-Songez-y, ma sœur très chérie: il est humiliant parfois de n'être
-qu'une petite chose insignifiante--aimée, certes! mais dédaignée, tenue
-à l'écart, à qui l'on ne dit rien, jamais. Que m'a-t-on dit, à moi, de
-cette crise ministérielle où se jouait, avec le destin de l'empire, de
-notre empire, le destin d'Ahmed pacha, de mon mari? Rien.
-
-On n'a peut-être pas eu tort. Si l'on m'avait parlé, qu'aurais-je
-dit? Je ne sais rien. J'ai vécu toute ma vie en cage ... en cage,
-entendons-nous! pas dans la vraie cage à barreaux qu'imaginent
-vos Parisiennes autour de nos harems! Il n'y a pas de barreaux à
-mes fenêtres, ni à ma porte! mais j'ai tout de même vécu dans la
-cage--peut-être pire--de nos préjugés, de nos coutumes... Et dans cette
-cage,--la cage de toutes les femmes turques!--pas un homme, jamais
-n'entre. Que saurais-je de ce que disent les hommes? Et quelle _vraie_
-femme pourrais-je être pour mon mari, s'il s'en souciait?
-
-Et voilà peut-être la plus exacte vérité qu'il faille dire, à propos de
-la femme turque; la vérité absolue, équitable, celle qui domine d'égale
-hauteur tous les mensonges: la vérité «juste milieu», exempte de toutes
-les erreurs, en trop comme en trop peu:
-
---La femme turque n'est pas, ne peut pas être, dans l'entière acception
-du mot, la _femme_ de son mari. Elle n'en est que la femme-enfant.
-
-Et, de cela,--de cela seul!--elle souffre un
-peu;--confusément;--davantage, toutefois, depuis qu'une ombre
-d'affranchissement lui a permis de regarder vers ses sœurs d'Europe, et
-de mesurer la place qu'elles occupent au foyer conjugal.
-
-Ma Léïlah, peut-être, conquerra une place pareille. C'est tout ce que
-lui souhaite sa maman, qui vous embrasse, ma sœur très aimée, de tout
-son cœur enflammé pour vous, en vous disant au revoir!
-
-SÉNIHA.
-
-
-[1] 18 février 1911.
-
-[2] Cela s'écrivait en 1911. Hélas! la princesse Séniha voyait
-terriblement clair. Par sa révolution, plus stupide encore que
-sanglante, par ses Soviets, et par sa servilité envers les Trotsky et
-les Lénine, la Russie s'est prouvée, dès 1918, bien moins européenne
-que les Turcs, dont le nationalisme vigoureux, rejetant avant tout
-l'ingérence étrangère, s'incarnait, la même année, dans de vrais
-patriotes, tels que l'admirable Kemal Gazi.
-
-[3] Il faut que le public français se pénètre de cette idée, que la
-lutte des comitadjis bulgares et grecs, contre le gendarme turc, fut
-une lutte frénétique de contrebandiers iconolâtres,--idolâtres--contre
-le douanier musulman, adorateur d'un seul Dieu: Allah... Et il faut
-que les chrétiens latins de France se souviennent que ces orthodoxes
-iconolâtres étaient les mêmes que ceux qui martyrisaient à Jérusalem,
-au nom des Icônes, les pèlerins catholiques, les pèlerins latins,
-adorateurs, eux aussi, d'un seul Dieu...
-
-[4] A la Sublime Porte.
-
-
-
- LETTRE IV
-
-
- _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_
-
- _à madame Simone de La Cherté,_
-
- _91, rue de Varenne, Paris._
-
-
- Constantinople, 7 djemazi-ul-ewel 1329[1].
-
-
-Mes deux yeux que j'aime, où êtes-vous, que faites-vous, que
-voyez-vous, dans cet instant que je vous écris? Cela m'est un souci
-de chaque minute, un souci délicieux et mélancolique... Je relis sans
-cesse vos lettres parisiennes, si courtes, et, tout de même, si pleines
-de choses pour la pauvrette que je suis... Vous me dites aujourd'hui:
-«Cette semaine, rien ici qui vaille la peine d'en parler... Le Concours
-hippique est fini... Les Salons et les expositions battent leur plein,
-mais on n'y va guère. Au théâtre, seulement des vieilleries... J'ai
-pris le thé cinq après-midi sur sept place Vendôme, et les deux autres
-fois rue Cambon... J'ai dîné mercredi chez les Danycan, et ç'a été bien
-quelconque... J'ai déjeuné jeudi au Bois, avec toute une bande... Et
-j'ai déjeuné aussi une autre fois, à Versailles, tête-à-tête avec mon
-flirt, qui tenait à m'emporter là-bas en auto, histoire probablement de
-se donner l'illusion d'un vrai enlèvement... Pauvre petit!... Enfin,
-vendredi, à l'Opéra, j'ai eu dans ma loge trois amis de mon mari, trois
-Anglais chez qui nous devons passer quinze jours cet été, au fond du
-Devon... Corvée!... Bref, vous constatez: rien.»
-
-Rien!... Ma grande sœur très chérie, si vous pouviez comprendre ce
-qu'est un «rien» pareil pour l'imagination d'une petite fille cloîtrée
-telle que moi... Oui, si vous pouviez le soupçonner seulement... Oh!
-alors, vous ne m'interrogeriez plus sur le féminisme en Turquie, non,
-je vous le jure!... Car tout ce qui vous semble encore obscur, malgré
-mes pauvres explications, vous apparaîtrait d'un coup clair, clair,
-clair...
-
-Tenez, voulez-vous qu'en échange de votre semaine j'essaie de vous
-faire voir ma semaine à moi? Vous comparerez ensuite, si cela vous
-amuse...
-
-Ma semaine à moi, d'abord, n'a compté qu'un seul jour... Oui: car les
-six autres ont été seulement remplis de l'attente du septième. Je ne
-suis pas sortie; je n'ai pas reçu de visite; je n'ai guère lu, ni
-écrit, ni brodé, ni touché au piano; j'ai seulement regardé le ciel,
-je l'ai regardé par toutes les fenêtres, avec une vraie terreur que ce
-ciel bleu devînt gris et qu'en fin de compte il plût le vendredi 15
-djemazi-ul-ewel--mon premier vendredi d'Eaux Douces... _Mash'Allah!..._
-qu'ai-je écrit!... D'ici je vous entends rire!... Tant pis! riez!...
-je m'en doute bien, allez! que nos pauvres Eaux Douces...--et surtout
-celles de printemps: les Eaux Douces d'Europe, tellement moins jolies
-que celles d'été, que les Eaux Douces d'Asie...--je m'en doute: ce
-n'est pas votre Opéra de Paris!... Je me souviens à merveille de vos
-méchantes moues dédaigneuses du temps jadis, quand je vous emmenais
-dans mon caïque, et que nous remontions toutes deux la fameuse rivière
-... j'entends encore le son très ironique de votre voix: «C'est tout
-ça, ces Eaux Douces que vous vantez si fort?» Oui, mes chers yeux,
-c'était tout ça, et c'est tout ça encore,--et c'est tout ce que nous
-avons: un ruisseau marécageux, serpentant à travers une prairie mal
-boisée; sur ce ruisseau, deux ou trois centaines de barques assez
-laides, pleines à chavirer d'une populace en goguette,--Juifs,
-Arméniens, Grecs! _rayas_ de toutes castes,--et rien de plus, et rien
-de mieux!... sauf, de très loin en très loin, rompant la monotonie des
-barques vulgaires, un caïque, un vrai caïque turc, avec sa longue proue
-traînante, et, sur sa poupe, son beau voile brodé[2] dont les coins
-flottent dans le sillage; avec, aussi, parmi ses coussins de Perse, sa
-hanoum, muette et mystérieuse, dont le noir tchartchaf semble porter le
-deuil de notre noble Islam, chaque jour enfoncé plus profond dans sa
-tombe...
-
-Rien de plus, rien de mieux. Nous y tenons pourtant à nos Eaux Douces!
-Nous y tenons par souvenir, par tradition, par religion... Ce sont
-là des choses très vivaces en Turquie: la religion, la tradition, le
-souvenir ... très vivaces, oui!... Et j'imagine bien, d'ailleurs, que,
-le jour où ces choses-là seraient mortes, la Turquie serait bien près
-de mourir aussi...
-
-Oh! mes deux chers, chers yeux! ce serait tellement dommage que la
-Turquie vînt à mourir!--Non, je vous assure! Ce n'est pas seulement
-la musulmane qui parle ainsi, ne le croyez pas!... C'est aussi votre
-petite amie: la femme que vous avez transformée, refaite un peu à
-votre image ... c'est la demi-Française, c'est la demi-artiste que je
-suis devenue, par votre contact, par votre exemple... Or, cette femme
-n'est plus une Turque pure et simple; elle peut devenir, par un petit
-effort d'imagination et de volonté, une étrangère, comme vous; et
-cette étrangère, sortie pour un moment de son harem, de sa ville, de
-son pays, réussit très bien à considérer impartialement, à juger sans
-indulgence ce harem, cette ville, ce pays. Alors, vous comprenez: je
-suis sûre de ne pas me tromper, je suis sure d'être dans le vrai... Et,
-croyez-moi: ce serait triste, triste, triste! que la Turquie disparût
-d'entre les nations...
-
-D'abord, qui donc lui succéderait?--Je veux dire:--Quelle nation
-remplacerait, géographiquement, notre nation turque, sur la carte
-d'Europe? et sur la carte d'Asie aussi? en Roumanie? en Anatolie?...
-Quel drapeau oserait flotter, à son tour, sur ces terres où flotte,
-depuis cinq siècles, et plus encore, notre noble drapeau couleur
-de sang pur?... sur le dôme de la Sainte Sophia?... sur la tour
-du Vieux Sérail?... Vous vous en doutez bien un peu, vous la dame
-diplomatique, si finement avertie de toutes les méchantes ruses qu'on
-trame perpétuellement autour de l'Homme prétendu Malade... Ce qui
-nous remplacerait dans l'enceinte de l'antique Byzance, ce ne serait
-ni la Russie, ni l'Angleterre[3], ni l'Autriche, ni l'Allemagne,
-toutes quatre trop fortes, trop jalousées, trop inquiétantes, Ce
-serait une quelconque Bulgarie, ou une Grèce, ou une Serbie, voire
-une Roumélie ou une Macédoine;--une très petite nation, très petite
-et orthodoxe;--fétichiste, pas?--bref, deux raisons pour une d'être
-remuante, turbulente, intolérante, agressive, fanatique...[4].
-Avez-vous remarqué, mes chers yeux? les nations d'hommes sont pareilles
-aux individus chiens... Les plus minuscules sont les plus rageurs,
-les plus prompts à japper vers la lune et mordre aux mollets les
-passants... Du coup c'en serait fini de notre grave Islam, si modéré,
-si doux... Vous savez que je dis vrai! vous le savez, vous qui avez
-vu, à Jérusalem, nos soldats musulmans mettre la paix parmi les
-furieux pèlerins des sectes chrétiennes et les forcer au respect du
-tombeau de ce Christ que, soi-disant, elles adorent, mais qu'elles ne
-savent honorer que par des querelles hargneuses, par des coups et par
-du sang... Vous savez que je dis vrai, vous qui avez vu, dans notre
-Stamboul même, et jusqu'aux portes de nos mosquées, les processions
-grecques, latines, persanes, arméniennes ou juives se promener
-librement--«plus librement qu'à Paris», me disiez-vous... Ah! quand
-nous n'y serons plus, comme c'en sera vite fini de la liberté et de la
-tolérance!... Comme les chrétiens... pardon! comme les iconolâtres,
-comme les Slaves adorateurs d'images, vainqueurs, auront tôt fait de
-renouveler ici les horreurs qui perpétuellement ensanglantent les Lieux
-Saints!... Et l'on se tuera jusque dans nos rues, comme firent jadis
-les brutes grecques, dans les rues d'Athènes, pour un sermon prêché en
-grec moderne plutôt qu'en grec ancien!... Ils ont de qui tenir, ces
-Grecs, fils de Byzance! Jadis n'en firent-ils pas autant autour de leur
-Hippodrome, à propos de cochers habillés de vert ou de bleu?
-
-Mais ce n'est pas tout encore, mes deux yeux que j'aime! Car, quand
-nous n'y serons plus, quelque chose s'en ira avec nous de notre
-terre turque;--quelque chose: la France![5]--Je veux dire la langue
-française, que nous parlons tous et toutes, qui est la langue
-officielle de notre empire et qu'on ignore à Sophia comme à Belgrade,
-à Athènes comme à Cettinié ... je veux dire la pensée française,
-la culture française, le génie français--dont nous sommes tous et
-toutes imprégnés, alors que dans tout le reste des Balkans les seules
-influences slaves et teutonnes se partagent la Grèce, la Bulgarie,
-la Serbie, la Roumanie même, malgré la généreuse révolte de son sang
-latin!... Oui, ma sœur très aimée: la France, dans toute la Péninsule,
-n'a d'autre refuge qu'ici, au fond de nos cœurs ottomans. Ne serait-ce
-pas bien lamentable qu'avec le nom turc, le nom français cessât d'être
-prononcé en Orient?
-
-Et puis ... et puis ... ma sœur très belle, dites?... vous vous êtes
-parfois promenée, le soir, dans notre Stamboul, au hasard des rues
-et des ruelles... Au soleil couchant, vous est-il advenu de regarder
-parfois, à la dérobée, dans quelques-unes de ces impasses fraîches et
-ombreuses qui sont l'une des plus charmantes beautés de chez nous?...
-Et alors avez-vous parfois aperçu, à travers la grille de bois d'un
-kéfès, la silhouette pâle d'une musulmane voilée, cherchant à sa
-fenêtre, elle aussi, la douceur du crépuscule?... Elle se croyait
-toute seule, la musulmane; alors, sans doute, elle a chanté... Oh! mes
-yeux aimés, vous souvient-il de sa chanson?... Vous souvient-il de
-nos chansons turques, enfantines et passionnées, mornes et ardentes,
-joyeuses à la fois et désolées,--déchirantes?... Sœur, je vous en
-supplie!... oubliez toutes les fautes, toutes les erreurs, toutes
-les sottises, toutes les cruautés même de nos gouvernants qui ne
-sont pas _nous_... Oubliez nos querelles maladroites et funestes,
-oubliez notre Parlement joujou, oubliez le sang répandu, oubliez les
-potences hideuses[6], oubliez aussi l'imbécile massacre de nos pauvres
-chiens errants tellement inoffensifs... et souvenez-vous seulement de
-l'impasse ombreuse et de la chanson dans l'impasse!... Car ... la femme
-dont le cœur sait trouver de tels accents, dont la bouche sait les
-jeter ainsi dans l'air du soir, quand cet air est bien doux, quand cet
-air est bien pur ... cette femme-là, croyez-m'en, a encore en elle de
-quoi mettre au monde des fils plus nobles, plus fiers et de cœur plus
-juste et plus haut que n'importe quels autres fils de n'importe quelles
-autres femmes, sur toute la terre ronde... Adieu, ma sœur très aimée...
-
-SÉNIHA.
-
-
-[1] 5 mai 1911.
-
-[2] Les _voiles_ des caïques sont des tapis souples, d'une soie vive
-brodée de toutes couleurs, qu'on jette sur la poupe, et qui semblent
-être ainsi la traîne ondoyante et moirée du bateau.
-
-[3] Hélas! la princesse Séniha écrivait tout cela l'an 1911... Et,
-depuis, la grande guerre est intervenue, au cours de laquelle les
-armées françaises sauvèrent l'Angleterre, et l'affranchirent à tout
-jamais,--à très longtemps au moins,--de la mortelle concurrence
-allemande. Alors, aujourd'hui,--1921,--les choses ont changé de face.
-Et c'est le drapeau français qui flotte sur le Bosphore après en avoir
-chassé, du même coup, les drapeaux turc, allemand, et français!...
-français surtout!--C. F.
-
-[4] La férocité des armées coalisées, soi-disant chrétiennes pendant
-la guerre de 1912-1913, vérifia tristement cette prophétie de Séniha
-hanoum. Et l'ignoble, la nauséabonde trahison de la Grèce, massacrant,
-au 1er décembre 1914, à Athènes, nos matelots confiants et désarmés, y
-ajoute une décomposition spéciale. La Grèce ajoutée à la Bulgarie fut
-toujours du pus ajouté à du sang.
-
-[5] La princesse Séniha, déplorablement, voyait là-dessus bien clair.
-Et M. C. Farrère regrette aujourd'hui avec infiniment d'amertume que sa
-correspondante d'alors ait été si perspicace!... (Note de l'éditeur.)
-
-[6] Tout ce que disait la princesse turque Séniha, l'an 1911, une
-princesse russe ne pourrait-elle le redire, l'an 1921?... Il est vrai
-que la Turquie de 1911 était sous le couteau de ses ennemis, et que la
-Russie de 1921 est sous son propre couteau... A chacun, donc, selon sa
-force, et pour chacun sa conscience.
-
-
-
- LETTRE V
-
-
- _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_
-
- _à madame Simone de La Cherté,_
-
- _91, rue de Varenne, Paris_ (VIIe)
-
-
- Béikos (Bosphore), 2 redjeb 1329[1].
-
-
-De Béikos, oui, mes deux chers yeux! de Béikos je vous écris, et non
-plus de Stamboul:--Voici l'été; la ville devient trop chaude, et le
-conak[2] inhabitable.
-
-Mon mari doit tout de même y rester encore quelques semaines, pour
-être à portée du Palais et du Parlement: car les affaires turques
-vont de mal en pis, vous le savez aussi bien que moi. Il s'est donc
-résigné à se séparer de son harem et à nous envoyer toutes quatre,--ma
-belle-mère, ma belle-sœur, moi-même et notre Léïlah,--respirer dès
-maintenant l'air toujours frais du Haut-Bosphore. Bref, me voilà,
-depuis huit jours, installée dans le vieux yali[3] que vous connaissez,
-à Béikos d'Anatolie[4]. Vous vous souvenez bien? la grande maison de
-bois, toute simple et sévère, qui trempe dans la mer sa longue façade
-couleur de sang séché, et s'adosse au grand parc toujours vert, dont
-les cèdres, les cyprès et les pins parasols escaladent en rangs serrés
-les premières pentes de la colline, et font tache très sombre au milieu
-des platanes, des tilleuls et des chênes d'alentour. C'est là que je
-suis, et ma chambre, d'où je vous écris en ce moment, occupe tout juste
-l'angle sud du yali; en sorte que trois de mes fenêtres donnent sur
-le Bosphore; et les trois autres[5] sur un coin du parc, très ombreux
-et tout parfumé de résine et de roses. Rien qu'en levant la tête de
-mon papier, j'aperçois, à main gauche, toute l'enfilade merveilleuse
-des coteaux d'Asie, avec leurs jolis villages qui rient au bord de
-l'eau:--Pacha-Baghtché, Tchibouchi, Kanlidja,--et, à main droite, le
-détroit, pareil à un grand, grand fleuve... C'est très beau, ma sœur
-aimée, et, jadis, vous le trouviez tel. Dans la fièvre de votre vie
-occidentale, avez-vous le temps de regretter quelquefois l'infinie
-douceur de nos soirs d'été sur le Bosphore?...
-
-Vous rappelez-vous, seulement, la côte d'Europe, avec ses quais,
-ses villas de pierre, ses équipages piaffant et toute l'agitation
-bruyante quoique indolente de la «saison» diplomatique? Promenades,
-pique-niques, gymkhanas, polo, tennis... Rien de cela, bien
-entendu, n'est pour moi. C'est l'Occident, c'est l'autre monde!...
-Je regarde tout de même du coin de l'œil, à travers la mousseline
-de mon tchartchaf, quand je passe en caïque le long du quai de
-Thérapia, ou quand une amie,--une amie voilée comme moi, bien
-entendu,--m'invite dans sa voiture et que toutes deux nous passons,
-fouette cocher! à travers cet autre monde, à travers votre Occident
-... nous, petites cadines mystérieuses encapuchonnées des cheveux
-aux bottines, et gardées à vue par deux nègres[6] à cheval, un peu
-comiques dans leurs redingotes pincées ... vous rappelez-vous?...
-vous rappelez-vous surtout notre côte d'Asie, tellement la plus
-charmante, avec ses prés et ses bois, ses palais, ses cabanes, tout
-ça dégringolant jusqu'à se baigner dans l'eau courante, sans quai
-ni route, sans équipage piaffant, sans tennis, sans pique-nique,
-sans gymkhana? Vous rappelez-vous nos vendredis[7] ensoleillés, vous
-rappelez-vous chaque coteau, chaque vallon peuplé de femmes turques
-assises en rond sur l'herbe et parsemant toutes les prairies comme
-de grandes fleurs multicolores?... car leurs grands voiles épanouis
-étaient--sont--jaunes, roses, bleus, blancs, verts, violets ... comme
-autant de narcisses, de roses, de bluets, de marguerites, d'œillets et
-de violettes!... Vous rappelez-vous, mes deux chers yeux purs? Rien de
-cela n'est changé. C'est le même Bosphore et c'est la même Turquie. La
-Révolution, ici, passe vraiment inaperçue...[8]
-
-Et, tenez! J'y songeais, l'autre jour, à l'instant que nous quittions
-le conak de Stamboul pour le yali de Béikos... Vous savez que c'est
-presque un déménagement, pour nous autres Turcs. Dès le matin,--quatre
-bonnes heures d'avance,--trois landaus attendaient dans notre rue, et
-c'est tout juste si elle était assez large. Vous les voyez d'ici, les
-rues du quartier Sélimieh[9]! Dans la maison, c'était le pire tumulte,
-le pire tohu-bohu parmi les domestiques, les esclaves et les nègres.
-Midi avait déjà sonné qu'aucun paquet n'était encore ficelé. Nous
-sommes parties enfin, nous quatre dans le premier landau, nos gens avec
-l'essentiel du bagage dans les deux autres. Et, bien entendu, nous
-étions, ma belle-mère, ma belle-sœur et moi, rigoureusement voilées.
-Léïlah seule, qui n'a pas treize ans[10], tant s'en faut, montrait son
-minois aux passants.
-
-Nous voilà donc roulant vers la Corne-d'Or, où la mouche attendait
-à l'échelle du Phanar. Comme juste, quatre nègres trottaient aux
-portières, et, quand il s'est agi d'embarquer, ils ont fait les
-importants. Nous, dames et maîtresse,--hanoums--avons dû obéir
-ostensiblement, avancer, reculer, attendre, comme nos serviteurs noirs
-nous en donnaient l'ordre;--cela, pour que toute la populace présente
-sache bien et redise partout que le harem de Ahmed pacha Djalleddine
-est un harem comme il faut, et qu'Ahmed pacha lui-même est un croyant
-de bonnes mœurs, digne de la haute faveur où le tient Sa Majesté
-Impériale, et du respect que ses voisins lui témoignent. Or, ma sœur
-très chérie, je me souviens fort bien qu'il y a cinq ans,--au temps
-du sultan Abd-ul-Hamid,--nous avons, un matin d'été, quitté tout
-pareillement le même conak pour le même yali, et pris, devant la même
-populace, les mêmes soins de ne point du tout choquer ses opinions,
-ses préjugés, sa foi. Les lois changent;--hier encore, le Parlement
-bavardait à propos d'adultère et tâchait d'ôter aux maris trompés leur
-vieux droit sauvage de tuer les épouses infidèles![11]. Mais les mœurs
-ne changent pas. Dès lors, que voulez-vous qu'il advienne de ce pauvre
-féminisme turc que vous imaginiez déjà triomphant au lendemain de la
-déposition d'Abd-ul-Hamid!
-
-Les Turcs, féministes? Las! mes deux yeux si bleus, vous ne verrez pas,
-de bien longtemps, la réalisation d'un pareil rêve. La femme turque
-émancipée? Mais qui l'émanciperait d'abord? je veux dire: quels hommes?
-de quelle race? d'où? d'Europe? d'Asie? d'Afrique? de quel vilayet? de
-quelle province? D'où partirait cette révolution morale, mille fois
-plus extraordinaire que la révolution politique de 1908? Songez-y!
-notre empire compte les peuples les plus divers, et qui tous se
-jalousent et se surveillent, quand ils ne se haïssent pas. Mettrez-vous
-sous le même fez les Osmanlis et les Albanais, les Kurdes et les
-Syriens, les Boukhariotes et les Tcherkesses[12]? Et, encore, je ne
-parle que des croyants... Certes, vous n'avez pas oublié le bariolage
-des rues de Stamboul, aux époques des grands pèlerinages annuels... Que
-de pèlerins hétéroclites accourus des quatre coins de notre terre, pour
-contempler la face splendide du Khalife, ombre d'Allah! Que de visages,
-blancs, bruns, noirs, caucasiens, sémites, mongols!... Eh bien! ma sœur
-très chérie, nul doute sur ceci: que, par extraordinaire, l'une de
-ces races rivales qui composent notre nation s'avisât un beau jour de
-vouloir arracher du front de ses femmes le voile obligatoire, prétendu
-institué par le Koran même du Prophète,--il n'en faudrait pas plus
-pour que, partout ailleurs, une réaction furieuse nous remplaçât nos
-tchartchafs de mousseline par des cagoules de toile à matelas.--Vous
-voyez comme elle est facile à résoudre, la question du féminisme en
-Turquie!
-
-C'est bien pourquoi, moi, la propre épouse d'un pacha membre influent
-du Grand Comité, moi, la propre petite-nièce du Grand Padishah
-constitutionnel ... eh bien!... mais, surtout, n'allez pas le répéter
-jamais, même à M. de la Cherté ... ni même à M. de ... (vous savez
-qui je n'ose pas dire?...) eh bien! moi, je n'y crois pas beaucoup,
-beaucoup, au succès définitif de cette Révolution à laquelle tous les
-miens se sont dévoués, corps et cœurs...
-
-Dame! qui l'a faite? nos seuls officiers, seulement appuyés par nos
-quelques loges maçonniques.--Et il a fallu d'abord que pareille
-aventure advînt en Turquie, dans une armée qui compte 50.000 officiers
-pour 200.000 soldats... dix fois plus d'officiers, proportionnellement,
-qu'il n'y en a dans votre armée française!--Si bien que le 24 avril
-1909, quand éclata la guerre civile entre les uns et les autres,
-l'avantage du nombre ne fut pas assez fort pour empêcher les soldats
-d'être vaincus... Je vous jure par Allah que c'est vraiment comme
-cela que les choses se passèrent!--Il a fallu ensuite qu'une ville de
-l'Empire, Salonique, fût peuplée presque exclusivement de _rayas_,--de
-sujets non musulmans,--d'étrangers, en quelque sorte; de gens, au
-moins, en qui n'était nullement inné le sentiment d'ardent loyalisme
-qui lie tous les cœurs croyants au Sultan Osmanli, khalife de Dieu...
-Dans Salonique, ville juive, une conspiration put s'organiser contre le
-Commandeur des Croyants, sans que, tout de suite, le vrai peuple turc
-la dénonçât et l'étouffât: parce qu'il n'y avait pas de vrai peuple
-turc dans Salonique... Ainsi commença la révolution de Turquie. Par la
-suite, tout s'enchaîna tant bien que mal, avec beaucoup plus de chance
-que d'habileté... Les Albanais marchèrent, croyant gagner des libertés
-féodales plus grandes... Les Chrétiens marchèrent, se figurant pêcher
-en eau trouble dans ce conflit musulman... Et vous savez le reste.
-
-Oui! mais à présent?
-
-Hélas! la situation actuelle, vous la connaissez, ma sœur jolie.
-Inutile, n'est-ce pas? d'en ressasser, entre nous deux, tous les
-dangers, toutes les tristesses, toutes les hontes même. Mais, pour
-résumer trois ans d'un seul mot, on a le droit de dire ceci: que deux
-ou trois cent mille hommes, au grand maximum, ont fait la Révolution
-turque; et que ces hommes, eux-mêmes Turcs à peine, puisque, pour la
-plupart, Européens de naissance, d'éducation ou culture, ont fait
-leur révolution contre la volonté, plus ou moins formelle, de douze
-ou quinze millions d'autres hommes, Turcs tout à fait, ceux-ci.--Vous
-me direz qu'un homme intelligent vaut beaucoup d'imbéciles, et, qu'en
-cette occurrence, les deux cent mille ont raison, et les quinze
-millions, tort.--J'y consens de grand cœur! Tout de même, expliquez-moi
-un peu: le suffrage universel, qu'en faites-vous, dans ce calcul-là?[13]
-
-Adieu, mes chers yeux bleus. J'embrasse tendrement vos paupières douces.
-
-SÉNIHA.
-
-_P.-S._--J'avais fermé ma lettre, je la rouvre. Ma petite esclave
-Fatima m'arrive, courant, avec une nouvelle vraiment féministe: la
-sœur de Sélim bey,--de Sélim bey que vous avez connu ministre sous
-l'ancien régime,--vient d'être jugée par la cour martiale, et condamnée
-à trois ans de prison,--à trois ans, oui,--pour _avoir levé son voile
-dans le grand bazar, et bu publiquement un verre de raki._--Que vous
-disais-je, que l'émancipation est en marche! Trois ans de prison aux
-Jeunes-Turques qui ont soif quand il ne faut pas!
-
-SÉNIHA.
-
-
-[1] 28 juin 1911.
-
-[2] _Conak_, palais situé en ville, maison d'hiver.
-
-[3] _Yali_, villa, palais de campagne, maison d'été.
-
-[4] _Anatolie_, Asie.--Les Turcs désignent toujours les deux rives du
-Bosphore, l'asiatique et l'européenne, par les deux vocables d'Anatolie
-et de Roumélie.
-
-[5] Les maisons turques, de bois pour la plupart, sont plus aérées que
-les nôtres. Leurs fenêtres sont plus nombreuses, parce que l'intervalle
-de muraille qui les sépare deux à deux est beaucoup plus étroit que
-dans nos constructions de pierre. Il n'est pas rare qu'une chambre de
-yali compte par conséquent six ou dix fenêtres.
-
-[6] Ces nègres sont, bien entendu, des eunuques.
-
-[7] Le vendredi représente pour les musulmans ce qu'est le dimanche
-pour les chrétiens.
-
-[8] Et comme partout, hors les cités fébriles... Comme, en France, l'an
-1793 ... et comme, en Russie, l'an 1919...
-
-[9] Le quartier Sélimieh--ainsi nommé du nom de sa mosquée, la _djami_
-de Sultan Sélim--est un des plus vieux quartiers turcs de Stamboul.
-
-[10] C'est à treize ans que d'ordinaire on fait prendre le tchartchaf
-aux filles turques, et qu'on les sépare des hommes.
-
-[11] Séance du 18 avril 1911--Le parlement jeune-turc a d'ailleurs,
-au contraire, confirmé, par l'article 188 de son nouveau code,
-l'abominable barbarie en question.
-
-[12] Les Jeunes-Turcs,--plus étrangers à la Turquie qu'un bourgeois
-du Marais,--tentèrent cette folie criminelle. Et la Turquie, comme on
-sait, en mourut.
-
-[13] Il est extraordinaire de constater l'identité de tout ce qui se
-passa en Turquie, à partir de 1908, et de tout ce qui s'est passé en
-Russie, plus récemment. Une poignée de terroristes, tous venus de
-l'étranger, imposèrent leur volonté à quelque cent millions de Russes,
-indiscutablement partisans de l'ancien état de choses. Toutefois, en
-Russie, une princesse Séniha ne demanderait pas, aujourd'hui, ce que
-les vainqueurs ont fait du suffrage universel,--supprimé, purement et
-simplement, par les Soviets.--C. F.
-
-
-
- LETTRE VI
-
-
- _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_
-
- _à madame Simone de La Cherté,_
-
- _91, rue de Varenne, Paris._
-
-
- Stamboul, 15 schaban 1329[1].
-
-
-O mes yeux chers, ô ma sœur aimée, comment aurai-je la force de
-l'écrire, cette lettre toute funèbre, cette lettre que d'avance je vois
-toute noire de feu, toute rouge de sang! O ma sœur, qui allez tant
-pleurer, vous savez déjà le malheur immense, auprès duquel plus rien
-n'existe: Constantinople incendié! Vous le savez déjà par les journaux,
-par les récits; mais vous n'y croyez pas, vous ne pouvez pas y croire.
-Je veux dire: vous ne concevez pas l'immensité de la catastrophe;
-vous la rapetissez, d'instinct. C'est forcé, c'est inévitable; avant
-d'avoir vu _cela_, on ne peut pas se le représenter. Mes deux beaux
-yeux, tâchez de voir: vous vous rappelez notre Stamboul,--votre
-Byzance,--vous vous rappelez cette capitale qui est--qui était--une
-suite ininterrompue de villages et de hameaux, un pêle-mêle de
-ruelles, de venelles et d'impasses, avec profusion de maisonnettes,
-vieilles et neuves, les unes couleur de sapin frais coupé, les autres
-couleur d'ancien bois de violette; avec profusion de jardinets, de
-vergers, de potagers; avec profusion de cimetières aussi, de jolis
-cimetières turcs, souriants, aimables, de cimetières où l'on sent
-qu'il doit faire bon dormir et se reposer de cette lourde fatigue: la
-vie; cette capitale, enfin, moitié villageoise et moitié campagnarde,
-qui, tout de même, s'enorgueillit des plus somptueux palais, des
-plus splendides temples, qu'elle mêle, insouciante, à ses masures et
-à ses cabanes, comme une pauvresse-fée qui porterait des pierreries
-parmi ses haillons... Vous vous en souvenez? Vous revoyez, rien qu'en
-fermant vos paupières, les plus magiques de ces joyaux-là: la mosquée
-de Sultan Ahmed, à l'orient, avec ses six minarets, pareils à six
-cierges de marbre; la mosquée de Sultan Mehmed, à l'occident, non loin
-de cette Sélimieh djami[2] qui est ma «paroisse» à moi, comme vous
-dites, vous, chrétiennes;--la mosquée des Tulipes, au sud, dominant
-la Marmara; la mosquée de la Valideh, au nord, sur la Corne d'Or, à
-l'entrée du grand pont; et, au centre de ce carré-là,--qui enferme la
-moitié de Stamboul,--la perle et le diamant: notre Souléïmanieh, où
-je vous ai menée tant de fois, pour admirer les colonnes du temple
-d'Ephèse[3]. Vous revoyez tout, dites? Eh bien, sœur, tout n'est
-plus que cendres, décombres, ou pierres noircies; et les mosquées de
-marbre seules épargnées, parce que l'incendie des trop petites maisons
-de bois n'a pas eu le temps ni la force de les entamer, les hautes
-_djamis_, toutes revêtues de suie et de fumée, dominent à présent une
-sorte de farouche broussaille, la broussaille des débris épars. Là
-fut Stamboul. De nos Sept Collines, jadis pareilles aux Sept Collines
-de la Rome d'Occident, trois seulement sont épargnées. La désolation
-de cela, vous ne la concevez pas! Deux cent mille malheureux n'ont
-ni pain ni toit. Les grandes cours cloîtrées des mosquées servent de
-refuge à cette effroyable misère... Ma sœur chérie, vous souvient-il
-d'une promenade que jadis nous avons faite ensemble, dans l'enceinte
-crénelée du vieux château de Roumélie[4]? C'était domaine du Sultan,
-ce château. Et quelques émigrés du Caucase, fuyant les sanglantes
-persécutions des Russes, étaient venus s'y réfugier. Nous nous étions
-arrêtées toutes deux devant une cabane de fer-blanc et de carton,
-chenil dont mes chiens à moi n'auraient peut-être pas voulu. Et deux
-femmes en étaient sorties, deux Circassiennes, dont l'une portait un
-enfant dans ses bras... Comme vous les aviez trouvées misérables,
-ces deux pauvres créatures, si fières néanmoins qu'elles refusèrent
-notre aumône!... Car elles ne possédaient réellement rien, exactement
-rien,--sauf leurs haillons et cette hutte bâtie de leurs mains.--Oui...
-Eh bien! aujourd'hui, un quart des femmes de Stamboul ne possèdent
-rien davantage. Et c'est une misère dont aucun cataclysme européen ne
-pourrait donner l'équivalent...[5]
-
-En grande hâte, ma belle-mère et moi avons quitté le Bosphore pour
-rentrer en ville prendre notre part du deuil public et soulager un
-peu de l'infortune générale. Il y a beaucoup de charité, beaucoup de
-solidarité parmi nous. Mais il y a peu de ressources. Ceux-là mêmes
-qu'on appelle ici les riches feraient à Paris figure de pauvres. Donner
-seulement à manger à tous ceux qui ont faim, le pourrons-nous?
-
-Mes chers yeux bleus, voilà, voilà ce qui reste de notre Stamboul aimé.
-Et pour vous donner plus de détails, le cœur me manque...
-
-Qui alluma l'incendie? On n'en sait rien. Chacun parle de malveillance
-et de mains criminelles. Je refuse de croire qu'une pareille chose soit
-même discutable. Quel monstre, quel fou épouvantable mettrait ainsi la
-flamme dans dix mille maisons de pauvres gens? Impossible, impossible!
-Le peuple, lui, veut voir la main d'Allah dans cette catastrophe,
-suite et couronnement d'une série d'autres malheurs dont il n'y a
-point de précédent dans notre histoire. L'impiété générale a provoqué
-la colère de Dieu, et Dieu a jeté sur nous l'Archange Noir. La jeune
-Turquie a méprisé le Coran. Les Jeunes-Turcs ont rompu l'ancienne
-loi, déposé l'ancien Sultan, préconisé mille nouveautés criminelles.
-Allah se venge et châtie tout son peuple coupable. Ne souriez pas!...
-Moi-même, en écrivant cela, je me surprends à frissonner... Quelle
-incroyable succession d'infortunes, véritablement, pour notre nation!
-Au dehors, la Bulgarie et la Roumélie refusent le tribut; la Bosnie
-et l'Herzégovine nous sont arrachées; la Crète est en révolte ... au
-dedans, l'Albanie, la Macédoine, la Syrie, l'Arabie, le Kurdistan
-s'insurgent et déchirent à deux mains la patrie. Partout le sang turc
-coule comme l'eau des fontaines. Notre Parlement fantoche use ses
-dernières énergies en convulsions stériles. L'étranger, de toutes
-parts, guette notre faiblesse; le Monténégro, lui-même, mobilise
-son armée, prêt à nous envahir! Comme s'il suffisait aujourd'hui du
-Monténégro pour mettre à bas les derniers vestiges de l'ancienne
-puissance ottomane... Hélas! il suffit peut-être de cela...[6]
-
-Mais quelle tristesse, ô mes deux yeux, d'aimer passionnément son pays,
-comme j'aime ma Turquie, et d'assister à sa décadence chaque jour
-précipitée!... Encore, si cette décadence s'accompagnait de beauté! Si
-nous mourions comme nous avons failli mourir en 1877, parmi beaucoup de
-gloire, et parmi de grandes batailles noblement perdues!... Mais non...
-Cette Révolution même, qui semblait d'abord nous promettre sinon la
-résurrection turque, du moins une éclatante agonie, notre révolution
-s'achève dans de pauvres petites convulsions, petites, petites... Ah!
-ma sœur aimée! je n'oublie pas: il y a un an, c'était de féminisme que
-vous parliez, de ce féminisme proche que le nouveau régime ne pouvait
-manquer d'acclimater en terre turque... Savez-vous où nous en sommes,
-aujourd'hui? A ceci: que les femmes musulmanes, même voilées à triple
-voile, n'ont plus le droit de se promener en voiture découverte. Il
-faut relever les capotes des landaus, hausser les glaces, baisser
-les stores!... On n'avait jamais connu pareille rigueur du temps
-d'Abd-ul-Hamid...
-
-Hélas! adieu, mes yeux bleus... qui sait s'il sera longtemps encore
-permis à votre petite sœur aimante d'écrire à sa sœur chrétienne?
-
-SÉNIHA.
-
-_P.-S._--Oh! je suis égoïste, égoïste, égoïste... Toute à nos malheurs
-turcs, je ne vous ai pas dit un mot tendre à propos de vos malheurs
-français... Qu'ils sont amers pourtant, et que mon cœur saigne en
-songeant à cette France, tant aimée des cœurs ottomans!... Adieu.
-Qu'Allah ait pitié de vous aussi...[7]
-
-SÉNIHA.
-
-
-[1] 10 août 1911.
-
-[2] _Djami_, en turc, signifie mosquée importante,--église;--les
-simples chapelles sont appelées _mesjid_;--Sélimieh djami, ou
-Achmédieh, ou Souléimanieh:--mosquée de Sultan Sélim, ou de Sultan
-Ahmed, ou de Sultan Souléïman (du nom du fondateur); cette dernière,
-construite vers 1520 par Souléïman le Magnifique, est surnommée par les
-Turcs «la perle et le diamant de Stamboul»;--mosquée de la Valideh:
-mosquée construite par la Sultane Valideh, mère d'Abd-ul-Hamid Ier, au
-XVIIIe siècle;--mosquée des Tulipes (Lalileh djami), surnom populaire
-d'une des mosquées du sud de Stamboul.
-
-[3] A l'intérieur de la mosquée do Souléïman sont quatre colonnes
-géantes, d'un très beau granit, qui proviennent d'une ancienne église
-grecque, et, antérieurement, de l'antique et célèbre temple d'Ephèse,
-dédié à Astarté.
-
-[4] _Rouméli-hissar_, sur le Bosphore, côte d'Europe.
-
-[5] A cette époque, il n'y eut pourtant pas de quête européenne pour
-les affamés de Constantinople. Ce n'était que des Turcs, n'est-ce pas!
-et qui n'étaient pas même bolchevicks...
-
-[6] Quinze mois plus tard, en effet, le Monténégro attaqua la Turquie.
-Il est vrai qu'il s'était assuré quelques alliances...
-
-[7] Août 1911! C'était alors l'époque infiniment douloureuse où, sur
-la menace prussienne, la France, abandonnant son droit, cédait à
-l'Allemagne la moitié du Congo français, jadis découvert, exploré et
-conquis par notre Brazza. De Stamboul incendié, la princesse Séniha
-tressaillait à la pensée de notre humiliation. Car jamais, jusqu'alors,
-un malheur français n'avait trouvé les cœurs turcs indifférents.
-
-
-
- LETTRE VII ET DERNIÈRE
-
-
- _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_
-
- _à madame Simone de La Cherté,_
-
- _91, rue de Varenne, à Paris._
-
-
- Corne d'Or, 19 scheval 1329[1].
-
-
-O mes deux yeux tant aimés, je vous écris aujourd'hui la plus triste,
-la plus douloureuse lettre que j'aie jamais écrite, de toute ma vie
-très mélancolique pourtant! Je vous écris la dernière lettre que je
-vous écrirai peut-être jamais...
-
-La dernière lettre... En traçant ces trois mots-là, ma plume s'est
-cassée sur mon papier. Et il a fallu attendre qu'on m'en apportât une
-autre. J'ai attendu, le front dans la main. Et j'ai songé... Est-ce
-possible?... Est-ce moi qui écris?... Est-ce moi, la petite Séniha, qui
-jette vers sa plus tendre amie ce terrible adieu définitif,--mortel?...
-Est-ce moi, qu'on vient d'embarquer sur ce grand navire étranger, dont
-le tumulte m'affole? est-ce moi qui vais partir pour ce voyage sans
-fin, d'où je ne reviendrai peut-être jamais plus,--jamais, jamais?...
-
-Mais vous ne savez pas... D'abord, il faut que je vous dise...
-
-C'est si simple, d'ailleurs! Comment n'ai-je pas prévu? Comment
-n'avons-nous pas prévu, tous?... tous ceux qui ne s'étaient pas
-attaché, exprès, un bandeau sur les yeux?
-
-L'agression italienne[2], vous l'avez connue en même temps que nous
-... avant nous, même... La première, vous m'avez écrit, alors, pour
-me dire toute votre indignation, pour protester contre cette chose
-abominable, ce vol à main armée, que l'Europe a toléré, comme elle fit
-jadis pour le partage de la Pologne... Mais la suite,--qui s'en doute,
-dans votre France, toujours si indifférente aux choses du dehors, et si
-insouciante?...
-
-Alors, écoutez: notre peuple turc, longtemps aveugle, notre peuple, qui
-avait salué la révolution avec tant de joie profonde, notre peuple,
-qui avait cru avec une telle foi que c'en était fini de toutes les
-misères, de toutes les humiliations, notre peuple, à présent, commence
-à s'apercevoir de sa naïve erreur. Cette révolution qu'on acclamait, et
-dans laquelle on avait mis tout espoir et toute confiance,--qu'a-t-elle
-fait? qu'a-t-elle réalisé? quel est son bilan?--Au dedans, tyrannie,
-état de siège, cours martiales, recul évident des questions féministes,
-gaspillage de tous les trésors, de toutes les réserves, de tous les
-budgets, de tous les emprunts. Au dehors, perte de la Bulgarie, perte
-de la Roumélie orientale, perte de la Bosnie, perte de l'Herzégovine,
-perte de la Tripolitaine, perte prochaine de la Crète, inimitié de
-l'Angleterre, inimitié de la France, alliance allemande--l'alliance
-du loup et du mouton![3]--révolte de l'Yémen, révolte de l'Albanie,
-révolte du Kourdistan, révolte de la Syrie... Tout cela, oui! Voilà ce
-que le peuple turc commence à mesurer de ses yeux tout d'un coup larges
-ouverts!
-
-Et voici que sa colère s'éveille. Voici qu'il veut se venger--se
-venger, dût-il souffrir et mourir de sa vengeance!
-
-Or, mes chers yeux clairvoyants, cette vengeance, sur qui va-t-elle
-tomber--sur qui, sinon sur nous, sur nous, oui?
-
-Sur quels autres, en effet? Quand le comité,--le comité Union et
-Progrès ... quels noms? quelle ironie affreuse!... quand ce comité
-fatal et funeste arracha le pouvoir des vieilles mains d'Abd-ul-Hamid,
-il n'était encore que la jeune, la très jeune réunion d'hommes
-honnêtes et intelligents, courageux, dévoués au bien public, mais
-inexpérimentés, inexpérimentés jusqu'à l'invraisemblable et jusqu'à
-l'impossible! Ces gens naïfs crurent, eux aussi--comme le peuple--que
-c'en était fini, par leur seule victoire, de tous les malheurs turcs,
-et que, pour guider la Turquie vers le bonheur et vers la puissance,
-il suffisait à ses chefs d'être probes et d'être bons! Hélas! quelle
-erreur! Ni probité ni vertu ne prévaut contre l'universelle perversité
-de tous les gouvernements du monde. Et le comité, tout irréprochable
-qu'il ait été à l'origine, n'en a pas moins fait plus de mal à l'empire
-qu'ensemble Medjid, Aziz et Hamid. Car ceux-ci, à eux trois, ont,
-en trois quarts de siècle, coûté moins cher à la Turquie que les
-Jeunes-Turcs en trois années...
-
-Donc, aux Jeunes-Turcs la faute! à tous, bons et mauvais--car il en
-reste encore de bons, même aujourd'hui, même après ces trois années où
-tant de brebis galeuses sont venues s'ajouter au premier troupeau!--si
-bien que l'honneur même ne sortira pas intact de la lugubre aventure.
-Hier encore, rentrant du Palais, mon mari, se jetant en larmes sur
-notre divan, me criait cette phrase épouvantable:
-
-«Ils me tueront. Qu'importe! Mais ils diront après que c'est moi, moi,
-qui ai perdu la patrie... Et l'histoire le croira. Et c'est peut-être
-vrai...»
-
-Alors, voilà. Vous savez, à présent. Il me renvoie, avec ma Léïlah,
-avec tout le harem. Il ne veut pas que nous restions auprès de lui. Il
-dit qu'il se défendra mieux, seul, qu'il luttera plus habilement contre
-l'ennemi du dehors et contre l'émeute du dedans. Toutes, nous venons de
-nous embarquer sur le paquebot français qui part pour Beyrouth. Toutes
-quatre, sa mère, sa tante, Léïlah et moi. De Beyrouth, nous irons à
-Damas. De Damas, plus loin. Je ne sais où, au juste. Une ville perdue,
-dans le désert des sables, hors de toute atteinte. Le pacha possède
-là-bas un vieux domaine. C'est dans ce domaine que nous attendrons ...
-que nous attendrons la fin...!
-
-Quelle fin? O mes deux yeux aimés, permette Allah le miséricordieux que
-cette fin-là soit seulement la mort, la mort douce et prompte!...
-
-Les Italiens n'ont pas commis qu'un vol. Ils ont commis aussi un
-assassinat. Ils ont tué notre nation,--tout à fait comme, jadis, les
-Russes tuèrent la Pologne. Ils l'ont tuée sciemment, de sang-froid,
-avec préméditation. La Turquie était comme une femme qui accouche. Elle
-accouchait de sa liberté, de sa civilisation, de son progrès. Elle
-accouchait, geignante et douloureuse, désarmée, au centre du cercle
-hostile de nations voisines et avides, la Grèce venimeuse, la Serbie
-inquiète, la Bulgarie féroce, et, plus loin, l'Autriche, l'Allemagne,
-la Russie. Par un accord tacite, par une pudeur, peut-être, nulle de
-ces nations-là n'avait encore osé se jeter à la gorge de la malade
-sacrée. Mais ce que n'avaient osé ni la Russie, ni l'Allemagne, ni
-l'Autriche, ni la Grèce, ni la Serbie, ni la Bulgarie[4], l'Italie
-l'a osé. Maudite à jamais soit-elle! Elle a déchaîné la meute. Tous
-les appétits, toutes les convoitises vont surgir. D'heure en heure,
-le danger augmente. L'instant suprême approche,--l'instant de la
-mort.--Maudite soit l'Italie, et maudite l'Europe! Maudits, les mauvais
-bergers, gardiens de peuples, qui, tous ensemble, ont détourné la tête,
-et laissé s'accomplir le crime! Il n'y a plus de foi, plus de traités,
-plus de serments. Puisse donc tout le sang versé retomber sur chaque
-main coupable, sur chaque tête complice, sur chaque cœur perfide! Et
-puissent mes larmes aussi retomber, lourdes, amères, empoisonnées!...
-
-On va lever l'ancre. Je vous dis adieu, ô ma sœur tendre... Je dis
-adieu à tout ce que j'ai aimé, à ma patrie, à ma ville, aux chères
-mosquées, à vous... N'oubliez pas, n'oubliez jamais!...
-
-N'oubliez jamais qu'ici vivait, vit encore un peuple qui est le plus
-brave, le plus loyal, le plus honnête et le plus doux de tous les
-peuples au monde. Et n'oubliez pas, n'oubliez jamais comment et par qui
-ce peuple va mourir...
-
-Et n'oubliez pas non plus votre petite sœur triste, triste infiniment,
-
-SÉNIHA.
-
-
-[1] 11 octobre 1911.
-
-[2] L'agression italienne de 1911, dirigée contre la Turquie pour le
-rapt de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque.
-
-[3] Il n'est pas discutable que, si la Turquie se jeta finalement dans
-les bras de l'Allemagne, la faute en fut à l'Angleterre et à la France,
-qui prirent contre la Turquie, toujours, le parti de tous ses ennemis.
-
-[4] Il convient d'être juste. Ces lettres furent écrites en 1911.
-Depuis, l'événement prouva qu'en effet la Grèce, la Bulgarie et la
-Serbie n'avaient pas «osé» se jeter à la gorge de la Turquie malade:
-mais c'était pour attendre que la Turquie fût, en outre, blessée
-grièvement par le poignard italien. Alors, tout de suite, les nations
-balkaniques, dès 1912, «osèrent».
-
-
-
- _EN FAÇON D'ÉPILOGUE_
-
-
-Ces lettres, la princesse Séniha les avait écrites au cours de cette
-mauvaise année 1911, qui vit le commencement de la catastrophe
-ottomane. Depuis, on sait ce qui s'est passé:--Vaincue par l'Italie;
-vaincue par la quadruple alliance des Grecs, des Serbes, des
-Monténégrins et des Bulgares,--lesquels, d'ailleurs, n'eurent pas
-plutôt déchiré leur proie qu'ils s'entre-déchirèrent eux-mêmes
-sur cette proie sanglante, luttant à qui boirait le plus de sang
-chaud;--bafouée par toute l'Europe, oui, toute!... laquelle Europe
-s'empressa de donner le coup de pied de l'âne au vieux lion turc
-expirant; trahie même par la France qui, dans son ignorance enfantine
-de toutes les questions extérieures, de toute la géographie et de
-toute l'histoire,--de toute sa propre histoire même! applaudit alors
-stupidement à la défaite d'une bonne, d'une loyale nation qui avait
-été son alliée, sans jamais manquer au pacte d'alliance, de 1527 à
-1914;--bref, écrasée, dépecée et saignée à blanc, la Turquie perdit
-coup sur coup toutes ses possessions d'Afrique et d'Europe, et beaucoup
-de ses provinces d'Asie, encore que toutes fussent turques de cœur
-et d'âme, turques légitimement, turques pour les trois quarts de
-leur population, les immigrants mêmes y compris! Ce n'était vraiment
-pas à tort que la princesse Séniha, quittant Constantinople pour
-l'Anatolie,--pour Angora peut-être,--abandonnait toute espérance et
-priait seulement Allah, le Miséricordieux, que désormais la fin, pour
-elle et pour sa race, fût simplement douce, s'il se pouvait, et, s'il
-ne se pouvait pas, prompte...
-
-
-
-Depuis...
-
-
-Au fait, depuis... qu'est-elle devenue, la pauvre princesse?...
-
-Nous, ses correspondants d'autrefois, n'en savons rien...
-
-
-
-En 1913, il semblait véritablement que la Turquie eût bu la
-lie de son calice. Pour elle, un pire malheur ne pouvait guère
-s'envisager:--Gardien des détroits,--gardien des Dardanelles
-et du Bosphore,--le Sultan n'était-il pas l'état-tampon par
-excellence? l'état-tampon fait exprès pour écarter l'une de
-l'autre ces deux rivales séculaires, la gigantesque Angleterre et
-la gigantesque Russie?--Londres, comme Pétersbourg, se fût alors
-opposé systématiquement à toute modification d'un _statu quo_ qui,
-seul, s'était prouvé capable de maintenir en équilibre la balance
-européenne...
-
-Hélas! 1914 vint... L'Allemagne avait su profiter des fautes, des
-ignorances et des lâchetés du reste de l'Europe. Constantinople,
-ulcérée par l'injustice occidentale, était mûre pour les projets
-allemands. Le Gouvernement Jeune-Turc, criminel une fois de plus,
-précipita la Turquie--sans même qu'elle s'en rendît compte--dans le
-conflit. Et ce fut le désastre final. Quand la paix revint, la perfidie
-anglaise avait déclenché la révolution russe; c'est-à-dire qu'il
-n'y avait plus de Russie; et la France ne sut pas mesurer à temps
-le nouveau péril dont tous ses intérêts orientaux étaient menacés.
-Bref, Pétersbourg n'étant plus là pour s'y opposer, et Paris n'y
-songeant pas[1], Londres jugea unique cette occasion de se substituer
-soi-même au Sultan. Le maréchal Franchet d'Espérey avait pris
-Constantinople: les généraux anglais se chargèrent de l'occuper,--à
-titre définitif.--Une fois de plus, Bertrand avait tiré les marrons du
-feu, et Raton les mangeait.
-
-
-
-Quant à la princesse Séniha...
-
-Jusqu'en 1918, il nous arriva d'avoir encore de ses nouvelles. Un des
-derniers rois qui règnent en Europe, et le dernier je crois, qui soit
-tout à fait un grand roi,--qui soit aussi tout à fait un galant homme,
-un gentilhomme et un grand cœur,--ce roi-là, prenant en pitié la douce
-infortune de notre princesse lointaine, chassée d'abord de sa maison,
-puis de sa ville, puis, peu à peu, chassée de son pays, daigna lui
-servir de vaguemestre ... lui fit passer des courriers d'Europe--malgré
-la guerre!--et fit aussi passer en Europe les quelques lettres qu'elle
-écrivait encore.
-
-Mais quand la paix vint, tout fut fini, le blocus anglais, plus
-rigoureux que l'autre, exila définitivement du monde occidental, du
-monde parisien, la pauvre petite princesse Séniha, qui aimait tant
-Paris...
-
-
-Définitivement?...
-
-Au fait, qui sait? La Turquie était un corps si sain qu'il semble que
-ce corps, même amputé de sa tête, se résout difficilement à mourir.
-L'Angleterre a beau lancer contre Angora tous ses valets athéniens, le
-dernier mot n'est peut-être pas dit! Et peut-être reverrons-nous un
-jour, dans une Turquie obstinément libre, une princesse Séniha libre,
-elle aussi, d'écrire à qui bon lui semble, et de raconter véridiquement
-toutes ses souffrances, malgré la Grèce, malgré l'Arménie, malgré les
-soviets,--et malgré l'Angleterre.
-
-
-[1] Paris, qui ne savait pas où est Mossoul, ne savait peut-être pas
-non plus où est Constantinople? Ou, peut-être encore, Londres avait-il
-mis, sur les yeux de Paris un bandeau d'or?
-
-
-
- * * * * *
-
-
-
- CONSCIENCE TURQUE
-
-
-En ce temps-là, il était une Turquie...
-
-
-C'était il y a longtemps,--avant que je n'eusse maison, femme et tout
-ce qui s'ensuit. J'étais donc parfaitement heureux, ou du moins, je
-crois me souvenir que je l'étais, ce qui revient au même...
-
-Il y a longtemps!... J'habitais alors du 1er janvier à la
-Saint-Sylvestre à bord de mon vieux _Saint-Albans_... Vous vous
-rappelez?... Cette goélette qui avait gagné, en 1895, la coupe du
-prince de Naples. Je l'avais un peu transformée; j'en avais fait un bon
-bateau de croisière, confortable assez pour les longues flâneries. Et
-le fait est que, l'année dont je parle, le _Saint-Albans_ me promena,
-six mois durant, d'un bout de la Méditerranée à l'autre: Nice, Gênes,
-Naples, la Corse, la Sicile, Malte, Cattaro, Corfou, Lépante, Corinthe,
-Athènes, Santorin, Rhodes, Chypre,--et Brousse, et Stamboul, et
-Trébizonde,--et le Caucase, et cette émeraude sertie d'aigues-marines
-qu'est la Crimée,--je ne sais fichtre pas où mon ancre n'est pas
-tombée, par quelque soir d'or rouge ou quelque matin d'émail bleu!...
-
-Ma parole, ce fut vraiment le plus joli temps de ma vie. Et il durerait
-encore, si j'avais été alors assez riche pour suivre jusqu'au bout ma
-fantaisie. Mais, contrairement au proverbe, jeunesse ne peut jamais.
-L'entretien d'une goélette de vingt tonneaux n'est pas l'affaire d'un
-pauvre diable. J'avais huit hommes d'équipage qui mangeaient comme
-seize, et un patron qui exagérait les galons d'or de ses manches: des
-galons à douze francs le mètre! En outre,--et c'est là que j'en voulais
-venir,--dans chaque port où s'imposait un ravitaillement, les indigènes
-nous écorchaient vifs. Italiens, Maltais et Grecs guettent aujourd'hui
-les yachts comme leurs pirates d'ancêtres ont jadis guetté les galères
-chargées d'épices. L'abordage et l'incendie n'en sont plus; mais c'est
-tout juste!--simple concession à la gendarmerie internationale.--On
-ne massacre plus l'étranger; mais on continue de le piller jusqu'à
-fond de cale. A telle enseigne que notre ami Vanderbilt lui-même se
-ruinerait à acheter trop d'olives noires aux aubergistes de l'Archipel.
-J'ai souvenance, spécialement, d'un pope de Chalcis en Eubée, lequel,
-épicier à ses moments perdus, nous rançonna, nous, chrétiens, comme
-il n'aurait pas rançonné des fils du Prophète! Et je songeai ce
-jour-là, non sans terreur, que la prochaine escale devant être Chanak
-en Turquie, ma bourse de giaour achèverait assurément de s'y vider
-d'un seul coup. Qu'attendre, en effet, des mécréants, quand les purs
-orthodoxes nous traitaient de Turcs à Maures?
-
-Cependant, le _Saint-Albans_ cinglait vers les Dardanelles. Un beau
-matin, je vis à main gauche les falaises thraces, jaunes et blanches,
-et à main droite, les douze moulins à vent qui dominent le tumulus
-d'Achille et le tumulus de Patrocle. Le détroit s'ouvrait au milieu.
-
-Le _Saint-Albans_ y entra. En trois bordées, nous fûmes devant Chanak,
-qui est une petite ville peinturlurée, au bord de l'eau. Là étaient, en
-ce temps reculé, qui fut le bon temps, les postes ottomans gardiens des
-détroits.
-
-Je mouillai le yacht et j'armai le canot pour aller à terre. La veille
-au soir, nous avions soupé d'une boîte de conserves, la dernière.
-L'achat d'un mouton n'était point un luxe.
-
-Or, le canot allait accoster, et déjà je prenais mon élan pour sauter
-sur le quai, quand ne voilà-t-il pas qu'un grand diable de soldat turc,
-en sentinelle, jailli de sa guérite comme un diable de sa boîte, nous
-couche en joue sans crier gare, et m'ordonne ensuite du ton le moins
-cordial de faire demi-tour et de m'en retourner d'où je venais! J'avais
-oublié, assez stupidement, qu'il fallait un passeport pour débarquer
-sur terre ottomane[1].
-
-Le cas était épineux. Demander au consulat d'intervenir? Oui,
-évidemment. Mais je ne m'illusionnais pas sur le procédé: ce serait
-lent. La diplomatie française est formaliste. Et je ne tenais pas à
-mourir de faim en l'honneur du protocole.
-
---Que diable!--pensai-je,--nous sommes en Turquie, et la Turquie est la
-patrie du backchich!
-
-(Je le croyais sur la foi des on-dit.)
-
-Je tirai de ma bourse une superbe pièce d'or,--c'était encore aussi
-l'époque fabuleuse des monnaies qui trébuchaient!--une livre turque de
-vingt-trois francs, à l'effigie de Sa Majesté Impériale Elle-même. Et,
-ayant montré de loin la dite pièce au dit soldat, je la jetai à ses
-pieds, m'attendant à voir le désagréable fusil se relever aussitôt.
-
-J'étais loin de compte. Le fusil ne se releva pas du tout. Et ma livre
-turque, dédaigneusement renvoyée d'un coup de botte, vint retomber
-au milieu du canot. L'Osmanli n'avait même pas voulu souiller, en la
-touchant, ses mains incorruptibles. J'en demeurai bleu! Depuis mon
-départ de France, c'était la première fois qu'un indigène méditerranéen
-refusait mon argent.
-
-La situation n'en était pas plus drôle pour cela. Il n'y avait rien
-d'autre à faire que de retourner à bord du yacht. C'est ce que je fis,
-mélancoliquement.
-
-La journée se passa, lente. J'échangeai tous les télégrammes
-imaginables avec le consul. Ce nonobstant, la nuit tomba, sans qu'une
-solution fût intervenue. Et nous commencions d'avoir faim.
-
-A minuit, je pris un parti:
-
---Armez le canot!--commandai-je.--Allons, garçons, du leste! et
-surtout, pas de bruit!
-
-Un canot qui se faufile la nuit, le long d'un quai, cela ne se remarque
-guère. Et puis, quoi! ils étaient peut-être couchés, les soldats turcs!
-
-De fait, ils l'étaient. La fâcheuse guérite ne recélait plus personne.
-Et notre débarquement à la cloche de bois s'effectua sans encombre.
-
-Je laissai le canot accosté, sous la garde d'un seul homme. Et je me
-hâtai, avec le reste de mon monde, de m'écarter prudemment du quai, et
-même de la ville. Chanak me semblait plein d'embûches. Pour l'achat du
-mouton, objet de mes rêves, le moindre village suffisait évidemment, et
-ne laissait pas d'être préférable.
-
-A une lieue dans l'intérieur, nous trouvâmes une sorte de hameau pourvu
-d'une place et d'un marché. L'aube naissait comme nous y arrivions.
-Déjà les bergers parquaient leur bétail entre les piquets reliés par
-des cordes; et les maraîchers étendaient à même le sol leurs choux,
-leurs carottes, leurs artichauts et leurs asperges, cependant que
-s'amoncelaient de réjouissants sacs de pommes de terre, et que tous les
-fruits d'Anatolie, apportés à dos de bourricots, descendaient des bâts
-et des hottes, et s'alignaient sur des nattes d'osier.
-
-Tout de suite, j'entamai les négociations. Et tout de suite ma
-stupéfaction fut immense. Le mouton, les légumes, les pastèques, le
-raisin, tout était d'un bon marché inouï, fantastique, invraisemblable.
-Quelque paradoxal que cela fût, les marchands turcs ne volaient point.
-J'avais affaire à d'honnêtes gens, exception unique de Gibraltar à
-Constantinople!
-
-Abasourdi, j'achetai sans liarder, et je payai rubis sur l'ongle.
-Les bonnes gens n'en profitèrent point. Et il ne me parut pas que ma
-dernière emplette fût moins avantageuse que la première.
-
-Bénissant du fond de l'âme les Turcs et la Turquie, je chargeai
-finalement ma petite cargaison sur deux ânes loués à l'ânier du
-village. Et je repris vivement le chemin de Chanak. Le jour s'était
-levé et je n'envisageais pas sans crainte l'opération du rembarquement
-sous les yeux de la sentinelle, probablement réveillée à l'heure qu'il
-était.
-
-Je poussais donc de mon mieux mes deux ânes, quand, tout à coup, un
-cavalier, lancé du village à notre poursuite, nous rejoignit et nous
-intima l'ordre très net de rebrousser chemin.
-
---Aïe!--pensai-je.--Ça marchait trop bien. Voici l'ère des difficultés
-qui s'ouvre.
-
-Sur la place du village, au beau milieu du marché en rumeur, cinq ou
-six longues barbes nous attendaient. C'étaient le cadi et les notables.
-Je jugeai politique de saluer cérémonieusement. On me rendit mes
-révérences avec la plus grave courtoisie.
-
-Mais je n'étais pas dupe de ces salamalecs. Derrière le cadi, je
-voyais, rangés sur une ligne et l'air penaud, tous les marchands à qui
-j'avais eu affaire. Sans nul doute, ces pauvres gens, coupables d'avoir
-vendu leurs comestibles à des chiens d'infidèles, allaient expier ce
-forfait séance tenante. Et j'étais cité comme complice...
-
-J'avais bien deviné. Le cadi, impératif, fit décharger d'abord mes deux
-bourriques, et procéda à un véritable inventaire. Tout fut examiné,
-retourné, pesé. On compta jusqu'aux pommes de terre.
-
-Comme vous pensez, je n'avais garde de protester le moins du monde: je
-ne tenais point à aggraver mon cas.
-
-Les marchands s'avancèrent ensuite l'un après l'autre. Il y eut
-interrogatoires et plaidoiries, auxquels bien entendu je ne comprenais
-rien. Le cadi, implacable, désignait d'un doigt vengeur chaque tomate
-et chaque concombre. Les coupables, très contrits, avouaient leur
-crime, humblement.
-
-Enfin, un sac fut apporté. Chaque marchand sortit son escarcelle,
-et paya en la main du cadi une amende de quelques piastres. Le cadi
-vérifiait, au fur et à mesure, avant de verser l'argent dans le sac
-béant. Quand tout le monde fut quitte, on ferma le sac et on le lia
-d'une cordelette.
-
-Et c'est ici que l'histoire devient miraculeuse! Écoutez bien:--Sur
-un signe du cadi, on rechargea ma cargaison sur mes deux ânes. On
-me restitua le tout. Et le cadi ... écoutez, écoutez! le cadi, me
-congédiant d'un geste affable, _me remit_, À MOI, _le petit sac plein
-de piastres_...
-
-J'écarquillai des yeux énormes. L'iman de la mosquée, vieillard très
-vieux, vaguement polyglotte, appela tout ce qu'il avait su de français,
-pour m'expliquer:
-
---C'est parce que les marchands avaient gagné sur
-toi,--prononça-t-il.--Oui, ils avaient gagné le dix pour cent. Et il
-ne faut pas gagner sur l'étranger ... parce qu'il est écrit dans le
-Livre[2]:
-
-
- Tu traiteras l'étranger comme ton hôte...
-
-
-Lors, je m'en retournai vers le _Saint-Albans_, méditant ce qui est
-écrit aussi, ailleurs ... dans notre Molière, je crois:
-
-
- Vraiment oui, de la conscience à un Turc...
-
-
-
-[1] En ce temps-là, pour être tout à fait exact, il ne fallait guère de
-passeport que pour débarquer en Turquie, en Russie et en Perse. Mais,
-depuis, le progrès a marché; et actuellement, aucune frontière n'est
-exonérée de cette coûteuse formalité.
-
-[2] _Le Livre_, le Coran.
-
-
-
- * * * * *
-
-
-
- HISTOIRE DE CHAT
-
-
- _A mon maître Pierre Louÿs._
-
-
-Le commencement de l'histoire, ce fut aux marches de marbre du
-débarcadère d'artillerie, à Top-Hané.
-
-En ce temps-là, Constantinople était encore turque, tout à fait.
-C'est-à-dire qu'on y était presque en France; comme on y est presque en
-Angleterre, aujourd'hui.
-
-Le canot de notre croiseur était à quai. Nous étions trois officiers
-près de rentrer à bord. Comme nous allions embarquer, un chat gris
-surgit je ne sais d'où et vint tout au bord de l'eau flairer nos
-avirons.
-
---Tiens!--dit quelqu'un,--un chat turc!
-
-Il était turc indubitablement, puisqu'il n'avait pas peur de nous.
-Les chats de Constantinople, en effet, se divisent en deux catégories
-bien tranchées: les chats turcs, qui habitent les quartiers musulmans
-où tout chacun fut toujours bon pour les bêtes; et les chats grecs
-ou arméniens, qui habitent les quartiers _rayas_, où les chrétiens
-d'Orient, grégoriens ou orthodoxes, sont assez bassement cruels pour
-tout ce qui est faible. Les chats de ces quartiers-ci se sauvent tant
-qu'ils peuvent dès qu'ils aperçoivent figure humaine.
-
-Le chat gris de Top-Hané était un chat turc; en sorte qu'après une
-hésitation très courte il prit son parti et, d'un bond, fut au milieu
-du canot français.
-
-Un canotier, gentiment, le happa par la peau du cou:
-
---Faut-il le remettre à terre, capitaine?
-
-Il s'adressait à moi: j'étais le plus ancien officier. Je haussai les
-épaules:
-
---Gardons-le, ce chat ... s'il veut absolument mettre son sac à bord!...
-
-Le sourire des hommes approuva. Sur les vaisseaux de la République, on
-est exactement comme dans les villes de Turquie: bon pour les bêtes.
-
-
-Une demi-heure plus tard, le chat gris, juché sur mon épaule, passa
-la coupée du croiseur. Et, l'instant d'après, je le déposai sur les
-coussins du carré[1]. Un carré, c'était du nouveau, pour un chat. La
-petite tête grise, curieuse, mais confiante, tendit vers les quatre
-points cardinaux un museau triangulaire et deux yeux ronds. Nous
-n'étions pas des gens somptueux, il s'en fallait: on mangeait sans
-nappe à notre table. Sur cette table de simple teck, perforés en
-quinconces pour les chevilles à roulis, le chat turc estima qu'il
-pouvait bien sauter; et nous estimâmes qu'il n'avait pas eu tort.
-C'était l'heure du dîner. On mit un poisson dans une assiette et l'on
-poussa l'assiette sous le nez du chat, qui ne fit point de cérémonies.
-
-
-C'était d'ailleurs un chat très maigre. Dans les quartiers turcs de
-Constantinople, il n'y a jamais beaucoup à manger pour les animaux
-parce qu'il y a toujours très peu à manger pour les hommes.
-
-
-Et ce qui devait arriver arriva: le chat mangeant trop vite s'étrangla;
-s'étrangla tout de bon, une longue arête lui ayant percé la gorge.
-
-Il suffoqua tout de suite et râla, les quatre pattes écartelées, le nez
-en l'air, la gueule désespérément ouverte.
-
-Immédiatement, chacun repoussa sa chaise, et l'on fit cercle autour du
-chat. Les yeux dilatés de la bestiole nous dévisageaient tous, les uns
-après les autres, comme pour un suprême recours en grâce.
-
-Et, d'instinct, je me tournai, moi, vers le médecin du bord:
-
---Docteur, on ne peut rien faire pour cette bête?
-
---Peut-être bien!... pourquoi pas?...
-
-Notre docteur était un vieil homme qui s'était jadis conduit en héros
-dans je ne sais plus quelle épidémie coloniale terrible comme une
-grande guerre. Il y avait gagné un galon, une rosette, et une infinie
-douceur dont il ne faisait pas bénéficier les seuls hommes: les bêtes
-en obtenaient leur part.
-
-
-Cependant, nous avions débarrassé un coin de la table, et nous nous
-étions comptés quatre pour y renverser le chat. Il gisait maintenant
-sur le dos, les quatre pattes empoignées par quatre mains, les deux
-mâchoires large écartées et solidement tenues. Et le docteur, penché
-sur lui, s'efforçait d'inspecter la gorge d'où suintait un peu de sang.
-Au bout d'un temps, le docteur se releva:
-
---L'arête,--dit-il,--est entièrement sous la muqueuse, impossible de la
-saisir ainsi. Il faut un coup de bistouri!
-
-Quelqu'un plaignit le chat:
-
---Pauvre bête!
-
---Oh! il s'en tirera,--fit le médecin.--Un coup de bistouri, ce n'est
-rien à donner. Je vais faire le nécessaire... Mais tenez bien le
-chat!... qu'il ne bouge pas!...
-
-Ce fut l'affaire de six secondes. Je tenais l'une des pattes. Je
-sentis dans toute ma paume et le long de tous mes doigts le profond
-tressaillement de la bête entamée par l'acier. Le chat râlait, il ne
-pouvait miauler.
-
-L'instant d'après, c'était fini. L'arête était extraite.
-
---Attention!--fit l'opérateur:--lâchez tous ensemble, au commandement
-... sinon, gare les griffes!... et sautez en arrière!--Attention!...
-un, deux, trois... hop!
-
-Toutes les mains s'étaient ouvertes et nous avions tous reculé. Très
-inutilement d'ailleurs: le chat, roulant doucement sur lui-même,
-s'était remis sur ses quatre pattes sans violence, et ne montrait
-aucune colère.
-
-Quelqu'un dit:
-
---On dirait qu'il ne nous en veut pas?... Il a l'air de comprendre...
-
-Il comprenait sans doute. Il comprenait même si bien, et il nous en
-voulait si peu, qu'au bout d'un quart de minute il s'en fut gravement
-vers le médecin tout éberlué, et, levant vers lui le beau regard de ses
-yeux verts, lui lécha les deux mains l'une après l'autre...
-
-
-C'était un chat turc...
-
-
-[1] Faut-il expliquer aux lecteurs français, mal au fait des choses
-de la mer, que la _coupée_ d'un navire est exactement la porte par
-laquelle on y peut entrer, et que la grand'chambre des officiers
-s'appelle un _carré?_
-
-
-
- * * * * *
-
-
-
- HISTOIRE DE CHIENS
-
-
- _Pour la Souléïmanieh djami._
-
-
-Pour commencer, il faut qu'on le sache: j'aime les chats et je n'aime
-pas les chiens. Goût, certes, bizarre et déraisonnable: l'homme,
-animal égoïste au plus haut point, prise d'abord chez les animaux, ses
-voisins, la servilité, l'obséquiosité et la platitude, toutes vertus
-«chiennes» par essence. J'apprécie, moi, l'indépendance, l'orgueil et
-la dignité, trois vices que les chats possèdent et cultivent. Rien
-ne m'est plus odieux que de subir, à propos de rien, la tendresse
-exubérante du premier chien inconnu, et son entêtement à lécher la
-poussière de mes bottes. Rien ne me plaît autant que d'obtenir, à grand
-effort de politesse délicate et d'attentions choisies, la sympathie
-rarement exprimée de mon propre chat, lequel, d'ailleurs, a toujours
-refusé de se considérer comme mon esclave et consent seulement à être
-mon ami.--Vous me trouvez ridicule?--Soit! Mais dites-vous bien que
-si je ne vous rends pas, moi, la pareille, c'est par pure et simple
-courtoisie! Je me tais, mais je n'en pense pas moins...
-
-Donc, j'aime les chats et je n'aime pas les chiens. A cette règle,
-j'apporte toutefois une exception: il est une race de chiens que j'ai
-aimée et que j'aime. Ne cherchez pas laquelle. Il ne s'agit ni de
-colleys, ni de loulous, ni de fox. Je professe à l'endroit de toutes
-ces bêtes de luxe la même horreur dégoûtée. Et je n'ai guère moins de
-mépris pour les bêtes de garde ou pour les bêtes de chasse. La seule
-race canine qui trouve grâce à mes yeux n'est pas une race domestique:
-c'est la race très primitive des chiens errants de Turquie, chiens
-véritablement libres, sans maître ni chenil, sans laisse ni collier,
-chiens dédaigneux et faméliques, chiens fiers, chiens, pour tout dire,
-très peu «chiens», et presque dignes d'être «chats».
-
-A ces bêtes demi-sauvages, la vie indépendante a conservé des vertus
-qui ne se trouvent plus dans la niche de Mirza, ni d'Azor: les chiens
-turcs,--chiens de Scutari, chiens de Brousse, chiens de Konia, et jadis
-chiens de Constantinople[1],--les chiens musulmans, chiens libres,
-sont graves, raisonnables, pensifs et philosophes. Ils endurent en
-silence la pluie et la neige, mais, par contre, n'endurent d'aucune
-façon les injures des méchants hommes, et ne savent pas lécher la main
-qui les frappe. Ce qui ne les empêche pas d'être de très bons chiens,
-pacifiques et courtois, mordant seulement quand il est indispensable
-de mordre. J'imagine que la société de leurs compatriotes, les hommes
-turcs, leur a servi d'éducation: car les hommes turcs sont eux-mêmes
-des hommes excellents, très courtois et très pacifiques, et qui jamais
-n'ont abusé de leur force pour battre enfants, femmes ni animaux. Peu
-importe, d'ailleurs: éduqués on non, les chiens errants de Turquie
-sont d'irréprochables chiens. Et le gouvernement jeune-turc, qui, sous
-prétexte de civilisation, prétexte aussi vaniteux que barbare, en
-massacra naguère soixante ou quatre-vingt mille à Stamboul, à Galata,
-à Péra, et dans tous les villages du Bosphore, se montra dans cette
-occurrence infiniment plus cruel et sanguinaire que jamais n'avait été
-le vieil Abd-ul-Hamid, Sultan prétendu Rouge. Par la suite, ce même
-gouvernement massacra pareillement la Turquie elle-même. Il ne fallait
-pas être grand prophète pour prévoir ceci, ayant vu cela...
-
-Mais c'est de chiens qu'il s'agit ici et non d'hommes,--_insh'Allah!_...
-
-Or, les chiens errants de Turquie ne vivent pas du tout, comme
-vous pourriez le croire, en chiens anarchistes, sans traditions,
-coutumes, code et lois. Leur République est, au contraire, un État
-merveilleusement policé. Et il me fut donné jadis d'en admirer
-la civilisation pittoresque, à Constantinople même, au temps où
-Constantinople possédait encore sa population de chiens libres.
-Constantinople, capitale à peine moins vaste que Paris, se divise en
-une centaine de quartiers. Pareillement, les chiens de Constantinople
-se répartissaient en une centaine de hordes, dont chacune, domiciliée
-dans un quartier qui lui était propre, n'en sortait jamais, et veillait
-avec rigueur à ce qu'aucun chien d'autre quartier n'y risquât ses
-pattes. Moyennant quoi, la République vivait en paix. Chaque mère de
-famille élevait sans bataille sa progéniture, et obtenait de plein
-droit la meilleure place aux tas d'ordures d'où la communauté tirait
-le plus clair de son humble subsistance. Oh! ce n'étaient point là
-festins, ni banquets. Mais le chien turc est sobre. Et il sait attendre
-patiemment l'aubaine rarissime du passant débonnaire, en humeur
-d'acheter, pour les pauvres chiens, deux _métallicks_[2] de pain noir,
-régal miraculeux dont toute une famille se pourlèche plusieurs jours
-durant.
-
-Il m'est arrivé, à moi, qui écris cette histoire, d'être ce débonnaire
-passant.
-
-Je me souviens d'un jour très ensoleillé... C'était il y a bien des
-années, un jour de juillet ... oui: le 20 juillet 1904. L'histoire
-est vraie, vous voyez ... je n'invente pas... Ce jour-là, j'étais,
-aux approches de midi, sur le point d'entrer dans le harem de la
-Souléïmanieh djami... La Souléïmanieh djami, c'est la plus splendide
-des splendides mosquées de Stamboul, et l'on nomme _harem_ la grande
-cour carrée et cloîtrée qui précède les sanctuaires musulmans.
-
-J'allais donc entrer là. Non pas seul: une amie m'accompagnait, une
-amie qui, ce 20 juillet-là, m'accompagnait pour la première fois, et
-qui, depuis, n'a jamais cessé, même après qu'Allah eut séparé nos
-destinées, de marcher à côté de moi sur tous les plus durs chemins de
-ma vie...
-
-Nous étions, elle et moi, fatigués. Devant la porte de la mosquée,
-trois grandes colonnes de porphyre gisaient, renversées par les
-siècles; trois colonnes qui, sans doute, soutinrent quelque portique du
-temple byzantin debout, il y a six cents ans, en ce même lieu... Et,
-sur le fût d'une de ces trois colonnes, mon amie et moi nous assîmes.
-
-Alors, tout à coup, une chienne turque sortit d'un trou creusé sous la
-colonne; une très jeune chienne dont les mamelles longues et plates
-attestaient un allaitement tout juste achevé: une pauvre chienne, dont
-les côtes saillaient pointues sous la peau. Évidemment, il n'y avait
-guère à manger dans le quartier, surtout pour une maman dont les bébés,
-sevrés de la veille, commençaient probablement d'avoir faim sans rime
-ni raison.
-
-Mon amie appela la chienne, et la chienne, ayant d'abord réfléchi
-prudemment, vint. Un marchand de pain noir passait fort à propos sur la
-grande place déserte. Je le hélai et mon amie acheta beaucoup, beaucoup
-de pain noir. La chienne, éblouie, vit sous ses pattes une semaine pour
-le moins de liesse et de bombance...
-
-Pénétrée de gratitude, cette chienne-là,--une maman chienne,--voulut
-prouver sur-le-champ sa joie et sa confiance. Et, pour ce faire,
-elle fit comme auraient fait toutes les autres mamans de l'univers:
-plongeant avec précipitation dans son trou, sous la colonne, elle en
-émergea l'instant d'après, portant à bout de gueule deux chiots, qui
-étaient les siens, et qu'elle nous présenta dans toutes les règles
-les plus protocolaires. C'étaient de jolis chiots: aussi potelés,
-aussi grassouillets que leur mère était elle-même étique, ce dont
-elle semblait tirer un bien légitime orgueil. Sous nos yeux, pour que
-nous ne nous méprenions pas sur le sens de cette maigreur et de cet
-embonpoint significatifs, notre nouvelle amie partagea à coups de
-dents, entre ses deux marmots, le repas du jour, puis s'en fut remiser
-en lieu sûr le surplus des provisions. Après quoi, revenant, elle dîna
-des restes de ses petits, et les chiots laissaient peu de restes. Puis,
-enfin, la famille entière réintégra sa façon de terrier.
-
---Quand je ne serai plus ici,--me dit alors mon amie... (elle allait
-s'en retourner vers son pays très, très lointain, et plus froid que
-neige et que givre...)--quand je ne serai plus ici, vous reviendrez sur
-cette place, et vous achèterez encore du pain pour ces mioches et pour
-leur maman ... n'est-ce pas?... Promettez?...
-
-Je promis. Et je tins. Je revins...
-
-Je revins au bout d'une quinzaine. Sur le même fût de colonne je me
-rassis. Et la place autour de moi brilla de sa même magnificence. Il
-faisait le même soleil, éblouissant. Et pourtant, parce que, cette
-fois, j'étais seul là où nous avions été deux, il me parut que toute la
-splendeur du lieu était ternie.
-
-Le trou sous la colonne ouvrait son boyau sombre. La mère chienne
-n'était pas là. Mais je devinais qu'elle ne pouvait être bien loin, le
-code canin lui interdisant toute excursion hors du quartier. J'attendis
-donc. Et, en attendant, l'idée me vint d'enfoncer un bras dans la
-tanière. Les chiots y devaient être. Ma main rencontra, en effet, le
-petit tas de chair tiède. Alors, pour les voir à mon aise, je pris les
-deux bestioles l'une après l'autre et les mis au soleil. Ils pleurèrent
-incontinent, pas très fort.
-
-Pas très, mais assez! Dans le temps de trois gémissements, le quartier
-entier, flairant un crime possible, accourut à la rescousse. Je fus le
-centre d'un cercle de cinq cents chiens, tous hurlant à plein gosier.
-Aucun, d'ailleurs, ne montrait les dents: les petits chiots, intacts à
-mes pieds, prouvaient mon innocence. Mais je crois bien que, coupable,
-mes mollets, pour le moins, eussent couru quelques risques.
-
-Et, alors, un véritable coup de théâtre se produisit:
-
-La mère chienne, avertie, arrivait déjà, galopant au secours de sa
-progéniture. Elle se précipitait, toute langue dehors, craignant sans
-doute le pire. Mais tout à coup, elle me vit et me reconnut.
-
-Alors, ce fut le plus étrange, le plus prodigieux spectacle! En un
-clin d'œil, il n'y eut plus un seul chien sur la place. Tous, informés
-par un aboi éperdu, avaient fait demi-tour. Et la chienne, à plat
-ventre dans le sable, et la langue sur mes souliers, me suppliait,
-visiblement, d'accepter mille excuses, et les plus humbles, pour
-l'inconvenante réception qui venait de m'être faite, de m'être faite à
-moi! un ami, un bienfaiteur! à moi, que ces bébés stupides n'avaient
-même pas su reconnaître!... outrage inconcevable, qu'on me conjurait de
-daigner oublier!...
-
-Quand j'eus caressé la pauvre tête aplatie, et hélé le marchand de pain
-noir, pour sceller d'un festin notre réconciliation, la mère, relevée
-d'un bond et joyeuse, fit d'abord mille pirouettes. Mais ensuite,
-ramenée au souci de son devoir maternel, elle me stupéfia par la plus
-extraordinaire preuve d'intelligence et de civilisation qui jamais
-m'ait-été donnée par aucune bête au monde:
-
-Attrapant d'une gueule vigoureuse ses deux chiots l'un après l'autre,
-elle vint les secouer, sévèrement, sous mes yeux: sans nul doute, en
-manière de correction indispensable et légitime. Il seyait évidemment
-de ne pas molester les hommes charitables qui achètent pour les chiens
-affamés le précieux pain noir. Et il seyait d'enfoncer dans la caboche
-des bébés chiens cette vérité utilitaire, fût-ce à bons coups de dents
-dans les oreilles...
-
-
-
-_P.-S.--Il est superflu de rappeler ici l'abominable, le hideux
-massacre qui supprima les chiens errants de Stamboul, en 1910. Mais il
-n'est que juste d'innocenter les Turcs, les vrais Turcs musulmans, de
-ce crime imbécile. C'était alors le règne despotique du comité Union et
-Progrès, dont l'incapacité conduisit si promptement l'Empire ottoman
-vers sa ruine. Et la municipalité constantinopolitaine, qui décréta la
-suppression de ces cent mille chiens inoffensifs, comptait dans ses
-membres toutes sortes d'éléments, parmi lesquels l'élément turc ne
-dominait pas._
-
-_Il y a d'ailleurs Turc et Turc. Le Turc mi-occidental, le Jeune-Turc,
-encanaillé par trop de contacts avec les Levantins, qui furent de tout
-temps les mauvais génies de la Turquie, ne m'a jamais rien dit qui
-vaille. Mais ce Turc-là n'est qu'une exception, Et l'autre Turc, le
-vrai, celui qui peuple vraiment la Turquie, le vieux Turc insouciant
-de politique, le Turc simple et doux qui ne sait que bêcher son champ,
-paître son troupeau, et travailler de ses mains à quelque honnête
-métier villageois, ce Turc-là, que j'ai connu, que j'ai fréquenté chez
-lui, dans ses hameaux d'Europe et d'Asie, ah! croyez-m'en! nulle part
-au monde n'existe homme plus digne d'être respecté, honoré, aimé, nul
-homme dont l'humanité puisse, à meilleur droit, s'enorgueillir!_
-
-
-[1] Cf. le _post-scriptum_ de ce conte.
-
-[2] Un _métallick_, ou sou (piécette de _métal_, d'un métal autre que
-l'or ou l'argent).
-
-
-
- * * * * *
-
-
-
- TRIPOLITAINE
-
-
- _Pour le capitaine de vaisseau Pierre Loti._
-
-
-Hors du prétoire, un feu de peloton crépita. Lors, Antonio Onaglia,
-greffier de la cour martiale, tourna sa face napolitaine, glabre et
-grasse, vers le profil busqué du colonel Carlo Torelli,--Piémontais,
-président,--pour annoncer d'une voix ânonnante:
-
---Justice est faite!
-
-A quoi le colonel président répliqua d'un ordre bref:
-
---Appelez la cause suivante!
-
-Et trois nouveaux accusés entrèrent, garrottés si prudemment que le
-sang leur sortait par-dessous les ongles.
-
-C'étaient trois Arabes encore, tout comme ceux qu'on venait d'exécuter;
-trois Arabes fort pouilleux: un vieillard, un enfant et un homme. Tous
-trois portaient le burnous et le fez,--deux chefs d'accusation déjà
-majeurs;--et, pour comble, leurs six mains, étalées sous les yeux des
-juges, montraient des traces noires bien suspectes. Cela sentait la
-poudre à plein nez. Donc, point d'erreur probable: la cour, une fois de
-plus, se trouvait en face d'un trio de ces bandits coupables d'avoir,
-quelques heures plus tôt, traîtreusement attaqué les braves troupes
-italiennes. Le crime était patent. La fusillade s'imposait donc.
-
-Carlo Torelli, colonel et président, s'inclinait déjà vers ses
-assesseurs, et ceux-ci déjà opinaient. Toutefois, le double geste
-ébauché ne s'acheva pas. Dans le prétoire, ouvert à deux battants,
-comme la loi l'exige, deux hommes venaient d'entrer, deux Européens,
-deux étrangers, deux journalistes, comme en témoignaient leurs kodaks
-en bandoulière et leurs carnets sans cesse crayonnés. D'un coup d'œil
-gêné, Carlo Torelli toisa ces deux hommes. L'un était Anglais, l'autre
-Français. Ironiques et impassibles, tous deux considéraient la cour.
-Carlo Torelli, président, toussa d'abord, hésita ensuite, et se résigna
-enfin,--par égard pour la presse occidentale, et quel que fût le temps
-perdu,--à ne pas condamner sans interrogatoire.
-
-Il appela donc:
-
---Interprète!
-
-Et le drogman s'étant précipité:
-
---Vous trois, qui êtes-vous?
-
-
-Or, avant même que l'interprète eût traduit en arabe la question, l'un
-des accusés,--celui qui n'était ni l'enfant, ni le vieillard,--avança
-d'un pas, haussa ses mains garrottées, et, parlant d'une voix nette, en
-italien très pur, répondit:
-
---Monsieur le président, je suis, moi, Ahmed bey Alledine, colonel au
-service de Sa Majesté Impériale le Sultan; et ceux-ci sont mon père,
-Mehmed pacha, général de brigade en retraite, et mon fils, Arif, soldat
-volontaire.
-
-Sur la cour martiale, une stupeur s'abattit. Ces gens-là,--déguenillés,
-hirsutes,--ces va-nu-pieds, pris tels quels, sans insignes et sans
-galons, au coin d'une haie?--des soldats?--de vrais soldats? des
-officiers turcs? des officiers?!! Allons donc! Carlo Torelli se retint
-d'éclater de rire, et d'envoyer, sans plus ample information, ces
-trois mauvais plaisants au mur. Sous l'œil trop attentif des deux
-journalistes occidentaux, il crut bon toutefois de questionner encore:
-
---Avez-vous des papiers, des papiers officiels, à l'appui de vos dires?
-
-Ahmed bey Alledine, de ses deux mains liées, fouilla dans les plis de
-son burnous:
-
---Voici ma commission.
-
-Il précisa, durant que le Piémontais, encore incrédule, examinait de
-tout près cette commission inattendue:
-
---Veuillez faire constater par votre drogman que le séraskier[1]
-m'accrédite comme colonel commandant le deuxième régiment des
-volontaires arabes du vilayet de Tripoli. Ceci pour vous bien démontrer
-que, chef de soldats sans uniforme, j'ai dû, pour ne pas me distinguer
-de mes hommes, renoncer moi-même à mon ancienne tenue de colonel
-ottoman.
-
-Ahmed bey Alledine, ayant ainsi dit, se tut.
-
-Et un tel silence succéda qu'on put entendre, dans tout le prétoire, le
-grattement léger des crayons sur le papier des carnets, durant que les
-deux journalistes griffonnaient leurs notes.
-
-Carlo Torelli, à la fin, se ressaisit pourtant, et reprit contenance.
-
-Froissant d'une main brusque l'importune commission, il fit tête, les
-yeux relevés vers le Turc impassible:
-
---Admis!--dit-il, la voix sèche.--Admis. Vous êtes le colonel
-Ahmed.--Il n'ajoutait pas le titre, ni le nom noble, inconscient
-peut-être de son insolence.--Vous êtes le colonel Ahmed. Et après?
-
-Muet, l'accusé haussa les sourcils.
-
---Oui, après?--répéta Carlo Torelli, président.--Cela change-t-il
-quoi que ce soit à l'affaire? Vous êtes accusé d'avoir, le 26 octobre
-dernier, avant-hier, attaqué traîtreusement, par derrière, les troupes
-italiennes. Niez-vous le fait?
-
-Ahmed bey, dédaigneux, sourit:
-
---Il n'y a point de traîtrise chez nous, Turcs, monsieur! et pas même
-dans notre façon de déclarer la guerre, sachez le bien! Je ne vous ai
-pas attaqués traîtreusement: je vous ai attaqués, tout court.
-
---Par derrière!
-
---Par derrière, en effet! puisque, comme jadis en Abyssinie, vous avez
-été assez mauvais soldats pour vous laisser tourner par un adversaire
-inférieur en nombre.
-
---Supérieur.
-
---Inférieur! Vous êtes 50.000 Italiens. Nous sommes 3.000 Ottomans,
-appuyés par 18.000 Arabes. Mon régiment, avant-hier, ne comptait pas
-400 fusils.
-
---Où sont-ils, ces fusils?
-
---Ne vous en inquiétez pas! Ce n'est point en vain que notre
-arrière-garde s'est sacrifiée pour assurer la retraite. Des quatre
-cents, vous en retrouverez trois cent cinquante en face de vous à la
-prochaine affaire. Restent cinquante. De ceux-là, je veux dire des
-braves gens qui les portaient, quinze sont tombés au feu,--quinze
-seulement: vous tirez assez mal!--et trente-cinq, l'arrière-garde,
-tombent en ce moment même au mur, assassinés par vous, cour martiale.
-
-Le Piémontais bondit dans son fauteuil.
-
---Exécutés, monsieur! exécutés légalement, après jugement en forme! Vos
-soi-disant soldats ne sont que des bandits, et c'est après avoir fait
-leur soumission à l'Italie qu'ils ont repris les armes contre elle, et
-tiré dans notre dos!
-
-Pour la première fois, le Turc fronça les sourcils:
-
---Monsieur,--dit-il rudement,--il faut être bien lâche pour insulter
-des morts!
-
-Et comme l'insulteur cherchait une réplique:
-
---Tout ce que vous dites est d'ailleurs faux,--reprit Ahmed bey
-Alledine;--et vous le savez. Mes soldats ne se sont jamais soumis à
-vous,--non plus qu'aucun autre Arabe des régiments volontaires, non
-plus qu'aucun caïd indépendant. Pas un chef n'est venu reconnaître
-votre drapeau.
-
---Allons donc! Cent, deux cents chefs sont venus, solennellement.
-
---Cent, deux cents mendiants, juifs pour la plupart, par vous-mêmes
-déguisés en chefs! Cela peut compter aux yeux de l'Europe, complice de
-votre brigandage[2]. Cela ne compte pas à nos yeux musulmans. Cela ne
-compte pas non plus aux yeux d'Allah, notre juge à tous deux, vous et
-moi.
-
-Carlo Torelli, colonel et président, jeta vers les deux journalistes,
-qui écrivaient toujours, un coup d'œil oblique. Puis:
-
---Injures et calomnies!--prononça-t-il, solennel.--Peu importe! d'un
-prisonnier, rien ne blesse. Je passe donc outre. A présent, veuillez
-moins parler, et mieux répondre. Vous avouez avoir participé à
-l'attaque du 26 octobre?
-
-Ahmed bey inclina la tête:
-
---Je l'ai commandée.
-
---Bien. Les deux hommes qui sont là y ont pris part aussi?
-
---Oui. Mon fils est soldat, et mon père, général en retraite, est
-redevenu soldat en s'engageant dans mon régiment.
-
---Bien. Tous trois, vous vous êtes battus sans uniforme?
-
---Oui. Vous savez pourquoi.
-
---Bien. Et vous avez commandé ou encadré des indigènes tripolitains?
-
---Des Arabes du vilayet turc de Tripoli, citoyens ottomans, soldats
-ottomans, oui.
-
---Bien. Il suffit.
-
-Cette fois, Carlo Torelli, président de la cour martiale, se pencha
-tout de bon vers ses deux assesseurs, et ceux-ci, tout de bon,
-opinèrent du chef.
-
-Souriants, méprisants, les trois Turcs attendaient la sentence. Pour la
-prononcer, Carlo Torelli, par égard pour la presse occidentale encore,
-jugea décent de se lever:
-
---La cour,--dit-il, parlant à présent du ton le plus courtois,--la
-cour, après interrogatoire des accusés, et retenant leur aveu formel
-d'avoir fait partie d'un corps irrégulier, lequel a porté les armes et
-combattu après soumission jurée, les condamne à la peine de mort et
-ordonne qu'il soit procédé sur l'heure à l'exécution
-
---Jugement sans appel, enregistré!--ânonna Antonio Onaglia, greffier,
-Napolitain.
-
-Des trois condamnés, pas un n'interrompit son sourire.
-
-L'homme, Ahmed bey, dit seulement, du ton le plus ferme:
-
---_Padishah'm tchok yacha_[3].
-
-Et le vieillard, Mehmed pacha, ajouta, d'une voix sereine:
-
---_Allah ekber!_[4].
-
-Quant à l'enfant, respectueux devant ses père et grand'père, il se tut.
-
-Les carabiniers les emmenèrent.
-
-Hors du prétoire, un feu de peloton crépita.
-
-Lors Antonio Onaglia, greffier, annonça:
-
---Justice est faite!
-
-Et Carlo Torelli, président, ordonna:
-
---Appelez la cause suivante.
-
-
-Or, comme il prononçait le dernier mot, il rougit légèrement et
-détourna la tête, pour ne pas voir les deux journalistes, le Français
-et l'Anglais, qui, tous deux, s'étaient levés l'instant d'avant pour
-saluer chapeau bas les trois martyrs marchant à la mort, mais qui,
-maintenant tête couverte, tournant le dos à la cour martiale, sortaient
-du prétoire, et, passant le seuil, y crachaient[5].
-
-
-[1] Le _séraskier_,--le ministre de la guerre de l'empire ottoman.
-
-[2] Complice en effet, puisque personne en Europe ne protesta contre
-l'agression italienne, et que seule l'Allemagne, par une adroite
-habileté, sut exprimer alors sa sympathie aux Turcs. Qu'on s'étonne
-après cela qu'en 1914 la Turquie s'en soit souvenue!...
-
-[3] Vive l'empereur!
-
-[4] Dieu est grand!
-
-[5] Écrit avant 1914. L'auteur toutefois, n'ayant rien avancé que la
-vérité, n'en retire rien. D'autant que, lui-même ayant eu l'honneur
-de servir sous le maréchal Lyautey, sait qu'il est d'autres méthodes
-que les fusillades pour importer en terres d'Islam notre civilisation
-d'Occident.
-
-
-
- * * * * *
-
-
-
- CELUI QUI EST MORT
-
-
- _Aux derniers Turcs encore debout._
-
-
-C'est à Constantinople que je fis sa connaissance. Il y a longtemps
-de cela. C'était, si j'ai bonne mémoire, en 1902 ou 1903. J'étais
-alors officier de quart à bord du stationnaire français; et lui,
-capitaine d'état-major, aide de camp de Sa Majesté Impériale, Sultan
-Abd-ul-Hamid II. Nous fûmes tout de suite très bons amis; d'abord parce
-qu'il parlait un irréprochable français, délicieux à savourer, quand
-on s'était longuement usé l'intelligence à interpréter le français
-tout autre, et vraiment spécial, que pratiquent les chrétiens du cru,
-les _rayas_; ensuite, parce qu'il portait un superbe uniforme rouge
-et bleu, étonnamment pareil aux uniformes de chez nous, aux chers
-uniformes pimpants de notre ancienne armée, de celle qui remporta les
-victoires d'Inkermann et de Solférino... Mon père en avait été, toute
-sa vie durant, de cette armée-là, et ce capitaine turc me fit l'effet
-d'un lointain cousin retrouvé tout à coup, par très grand hasard.
-
-Il s'appelait Arif,--Arif bey, car il était bey, étant fils de
-pacha. La démocratique Turquie admet cette noblesse à deux degrés,
-semi-héréditaire, et qui ramène à la roture le petit-fils de l'homme
-anobli. Le père d'Arif, vieux soldat naïf comme une jeune fille, avait
-conquis son titre sabre au poing, sur dix champs de bataille, de
-Sébastopol à Plewna. Peut-être s'était-il battu en Crimée à côté de mon
-père à moi.
-
-Tant qu'il y aura par le monde des Français et des Turcs, ils feront
-ensemble bon ménage, car les uns et les autres sont frères en bravoure.
-Cette fraternité-là en vaut d'autres.
-
-
-Bref, je devins l'ami très intime d'Arif bey.
-
-C'était un beau grand gars à longues moustaches blondes, et dont
-les yeux très bleus vous regardaient toujours droit au visage sans
-jamais se dérober ni fléchir. Il plaisait fort. Aux mercredis de
-l'ambassadrice d'Angleterre, chez qui nous nous étions rencontrés
-pour la première fois, maintes jolies femmes très occidentales le
-regardaient avec intérêt, et plusieurs d'entre elles ne se firent
-guère prier, j'en ai peur, pour frotter leurs peaux chrétiennes contre
-le cuir mécréant de cet infidèle, cuir d'ailleurs fort appétissant,
-circonstance bien atténuante. Un Turc, n'allez pas vous figurer que ça
-ressemble de près ni de loin à aucune espèce de nègre! Dieux, non! Au
-milieu du pêle-mêle balkanique,--parmi les Grecs à cheveux bleus, les
-Bulgares à pommettes jaunes, les Arméniens à nez crochu,--les vrais
-Osmanlis, mi-Circassiens, mi-Turkmènes, font plutôt figure d'hommes du
-nord, d'Anglais ou de Flamands, voire de Français, fourvoyés, Allah
-sait pourquoi! dans la galère levantine.
-
-Peu nous chaut d'ailleurs. Tel que sa mère l'avait fait, Arif n'était
-nullement haï d'un respectable nombre de belles dames européennes;
-et lui-même ne les détestait point, n'en détestait aucune. Bon
-musulman,--sans doute pratiquait-il envers elles toutes la plus
-équitable polygamie? Rien à redire là-dessus. J'en parle du reste au
-jugé: Arif était trop gentilhomme pour se jamais permettre, sur le
-chapitre de ses multiples amies, la plus imperceptible confidence. Mais
-le Tout-Constantinople est bavard. Et les potins étaient légion.
-
-Je me souviens, entre dix autres malheureuses, d'une adorable
-Athénienne, tellement dédaigneuse et silencieuse que le clan
-diplomatique l'avait surnommée _la Muette_. Arif lui délia si bien la
-langue que lui-même en fut surnommé, du coup, _Portici_.--Portici,
-l'homme qui a fait parler la Muette... Ne me battez pas! c'est de
-l'esprit à la mode chrétienne d'Orient, à la mode _pérote_.--Si vous ne
-savez pas ce qu'est Péra, demandez à Pierre Loti de vous l'apprendre.
-
-En tout cas, polygame ou le contraire, mon ami Arif bey semblait
-s'accommoder à merveille de la vie qu'il menait. Et de ma vie je ne
-connus homme plus évidemment heureux, plus constamment en joie et
-liesse. Amoureux, j'imagine qu'il ne rencontrait guère de cruelles.
-Soldat, j'ai lieu de croire que sa carrière lui valait mainte
-satisfaction. Enfin, le fait est que, de 1902 à 1904, je ne le vis pas
-trois jours de suite mélancolique, et que j'appris de sa bouche, sans
-nulle leçon préméditée, un véritable répertoire de vieilles chansons
-musulmanes, chefs-d'œuvre d'une extravagante drôlerie. J'y ai puisé
-d'ailleurs une bonne gart de ce que je sais aujourd'hui sur l'Islam.
-Et si j'ai fini, notamment, par comprendre et sentir, mieux peut-être
-que la plupart des hommes d'Occident, Kipling et Loti exceptés, tout
-ce que cet Islam méconnu recèle encore d'héroïque insouciance et de
-résignation dédaigneuse, après tant et tant d'années d'une famine
-véritable, subie du fait des usuriers de Grèce et d'Arménie, du fait
-aussi des financiers cosmopolites, complices ... oui, si j'ai compris
-et senti ces choses, c'est probablement grâce aux éclats de rire
-d'Arif bey, mon ami! et grâce aux chansons qu'il me chantait, chansons
-turques, ironiques et courageuses...
-
-
-Ensuite la vie nous sépara. Ce fut à l'automne de 1904. Un nouvel
-embarquement m'expédia du Levant au Ponant. Arif quitta Stamboul et
-s'en fut guerroyer au Hedjaz. Et le temps se chargea d'allonger la
-distance entre nous.
-
-
-Or, quatre ou cinq ans plus tard ... quatre ans et quart, pour
-préciser: le 24 décembre 1908 ... une bonne chance me fit débarquer à
-Paris juste à point pour le réveillon.
-
-Minuit sonnant, je m'asseyais en bruyante compagnie avenue de
-l'Opéra, au café de Paris. La boîte, naturellement, était pleine
-comme un œuf. Je ne pus donc moins faire que remarquer, à main
-droite, au fond du salon _select_, une table vraiment somptueuse,
-en ceci qu'elle était assez grande pour six convives au moins, et
-qu'un seul couple s'y prélassait. Couple d'ailleurs élégant, et de
-la bonne élégance. A coup sûr, des gens bien, et discrets. Rien du
-prince cosaque, ni du roi transatlantique. La dame, fort belle, me
-faisait face et je pus l'examiner à mon aise. Elle ressemblait avec
-exactitude à n'importe quelle Parisienne, et je m'y serais trompé, si
-je n'avais bientôt remarqué, dans le regard et dans l'allure de cette
-Parisienne-là, un étonnement contenu, mais perpétuel, un effarement
-véritable,--l'effarement d'une créature naguère sauvage ou recluse, et
-tout d'un coup lâchée en pleine bacchanale civilisée,--en plein café de
-Paris un 24 décembre, à minuit.--Je m'avisai alors du cavalier. Il me
-tournait le dos. Mais au bout d'un moment, je réussis à l'entrevoir de
-profil. Et je le reconnus du premier coup: c'était Arif bey.
-
-Sitôt que je pus, je me levai de ma table, et je parvins à me faufiler
-jusqu'à la sienne. Lui aussi me reconnut sur-le-champ. Il renversa sa
-chaise pour venir à moi plus vite. Et nous nous serrâmes la main comme
-si nous nous étions quittés la veille.
-
-Après quoi, et tout de go, Arif voulut me présenter à sa compagne. Il
-me la nomma: Natiché hanoum. Elle était une cousine à lui, turque,
-bien entendu, et débarquée de l'Orient-express le matin même. Il avait
-trouvé plaisant la débaucher un peu dès son premier soir, pour qu'elle
-oubliât plus vite le harem. Moi, de rire, et je protestai: «Quoi donc?
-c'était ainsi qu'on quittait le voile? qu'était devenu le sévère
-_tcharchaf_,--la grande draperie noire, à peine transparente, dont les
-dames musulmanes s'enveloppent entières, des cheveux aux chevilles,
-sitôt qu'elles mettent le bout de leurs petits pieds hors de la maison?»
-
-Mais Arif riait plus fort que moi:
-
---Eh! très cher! vous n'y songez donc plus? Nous sommes en Révolution,
-ne l'oubliez pas!
-
-Rien n'était plus juste. Six mois plus tôt, le Sultan Abd-ul-Hamid
-avait octroyé une constitution à ses peuples. 1908, aux yeux des Turcs,
-c'était,--pour un temps, pour le temps d'alors!... pour un très petit
-temps!--1789. Et quand Arif bey, à propos du visage nu de sa belle
-cousine, prononça ce mot,--Révolution,--je ne pus m'empêcher de songer
-à nos propres révolutionnaires de l'avant-dernier siècle. Eux aussi
-l'avaient cru,--et de très bonne foi, la Bastille à peine prise!--que
-l'heure des libertés, de toutes les libertés, venait de sonner pour la
-France...
-
-
-Le lendemain, 25 décembre 1908, je fis visite à mon ancien ami. Il
-s'était logé coquettement entre Passy et Auteuil. Son séjour à Paris
-pouvait se prolonger: le nouveau régime ottoman l'avait chargé d'une
-mission en France.
-
---D'une mission militaire, je suppose?
-
---Militaire, barbare que vous êtes? non, dieux! d'une mission agricole.
-
-Qu'un soldat fût chargé d'acheter des moissonneuses, cela ne me
-surprit pas outre mesure. Les gouvernements révolutionnaires ont assez
-l'habitude de ne pas s'obstiner sottement à toujours mettre «the right
-man in the right place»,--l'homme qu'il faut où il faut. Les autres
-gouvernements aussi, pour être juste.
-
-Mais je n'eus garde de souffler mot de ces réflexions à Arif bey, car
-j'avais déjà constaté qu'Arif bey, jadis aide de camp de Sa Majesté
-Impériale, était présentement révolutionnaire, Jeune-Turc. Il ne s'en
-cachait d'ailleurs pas.
-
---Très cher,--me dit-il le plus chaleureusement du monde,--la Turquie
-dormait, la Turquie se réveille. Nous étions un peuple arriéré, nous
-étions une nation de troisième ou quatrième ordre; nous serons demain
-à l'avant-garde de l'Europe, et l'Europe comptera avec la puissance
-ottomane comme elle compte avec la puissance anglaise ou avec la
-puissance allemande.
-
-Malgré moi, je hochai la tête. Arif bey me saisit les deux mains:
-
---Vous n'y croyez pas!--s'écria-t-il.--Mais je sais que vous nous
-aimez! et alors, grâce à Dieu, vous aurez bientôt fait d'être
-convaincu... Réfléchissez seulement une minute: l'empire turc est-il
-moins vaste que l'Allemagne ou que la France?
-
---Certes non, tout au contraire.
-
---Ne sommes-nous pas vingt ou vingt-deux millions d'Ottomans? En 1789,
-vous n'étiez guère davantage de Français.
-
---C'est exact.
-
---Enfin, vous avez vécu parmi nous. Eh bien! répondez-moi en toute
-franchise: trouvez-vous les Turcs moins braves, moins honnêtes, moins
-intelligents qu'aucune autre race orientale, et même que n'importe
-quelle autre race d'Europe?
-
-Pour lui répondre, je me levai:
-
---Arif, écoutez-moi bien...: ceci n'est pas une flatterie:--Sur mon
-honneur d'officier français, j'affirme que les Turcs musulmans, vos
-compatriotes, sont parmi les plus courageux, les plus loyaux, les plus
-probes de tous les hommes. J'affirme pareillement qu'ils sont doux et
-humains, contrairement aux monstrueuses légendes sans cesse répandues
-par vos ennemis, les chrétiens orthodoxes et les Arméniens, tous gens
-fourbes et menteurs. J'affirme encore que le Turc est intelligent et
-industrieux, au moins autant que le Serbe et que le Hongrois plus que
-le Russe et que le Bulgare...
-
---Alors, très cher?
-
---Alors... Alors, Arif, vous étiez hier encore un peuple moyenâgeux,
-égaré parmi les nations modernes; vous êtes, aujourd'hui encore, un
-peuple mahométan, égaré parmi les nations chrétiennes... Arif, au lieu
-d'acheter des moissonneuses en France, je regrette que vous n'achetiez
-pas des canons.
-
---Oh!--dit-il,--j'ai plus de confiance que vous dans la parole
-d'honneur de l'Europe[1]. L'Europe a garanti l'intégrité de la
-Turquie. Serait-ce donc au moment que nous tentons un effort vers une
-civilisation plus haute, que?...
-
---Bon, bon!--lui dis-je.--Vous avez sans doute raison. Parlez-moi
-plutôt de votre jolie cousine ... que pense-t-elle de Paris, et du
-souper de Noël?
-
-Alors Arif oublia la révolution turque. Il me parla de sa cousine. Et
-lui, l'homme infiniment discret, qui jamais n'avait, par sa propre
-faute, compromis la moindre maîtresse, n'en ayant jamais aimé aucune,
-il bavarda cette fois, et me dit tant et tant de choses que j'eus vite
-fait de deviner la seule chose qu'il ne me disait pas.
-
-Natiché hanoum, fille d'un demi-frère du pacha père d'Arif bey, avait
-été, à la mort de ses parents, confiée au harem[2] de son oncle. Arif
-l'avait alors connue et aimée. Mais le pacha, soucieux de vite caser
-une nièce aussi grande fille,--elle touchait à ses vingt ans,--l'avait
-mariée en trois mois, la consultant tout juste. Beau parti d'ailleurs;
-fortune, situation, jeunesse même et bonne grâce de l'époux, tout y
-était, sauf ceci que Natiché hanoum n'aimait pas, ne pouvait pas aimer
-cet époux, puisque déjà Arif l'aimait, et qu'elle aimait Arif...
-
-Pour cet amour encore, la Révolution était survenue fort à point.
-
---Nos femmes peuvent à présent voyager.
-
-Et ma cousine, qui, je vous l'ai dit, ne peut souffrir sa brute de
-mari, s'est découvert très à point une neurasthénie qu'il faut soigner
-en France. A titre de parent, je l'ai naturellement accompagnée!...
-
---Naturellement... Mais, dites-moi, Arif... quand Natiché hanoum
-retournera en Turquie, ne craignez-vous pas que le tcharchaf ne lui
-paraisse dur à reprendre, au sortir de la liberté parisienne?
-
---Pensez-vous, très cher!... le tcharchaf! Mais c'est ancien régime
-en diable, le tcharchaf! Quand nous retournerons en Turquie, la
-Révolution aura déchiré le tcharchaf depuis beau temps, et nos femmes,
-affranchies, marcheront par les rues comme marchent les vôtres, visage
-découvert et front haut!
-
---Arif bey ... heu ... ainsi soit-il!
-
-
-Ils s'aimaient très passionnément, Arif bey et Natiché hanoum. J'eus
-maintes fois l'occasion de les rencontrer tous deux, seul à seule, ou
-s'imaginant qu'ils l'étaient. Et rien ne m'apparut jamais plus émouvant
-que la folle tendresse de ces deux êtres, d'ores et déjà condamnés à
-l'impitoyable et proche séparation. Le destin était suspendu sur leurs
-têtes comme une épée au bout d'un cheveu.
-
-
-Or, l'épée tomba. Car voici la fin de cette histoire.
-
-C'était hier. La rue Royale venait de me renvoyer du Ponant au Levant.
-Et, pour rallier du côté de Beyrouth mon nouveau croiseur, il m'avait
-fallu prendre passage à Marseille sur le courrier de Turquie, qui passe
-par Constantinople et s'y arrête trente-six heures.
-
-Je profitai de cette escale pour revoir en grande hâte la vieille ville
-tant aimée. Et j'avais pris, au pont de Kara keuy, le _chirket_[3]
-à vapeur qui remonte le Bosphore en zigzags, de Stamboul à Cavak.
-Soudain,--nous venions de dépasser l'échelle de Candilli,--un Turc en
-uniforme s'approcha de moi et me salua. Je lui rendis son salut sans
-le reconnaître: il dut se nommer... C'était Arif encore. Mais changé!
-changé, oh! à n'y pas croire!... Sa moustache blonde était devenue
-grise. Sa tempe s'était creusée. Ses yeux bleus, assombris, brillaient
-de fièvre sous l'ombre des sourcils froncés. Il ne riait plus!...
-jamais plus...
-
-Nous ne causâmes point, ni lui, ni moi.--Que dire? L'avant-veille,
-la confédération balkanique avait forcé la Turquie à la guerre,
-identiquement comme Bismarck, en 1870, y força la France. Arif n'avait,
-ni je n'avais la moindre illusion sur l'issue. Immobiles l'un et
-l'autre, nous regardions fuir le long du chirket les chères rives
-d'Europe et d'Asie, également merveilleuses...
-
-Cependant, au bout d'une heure de silence, Arif, tout à coup, se
-retourna vers moi. Nous passions devant Thérapia, où sont groupés les
-palais d'été des grandes ambassades. Arif me les montra:
-
---C'est vous qui aviez raison!--dit-il:--la parole d'honneur de
-l'Europe ... pouah!...
-
-Je lui demandai alors:
-
---Où allez-vous?
-
-Il me répondit, avec un signe de tête vers l'Occident:
-
---Là-bas!
-
-Et il expliqua:
-
---Je pars ce soir pour le front. Avant, j'ai voulu, comme vous, revoir
-tout le Bosphore...--il baissa la voix:--revoir tout le Bosphore ...
-avec elle...
-
-Étonné, je regardai autour de nous, et je ne vis personne. Mais, des
-yeux, il me montra le salon des hanoums, le salon des dames turques
-voilées, le salon interdit aux hommes, à tous les hommes, musulmans
-aussi bien que chrétiens.
-
---Elle est là,--murmura-t-il.
-
-Je me taisais. Que dire, cette fois encore? Une angoisse de pitié
-serrait ma gorge.
-
-Lui reprit, un peu plus haut:
-
---Oui, très cher! elle est là!... Ah! dieux! quelle faillite!... Tous
-nos espoirs, toutes nos chimères, tous nos enthousiasmes, ils sont
-là, eux aussi: dans le salon clos, sous le tcharchaf!--Et ils n'en
-sortiront plus, plus jamais!... Vous vous rappelez, notre réveillon
-du café de Paris? Vous avez eu raison, encore, ce soir-là! Pauvre
-révolution turque, si noblement commencée! Pauvre nation chimérique,
-qui voulait vivre, respirer, être libre, être grande! Union, Progrès!
-Ah! l'Europe y a vite mis bon ordre...
-
-Je lui pris la main droite, et je comptai sur ses doigts:
-
---Arif, de 1908 à 1912, quatre ans. De 1789 à 1793, quatre ans. Vous
-n'en êtes qu'à 1793. Patience! Ce ne fut qu'en 1796 que Bonaparte vint.
-
---Parbleu!--dit-il,--Bonaparte! Vous, on vous a laissé le temps de
-l'attendre! Nous, l'Europe n'aura garde!
-
-
-Quand le _chirket_ accosta derechef le pont de Kara keuy, nous
-descendîmes ensemble. Le salon des hanoums se vidait aussi, et les
-dames turques, quittant le bateau, s'en allaient, chacune de leur côté,
-toutes impénétrablement voilées du sombre tcharchaf. En vérité, non!
-elle n'avait rien changé à rien, la révolution!
-
-Arif et moi demeurions cependant sur le trottoir du pont, la main dans
-la main. Une hanoum, à mes yeux pareille aux autres, passa devant nous,
-plus lentement peut-être que les autres; son voile s'agita, très peu.
-
---C'est elle,--me souffla Arif bey.--A présent c'est comme cela que je
-la vois. Jamais mieux!...
-
-Il serra fortement ma main:
-
---Et maintenant, adieu! La comédie est finie.
-
-Je retenais sa main dans la mienne:
-
---Pas adieu, Arif!... Au revoir!
-
-Il haussa les épaules:
-
---Non, très cher! pas au revoir: adieu! Après cette chose-là, que
-voulez-vous qu'il me reste à faire, sauf mourir?
-
-Il mourut.
-
-
-Méditerranée, an 1330 de l'hégire.
-
-[1] Il est déshonorant d'être contraint à constater que, vingt
-fois, de 1830 à 1914, l'Europe entière, et spécialement la France
-et l'Angleterre, garantirent sur leur parole et sur leur signature
-l'_intégrité_ de l'Empire Ottoman.--Chiffons de papier, sans doute?
-
-[2] _Au harem de son oncle_, c'est-à-dire aux dames qui habitaient la
-maison: épouse, mère, sœurs, cousines, etc. N'oublions pas que le Turcs
-d'aujourd'hui sont, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, monogames.
-
-[3] _Chirket-i-haïrié_, vapeurs à passagers qui faisaient le service
-des deux rives du Bosphore.
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of L'extraordinaire aventure d'Achmet
-Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, by Claude Farrère
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE ***
-
-***** This file should be named 53599-0.txt or 53599-0.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/5/3/5/9/53599/
-
-Produced by Winston Smith. Images made available by The
-Internet Archive.
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
diff --git a/old/53599-0.zip b/old/53599-0.zip
deleted file mode 100644
index e86f913..0000000
--- a/old/53599-0.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/53599-h.zip b/old/53599-h.zip
deleted file mode 100644
index fdc45ea..0000000
--- a/old/53599-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/53599-h/53599-h.htm b/old/53599-h/53599-h.htm
deleted file mode 100644
index a0a594a..0000000
--- a/old/53599-h/53599-h.htm
+++ /dev/null
@@ -1,7973 +0,0 @@
-<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
- "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
-<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr">
- <head>
- <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" />
- <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" />
- <title>
- The Project Gutenberg eBook of L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha Djemaleddine, by Claude Farrère.
- </title>
- <style type="text/css">
-
-body {
- margin-left: 10%;
- margin-right: 10%;
-}
-
- h1,h2,h3,h4,h5,h6 {
- text-align: center; /* all headings centered */
- clear: both;
-}
-
-p {
- margin-top: .51em;
- text-align: justify;
- margin-bottom: .49em;
-}
-
-.p2 {margin-top: 2em;}
-.p4 {margin-top: 4em;}
-.p6 {margin-top: 6em;}
-
-hr {
- width: 33%;
- margin-top: 2em;
- margin-bottom: 2em;
- margin-left: auto;
- margin-right: auto;
- clear: both;
-}
-
-hr.tb {width: 45%;}
-hr.chap {width: 65%}
-hr.full {width: 95%;}
-
-hr.r5 {width: 5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;}
-hr.r35 {width: 35%; margin-top: 2em; margin-bottom: 2em;}
-hr.r65 {width: 65%; margin-top: 3em; margin-bottom: 3em;}
-
-table {
- margin-left: auto;
- margin-right: auto;
-}
-
- .tdl {text-align: left;}
- .tdr {text-align: right;}
- .tdc {text-align: center;}
-
-.pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */
- visibility: hidden;
- position: absolute;
- left: 92%;
- font-size: smaller;
- font-style: normal;
- font-weight: normal;
- text-align: right;
- color: #999999;
-} /* page numbers */
-
-.blockquote {
- margin-left: 5%;
- margin-right: 10%;
-}
-
-.center {text-align: center;}
-
-.right {text-align: right;}
-
-.smcap {
- font-variant: small-caps;
-}
-
-/* Footnotes */
-.footnotes {border: dashed 1px;}
-
-.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;}
-
-.footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;}
-
-.fnanchor {
- vertical-align: super;
- font-size: .8em;
- font-style: normal;
- font-weight: normal;
- text-decoration:
- none;
-}
-
-/* Poetry */
-.poem {
- margin-left:10%;
- margin-right:10%;
- text-align: left;
-}
-
-.poem br {
-/* display: none; */
-}
-
-.poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;}
-
-/* Transcriber's notes */
-.transnote {background-color: #E6E6FA;
- color: black;
- font-size:smaller;
- padding:0.5em;
- margin-bottom:5em;
- font-family:sans-serif, serif; }
-
-/* My personalization */
-
-.author {
- font-weight: bold;
- font-size: 140%;
- text-align: center;
- margin-top: 2em;
- line-height: 150%;
-}
-
-.title {
- font-weight: bold;
- font-size: 150%;
- text-align: center;
- margin-top: 4em;
- line-height: 150%;
-}
-
-.editor {
- font-weight: bold;
- font-size: 90%;
- text-align: center;
- margin-top: 2em;
- line-height: 150%;
-}
-
-.edition {
- text-align: center;
- font-weight: bold;
- font-size: 110%;
-}
-
-.signature {
- text-align: right;
- margin-right: 4em;
-}
-
-.dedic {
- text-align: right;
- margin-right: 2em;
-}
-
-/* Images */
-.figcenter {
- margin: auto;
- text-align: center;
-}
-
-.cover {
- margin: auto;
- text-align: center;
-/* border-style: ridge;
- border-width: 6px; */
- width: 450px;
-}
-
-.letter {
-}
-
-.letter .l1 {
-
- margin-left: 6em;
-}
-
-.letter .l2 {
- margin-left: 8em;
-}
-
-.letter .l3 {
- margin-left: 10em;
-}
-
-.letter .date {
- margin-top: 1.5em;
- text-align: right;
- margin-right: 2em;
-}
-
-.letter .dest {
- margin-left: 2em;
- margin-top: 1.5em;
- margin-bottom: 1.5em;
-}
-
-/* table of content */
-.toc tr td {
- vertical-align: text-top;
-}
-
- </style>
- </head>
-
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha
-Djemaleddine, pirate, amiral, grand d'Es, by Claude Farrère
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-
-
-Title: L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis
- avec six autres singulières histoires
-
-Author: Claude Farrère
-
-Release Date: November 25, 2016 [EBook #53599]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE ***
-
-
-
-
-Produced by Winston Smith. Images made available by The
-Internet Archive.
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<div class="cover">
-<img src="images/cover.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p class="author">CLAUDE FARRÈRE</p>
-
-<h1>L'extraordinaire aventure<br />
-
-<span style="font-size: smaller;">d'Achmet Pacha Djemaleddine<br />
-
-<span style="font-size: smaller;">pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis<br /><br />
-
-<i>avec six autres singulières histoires</i></span></span></h1>
-
-<div class="figcenter" style="width: 150px;">
-<img src="images/ill01.png" width="150" height="152" alt="" />
-</div>
-
-<p class="editor">PARIS<br />
-
-ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR<br />
-
-<span style="font-size: smaller;">26, Rue Racine, 26</span></p>
-
-<hr class="tb" />
-
-
-<p class="center"><i>Il a été tiré de cet ouvrage:
-trente-cinq exemplaires sur papier de Chine,<br />
-
-numérotés de 1 à 35,<br /><br />
-
-cent soixante-quinze exemplaires sur papier de Hollande,<br />
-
-numérotés de 36 à 210,<br /><br />
-
-deux cent cinquante exemplaires sur papier vélin
-des papeteries du Marais,<br />
-
-numérotés de 211 à 460,<br /><br />
-
-et vingt-cinq exemplaires sur papier de luxe<br />
-
-hors numérotage,<br /><br />
-
-imprimés spécialement pour l'auteur,
-tous signés et parafés de sa main.</i></p>
-
-<hr class="r35" />
-
-<p class="center">Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction
-réservés pour tous les pays.<br /><br />
-Copyright 1921<br /><br />
-by <span class="smcap">Ernest Flammarion.</span></p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h2>TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-<table class="toc">
-<tr><td colspan="2">&nbsp;</td><td>Page</td></tr>
-<tr><td>&nbsp;</td><td>AVANT-PROPOS</td><td class="tdr"><a href="#Page_v">v</a></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="tdc"><i>JADIS:</i></td></tr>
-<tr><td class="tdr">1.</td><td>L'extraordinaire aventure d'Achmet pacha Djemaleddine,
-chef tcherkess, pirate, amiral, vali,
-grand d'Espagne, marquis de France et ami
-de plusieurs sublimes princes</td><td class="tdr"><a href="#Page_27">27</a></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="tdc"><i>NAGUÈRES:</i></td></tr>
-<tr><td class="tdr">2.</td><td>Sept lettres de princesse</td><td class="tdr"><a href="#Page_133">133</a></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="tdc"><i>DE TOUT TEMPS:</i></td></tr>
-<tr><td class="tdr">3.</td><td>Conscience turque</td><td class="tdr"><a href="#Page_219">219</a></td></tr>
-<tr><td class="tdr">4.</td><td>Histoire de chat</td><td class="tdr"><a href="#Page_231">231</a></td></tr>
-<tr><td class="tdr">5.</td><td>Histoire de chiens</td><td class="tdr"><a href="#Page_239">239</a></td></tr>
-<tr><td class="tdr">6.</td><td>Tripolitaine</td><td class="tdr"><a href="#Page_253">253</a></td></tr>
-<tr><td class="tdr">7.</td><td>Celui qui est mort</td><td class="tdr"><a href="#Page_265">265</a></td></tr>
-</table>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_v" id="Page_v">[Pg v]</a></span></p>
-
-<h2>AVANT-PROPOS<br />
-
-<span style="font-size: smaller;">LES TURCS</span></h2>
-
-<p class="p2">Si j'essayais de dissiper l'équivoque? Si j'essayais
-de faire comprendre à mes compatriotes
-pourquoi j'aime les Turcs et pourquoi je
-n'aime pas leurs ennemis? Si j'essayais d'expliquer
-à toute la France pourquoi des hommes
-tels que Pierre Loti, tels que Pierre Mille, tels
-qu'Édouard Herriot, tels que Paul de Cassagnac,
-tels que MM. Ribot, de Monzie, Rouillon, que
-sais-je? tels que moi-même!&mdash;gens, ce me
-semble, légèrement différents les uns des
-autres, on m'accordera cela!&mdash;s'entendent
-néanmoins pour crier tous ensemble, et sur
-tous les tons: «La défaite turque actuelle
-<span class="pagenum"><a name="Page_vi" id="Page_vi">[Pg vi]</a></span>serait une défaite française; la victoire grecque
-serait un recul pour la civilisation...»</p>
-
-<p>Oui ... si j'essayais?</p>
-
-<p>Pourquoi non? Le public français est assurément
-d'une ignorance en géographie qui
-rend la tâche assez rude. Mais, cette ignorance,
-n'est-ce pas un devoir impérieux de lutter
-contre elle,&mdash;surtout lorsqu'elle risque,&mdash;et
-c'est le cas,&mdash;d'entraîner l'opinion nationale
-à des manifestations qui vont droit à l'encontre
-des intérêts français les plus évidents?</p>
-
-<p>Essayons donc!</p>
-
-<p class="p2">Il y a huit ans,&mdash;c'était exactement le 3 octobre
-1913, soit quinze ou seize jours avant
-qu'éclatât cette guerre des Balkans, qui fut si
-funeste à l'empire turc, et, par ricochet, à
-toute l'Europe, car la Grande Guerre en est
-sortie!&mdash;j'écrivais, pour l'une des très rares
-feuilles parisiennes où l'on est tout à fait libre
-d'écrire ce qu'on pense<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>, un article où je
-prédisais quelques-unes des choses qui se sont
-réalisées depuis, et quelques-unes de celles
-<span class="pagenum"><a name="Page_vii" id="Page_vii">[Pg vii]</a></span>qui se réaliseront à brève échéance. Et je terminais
-le dit article par une conclusion dans
-le goût de celle-ci:</p>
-
-<p>«<i>Dans la lutte injuste qui se prépare, mes
-sympathies vont au faible contre le fort, à l'assailli
-contre l'assaillant, au musulman contre
-le chrétien.</i>»</p>
-
-<p>Après quoi, ayant écrit cela, j'attendis en
-toute confiance la raisonnable vagonnée d'injures
-et de menaces,&mdash;toutes prudemment
-anonymes, il va sans dire,&mdash;que le retour du
-courrier ne pouvait manquer de m'apporter.</p>
-
-<p>Or, mon espérance ne fut pas déçue. Je
-reçus tout ce que j'attendais. Un journal du
-matin me qualifia de juif et de métèque. Une
-feuille italienne m'accusa de n'être pas Français.
-Bref, nombre de bonnes gens, borgnes
-ou aveugles, s'indignèrent, avec véhémence,
-contre mon audace d'avoir deux yeux et d'être
-clairvoyant. Cela n'était ni pour m'étonner,
-ni pour me déplaire. Mais ce qui me déplut,
-sans toutefois m'étonner, ce fut le trop gros
-tas de lettres très sincères que force lecteurs
-de <i>l'Intransigeant</i> jugèrent indispensable de
-m'adresser. Ces lettres-là ne contenaient guère
-d'injures et nulle menace. Mais toutes me
-<span class="pagenum"><a name="Page_viii" id="Page_viii">[Pg viii]</a></span>reprochaient, le plus candidement du monde,
-à moi, officier français, qu'on savait «très
-bon patriote», de prendre le parti «des turcs»
-contre «les victimes chrétiennes».</p>
-
-<p>&mdash;Ce reproche-là, qu'on me prodiguait en
-1913, on n'oserait plus me l'adresser aujourd'hui.
-La Grande Guerre a passé. Et tous les
-soldats français de l'Armée de Salonique
-savent qu'en Orient la victime est plus souvent
-musulmane que nazaréenne, et le bourreau
-plus souvent arménien qu'osmanli...</p>
-
-<p>Mais on me reprochait encore, j'en suis persuadé,
-de prendre, contre la civilisation, le
-parti des Barbares.&mdash;N'est-ce pas?&mdash;Les
-préjugés sont si forts, et la vérité si débile!&mdash;Soit!
-c'est donc à ce reproche-là que je veux
-d'avance répondre. Et c'est pour éclairer les
-hommes de bonne foi et de bonne volonté
-que je publie, aujourd'hui, ce livre.</p>
-
-<p class="p2">&mdash;Je précise d'abord.</p>
-
-<p>Si j'aime les Turcs et si je n'aime pas leurs
-ennemis, c'est à double cause. J'ai deux raisons
-qui justifient ma sympathie: une raison
-d'intérêt et une raison de sentiment.</p>
-
-<p>La raison d'intérêt, je l'ai vingt fois exposée,
-<span class="pagenum"><a name="Page_ix" id="Page_ix">[Pg ix]</a></span>dans trop d'articles et dans trop d'études dont
-j'ai, de 1903 à 1921, encombré les revues, les
-journaux, les magazines même. Je reviens
-encore là-dessus; car rien n'est plus important
-pour des lecteurs français désireux de bien
-comprendre le problème oriental:&mdash;dans
-tout le Proche-Orient, les intérêts français
-sont liés, et mieux que liés: mêlés, enchevêtrés,
-confondus avec les intérêts turcs.
-Chaque pas perdu par la Turquie fut toujours
-un pas perdu par la France. Chaque progrès
-des Bulgares, des Serbes ou des Grecs fut
-un recul pour nous, Français.</p>
-
-<p>Rien n'est plus clair. Il faut n'avoir jamais
-mis les pieds hors de France pour en douter.</p>
-
-<p>Qu'on veuille bien se souvenir, d'abord, de
-l'état actuel de la question turque. La Turquie
-de 1914 a lutté contre nous aux côtés de
-l'Allemagne. Certes! Mais qu'est-ce à dire?
-Ceci simplement: que, menacée et entamée
-par ses ennemis slaves, menacée par la Russie
-tsariste qui voulait Constantinople, menacée
-par l'Entente de 1914, qui accordait Constantinople
-à la Russie, les Turcs ont dû chercher
-appui chez les ennemis des Slaves: en Autriche,
-en Allemagne. Est-ce la faute des Turcs
-<span class="pagenum"><a name="Page_x" id="Page_x">[Pg x]</a></span>si les Français de 1913 étaient devenus les très
-humbles serviteurs de la Russie,&mdash;jusqu'à
-lui sacrifier avec ardeur tous nos intérêts
-asiatiques<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>, pour lesquels aucun de nos
-gouvernements de jadis n'hésita jamais à tirer
-l'épée? Est-ce la faute des Turcs si l'alliance
-franco-russe fut toujours telle, qu'en toute occurrence,
-et chaque fois que les deux politiques
-des nations alliées vinrent à s'opposer l'une à
-l'autre, ce fut toujours inéluctablement la
-France qui céda, et la politique française qui mît
-les pouces<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>. Cela n'empêchait pourtant pas
-<span class="pagenum"><a name="Page_xi" id="Page_xi">[Pg xi]</a></span>la langue française d'être, et de continuer d'être
-<i>au même titre que la langue turque</i>, tant qu'il
-y eut un Empire turc, la langue officielle de
-l'Empire. Cela n'empêchait pas nos écoles de
-rayonner sur tout l'empire ottoman. Cela
-n'empêchait pas le peuple turc de nous connaître,
-de nous aimer<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>,&mdash;comme l'unique
-nation qui fut toujours son alliée contre tous
-ses ennemis successifs, depuis le temps de
-François I<sup>er</sup> jusqu'au temps de Napoléon III.
-Cela, surtout, n'empêchait pas le Turc musulman,
-<span class="pagenum"><a name="Page_xii" id="Page_xii">[Pg xii]</a></span>continuellement envahi et entamé par le
-Slave orthodoxe, de s'appuyer logiquement
-sur le Franc catholique <i>et de le favoriser de
-toutes ses forces!</i> Questionnez nos missionnaires
-latins, véritables pionniers de notre
-civilisation occidentale en Anatolie: tous se
-louaient du Turc et maudissaient l'orthodoxe.
-Aux jours des grandes fêtes catholiques, qui
-furent toujours là-bas, que les anticléricaux
-de France le sachent ou l'ignorent, les
-vraies fêtes françaises (concurremment avec le
-14 juillet, fêté musique en tête par tous les religieux
-latins d'Orient), à Pâques nouveau style,
-à Noël, à l'Assomption, que voyait-on, de
-Stamboul jusqu'à Diarbékir?&mdash;On voyait les
-garnisons ottomanes, baïonnette au canon,
-faire la haie sur le passage des processions
-françaises pour leur faire honneur et pour les
-protéger contre les injures, les cailloux et
-autres aménités dont toute la gent orthodoxe
-s'efforce de lapider ces Francs maudits, barbares
-et idolâtres.</p>
-
-<p>Ainsi vont les choses, partout où flotte encore
-le drapeau rouge au croissant d'or. Et, naturellement,
-partout où ce drapeau a cessé de
-flotter, d'Athènes à Sofia, en passant par Salonique
-<span class="pagenum"><a name="Page_xiii" id="Page_xiii">[Pg xiii]</a></span>et par Smyrne, les choses vont d'une
-autre manière. Grèce, Serbie, Bulgarie, Grèce
-surtout, sont, en effet, orthodoxes de religion
-et slaves de race. Oui: la Grèce surtout! Et,
-sans même remonter à cent ans en arrière,
-sans rappeler qu'au combat de Breno, en 1807,
-les Monténégrins, vainqueurs d'une division
-française chargée de réprimer leurs brigandages
-en Illyrie, achevèrent et mutilèrent
-tous nos blessés,&mdash;sans rappeler qu'en 1854,
-Canrobert, alors général de division opérant
-en Bulgarie<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a> contre les Russes, se plaignait,
-dans un rapport que j'ai lu aux Archives
-de France, de l'abominable cruauté des paysans
-contre nos soldats, il suffit de se reporter
-aux plus récents événements de la
-Grande Guerre, à la trahison grecque, au
-massacre d'Athènes perpétré le 1<sup>er</sup> décembre
-1910, et à l'agression bulgare de la
-même année. La Turquie marcha contre
-nous contrainte et forcée: pas un Turc ne
-s'engagea volontairement, de 1914 à 1918,
-contre la France! Au contraire toute la Bulgarie,
-<span class="pagenum"><a name="Page_xiv" id="Page_xiv">[Pg xiv]</a></span>toute la Grèce royaliste,&mdash;qui nous
-devaient autant de reconnaissance historique
-l'une que l'autre,&mdash;se jetèrent avec enthousiasme
-dans le camp de nos ennemis.</p>
-
-<p class="p2">N'oublions pas, enfin, que dans tout
-l'Orient, les termes de Français, de Francs et
-de catholiques sont pratiquement identiques.
-Qu'on le sache bien, qu'on en soit sûr: l'armée
-grecque d'Anatolie, en cet instant même,
-refoule et culbute la France latine hors d'Anatolie,
-comme jadis les armées serbe et bulgare
-nous rejetèrent hors des Balkans.</p>
-
-<p class="p2">Voilà pour la question d'intérêt. J'en viens à
-la question de sentiment. Elle n'est pas d'importance
-moindre. J'ai montré qu'un Français
-«conscient» devait être du parti des Turcs. Un
-honnête homme, Français ou non, doit en être
-aussi, s'il a le courage de rejeter loin de lui
-le fatras des vieux préjugés héréditaires et
-d'oublier la boutade de Molière, plaisante,
-mais injuste: <i>Vraiment oui! de la conscience
-à un Turc!</i></p>
-
-<p>Les Turcs, en effet, ont de la conscience.
-Ils en ont même infiniment plus que les chrétiens
-<span class="pagenum"><a name="Page_xv" id="Page_xv">[Pg xv]</a></span>d'Orient, que les orthodoxes levantins.</p>
-
-<p>Qu'on m'excuse, d'abord: il me faut aborder
-ici quelques faits tout personnels. Je serai,
-d'ailleurs, on ne peut plus bref. Je veux, seulement
-qu'on soit bien persuadé que je n'invente
-rien de ce dont je parle et que j'ai appris
-ce que je sais par moi-même, sur place et à
-loisir. Je n'ai pas acquis une érudition toute
-factice en feuilletant des livres au hasard. Je
-n'ai pas traversé les Balkans à toute vapeur, en
-voyage «d'études». Je n'ai pas limité mes
-investigations à un seul pays, n'interrogeant
-qu'an seul parti, et refusant d'écouter même
-les plus timides échos de la cloche adverse...
-Non. J'ai vécu en Orient deux ans et demi,
-de 1902 à 1904. J'y suis retourné de 1911
-à 1913. Je me suis promené en touriste, de
-Trébizonde à Corfou, par Sébastopol, Varna,
-Galatz, Bourgas, Athènes, Corinthe, Smyrne,
-Syra, Brousse, Beyrouth, Monastir, Samos et
-Candie. Entre temps, j'ai parcouru la Tunisie,
-l'Algérie, le Maroc; bref, tout ce qu'il y a de
-terres musulmanes. J'ai vu chez eux les princes
-et leurs cours, les paysans, les ouvriers et les
-bergers. Je me suis fait de très bons amis partout,
-et des amies. Tous et toutes me parlèrent
-<span class="pagenum"><a name="Page_xvi" id="Page_xvi">[Pg xvi]</a></span>toujours fort librement: je ne suis pas journaliste,
-je suis soldat: cela met les bavards à
-l'aise. A Sullina de Roumanie, j'entendis
-jadis les officiers du roi Carol, allié de l'Allemagne,
-crier: <i>Vive la France!</i> A Andrinople,
-une petite Serbe me révéla, trois bons mois
-d'avance, que les officiers du royaume avaient
-fait partie d'assassiner leur reine et leur roi,
-du temps des Obrenovitch. A Smyrne, lors du
-débarquement hellène, l'infamie des insultes
-à la population turque inoffensive, et l'horreur
-des meurtres, des viols, des tortures, tout cela
-lâchement perpétré, par une soldatesque
-immonde que ses officiers poussaient à faire
-pis, fut une tache de boue et de sang sur la
-soie déshonorée à jamais du drapeau grec.
-Depuis, chaque bataille, soit gagnée, soit perdue
-par ces mêmes héros athéniens qui fusillèrent
-en 1915 nos matelots sans armes fut prétexe à
-d'autres insultes, à d'autres meurtres, à d'autres
-viols, à d'autres tortures. Cela, sans doute, me
-dira-t-on, c'est la guerre.&mdash;Oui... Pas, néanmoins,
-la guerre ordinaire. Pas même la
-guerre telle que la faisaient MM. von Hindenburg
-et Ludendorf...&mdash;Mais enfin, soit! c'est
-la guerre... Mais il y a aussi la paix. Or, en
-<span class="pagenum"><a name="Page_xvii" id="Page_xvii">[Pg xvii]</a></span>pleine paix, j'ai vu, partout, les banquiers
-arméniens, grecs et européens à l'œuvre. Et je
-vous fiche mon billet que ces banquiers-là travaillaient
-fort joliment!</p>
-
-<p>Bref, ce que je dis, je le sais. Je le sais,
-parce que je l'ai vu. Et peu de gens l'ont vu
-d'aussi près que moi.</p>
-
-<p>Croyez-moi donc, quand je vous jure qu'à
-l'été de 1902, j'étais parti de France turcophobe
-en diable, comme tout Français l'est au
-sortir du collège, où il s'est nourri des souvenirs
-antiques et des préjugés modernes. Et
-croyez-moi encore quand je vous atteste qu'à
-l'automne de 1901, je repartais de Turquie turcophile
-de la tête aux pieds.</p>
-
-<p>Il y a dix-sept ans de cela. Et mon opinion,
-depuis, n'a jamais varié!</p>
-
-<p>Et tous mes camarades, tous les officiers
-français qui ont comme moi vécu en Turquie,
-si peu que ç'ait été, partent comme je suis
-parti et reviennent comme je suis revenu. <i>Sans
-exception</i>.</p>
-
-<p>Pourquoi? Parce qu'ils ont tous vu comme
-j'ai vu moi-même. Parce qu'ils savent tous
-comme je sais.</p>
-
-<p>Ils savent que, toujours et partout, dans
-<span class="pagenum"><a name="Page_xviii" id="Page_xviii">[Pg xviii]</a></span>tout conflit oriental, le Turc a raison et ses
-ennemis tort<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p>
-
-<p>Ce Turc honni, attaqué, décrié, et qui n'a
-pas de journaux, lui, pour se défendre, ce Turc
-qui ne répond jamais quand on l'insulte,&mdash;il
-est honnête, loyal et droit, et rude d'apparence,
-mais avec les plus délicates douceurs envers
-toute créature faible et douce. Dans les quartiers
-turcs de Stamboul, vous n'entendrez jamais
-pleurer femme ni enfant. Vous ne verrez jamais
-même une bête craintive. Les chats turcs ne se
-sauvent pas devant l'homme, car l'homme ne
-<span class="pagenum"><a name="Page_xix" id="Page_xix">[Pg xix]</a></span>les maltraite pas. Il a fallu qu'un ramassis
-d'abjects coquins,&mdash;non turcs, certes!&mdash;revînt
-d'exil et s'emparât de la municipalité de
-Constantinople pour que fût décrété le massacre
-imbécile de ces chiens errants qui pullulaient
-par toute la ville<a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p>
-
-<p>D'ailleurs, quand on en vint à l'exécution de
-la sentence, pas un Turc n'accepta le rôle de
-bourreau. Il fallut recourir aux Grecs, aux
-Arméniens, aux Levantins...</p>
-
-<p>Et j'entends maintenant l'objection capitale
-qu'on m'oppose: cette douceur turque, comment
-s'arrange-t-elle des massacres, des tortures,
-des horreurs que toute la presse
-rapporte? Que deviennent les tueries arméniennes?</p>
-
-<p>J'y arrive.&mdash;C'est ici surtout que je tiens à
-tout dire, à ne rien laisser dans l'ombre.</p>
-
-<p class="p2">Commençons par le commencement: il est
-parfaitement exact qu'à plusieurs reprises les
-<span class="pagenum"><a name="Page_xx" id="Page_xx">[Pg xx]</a></span>Turcs ont massacré bon nombre de leurs
-ennemis. Notamment des Bulgares en Macédoine
-et des Arméniens un peu partout.&mdash;Oui<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>.&mdash;Mais
-comment et dans quelles circonstances?</p>
-
-<p>La réponse est facile! Toujours après provocations,
-toujours après qu'on eût déjà massacré
-ou affamé des musulmans, beaucoup de musulmans!
-Toujours en manière de représailles,&mdash;et,
-j'ose l'affirmer, d'horribles mais justes
-représailles!</p>
-
-<p>Les Turcs ont jadis massacré des Bulgares
-en Macédoine,&mdash;oui.&mdash;Mais après que les
-bandes bulgares des <i>comitadjis</i> eurent poussé
-à bout la population turque, après que le sang
-turc eut coulé par flots effroyables sous le couteau
-de ces orthodoxes féroces qui préparaient,
-vingt ans d'avance, la guerre de 1912, en tuant
-d'avance le plus possible de leurs futurs adversaires.
-Je le répète, et je l'ai moi-même éprouvé
-<span class="pagenum"><a name="Page_xxi" id="Page_xxi">[Pg xxi]</a></span>vingt fois, en Asie comme en Europe: le
-paysan turc est un être paisible et doux chez
-qui le sang caucasien l'emporte aujourd'hui de
-beaucoup sur le sang turkmène de jadis. Pour
-les Bulgares, qu'on s'en souvienne: il ne subsiste
-pas en Europe de plus proches parents
-des Huns, d'agréable mémoire.</p>
-
-<p>Moi qui écris ceci, j'ai vu, à Salonique, les
-listes, dressées par des israélites, juges fort
-impartiaux, des victimes musulmanes égorgées
-et torturées par les comitadjis bulgares. Seulement,
-les journalistes russes d'alors ont eu
-grand soin d'étouffer ces listes-là, compromettantes
-pour le bon renom des Slaves.</p>
-
-<p>Quant aux Arméniens, c'est une pire affaire.
-Les Arméniens, quand les Turcs les ont massacrés,
-n'avaient pas eux-mêmes massacré le
-moindre Turc. Mais ils avaient fait mille fois
-pis que massacrer.</p>
-
-<p>Les Arméniens sont, en effet, les véritables
-juifs de l'Orient,&mdash;je prends le mot juif dans
-son plus mauvais sens, et j'en fais mes excuses
-aux très nombreux israélites que je sais bien
-n'être pas plus juifs que moi-même.&mdash;Et les Arméniens
-sont des juifs tellement juifs,&mdash;tellement
-rapaces, tellement vautours et vampires,&mdash;que
-<span class="pagenum"><a name="Page_xxii" id="Page_xxii">[Pg xxii]</a></span>les vrais israélites, écrasés par la concurrence
-arménienne, meurent littéralement de
-faim en Orient. Le Turc, lui, honnête musulman,
-à qui sa religion défend rigoureusement
-l'usure, le Turc qui jamais n'entendit goutte
-aux questions de <i>doit, d'avoir et d'intérêts composés</i>,
-le Turc a toujours été tondu de si près
-par l'Arménien, prêteur à la petite semaine,
-que le cuir lui fut souvent arraché avec la
-laine. Ruiné, affamé, désespéré, le Turc alors
-a souvent pris son bâton pour sa raison
-suprême. Je ne l'en glorifie point. Mais je l'en
-excuse. La faim fut toujours mauvaise conseillère,
-et les honnêtes gens écouteront toujours
-avec un dangereux serrement de cœur
-leurs femmes et leurs enfants pleurer faute
-de pain.&mdash;Le meurtre n'en est guère plus
-beau, je le sais. Mais je sais aussi des choses
-plus affreuses que le meurtre: par exemple,
-la salle des ventes à l'encan, lorsque les prêteurs
-sur gages dispersent quatre meubles
-boiteux et trois paquets de hardes sous les
-yeux d'une famille désormais sans feu ni lieu
-et qui, tout à l'heure, grelottera sous la neige.&mdash;J'ai
-vu cela.</p>
-
-<p>A présent, nul besoin d'en dire davantage.
-<span class="pagenum"><a name="Page_xxiii" id="Page_xxiii">[Pg xxiii]</a></span>Les gens de bonne foi sont convaincus depuis
-longtemps.</p>
-
-<p>C'est à ces gens que je m'adresse pour les
-supplier de ne plus accepter désormais comme
-paroles d'évangile le flot de paroles mensongères
-qui coule sans interruption dans la presse
-occidentale. Ce flot-là, les seules bouches
-orthodoxes le déversent sur l'Europe. Car les
-Grecs, car les Bulgares, car les Serbes ont des
-journaux, des journaux que l'Europe lit. Ces
-peuples en profitent: ils écrivent, parlent,
-crient. Et le Turc se tait. Comment n'aurait-il
-pas tort aux yeux du monde?</p>
-
-<p>Le monde n'entend qu'un son de cloche.
-Toujours le même son, toujours la même
-cloche: la cloche orthodoxe; et, depuis qu'il
-n'y a plus de Russie, la cloche anglaise a pris
-la suite de la cloche russe défunte.</p>
-
-<p>Et voilà pourquoi, moi, Franc de France,
-j'ai voulu, une pauvre fois, faire entendre au
-moins à la France l'autre son, l'autre cloche:&mdash;non
-pas même la cloche musulmane, mais
-seulement la cloche latine,&mdash;la cloche française!</p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>L'Intransigeant</i>, dont le directeur, en cet an-là, 1913,
-était déjà comme il est encore en cet an-ci, 1921, M. Léon
-Bailby.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Dès que l'alliance fut signée, la Russie, tout en puisant
-des deux mains dans le trésor français, ne fit que
-développer plus largement sa vieille politique agressive
-et aventureuse, poussant pointe sur pointe tour à tour
-vers Constantinople et vers Pékin, sans nul scrupule de
-nous entraîner à sa suite dans les plus téméraires équipées,
-et surtout, sans nul souci de respecter les intérêts
-particuliers de cette trop complaisante et trop ignorante
-alliée qu'est la France. En Extrême-Orient, comme en
-Orient, la Russie de 1913, amie et alliée de la France,
-combattait notre expansion plus rudement que n'avait fait
-la Russie de 1854, à la veille de tirer l'épée contre Napoléon
-III.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Qu'en 1896, il en ait été ainsi, soit! Dans ce temps-là
-la France était encore la vaincue de 1871, ambitionnant
-de reprendre ses provinces volées, et la Russie nous
-apparaissait devoir être la toute-puissante amie qui nous
-les rendrait, sans même combattre, rien qu'en portant la
-main à la garde de l épée.
-</p>
-<p>
-Mais qu'il en fût encore ainsi en 1913, cela passe la
-mesure! Certes, la France n'avait pas grandi dans l'intervalle.
-Et Fashoda, Tanger, Agadir sont là pour nous l'apprendre.
-Mais la Russie, elle, avait déjà rapetissé. Et, sans
-même parler de tant de milliards prêtés par nous, empruntés
-par nos alliés, sans nul retour, les vaincus de Sedan avaient
-bien le droit de traiter en égaux les vaincus de Moukden...</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Les gouvernements vieux-turcs et jeunes-turcs,&mdash;ceux-ci
-surtout, ont pu faire une politique anti-française.
-Le peuple turc aima toujours les Français. Interrogez tous
-ceux qui se sont promenés, comme j'ai fait, à pied, dans
-les villages du fin fond de l'Anatolie, et qui ont sollicité
-le soir l'hospitalité des hans. Certes, tout chacun est
-admis, et traité en hôte. Mais, prudemment, vos voisins
-ne s'en enquièrent pas moins:&mdash;«Etes-vous Moskof
-(Russe)?&mdash;Iok (non)!&mdash;Allemand?&mdash;Iok! iok!...» A
-chacun de ces iok-là, vous aurez vu la figure du curieux
-s'épanouir...&mdash;«Etes-vous Anglais?&mdash;Non: je suis Français,
-Frank de la France...&mdash;Mash'Allah! Tout est à
-vous!»</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> En Bulgarie et dans la province de Dobroudja, actuellement
-roumaine, mais qui n'était alors peuplée que de
-Bulgares, Slaves ou Mongols.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> J'entends très bien qu'on va m'objecter:&mdash;Nous-mêmes,
-Français avons actuellement (1921), en Syrie et en Cilicie,
-un conflit oriental; un conflit franco-turc! Est-ce à dire
-qu'en Cilicie et qu'en Syrie la France a tort, et les Turcs
-raison?
-</p>
-<p>
-Mon Dieu! non!... pas tout à fait... La France, certes,
-dépossédée par l'Europe entière et par l'Angleterre surtout
-des droits privilégiés qu'elle détenait en Turquie depuis
-François I<sup>er</sup> (1527!) a raison de vouloir en dédommagement
-de ces droits qu'elle acheta par quatre cents années
-d'alliance bonne ou mauvaise, et qu'on lui vole, la France
-a raison de vouloir obtenir une compensation: le Liban...
-</p>
-<p>
-Mais la Turquie, qui n'a rien du tout volé à la France,
-a raison de défendre son bien contre tout le monde et
-contre chacun, même contre la France...
-</p>
-<p>
-Et, si je n'étais Français, de quel bon cœur je me battrais
-pour la Turquie contre la Grèce, contre l'Angleterre, contre
-à peu près toute l'Europe, aux côtés de mon ami d'Angora,
-Kemal-pacha!</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Depuis le massacre des chiens de Stamboul, les coquins
-ci-dessus désignés,&mdash;soi disant Jeunes-Turcs? ni Turcs, ni
-jeunes!&mdash;ont d'ailleurs donné derechef leur mesure, en massacrant
-leur patrie (ou plutôt la patrie qu'ils prétendaient
-leur) à peu près aussi élégamment qu'ils avaient massacré les
-chiens turcs,&mdash;vraiment turcs, eux.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Tout de même, il n'est que juste d'ajouter que les
-Turcs y sont vraiment allés de main morte, quand on
-compare leurs «massacres» à l'extermination systématique
-et ignoble à laquelle procédèrent les troupes régulières
-de Grèce et de Bulgarie pendant et après la guerre de
-1912&ndash;1913;&mdash;à laquelle procèdent actuellement les armées
-grecques d'Anatolie.</p></div>
-</div>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span></p>
-
-<h2>L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE
-D'ACHMET PACHA DJEMALEDDINE<br /><br />
-
-<span style="font-size: smaller;">CHEF TCHERKESS, PIRATE, AMIRAL, VALI,
-GRAND D'ESPAGNE, MARQUIS DE FRANCE
-ET AMI DE PLUSIEURS SUBLIMES PRINCES</span></h2>
-
-<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span><br />
-<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span>
-&mdash;<i>La illah il Allah!... ve Mohammed rezoul
-Allah!...</i></p>
-
-<p>(Il n'est qu'un seul Dieu! ainsi l'attesta le
-Prophète...)</p>
-
-<p>Pèlerins de cette caravane, arrêtés pour la
-nuit dans ce han<a name="FNanchor_1_9" id="FNanchor_1_9"></a><a href="#Footnote_1_9" class="fnanchor">[1]</a> de bénédiction, salut!
-Salut à vous, messires<a name="FNanchor_2_10" id="FNanchor_2_10"></a><a href="#Footnote_2_10" class="fnanchor">[2]</a> les Croyants! Salut
-à vous, messeigneurs<a name="FNanchor_3_11" id="FNanchor_3_11"></a><a href="#Footnote_3_11" class="fnanchor">[3]</a> les Francs! Salut
-<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span>même à vous, pauvres chiens d'idolâtres,
-tristes idiots, rebut de l'humanité ... (si toutefois
-caravane de tant et tant nobles pèlerins,
-parmi lesquels j'aperçois des émirs, des
-princes, des ulémahs, des docteurs, des pachas,
-des vizirs même! poussait l'infortune
-jusqu'à souffrir que espèce idolâtre se fût
-faufilée parmi tant de si bonnes races, et que
-si noire obscurité fît tache au milieu de telles
-lumières...) N'importe, Allah le sait, il suffit!...</p>
-
-<p>A tous, donc, salut! J'ose me lever devant
-Vos Hautes Excellences, moi, le chétif Abdullah,
-fils d'Abdullah, chanteur par droit héréditaire,
-et seul chanteur, dans ce han béni, de toutes
-sortes de chants, contes, dicts et dictons; j'ose
-me lever de terre pour récréer ceux qui désirent
-veiller, pour endormir ceux qui désirent dormir,
-et le tout au nom de Dieu!</p>
-
-<p>Messires, messeigneurs, la nuit étincelle d'étoiles.
-Louanges à Dieu, l'Unique! J'entreprends
-donc de chanter à Vos Hautes Excellences
-la Merveilleuse Aventure d'Achmet
-<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span>pacha, Djemaleddine, chef tcherkess, pirate,
-amiral, vali, grand d'Espagne, marquis français,
-et ami de plusieurs sublimes Princes. Tout
-cela! Iblis m'emporte si je mens d'un mot: le
-conte est vrai d'un bout à l'autre!</p>
-
-<p>Je n'entreprends point, cependant, de chanter,
-tout entière, l'Histoire du dit et prodigieux
-Achmet pacha: il y faudrait, après cette nuit-ci,
-douze autres nuits pareillement étoilées;
-et demain n'appartient qu'à l'Unique. Mais j'entreprends
-d'en chanter à Vos Hautes Excellences
-ce qui s'y trouve de plus extravagant:
-à savoir, la fin. Vos Hautes Excellences vont
-donc ouïr le chant d'Achmet alors qu'il n'est
-plus simple chef tcherkess, ni page dans l'Iéni-Séraï,
-ni pirate, ni amiral! alors néanmoins
-qu'il n'est point encore vali, ni grand, ni marquis,
-mais qu'il va devenir tout cela, tout d'un
-coup, et sans y songer, puisque, l'histoire le
-prouve, il ne songe alors qu'à mériter le plus
-beau de tous les titres qu'il eût jamais: celui
-d'ami des plusieurs sublimes princes dont j'ai
-parlé déjà et dont la gloire emplit encore le
-monde, quoique tous aient cessé de vivre
-depuis je ne sais combien de centaines d'années.
-Si glorieux qu'ils soient tous, d'ailleurs,
-<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span>l'histoire vous prouvera qu'Achmet pacha le
-fut, lui tout seul, autant certes qu'eux tous
-ensemble.</p>
-
-<p>Messires, Messeigneurs! il était une fois ...
-Allah m'est témoin, Lui qui sait mieux que
-moi!... il était une fois, dans le pays tcherkess,
-un chef de clan qui, jamais, de mémoire
-d'homme, n'avait, dans son clan, compté de
-guerriers seulement et simplement braves ...
-je veux dire «braves» comme il sied à tout
-guerrier d'être brave: car le plus lâche des
-guerriers de ce clan-là avait toujours été brave
-beaucoup davantage, c'est-à-dire beaucoup
-trop. Ce disant, messires et messeigneurs je
-dis vrai, et ne mens pas. Qui donc oserait
-dire que je mens, mentirait lui-même.</p>
-
-<p>Ce chef de clan, né du sang le plus fier, avait
-passé à sa naissance, pour citer le poète, «des
-reins les plus vaillants dans le ventre le plus
-chaste!» Et il s'appelait, à la mode tcherkess,
-d'un nom double: Rechid Djemal. Rechid,
-comme son père l'avait nommé; Djemal,
-comme son père se nommait lui-même. Car,
-vous le savez assurément, messires, et vous ne
-l'ignorez sans doute pas, messeigneurs, les
-Tcherkess,&mdash;gens de Circassie,&mdash;sont moins
-<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span>simples que nous, les Turkmènes,&mdash;gens du
-Turkestan&mdash;: tout vrais croyants qu'ils sont,
-ils ne se contentent point de se déclarer fils de
-leur père; ils poussent l'orgueil jusqu'à se proclamer
-petit-fils de leur aïeul et à proclamer cet
-aïeul-là petit-fils de son aïeul à lui! tout cela
-inclus dans un seul nom, commun à tous, fils,
-père, grand-père, aïeul, aïeux ... tant et tant
-qu'ils prétendent ainsi, d'aïeul en bisaïeul et
-de bisaïeul en trisaïeul, remonter jusqu'aux
-temps bénis du Prophète, voire jusqu'aux temps
-de Moïse ou de l'ancêtre Adam. Il n'importe,
-d'ailleurs. Le chef Rechid Djemal, pour commencer,
-puis, pour continuer, le fils du chef
-Rechid Djemal, importent seuls: car ce fils ne
-fut autre qu'Achmet Djemal en personne, plus
-tard Achmet pacha Djemaleddine...<a name="FNanchor_4_12" id="FNanchor_4_12"></a><a href="#Footnote_4_12" class="fnanchor">[4]</a>.</p>
-
-<p>Et voici comment il naquit... (Allah le sait
-d'ailleurs mieux que moi!...)</p>
-
-<p>Quand le chef Rechid entra dans sa cinquantième
-année, il alla, un matin de soleil, se
-baigner dans la rivière la plus proche et, s'étant
-regardé dans l'eau claire, il se vit tel qu'il était:
-<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span>vieux. Il se hâta de rentrer au camp, s'enferma
-dans sa tente, songea, puis, voulant goûter
-une dernière fois, avant qu'il fût trop tard et
-que l'âge lui en eût ôté la force, du plaisir que
-votre Dieu, messeigneurs, permet et qu'à nous,
-messires, notre Allah commande... <i>la illah il
-Allah!</i> Il n'est qu'Un: vôtre, nôtre, c'est le
-même!...</p>
-
-<p>... Le chef Rechid, voulant donc, une dernière
-fois, goûter du plaisir d'amour, épousa
-une dernière épouse, sa huitième&mdash;<i>huit est
-le nombre divin!</i> disent les initiés, savants ès
-la Kabbale!&mdash;Cette épouse huitième était une
-vierge très belle et du plus noble sang tcherkess.
-Et neuf mois après, le jour même qu'elle
-atteignait son quatorzième printemps...&mdash;<i>quatorze</i>,
-disent les savants initiés, <i>est le nombre
-deux fois sage!</i>&mdash;l'épouse offrit à l'époux un
-fils irréprochable, portrait vivant de son père,
-donc vivante preuve de la vertu de sa mère.
-Rechid Djemal le nomma Achmet. Et, la naissance
-de ce fils ayant achevé la tâche assignée
-par Allah au père de l'enfant, Rechid Djemal
-s'en fut au paradis, content de mourir comme
-d'avoir vécu.</p>
-
-<p>En ce temps-là, messires et messeigneurs, le
-<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span>propre père du plus sublime de tous nos padishahs,
-Souléïman! celui-là même que les Infidèles
-ont surnommé le Magnifique ... les infidèles,
-oui! les Infidèles que vainquit, détruisit
-ou conquit Souléïman, qu'ils admiraient plus
-encore qu'ils ne le détestaient! Et tout justement,
-le jour qu'Achmet Djemal, fils de Rechid
-et principal héros de cette histoire héroïque,
-entrait dans sa neuvième saison, Allah&mdash;louanges
-à Lui!&mdash;se souvint de son peuple et
-fit à l'archange le signe. Azraël ... la foudre est
-moins prompte qu'Azraël!... Azraël étendit
-ses ailes noires, vola jusqu'à Stamboul, s'abattit
-sur l'Iéni-Séraï et, de l'épée, toucha l'ancien
-Padishah, père du Padishah Souléïman, au cheveu
-que vous savez; alors le Padishah, père
-du Padishah Souléïman, s'en fut au paradis,
-comme naguère Rechid Djemal.</p>
-
-<p>Or, âgé de neuf ans,&mdash;et les initiés nomment
-le nombre neuf,<i> nombre de la pleine promesse</i>,&mdash;Achmet
-Djemal fut très sagement envoyé
-par sa mère, ses oncles et ses frères, à l'Iéni-Séraï
-du Padishah, comme page du harem impérial.
-Et ce harem, justement à point, se trouvait
-devenu le harem du Magnifique Souléïman,
-pour le plus grand bien de toute la Foi, de
-<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span>tous les Croyants et, notamment, de ce Croyant,
-nouveau page dans le harem de Iéni-Séraï,
-Achmet Djemal, fils du chef défunt, Rechid.</p>
-
-<p>Adonc, voilà devenu page au harem,&mdash;et
-sous l'œil de Celui de qui vient tout honneur,
-puisque vicaire d'Allah,&mdash;adonc voilà, devenu
-tel, Achmet. Et c'est ainsi. Nul doute que, si
-bien placé comme il était, le héros dont je chante
-l'histoire ne manqua pas de courir mille et
-mille probables hasards et d'accomplir dix
-mille et dix mille hauts faits, dès ce temps du
-Iéni-Séraï et dès cette époque du Souléïmanieh
-Harem...&mdash;Mais, daignent Vos Hautes Excellences
-pardonner au chanteur, si, de ces mille-là,
-non plus que de ces dix mille-ci, le chanteur
-ne chante pas un chant: l'histoire est
-longue, la nuit courte; trop cruel est mon
-regret; il me faut cependant passer sur toutes
-ces délectables années qui séparent la neuvième
-de la quatorzième saison du page Achmet...</p>
-
-<p>... Sauf pourtant sur un jour d'une de ces
-années, un seul jour d'une seule année! sur
-ce jour qui, saintement, tomba un vendredi, et
-un vendredi du saint mois de Ramazan! Ce
-vendredi-là, entre le coup de canon du matin
-et le coup de canon du soir, tout chacun dans
-<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span>le Séraï étant à jeun, comme l'exige la loi du
-Prophète, il plut à Sa Majesté Impériale d'aller
-promener Sa rêverie et Sa méditation aux Eaux
-Douces d'Asie: car le Ramazan, cette année-là,
-tombait en été. Le Padishah s'était d'abord allé
-reposer au harem, et le page Achmet était,
-auprès de Sa Personne, de service, et l'épée
-nue. Lors, Souléïman commanda:</p>
-
-<p>&mdash;Page! va!... et ordonne qu'on arme Notre
-caïque!</p>
-
-<p>Le page Achmet posa son épée nue sur un
-coussin de Brousse, salua, recula d'un pas,
-salua encore, recula d'un autre pas, salua de
-nouveau, recula d'un troisième pas, puis s'agenouilla,
-mains jointes et front par terre: ainsi
-l'ordonnait l'étiquette du Séraï. Alors seulement
-il dit:</p>
-
-<p>&mdash;J'écoute pour obéir. Le caïque, plaît-il au
-Padishah qu'il soit à onze paires?</p>
-
-<p>Lors, Souléïman commanda:</p>
-
-<p>&mdash;A sept paires: nous sommes au saint mois
-du Ramazan; il sied donc de se montrer humble
-et ne point déployer une pompe qui serait indécente.</p>
-
-<p>Lors, le page répéta:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai écouté pour obéir.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span>Et il s'en fut exécuter l'ordre reçu.</p>
-
-<p>Il l'exécuta si vite qu'il n'y avait pas encore
-eu le temps d'une impatience impériale quand
-il revint. Promptement il salua comme devant,
-recula, resalua, recula encore, resalua derechef,
-recula une troisième fois, s'agenouilla et dit:</p>
-
-<p>&mdash;Le caïque attend le bon plaisir de Sa Majesté
-Impériale.</p>
-
-<p>&mdash;Tu sais faire vite ce que tu fais,&mdash;dit Souléïman,&mdash;et
-tu sais aussi le faire bien. Il est
-possible qu'un jour tu réussisses dans les
-grandes choses comme dans les petites.</p>
-
-<p>Il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Viens.</p>
-
-<p>Si vite qu'avait fait le page Achmet, il n'avait
-point omis de passer la revue du caïque: rien
-n'y manquait, ni avirons, ni tolets, ni tapis, ni
-coussins, ni voile. Et les caïkdjis n'avaient pas
-une tache sur la neige de leur mousseline.
-Toutefois, au lieu de la veste soutachée d'or,
-ils portaient la veste soutachée d'argent.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi?&mdash;demanda le Padishah.</p>
-
-<p>&mdash;Nous sommes au saint mois du Ramazan,&mdash;dit
-Achmet:&mdash;il sied de se montrer modeste
-et ne point déployer une pompe qui serait
-indécente.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span>Le Padishah reconnut ses propres paroles et
-se prit à rire:</p>
-
-<p>&mdash;Tu sais bien retenir aussi ce que tu
-retiens,&mdash;dit-il:&mdash;tu es un bon serviteur.</p>
-
-<p>Et il fit asseoir Achmet sur un des coussins
-de la chambre. Mais, lorsque lui-même se fut
-étendu sur le voile, Achmet se releva; et,
-demeurant toutefois sur le coussin qui lui avait
-été désigné, s'y agenouilla.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi? dit encore Souléïman.</p>
-
-<p>&mdash;Que suis-je, auprès du Vicaire d'Allah?<a name="FNanchor_5_13" id="FNanchor_5_13"></a><a href="#Footnote_5_13" class="fnanchor">[5]</a>
-dit Achmet.&mdash;S'il sied de se montrer modeste
-au saint mois du Ramazan, il sied, tous les
-mois de l'année, de se montrer respectueux
-auprès du Vicaire d'Allah, lorsqu'on est ce que
-je suis: rien.</p>
-
-<p>Lors le Padishah considéra son page et daigna
-lui dire:</p>
-
-<p>&mdash;Tu sais décidément plus de choses que je
-n'avais cru. Et tu dois être un bon ami.</p>
-
-<p>Ainsi, le même jour, Achmet Djemaleddine,
-n'ayant point encore achevé sa quatorzième
-année, et n'étant donc point encore exclu de la
-société des femmes, mérita de recevoir, d'un
-<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span>Prince sublime entre les plus sublimes, deux
-éloges dont plus tard il se montra digne,
-comme la suite de l'histoire le va prouver.</p>
-
-<p>Mais cette histoire, messires et messeigneurs,
-il sied que je la commence, ou jamais
-je ne la finirai. Je passerai donc, en grande
-hâte, sur le temps qu'Achmet Djemaleddine,
-hors de page, s'est distingué aux armées, tant
-sur terre que sur mer, et sur le temps, qu'après
-avoir été soldat, matelot, chef de dix hommes,
-chef de cent hommes, chef d'une barque, chef
-d'un chébec, il commanda enfin un vaisseau
-qui était sien et pirata par toutes les mers, sur
-tous les ennemis de la Foi et principalement
-sur les rapaces marchands de Venise. Je passerai
-en plus grande hâte encore sur le temps
-qu'il devînt Amiral et commanda non plus un
-seul vaisseau, mais une flotte, puis des flottes
-nombreuses, puis toutes les flottes qui arboraient
-en poupe l'étendard rouge au croissant
-d'or... Et j'en viens au récit que je vous ai promis
-et que je vais vous chanter:</p>
-
-<p class="p2">En ce temps-là, Achmet Djemaleddine se
-reposait de ses glorieux travaux dans son yali
-d'Amiral, et, honorablement, étalait les marques
-<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span>de sa grandeur et les insignes des hautes dignités
-dont la faveur du Padishah l'avait comblé.
-Assis sur la plus haute terrasse de son palais, face
-au Boghazi, Achmet Djemaleddine oisif, et bien
-aise de l'être, fumait un soir le tchibouk en
-contemplant d'un regard on ne peut plus heureux,
-satisfait et paisible, toute une escadre de
-ses plus beaux vaisseaux, ancrés autour de leur
-amiral&mdash;en demi-cercle&mdash;c'est-à-dire, messires,
-en croissant: et un tel croissant était bien
-fait pour enivrer de joie et d'orgueil tout cœur
-vraiment musulman, tout cœur vraiment turc!
-quand, au perron du palais, un caïque aborda,
-tout à coup, caïque à onze paires, donc caïque
-impérial, puisque les lois et la bienséance ne
-permettent que trois paires à n'importe quel
-Croyant, fût-il grand-vizir, grand-eunuque,
-ou cheik ul Islam, c'est-à-dire Altesse ... et
-pareillement à toute femme de Croyant, fût-elle
-même Majesté, c'est-à-dire Valideh sultane.</p>
-
-<p>Le caïque à onze paires n'avait toutefois pas
-encore accosté la plus basse marche qu'Achmet
-pacha Djemaleddine (pacha, certes, il était! et
-depuis beau temps!...) sur cette dernière
-marche, s'agenouillait, et très humblement tendait
-<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span>le poing à la main impériale, pour que
-le Padishah&mdash;c'était lui, comme juste&mdash;pût
-mettre pied à terre sans éclabousser d'une seule
-goutte la semelle de ses babouches. Souléïman,
-ayant quitté le caïque, et relevé son serviteur et
-ami d'un signe de sourcils, s'appuya gentiment
-sur l'épaule offerte avant de lui dire:</p>
-
-<p>&mdash;Pacha, te crois-tu donc encore mon page?</p>
-
-<p>&mdash;Page ou pacha, que sommes-nous, sinon
-rien, auprès du Padishah? Auprès du Padishah,
-sied-il pas à ceux-ci comme à ceux-là, et tous
-les douze mois de l'année, de se montrer respectueux?</p>
-
-<p>Telle fut la réponse d'Achmet. Et Souléïman
-se prit à rire. Car lui aussi se souvenait.</p>
-
-<p>L'escalier du palais gravi, Souléïman, assis
-dans le trône toujours préparé pour le Padishah
-par son serviteur et ami, Souléïman
-parla comme je vais chanter:</p>
-
-<p>&mdash;Pacha, un grand malheur est advenu,
-une grande tâche nous incombe. Mon frère et
-allié, frère de cœur et allié de sang, car c'est
-du sang de ma veine que j'ai signé les Capitulaires!&mdash;mon
-frère et allié, cet autre Moi qui
-règne en Occident, vertueux comme j'essaie
-de régner en Orient: François, premier du
-<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span>nom, Roi du pays franc ... celui qu'on nomme
-le Chevalier-Roi! François, le plus brave
-d'entre les plus braves! est triste, vaincu,
-captif. Son ennemi, celui qui s'ose intituler
-empereur... <i>La illah il Allah!</i>... il n'est qu'un
-Dieu: il n'est donc qu'un Empereur...</p>
-
-<p>&mdash;Un,&mdash;dit Achmet;&mdash;l'Unique: toi,
-Padishah.</p>
-
-<p>&mdash;Le soi-disant empereur Charles, cinquième
-du nom, s'est emparé du Roi-Chevalier
-François et l'a chargé de fers et traîné dans
-une geôle au fond de la barbare Espagne dans
-un village puant que ces chiens nomment
-Madrid; pacha, que dis-tu?</p>
-
-<p>&mdash;Je dis que la tâche est sainte et qu'Allah
-nous la fera légère: tâche de délivrer le
-Roi-Chevalier, François I<sup>er</sup> de France.</p>
-
-<p>Telle fut la réponse d'Achmet.</p>
-
-<p>&mdash;Tu parles bien comme bien toujours tu
-as parlé,&mdash;dit Souléïman joyeux.&mdash;Puisqu'il
-en est ainsi, tends tes épaules, c'est elles que je
-charge de la tâche.</p>
-
-<p>&mdash;J'écoute pour obéir.</p>
-
-<p>Ainsi répondit Achmet.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as écouté, obéis!&mdash;et le Padishah se
-leva.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span>Appuyé sur le poing de son serviteur et ami,
-il descendit l'escalier, retournant à son caïque.
-Il posa dedans le pied droit; lors Achmet,
-oubliant la bienséance, osa parler avant qu'on
-l'interrogeât:</p>
-
-<p>&mdash;Padishah, comment ferai-je? Moi chétif,
-moi seul, moi dépourvu de toute sagesse et
-de toute prudence ... que pourrai-je inventer,
-essayer, réussir, pour délivrer des griffes de
-son ennemi le frère du Padishah?</p>
-
-<p>&mdash;Cherche,&mdash;dit Souléïman,&mdash;tu trouveras.</p>
-
-<p>&mdash;Daigne l'intelligence du Padishah éclairer
-la stupidité de son serviteur!</p>
-
-<p>Ainsi Achmet implora Souléïman.</p>
-
-<p>Et Souléïman, accueillant sa prière:</p>
-
-<p>&mdash;Pacha, il me déplaît d'entendre ravaler ou
-mépriser mes serviteurs. Comment moi, créature
-d'Allah, pourrai-je t'éclairer, toi créature
-d'Allah? Dieu seul est grand! <i>Allah ek bar!</i>
-D'ailleurs, pense, pèse, soupèse l'affaire, et
-dis-moi si, en pareille aventure, le Padishah
-en peut savoir plus ou mieux que le pacha,
-ou que personne? Pour délivrer des griffes
-du fier soi-disant empereur le Roi-Chevalier,
-roi du pays franc, que peut-on?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span>Achmet proposa:</p>
-
-<p>&mdash;Combattre!</p>
-
-<p>&mdash;Combattre? Connais-tu, pacha, le champ
-de bataille où mes janissaires pourraient rompre
-et tailler en pièces les soldats de l'empereur?
-L'empereur est trop loin.</p>
-
-<p>Achmet hasarda:</p>
-
-<p>&mdash;Traiter!</p>
-
-<p>&mdash;Traiter? Pacha, en échange de mon frère
-le Roi franc, qu'offrirait-on? Qu'offrirais-je
-moi-même, moi, le Padishah? Toutes les terres
-de l'Islam, tous les trésors de l'Islam; tous mes
-palais, toutes mes mosquées, et moi-même,
-crois-tu donc qu'une si petite rançon serait
-digne d'un si grand capt.</p>
-
-<p>Achmet se tut.</p>
-
-<p>Le Padishah pesa sur son épaule:</p>
-
-<p>&mdash;Pacha, tes deux moyens valent peu. J'en
-sais un qui vaut beaucoup.</p>
-
-<p>Achmet demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Ce moyen?</p>
-
-<p>Souléïman embarqua tout à fait, lâcha
-l'épaule de son ami et s'étendit sur le voile
-impérial. Alors, sans se retourner, il prononça:</p>
-
-<p>&mdash;Ce moyen réside en la personne d'un serviteur
-<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span>d'entre mes serviteurs. Ce serviteur est
-pacha, ce pacha est amiral ... et je l'ai nommé
-mon ami.</p>
-
-<p>Honoré de telle sorte, Achmet Djemaleddine
-ne demanda plus rien et répondit seulement
-par l'obéissance.</p>
-
-<p>Dans l'instant, les caïkdjis pesèrent sur le
-manche renflé des avirons; et le caïque jaillit
-du perron, telle, de l'arbalète, une flèche. Souléïman
-donna un regard en arrière et, dégrafant
-de sa poitrine une étoile toute de diamants,
-la jeta vers Achmet:</p>
-
-<p>&mdash;Prends,&mdash;dit-il:&mdash;c'est l'Ehrtogrul.</p>
-
-<p>Et le pacha Achmet, comme jadis le page
-Achmet, s'agenouilla pour agrafer sur sa poitrine
-l'Ordre Sacré réservé aux seuls sultans ...
-aux sultans, et, quelquefois, à ceux de leurs
-sujets qui, plus grands et plus saints que les
-sultans mêmes, ont sauvé l'Islam ou l'Empire.</p>
-
-<p class="p4">Messires, messeigneurs, en si troublante
-occurrence, pensez-y bien!... et, comme disait
-mon grand-père le Turkmène, dont la grand'mère
-venait des lointains royaumes de la
-Chine: pensez-y à droite et pensez-y à
-<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span>gauche!&mdash;à la place du pacha Achmet, tous
-qu'auriez-vous fait?</p>
-
-<p>Vous ne savez? Par bonheur, moi, chétif, je
-sais ... encore qu'Allah sache assurément mieux
-que moi!... Je sais, parce que Achmet Djemaleddine
-lui-même me l'apprit, non pas certes de
-sa propre bouche, mais par la bouche du chanteur
-de contes, mon père, lequel me chanta
-jadis ce que je vais vous chanter aujourd'hui:</p>
-
-<p>Achmet pacha Djemaleddine pensa, pensa
-tout justement comme je viens de vous le dire
-tout à l'heure: pensa très bien! pensa à droite,
-pensa à gauche ... puis, ayant pensé, rejeta
-vers l'alaïk<a name="FNanchor_6_14" id="FNanchor_6_14"></a><a href="#Footnote_6_14" class="fnanchor">[6]</a> le tuyau de jasmin du tchibouk,
-se leva, assura son turban dont il ôta l'aigrette,
-ceignit son sabre dont il éprouva du doigt tout
-le tranchant de la pointe à la garde, puis, sortant
-du palais, s'en fut, et voyagea d'une traite
-jusqu'en Espagne et jusque dans Madrid.</p>
-
-<p class="p4">Achmet Djemaleddine avait quitté Stamboul
-<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span>un vendredi soir, ce qui était certes d'un heureux
-présage; il entra dans Madrid un vendredi
-matin, ce qui était certes d'un plus heureux présage
-encore. Par le fait, sitôt passée la porte
-de la ville, il fit la rencontre d'un homme de
-haute mine qui, par mégarde, le heurta au
-passage.</p>
-
-<p>Inutile de vous dire, messires et messeigneurs,
-que notre Achmet, très avisé, s'était,
-dès qu'il l'avait fallu, costumé à la franque.
-Inutile pareillement de vous chanter que notre
-Achmet, très savant, parlait l'espagnol aussi
-bien que le turc et parlait d'ailleurs pareillement
-toutes langues de tous pays, comme il
-sied à tout véritable héros de roman, propre et
-préparé d'avance à toutes héroïques aventures.
-De la sorte, tous les Espagnols de toutes les
-Espagnes s'étaient, sans exception, trompés
-sur sa croyance, trompés sur sa race, trompés
-sur son pays! Et tous, sans exception, le
-croyaient bonnement l'homme qu'il se disait:
-à savoir, le licencié ès lettres, docteur ès
-théologie, don Alonzo Lupa, natif de Salamanque.</p>
-
-<p>Heurté, comme je vous l'ai dit, à son premier
-pas dans Madrid, le licencié docteur don Alonzo
-<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span>Lupa s'allait fâcher comme il convient, quand
-l'Espagnol maladroit le devança par de courtoises
-excuses, courtoisement débitées: le chapeau
-à la main et l'autre main près de l'épée;
-ainsi s'excuse-t-on de seigneur à seigneur, non
-par crainte ou bassesse, mais par sagesse et
-justice.</p>
-
-<p>&mdash;Señor, que votre Grâce me daigne pardonner
-d'être tout ensemble si grossier et si
-lourdaud. Je m'appelle don Pedro Ximenès y
-Sylva; je suis grand d'Espagne et marquis; et
-je mets à vos pieds grandesse et marquisat,
-vous suppliant d'en user pour toutes choses.
-Si Votre Grâce exige cependant davantage,
-j'entends ne lui rien refuser! et mon épée
-serait mille fois honorée de se croiser contre la
-vôtre?</p>
-
-<p>Achmet Djemaleddine pacha... C'est don
-Alonzo Lupa, natif de Salamanque, que je
-voulais dire!... Don Alonso Lupa, qui d'abord
-avait toisé le Ximenès, jugea dès lors tout à
-fait honorable de rendre courtoisie pour courtoisie.
-Il mit donc chapeau bas, lui aussi, et
-tendit la main au marquis don Pedro:</p>
-
-<p>&mdash;Señor,&mdash;dit-il,&mdash;je remercie les saints,
-protecteurs de tout voyageur Vieux Chrétien,
-<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span>d'avoir voulu que le premier visage que je visse
-dans Madrid fût de si bonne rencontre et de si
-favorable augure! Nul doute que votre Grâce
-me favorisant de sa courtoisie, je ne réussisse
-ici dans toutes mes entreprises!...</p>
-
-<p>Vous voyez ici, messires et messeigneurs,
-que l'irréprochable Achmet Pacha n'hésitait
-point à mentir par sa gorge, avec toute la profusion
-utile! Mais cela ne saurait étonner les
-gens de cœur, puisqu'il est mieux que permis:
-ordonné de mentir pour la réputation des
-femmes et pour la gloire du prince et de
-l'État...</p>
-
-<p>Le marquis don Pedro, noble gentilhomme,
-ne pouvait manquer de se prendre à ce noble
-mensonge. Il s'y prit incontinent; et ce, pour
-son plus grand honneur.</p>
-
-<p>&mdash;Quoi donc? passez-vous cette porte pour
-la première fois?&mdash;demanda-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Pour la première fois,&mdash;dit Achmet.</p>
-
-<p>&mdash;Par la Marie Douloureuse! il me plaît
-grandement d'être favorisé comme je le suis,
-rencontrant, moi premier, votre Grâce! Et je
-mets à sa disposition mon crédit, mon bras,
-ma maison, tout ce que je possède et tout ce
-que je suis! Et si vous daignez accepter mon
-<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span>offre, tout indigne qu'elle soit, je remercierai
-le Seigneur du Grand Pouvoir de m'avoir
-permis d'effacer un peu, de la sorte, la balourdise
-dont je suis, señor, coupable aujourd'hui.</p>
-
-<p>&mdash;Ce qui s'offre de si bon cœur doit s'accepter
-d'aussi bon cœur!&mdash;répondit sur-le-champ
-Achmet qui, dès lors, fut l'hôte du
-marquis. Et l'heure d'après, entrant dans le
-patio du palais Ximenès, lequel avait façade
-sur la Plazza Mayor, il ajouta, mais pour soi-même,
-entre ses dents, et parlant bonne
-langue turque:</p>
-
-<p>&mdash;Il me déplaît toutefois qu'on trouve en
-cette maudite Espagne d'aussi bons gentilshommes!...
-Et s'il en est beaucoup qui vaillent
-celui-ci, je ne descendrai, certes pas, jusqu'à
-les combattre par ruse, fourberie ou traîtrise...
-Toutefois, s'il me les faut combattre
-autrement c'est-à-dire à face découverte et
-cimeterre au poing, comment réussirai-je, moi,
-seul contre eux, mille fois mille? et comment
-briserai-je les chaînes et percerai-je la prison
-du roi François I<sup>er</sup>?</p>
-
-<p class="p4">Et voici le plus merveilleux de cette merveilleuse
-<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span>histoire:&mdash;Ai-je bien chanté, selon
-la vérité, que toutes ces belles paroles s'étaient
-dites un vendredi matin? Or, le samedi, lendemain
-de ce vendredi, il advint au soi-disant
-licencié,&mdash;c'est au Seigneur Achmet que je
-veux dire,&mdash;de rentrer tard au logis de l'Espagnol
-son hôte. Cela, parce qu'Achmet, tout
-plein de ses projets d'évasion, avait passé toute
-la brune à bayer aux corneilles, face à la
-maison que le faux empereur don Carlos, cinquième
-du nom, avait assignée pour geôle au
-bon roi frank, François de France. Achmet,
-donc, rentrant vers la cinquième ou la sixième
-heure à la turque,&mdash;et la cinquième heure
-turque tombait, ce jour là, vers la minuit des
-Francs,&mdash;Achmet fut assailli, à quatre pas de
-la plazza, par une douzaine de très méchantes
-gens, voleurs de profession, assassins d'occasion,
-et guère plus Espagnols que Turcs, Vénitiens,
-Hongrois ou Bougres.</p>
-
-<p>Achmet, certes, n'eût pas craint deux, trois
-ou quatre douzaines de pareils pauvres gredins;
-mais avec son cimeterre au flanc, son
-poignard à la ceinture et ses pistolets chargés!
-toutes choses dont il n'avait en l'occurrence
-aucune.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span>Si bien qu'assailli par derrière, assailli par
-devant, assailli par la droite, assailli par la
-gauche, par beaucoup d'ennemis, tous très
-bien armés, Achmet, seul et sans un couteau,
-se trouva vite en dangereuse posture. Il cria
-sur-le-champ: «<i>La illah il...</i>», puis, avec
-sang-froid, s'arrêta, ayant sagement pensé
-qu'un homme vivant n'est jamais sûr de son
-heure, que certes lui-même voyait la mort de
-près, mais pouvait encore très bien y échapper,
-et qu'en cette heureuse alternative, force gens
-de Madrid s'étonneraient, non sans risque pour
-l'objet de cet étonnement, qu'un licencié docteur
-de Salamanque eût n'importe quand psalmodié
-le témoignage du Prophète. Le reste
-du verset fut donc psalmodié bouche close,
-mais cœur large ouvert, avec toute ferveur et
-foi, vers Dieu,l'Unique. Or Allah, entendant
-la prière, se souvint de celui qui priait:
-comme Achmet esquivait, faute de le pouvoir
-parer à la turque, c'est-à-dire en chargeant,
-haut le sabre, le premier coup de dague du
-premier des bandits ses agresseurs, le pied
-manqua à ce larron qui chuta lourdement, face
-contre terre, et lâcha sa dague dont le pacha se
-put saisir. Il la mania si terriblement que
-<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span>nombre de ses adversaires tombèrent dans
-l'instant sous ses coups et ne se relevèrent
-point. Toutefois, une dague ne vaut guère
-contre force épées, sabres, haches et coutelas,
-sans parler des tromblons et autres aboyeurs
-à balles, dont les brigands étaient pourvus à
-foison. En sorte que le pacha Achmet eût probablement
-fini par succomber sous trop d'adversaires
-trop bien armés, si le marquis don
-Pedro, fort inopinément, n'était intervenu.</p>
-
-<p>L'excellent marquis, en effet, soucieux de
-son hôte trop attardé, avait lui-même passé
-tout le soir à sa fenêtre, guettant. Si bien que,
-par bonne chance, le fracas lui parvint de la
-dague et les épées chaudement entrechoquées.
-En un clin d'œil, et sans même s'assurer du
-tout que l'affaire fût ou ne fût pas sienne, don
-Pedro jaillit de sa fenêtre et tomba, les pieds
-joints, dans la rue. Ainsi font les gens de
-cœur!</p>
-
-<p>Il s'abattit au milieu des bandits effarés,
-comme, sur un troupeau de moutons, s'abat
-un aigle en furie. Dans chacune de ses mains
-brillait une bonne épée. Et ce fut la meilleure
-des deux qu'il tendit au pacha, y ajoutant un
-pistolet de sa paire et sa propre miséricorde,
-<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span>dont il se passa joyeusement. Les coups continuaient
-de pleuvoir. Mais le pacha, ayant
-maintenant rapière au poing, s'en souciait
-comme de neige en canicule. Tirant, parant,
-taillant, ripostant, bref, luisant loques et lambeaux
-de la bande assassine, il n'en prit pas
-moins tout le loisir de courtoisement remercier
-son noble second et ne manqua point de lui
-offrir, en échange de la miséricorde reçue, la
-dague qu'il avait prise à son premier adversaire.
-L'Espagnol, pour mieux faire honneur
-au présent, jeta au diable son pistolet, quoique
-encore tout chargé; et cependant il ne manquait,
-lui non plus, de répondre aux compliments
-par des compliments et aux révérences
-par des révérences. Le tout s'ajoutant à la
-malemort de six ou huit des malandrins occis,
-le débris de la bande malandrine, terrifiée,
-crut avoir affaire à deux géants plutôt qu'à
-deux gentilshommes. Cela s'enfuit pêle-mêle,
-hurlant de peur. Et, demeures seuls, le seigneur
-turc et le seigneur castillan n'eurent
-enfin d'autre besogne qu'à se féliciter l'un et
-l'autre. Ce qu'ils firent plus attentivement
-qu'ils n'avaient combattu, et sans rien négliger
-de toutes les cérémonies convenables.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span>&mdash;Señor,&mdash;commença par dire Achmet
-pacha,&mdash;je tiens que vous m'avez sauvé...</p>
-
-<p>&mdash;La vie, Señor! et rien que la vie,&mdash;commença
-par répondre le marquis don
-Pedro:&mdash;fort peu de chose, donc, en vérité,
-à l'estime d'un homme de cœur ... si peu de
-chose, même qu'il serait malséant d'honorer
-du plus simple merci un si simple service.</p>
-
-<p>&mdash;Señor,&mdash;fit alors assez gravement
-Achmet pacha (quoique toujours déguisé, et
-sous les traits d'un simple licencié d'Espagne),&mdash;señor,
-Votre Grâce a cent mille fois raison,
-et j'estime quant à moi la vie à beaucoup
-moins que rien. Toutefois, tant vaut la liqueur,
-tant vaut la tasse. La vie quelquefois peut
-enfermer mieux qu'elle ne paraît. Señor, si
-Votre Grâce m'a rencontré dans Madrid, c'est
-qu'il m'y fallait être pour l'accomplissement
-d'un vœu que je fis. L'honneur m'ordonne
-d'accomplir mon vœu: l'honneur m'ordonne
-donc de vivre. C'est par conséquent l'honneur
-que Votre Grâce me vient de sauver. La vie
-ne compte pas. L'honneur compte. Souffrez
-donc que je me dise votre obligé et que je
-vous engage ma parole d'homme et de gentilhomme.
-La voici: je me déclare et me voue
-<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span>dès cette heure, de corps, de cœur et d'âme, à
-vous. Et je prie Dieu qu'Il couvre d'opprobre
-toute ma race avec moi-même si je manque
-de répondre par l'obéissance au premier désir
-que Votre Grâce m'exprimera.</p>
-
-<p>&mdash;Par Dieu!&mdash;dit le Castillan, très grave
-aussi,&mdash;il me faudra désormais prendre garde
-et veiller à ce que jamais vœu inconsidéré
-n'aille de ma bouche aux oreilles de Votre
-Grâce!... Il me plaît grandement, au surplus,
-d'avoir ainsi tous droits sur un cavalier de
-votre mérite et pouvoir compter si sûrement,
-pour le jour qu'il faudrait, sur deux épées au
-lieu d'une ... d'autant que la deuxième vaut
-mieux que deux fois la première!...</p>
-
-<p>Ainsi, messires et messeigneurs, se complimentaient
-galamment entre eux, sans souci
-ni prévoyance de l'avenir, le marquis don
-Pedro et le pacha Achmet. Car telle était la
-bonne mode au temps que vivaient ces magnifiques
-personnages.</p>
-
-<p class="p2">Mais voici quelque chose de plus merveilleux
-encore que tout ce que j'ai dit jusqu'ici:&mdash;Ai-je
-bien chanté, comme la vérité
-l'exige, que tous ces beaux coups de taille et
-<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span>d'estoc s'étaient distribués un samedi minuit
-sonnant?&mdash;Or, ce fut le dimanche, lendemain
-de ce samedi; ce fut le dimanche, midi sonnant,
-qu'à son tour le soi-disant licencié don Alonzo,
-ou pour parler vrai, le pacha Djemaleddine,
-à son tour, sauva la vie et l'honneur du marquis
-don Pedro, rendant ainsi pièce pour pièce
-et monnaie pour monnaie,&mdash;douze heures à
-peine après avoir reçu.</p>
-
-<p>Ainsi les gens de cœur sont favorisés par
-Celui qu'attesta le Prophète, par l'Unique! Et,
-j'y songe, messires, messeigneurs ... il m'apparaît
-ainsi, fort clairement,&mdash;sauf sacrilège
-de moi, chétif,&mdash;que l'Unique s'inquiète
-ainsi fort peu d'être nommé soit Allah, comme
-nous faisons, nous, Croyants, messires ... soit
-Dieu, ou Jésus, comme vous, Francs, faites,
-messeigneurs... Et m'est avis qu'à vous comme
-à nous, Lui octroie parts égales de bienfaits.</p>
-
-<p class="p2">Adonc ce dimanche-là, dès la cinquième
-heure (qui tombait la dixième à la franque),
-le marquis don Pedro, vieux chrétien, ne
-manqua pas d'aller ouïr la messe, qui est pour
-vous, messeigneurs les Francs, est-il vrai? ce
-qu'est pour nous, messires les Croyants, notre
-<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span>prière du vendredi, jour saint. Et son hôte ...
-qu'il ne soupçonnait certes pas d'avoir hanté,
-plus souvent que les églises, les mosquées ...
-n'eut garde de ne pas l'y accompagner: vous
-imaginez combien le soi-disant licencié don
-Alonzo souhaitait qu'une si profitable erreur&mdash;l'erreur
-du marquis don Pedro sur la vraie
-qualité du licencié don Alonzo Lupa,&mdash;ne fut
-pas trop tôt dissipée.</p>
-
-<p>Le hasard voulut que ce dimanche-là, le
-marquis don Pedro fût de service&mdash;et de service
-de sûreté&mdash;auprès de Sa Majesté le Roi-empereur.
-Comme tel il entendait la messe,
-debout, l'épée nue, montant la garde auprès
-d'une porte dérobée par laquelle, en cas d'incendie
-de la cathédrale, Sa Majesté Castillane
-devait faire retrait. Or, tout ensemble il advint
-qu'il y eut incendie et que la clef de la porte
-dérobée fut perdue. Grand aurait été l'embarras
-du marquis don Pedro et plus grand
-son déshonneur, si, par bonheur pour lui, son
-hôte, le soi-disant licencié, n'avait pas tenu à
-gloire de monter la garde avec lui. Achmet
-pacha, pour dire comme disent les incroyants,
-était fort comme un Turc, ce qui ne surprendra
-personne: il se précipita donc, épaule
-<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span>en avant, contre la porte qu'il enfonça du premier
-coup et le Roi-Empereur put se retirer
-sans encombre.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà qui paie au centuple le mince service
-que j'eus l'honneur de rendre à Votre
-Grâce hier!&mdash;déclara tout aussitôt le marquis.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne l'entends point ainsi,&mdash;répliqua
-Achmet pacha:&mdash;vous m'avez, au contraire,
-donné beaucoup et je vous ai rendu peu.</p>
-
-<p>&mdash;Souffrez,&mdash;dit don Pedro,&mdash;que je ne
-sois pas de votre avis! Je n'ai d'ailleurs garde
-de vouloir libérer Votre Grâce du vœu d'amitié
-qu'elle a fait à mon bénéfice, mais il me plaît
-de m'engager par un vœu semblable, et de me
-vouer, dès cette heure, de corps, de cœur et
-d'âme à vous!... je prie Dieu, comme vous
-avez fait, qu'il couvre d'opprobre toute ma
-race avec moi-même si je manque de répondre
-par l'obéissance au premier désir que Votre
-Grâce m'exprimera.</p>
-
-<p>Ainsi donc s'étaient liés l'un à l'autre ces
-deux très galants seigneurs.</p>
-
-<p class="p2">Or, messires, or, messeigneurs ... c'est ici
-qu'il sied d'écouter des deux oreilles, voire de
-déplorer n'en avoir que deux!... Songez, en
-<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span>effet, messires et messeigneurs, que toutes ces
-si belles aventures dont je viens de chanter
-quelques-unes ne détournaient pas de sa mission
-sainte et sacrée la pensée constante de
-celui que le Padishah Souléïman avait, une fois
-pour toutes, nommé son serviteur et son ami.</p>
-
-<p>Achmet pacha Djemaleddine, tout licencié
-castillan qu'il fût devenu de la tête aux pieds,
-n'en demeurait pas moins seigneur osmanli du
-cœur à l'âme. Et, comme tel, songeait-il donc
-nuit et jour, sans pause ni trêve, aux bons
-moyens de parvenir d'abord en la présence du
-fier roi chevalier, du grand roi franc François,
-pour l'heure prisonnier du méchant et faux
-empereur don Carlos ... ensuite, y étant parvenu,
-aux bons moyens d'enlever ledit prisonnier
-hors de sa dite prison, et de le ramener
-triomphalement soit en terre franque, soit en
-terre turque, celle-ci comme celle-là tirant
-d'avance grande gloire d'être ainsi, pour le
-royal captif, terre de délivrance et de liberté à
-jamais recouvrée.</p>
-
-<p>Ayant à la fin songé son saoul, Achmet pacha,&mdash;de
-moins en moins pacha, de moins en
-moins Achmet, mais Lupa, et Alonzo, et don,
-et licencié, le tout de plus en plus, au fur et à
-<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span>mesure qu'approchait le temps de justifier la
-confiance du Sultan Magnifique, en brisant la
-geôle du Roi Chevalier, Achmet, ou plutôt don
-Alonzo, s'assura que le premier point était,
-à n'en pas douter, de se faire connaître de
-celui qu'il venait secourir et de gagner sa confiance.
-Ce point-là gagné, mille chemins s'ouvriraient
-sûrement dont l'un ou l'autre, <i>insh,
-Allah!</i> (Dieu aidant!) serait le bon chemin
-pour le roi franc vers son royaume...</p>
-
-<p>Audience du roi François I<sup>er</sup>; l'obtenir.&mdash;Telle
-fut donc désormais la préoccupation fervente
-et le constant souci du licencié don
-Alonzo, hôte du marquis don Pedro. Par l'entremise
-du marquis, c'eût été faveur tôt obtenue:
-don Pedro était homme de crédit autant
-qu'hôte de bon vouloir. Mais don Alonzo n'y
-songea pas le temps d'un seul éclair: car
-ne l'oubliez pas, messires et messeigneurs,
-don Alonzo, tout Alonzo qu'il parût, n'en demeurait
-pas moins Achmet pacha Djemaleddine,
-Chef tcherkess, Pirate, Amiral, et Ami de
-ce sublime Prince, Souléïman le Magnifique.
-Et noblesse oblige! De mémoire d'homme, pas
-un Tcherkess du sang Djemal, pas un <i>eddine</i>,
-qui vaut baron, pas un <i>pacha</i>, qui vaut marquis,
-<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span>et moins encore aucun ami du Padishah,
-qui vaut Khalife ou Vicaire de Dieu même, ne
-songea, fût-ce dans le pire délire, à trahir
-l'hospitalité. Et qu'eût-ce été de moins déshonorant,
-je vous prie, que mêler un noble Espagnol
-à une entreprise menée contre l'Espagne
-et qui ne pouvait couvrir que de honte et de
-méchef le roi même des Espagnes, le propre
-don Carlos, cinquième du nom?... qu'eût-ce
-été, que félonie, traîtrise, dol et vilenie?
-Achmet pacha fût mort mille fois et de mille
-morts mille fois infamantes, et tout son clan
-tcherkess fût mort par surcroît avec lui, avant
-qu'une telle ignominie eût traversé aucune cervelle
-cousine, fût-ce au dernier degré, de sa
-cervelle de chef. Non! pour arriver au Roi
-Chevalier, captif, il était certes d'autres voies
-que celle-ci: abuser de la loyale confiance
-d'un irréprochable gentilhomme, dont le seul
-malheur était d'appartenir à l'autre roi, au roi
-soi-disant empereur, et geôlier.</p>
-
-<p>Contraint pour lors de marcher par ces autres
-chemins, l'ami du Padishah sut en bon temps
-se souvenir qu'il est une clef magique, bonne
-pour toute serrure au monde, et qui, de tout
-temps et dans tous lieux, vint toujours à bout
-<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span>des huis les mieux barricadés: portes de harem,
-grilles de geôles, poternes de forteresses même.
-Cette clef, pareille au soleil, tant par la couleur
-que par l'éclat, Achmet pacha quittant Stamboul
-n'avait eu garde de ne s'en pas munir
-très abondamment; tant et tellement que don
-Alonzo, après des semaines à Madrid, n'en
-était point encore du tout dépourvu.</p>
-
-<p>Ce pourquoi la prison du roi franc s'ouvrit-elle
-sans trop d'efforts devant le pacha turc,
-plus licencié salamanquois en l'occurrence que
-jamais encore il n'avait été.</p>
-
-<p class="p2">Messires, messeigneurs, je manquerais à tous
-devoirs: devoir de chanteur qui sait chanter,
-devoir d'humble serf de Vos Hautes Excellences,
-et de serf sachant servir, si je négligeais
-de vous retracer ce capital épisode de ma
-merveilleuse histoire: cette première entrevue
-du roi François, Premier du nom, et du pacha
-Achmet, ami du Sultan Magnifique:</p>
-
-<p class="p2">Je vais donc tout vous dire, messeigneurs et
-messires, et dans tout le détail qui convient:</p>
-
-<p>Ce fut sous l'habit d'un très ignoble marmiton
-(et sa barbe vénérable y dut périr, rasée
-<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span>court), qu'Achmet, un soir favorisé d'Allah,
-parvint à remporter ce prélude de sa victoire,
-désormais imminente, sur le roi d'Espagne,
-et ce, dans la propre capitale de ce pauvre
-prince d'avance déconfit: dans Madrid, capitale
-de toutes les Espagnes.</p>
-
-<p>Remplaçant fort à propos un marmiton,
-lequel, mystérieusement, s'était trouvé malade
-à décourager la médecine entière, Achmet pacha...
-don Alonzo, veux-je dire!... bonnet blanc,
-sur le chef et plat d'argent sur les mains, entra
-dans la salle basse où le Roi franc, François de
-France, assis dans son fauteuil et son tabouret
-sous ses semelles, attendait que la valetaille de
-Castille lui voulût bien servir à dîner.</p>
-
-<p>Or, introduit, lui, tiers ou quatrième, devant
-Sa Majesté Très Chrétienne,&mdash;ainsi se surnomment
-eux-mêmes, tout pieusement, les
-rois du royaume de France!&mdash;le marmiton
-Lupa se souvint d'être, à son ordinaire, mieux
-qu'il ne paraissait pour l'instant, et d'avoir eu
-souvent au flanc un cimeterre peut-être aussi
-durement trempé que l'épée même qu'avait
-naguère brandie le roi captif, du temps qu'il
-était libre. Le marmiton Lupa, risquant fort
-négligemment l'équilibre du plat qu'il apportait,
-<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span>mit donc un poing sur sa hanche et considéra
-le Roi François, durant que, surpris
-un tantinet, le Roi François toisait le marmiton
-Lupa.</p>
-
-<p>Deux nobles hommes qui se regardent face à
-face et l'œil dans l'œil ont tôt fait de se prendre
-l'un à l'autre juste mesure, et de s'estimer pour
-ce qu'ils valent. Le Roi François, ayant regardé
-son marmiton, se leva, marcha et, comme
-par mégarde, jeta bas le plat d'argent que le
-marmiton portait. De quoi jaillit, comme eau
-de source, malédictions, menaces, injures et
-clameurs diverses que déversa sur Alonzo le chef
-cuisinier, très vilaine engeance que ses compagnons
-mêmes, les autres gâte-sauces de la
-geôle, réputaient mal embouché.</p>
-
-<p>Le Roi Très Chrétien, à l'oreille délicate,
-leva sans mot dire le lourd bâton qui lui tenait
-lieu d'épée et l'abattit sur le braillard, lequel,
-net assommé, se tut pour fort longtemps. Je
-dis bâton: car d'épée, le Roi Très Chrétien
-n'en avait point. Son estramaçon milanais,
-celui-là même dont l'avait armé chevalier,
-après l'étonnante victoire de Marignan, l'étonnant
-chevalier Bavard, réputé par tout chacun,
-Croyant ou Franc, sans peur et sans reproche ...
-<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span>son estramaçon, donc, son estramaçon de Roi
-Très Chrétien brillait maintenant au flanc du
-Roi Catholique... (ainsi se sont eux-mêmes
-surnommés les princes de Castille et d'Aragon,
-en des temps qu'on ne sait plus... Au fait?&mdash;le
-savez-vous pas mieux que moi, messires et
-messeigneurs?...)</p>
-
-<p>N'importe, au demeurant: il importe seulement
-que le bâton qui remplaçait l'épée caressa
-royalement l'échine du cuisinier butor. Et
-voilà, pour que celui-ci sût désormais de
-bonne science respecter tout ce qui est pacha,
-même sous l'habit de marmiton!...</p>
-
-<p>Tout de go, vous l'imaginez sans peine, le
-chef cuisinier quitta la place. Les marmitons
-l'allaient suivre, en corps, quand François, le
-Roi franc, ayant donné un second regard au
-marmiton dont l'apparence l'avait, d'abord et
-du premier coup d'œil, intrigué, étendit vers
-lui ce même bâton dont le chef cuisinier
-s'était naguère trouvé si mal; puis, parlant
-haut:</p>
-
-<p>&mdash;Demeure!&mdash;dit-il.</p>
-
-<p>Et telle est la majesté des vrais princes,&mdash;vraiment
-sublimes,&mdash;telle est cette majesté
-unique, image de la majesté d'Allah même,
-<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span>qu'Achmet pacha Djemaleddine, entendant et
-voyant le verbe et le geste de François le Chevalier,
-Roi de France, crut voir et entendre
-le geste et le verbe de Souléïman le Magnifique,
-Padishah.</p>
-
-<p>&mdash;Dis ton nom?&mdash;commandait le Roi.</p>
-
-<p>Achmet, d'un doigt, éprouva d'abord la
-promptitude de sa miséricorde à jaillir, si nécessité
-venait, du fourreau. Puis, la miséricorde
-étant bien comme elle devait être:</p>
-
-<p>&mdash;Mon nom, sire Roi,&mdash;répondit-il, parlant,
-après avoir écouté, pour obéir, comme il
-se doit&mdash;mon nom n'est certes pas digne des
-trop nobles oreilles qui vont l'entendre! Mais,
-tout de même, ces oreilles-là, tout de bon franques,
-ont trop souffert depuis trop et trop de
-mois, à ouïr sans paix ni trêve, à ouïr à surdité
-les seuls noms,&mdash;chiens de noms! noms
-de chiens&mdash;de vos seuls geôliers, guichetiers,
-porte-clés et autres fieffés païens d'Espagnols!
-J'ose donc m'assurer qu'elles accueilleront bien
-ce nom mien, indigne, mais honorable ...
-puisque c'est le nom que porte le plus fidèle
-sujet d'un prince éternellement ami et perpétuellement
-allié du prince des Francs.</p>
-
-<p>&mdash;Éternellement et perpétuellement?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span>Le Roi, d'abord surpris, vite s'était pris à
-sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai qu'un éternel ami, je n'ai qu'un
-perpétuel allié!... Compère, es-tu donc au Padishah?</p>
-
-<p>&mdash;Par le Croissant!... Oui...</p>
-
-<p>&mdash;<i>Evvet, Effendim!</i>&mdash;s'écrie joyeusement
-François de France, parlant turc.</p>
-
-<p>Il avait appris cette belle langue&mdash;la
-nôtre, messire!&mdash;lorsque Souléïman de Turquie
-avait lui même appris le français, avant
-de l'instituer langue officielle de l'empire d'Osman,
-de pair avec le turc,&mdash;ainsi qu'elle est
-restée depuis, et jusqu'à ce jour. Par de tels
-procédés rivalisent de courtoisie, pour la plus
-grande gloire du Créateur, deux princes tout
-de bon sublimes dont l'un ne peut souffrir que
-l'autre le dépasse en chevalerie! de quoi leurs
-peuples se trouvent fort bien, puisqu'ils en
-tirent paix, bons procédés réciproques, alliances,
-et facilités sans nombre, tant pour le
-commerce des marchands que pour les recherches
-des savants, la sécurité des voyageurs
-et la grandeur de l'un et de l'autre État,
-confiants dans la loyale assistance qu'ils sont
-prêts à se donner l'un à l'autre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span>&mdash;Par le Croissant, oui!&mdash;avait donc dit
-Achmet pacha:&mdash;je suis au Padishah, sire
-Roi, et le Padishah m'a commandé de venir
-ici pour être à vous et vous tirer des mains du
-faux et félon empereur, votre ennemi. Pour le
-reste, quoique ce reste soit bien insignifiant,
-mon nom est Achmet Djemal, et la faveur du
-Padishah m'a fait Achmet pacha Djemaleddine.</p>
-
-<p>&mdash;Par son Dieu et par mon Dieu, qui ne
-font qu'un seul et même Dieu!&mdash;s'écria le
-Roi franc,&mdash;tu dis mal, compère! et c'est
-moi qui vais dire en ta place: tu t'appelles
-Achmet Djemal, soit; mais la double faveur de
-tes deux maîtres et amis, le Padishah turc et
-le Roi franc, l'ont fait marquis Achmet pacha
-Djemaleddine! Fie-t'en maintenant à ton compère,
-moi, le Roi, pour que soient joints, à ce
-marquisat, des terres et des trésors qui ne le
-dépareront pas... Chut! chut! compère; point
-de génuflexions: on s'agenouille devant les
-princes, non devant les captifs... Debout donc,
-marquis! et parle. Çà?... tu me veux tirer d'ici
-et remettre en mon royaume de France?.....
-Montjoie! l'idée n'est pas mauvaise... Mais, par
-saint Denis, patron des Rois mes aïeux!... comment
-vas-tu t'y prendre?... Je te vois, certes,
-<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span>tel que tu es, puisque mon frère t'a choisi:
-solide janissaire et rude compagnon, subtil
-par surcroît autant que vaillant. Mais si j'en
-vaux moi-même cent, si tu en vaux toi seul
-mille, que pèserons-nous, ce néanmoins, contre
-les onze cents fois mille soldats du Roi Carlos,
-qui n'en a pas beaucoup moins, si je ne m'abuse?...
-Je serais sot de n'estimer pas ces
-gens-là aussi braves et bons guerriers qu'ils
-sont nombreux, puisqu'ils m'ont vaincu et pris,
-moi, le Roi, le Roi François de France!</p>
-
-<p>Debout, mais respectueux,&mdash;car le respect
-ne tient pas dans les genoux ployés, non plus
-que dans les mains jointes,&mdash;debout devant le
-Roi captif, qui croisait familièrement sa jambe
-droite, au bas de soie brodée, sur sa jambe
-gauche, au bas de soie crevée, Achmet pacha
-songea un temps; puis, se souvenant des augustes
-paroles dont l'avait jadis favorisé le
-Padishah,&mdash;près de remonter en caïque:</p>
-
-<p>&mdash;Sire Roi,&mdash;commença-t-il,&mdash;grande
-est ma confusion lorsque vous poussez la raillerie
-jusqu'à me priser mille fois plus que je ne
-vaux. Mais, vaudrais-je dix mille fois davantage,
-et non seulement mille, que ma mission
-n'en serait pas mieux remplie et que vous
-<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span>n'en seriez pas plus libre. Quand mon auguste
-souverain, votre ami et allié, me fit l'honneur
-suprême de me dire ce qu'il m'a dit et de me
-confier ce qu'il m'a confié, j'ai objecté à Sa
-Hautesse ce qu'à moi-même vient d'objecter
-Votre Majesté. Et le Padishah s'est pris à rire,
-et moi, chétif, j'ai ri comme il riait. En vérité,
-il ne s'agit point ici d'une entreprise ordinaire.
-Ce ne sont en effet ni les soldats, ni les épées,
-ni les vaisseaux qui manquent à l'Islam; et,
-si n'importe quel champ de bataille s'offrait
-aux armées turques pour combattre les armées
-de l'Espagne, nous aurions tôt fait d'écrire,
-sur les étendards du Padishah, assez de victoires
-décisives pour que, promptement, Votre
-Majesté fût libre, et le roi Carlos captif. Mais
-ce champ de bataille, où le trouver? Mon
-auguste maître vainement l'a cherché; et c'est
-parce qu'il ne l'a pas trouvé que je suis ici,
-moi, chétif.</p>
-
-<p>&mdash;Montjoie!&mdash;dit le Roi franc,&mdash;si mon
-frère le Grand Seigneur n'a pas trouvé, je ne
-chercherai pas. Pourtant, compère, te voilà
-dans Madrid et par l'ordre du Padishah. Qu'est-ce
-à dire? As-tu donc, pour venir à bout
-de ma délivrance, quelque autre moyen que
-<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span>celui que j'aperçois dans le fourreau de ton
-poignard?</p>
-
-<p>&mdash;Sire Roi,&mdash;répliqua Achmet,&mdash;lorsqu'il
-s'agit de délivrer le plus noble chevalier de la
-chevalerie, les moyens manqueraient-ils que
-tout chevalier digne du nom viendrait bien à
-bout de les inventer. Quand la force est trop
-faible, la ruse y supplée; et je ne sache pas
-qu'elle soit à déshonneur.</p>
-
-<p>&mdash;Par saint Denis! je ne sache pas non plus!&mdash;approuva
-le Roi.&mdash;Mais mon frère le Grand
-Seigneur aurait-il donc songé à me racheter et
-payer ma rançon? Compère marquis, cela,
-cette fois, serait déshonneur à moi: si pauvre
-que je sois, je n'accepte point que personne
-paie mes dettes, et pas même mon éternel
-ami, ni mon perpétuel allié!</p>
-
-<p>&mdash;Sire Roi,&mdash;dit Achmet,&mdash;ni Sa Hautesse,
-ni moi-même, jamais n'aurions osé faire
-cette injure au Roi de France! Et, d'ailleurs, si
-j'avais été si butor que d'y songer, le Padishah
-m'eût vite rappelé qu'Allah tout seul, mon
-Dieu, votre Dieu aussi,&mdash;l'Unique,&mdash;est
-seul assez riche pour payer la rançon du Roi
-François I<sup>er</sup>. Tout l'Islam, et toute la chrétienté
-et toute l'idolâtrie en surplus, ne seraient, dans
-<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span>la balance, que plume et Votre Majesté qu'or
-pur.</p>
-
-<p>&mdash;Marquis,&mdash;dit le Roi,&mdash;tu parles, cette
-fois, trop bien... Mais, s'il en est ainsi, me
-voilà tout éberlué: ni fer, ni argent? Alors,
-quoi donc?</p>
-
-<p>Entendant ces paroles, messires, messeigneurs,
-qui fut fier? Je vous le laisse à deviner.
-Achmet cambra sa taille et pesa de son
-poing sur sa hanche:</p>
-
-<p>&mdash;Sire Roi,&mdash;dit-il,&mdash;j'ai dit au Padishah
-les paroles mêmes que dans sa bonté me répète
-à l'instant même le Roi de France. Or,
-quand le Padishah entendit ma réponse et
-mon excuse, il me fit la grâce suprême de me
-répliquer: «Où le fer ne peut sortir du fourreau,
-où l'or n'est pas assez lourd pour le
-plateau de la balance, j'emploie mes serviteurs
-ou mes amis, qui font ce qu'il faut faire. Tu es,
-toi, mon serviteur et mon ami, ensemble. Va
-donc!» Sire Roi, je suis venu et me voici.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, que feras-tu?&mdash;insistait le Roi.</p>
-
-<p>&mdash;Sais-je?&mdash;dit Achmet.&mdash;Je m'en rapporte
-à la sagesse de Celui qui permit naguère
-que le vainqueur de Marignan fut vaincu à
-Pavie. <i>Insh'Allah!</i> l'épreuve ne peut être bien
-<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span>longue; et le vaincu de Pavie, sous peu, s'évadera
-de Madrid.</p>
-
-<p class="p2">Messires, messeigneurs, daignez permettre
-qu'ici le chanteur s'arrête et médite, son esprit
-tout étonné d'admiration... Daignez vous-mêmes
-méditer avec le chanteur,&mdash;votre
-serf!&mdash;sur ce grand enseignement d'un Roi
-captif et d'un pacha marmitonné... Considérez
-ce Roi franc, sage à ce point que ses peuples
-l'adorent; brave à ce point que les rois l'appellent
-le Chevalier des Rois; noble à ce point
-que les chevaliers l'appellent le Roi des Chevaliers!...
-Considérez ce pacha turc, chef tcherkess,
-marquis français, amiral, compagnon de
-l'Ordre sublime d'Ehrtogrul, et, qui mieux est,
-serviteur et ami du plus grand Padishah de
-tous les Padishah qui furent et de tous les
-Padishah qui seront... Les voilà donc face à
-face, le prince assis, le chef debout, qui se
-regardent et se réjouissent à se voir l'un l'autre
-bon visage; fiers tous deux: celui-ci, du maître
-qu'il sert, celui-là, du serviteur dont il est servi.
-Et tant de grandeur tient dans cette geôle étroite!
-Alentour, épées nues, hallebardes, mousquets,
-cuirasses. Les dalles des corridors résonnent
-<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span>au choc des crosses et des éperons. Officiers,
-geôliers, guichetiers, estafiers, veillent. Le
-péril est partout. Mais roi franc et pacha turc
-s'en soucient comme de leur premier ennemi
-abattu: car dangers, fatigues, souffrances, tortures
-même et la mort, rien n'existe pour ces
-hommes, l'un comme l'autre vraiment hommes,
-et vraiment sublimes l'un autant que l'autre;
-rien, dis-je! sauf leur honneur sans tache,
-leur vertu sans reproche et leur vaillance
-sans l'ombre d'une peur.</p>
-
-<p class="p2">Méditons et puis poursuivons, car voici
-qu'approche le plus beau du chant; oyez, messires,
-et messeigneurs!</p>
-
-<p class="p2">&mdash;Sire Roi,&mdash;dit Achmet,&mdash;je rougirais à
-mourir si, parlant au Roi Chevalier, je mentais
-du quart d'un mot; et davantage encore si c'était,
-de ma part, simple et vil amour-propre. Le Roi
-m'a fait la grâce de me demander comment il
-sortirait de ce lieu? Je n'en sais rien, messire!
-Mais vous en sortirez, s'il plaît à Dieu. Je supplie
-seulement le Roi de me dire s'il répugnerait,
-le cas échéant, de devenir, comme me
-voilà, vil marmiton ou pauvre mendiant ... ou
-<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span>prêtre tonsuré ... voire porte-clé ou guichetier
-de sa propre geôle?</p>
-
-<p>&mdash;Marquis,&mdash;fit le Roi, grave,&mdash;fors
-remettre en croix Notre-Seigneur Jésus... (c'est
-le doux Prophète Christ, messires, qu'ainsi
-nomment les Francs, lesquels croient qu'il est
-Fils de Dieu ... est-il pas vrai, messeigneurs?...
-alors que nous, gens d'Islam, Le croyons seulement
-Sa créature et la plus parfaite qu'Il fit
-jamais... Béni soit-Il!...) Marquis, fors remettre
-en croix Notre-Seigneur Jésus, je ferai,
-pour redevenir libre et Roi, tout.</p>
-
-<p>&mdash;Il suffit!&mdash;dit Achmet, content.&mdash;Désormais,
-sire Roi, qu'Allah nous garde l'un
-et l'autre, vous, le maître, moi, le serf ... et
-daignez à présent m'accorder mon congé; je
-ferai, quant au reste, tout l'impossible: le possible
-devant toujours être déjà fait et d'avance.</p>
-
-<p>&mdash;Béni sois-tu, marquis!&mdash;cria le Roi
-joyeux.&mdash;Montjoie Saint-Denis! (tel était,
-messires, le cri de guerre des vrais Rois francs,
-des Rois du royaume de France...) Montjoie
-Saint-Denis! tu es bien celui que j'espérais et
-escomptais, tant d'après ta mine que d'après
-les sentiments que t'a marqués ton maître,
-mon compère et frère germain, le Magnifique
-<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span>Grand Seigneur!... (c'est le nom que les Francs
-ont souvent donné, par amitié, estime et respect,
-à nos Padishah...) Vive Dieu!&mdash;continuait
-François,&mdash;je loue mon compère et
-frère de t'avoir nommé son serviteur, préférablement
-à tant d'autres fiers hommes
-qui le servent; et je le loue davantage de
-t'avoir élu pour ami... A présent, Dieu m'écoute!
-car je vais prêter devant Lui serment,
-et serment royal... Mais d'abord, marquis,
-écoute, et réponds-moi: j'aime ton maître; et
-je t'aime aussi, toi qui l'aimes, lui, comme tu
-l'aimes. Tu me plais donc fort. Me veux-tu
-pour deuxième compère et compagnon, tel
-que le Padishah t'est déjà? À trois amis tels
-que nous, unis comme trois doigts d'une seule
-main, l'Empereur, mon gardien de geôle, aura
-mauvais jeu; et nul doute qu'il ne trouve bientôt
-cage vide et faucon envolé!</p>
-
-<p>Achmet s'agenouilla:</p>
-
-<p>&mdash;Allah!&mdash;dit-il, acceptant et approuvant
-tant qu'il pouvait.&mdash;Sire Roi, je vous ai écouté
-comme jadis j'écoutais mon autre maître le
-Padishah, Commandeur de la Foi: pour obéir!
-Au demeurant, compère Roi, si je te plais,
-par le Croissant! tu me plais davantage! Je
-<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span>suis donc tien, dès ce jour-ci, des pieds à la
-tête et du cœur à l'âme. L'Unique m'est témoin!
-Et je réponds devant Lui pour ma parole! et
-ma race répond entière avec moi!</p>
-
-<p>&mdash;Amen!&mdash;conclut le pieux Roi, parlant
-comme parlent les prêtres francs dans leurs
-mosquées qu'ils nomment églises.&mdash;Ce que
-tu me donnes, compère pacha, je le prends de
-tout cœur: dès ce jour donc, tu es mien. Et
-maintenant à mon tour. Voici mon serment de
-Roi: marquis, j'appelle à témoin Celui qui
-peut tout; puisse-t-il me foudroyer de sa plus
-foudroyante foudre, si, dès qu'à ton bras j'aurai
-repassé ces Pyrénées du diable, mon présent
-cauchemar, tu n'es pas doté du plus beau,
-du plus riche et du plus illustre de mes marquisats,
-n'importe comme il sera vacant, par
-mort, déchéance, rachat, voire bon plaisir!
-J'ajoute à cela, j'en jure la Sainte-Croix de
-Jésus&mdash;celui-là c'est toujours notre doux Prophète,
-messires, béni soit-il!&mdash;j'ajoute à cela
-que ton premier souhait qui viendra jusqu'aux
-oreilles de ton compère et ami, moi, le Roi,
-nous te l'accordons, d'ores et déjà, et d'avance.
-Le tout, foi d'homme, de chevalier, de prince
-et de Français!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span>Achmet, à genoux, ne s'était pas relevé.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Mash'Allah!</i>&mdash;cria-t-il.&mdash;Quand donne
-le prince, quel sujet refuserait? Sire Roi,
-merci! j'étais votre homme, me voilà votre
-féal et votre vassal. Compère le Roi, j'étais
-ton ami, me voilà ton obligé et débiteur. Dette
-n'est pas lourde, de brave homme à brave
-homme! Mais, puisque légère, souffre que je
-t'en charge à mon tour, comme tu m'en as
-chargé. Mon premier souhait, celui-là même
-que tu m'accordas sans le connaître, le voici:
-Puisse l'Unique permettre que je meure un
-jour, avec l'agrément de mon autre et premier
-maître, en te servant, toi, mon maître second!
-Pour le surplus de la besogne, Allah aide!</p>
-
-<p>Hors la chambre royale, des pas sonnèrent,
-des armes aussi. Achmet pacha, soudain
-debout, redevint le licencié don Alonso Lupa...
-non! qu'ai-je dit? redevint marmiton; et remit
-sur son chef le bonnet des gâte-sauce.</p>
-
-<p>La porte s'ouvrait:</p>
-
-<p>&mdash;Mille ans de prospérité sur votre clémente
-Majesté! Puisque le roi François a daigné pardonner,
-à son butor de marmiton, la plus grossière
-des butordises, ledit marmiton butor, jusqu'à
-son dernier souffle, priera Dieu pour qu'il
-<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span>assiste puissamment le roi François dans tout
-ses projets et entreprises et principalement
-dans celle qu'il médite en cet instant même!</p>
-
-<p>Ainsi cria, feignant un servile enthousiasme,
-le faux marmiton, faux licencié, mais vrai
-pacha. Ce disant, il mentait si peu que le roi
-de France, dévotement, se signa à la mode
-chrétienne, avant de répondre, à la mode chrétienne
-aussi et bien dévotement:</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi soit-il! Compère, tu crains Dieu:
-cela pour moi te parachève.</p>
-
-<p>Il parlait à voix fort basse; la porte déjà
-s'était ouverte et quatre gens d'armes de Castille,
-tout habillés de fer, pénétraient dans la
-prison royale.</p>
-
-<p>Tel était l'ordre du Roi soi-disant Empereur
-don Carlos: le Roi franc, son prisonnier, lorsqu'il
-dînait ou soupait, avait bien la faveur d'un
-couteau qui n'était pas d'argent; mais, tout le
-temps qu'il s'en servait, quatre gardes veillaient,
-l'épée nue, sur ce prisonnier redoutable
-dont le couteau à lame ronde, qui sait! était
-peut-être bien capable de crever cuirasses,
-casques, poitrines!... les Espagnols, au moins,
-le croyaient ainsi!... et redoutaient que ce
-couteau à lame ronde put ainsi frayer passage
-<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span>à l'auguste captif, de Madrid jusqu'aux montagnes
-neigeuses qu'on nomme Pyrénées, et
-de ces montagnes-là jusqu'au Louvre de Paris,
-tant regretté du Roi de France!...</p>
-
-<p>Les gens d'armes étaient entrés. Achmet se
-ploya devant le roi, son front dans la poussière:</p>
-
-<p>&mdash;Sire,&mdash;dit-il,&mdash;me retiré-je?</p>
-
-<p>François de France inclina le front:</p>
-
-<p>&mdash;Nous t'octroyons congé,&mdash;dit-il;&mdash;va!</p>
-
-<p>Et tandis qu'il se retirait, Achmet pacha, toujours
-incertain, et nullement rassuré, songeait
-de plus belle, et non sans force hochements
-de tête:</p>
-
-<p>&mdash;Il n'empêche que je n'en sais pas plus
-long que naguère, sur le moyen de changer
-ce bon roi captif en bon roi libre. Par Allah!
-quel chemin vais-je imaginer pour aller de
-cette ville de Madrid où je suis, jusqu'en cette
-ville de Paris où je voudrais être, mais où je
-risque de ne point arriver de si tôt?...</p>
-
-<p class="p2">Ainsi donc vous le voyez, messires et messeigneurs:
-Achmet pacha ne savait encore nullement
-comment il viendrait à bout de sa
-tâche.&mdash;Tâche géante, je supplie vos Hautes
-<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span>Excellences d'y songer: le bon Roi franc était
-enfermé dans une salle toute peuplée d'épées
-nues; cette salle, aux murs pareils à des remparts,
-gisait au plus profond d'un château plus
-fermé, plus crénelé, plus barricadé qu'une
-forteresse; ce château, bâti au milieu même de
-la plus grande cité des Espagnes, apparaissait
-tout de bon cerné par je ne sais combien de
-guerriers, de bourgeois et d'autres sujets du
-roi don Carlos, dont pas un qui ne fût ennemi
-juré de l'Islam et de l'Empire, et du royaume
-franc pareillement; cette grande ville est en
-outre bâtie juste au centre du royaume de Castille,
-lequel est situé juste au milieu des autres
-royaumes de toutes les Espagnes; des centaines
-et des centaines de lieues la séparent
-donc du royaume de la vraie France des
-Francs, seule terre d'asile pour celui qui en
-était le Roi et qui ne pouvait nulle part ailleurs
-retrouver liberté et puissance. Enfin, dernier
-obstacle, entre Espagne et France se dressent
-des montagnes tellement hautes, sauvages et
-glacées, que jamais la neige, qu'Iblis y jette
-par avalanches, ne peut y fondre et que, d'hiver
-en hiver, les voyageurs en passent les cols
-avec des fatigues si terribles, que nous, bonnes
-<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span>gens du Turkestan ou du Caucase, même en
-nous rappelant les pics et les chaos de notre
-enfance, ne pouvons nous figurer tant de rochers
-en tels tas, ni tant de glaces trop éternelles.
-Voilà ce que le héros Achmet pacha,
-soi-disant licencié, parfois même marmiton,
-mais toujours seul de sa race et de sa foi, dans
-Madrid, seul contre cent fois cent mille! avait
-à vaincre, surmonter, traverser ou dompter,
-pour se rendre digne tout à fait de la double
-et glorieuse confiance que ses deux sublimes
-princes et souverains, le Padishah Magnifique
-et le Roi Chevalier, lui avaient marquée, affirmée,
-confirmée et qu'il se jurait à soi-même
-de justifier entière, ou de mourir. Ainsi font
-les vrais seigneurs et nobles hommes quand ils
-servent leur prince, leur empire et leur Foi...</p>
-
-<p class="p2">Mais pourquoi le chanteur Abdullah, le chétif,
-chanterait-il à de nobles hommes comme
-ceux-ci que je vois, et tels que la caravane n'en
-connaît point d'autres, d'inutiles moralités,
-qu'eux tous pourraient, à meilleur droit, chanter
-à lui, tant indigne d'eux?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span>Sans plus tarder, j'en viens donc à ce moyen
-qu'imagina Achmet pacha, pour délivrer François,
-le Roi franc... Ho!... j'ai mal dit: qu'Allah
-imagina en son lieu et pour lui, Allah
-l'Unique!... parce que trop difficile était cette
-imagination-là!... et parce que, là où les hommes
-ne peuvent plus, l'Unique peut encore,
-et toujours!... et que jamais Il n'abandonne
-celles d'entre ses créatures qui s'en remettent
-à Lui de toutes leurs trop surhumaines
-affaires!... <i>La illah il Allah!</i> messires et
-messeigneurs! il n'est qu'un Dieu, Lui,
-l'Unique!</p>
-
-<p>Or, un soir de cet hiver, la plus mal famée
-des <i>posadas</i> tout à fait ignobles de Madrid,&mdash;<i>posada</i>,
-dans le patois de ces grossiers, est dit
-pour <i>han</i> ou auberge...&mdash;la plus vilaine, donc,
-des plus vilaines posadas de là-bas assemblait
-la plus laide des plus laides bandes malandrines
-que vous pouvez imaginer.&mdash;Comme juste,
-rien en cette posada ne pouvait advenir dont
-personne s'étonnât jamais, sauf ceci: qu'un
-homme de bien se hasardât à salir ses semelles
-en pareille caverne.&mdash;Le soir que je vous dis,
-un cavalier de la plus haute mine entra cependant
-tout à coup dans la posada, et s'assit,
-<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span>tranquille et superbe à la fois, au milieu des
-cinquante ou soixante coupe-jarrets qui étaient
-là, buvant, bavardant et se divertissant ... je
-veux dire: s'enivrant, blasphémant et s'entrevolant
-leurs écus par le moyen de maintes
-sortes de jeux fripons, tels que dés, osselets,
-tarots, que sais-je!... Et voilà pour la compagnie
-qui emplissait la posada! compagnie
-bien faite pour déplaire aux délicats de la
-caravane. Et voici pour le cavalier qui troubla
-cette compagnie, de laquelle il différait,
-en vérité, comme l'eau du feu: c'était un
-gentilhomme tel que les plus sots n'auraient
-pu se tromper, au reste, sur sa qualité; un
-seigneur même, et très magnifique, quant à
-la taille et quant à l'habit: grand, large, fort,
-vêtu tout d'or, de soie et de pierreries, le tout
-bien visible, quoique bien enveloppé d'une
-cape très ample, qui le couvrait du collet aux
-éperons; quant à ses armes, elles crevèrent,
-si j'ose dire, tout de suite l'œil de tout chacun:
-car, sitôt assis, le nouveau venu dégrafa son
-buffle et détacha d'abord une longue épée italienne
-qu'il posa sur la table; puis deux paires
-des meilleurs pistolets qu'on fît en ce temps-là;
-enfin une miséricorde d'acier bleu, si
-<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span>niellée, gravée, dorée, que, certes, Tolède ni
-Damas n'avaient trempé cette miséricorde-là,
-dont les armuriers de Perse<a name="FNanchor_7_15" id="FNanchor_7_15"></a><a href="#Footnote_7_15" class="fnanchor">[7]</a> seuls avaient
-pu fabriquer la lame: lame plus dangereuse
-encore que splendide: le cavalier, négligemment,
-en fournit la preuve, car, ayant dégainé,
-comme afin d'en éprouver du doigt le tranchant,
-il ficha la pointe dans le bois de la table, à
-travers deux ou trois écus d'argent qu'il avait
-empilés, et que la miséricorde perça tous ensemble
-d'un coup, comme si c'eût été galettes
-au beurre.</p>
-
-<p>Il y avait eu grogneries lors de l'entrée du
-gentilhomme si bien armé. Les grogneries se
-turent tout net, sitôt la miséricorde plantée
-dans la table à travers les écus.</p>
-
-<p>Le robuste seigneur n'en tira pourtant nul
-avantage. Au contraire, il commença de sourire
-très gracieusement, rejeta sa cape en
-arrière, prit ses aises sur l'escabeau qu'il avait
-choisi et, tout à coup, pour le plus grand
-étonnement de tout le monde, il abattit un
-<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span>poing vigoureux sur la table et, toussant avec
-fracas, il apostropha l'assistance du ton le plus
-cordial, quoique brusquement:</p>
-
-<p>&mdash;Compagnons!&mdash;dit-il... (et sa voix
-sonore usait d'un espagnol parfait, mais prononcé
-plus doux que ne font ces gens, rudes en
-toutes choses...), compagnons! à me voir passer
-sans façons votre porte, force bons lurons
-d'entre vous s'étonnèrent: qu'ils s'assurent en
-pleine quiétude sur mes intentions; elles sont
-honnêtes, par ma foi!&mdash;Je viens chez vous
-rendre à qui je le dois ce qui n'est pas mien:
-cette bourse!</p>
-
-<p>Et, dans sa main, dansa un sac ventru où
-tintait de l'or.</p>
-
-<p>&mdash;Voici quelque cent carolus... (les carolus
-étaient les écus que frappait le Roi don Carlos
-d'Espagne...) ils sont à vous: car deux douzaines
-des vôtres m'ont demandé l'aumône,
-voilà quinze ou vingt jours, sur la plazza
-Mayor, le soir de la Saint-Eloi ... et moi, stupide,
-je n'ai pas compris la demande; en sorte
-qu'au lieu d'y souscrire, comme j'aurais dû ...
-comme je regrette de n'avoir fait ... j'ai sottement
-tiré cette dague-ci du fourreau et tué dix
-ou quinze des quémandeurs ... paix sur eux!
-<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span>Pardonnez, messires, au brutal et ne refusez
-pas les excuses qu'il vous offre... Regardez-les
-plutôt: elles sont bonnes catholiques, et vous
-y pouvez voir, luisante, sonnante et trébuchante,
-l'effigie de Sa Majesté d'Espagne...</p>
-
-<p>Lestement lancée au milieu de la laide
-séquelle, la bourse aux carolus ne toucha
-même pas terre; cinquante griffes noires
-l'agrippèrent au vol et la déchiquetèrent; en
-un clin d'œil, contenant, contenu, tout s'évanouit;
-à telles enseignes que, des cent carolus
-annoncés, pas un ne montra sa couleur.</p>
-
-<p>&mdash;Mort diable!&mdash;jura le si généreux tueur
-de tire-laines,&mdash;que voilà de fidèles sujets de
-l'Empereur et Roi, notre maître!... et que
-j'aime ce brave empressement à recueillir et
-préserver si bien les nobles effigies de Sa
-Majesté catholique, par Elle-même frappées
-dans cet or étincelant! Sangdieu! ce ne sont
-point de honteux ducats comme ceux-ci qui
-recevraient, j'ose le dire, pareil accueil d'aussi
-bons Espagnols!...</p>
-
-<p>Il avait pris, toujours dans sa ceinture, une
-deuxième bourse tout aussi gonflée que la première,
-mais non pas de pareille monnaie. Il
-s'en expliqua sur-le-champ, parlant clair, tandis
-<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span>qu'à son tour le nouveau sac dansait dans
-sa large main:</p>
-
-<p>&mdash;... Car ces laides images, qui salissent l'or
-de ces monnaies malsonnantes, sont images de
-rois français soi-disant Très Chrétiens: du
-défunt Roi Louis, en cercueil; du vivant Roi
-François, en cage ... viles richesses que celles-ci,
-et qui vont être fièrement dédaignées en si
-bon lieu, j'imagine!...</p>
-
-<p>Et le harangueur, comme il avait jeté le sac
-des carolus d'Espagne, jeta le sac des louis
-de France.</p>
-
-<p>Or, il advint cette chose extraordinaire: que
-les louis disparurent avant d'avoir chu, et tout
-justement aussi vite qu'avaient disparu les
-carolus!</p>
-
-<p>&mdash;Tudieu!&mdash;jura de plus belle l'étrange
-cavalier cousu d'or,&mdash;voilà, d'honneur, que
-je n'y comprends plus rien!... Qu'est-ce à dire?
-nous aurions donc, ici, parmi nos superbes
-hidalgos d'Espagne, quelques laides engeances
-de France?</p>
-
-<p>Il médita, tout éberlué, ou feignant de l'être,
-et feignant si bien, que vous-mêmes, messires
-et messeigneurs, subtils comme je vous vois,
-n'auriez pu décider s'il feignait ou ne feignait
-<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span>pas. Habile homme, convenez-en, que cet
-étrange seigneur! étrange par sa richesse toute
-magnifique, et plus étrange encore par la façon
-dont il semait ses trésors comme sésame ou
-blé noir! Or, tout à coup, s'étant frappé le
-front, il chercha une fois de plus aux plis de
-sa ceinture et, une fois de plus, en tira un sac
-aussi glorieusement pansu que les deux premiers,
-mais, tout de même, fort différent de
-l'un comme de l'autre par l'essentielle substance
-qui arrondissait si glorieusement sa
-panse... Et celui qui le tenait ne faisait que le
-supporter à bout de bras, à bout de doigts, et
-tant loin de soi qu'il pouvait... On eût dit que
-c'était là, non sac d'écus, mais sac d'ordures
-bien puantes....</p>
-
-<p>&mdash;Tripes, cornes, fourches!&mdash;cria-t-il à
-tue-tête et, cette fois, n'appelant plus à témoin
-l'Unique, mais bien le Maudit:&mdash;Sabots,
-griffes, queues!... Ça, mes maîtres... Rois
-Catholiques et Rois Très chrétiens, cela peut,
-à la rigueur, faire ménage ensemble, soit!...
-Mais, cela, qui est la Croix, votre Croix, que
-peut-elle faire avec ceci, qui est le Croissant?...
-oui! le Croissant d'Islam!...</p>
-
-<p>Et ceci, qui était le troisième, sac, l'étrange
-<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span>seigneur le laissa choir avec dégoût, plutôt qu'il
-ne le jeta comme il avait jeté les précédents.</p>
-
-<p>Sur quoi, voici la chose qui advint: le
-troisième sac était vieux; l'étoffe usée creva,
-avant que personne y eût touché; des pièces
-d'or s'en échappèrent; et on les put voir bien
-clairement, d'autant qu'elles tombaient celles-ci
-pile et celles-là face; et que, d'effigie,
-face ni pile n'en montraient... Vous devinez
-pourquoi, messires: c'est que ces pièces-là
-étaient monnaies non d'infidèles, mais de
-Croyants; c'est que le prince qui les frappait,
-pur d'idolâtrie comme de vanité, obéissait à la
-Loi, qui interdit aux hommes d'Islam de jamais
-tailler images d'hommes, car cela est vanité,
-non plus qu'images de Dieu, car cela est
-idolâtrie; c'est enfin que ce prince, pieux
-entre les plus pieux, et qui ne timbrait son or
-que d'un sceau,&mdash;du sceau de Salomon, du
-sceau deux fois triangulaire!&mdash;C'est que ce
-prince s'appelait Souléïman le Magnifique; et
-que son envoyé, c'est-à-dire le seigneur mystérieux,
-si brave, si noble, si riche et si beau,
-s'appelait Achmet... Oui, Achmet pacha Djemaleddine!...
-qui, pour une heure, avait ainsi
-cessé d'être don Alonzo Lupa...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span>Oui dà! comme j'ai dit!... Et ce furent cent
-doublons turcs, cent souléïmaniehs d'or pur
-qui ruisselèrent sur le sale pavé de l'ignoble
-posada ... justement de même que si les vitres
-crasseuses de la seule lucarne du lieu eussent
-laissé passer tous ensemble cent rayons de
-soleil! Car les souléïmaniehs, au rebours des
-écus de France et des carolus de Castille,&mdash;le
-sac éclaté en fut la cause,&mdash;n'avaient point
-été escamotés par les vide-goussets avant que
-d'avoir touché terre. Au contraire! et ce fut
-éblouissement d'or dans la geôle. Cinquante
-fois au moins, le sceau des Fils d'Osman
-étincela, là où n'avait pas brillé la noble face
-franque du Roi François, non plus que la
-froide face flamande du roi don Carlos, soi-disant
-Empereur!</p>
-
-<p>Malgré quoi, messires, et malgré quoi, messeigneurs,&mdash;et
-voilà peut-être le plus extravagant,
-le plus fabuleux de l'aventure!&mdash;les
-doubles livres de Turquie s'évaporèrent comme
-avaient fait les louis français et les carolus
-d'Espagne. Je ne mens point: s'évaporèrent,
-tout turcs et mahométans qu'ils étaient, entre
-ces cent paires de mains évidemment chrétiennes,
-pourtant; probablement aragonaises,
-<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span>navarraises, andalouses ou castillanes; ennemies,
-par conséquent, jusqu'à mort et jusqu'à
-géhenne, de tout ce qui était Islam, Turquie,
-Padishah, Coran, bien plus encore que de tout
-ce qui pouvait être peuple de France, Roi Très
-Chrétien et autres choses vraiment franques.
-De quoi le gentilhomme à la miséricorde persane,
-aux écus panachés et à la fantastique
-hardiesse, Achmet pacha Djemaleddine, pour
-lui rendre définitivement son vrai nom, feignit
-encore une stupeur totale, mais courte; car,
-tout aûssitôt, reprenant son calme oriental,
-voire une joyeuse gaieté:</p>
-
-<p>&mdash;Ah!&mdash;dit-il, bouffonnant un brin,&mdash;je
-me trompais tout à l'heure: voilà bien,
-comme j'avais dit, de très bons sujets d'un très
-grand Roi; mais ce Roi-là n'est pas le Roi don
-Carlos!... ni le Roi François de France, à dire
-vrai ... ni même le Pasdishah, mon auguste
-maître!&mdash;Car Turc je suis, messires ... j'aime
-autant le proclamer!&mdash;Oui, Turc en vérité!
-Et cela, d'ailleurs, vous est bien égal!... j'en
-répondrais par Allah!... Cela vous est magnifiquement
-égal, compagnons!... Est-ce pas
-vrai?... Attendu que le si grand Souverain que,
-si fidèlement, vous servez tous, n'est autre que
-<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span>Sa Majesté Archiroyale et Surimpériale, l'Or!...
-sous toutes ses faces, formes, apparences ...
-qu'il soit livre, sol, doublon, quadruple, pièce
-de quatre, pièce de huit ... pistole, écu, ducat,
-ducaton ... et n'importe le coin dont les autres
-Rois, ses vassaux, aient ou n'aient pas encore
-osé le frapper à leur marque, ou monnaie ou
-lingot ... et qu'on le nomme souléïmanieh,
-louis, jacobus, carolus!&mdash;J'ai dit vrai: vous
-vous taisez!&mdash;Et c'est d'ailleurs bien. J'y
-souscris,&mdash;et j'en profite.&mdash;Toutefois, compagnons,
-sachez ceci: de ce souverain-là,
-votre Roi, je suis, moi, grand-vizir et premier
-ministre! Vous en doutez? Que non pas! Tâtez
-plutôt, au fond de vos poches, mes bonnes
-lettres de créances, dont pas une n'a sonné faux!&mdash;Vous
-n'en doutez plus! voilà qui est bien...&mdash;Compagnons!
-vous me voyez ici tellement
-riche que j'ignore la somme de mes richesses!...
-et tant de fois seigneur que je n'ai jamais su
-le compte de mes duchés, marquisats, comtés,
-baronnies!... le tout bien hérité, acquis, octroyé
-ou gagné, gagné à la guerre! bref, mien de
-bon droit; droit de naissance ou droit d'achat ...
-ou de plaisir du Prince ... ou&mdash;droit, de tous,
-le meilleur: droit du plus fort...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span>«Mieux, compagnons! si riche que je sois,
-vous me voyez puissant davantage. Et les
-quinze d'entre vous dont les cadavres ont jonché
-la plazza Mayor, le jour que vous m'avez
-attaqué, moi seul, et désarmé, vous, vingt-cinq
-ou trente que vous étiez, et tout hérissés
-d'épées, de dagues, de mousquets et de pistolets,&mdash;ces
-quinze cadavres, s'ils revenaient
-de l'enfer, vous pourraient enseigner que toute
-entreprise que je mène est une victoire et que
-toute entreprise que je combats est une déroute.
-Cela dit, j'ai tout dit, mes maîtres. Et,
-sur ce, laissons le passé mort, et parlons du
-présent, vivant:&mdash;Me voici! et je suis ici pour
-vous offrir de devenir comme je suis déjà,
-moi, riches à tout jamais.&mdash;Il vous suffira,
-pour cela, de m'accompagner une seule fois,
-et de livrer avec moi une seule de ces batailles
-que je ne sais pas perdre ... laquelle bataille
-vous fera, sans doute, traîtres, félons, sacrilèges
-et condamnés d'avance à toutes les sortes
-de tortures et de supplices dont on use en
-Castille, mais auxquels vous échapperez, j'en
-jure par l'épée que voici!... (il la fit jaillir du
-fourreau...) auxquels, dis-je, vous échapperez
-pour demeurer sains, saufs et libres comme
-<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span>vous êtes ... et pour devenir riches comme
-vous n'êtes pas ... c'est-à-dire, comme vous
-n'êtes pas encore...</p>
-
-<p>«Oh! l'or ne se gagne pas les bras croisés;
-et tous ceux qui m'accompagneront demain
-m'accompagneront plus loin que le Mançanarès!...
-Car c'est plus loin que j'irai!... En
-outre, là où j'irai, j'irai à cheval, salade en
-tête, cuirasse sur le bréchet, estocade au flanc,
-et pistolets aux fontes; les coups pleuvront!
-car l'on se battra un contre un si l'on peut,
-un contre deux s'il faut, un contre quatre si
-je préfère, un contre dix si je commande! sans
-trêve, ni merci, sans peur, et à mort! Toutefois,
-quand je parle de mort, je ne pense, il
-va de soi, qu'à la mort de l'ennemi: ceux qui
-me voient l'épée au clair ne me revoient
-jamais l'épée au fourreau, s'ils ont eu la sottise
-de me voir face à face: j'en atteste l'épée que
-voici!... et ceux que je défends, la Mort en a
-peur! Qu'on se le dise!... A présent, j'ai tout
-expliqué, et n'ai plus qu'à finir.&mdash;Compagnons!
-à ma droite, ici! tous ceux qui me veulent
-obéir, et m'acceptent pour maître! et à ma
-gauche, ceux qui ne veulent pas... (Il fit une
-pause et se prit à rire.) Ceux qui ne veulent
-<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span>pas?... Allah! tant pis pour eux, s'il s'en trouve,
-ils sont assurément bien libres de refuser ce que
-j'offre, et de sortir d'ici pour rentrer tout droit
-chez eux ... s'ils peuvent!... car, pourront-ils?...
-Je suis bien libre, moi, de veiller sur mon
-secret et d'empêcher qu'il coure les rues... Et,
-bien certainement, j'empêcherai!&mdash;Sus donc,
-mes maîtres! Debout!... et, ceux qui veulent,
-ici!... où je pose mon épée!... et ceux qui ne
-veulent pas, là!... où je pique mon poignard!
-Mon poignard pique bien: bon conseil à tout
-le monde.</p>
-
-<p class="p4">Messires et messeigneurs, voici peut-être qui
-est beaucoup moins extravagant que tout le
-reste; voici peut-être même qui ne surprendra
-personne de ce noble auditoire: il y avait cinquante
-bandits dans la salle de la posada; cinquante ...
-ou, même, davantage, soixante peut-être!
-ou quatre-vingts. Allah le sait mieux
-que moi, et Lui seul!... Toutefois, de tous ces
-bandits-là, à ne pas vouloir ce que voulait
-Achmet pacha Djemaleddine, il n'y eut personne.&mdash;Non!
-pas un malandrin, sur cent ou
-cent vingt qu'ils étaient.&mdash;Tous obéirent.
-<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span>Tous se vendirent à Achmet, comme ils auraient
-fait à Satan.</p>
-
-<p class="p4">Holà!... est-ce pas le premier coq qui
-chante?... l'aube est-elle donc si proche?
-Abdallah, chanteur chétif, si ton heure approche
-si vite, à toi de hâter le chant!... Et,
-pour ne rien taire d'essentiel, passe, passe
-vite, et très vite et plus vite encore, sur toute
-partie, sur tout morceau, sur tout détail de la
-Merveilleuse Histoire dont l'omission n'enfoncera
-pas dans les fines et subtiles oreilles qui
-t'écoutent une cire par trop épaisse, laquelle
-serait obstacle à l'entendement facile de la dite
-Histoire Merveilleuse, si profitable à tout bon
-et pieux auditeur, tant par la splendeur des
-gestes héroïques que je célèbre que par la
-moralité irréprochable qu'on en peut tirer ...
-moralité très orthodoxe, messires et messeigneurs,
-selon notre Coran comme selon votre
-Livre. Croyants et Francs ne peuvent ici que
-fortifier leur foi, et leur vertu, et leur courage.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span>... Oui dà!... c'était bien le chant du premier
-coq ... et voici le chant du second!... Hâte!
-hâte!...</p>
-
-<p class="p2">L'hiver espagnol, mesures, est un hiver
-bien rude. Est-il pas vrai, d'autre part, messeigneurs,&mdash;et
-je crois certes l'avoir chanté,&mdash;que
-toutes ces glorieuses aventures se déroulaient
-vers la fin du dernier mois de votre
-année franque, du mois de décembre, pour le
-nommer comme vous faites? A l'époque donc
-où les Francs célèbrent leur grande fête de
-Noël, laquelle s'achève, justement comme
-notre saint Ramazan, par une belle et fervente
-prière nocturne, dite <i>messe de minuit</i>. Ainsi,
-comme nous-mêmes faisons le dernier jour du
-Ramazan, les Francs passent en oraisons, dans
-leurs plus solennelles églises, la vingt-quatrième
-nuit de leur décembre. Or, tout grossiers
-et brutaux que sont les gens de Castille,
-ils ne laissent pas que d'être fort pieux, et de
-fidèlement observer les rites chrétiens le jour
-et la nuit de Noël. Le Roi don Carlos, soi-disant
-Empereur, ne pouvait donc manquer
-d'aller prier, dès la nuit close, dans sa chapelle
-particulière; ce qu'il fit, en effet. Cette
-<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span>chapelle était, comme juste, enclose dans le
-palais.</p>
-
-<p>Ce palais, l'Histoire Merveilleuse l'affirme et
-plusieurs savants voyageurs me l'ont confirmé,
-est tout proche d'une rue de Madrid que
-les gens du lieu nomment Calle Atossa; ainsi,
-pour aller de la chapelle du Roi don Carlos de
-Castille à la geôle du Roi François de France,
-il y avait à peine à marcher cent pas. J'ai
-chanté tout cela, seulement afin que ceux qui
-m'écoutent dans ce han d'Anatolie puissent
-comprendre et même voir, comme de leurs
-yeux, tout ce que, maintenant, je vais chanter ...
-ni plus ni moins clairement que s'ils
-étaient à Madrid, et sur ce chemin même qui,
-cette nuit de Noël, joignait l'un à l'autre les
-deux logis royaux, celui du Roi captif à celui
-du Roi geôlier.</p>
-
-<p class="p4">Or donc, la Noël de cette année-là commença
-comme elle devait commencer; rien d'imprévu
-n'arriva d'abord, et, chaque événement se déroula
-comme il devait.</p>
-
-<p>Vers la dixième heure&mdash;dixième heure à la
-franque&mdash;le Roi soi-disant Empereur soupa
-<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span>dans la salle basse et quelques gentilshommes,
-de ses plus intimes, soupèrent avec lui.</p>
-
-<p>Une heure plus tard, il se leva de table, sortit
-de la salle basse, s'en fut dans son cabinet
-aux habillements, changea son pourpoint, d'or
-brodé de pierreries, pour un autre, tout de
-velours noir, dégrafa sa ceinture et ses colliers,
-quitta son épée, sa dague, son gantelet,&mdash;le
-tout par modestie: ainsi faisait-on, au temps
-d'alors, et fort pieusement, avant d'aller prier
-l'Unique!&mdash;enfin, mit un manteau, noir aussi,
-un feutre sans plume, et s'achemina vers sa
-chapelle, laquelle était à l'autre bout du palais;
-il fallait, pour y arriver, traverser deux cours
-à cloître, une galerie de miroirs, la salle du
-trône, une galerie d'armes, une salle dite salle
-aux tapis, et, au bout d'un dernier corridor,
-l'antichambre des prêtres, que les Francs nomment
-sacristie. Sitôt prêt, le Roi se mit en
-route et les gentilshommes de son souper, au
-nombre de onze, l'accompagnèrent, tous eux-mêmes
-vêtus de noir, et tous sans épée ni
-dague, comme était leur prince.</p>
-
-<p>Marchant à pas pressés, le Roi des Espagnes,
-ses gentilshommes toujours le suivant, traversa
-donc cours, galeries, salle du trône; et
-<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span>puis, traversa cette salle aux tapis que j'ai
-dite. Or, il n'y avait justement point de tapis
-dans celle salle-là: car les tapis n'en étaient
-pas encore tissés. En place, on avait mis de
-très grands tableaux, peints exprès pour servir
-de modèles aux brodeurs de laine, qui les
-devaient copier exactement. Ces tableaux-là,
-toutefois, n'étaient pas, comme devaient être
-plus tard les tapis, appuyés et tendus contre
-les murs de la salle, à toucher ces murs, non!
-pour la commodité des valets et des ouvriers,
-lesquels préparaient les murs pour la tenture
-qu'on commençait de mettre aux métiers, les
-tableaux étaient seulement dressés contre supports
-de bois, et écartés de la muraille assez
-pour qu'on pût passer entre celle-ci et ceux-là,
-tout à l'aise. Il n'importe d'ailleurs guère,
-évidemment, puisque je vois plusieurs des
-nobles voyageurs de la caravane hausser les
-épaules à cet excès d'explications.... J'ai
-tort, certes, et je chante trop lent!... Hâte!
-hâte!</p>
-
-<p>Don Carlos de Castille, cinquième du nom,
-traversa donc la salle aux tapis, d'une porte à
-l'autre porte. Passant devant l'un des tableaux,
-qui figurait le combat de deux femmes guerrières,
-<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span>dont l'une terrassait l'autre, déjà blessée
-et près d'être achevée, le Roi, s'en allant, et ne
-songeant à rien, leva, par hasard, les yeux
-sur le tableau ... et son regard vivant rencontra
-le regard peint par le peintre dans les yeux de
-la femme vaincue; lesquels yeux, écarquillés
-de rage, de désespoir et de peur, étaient si
-habilement imités qu'ils semblaient vivre tout
-de bon, ni plus ni moins que les yeux des amateurs
-qui admiraient une telle peinture. Certes,
-le Roi don Carlos avait vu déjà ce tableau, et
-l'avait haut prisé, car c'était le chef-d'œuvre
-d'un artiste très illustre. Ce néanmoins, don
-Carlos le Cinquième&mdash;il me souvient tout à
-coup qu'on l'a surnommé Charles-Quint ...,
-me trompé-je, messeigneurs?...&mdash;Charles-Quint,
-donc, apercevant la toile peinte, s'arrêta
-net, l'œil fixe et déliant. Et ce n'était pas
-précisément le tableau qu'il regardait, qu'il
-scrutait même, qu'il fouillait, de son regard
-de Prince, froid, brutal et profond, de son
-regard de Maître, accoutumé de percer, à travers
-le masque des yeux, l'âme des hommes
-sujets, et de la mettre à nu, et à vif... Non! ce
-que regardait Charles-Quint, le Roi soi-disant
-Empereur, c'étaient les yeux seuls, peints par
-<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span>le peintre<a name="FNanchor_8_16" id="FNanchor_8_16"></a><a href="#Footnote_8_16" class="fnanchor">[8]</a>, sur le tableau... oui, quelque
-bizarre que soit la chose: les yeux que j'ai dits
-tout à l'heure; les yeux de la femme vaincue,
-blessée et près d'être achevée!...</p>
-
-<p>Or, très véritablement, le Roi regarda ces
-yeux-là, et songea,&mdash;le temps de deux
-éclairs... Ho! messires et messeigneurs ...
-dirai-je toute la vérité?... Dirai-je que le Roi
-don Carlos avait cru voir ... folie! fantasmagorie!...
-avait cru voir, sous ses yeux, s'animer
-tout d'un coup, et vivre, et vibrer, et flamboyer,
-les yeux peints sur la toile? oui, ces
-yeux fabriqués de main d'homme, ces yeux
-faits d'huile et de couleurs broyées.... Non,
-non! je n'oserai pas dire pareille chose. Je me
-tairai. D'autant que le Roi Charles-Quint,
-ayant bien regardé, songea ... puis, haussant
-les épaules, s'en fut. Et, pareillement, ses gentilshommes
-s'étant arrêtés, ayant cherché à
-voir ce que voyait leur Maître, et n'ayant rien
-vu ... haussèrent, comme lui, les épaules ... et
-comme lui, s'en furent, le suivant pas à pas,
-toujours. La sacristie, puis la chapelle, s'ouvrirent.
-Les prêtres saluèrent le Maître qui
-<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span>entrait d'un salut,&mdash;du même salut dont ils
-saluèrent ensuite l'Unique ... et la messe de
-minuit commença...</p>
-
-<p class="p2">Alors, du même coup, d'autres événements,
-moins prévus que ceux-là, commencèrent...</p>
-
-<p class="p4">La messe de minuit, chez les Nazaréens, se
-chante fort solennellement... Est-il pas vrai,
-messeigneurs? Le rite en est aussi minutieux
-que magnifique... Messires, messeigneurs! ne
-croyez pas ici que le chétif, votre serf, chante
-pour flatter!... Non: ce qu'Abdullah chante,
-son cœur et sa conscience le chantent avec sa
-bouche... Et tous ces chants font un seul chant,
-qui est le chant de la vérité!... La messe franque
-de minuit, croyez-m'en donc! est à la fois
-superbe et complexe; si bien que, seuls, des
-prêtres habiles et experts, de longue date endurcis
-à leur culte ... bref, de ceux qui savent,
-comme nous autres disons pour rire, ne prendre
-point <i>harem</i> pour <i>djami</i> ni <i>mihrab</i> pour <i>member</i>
-... sont capables de la bien chanter, psalmodier,
-et réciter, du premier au dernier mot,
-<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span>sans erreur ni oubli!... Car, tout de bon,
-cette prière chrétienne, je vous l'atteste, est
-plus longue et plus difficile qu'aucune de nos
-prières de la Vraie Foi! D'autant qu'un seul
-officiant n'est pas assez, et que la règle des
-Francs en exige trois, lesquels prient ensemble!
-grand surcroît, certes! de splendeur et de
-majesté.</p>
-
-<p class="p2">Or, don Carlos de Castille, cinquième du
-nom, Roi des Espagnes et soi-disant Empereur
-de toutes les Allemagnes ... car ainsi se prétendait-il
-... le très puissant Charles-Quint, s'il
-vous plaît mieux, venait d'entrer dans sa chapelle,
-et s'y était d'abord prosterné, en pieux
-prince qu'il était, et ne manquait jamais d'être.
-Sur quoi, se relevant, et donnant deux coups
-d'œil alentour, il entr'ouvrit la bouche et ne
-la referma pas.</p>
-
-<p>Messires, messeigneurs! par Allah! ce bon
-prince ... ce méchant prince, ai-je voulu dire!...
-avait en vérité quelque raison de s'étonner si
-fort! D'abord, et pour commencer, pas un des
-trois prêtres, officiant à l'autel, ne lui montrait
-visage de connaissance ... non plus qu'aucun
-des autres prêtres, fort nombreux, qui
-<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span>assistaient les prêtres officiants. Plus extraordinaire
-encore: ces susdits officiants, tout
-trois qu'ils étaient, semblaient, en fait de
-messe, en savoir moins qu'un seul, voire qu'une
-moitié d'un!... Les prières se dépêchèrent
-donc, cahin-caha, parmi bredouillements, errements,
-enjambements; ce dont le Roi, théologien
-des plus diserts, s'indigna et s'irrita.
-Il était coutumier de colères froides qui
-s'achevaient toujours autrement qu'en paroles.
-Et le premier quart d'heure de la longue prière
-n'était pas encore écoulé, que sa décision était
-prise, et qu'il se jurait d'infliger aux trois malencontreux
-officiants un châtiment si terrible que
-les temps futurs, épouvantés, n'en parleraient
-jamais qu'à voix basse. Sire Charles-Quint savait
-qu'un Empereur, le fût-il contre toute
-légitimité, n'en a pas moins le droit d'ériger
-son plaisir en loi souveraine, et le devoir de
-punir tout rebelle, comme sacrilège: car les
-Majestés, toutes, sont Vicaires de l'Unique et
-propres effigies de Dieu; et qu'il ne suffit pas
-de les respecter et vénérer: qu'il faut encore&mdash;l'Unique
-le commande!&mdash;les adorer genoux
-à terre, comme on adore l'Unique lui-même.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span>Enfin sonna la quatrième heure,&mdash;quatrième
-heure à la turque,&mdash;qui, à la franque,
-valait alors la mi-nuit. C'est l'heure solennelle
-de la fête; cela parce que les chrétiens, pieux
-liseurs du Livre, y ont découvert, disent-ils,
-qu'à cette heure exacte naquit, 683 ans avant
-l'Hégire<a name="FNanchor_9_17" id="FNanchor_9_17"></a><a href="#Footnote_9_17" class="fnanchor">[9]</a>, le très doux Prophète Jésus. Les
-trois prêtres officiants célébrèrent de leur mieux
-l'heure qui sonnait; mais ce mieux fut plus mal
-que rien n'avait encore été; tellement que,
-grandement furieux, sire Charles-Quint se leva
-comme bondit un lion, renversa son trône de
-chapelle, trône d'ailleurs tout léger et de
-simple bois, puis se jeta hors l'église plutôt qu'il
-n'en sortit. Ses gentilshommes de chambre
-coururent après lui et ce fut moins un cortège
-royal qu'une fuite de cerfs ou de daims, qu'on
-vit traverser l'antichambre de la chapelle, passer
-la porte de la salle aux tapis, et galoper
-par cette longue salle, telle que j'ai déjà
-chanté... Mais voilà tout à coup que survint
-l'événement le plus imprévu de tous, et, tout
-ce qui avait précédé: prêtres inconnus, prières
-bredouillées, officiants ne sachant pas officier,
-<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span>n'était rien en comparaison. Jugez-en: soudain,
-la femme du tableau ... du tableau que
-j'ai dit, où deux guerrières étaient peintes ...
-la femme vaincue, à terre, blessée, près d'être
-achevée ... oui bien! cette femme que le Roi,
-l'heure d'avant, avait si singulièrement regardée
-au fond des yeux ... eh bien! écoutez,
-tous!... cette femme peinte sur toile par la
-main d'un artiste, d'un homme,&mdash;dans l'instant
-que le Roi repassait devant elle, s'anima!&mdash;magie
-évidemment!&mdash;devint femme vivante,
-sauta hors le tableau, et marcha droit
-vers le sire Charles-Quint, lequel, stupide,
-épouvanté peut-être, s'était figé sur place et ne
-bronchait, tel un empereur de pierre; et ses
-onze gentilshommes non plus que lui, tous
-exactement cloués au sol.</p>
-
-<p>Messires, messeigneurs! ce fut ainsi. Qui dit
-que je mens, ment.</p>
-
-<p>La femme, naguère peinture, vivante alors,
-vint jusqu'à six pas du Roi. Et, tout d'un coup,
-elle disparut&mdash;magie encore!&mdash;A sa place,
-un homme surgit&mdash;magie toujours! et, cette
-fois, magie pire:&mdash;du moins, sire Charles-Quint
-n'en douta assurément pas; l'homme,
-songez-y! et songez que c'était en pleine Castille!
-<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span>en plein Madrid! et dans le propre palais
-du sire lui-même!... l'homme, très magnifique
-au surplus des pieds à la tête, portait l'habit
-turc, portait le turban, très vaste et très haut
-dans ce temps, portait la ceinture de soie dorée;
-et quatre pistolets d'Albanie y brillaient,
-avec, en place de dague, un yatagan à gaine
-toute de rubis et d'émeraudes; avec, en place
-d'épée, un cimeterre bleu tout gravé, de cet
-acier persan qu'on ne retrouve plus et que
-Milan, Tolède ni Damas n'imitèrent jamais
-que bien mal. Pardon pour moi si j'ai l'honneur
-de chanter devant des seigneurs qui soient
-de ces cités illustres! mais je chante vrai:
-hélas! la vérité, souvent, n'est pas courtoise...</p>
-
-<p>Achmet pacha Djemaleddine, l'aigrette
-d'amiral turc au front, sur le cœur l'Ehrtogrul,
-à l'épaule le Saint-Michel de France qui vaut
-l'Ehrtogrul et que, naguère, le Chevalier-Roi
-avait ôté de son manteau pour en honorer la
-souquenille du marmiton qui l'était venu visiter
-dans sa geôle!...&mdash;cela, il va de soi, sans qu'aucun
-mécréant d'Espagne en aperçût rien!&mdash;Achmet
-pacha, plus royal que tous les rois, et
-seul, à sa coutume, contre douze adversaires,
-mais, par hasard, seul très bien armé contre
-<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span>douze hommes sans armes, Achmet pacha, dis-je,
-tira le cimeterre ... puis, très galamment,
-il en salua don Carlos de Castille, avant de
-lui dire, avec beaucoup de respect, et le cimeterre
-derechef rengainé:</p>
-
-<p>&mdash;Sire!... au nom du Magnifique Padishah,
-Commandeur des Croyants, qui est mon
-maître, j'ai le douloureux honneur d'annoncer
-à Votre Majesté Impériale et Royale qu'Elle
-est, dès cet instant, ma prisonnière! Et je La
-supplie de vouloir bien se considérer telle, et
-consentir à demeurer sous la garde de son serviteur
-très indigne, moi-même, qui suis Achmet
-pacha Djemaleddine, prince suzerain en Circassie,
-prince vassal en Turquie, amiral des
-flottes de l'Islam, marquis en France, compagnon
-de l'Ehrtogrul et chevalier de Saint-Michel.</p>
-
-<p>Le Roi d'Espagne regarda Achmet et ne
-répondit pas. Mais Achmet, qui le regardait
-aussi, vit tout de suite qu'il n'y avait dans les
-yeux de ce prince, faux Empereur, mais,
-certes, vrai Roi, ni peur, ni colère, ni même
-étonnement. Charles-Quint prisonnier demeurait
-identique à Charles-Quint tout-puissant.
-Achmet, alors, parla de nouveau, et plus respectueusement
-<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span>qu'il n'avait fait d'abord, et il
-dit:</p>
-
-<p>&mdash;Sire, Votre Majesté Impériale et Royale
-me daignera suivre, j'ose l'en supplier. Je ne
-la conduirai, comme juste, nulle autre part que
-dans un logis princier.</p>
-
-<p>Sire Charles-Quint, cette fois, à si courtois
-discours, répondit: vrai prince jamais ne méprisa
-vrai gentilhomme! Et voici quelle fut la
-réponse:</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes au Grand Seigneur? et c'est le
-Grand Seigneur qui me prétend garder captif
-ici?... ici: dans mon propre palais, dans ma
-propre ville, au centre de mon principal
-royaume, donc à quinze cents lieues du plus
-proche de ses gens d'armes? Me garder, vous
-ne pouvez. C'est donc m'assassiner que vous
-allez faire?</p>
-
-<p>&mdash;Et c'est donc du nom d'assassin que vous
-venez de me nommer? En Turquie, le Padishah
-peut ce qu'il veut, sauf insulter aucun Croyant,
-non plus qu'aucun Infidèle.</p>
-
-<p>Telle fut la seule réponse d'Achmet. Et
-Charles-Quint, sur-le-champ, lui fit excuse.</p>
-
-<p>&mdash;Il en va de même dans mon Espagne,
-comme dans mes Allemagnes!&mdash;affirma-t-il.&mdash;Un
-<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span>gentilhomme mahométan, d'ailleurs, ne
-saurait croire que le premier des gentilshommes
-chrétiens ait jamais songé à lui faire
-injure. J'ai seulement raillé, monsieur. Mais
-j'en ai le droit, car votre bouffonnerie est
-grosse! Moi, chez moi, prisonnier!</p>
-
-<p>Il s'était pris à rire, en face de notre Achmet
-grave comme sont graves nos Turcs, quand il
-n'est pas l'heure de plaisanter.</p>
-
-<p>Le soi-disant empereur continuait cependant
-de rire et de railler:</p>
-
-<p>&mdash;Moi, chez moi, prisonnier! Et prisonnier
-du Grand Seigneur, lequel, de l'autre bout du
-monde, m'envoie pour me saisir un seul de
-ses Turcs à turban!... et me fait, au surplus,
-la grâce de m'octroyer un logis princier dans
-mon logis royal!... le Grand Seigneur, d'honneur,
-est un plaisant garçon!</p>
-
-<p>C'est ici, messires et messeigneurs, qu'Achmet
-pacha Djemaleddine osa, contre toute étiquette,
-interrompre la prisonnière Majesté:</p>
-
-<p>&mdash;Daigne m'excuser l'Empereur!...&mdash;cria-t-il:&mdash;Mais
-aurais-je, par mégarde, dit que
-Votre Majesté fut prisonnière du Padishah?</p>
-
-<p>Don Carlos de Castille toisa l'homme qui
-l'avait interrompu:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span>&mdash;Par extravagance, serait-ce de vous,
-monsieur, que je suis prisonnier?... Êtes-vous
-Empereur, Roi ou tout au moins quelconque
-monarque, pour m'oser prendre et retenir à
-votre compte?</p>
-
-<p>Achmet pacha ne sourcilla pas:</p>
-
-<p>&mdash;Allah m'en préserve! Votre Majesté ne
-saurait être prisonnière que d'une Majesté.</p>
-
-<p>Lors, sire Charles-Quint, tout ébahi, ouvrit
-la bouche et n'interrogea point. Achmet
-pacha, ce néanmoins, ne laissa pas que de
-répondre:</p>
-
-<p>&mdash;C'est du Roi de France qu'est prisonnier
-le Roi d'Espagne et c'est au logis du Roi de
-France que je vais avoir l'honneur ... le très
-joyeux honneur, cette fois!... de conduire Votre
-Majesté Espagnole.</p>
-
-<p>Sire Charles-Quint, toujours bouche ouverte,
-songea d'abord, puis, croyant encore goguenarder:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le Turc, combien de hallebardiers
-et combien de mousquetaires pensez-vous
-ne pas donc trouver entre ce mien logis et le
-logis du Roi de France?</p>
-
-<p>&mdash;Oh!&mdash;fit Achmet, toujours respectueux,
-et de plus en plus!...&mdash;aucun.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span>Puis, répondant encore avant qu'on l'interrogeât:</p>
-
-<p>&mdash;Votre Impériale Majesté sait assurément
-combien le palais royal de Madrid comptait
-naguère de mousquetaires et de hallebardiers!...
-Mais Votre Impériale Majesté ignore
-probablement combien les faubourgs de Madrid
-comptent, à toutes heures, de mauvaises gens,
-très peu fidèles sujets de leur prince. Ce sont
-quelques-unes de ces mauvaises gens qui tout
-à l'heure ont si mal célébré la messe du Roi
-dans sa chapelle; c'en sont d'autres qui, maintenant,
-remplacent dans le palais du Roi la
-garde royale, désarmée par mes soins. Votre
-Majesté m'excusera si j'ai dû lever, pour la combattre,
-d'aussi traîtres soldats: c'est que je n'en
-pouvais pas trouver d'autres. Au surplus, pas
-un seul de ces soldats-là n'offensera, de sa vue,
-le Roi qu'ils ont trahi! Ils en mourraient plutôt!
-tous ... et de ma main?</p>
-
-<p>Ayant entendu, l'Empereur et Roi ne trouva,
-cette fois, plus rien à dire.</p>
-
-<p>Et Achmet pacha, une fois encore, parla sans
-être interrogé:</p>
-
-<p>&mdash;J'ose donc prier Votre Majesté de bien vouloir
-me suivre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span>L'Empereur et Roi, docile, fit un pas. Puis:</p>
-
-<p>&mdash;Et ces gentilshommes qui sont à moi?&mdash;demanda-t-il.</p>
-
-<p>Achmet pacha ne les regarda pas. Hors l'Empereur
-et Roi, qui donc, dans tout Madrid, était
-digne de son regard?</p>
-
-<p>&mdash;Ceux-là?&mdash;dit-il seulement, et parlant
-d'une écrasante hauteur...</p>
-
-<p>Sans un mot de plus, il continua de montrer
-le chemin à son prisonnier. Puis, par-dessus son
-épaule, ayant jeté son ordre, d'un coup de
-sourcils, aux gentilshommes d'Espagne, il
-commanda:</p>
-
-<p>&mdash;Que les chiens suivent le Maître!</p>
-
-<p>Et c'est ainsi, messires et messeigneurs ...
-je chante toujours vrai chant!... c'est ainsi
-que sire Charles-Quint quitta la chambre aux
-tapis, passa par d'autres galeries, passa d'autres
-cours, passa par la porte de son palais ... (et
-cette porte n'était gardée ni par mousquetaires,
-ni par hallebardiers, ni par qui que ce fût:
-cette porte était ouverte!...) pour aller prendre
-place dans la geôle du Roi de France, du Roi
-François, ainsi devenu, miraculeusement, de
-captif, maître, et de prince vaincu, prince victorieux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span>Passé la porte du palais, le cortège: pacha,
-empereur, gentilshommes, tous se suivant l'un
-l'autre, chemina, du logis royal d'Espagne,
-jusqu'au logis royal de France ... celui-ci toutefois
-moins somptueux que celui-là: car telle
-est la petitesse espagnole: au roi de France
-vaincu, le roi d'Espagne vainqueur ... (vainqueur ...
-naguère!...) n'avait pas su donner
-un palais!... il l'avait enfermé, comme on
-enferme un meurtrier, voire un voleur!...
-Messires! nous autres, d'Islam, savons mieux
-être courtois.</p>
-
-<p class="p2">Mais c'est alors qu'advinrent force péripéties
-par lesquelles la Merveilleuse Histoire qui,
-peut-être, semblait d'ores et déjà finie à tout ce
-noble auditoire, va, d'ici jusqu'à sa fin finale,
-changer de dénouement plus de fois qu'il ne
-faut d'instants pour le chanter.</p>
-
-<p class="p2">Et voici qu'il va falloir peut-être moins d'instants
-encore, pour que l'aurore soit rose ...
-l'aube déjà blanchit à l'Orient ... vers la Mecque
-sainte...</p>
-
-<p>Hâte, hâte! <i>La illah il Allah!</i></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span>Ai-je bien dit, messires et messeigneurs, combien
-proches l'un et l'autre étaient les deux
-logis: le palais, la geôle?</p>
-
-<p>Pas assez proches, pourtant: puisque, de l'un
-à l'autre, le cortège susdit du pacha, de l'Empereur
-et des gens qui suivaient s'y heurta contre
-la première des susdites péripéties!</p>
-
-<p>Le cortège marchait donc, Achmet pacha précédant
-sire Charles-Quint, et, respectueux toujours
-de toute Majesté, et davantage encore de
-toute Majesté tombée, Achmet pacha n'avait
-donc rien dépouillé de sa parure, ni de ses
-ordres étincelants ... et l'éclat de son habit était
-dans la nuit noire comme l'éclat d'un feu d'artifice.</p>
-
-<p>C'est pourquoi, justement à la moitié du
-chemin, quelqu'un, attiré, survint... Et, certes,
-Achmet eût mieux aimé rencontrer Iblis!</p>
-
-<p>Car ce quelqu'un fut le marquis don Pedro.
-Le marquis don Pedro, passant par hasard, et
-voyant l'habit turc, n'en crut pas ses yeux ...
-mais, tout de même, il tira d'abord l'épée:</p>
-
-<p>&mdash;Par saint Jacques!&mdash;cria-t-il:&mdash;holà!
-l'homme à turban! bas les armes ou je vous
-tue!...</p>
-
-<p>Achmet pacha, devant cette épée nue, ne toucha
-<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span>pas à son cimeterre, non plus pour le jeter
-que pour le dégainer:</p>
-
-<p>&mdash;Señor,&mdash;dit-il, tout simplement,&mdash;reconnaissez-vous
-pas votre hôte don Alonzo
-Lupa? Avec ou sans turban, je baise les mains
-de Votre Grâce.</p>
-
-<p>Et, vite, avant que le marquis, tout stupéfait,
-eût répondu:</p>
-
-<p>&mdash;Au surplus,&mdash;poursuivit-il,&mdash;ai-je pas
-votre serment? et devez-vous pas accomplir
-le premier souhait que je souhaiterai devant
-vous? Voici mon souhait, don Pedro! Je souhaite
-que Votre Grâce daigne ne pas voir ou
-ne se point rappeler aucun des douze seigneurs
-qui me suivent; et qu'elle oublie aussi, pour
-tout jamais, ce lieu, ce temps, cette rencontre
-et l'habit que je porte aujourd'hui.</p>
-
-<p>Entendant ces paroles, le marquis don Pedro
-fut comme un homme que le tonnerre écrase:
-pis que mort. Car il ne tomba pas: les hommes
-tués par la foudre restent d'abord debout, puis,
-tout d'un coup, deviennent poussière. Le marquis
-don Pedro devint moins que cela. Beaucoup
-moins! Quand, après un long temps, il
-se reprit de broncher, ce fut, proprement,
-pour cesser d'être vu puisqu'il devint ceci: le
-<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span>sujet qui, bien que fidèle à son Prince, le voit
-captif et, tout de même, sous les yeux de ce
-prince, remet l'épée au fourreau, sans avoir
-combattu; et fait retraite, sans avoir dit mot;
-et boit sa honte, sans s'être justifié.</p>
-
-<p>Cela, pour tenir, son serment! Honneur,
-messires et messeigneurs! honneur à don
-Pedro! Ainsi font les hommes, vrais hommes
-de cœur.</p>
-
-<p class="p2">Or s'en fut, par ici, le marquis don Pedro,
-et, parla, le pacha Achmet... Et celui-ci, certes!
-était triste autant que celui-là. Quant aux
-autres gens, Empereur et gentilshommes, ils
-suivirent en silence celui qu'ils devaient suivre.</p>
-
-<p class="p4">Et parvint le cortège où il devait parvenir;
-chez le Roi franc François I<sup>er</sup>, lequel, meilleur
-dévot que le Roi Charles-Quint, était encore
-à ses prières; ce dont il eut, de l'Unique,
-bien prompte récompense: car ce fut Achmet
-pacha qui interrompit la dernière des oraisons
-royales; et, sans plus de façons, entrant dans la
-geôle du Roi (que ses soldats-bandits avaient,
-une heure auparavant, pris et conquis, à l'escalade,
-<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span>ni plus ni moins vitement et silencieusement
-qu'ils avaient fait, un peu plus tôt, pour
-le palais de l'autre Roi):</p>
-
-<p>&mdash;Sire Roi,&mdash;dit-il, parlant au Roi François,&mdash;tu
-m'as, naguère, commandé ... et tu
-me commandais gentiment, comme de compère
-à compagnon! Il fallait donc bien que je trouvasse!...
-Tu m'as donc commandé de te trouver
-le bon chemin de Madrid à Paris; de ta
-geôle à ta capitale. Moi, naïf, aurais-je su?
-Non!&mdash;Mais, naguère aussi, mon maître
-avant toi, le Padishah le Magnifique m'avait
-commandé de te tirer d'ici. Et, comme je lui
-demandais moi-même: «Sera-ce par la force?»
-Il m'avait répondu: «Madrid de Stamboul est
-trop loin!» Et comme je lui redemandais:
-«Sera-ce par le lucre?» Il m'avait répondu:
-«François de France est trop précieux! Nul
-trésor, même celui du Sultan, ne vaut le Roi
-de France!» Alors il poursuivit: «Je ne sais
-qu'un moyen: ce moyen est un pacha turc; ce
-pacha turc est l'amiral d'Islam; cet amiral
-d'Islam s'appelle mon Serviteur ... et je daigne
-l'appeler aussi mon Ami.» Sire Roi, je ne
-peux mieux dire qu'a dit le Padishah. Je répète
-donc, et ne réponds: «Madrid, de Paris
-<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span>comme de Stamboul, est trop lointain! François
-de France est trop précieux! Je ne sais
-donc qu'un moyen: ce moyen est un Prince;
-ce Prince est un Roi; ses peuples l'appellent
-Empereur. Tu le nommes ton frère Charles ...
-et je te l'apporte!... Prends, c'est à Toi.»</p>
-
-<p>Sur quoi Achmet, les deux genoux en terre ...
-tels de tout petits pages du harem,&mdash;au Iéni-Séraï
-... ayant baisé la main du Chevalier-Roi,
-sortit. Et sire Charles-Quint, dès lors entra,
-captif de son captif.</p>
-
-<p class="p4">Messires, messeigneurs! voilà l'aube qui s'en
-va, voici l'aurore qui s'en vient. Et voici donc
-venir la troisième des péripéties par quoi finit
-la Merveilleuse Histoire ... et voilà tout à heure
-la Merveilleuse Histoire finie:</p>
-
-<p class="p2">Achmet pacha, quatre minutes plus tôt, avait
-laissé l'Empereur et Roi dans l'antichambre
-de la geôle, seul; et, dans la salle des gardes,
-les gentilshommes espagnols désarmés.</p>
-
-<p>Pour ses gardes à lui ... je veux dire pour sa
-bande de brigands tire-laine, déjà deux fois
-vainqueurs (lui les menant), des gardes royaux
-<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span>du Roi des Castilles...&mdash;et ces gardes royaux,
-messires et messeigneurs! soyez-m'en tous
-témoins!... étaient certes les premiers soldats
-de tous les soldats francs de ce temps: ceux-là
-qui avaient vaincu et capturé, sur un sinistre
-champ de bataille, le Roi François I<sup>er</sup>
-lui-même!...&mdash;pour les bandits qui donc étaient
-ses gardes à lui, Achmet les avait postés aux
-portes et murs de la bastille...</p>
-
-<p>Or, sortant de la geôle, il retrouva fort bien
-son prisonnier dans l'antichambre, et lui ouvrit,
-de sa main, la geôle royale... Mais, dans
-la salle des gardes, il ne retrouva plus les gentilshommes
-du Roi Carlos: à leur place,
-et prisonniers à leur tour, et désarmés, et garrottés,
-étaient ses propres hommes, à lui: la
-bande entière des coupe-jarrets dont il avait
-fait ses soldats! Oui-dà! Lui n'étant plus à leur
-tête, ces pauvres hères avaient tout aussitôt
-cessé d'être des guerriers, cessé d'être des
-hommes pour redevenir des vilains et des
-lâches. Toutefois, qui donc les avait en un clin
-d'œil vaincus et pris? Achmet s'en courut à la
-porte... Là, sur le seuil, avec tous les gentilshommes
-délivrés, quelqu'un se tenait ... quelqu'un
-qu'Achmet avait déjà vu peu avant,
-<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span>l'épée au fourreau ... et qu'il revoyait d'ailleurs,
-l'épée au fourreau pareillement ... mais
-qu'il eût mieux aimé voir changé en quelque
-autre, quelque autre, fût-il Iblis même glaive,
-griffes, cornes et dents nus.</p>
-
-<p>Don Pedro salua, très bas:</p>
-
-<p>&mdash;Señor&mdash;dit-il&mdash;je baise les mains de
-Votre Grâce ... et je rougirais de lui rappeler
-qu'elle daigna, l'autre mois...</p>
-
-<p>Achmet pacha rendit salut pour salut:</p>
-
-<p>&mdash;... Vous donner un serment, señor?...
-Je dis «donner!»: car, telle Votre Grâce
-elle-même, je donne ces dons-là et ne prête
-pas. Le tout est donc à vous. Oserai-je m'étonner
-de revoir si tôt et dans ce lieu?...</p>
-
-<p>Don Pedro mit la main à l'épée:</p>
-
-<p>&mdash;A la disposition de Votre Grâce!&mdash;s'écria-t-il:&mdash;Mais
-qu'Elle sache d'abord que
-c'était ma consigne, écrite de la main même du
-Roi mon maître ... ma consigne d'être ici, ce
-soir, à l'heure même où j'y suis venu. Et Votre
-Grâce peut voir que j'y suis venu seul!</p>
-
-<p>La consigne écrite, qu'offrait don Pedro,
-tomba aux pieds d'Achmet, qui la ramassa, ne
-la lut point, et, pour la rendre à qui elle était,
-ploya le genou:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span>&mdash;Je fais mes excuses au marquis don Pedro,&mdash;dit-il:&mdash;au
-marquis don Pedro, plus loyal
-que je ne suis!</p>
-
-<p>&mdash;Beaucoup moins!&mdash;protesta don Pedro.</p>
-
-<p>&mdash;Mais mon souhait, señor?... daignez-vous?...
-Achmet pacha ne soupira point, et fit seulement
-le signe d'obéissance:</p>
-
-<p>&mdash;Señor,&mdash;fit don Pedro,&mdash;je souhaite
-que Votre Grâce m'introduise elle-même auprès
-de Sa Majesté ... j'ai voulu dire auprès de Leurs
-Majestés!...</p>
-
-<p>Ainsi fit Achmet.&mdash;Ainsi font, en pareilles
-occurrences, les hommes, qui sont vrais
-hommes de cœur.&mdash;Achmet pacha, le cimeterre
-au fourreau, rentra donc dans la geôle
-royale, précédant don Pedro, l'épée nue.</p>
-
-<p class="p2">Or, les princes, messires et messeigneurs!
-comprennent mille choses que les sujets ne
-comprennent jamais. Et ces mille choses, mille
-fois plus vite! La Merveilleuse Histoire, que
-nul chanteur jamais ne leur avait chantée, François
-I<sup>er</sup> de France et Charles-Quint d'Espagne
-n'en ignoraient déjà rien, l'un ni l'autre. Lors,
-Achmet pacha, le cimeterre au fourreau, ne but
-nulle honte; non plus que don Pedro, l'épée
-<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span>nue ... car celui-ci, fort plaisamment, fut tancé
-par l'Empereur et Roi:</p>
-
-<p>&mdash;Armé devant moi, señor marquis? êtes-vous
-rebelle? remettez!... Au fait... non! rendez!...</p>
-
-<p>Sire Charles-Quint s'était saisi de l'épée
-nue:</p>
-
-<p>&mdash;Don Pedro, recevez!&mdash;il le frappa aux
-deux épaules:&mdash;C'est la Toison...</p>
-
-<p>(La Toison, messires et messeigneurs, valait
-le Saint-Michel qui valait l'Ehrtogrul).</p>
-
-<p>Le Roi d'Espagne avait détaché son collier.</p>
-
-<p>Il n'en avait, comme juste, qu'un. Mais le
-Roi de France en portait, ce soir-là par extraordinaire,
-un pareil. Et le Roi d'Espagne lui
-dit:</p>
-
-<p>&mdash;Mon frère, puisque vos bons sujets vous
-ont, ce soir, racheté contre rançon, avant
-même que ce compagnon-là n'ait failli vous
-échanger contre ce compagnon-ci,&mdash;il se touchait
-du doigt après avoir touché du doigt Achmet,&mdash;et
-puisque vous nous faites, en marque
-de réconciliation et d'amitié ravivée, l'honneur
-de porter nos Ordres comme je porte les vôtres,
-vous plaît-il de donner de notre part votre
-<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span>propre Toison au pacha amiral que naguère
-vous fîtes marquis et chevalier?</p>
-
-<p>&mdash;De tout cœur affectueux!&mdash;cria le Roi de
-France!&mdash;Compère, prends donc et sois fier:
-La Toison est grande. Mais à ton noble ami,
-donne toi-même, et de ma part, non pas mon
-manteau, mais le manteau du Roi-Empereur:
-qu'il prenne...</p>
-
-<p>&mdash;Et sois fier, acheva sire Charles-Quint, si
-grande que soit la Toison, le Saint-Michel n'est
-pas plus petit.</p>
-
-<p>Ainsi savent les vrais Maîtres honorer les
-vrais Serviteurs.</p>
-
-<p class="p4">L'aurore est rose. L'aurore rougit. Messires,
-messeigneurs! on bâte les chameaux, le chant
-est chanté, l'histoire est dite,&mdash;la Merveilleuse
-Histoire d'Achmet Djemaleddine, chef
-tcherkess, pirate, pacha, vali, grand d'Espagne,
-marquis de France, amiral d'Islam, ami de
-trois Sublimes Princes: François de France,
-Carlos d'Espagne et Souléïman le Magnifique!
-Elle est dite, du premier mot au dernier mot
-messires, messeigneurs! A présent, bénédiction
-<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span>d'Allah sur tous! Et de tous, sur le chanteur,
-générosité! générosité, messires, messeigneurs!
-générosité sur moi, votre serf, Abdullah, fils
-d'Atik-Ali, sur moi, le chétif! générosité! au
-nom de l'Unique! car voici le muezzin qui déjà
-chante, tel le troisième coq: <i>La illah il Allah!...</i></p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_9" id="Footnote_1_9"></a><a href="#FNanchor_1_9"><span class="label">[1]</span></a> <i>Han</i>, auberge ou <i>caravansérail</i> en Anatolie.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_10" id="Footnote_2_10"></a><a href="#FNanchor_2_10"><span class="label">[2]</span></a> Messires, en turc: <i>effendi</i>; appellation très courtoise,
-originellement réservée aux seuls musulmans.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_11" id="Footnote_3_11"></a><a href="#FNanchor_3_11"><span class="label">[3]</span></a> Messeigneurs, en turc: <i>Tchelebi</i>, appellation d'une
-égale courtoisie, mais à l'usage des chrétiens.&mdash;Jules
-Verne, écrivant son Kéraban le-Têtu, eut tort de lui donner
-du «Seigneur Kéraban.» Il eût fallu: «Sire Kéraban,»
-puisque <i>Keraban effendi</i> était de la Foi.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_12" id="Footnote_4_12"></a><a href="#FNanchor_4_12"><span class="label">[4]</span></a> Le suffixe <i>eddine</i> équivaut à notre particule <i>de</i>; au
-<i>von</i> des Allemands; au <i>van</i> des Hollandais; au <i>sir</i> des
-Anglais; et octroie la noblesse.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_5_13" id="Footnote_5_13"></a><a href="#FNanchor_5_13"><span class="label">[5]</span></a> <i>Vicaire</i>, en turc <i>Khalifa</i>. Le Khalife de l'Islam n'est
-rien de plus que le Vicaire d'Allah.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_6_14" id="Footnote_6_14"></a><a href="#FNanchor_6_14"><span class="label">[6]</span></a> <i>L'alaïk</i>, l'esclave chargée du service des tchibouks,
-laquelle se tient à genoux auprès du maître, tout le temps
-que le maître fume le tchibouk,&mdash;qui est la longue pipe
-de merisier ou de jasmin.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_7_15" id="Footnote_7_15"></a><a href="#FNanchor_7_15"><span class="label">[7]</span></a> Les armes d'acier dur, niellé d'or, furent d'abord
-trempées en Perse. Puis Damas imita Ispahan. Puis Tolède
-imita Damas. Et, à chaque fois, la qualité baissa d'un
-degré.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_8_16" id="Footnote_8_16"></a><a href="#FNanchor_8_16"><span class="label">[8]</span></a> Le peintre Ribeira.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_9_17" id="Footnote_9_17"></a><a href="#FNanchor_9_17"><span class="label">[9]</span></a> 683 ans musulmans,&mdash;ans lunaires,&mdash;qui valent
-632 ans solaires de notre calendrier.</p></div>
-</div>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span></p>
-
-<h2>SEPT LETTRES DE PRINCESSE<br/><br />
-
-<span style="font-size: smaller;">ÉCRITES IL Y A DIX ANS (1911)<a name="FNanchor_1_18" id="FNanchor_1_18"></a><a href="#Footnote_1_18" class="fnanchor">[1]</a></span></h2>
-
-<p><i>Pour le capitaine Tewfik bey Kibrizli,
-pour l'émir Mohammed Arslan, morts
-pour leur patrie.</i></p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_18" id="Footnote_1_18"></a><a href="#FNanchor_1_18"><span class="label">[1]</span></a> Le conte précédent,&mdash;<i>L'Extraordinaire Aventure...</i>&mdash;nous
-reportait aux premiers temps, aux temps les plus
-héroïques de l'amitié franco-turque. Les <i>Sept Lettres de
-Princesse...</i> que voici nous reportent à la très pire époque
-d'il y a dix années. C'est, en effet, vers 1911 que la France,&mdash;je
-veux dire l'opinion française, plus encore que le gouvernement
-français, oublia son histoire et ses intérêts,
-et prit imbécilement, contre la Turquie isolée et attaquée,
-le parti des mauvaises nations qui attaquaient notre
-vieille alliée. De cette stupide erreur découla le ressentiment
-turc, et l'alliance germano-turque de 1914. La Turquie
-en est tout innocente. Et je l'atteste sur mon honneur
-de marin et de Français.&mdash;C. F.</p></div>
-</div>
-
-<hr class="r35" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span></p>
-
-<h3>LETTRE I</h3>
-
-<div class="letter">
-<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p>
-
-<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p>
-
-<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, Paris.</i></p>
-
-<p class="date">Constantinople, le 18 zilhidjé 1328<a name="FNanchor_1_19" id="FNanchor_1_19"></a><a href="#Footnote_1_19" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
-
-<p class="dest">Ma sœur jolie, tant aimée,</p>
-</div>
-
-<p>C'est une terrible résolution que je prends
-là, de vous écrire en français! Jusqu'ici, vous
-le savez, j'ai toujours écrit toutes mes lettres en
-turc, toutes, sans exception! Mais voilà! vous,
-vous ne savez pas lire le turc ... ou, du moins,
-vous ne savez pas très bien ... vous épelez seulement...
-Alors, ce serait une corvée pour
-vous, une affreuse corvée, quatre pages à déchiffrer
-de droite à gauche!<a name="FNanchor_2_20" id="FNanchor_2_20"></a><a href="#Footnote_2_20" class="fnanchor">[2]</a>. Sûrement, vous
-<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span>n'en viendriez pas à bout. Et vous ne les liriez
-pas, mes quatre pauvres pages. Alors, comme je
-tiens à ce que vous les lisiez ... même quand
-elles seront huit ... ou douze ... il faut bien que
-je me résigne et que je me risque à écrire en
-français... Par exemple, dites? mes deux chers
-beaux yeux<a name="FNanchor_3_21" id="FNanchor_3_21"></a><a href="#Footnote_3_21" class="fnanchor">[3]</a>? vous ne vous moquerez pas
-trop j'ai si peu l'habitude du français! Comment
-voulez-vous que je fasse? Je vais penser
-chaque phrase en turc, et puis traduire. Ce sera
-ridicule, forcément, quoique vous m'avez dit
-parfois, jadis, que mes traductions faisaient en
-somme un français presque classique... En tout
-cas, soyez indulgente!</p>
-
-<p>D'abord, il faut que vous soyez indulgente!
-Oui: <i>il faut</i>, parce que, si je fais trop de fautes,
-c'est vous qui serez responsable.&mdash;Vous, oui,
-vous, mes deux chers yeux! vous qui exigez
-que je vous écrive des lettres difficiles... Vous
-comprenez, s'il avait suffi de vous dire les
-choses ordinaires, les choses simples, par
-exemple, les choses tendres dont mon cœur est
-plein à déborder, pour vous:&mdash;que je suis au
-désespoir, à cause de votre départ, que j'en
-<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span>pleure à rider mes joues, que mon âme fidèle
-est partie aussi, avec vous, dans ce vilain Orient-express,
-que je n'ai pas ouvert une fois mon
-piano depuis que vous n'êtes plus là pour jouer
-à quatre mains ... oh! s'il avait suffi de dire
-cela, j'aurais su. Ces choses tendres, ça se dit
-certainement en français, tout comme en turc.
-On s'aime avec les mêmes baisers dans tous les
-pays, n'est-ce pas?&mdash;Mais, vous autres Françaises,
-vous n'êtes pas du tout, du tout sentimentales!
-Je me souviens: du temps que vous
-étiez ici, et que vous veniez me rendre visite, je
-n'ai jamais pu vous dire trois paroles un peu
-douces sans vous faire éclater de rire, très méchamment.
-Et après, vous vous moquiez, vous
-vous moquiez! Alors, je pense bien qu'à présent,
-lointaine comme vous voilà, vous vous moqueriez
-dix fois plus méchamment, dix fois au
-moins. Et si vous saviez quelle peur nous en
-avons, toutes tant que nous sommes, de vos
-terribles moqueries françaises!<a name="FNanchor_4_22" id="FNanchor_4_22"></a><a href="#Footnote_4_22" class="fnanchor">[4]</a> Je ne vais
-pas m'y risquer, soyez tranquille!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span>D'ailleurs, vous m'avez expliqué très clairement
-ce que vous vouliez que j'y mette, dans
-ces longues lettres difficiles que vous exigez de
-votre petite sœur obéissante. Vous voulez que
-je vous donne les nouvelles d'ici, toutes les nouvelles,
-et les nouvelles vraies;&mdash;pas celles que
-choisissent, découpent, cuisinent et mijotent,
-prudemment, pour vos estomacs européens, nos
-journaux soi-disant libres<a name="FNanchor_5_23" id="FNanchor_5_23"></a><a href="#Footnote_5_23" class="fnanchor">[5]</a>. Vous voulez que
-je vous montre, avec beaucoup, beaucoup de
-détails, notre vie actuelle dans nos harems
-d'aujourd'hui,&mdash;notre vie modifiée, transformée,
-moderne, enfin! celle que nous vivons
-depuis la Révolution, «depuis l'Affranchissement!»
-comme vous dites.&mdash;Vous voulez que
-je vous expose avec encore beaucoup, beaucoup
-de détails, nos idées, nos théories, nos vœux,
-nos revendications... (toujours comme vous
-dites); notre programme, enfin! Vous voulez
-que je vous fasse suivre le mouvement féministe
-en Turquie... Naturellement, je copie tout
-ça, mot à mot, sur votre lettre à vous ... parce
-<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span>qu'il y a là un tas de mots que, moi, je n'emploie
-guère souvent, et dont le sens précis
-m'échappe même un peu...</p>
-
-<p>Au fait, avant de commencer ... voyons, ma
-grande sœur bien chérie! vous me demandez
-là des choses ... des choses assez extraordinaires,
-savez-vous?... Vous n'êtes pourtant
-pas, vous, une de ces Françaises qui, jamais,
-au grand jamais, n'ont mis leurs jolis pieds
-hors de France... Vous n'êtes pas de ces Parisiennes
-dont vous m'avez parlé jadis, et sur
-lesquelles vous-même faisiez tant de plaisanteries:
-de ces Parisiennes qui vivent toute leur
-vie dans l'un des trois arrondissements vraiment
-parisiens,&mdash;oh! je me rappelle même
-leurs numéros: le septième, le huitième et le
-seizième!&mdash;de ces Parisiennes qui naissent là,
-meurent là, et n'en sortent pas plus que le
-pauvre vieux Sultan Abd-ul-Hamid ne sortait
-jadis de ses palais d'Yildiz: en tout et pour
-tout, une fois par semaine! le vendredi:&mdash;lui
-pour aller à sa mosquée, faire la prière; elles
-pour aller à l'Opéra, manger des fruits glacés.&mdash;Que
-j'avais ri avec vous, le jour où vous
-m'aviez raconté ça!&mdash;Oui! mais, vous, c'est
-autre chose!... Vous, sœur aimée, vous êtes
-<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span>une voyageuse. Vous avez suivi M. de La
-Cherté dans tous ses postes diplomatiques, à
-Madrid, à Pétersbourg, à Pékin même. Et vous
-êtes restée un an ici, à Constantinople. Vous
-connaissiez plusieurs harems. Vous y étiez
-reçue familièrement, vous étiez mon amie la
-plus intime, et l'amie de beaucoup de mes amies.
-Alors? comment pouvez-vous employer des
-mots si considérables pour parler de nous? de
-nous qui sommes de si petites choses! Est-ce
-donc qu'à peine rentrée à Paris, Paris vous a
-fait oublier tout ce que Stamboul vous avait
-appris?</p>
-
-<p>Alors, il faut donc que je vous redise tout?&mdash;comme
-je dirais tout à une étrangère?&mdash;mais,
-par exemple! plus franchement: car vous pensez
-bien qu'à une vraie étrangère, je n'oserais
-guère dire que ce que tout le monde sait.</p>
-
-<p>Enfin!... commençons!&mdash;Mes deux chers
-beaux yeux, nous, femmes turques, nous
-sommes très inconnues de l'Europe, plus inconnues,
-je crois, que ne sont les femmes chinoises
-ou les femmes japonaises. Et pourtant, Pékin
-et Tokio sont bien loin de Paris, et Constantinople
-tout près.</p>
-
-<p>N'importe! on se figure à notre sujet des
-<span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span>choses impossibles, effarantes. On se figure que
-nous sommes des esclaves, vivant enfermées,
-encagées, presque enchaînées, et gardées à vue
-par d'autres esclaves, nègres et féroces, armés
-jusqu'aux dents, lesquels, de temps en temps,
-nous cousent dans des sacs et nous jettent dans
-des Bosphore. On se figure que nous vivons par
-groupes nombreux d'épouses rivales, chaque
-mari turc ayant pour soi seul tout un «harem»,
-c'est-à-dire huit ou dix femmes, pour le moins.
-On se figure que, dans nos cages, nous vivons,
-vêtues de satin rose tendre ou de velours vert
-d'eau, d'une façon tout à fait poétique, parmi
-des danses, des chansons, des cigarettes et des
-confitures à la rose, parmi des narguilés, parmi
-des pipes d'opium aussi. On se figure enfin,&mdash;depuis
-que notre cher grand Loti a écrit son si
-beau livre, si mal compris, <i>les Désenchantées</i>,&mdash;on
-se figure également que la plupart
-d'entre nous savent à merveille le grec et le
-latin, l'algèbre et la philosophie, et que toutes,
-femmes savantes ou ignorantes, rêvons exclusivement,
-jour et nuit, de secouer «notre joug»
-et de reconquérir «notre liberté, notre dignité
-et nos droits de la femme». N'est-ce pas, mes
-deux beaux yeux, que c'est tout à fait ça qu'on
-<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span>se figure à Paris, au moins dans le monde des
-jolies dames qui jamais ne sortent des fameux
-septième, huitième et seizième arrondissements?
-Mais vous, ma grande sœur tant aimée,
-vous êtes une toute autre dame,&mdash;quoique la
-rue de Varenne en soit justement, ce me
-semble, des trois arrondissements sacrés?&mdash;N'importe!
-vous, vous savez!</p>
-
-<p>Vous savez ce que nous sommes «pour de
-vrai»: des femmes, mash'Allah!<a name="FNanchor_6_24" id="FNanchor_6_24"></a><a href="#Footnote_6_24" class="fnanchor">[6]</a> à peu
-près pareilles aux autres ... à peu près pareilles
-à vous ... un peu plus naïves, un peu plus simplettes,
-un peu plus femmes-enfants; mais,
-somme toute, pas tellement différentes. Vous
-savez que nos maris sont aussi des hommes à
-peu près pareils à vos maris, quoiqu'un peu
-plus naïfs, un peu plus simples, un peu plus
-neufs,&mdash;comme sont leurs femmes... Tels
-époux, telles épouses, chacun sait! Il n'y a pas
-là de quoi s'étonner. Notre vie, vous la connaissez:
-nous sommes, tout bien compté, à peu
-près aussi libres que vous êtes:&mdash;Nous ne
-vivons pas à la maison beaucoup plus que vous;
-<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span>nous sortons comme il nous plaît, à pied ou en
-voiture; nous recevons nos amies; nous lisons
-les livres qui nous plaisent; nous jouons
-la musique que nous aimons... Bref, il ne s'en
-faut pas de beaucoup que nous ne soyons des
-Parisiennes,&mdash;identiques, ma foi, à toutes
-celles qui habitent votre quartier si parfaitement
-parisien...</p>
-
-<p>Mais tout ça, nous l'étions avant la Révolution.
-Vous le savez, vous l'avez vu de vos yeux,
-jadis. Nous le sommes restées. Et voilà ... voilà
-tout...</p>
-
-<p>Alors? je vous entends protester de toutes
-vos forces:&mdash;Quoi? elle n'aurait donc rien
-changé, cette Révolution si belle, si noble, si
-grande? Nous ne serions pas affranchies, après
-cet Affranchissement qui vous a si fort enthousiasmée?
-Est-ce possible, réellement?&mdash;Hélas!
-c'est très possible. C'est très certain.&mdash;Quoique...
-en y songeant bien ... il y ait peut-être
-quelque chose de nouveau parmi nous,
-quelque chose qu'il serait injuste de passer
-sous silence. Je vais vous expliquer en détail
-ce que c'est,&mdash;<i>insh' Allah!</i>&mdash;si Dieu permet...</p>
-
-<p>Mais pas aujourd'hui, voulez-vous? Voilà qui
-<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span>est déjà beaucoup écrit, et ma main est très
-lasse. En outre, il me faut arranger les choses
-dans ma tête, mettre mes idées en ordre. Ce
-soir, je n'y arriverais jamais.</p>
-
-<p>Je vous récrirai donc par le prochain Orient,
-voulez-vous? D'ici là, ne dites pas trop de mal
-de ma pauvre chère Turquie: elle ne le mérite
-pas, je vous assure! Au revoir, ma sœur si
-jolie, tant et tant aimée. Au revoir... Je suis
-votre petite sœur tendre, tendre,</p>
-
-<p><span class="smcap">Séniha.</span></p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_19" id="Footnote_1_19"></a><a href="#FNanchor_1_19"><span class="label">[1]</span></a> 20 décembre 1910.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_20" id="Footnote_2_20"></a><a href="#FNanchor_2_20"><span class="label">[2]</span></a> L'écriture turque se lit en commençant chaque ligne par
-la droite.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_21" id="Footnote_3_21"></a><a href="#FNanchor_3_21"><span class="label">[3]</span></a> <i>Mes deux chers beaux yeux</i>, traduits mot à mot du
-turc, correspond au français: <i>Ma très chérie</i> ou <i>ma préférée</i>.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_22" id="Footnote_4_22"></a><a href="#FNanchor_4_22"><span class="label">[4]</span></a> L'ironie française est en effet une terreur, non seulement
-pour nos amis de Turquie, mais même pour tous
-nos autres amis étrangers, et surtout pour tous nos ennemis,
-n'importe d'où.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_5_23" id="Footnote_5_23"></a><a href="#FNanchor_5_23"><span class="label">[5]</span></a> C'était alors le temps du comité Union et Progrès,
-qui commença la ruine de l'Empire des Khalifes. Et la
-presse,&mdash;prétendue libre,&mdash;l'était sensiblement moins
-qu'au temps d'Abd-ul-Hamid.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_6_24" id="Footnote_6_24"></a><a href="#FNanchor_6_24"><span class="label">[6]</span></a> <i>Mash'Allah!...</i> équivaut à peu près à notre: <i>Mon
-Dieu!...</i> ou à notre: <i>Grâce à Dieu!...</i> et <i>Insh'Allah!...</i> à
-notre: <i>S'il plaît à Dieu!...</i></p></div>
-</div>
-
-<hr class="r35" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span></p>
-
-<h3>LETTRE II</h3>
-
-<div class="letter">
-
-<p class="l1">La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</p>
-
-<p class="l2">à madame Simone de La Cherté,</p>
-
-<p class="l3">91, rue de Varenne, Paris.</p>
-
-<p class="date">Constantinople, le 9 mouharrem 1329<a name="FNanchor_1_25" id="FNanchor_1_25"></a><a href="#Footnote_1_25" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
-
-<p class="dest">Mes chers beaux yeux bleus,</p>
-</div>
-<p>Non, voyez-vous, il ne faut pas du tout me
-gronder pour ma paresse. C'est vrai que voilà
-quinze grands jours bien comptés, depuis ma
-dernière lettre. Mais j'ai eu trop de choses à
-faire, ces deux semaines passées. Trop, je vous
-jure! D'abord, mon cousin Mehmed bey s'est
-marié. Et vous savez qu'un mariage, chez nous,
-ce sont des réjouissances à n'en plus finir... A
-propos: une de vos anciennes relations d'ici,
-Mrs Hockley, de la légation américaine, y a
-<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span>assisté, à ce mariage de Mehmed bey. Et,
-comme elle n'a pas manqué de s'embrouiller
-à son ordinaire dans l'heure à la turque et
-à la franque<a name="FNanchor_2_26" id="FNanchor_2_26"></a><a href="#Footnote_2_26" class="fnanchor">[2]</a>, elle a fini par arriver en
-retard,&mdash;mais, là, en retard! vous ne vous
-figurez pas! Naturellement, par politesse, nous
-avions, nous, attendu, et le <i>coltouk</i><a name="FNanchor_3_27" id="FNanchor_3_27"></a><a href="#Footnote_3_27" class="fnanchor">[3]</a> s'est
-trouvé retardé d'autant, ce qui a mis la mariée
-dans un état d'énervement affreux. Mrs Hockley
-n'a pas eu l'air de s'en douter, et elle n'a
-pas dit un seul mot d'excuse. Vous auriez été
-autrement courtoise, vous, ma sœur aimée que
-j'aime si fort, si fort! Mais sans doute cette Américaine
-se croyait-elle chez des sauvages qu'elle
-honorait déjà beaucoup en daignant venir à
-leur fête. Peu importe: tout cela n'est que
-pour vous prouver que, vraiment, mon temps
-n'a pas été du tout à moi, ces jours derniers.</p>
-
-<p>Je n'en ai pas moins sérieusement pensé à
-vos terribles questions. Et, à force d'y penser,
-<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span>je suis arrivée à croire que je saurai presque
-y répondre, ce qui représente une certaine
-présomption de la part d'une toute petite sœur
-cadette telle que moi, bonne seulement à vous
-aimer, à vous adorer de tout son cœur... Bon!
-qu'ai-je dit, vous allez encore vous moquer!...
-puisque vous m'avez répété une fois de plus,
-dans votre dernière lettre, que j'avais «à la
-rigueur» le droit de vous aimer, mais à la
-condition expresse «que ça ne se voie pas»!...
-<i>Mash'Allah!</i> que vous êtes peu sentimentales,
-vous autres Françaises! Nous, Turques, quand
-nous aimons, notre tendresse s'échappe hors
-de nous, et jaillit par toutes les paroles de
-notre bouche!...</p>
-
-<p>Enfin! je sais bien que ce ne sont pas des
-lettres douces que vous attendez de moi: ce
-sont des lettres «documentaires»,&mdash;pouah!
-quel mot! Vous voulez savoir ce que sont
-devenus nos harems depuis la grande Révolution.
-Vous voulez savoir où en est «le mouvement
-féministe» en Turquie, où en est «la
-femme turque»... Bon! votre petite sœur va
-vous obéir, docilement...</p>
-
-<p>Pour commencer, par exemple, il faut faire
-quelques distinctions.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span>«La femme turque»... Savez-vous que c'est
-un peu vague? Il y a beaucoup de femmes
-turques.&mdash;«Où en est la femme turque depuis
-la grande Révolution?»&mdash;Mais ... quelle femme
-turque?... Voulez-vous parler des princesses
-comme moi, des cadines, parentes ou alliées du
-Sultan? Voulez-vous parler des dames de notre
-aristocratie, des <i>hanoums</i> de ministres, ou de
-<i>muchirs</i>, ou de gouverneurs? Voulez-vous
-parler des femmes de la bourgeoisie, des
-femmes du peuple? Il faut s'entendre. En tout
-cas, j'espère que vous ne voulez pas parler
-exclusivement de ces rares, très rares Turques,&mdash;moins
-Turques qu'européennes,&mdash;de
-ces <i>Désenchantées</i>, comme les a très bien
-nommées Loti, qui aurait aussi pu les nommer
-les <i>Déturquisées</i><a name="FNanchor_4_28" id="FNanchor_4_28"></a><a href="#Footnote_4_28" class="fnanchor">[4]</a>. Car celles-ci sont terriblement
-loin de toutes les autres, par les idées
-comme par les désirs...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span>Parlons des autres. Et écoutez-moi bien, ma
-grande sœur si jolie! Écoutez-moi, car, maintenant,
-je suis sûre, sure, sûre d'avoir raison...</p>
-
-<p>Notre vie d'autrefois,&mdash;d'avant la Révolution,&mdash;vous
-la connaissiez. Vous savez qu'elle
-était, en somme, exactement pareille à votre
-vie occidentale, sauf en ce qui concerne le
-<i>tchartchaf</i>&mdash;le voile obligatoire, pas beaucoup
-plus épais, d'ailleurs, que vos voilettes&mdash;et
-sauf en ce qui concerne cette interdiction
-qui nous est faite, absolue, de recevoir chez
-nous aucun homme étranger, et de jamais
-pouvoir, par conséquent, nouer aucune amitié
-masculine. Eh bien! cette vie-là, je vous l'affirme,
-je vous le jure ô mes deux chers yeux
-perçants comme deux flèches! cette vie-là,
-telle qu'elle était, <i>telle qu'elle est encore, car
-la Révolution n'en a pas modifié un seul
-détail</i>, cette vie-là, pour quatre-vingt-dix-neuf
-femmes turques sur cent, <i>c'est le bonheur</i>, le
-bonheur entier, complet, sans mélange et sans
-réserve!... oui, le bonheur.&mdash;Calculons
-plutôt:&mdash;D'abord, les femmes du peuple...
-Croyez-vous que ça leur manque beaucoup, la
-joie inconnue de montrer son nez aux passants
-et de flirter avec un chacun? Vos femmes du
-<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span>peuple, à vous, ont-elles donc un «jour»? Et
-la besogne quotidienne ne constitue-t-elle pas
-les quatre quarts de leurs soucis quotidiens?
-Or, cette besogne est cent fois moins dure à
-Constantinople qu'à Paris. Dame! la femme
-voilée ne va pas à l'atelier, ni à la manufacture.
-Elle s'occupe uniquement de son ménage. Et,
-dans ce ménage, le mari ne rentre <i>jamais</i> ivre,
-jamais au grand jamais, puisque le Turc (je ne
-dis pas l'Arménien, je ne dis pas le Grec!) ne
-boit ni vin, ni bière, ni alcool. Donc, point de
-batailles abominables entre femme et mari,
-point de «bleus» ni de meurtrissures, point
-de larmes non plus. Il y a toujours du <i>pilaf</i><a name="FNanchor_5_29" id="FNanchor_5_29"></a><a href="#Footnote_5_29" class="fnanchor">[5]</a>
-au logis, et souvent du <i>kébab</i><a name="FNanchor_6_30" id="FNanchor_6_30"></a><a href="#Footnote_6_30" class="fnanchor">[6]</a>, sauf quand
-l'usurier chrétien s'en mêle. Croyez-vous qu'une
-ménagère turque changerait de bon cœur avec
-une ouvrière de votre douce France?</p>
-
-<p>Les bourgeoises, maintenant... Ce sont de
-très petites bourgeoises, naturellement, parce
-qu'il n'y en a guère de grandes, chez nous.
-Donc, de petites bourgeoises, femmes d'employés,
-femmes de marchands, femmes d'officiers,
-<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span>même... Bon! vous figurez-vous que
-celles-ci diffèrent tellement de celles-là,&mdash;des
-femmes du peuple,&mdash;surtout dans notre
-Turquie si prodigieusement démocratique?...
-Souvenez-vous, sœur bien-aimée: vous avez
-ri, certain jour que nous nous promenions
-nous deux, de rencontrer un colonel en uniforme,
-lequel revenait du marché, un chou-fleur
-d'une main, une friture de l'autre. Allez!
-la femme de ce colonel n'est pas plus à plaindre
-qu'une femme de laboureur ou d'ouvrier.</p>
-
-<p>Restent les femmes «du monde», les princesses,
-telles que moi;&mdash;moi, si vous voulez.</p>
-
-<p>Mais que suis-je, moi? la fille de ma mère!
-Et qu'était ma mère? une petite Circassienne de
-rien du tout! la fille d'un chef montagnard de
-race très noble, mais très sauvage; la sœur d'une
-demi-douzaine de femmes très voilées qui, aujourd'hui
-encore, vivent sous une tente, au flanc
-d'un des monts du Caucase. Or, on ne lit pas
-les romans de M. Bourget, sous cette tente-là;
-et on n'y rêve pas des «droits imprescriptibles
-de la femme». Ma mère, amenée un jour à
-Constantinople, pour le harem d'un <i>effendi</i> du
-sang d'Osman, crut entrer dans le palais d'Aladdin
-quand elle entra dans notre vieux conak
-<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span>de Stamboul. Ne lui demandez donc pas de
-jamais vouloir en sortir! Moi-même, mes deux
-chers yeux, moi, fille de ma mère, élevée par
-elle, j'avoue très humblement que la seule
-pensée d'ôter mon tchartchaf ou de parler à
-un homme, fût-ce à votre propre mari ... oh!...
-cette pensée me fait, à moi, le même effet qu'à
-vous celle d'ôter votre robe et votre chemise
-en pleine rue de la Paix!...</p>
-
-<p>Et il y en a beaucoup, beaucoup, beaucoup,
-de femmes pareilles à moi, dans notre société
-turque.</p>
-
-<p>Alors, qui trouverons-nous, dans tout l'empire,
-quelles femmes, pour souffrir de notre
-vie soi-disant murée? Exclusivement, les
-petites-filles des sœurs de ma mère&mdash;les
-filles de mes sœurs à moi; ma fille, tenez! ma
-mignonne Leïlah, et ses pareilles, celles que
-nous, demi-civilisées, élevons tout à fait à
-l'occidentale. Quand Leïlah sera grande, peut-être
-souhaitera-t-elle mettre au vent son bout
-de nez rose et flirter avec votre amour de petit
-garçon... Elle, oui... je ne dis pas...</p>
-
-<p>Mais combien y en a-t-il, des Leïlah, dans
-tout l'Empire? combien y en aura-t-il, plutôt?
-dans quinze ou vingt ans? Faisons bonne
-<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span>mesure... Cinq cents? cinq mille?... Non! je
-ne crois pas qu'il y en aura cinq mille... Enfin,
-admettons! cinq mille donc, sur les dix millions
-de musulmanes qui peuplent l'Anatolie
-et la Roumélie&mdash;l'Asie et l'Europe!... Cinq
-mille, pour exagérer.&mdash;Celles-là souffriront,
-soit! Mais, chose digne d'être dite, c'est surtout
-par la faute de la Révolution qu'elles souffriront.</p>
-
-<p>Eh oui!&mdash;Parce que, hier, elles étaient résignées;
-et parce que, demain, elles ne le seront
-plus. Dès le premier jour de l'ère nouvelle,
-les Jeunes-Turcs, frais arrivés d'exil,&mdash;de
-Paris ou de Londres, et de Berlin davantage,
-où ils avaient vécu longtemps et oublié la
-vieille Turquie, la vraie Turquie, à supposer
-qu'ils l'eussent jamais connue, ce dont je ne
-suis pas très sûre,&mdash;les Jeunes-Turcs, donc,
-promirent tout de suite à «leurs sœurs captives»
-l'affranchissement.</p>
-
-<p>Ils ont peut-être promis de très bonne foi.</p>
-
-<p>Mais ils n'ont pas tenu.</p>
-
-<p>Ils ne pouvaient pas tenir! Sur dix millions
-de «sœurs captives», neuf millions neuf
-cent quatre-vingt-quinze mille&mdash;au moins&mdash;refusaient
-énergiquement d'être affranchies!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span>Et voilà pourquoi, chère grande sœur chérie,
-voilà pourquoi la Révolution n'a encore
-rien changé à notre sort, et n'y changera rien,
-de très longtemps.</p>
-
-<p>Mais j'aurai encore là-dessus beaucoup à
-vous dire...</p>
-
-<p>Pour l'instant, au revoir. Voici ma Leïlah
-qui, de toutes ses petites forces, me tire par ma
-manche. Je lui dis que je vous écris, et qu'elle-même
-pourra, dès qu'elle voudra, vous écrire
-aussi. Bon! il n'y a plus d'enfants turcs! Savez-vous
-ce qu'elle me répond, cette mignonne
-rose? «Certainement, je lui écrirai: j'ai une
-main comme toi!»</p>
-
-<p>Adieu, mes deux chers yeux. Je suis votre
-petite sœur aimante,</p>
-
-<p><span class="smcap">Séniha.</span></p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_25" id="Footnote_1_25"></a><a href="#FNanchor_1_25"><span class="label">[1]</span></a> 12 janvier 1911.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_26" id="Footnote_2_26"></a><a href="#FNanchor_2_26"><span class="label">[2]</span></a> L'heure à la turque varie tous les jours, car la douzième
-heure se règle sur le coucher du soleil.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_27" id="Footnote_3_27"></a><a href="#FNanchor_3_27"><span class="label">[3]</span></a> Le <i>coltouk</i> est la plus importante cérémonie du mariage
-turc. Il consiste en une sorte de promenade rituelle
-que le marié fait faire à la mariée, en la conduisant par
-le bras, d'une porte à l'autre, à travers la salle de réception,
-où attend l'assistance conviée.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_28" id="Footnote_4_28"></a><a href="#FNanchor_4_28"><span class="label">[4]</span></a> Certaines dames turques devenues françaises, et qu'il
-n'est pas besoin de nommer, ne m'en voudront pas de ce
-mot-là, «déturquisées». Car ce n'est qu'au pur point de
-vue des idées, des goûts, bref de la vie intellectuelle,
-qu'elles ont échappé plus ou moins à leur ancienne patrie.
-Et cette patrie, je sais fort bien qu'elles ont continué de
-l'aimer, de l'aimer davantage peut-être en aimant chèrement
-leur patrie nouvelle. Quiconque prend femme ne
-saurait renoncer à sa mère.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_5_29" id="Footnote_5_29"></a><a href="#FNanchor_5_29"><span class="label">[5]</span></a> <i>Pilaf</i>, plat national des Turcs, fait de riz cuit à
-l'étouffée.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_6_30" id="Footnote_6_30"></a><a href="#FNanchor_6_30"><span class="label">[6]</span></a> <i>Kébab</i>, viande de mouton.</p></div>
-</div>
-
-<hr class="r35" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span></p>
-
-<h3>LETTRE III</h3>
-
-<div class="letter">
-
-<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p>
-<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p>
-<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, Paris.</i></p>
-<p class="date">Constantinople, le 19 sepher 1329<a name="FNanchor_1_31" id="FNanchor_1_31"></a><a href="#Footnote_1_31" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
-<p class="dest">Mes deux yeux si beaux, que j'aime tant!</p>
-</div>
-
-<p>C'est comme un fait exprès! Il me faut toujours
-commencer mes lettres par des excuses...
-Cette fois encore, je suis en retard avec vous,
-en retard horriblement. Grondez-moi! Tout de
-même, grondez-moi moins fort que pour ma
-dernière lettre, car je suis moins coupable: le
-mois passé, c'était seulement un mariage qui
-m'avait volé tout mon temps; ce mois-ci, c'est
-une crise ministérielle. Vous le savez d'ailleurs
-<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span>aussi bien que moi: les journaux en ont assez
-parlé, hélas! et assez sévèrement pour que mon
-cœur turc en saigne! C'est bien triste et bien
-humiliant, ma sœur tant chérie, de constater
-ainsi, tous les jours, que l'Europe s'entête
-dans son injustice et ne veut pas admettre
-notre nation ottomane parmi les vraies nations&mdash;parmi
-les nations qui ont droit de cité,
-droit d'indépendance, droit de vie! Ah! votre
-préjugé chrétien est terrible! Sous prétexte
-que nous sommes des Musulmans, on ne veut
-pas que nous soyons des Européens! Les
-Russes sont des Européens!<a name="FNanchor_2_32" id="FNanchor_2_32"></a><a href="#Footnote_2_32" class="fnanchor">[2]</a> Les Serbes
-sont des Européens. Les Grecs eux-mêmes!
-et jusqu'aux Bulgares! sont des Européens...
-(Quels Européens, dieux!) Mais les Turcs sont
-des Asiatiques, des barbares, des sauvages,
-des hors la loi; et contre eux tout est permis,
-tout est bon, tout est juste: le mensonge, la
-mauvaise foi, la trahison, le vol. Osez dire que
-<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span>j'ai tort! Osez, vous la femme d'un diplomate
-français, vous qui savez! En Crète, où est le
-bon droit? Du côté des chrétiens bavards qui
-ameutent l'Europe par leurs criailleries, ou du
-côté des Musulmans silencieux, qui subissent
-sans se plaindre l'injure et la violence? Ce
-sont pourtant ceux-ci que l'Europe sacrifie à
-ceux-là, sacrifie davantage chaque jour! En
-Macédoine, où est le bon droit? Du côté de
-ces <i>comitadjis</i> féroces, qui toujours trouvèrent
-asile, après leurs plus affreux crimes, dans les
-États voisins, faussement neutres? ou du côté
-des Turcs, silencieux toujours, frappés toujours
-et toujours meurtris, auxquels l'Europe
-marchandait jusqu'à la liberté de mobiliser les
-soldats et les gendarmes indispensables?<a name="FNanchor_3_33" id="FNanchor_3_33"></a><a href="#Footnote_3_33" class="fnanchor">[3]</a>
-Je n'ai que faire d'essayer de vous convaincre,
-vous qui avez vu, et qui êtes convaincue. Mais
-je n'aurais non plus que faire d'essayer de convaincre
-<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span>vos amies de France, celles qui n'ont
-pas vu et qui ne veulent pas voir: je ne suis
-pas chrétienne! donc, à leurs yeux j'aurais
-tort. Est-ce vrai, dites?</p>
-
-<p>Est-ce vrai aussi, pourtant, dites, mes deux-chers
-yeux bleus, est-ce vrai que nous autres
-Turcs&mdash;hommes et femmes&mdash;ne sommes pas
-du tout de méchantes gens? Est-ce vrai, même,
-qu'il n'y a que nous, Turcs, <i>à n'être pas du
-tout de méchantes gens</i>, dans cette terrible péninsule
-balkanique où, vraiment, les chrétiens
-ont presque toujours joué de très vilains rôles?
-Mais l'Europe ne le sait pas et ne le saura jamais,
-parce que son préjugé chrétien s'applique
-sur ses yeux chrétiens, comme un bandeau.
-Et les pauvres Turcs, tout honnêtes, tout
-probes, droits, courageux et doux qu'ils puissent
-être&mdash;ils le sont! vous-même me l'avez avoué,
-vous-même me l'avez proclamé, jadis, dans
-votre belle franchise de Française!&mdash;les
-pauvres Turcs n'en sont pas moins condamnés
-par l'Europe à disparaître, pour le plus grand
-bénéfice de leurs voisins, qui ne sont pourtant
-pas grand'chose de bien propre!...</p>
-
-<p>Par exemple, <i>mash'Allah!</i> que me prend-il
-de vous parler ainsi, moi, à vous? Pardonnez,
-<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span>c'est très absurde... Je me suis laissé emporter
-par ma petite colère contre tous ces affreux
-journaux d'Occident, si injustes envers nous...
-Et voilà...</p>
-
-<p>Je voulais seulement vous dire ceci: que j'ai
-beaucoup attendu pour vous écrire, espérant
-pouvoir, à la fin, vous raconter, sur notre crise
-ministérielle, des choses intéressantes. Mais
-c'était un espoir bien chimérique! Et je ne sais,
-en vérité, rien de plus, aujourd'hui, que le premier
-jour. J'étais pourtant assez bien placée
-pour tout apprendre. Vous savez le rôle considérable
-que joue mon mari dans l'État. Toute
-la crise durant, il a été, plus que jamais, personnage
-important. Chaque jour, du matin au
-soir, il galopait du palais à la Porte<a name="FNanchor_4_34" id="FNanchor_4_34"></a><a href="#Footnote_4_34" class="fnanchor">[4]</a>, et de la
-Porte à la Chambre. Ma petite Fatima n'en finissait
-plus de se précipiter dans ma chambre pour
-m'avertir: «Maîtresse! Le cheval du pacha
-arrive du bout de la rue!... Maîtresse, le pacha
-a ordonné qu'on lui selle tout de suite un autre
-cheval!...» Oui ... et, néanmoins, je ne sais rien
-de ce qui s'est passé, et rien de ce qui se passe...
-Je sais seulement ceci, et mes esclaves le savent
-<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span>aussi bien que moi, sinon mieux: que les
-affaires de la Turquie vont très mal, mais cependant
-qu'Allah est le Plus Puissant!... Rien
-davantage, et ma pauvre lettre risque, cette
-fois encore, de vous ennuyer sans grand
-profit...</p>
-
-<p>Mon mari... Au fait, vous le connaissez&mdash;mieux
-que je ne le connais, peut-être?... Il est
-bon, je n'en doute pas... Il m'aime... Je ne
-regrette nullement de l'avoir épousé, même à
-notre mode turque, qui défend aux fiancés de
-se voir et de se parler avant la cérémonie du
-mariage... Évidemment, une union pareille est
-une loterie ... plus loterie encore, si possible,
-que ne sont vos unions occidentales!&mdash;Mais,
-encore une fois, je ne me plains pas: j'ai tiré
-un bon, un très bon numéro, et je n'imagine
-guère de mari, en France non plus qu'en Turquie,
-qui vaille Ahmed pacha, mon mari!
-Vous me l'avez affirmé vous-même, et je m'en
-doutais déjà...</p>
-
-<p>Pourtant...</p>
-
-<p>Dites-moi, ma grande sœur si belle et si savante?
-est-ce vrai que, chez vous, les femmes
-jouent un rôle considérable, quoique discret,
-dans la vie de la nation?&mdash;je veux dire dans la
-<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span>vie politique et diplomatique?&mdash;Est-ce vrai que
-beaucoup de vos grands hommes&mdash;hommes
-d'État, orateurs, écrivains, artistes&mdash;possèdent
-cette chose extraordinaire que vous m'avez jadis
-expliquée: une Egérie? une Egérie, c'est-à-dire
-une bonne fée doublée d'un ange gardien; une
-amie intime, femme de cœur et d'intelligence,
-qui consacre tout ce cœur et toute cette intelligence
-à l'homme qu'elle a choisi; une sœur
-d'élection, sûre et sage, qui conseille cet
-homme, le guide, le soutient, le protège, le défend,
-l'enveloppe de sa tendresse mi-amoureuse
-et mi-maternelle, et ne se trompe jamais: elle-même
-guidée, conseillée, soutenue, dans la
-lutte commune, par cette tendresse merveilleuse
-qui est la sienne, tendresse clairvoyante
-infailliblement?&mdash;Est-ce vrai que ces influences
-féminines si fécondes sont fréquentes? Est-ce
-vrai que plusieurs de vos génies les plus vastes
-ont avoué, ont proclamé qu'ils devaient tout:
-succès, fortune et gloire, à la compagne anonyme,
-dans les pas de laquelle ils avaient
-aveuglément marché, la main dans la main?
-Hélas! si tout cela est bien vrai, notre part, à
-nous, femmes d'Orient, est moins belle! Oh!
-je vous le disais dans ma dernière lettre, et
-<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span>je ne m'en dédis pas: la plupart d'entre nous
-sont très heureuses! plus heureuses, certes,
-que ne sont les femmes d'Occident. Nous ne
-souffrons guère de cette prétendue claustration,
-dont l'Europe daigne nous plaindre avec tant
-de compassion. Mais peut-être souffrons-nous
-d'autre chose...</p>
-
-<p>Ce n'est pas très facile à expliquer. Il me
-semble pourtant que vous devinez déjà un peu...</p>
-
-<p>Tenez! l'autre mois, à propos de ma mignonne
-Léïlah, je vous écrivais:</p>
-
-<p>«Quand elle sera grande, elle, peut-être
-souhaitera-t-elle mettre au vent son bout de
-nez rose, et flirter avec votre amour de petit
-garçon...»</p>
-
-<p>Peut-être, oui. Mais, d'abord, et sûrement,
-je crois que ma Léïlah souhaitera autre chose,&mdash;plus
-et mieux qu'un simple droit au flirt.&mdash;Le
-flirt, c'est tellement loin de la femme
-turque d'aujourd'hui!...</p>
-
-<p>Non, j'imagine que ma Léïlah souhaitera ce
-que je souhaite parfois moi-même, ce que souhaitent
-beaucoup de femmes turques&mdash;toutes
-les femmes turques dont le souhait conscient a
-quelque valeur!&mdash;ma Léïlah souhaitera connaître
-et fréquenter des hommes, non pour en
-<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span>être désirée ou sollicitée, mais pour en être
-enseignée, instruite, armée; pour être élevée
-jusqu'à ces hommes, pour devenir leur égale, et
-l'égale de celui d'entre eux qui sera son mari.
-Elle souhaitera n'être plus, pour cet homme,
-une simple maîtresse légitime, une poupée très
-belle qui sait saluer, sourire, se taire, et aussi
-gouverner la maison, mais rien davantage. Elle
-souhaitera, comme je vous le disais tantôt,
-devenir plus que tout cela, et mieux: une
-amie, une alliée, une compagne,&mdash;une Egérie,
-au besoin ... quoique cela puisse être douloureux
-quelquefois, j'y songe ... très douloureux!...
-d'être une Egérie... N'importe! ma
-Léïlah le souhaitera.</p>
-
-<p>Songez-y, ma sœur très chérie: il est humiliant
-parfois de n'être qu'une petite chose insignifiante&mdash;aimée,
-certes! mais dédaignée, tenue
-à l'écart, à qui l'on ne dit rien, jamais. Que
-m'a-t-on dit, à moi, de cette crise ministérielle
-où se jouait, avec le destin de l'empire, de notre
-empire, le destin d'Ahmed pacha, de mon
-mari? Rien.</p>
-
-<p>On n'a peut-être pas eu tort. Si l'on m'avait
-parlé, qu'aurais-je dit? Je ne sais rien. J'ai vécu
-toute ma vie en cage ... en cage, entendons-nous!
-<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span>pas dans la vraie cage à barreaux
-qu'imaginent vos Parisiennes autour de nos
-harems! Il n'y a pas de barreaux à mes fenêtres,
-ni à ma porte! mais j'ai tout de même vécu
-dans la cage&mdash;peut-être pire&mdash;de nos
-préjugés, de nos coutumes... Et dans cette
-cage,&mdash;la cage de toutes les femmes turques!&mdash;pas
-un homme, jamais n'entre. Que saurais-je
-de ce que disent les hommes? Et quelle <i>vraie</i>
-femme pourrais-je être pour mon mari, s'il s'en
-souciait?</p>
-
-<p>Et voilà peut-être la plus exacte vérité qu'il
-faille dire, à propos de la femme turque; la vérité
-absolue, équitable, celle qui domine
-d'égale hauteur tous les mensonges: la vérité
-«juste milieu», exempte de toutes les erreurs,
-en trop comme en trop peu:</p>
-
-<p>&mdash;La femme turque n'est pas, ne peut pas
-être, dans l'entière acception du mot, la <i>femme</i>
-de son mari. Elle n'en est que la femme-enfant.</p>
-
-<p>Et, de cela,&mdash;de cela seul!&mdash;elle souffre un
-peu;&mdash;confusément;&mdash;davantage, toutefois,
-depuis qu'une ombre d'affranchissement lui a
-permis de regarder vers ses sœurs d'Europe, et
-de mesurer la place qu'elles occupent au foyer
-conjugal.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span>Ma Léïlah, peut-être, conquerra une place
-pareille. C'est tout ce que lui souhaite sa maman,
-qui vous embrasse, ma sœur très aimée,
-de tout son cœur enflammé pour vous, en vous
-disant au revoir!</p>
-
-<p><span class="smcap">Séniha.</span></p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_31" id="Footnote_1_31"></a><a href="#FNanchor_1_31"><span class="label">[1]</span></a> 18 février 1911.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_32" id="Footnote_2_32"></a><a href="#FNanchor_2_32"><span class="label">[2]</span></a> Cela s'écrivait en 1911. Hélas! la princesse Séniha
-voyait terriblement clair. Par sa révolution, plus stupide
-encore que sanglante, par ses Soviets, et par sa servilité
-envers les Trotsky et les Lénine, la Russie s'est prouvée,
-dès 1918, bien moins européenne que les Turcs, dont le
-nationalisme vigoureux, rejetant avant tout l'ingérence
-étrangère, s'incarnait, la même année, dans de vrais
-patriotes, tels que l'admirable Kemal Gazi.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_33" id="Footnote_3_33"></a><a href="#FNanchor_3_33"><span class="label">[3]</span></a> Il faut que le public français se pénètre de cette idée,
-que la lutte des comitadjis bulgares et grecs, contre le
-gendarme turc, fut une lutte frénétique de contrebandiers
-iconolâtres,&mdash;idolâtres&mdash;contre le douanier musulman,
-adorateur d'un seul Dieu: Allah... Et il faut que les chrétiens
-latins de France se souviennent que ces orthodoxes
-iconolâtres étaient les mêmes que ceux qui martyrisaient
-à Jérusalem, au nom des Icônes, les pèlerins catholiques,
-les pèlerins latins, adorateurs, eux aussi, d'un seul Dieu...</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_34" id="Footnote_4_34"></a><a href="#FNanchor_4_34"><span class="label">[4]</span></a> A la Sublime Porte.</p></div>
-</div>
-
-<hr class="r35" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p>
-
-<h3>LETTRE IV</h3>
-
-<div class="letter">
-<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p>
-<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p>
-<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, Paris.</i></p>
-<p class="date">Constantinople, 7 djemazi-ul-ewel 1329<a name="FNanchor_1_35" id="FNanchor_1_35"></a><a href="#Footnote_1_35" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
-</div>
-
-<p class="p2">Mes deux yeux que j'aime, où êtes-vous,
-que faites-vous, que voyez-vous, dans cet instant
-que je vous écris? Cela m'est un souci de
-chaque minute, un souci délicieux et mélancolique...
-Je relis sans cesse vos lettres parisiennes,
-si courtes, et, tout de même, si pleines
-de choses pour la pauvrette que je suis... Vous
-me dites aujourd'hui: «Cette semaine, rien
-ici qui vaille la peine d'en parler... Le Concours
-hippique est fini... Les Salons et les
-<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span>expositions battent leur plein, mais on n'y va
-guère. Au théâtre, seulement des vieilleries...
-J'ai pris le thé cinq après-midi sur sept place
-Vendôme, et les deux autres fois rue Cambon...
-J'ai dîné mercredi chez les Danycan, et
-ç'a été bien quelconque... J'ai déjeuné jeudi au
-Bois, avec toute une bande... Et j'ai déjeuné
-aussi une autre fois, à Versailles, tête-à-tête
-avec mon flirt, qui tenait à m'emporter là-bas
-en auto, histoire probablement de se donner
-l'illusion d'un vrai enlèvement... Pauvre
-petit!... Enfin, vendredi, à l'Opéra, j'ai eu dans
-ma loge trois amis de mon mari, trois Anglais
-chez qui nous devons passer quinze jours cet
-été, au fond du Devon... Corvée!... Bref, vous
-constatez: rien.»</p>
-
-<p>Rien!... Ma grande sœur très chérie, si vous
-pouviez comprendre ce qu'est un «rien» pareil
-pour l'imagination d'une petite fille cloîtrée
-telle que moi... Oui, si vous pouviez le soupçonner
-seulement... Oh! alors, vous ne m'interrogeriez
-plus sur le féminisme en Turquie,
-non, je vous le jure!... Car tout ce qui vous
-semble encore obscur, malgré mes pauvres
-explications, vous apparaîtrait d'un coup clair,
-clair, clair...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span>Tenez, voulez-vous qu'en échange de votre
-semaine j'essaie de vous faire voir ma semaine
-à moi? Vous comparerez ensuite, si cela vous
-amuse...</p>
-
-<p>Ma semaine à moi, d'abord, n'a compté
-qu'un seul jour... Oui: car les six autres ont
-été seulement remplis de l'attente du septième.
-Je ne suis pas sortie; je n'ai pas reçu de
-visite; je n'ai guère lu, ni écrit, ni brodé, ni
-touché au piano; j'ai seulement regardé le
-ciel, je l'ai regardé par toutes les fenêtres,
-avec une vraie terreur que ce ciel bleu devînt
-gris et qu'en fin de compte il plût le vendredi 15
-djemazi-ul-ewel&mdash;mon premier vendredi
-d'Eaux Douces... <i>Mash'Allah!...</i> qu'ai-je
-écrit!... D'ici je vous entends rire!... Tant pis!
-riez!... je m'en doute bien, allez! que nos
-pauvres Eaux Douces...&mdash;et surtout celles
-de printemps: les Eaux Douces d'Europe,
-tellement moins jolies que celles d'été, que
-les Eaux Douces d'Asie...&mdash;je m'en doute:
-ce n'est pas votre Opéra de Paris!... Je me
-souviens à merveille de vos méchantes moues
-dédaigneuses du temps jadis, quand je vous
-emmenais dans mon caïque, et que nous
-remontions toutes deux la fameuse rivière ...
-<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span>j'entends encore le son très ironique de votre
-voix: «C'est tout ça, ces Eaux Douces que
-vous vantez si fort?» Oui, mes chers yeux,
-c'était tout ça, et c'est tout ça encore,&mdash;et
-c'est tout ce que nous avons: un ruisseau
-marécageux, serpentant à travers une prairie
-mal boisée; sur ce ruisseau, deux ou trois
-centaines de barques assez laides, pleines à
-chavirer d'une populace en goguette,&mdash;Juifs,
-Arméniens, Grecs! <i>rayas</i> de toutes castes,&mdash;et
-rien de plus, et rien de mieux!... sauf, de
-très loin en très loin, rompant la monotonie
-des barques vulgaires, un caïque, un vrai
-caïque turc, avec sa longue proue traînante,
-et, sur sa poupe, son beau voile brodé<a name="FNanchor_2_36" id="FNanchor_2_36"></a><a href="#Footnote_2_36" class="fnanchor">[2]</a>
-dont les coins flottent dans le sillage; avec,
-aussi, parmi ses coussins de Perse, sa hanoum,
-muette et mystérieuse, dont le noir tchartchaf
-semble porter le deuil de notre noble Islam,
-chaque jour enfoncé plus profond dans sa
-tombe...</p>
-
-<p>Rien de plus, rien de mieux. Nous y tenons
-<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span>pourtant à nos Eaux Douces! Nous y tenons
-par souvenir, par tradition, par religion... Ce
-sont là des choses très vivaces en Turquie: la
-religion, la tradition, le souvenir ... très vivaces,
-oui!... Et j'imagine bien, d'ailleurs, que, le
-jour où ces choses-là seraient mortes, la Turquie
-serait bien près de mourir aussi...</p>
-
-<p>Oh! mes deux chers, chers yeux! ce serait
-tellement dommage que la Turquie vînt à
-mourir!&mdash;Non, je vous assure! Ce n'est pas
-seulement la musulmane qui parle ainsi, ne le
-croyez pas!... C'est aussi votre petite amie:
-la femme que vous avez transformée, refaite
-un peu à votre image ... c'est la demi-Française,
-c'est la demi-artiste que je suis devenue,
-par votre contact, par votre exemple... Or,
-cette femme n'est plus une Turque pure et
-simple; elle peut devenir, par un petit effort
-d'imagination et de volonté, une étrangère,
-comme vous; et cette étrangère, sortie pour un
-moment de son harem, de sa ville, de son pays,
-réussit très bien à considérer impartialement,
-à juger sans indulgence ce harem, cette ville,
-ce pays. Alors, vous comprenez: je suis sûre
-de ne pas me tromper, je suis sure d'être dans
-le vrai... Et, croyez-moi: ce serait triste,
-<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span>triste, triste! que la Turquie disparût d'entre
-les nations...</p>
-
-<p>D'abord, qui donc lui succéderait?&mdash;Je
-veux dire:&mdash;Quelle nation remplacerait,
-géographiquement, notre nation turque, sur
-la carte d'Europe? et sur la carte d'Asie aussi?
-en Roumanie? en Anatolie?... Quel drapeau
-oserait flotter, à son tour, sur ces terres où
-flotte, depuis cinq siècles, et plus encore,
-notre noble drapeau couleur de sang pur?...
-sur le dôme de la Sainte Sophia?... sur la tour
-du Vieux Sérail?... Vous vous en doutez bien
-un peu, vous la dame diplomatique, si finement
-avertie de toutes les méchantes ruses
-qu'on trame perpétuellement autour de
-l'Homme prétendu Malade... Ce qui nous remplacerait
-dans l'enceinte de l'antique Byzance,
-ce ne serait ni la Russie, ni l'Angleterre<a name="FNanchor_3_37" id="FNanchor_3_37"></a><a href="#Footnote_3_37" class="fnanchor">[3]</a>,
-ni l'Autriche, ni l'Allemagne, toutes quatre
-<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span>trop fortes, trop jalousées, trop inquiétantes,
-Ce serait une quelconque Bulgarie, ou une
-Grèce, ou une Serbie, voire une Roumélie ou
-une Macédoine;&mdash;une très petite nation, très
-petite et orthodoxe;&mdash;fétichiste, pas?&mdash;bref,
-deux raisons pour une d'être remuante, turbulente,
-intolérante, agressive, fanatique...<a name="FNanchor_4_38" id="FNanchor_4_38"></a><a href="#Footnote_4_38" class="fnanchor">[4]</a>.
-Avez-vous remarqué, mes chers yeux? les
-nations d'hommes sont pareilles aux individus
-chiens... Les plus minuscules sont les plus
-rageurs, les plus prompts à japper vers la
-lune et mordre aux mollets les passants... Du
-coup c'en serait fini de notre grave Islam, si
-modéré, si doux... Vous savez que je dis vrai!
-vous le savez, vous qui avez vu, à Jérusalem,
-nos soldats musulmans mettre la paix parmi
-les furieux pèlerins des sectes chrétiennes et
-les forcer au respect du tombeau de ce Christ
-que, soi-disant, elles adorent, mais qu'elles
-ne savent honorer que par des querelles hargneuses,
-<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span>par des coups et par du sang... Vous
-savez que je dis vrai, vous qui avez vu, dans
-notre Stamboul même, et jusqu'aux portes de
-nos mosquées, les processions grecques, latines,
-persanes, arméniennes ou juives se promener
-librement&mdash;«plus librement qu'à Paris», me
-disiez-vous... Ah! quand nous n'y serons plus,
-comme c'en sera vite fini de la liberté et de la
-tolérance!... Comme les chrétiens... pardon!
-comme les iconolâtres, comme les Slaves adorateurs
-d'images, vainqueurs, auront tôt fait de
-renouveler ici les horreurs qui perpétuellement
-ensanglantent les Lieux Saints!... Et l'on se
-tuera jusque dans nos rues, comme firent jadis
-les brutes grecques, dans les rues d'Athènes,
-pour un sermon prêché en grec moderne plutôt
-qu'en grec ancien!... Ils ont de qui tenir, ces
-Grecs, fils de Byzance! Jadis n'en firent-ils pas
-autant autour de leur Hippodrome, à propos de
-cochers habillés de vert ou de bleu?</p>
-
-<p>Mais ce n'est pas tout encore, mes deux yeux
-que j'aime! Car, quand nous n'y serons plus,
-quelque chose s'en ira avec nous de notre terre
-turque;&mdash;quelque chose: la France!<a name="FNanchor_5_39" id="FNanchor_5_39"></a><a href="#Footnote_5_39" class="fnanchor">[5]</a>&mdash;Je
-<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span>veux dire la langue française, que nous parlons
-tous et toutes, qui est la langue officielle
-de notre empire et qu'on ignore à Sophia
-comme à Belgrade, à Athènes comme à Cettinié ...
-je veux dire la pensée française, la culture
-française, le génie français&mdash;dont nous
-sommes tous et toutes imprégnés, alors que dans
-tout le reste des Balkans les seules influences
-slaves et teutonnes se partagent la Grèce, la
-Bulgarie, la Serbie, la Roumanie même, malgré
-la généreuse révolte de son sang latin!...
-Oui, ma sœur très aimée: la France, dans
-toute la Péninsule, n'a d'autre refuge qu'ici,
-au fond de nos cœurs ottomans. Ne serait-ce
-pas bien lamentable qu'avec le nom turc, le
-nom français cessât d'être prononcé en Orient?</p>
-
-<p>Et puis ... et puis ... ma sœur très belle,
-dites?... vous vous êtes parfois promenée, le
-soir, dans notre Stamboul, au hasard des rues
-et des ruelles... Au soleil couchant, vous est-il
-advenu de regarder parfois, à la dérobée, dans
-quelques-unes de ces impasses fraîches et
-ombreuses qui sont l'une des plus charmantes
-beautés de chez nous?... Et alors avez-vous
-<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span>parfois aperçu, à travers la grille de bois d'un
-kéfès, la silhouette pâle d'une musulmane voilée,
-cherchant à sa fenêtre, elle aussi, la douceur
-du crépuscule?... Elle se croyait toute
-seule, la musulmane; alors, sans doute, elle a
-chanté... Oh! mes yeux aimés, vous souvient-il
-de sa chanson?... Vous souvient-il de nos
-chansons turques, enfantines et passionnées,
-mornes et ardentes, joyeuses à la fois et désolées,&mdash;déchirantes?...
-Sœur, je vous en supplie!...
-oubliez toutes les fautes, toutes les
-erreurs, toutes les sottises, toutes les cruautés
-même de nos gouvernants qui ne sont pas
-<i>nous</i>... Oubliez nos querelles maladroites et
-funestes, oubliez notre Parlement joujou,
-oubliez le sang répandu, oubliez les potences
-hideuses<a name="FNanchor_6_40" id="FNanchor_6_40"></a><a href="#Footnote_6_40" class="fnanchor">[6]</a>, oubliez aussi l'imbécile massacre
-de nos pauvres chiens errants tellement inoffensifs...
-et souvenez-vous seulement de l'impasse
-ombreuse et de la chanson dans l'impasse!...
-Car ... la femme dont le cœur sait
-<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span>trouver de tels accents, dont la bouche sait les
-jeter ainsi dans l'air du soir, quand cet air est
-bien doux, quand cet air est bien pur ... cette
-femme-là, croyez-m'en, a encore en elle de
-quoi mettre au monde des fils plus nobles,
-plus fiers et de cœur plus juste et plus haut
-que n'importe quels autres fils de n'importe
-quelles autres femmes, sur toute la terre
-ronde... Adieu, ma sœur très aimée...</p>
-
-<p><span class="smcap">Séniha.</span></p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_35" id="Footnote_1_35"></a><a href="#FNanchor_1_35"><span class="label">[1]</span></a> 5 mai 1911.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_36" id="Footnote_2_36"></a><a href="#FNanchor_2_36"><span class="label">[2]</span></a> Les <i>voiles</i> des caïques sont des tapis souples, d'une
-soie vive brodée de toutes couleurs, qu'on jette sur la
-poupe, et qui semblent être ainsi la traîne ondoyante et
-moirée du bateau.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_37" id="Footnote_3_37"></a><a href="#FNanchor_3_37"><span class="label">[3]</span></a> Hélas! la princesse Séniha écrivait tout cela l'an
-1911... Et, depuis, la grande guerre est intervenue, au cours
-de laquelle les armées françaises sauvèrent l'Angleterre,
-et l'affranchirent à tout jamais,&mdash;à très longtemps au moins,&mdash;de
-la mortelle concurrence allemande. Alors, aujourd'hui,&mdash;1921,&mdash;les
-choses ont changé de face. Et c'est
-le drapeau français qui flotte sur le Bosphore après en
-avoir chassé, du même coup, les drapeaux turc, allemand,
-et français!... français surtout!&mdash;C. F.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_38" id="Footnote_4_38"></a><a href="#FNanchor_4_38"><span class="label">[4]</span></a> La férocité des armées coalisées, soi-disant chrétiennes
-pendant la guerre de 1912&ndash;1913, vérifia tristement cette
-prophétie de Séniha hanoum. Et l'ignoble, la nauséabonde
-trahison de la Grèce, massacrant, au 1<sup>er</sup> décembre 1914, à
-Athènes, nos matelots confiants et désarmés, y ajoute une
-décomposition spéciale. La Grèce ajoutée à la Bulgarie fut
-toujours du pus ajouté à du sang.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_5_39" id="Footnote_5_39"></a><a href="#FNanchor_5_39"><span class="label">[5]</span></a> La princesse Séniha, déplorablement, voyait là-dessus
-bien clair. Et M. C. Farrère regrette aujourd'hui avec infiniment
-d'amertume que sa correspondante d'alors ait été
-si perspicace!... (Note de l'éditeur.)</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_6_40" id="Footnote_6_40"></a><a href="#FNanchor_6_40"><span class="label">[6]</span></a> Tout ce que disait la princesse turque Séniha, l'an
-1911, une princesse russe ne pourrait-elle le redire, l'an
-1921?... Il est vrai que la Turquie de 1911 était sous le
-couteau de ses ennemis, et que la Russie de 1921 est sous
-son propre couteau... A chacun, donc, selon sa force, et
-pour chacun sa conscience.</p></div>
-</div>
-
-<hr class="r35" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span></p>
-
-<h3>LETTRE V</h3>
-
-<div class="letter">
-<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p>
-<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p>
-<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, Paris</i> (<span class="smcap">vii</span><sup>e</sup>)</p>
-<p class="date">Béikos (Bosphore), 2 redjeb 1329<a name="FNanchor_1_41" id="FNanchor_1_41"></a><a href="#Footnote_1_41" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
-</div>
-
-<p class="p2">De Béikos, oui, mes deux chers yeux! de
-Béikos je vous écris, et non plus de Stamboul:&mdash;Voici
-l'été; la ville devient trop chaude, et
-le conak<a name="FNanchor_2_42" id="FNanchor_2_42"></a><a href="#Footnote_2_42" class="fnanchor">[2]</a> inhabitable.</p>
-
-<p>Mon mari doit tout de même y rester encore
-quelques semaines, pour être à portée du
-Palais et du Parlement: car les affaires turques
-vont de mal en pis, vous le savez aussi bien
-que moi. Il s'est donc résigné à se séparer de
-son harem et à nous envoyer toutes quatre,&mdash;ma
-<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span>belle-mère, ma belle-sœur, moi-même et
-notre Léïlah,&mdash;respirer dès maintenant l'air
-toujours frais du Haut-Bosphore. Bref, me
-voilà, depuis huit jours, installée dans le vieux
-yali<a name="FNanchor_3_43" id="FNanchor_3_43"></a><a href="#Footnote_3_43" class="fnanchor">[3]</a> que vous connaissez, à Béikos d'Anatolie<a name="FNanchor_4_44" id="FNanchor_4_44"></a><a href="#Footnote_4_44" class="fnanchor">[4]</a>.
-Vous vous souvenez bien? la grande
-maison de bois, toute simple et sévère, qui
-trempe dans la mer sa longue façade couleur
-de sang séché, et s'adosse au grand parc toujours
-vert, dont les cèdres, les cyprès et les
-pins parasols escaladent en rangs serrés les
-premières pentes de la colline, et font tache
-très sombre au milieu des platanes, des tilleuls
-et des chênes d'alentour. C'est là que je suis,
-et ma chambre, d'où je vous écris en ce
-moment, occupe tout juste l'angle sud du yali;
-en sorte que trois de mes fenêtres donnent sur
-le Bosphore; et les trois autres<a name="FNanchor_5_45" id="FNanchor_5_45"></a><a href="#Footnote_5_45" class="fnanchor">[5]</a> sur un coin
-<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span>du parc, très ombreux et tout parfumé de
-résine et de roses. Rien qu'en levant la tête de
-mon papier, j'aperçois, à main gauche, toute
-l'enfilade merveilleuse des coteaux d'Asie, avec
-leurs jolis villages qui rient au bord de l'eau:&mdash;Pacha-Baghtché,
-Tchibouchi, Kanlidja,&mdash;et,
-à main droite, le détroit, pareil à un grand,
-grand fleuve... C'est très beau, ma sœur aimée,
-et, jadis, vous le trouviez tel. Dans la fièvre de
-votre vie occidentale, avez-vous le temps de
-regretter quelquefois l'infinie douceur de nos
-soirs d'été sur le Bosphore?...</p>
-
-<p>Vous rappelez-vous, seulement, la côte
-d'Europe, avec ses quais, ses villas de pierre,
-ses équipages piaffant et toute l'agitation
-bruyante quoique indolente de la «saison»
-diplomatique? Promenades, pique-niques, gymkhanas,
-polo, tennis... Rien de cela, bien entendu,
-n'est pour moi. C'est l'Occident, c'est
-l'autre monde!... Je regarde tout de même
-du coin de l'œil, à travers la mousseline de mon
-tchartchaf, quand je passe en caïque le long du
-quai de Thérapia, ou quand une amie,&mdash;une
-amie voilée comme moi, bien entendu,&mdash;m'invite
-dans sa voiture et que toutes deux nous
-passons, fouette cocher! à travers cet autre
-<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span>monde, à travers votre Occident ... nous, petites
-cadines mystérieuses encapuchonnées des cheveux
-aux bottines, et gardées à vue par deux
-nègres<a name="FNanchor_6_46" id="FNanchor_6_46"></a><a href="#Footnote_6_46" class="fnanchor">[6]</a> à cheval, un peu comiques dans leurs
-redingotes pincées ... vous rappelez-vous?...
-vous rappelez-vous surtout notre côte d'Asie,
-tellement la plus charmante, avec ses prés et
-ses bois, ses palais, ses cabanes, tout ça dégringolant
-jusqu'à se baigner dans l'eau courante,
-sans quai ni route, sans équipage piaffant, sans
-tennis, sans pique-nique, sans gymkhana?
-Vous rappelez-vous nos vendredis<a name="FNanchor_7_47" id="FNanchor_7_47"></a><a href="#Footnote_7_47" class="fnanchor">[7]</a> ensoleillés,
-vous rappelez-vous chaque coteau,
-chaque vallon peuplé de femmes turques assises
-en rond sur l'herbe et parsemant toutes les
-prairies comme de grandes fleurs multicolores?...
-car leurs grands voiles épanouis
-étaient&mdash;sont&mdash;jaunes, roses, bleus, blancs,
-verts, violets ... comme autant de narcisses,
-de roses, de bluets, de marguerites, d'œillets et
-de violettes!... Vous rappelez-vous, mes deux
-chers yeux purs? Rien de cela n'est changé.
-C'est le même Bosphore et c'est la même Turquie.
-<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span>La Révolution, ici, passe vraiment inaperçue...<a name="FNanchor_8_48" id="FNanchor_8_48"></a><a href="#Footnote_8_48" class="fnanchor">[8]</a></p>
-
-<p>Et, tenez! J'y songeais, l'autre jour, à l'instant
-que nous quittions le conak de Stamboul
-pour le yali de Béikos... Vous savez que c'est
-presque un déménagement, pour nous autres
-Turcs. Dès le matin,&mdash;quatre bonnes heures
-d'avance,&mdash;trois landaus attendaient dans
-notre rue, et c'est tout juste si elle était assez
-large. Vous les voyez d'ici, les rues du quartier
-Sélimieh<a name="FNanchor_9_49" id="FNanchor_9_49"></a><a href="#Footnote_9_49" class="fnanchor">[9]</a>! Dans la maison, c'était le pire
-tumulte, le pire tohu-bohu parmi les domestiques,
-les esclaves et les nègres. Midi avait
-déjà sonné qu'aucun paquet n'était encore
-ficelé. Nous sommes parties enfin, nous quatre
-dans le premier landau, nos gens avec l'essentiel
-du bagage dans les deux autres. Et,
-bien entendu, nous étions, ma belle-mère, ma
-belle-sœur et moi, rigoureusement voilées.
-Léïlah seule, qui n'a pas treize ans<a name="FNanchor_10_50" id="FNanchor_10_50"></a><a href="#Footnote_10_50" class="fnanchor">[10]</a>, tant
-<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span>s'en faut, montrait son minois aux passants.</p>
-
-<p>Nous voilà donc roulant vers la Corne-d'Or,
-où la mouche attendait à l'échelle du Phanar.
-Comme juste, quatre nègres trottaient aux portières,
-et, quand il s'est agi d'embarquer, ils
-ont fait les importants. Nous, dames et maîtresse,&mdash;hanoums&mdash;avons
-dû obéir ostensiblement,
-avancer, reculer, attendre, comme
-nos serviteurs noirs nous en donnaient l'ordre;&mdash;cela,
-pour que toute la populace présente
-sache bien et redise partout que le harem de
-Ahmed pacha Djalleddine est un harem comme
-il faut, et qu'Ahmed pacha lui-même est un
-croyant de bonnes mœurs, digne de la haute
-faveur où le tient Sa Majesté Impériale, et du
-respect que ses voisins lui témoignent. Or, ma
-sœur très chérie, je me souviens fort bien qu'il
-y a cinq ans,&mdash;au temps du sultan Abd-ul-Hamid,&mdash;nous
-avons, un matin d'été, quitté
-tout pareillement le même conak pour le même
-yali, et pris, devant la même populace, les
-mêmes soins de ne point du tout choquer ses
-opinions, ses préjugés, sa foi. Les lois changent;&mdash;hier
-encore, le Parlement bavardait à
-propos d'adultère et tâchait d'ôter aux maris
-trompés leur vieux droit sauvage de tuer les
-<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span>épouses infidèles!<a name="FNanchor_11_51" id="FNanchor_11_51"></a><a href="#Footnote_11_51" class="fnanchor">[11]</a>. Mais les mœurs ne
-changent pas. Dès lors, que voulez-vous qu'il
-advienne de ce pauvre féminisme turc que vous
-imaginiez déjà triomphant au lendemain de la
-déposition d'Abd-ul-Hamid!</p>
-
-<p>Les Turcs, féministes? Las! mes deux yeux
-si bleus, vous ne verrez pas, de bien longtemps,
-la réalisation d'un pareil rêve. La femme
-turque émancipée? Mais qui l'émanciperait
-d'abord? je veux dire: quels hommes? de quelle
-race? d'où? d'Europe? d'Asie? d'Afrique? de
-quel vilayet? de quelle province? D'où partirait
-cette révolution morale, mille fois plus
-extraordinaire que la révolution politique de
-1908? Songez-y! notre empire compte les
-peuples les plus divers, et qui tous se jalousent
-et se surveillent, quand ils ne se haïssent pas.
-Mettrez-vous sous le même fez les Osmanlis et
-les Albanais, les Kurdes et les Syriens, les
-Boukhariotes et les Tcherkesses<a name="FNanchor_12_52" id="FNanchor_12_52"></a><a href="#Footnote_12_52" class="fnanchor">[12]</a>? Et, encore,
-je ne parle que des croyants... Certes, vous
-<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span>n'avez pas oublié le bariolage des rues de
-Stamboul, aux époques des grands pèlerinages
-annuels... Que de pèlerins hétéroclites accourus
-des quatre coins de notre terre, pour contempler
-la face splendide du Khalife, ombre
-d'Allah! Que de visages, blancs, bruns, noirs,
-caucasiens, sémites, mongols!... Eh bien! ma
-sœur très chérie, nul doute sur ceci: que, par
-extraordinaire, l'une de ces races rivales qui
-composent notre nation s'avisât un beau jour
-de vouloir arracher du front de ses femmes le
-voile obligatoire, prétendu institué par le Koran
-même du Prophète,&mdash;il n'en faudrait pas plus
-pour que, partout ailleurs, une réaction furieuse
-nous remplaçât nos tchartchafs de mousseline
-par des cagoules de toile à matelas.&mdash;Vous
-voyez comme elle est facile à résoudre, la question
-du féminisme en Turquie!</p>
-
-<p>C'est bien pourquoi, moi, la propre épouse
-d'un pacha membre influent du Grand Comité,
-moi, la propre petite-nièce du Grand Padishah
-constitutionnel ... eh bien!... mais, surtout,
-n'allez pas le répéter jamais, même à M. de la
-Cherté ... ni même à M. de ... (vous savez qui
-je n'ose pas dire?...) eh bien! moi, je n'y
-crois pas beaucoup, beaucoup, au succès définitif
-<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span>de cette Révolution à laquelle tous les
-miens se sont dévoués, corps et cœurs...</p>
-
-<p>Dame! qui l'a faite? nos seuls officiers, seulement
-appuyés par nos quelques loges maçonniques.&mdash;Et
-il a fallu d'abord que pareille
-aventure advînt en Turquie, dans une armée
-qui compte 50.000 officiers pour 200.000 soldats...
-dix fois plus d'officiers, proportionnellement,
-qu'il n'y en a dans votre armée française!&mdash;Si
-bien que le 24 avril 1909, quand
-éclata la guerre civile entre les uns et les
-autres, l'avantage du nombre ne fut pas assez
-fort pour empêcher les soldats d'être vaincus...
-Je vous jure par Allah que c'est vraiment
-comme cela que les choses se passèrent!&mdash;Il
-a fallu ensuite qu'une ville de l'Empire,
-Salonique, fût peuplée presque exclusivement
-de <i>rayas</i>,&mdash;de sujets non musulmans,&mdash;d'étrangers,
-en quelque sorte; de gens, au
-moins, en qui n'était nullement inné le sentiment
-d'ardent loyalisme qui lie tous les cœurs
-croyants au Sultan Osmanli, khalife de Dieu...
-Dans Salonique, ville juive, une conspiration
-put s'organiser contre le Commandeur des
-Croyants, sans que, tout de suite, le vrai
-peuple turc la dénonçât et l'étouffât: parce
-<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span>qu'il n'y avait pas de vrai peuple turc dans
-Salonique... Ainsi commença la révolution de
-Turquie. Par la suite, tout s'enchaîna tant bien
-que mal, avec beaucoup plus de chance que
-d'habileté... Les Albanais marchèrent, croyant
-gagner des libertés féodales plus grandes...
-Les Chrétiens marchèrent, se figurant pêcher
-en eau trouble dans ce conflit musulman... Et
-vous savez le reste.</p>
-
-<p>Oui! mais à présent?</p>
-
-<p>Hélas! la situation actuelle, vous la connaissez,
-ma sœur jolie. Inutile, n'est-ce pas?
-d'en ressasser, entre nous deux, tous les dangers,
-toutes les tristesses, toutes les hontes
-même. Mais, pour résumer trois ans d'un
-seul mot, on a le droit de dire ceci: que deux
-ou trois cent mille hommes, au grand maximum,
-ont fait la Révolution turque; et que ces
-hommes, eux-mêmes Turcs à peine, puisque,
-pour la plupart, Européens de naissance,
-d'éducation ou culture, ont fait leur révolution
-contre la volonté, plus ou moins formelle,
-de douze ou quinze millions d'autres
-hommes, Turcs tout à fait, ceux-ci.&mdash;Vous
-me direz qu'un homme intelligent vaut beaucoup
-d'imbéciles, et, qu'en cette occurrence,
-<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span>les deux cent mille ont raison, et les quinze
-millions, tort.&mdash;J'y consens de grand cœur!
-Tout de même, expliquez-moi un peu: le suffrage
-universel, qu'en faites-vous, dans ce
-calcul-là?<a name="FNanchor_13_53" id="FNanchor_13_53"></a><a href="#Footnote_13_53" class="fnanchor">[13]</a></p>
-
-<p>Adieu, mes chers yeux bleus. J'embrasse
-tendrement vos paupières douces.</p>
-
-<p><span class="smcap">Séniha.</span></p>
-
-<p class="p2"><i>P.-S.</i>&mdash;J'avais fermé ma lettre, je la rouvre.
-Ma petite esclave Fatima m'arrive, courant,
-avec une nouvelle vraiment féministe: la sœur
-de Sélim bey,&mdash;de Sélim bey que vous avez
-connu ministre sous l'ancien régime,&mdash;vient
-d'être jugée par la cour martiale, et condamnée
-à trois ans de prison,&mdash;à trois ans, oui,&mdash;pour
-<i>avoir levé son voile dans le grand bazar,
-<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span>et bu publiquement un verre de raki.</i>&mdash;Que
-vous disais-je, que l'émancipation est en
-marche! Trois ans de prison aux Jeunes-Turques
-qui ont soif quand il ne faut pas!</p>
-
-<p><span class="smcap">Séniha.</span></p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_41" id="Footnote_1_41"></a><a href="#FNanchor_1_41"><span class="label">[1]</span></a> 28 juin 1911.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_42" id="Footnote_2_42"></a><a href="#FNanchor_2_42"><span class="label">[2]</span></a> <i>Conak</i>, palais situé en ville, maison d'hiver.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_43" id="Footnote_3_43"></a><a href="#FNanchor_3_43"><span class="label">[3]</span></a> <i>Yali</i>, villa, palais de campagne, maison d'été.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_44" id="Footnote_4_44"></a><a href="#FNanchor_4_44"><span class="label">[4]</span></a> <i>Anatolie</i>, Asie.&mdash;Les Turcs désignent toujours les
-deux rives du Bosphore, l'asiatique et l'européenne, par
-les deux vocables d'Anatolie et de Roumélie.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_5_45" id="Footnote_5_45"></a><a href="#FNanchor_5_45"><span class="label">[5]</span></a> Les maisons turques, de bois pour la plupart, sont
-plus aérées que les nôtres. Leurs fenêtres sont plus nombreuses,
-parce que l'intervalle de muraille qui les sépare
-deux à deux est beaucoup plus étroit que dans nos constructions
-de pierre. Il n'est pas rare qu'une chambre de
-yali compte par conséquent six ou dix fenêtres.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_6_46" id="Footnote_6_46"></a><a href="#FNanchor_6_46"><span class="label">[6]</span></a> Ces nègres sont, bien entendu, des eunuques.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_7_47" id="Footnote_7_47"></a><a href="#FNanchor_7_47"><span class="label">[7]</span></a> Le vendredi représente pour les musulmans ce qu'est
-le dimanche pour les chrétiens.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_8_48" id="Footnote_8_48"></a><a href="#FNanchor_8_48"><span class="label">[8]</span></a> Et comme partout, hors les cités fébriles... Comme,
-en France, l'an 1793 ... et comme, en Russie, l'an 1919...</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_9_49" id="Footnote_9_49"></a><a href="#FNanchor_9_49"><span class="label">[9]</span></a> Le quartier Sélimieh&mdash;ainsi nommé du nom de sa
-mosquée, la <i>djami</i> de Sultan Sélim&mdash;est un des plus vieux
-quartiers turcs de Stamboul.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_10_50" id="Footnote_10_50"></a><a href="#FNanchor_10_50"><span class="label">[10]</span></a> C'est à treize ans que d'ordinaire on fait prendre le
-tchartchaf aux filles turques, et qu'on les sépare des
-hommes.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_11_51" id="Footnote_11_51"></a><a href="#FNanchor_11_51"><span class="label">[11]</span></a> Séance du 18 avril 1911&mdash;Le parlement jeune-turc a
-d'ailleurs, au contraire, confirmé, par l'article 188 de son
-nouveau code, l'abominable barbarie en question.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_12_52" id="Footnote_12_52"></a><a href="#FNanchor_12_52"><span class="label">[12]</span></a> Les Jeunes-Turcs,&mdash;plus étrangers à la Turquie
-qu'un bourgeois du Marais,&mdash;tentèrent cette folie criminelle.
-Et la Turquie, comme on sait, en mourut.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_13_53" id="Footnote_13_53"></a><a href="#FNanchor_13_53"><span class="label">[13]</span></a> Il est extraordinaire de constater l'identité de tout ce
-qui se passa en Turquie, à partir de 1908, et de tout ce qui
-s'est passé en Russie, plus récemment. Une poignée de terroristes,
-tous venus de l'étranger, imposèrent leur volonté
-à quelque cent millions de Russes, indiscutablement partisans
-de l'ancien état de choses. Toutefois, en Russie,
-une princesse Séniha ne demanderait pas, aujourd'hui, ce
-que les vainqueurs ont fait du suffrage universel,&mdash;supprimé,
-purement et simplement, par les Soviets.&mdash;C. F.</p></div>
-</div>
-
-<hr class="r35" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span></p>
-
-<h3>LETTRE VI</h3>
-
-<div class="letter">
-<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p>
-<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p>
-<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, Paris.</i></p>
-<p class="date">Stamboul, 15 schaban 1329<a name="FNanchor_1_54" id="FNanchor_1_54"></a><a href="#Footnote_1_54" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
-</div>
-
-<p class="p2">O mes yeux chers, ô ma sœur aimée, comment
-aurai-je la force de l'écrire, cette lettre
-toute funèbre, cette lettre que d'avance je vois
-toute noire de feu, toute rouge de sang! O ma
-sœur, qui allez tant pleurer, vous savez déjà le
-malheur immense, auprès duquel plus rien
-n'existe: Constantinople incendié! Vous le
-savez déjà par les journaux, par les récits; mais
-vous n'y croyez pas, vous ne pouvez pas y croire.
-Je veux dire: vous ne concevez pas l'immensité
-<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span>de la catastrophe; vous la rapetissez, d'instinct.
-C'est forcé, c'est inévitable; avant d'avoir
-vu <i>cela</i>, on ne peut pas se le représenter. Mes
-deux beaux yeux, tâchez de voir: vous vous
-rappelez notre Stamboul,&mdash;votre Byzance,&mdash;vous
-vous rappelez cette capitale qui est&mdash;qui
-était&mdash;une suite ininterrompue de villages et
-de hameaux, un pêle-mêle de ruelles, de venelles
-et d'impasses, avec profusion de maisonnettes,
-vieilles et neuves, les unes couleur de
-sapin frais coupé, les autres couleur d'ancien
-bois de violette; avec profusion de jardinets,
-de vergers, de potagers; avec profusion de
-cimetières aussi, de jolis cimetières turcs, souriants,
-aimables, de cimetières où l'on sent
-qu'il doit faire bon dormir et se reposer de
-cette lourde fatigue: la vie; cette capitale,
-enfin, moitié villageoise et moitié campagnarde,
-qui, tout de même, s'enorgueillit des
-plus somptueux palais, des plus splendides
-temples, qu'elle mêle, insouciante, à ses
-masures et à ses cabanes, comme une pauvresse-fée
-qui porterait des pierreries parmi
-ses haillons... Vous vous en souvenez? Vous
-revoyez, rien qu'en fermant vos paupières,
-les plus magiques de ces joyaux-là: la mosquée
-<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span>de Sultan Ahmed, à l'orient, avec ses
-six minarets, pareils à six cierges de marbre;
-la mosquée de Sultan Mehmed, à l'occident,
-non loin de cette Sélimieh djami<a name="FNanchor_2_55" id="FNanchor_2_55"></a><a href="#Footnote_2_55" class="fnanchor">[2]</a> qui est ma
-«paroisse» à moi, comme vous dites, vous,
-chrétiennes;&mdash;la mosquée des Tulipes, au
-sud, dominant la Marmara; la mosquée de la
-Valideh, au nord, sur la Corne d'Or, à l'entrée
-du grand pont; et, au centre de ce carré-là,&mdash;qui
-enferme la moitié de Stamboul,&mdash;la
-perle et le diamant: notre Souléïmanieh, où
-je vous ai menée tant de fois, pour admirer les
-colonnes du temple d'Ephèse<a name="FNanchor_3_56" id="FNanchor_3_56"></a><a href="#Footnote_3_56" class="fnanchor">[3]</a>. Vous
-revoyez tout, dites? Eh bien, sœur, tout n'est
-plus que cendres, décombres, ou pierres noircies;
-<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span>et les mosquées de marbre seules épargnées,
-parce que l'incendie des trop petites
-maisons de bois n'a pas eu le temps ni la force
-de les entamer, les hautes <i>djamis</i>, toutes revêtues
-de suie et de fumée, dominent à présent
-une sorte de farouche broussaille, la broussaille
-des débris épars. Là fut Stamboul. De
-nos Sept Collines, jadis pareilles aux Sept Collines
-de la Rome d'Occident, trois seulement
-sont épargnées. La désolation de cela, vous ne
-la concevez pas! Deux cent mille malheureux
-n'ont ni pain ni toit. Les grandes cours cloîtrées
-des mosquées servent de refuge à cette
-effroyable misère... Ma sœur chérie, vous souvient-il
-d'une promenade que jadis nous avons
-faite ensemble, dans l'enceinte crénelée du
-vieux château de Roumélie<a name="FNanchor_4_57" id="FNanchor_4_57"></a><a href="#Footnote_4_57" class="fnanchor">[4]</a>? C'était domaine
-du Sultan, ce château. Et quelques émigrés du
-Caucase, fuyant les sanglantes persécutions
-des Russes, étaient venus s'y réfugier. Nous
-nous étions arrêtées toutes deux devant une
-cabane de fer-blanc et de carton, chenil dont
-mes chiens à moi n'auraient peut-être pas
-voulu. Et deux femmes en étaient sorties, deux
-<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span>Circassiennes, dont l'une portait un enfant dans
-ses bras... Comme vous les aviez trouvées
-misérables, ces deux pauvres créatures, si
-fières néanmoins qu'elles refusèrent notre
-aumône!... Car elles ne possédaient réellement
-rien, exactement rien,&mdash;sauf leurs
-haillons et cette hutte bâtie de leurs mains.&mdash;Oui...
-Eh bien! aujourd'hui, un quart des
-femmes de Stamboul ne possèdent rien davantage.
-Et c'est une misère dont aucun cataclysme
-européen ne pourrait donner l'équivalent...<a name="FNanchor_5_58" id="FNanchor_5_58"></a><a href="#Footnote_5_58" class="fnanchor">[5]</a></p>
-
-<p>En grande hâte, ma belle-mère et moi avons
-quitté le Bosphore pour rentrer en ville
-prendre notre part du deuil public et soulager
-un peu de l'infortune générale. Il y a beaucoup
-de charité, beaucoup de solidarité parmi nous.
-Mais il y a peu de ressources. Ceux-là mêmes
-qu'on appelle ici les riches feraient à Paris
-figure de pauvres. Donner seulement à manger
-à tous ceux qui ont faim, le pourrons-nous?</p>
-
-<p>Mes chers yeux bleus, voilà, voilà ce qui
-<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span>reste de notre Stamboul aimé. Et pour vous
-donner plus de détails, le cœur me manque...</p>
-
-<p>Qui alluma l'incendie? On n'en sait rien.
-Chacun parle de malveillance et de mains criminelles.
-Je refuse de croire qu'une pareille
-chose soit même discutable. Quel monstre,
-quel fou épouvantable mettrait ainsi la flamme
-dans dix mille maisons de pauvres gens?
-Impossible, impossible! Le peuple, lui, veut
-voir la main d'Allah dans cette catastrophe,
-suite et couronnement d'une série d'autres
-malheurs dont il n'y a point de précédent dans
-notre histoire. L'impiété générale a provoqué
-la colère de Dieu, et Dieu a jeté sur nous
-l'Archange Noir. La jeune Turquie a méprisé
-le Coran. Les Jeunes-Turcs ont rompu l'ancienne
-loi, déposé l'ancien Sultan, préconisé
-mille nouveautés criminelles. Allah se venge
-et châtie tout son peuple coupable. Ne souriez
-pas!... Moi-même, en écrivant cela, je me
-surprends à frissonner... Quelle incroyable
-succession d'infortunes, véritablement, pour
-notre nation! Au dehors, la Bulgarie et la
-Roumélie refusent le tribut; la Bosnie et
-l'Herzégovine nous sont arrachées; la Crète
-est en révolte ... au dedans, l'Albanie, la Macédoine,
-<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span>la Syrie, l'Arabie, le Kurdistan s'insurgent
-et déchirent à deux mains la patrie.
-Partout le sang turc coule comme l'eau des
-fontaines. Notre Parlement fantoche use ses
-dernières énergies en convulsions stériles. L'étranger,
-de toutes parts, guette notre faiblesse;
-le Monténégro, lui-même, mobilise son armée,
-prêt à nous envahir! Comme s'il suffisait aujourd'hui
-du Monténégro pour mettre à bas
-les derniers vestiges de l'ancienne puissance
-ottomane... Hélas! il suffit peut-être de
-cela...<a name="FNanchor_6_59" id="FNanchor_6_59"></a><a href="#Footnote_6_59" class="fnanchor">[6]</a></p>
-
-<p>Mais quelle tristesse, ô mes deux yeux, d'aimer
-passionnément son pays, comme j'aime
-ma Turquie, et d'assister à sa décadence chaque
-jour précipitée!... Encore, si cette décadence
-s'accompagnait de beauté! Si nous mourions
-comme nous avons failli mourir en 1877, parmi
-beaucoup de gloire, et parmi de grandes batailles
-noblement perdues!... Mais non... Cette
-Révolution même, qui semblait d'abord nous
-promettre sinon la résurrection turque, du
-moins une éclatante agonie, notre révolution
-<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span>s'achève dans de pauvres petites convulsions,
-petites, petites... Ah! ma sœur aimée! je n'oublie
-pas: il y a un an, c'était de féminisme que
-vous parliez, de ce féminisme proche que le
-nouveau régime ne pouvait manquer d'acclimater
-en terre turque... Savez-vous où nous
-en sommes, aujourd'hui? A ceci: que les
-femmes musulmanes, même voilées à triple
-voile, n'ont plus le droit de se promener en
-voiture découverte. Il faut relever les capotes
-des landaus, hausser les glaces, baisser les
-stores!... On n'avait jamais connu pareille
-rigueur du temps d'Abd-ul-Hamid...</p>
-
-<p>Hélas! adieu, mes yeux bleus... qui sait s'il
-sera longtemps encore permis à votre petite
-sœur aimante d'écrire à sa sœur chrétienne?</p>
-
-<p><span class="smcap">Séniha.</span></p>
-
-<p class="p2"><i>P.-S.</i>&mdash;Oh! je suis égoïste, égoïste,
-égoïste... Toute à nos malheurs turcs, je ne
-vous ai pas dit un mot tendre à propos de vos
-malheurs français... Qu'ils sont amers pourtant,
-et que mon cœur saigne en songeant à
-cette France, tant aimée des cœurs ottomans!...
-<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span>Adieu. Qu'Allah ait pitié de vous
-aussi...<a name="FNanchor_7_60" id="FNanchor_7_60"></a><a href="#Footnote_7_60" class="fnanchor">[7]</a></p>
-
-<p><span class="smcap">Séniha.</span></p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_54" id="Footnote_1_54"></a><a href="#FNanchor_1_54"><span class="label">[1]</span></a> 10 août 1911.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_55" id="Footnote_2_55"></a><a href="#FNanchor_2_55"><span class="label">[2]</span></a> <i>Djami</i>, en turc, signifie mosquée importante,&mdash;église;&mdash;les
-simples chapelles sont appelées <i>mesjid</i>;&mdash;Sélimieh
-djami, ou Achmédieh, ou Souléimanieh:&mdash;mosquée
-de Sultan Sélim, ou de Sultan Ahmed, ou de Sultan
-Souléïman (du nom du fondateur); cette dernière, construite
-vers 1520 par Souléïman le Magnifique, est surnommée
-par les Turcs «la perle et le diamant de Stamboul»;&mdash;mosquée
-de la Valideh: mosquée construite par la Sultane
-Valideh, mère d'Abd-ul-Hamid I<sup>er</sup>, au <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup> siècle;&mdash;mosquée
-des Tulipes (Lalileh djami), surnom populaire
-d'une des mosquées du sud de Stamboul.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_56" id="Footnote_3_56"></a><a href="#FNanchor_3_56"><span class="label">[3]</span></a> A l'intérieur de la mosquée do Souléïman sont quatre
-colonnes géantes, d'un très beau granit, qui proviennent
-d'une ancienne église grecque, et, antérieurement, de l'antique
-et célèbre temple d'Ephèse, dédié à Astarté.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_57" id="Footnote_4_57"></a><a href="#FNanchor_4_57"><span class="label">[4]</span></a> <i>Rouméli-hissar</i>, sur le Bosphore, côte d'Europe.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_5_58" id="Footnote_5_58"></a><a href="#FNanchor_5_58"><span class="label">[5]</span></a> A cette époque, il n'y eut pourtant pas de quête européenne
-pour les affamés de Constantinople. Ce n'était que
-des Turcs, n'est-ce pas! et qui n'étaient pas même bolchevicks...</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_6_59" id="Footnote_6_59"></a><a href="#FNanchor_6_59"><span class="label">[6]</span></a> Quinze mois plus tard, en effet, le Monténégro attaqua
-la Turquie. Il est vrai qu'il s'était assuré quelques
-alliances...</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_7_60" id="Footnote_7_60"></a><a href="#FNanchor_7_60"><span class="label">[7]</span></a> Août 1911! C'était alors l'époque infiniment douloureuse
-où, sur la menace prussienne, la France, abandonnant
-son droit, cédait à l'Allemagne la moitié du Congo
-français, jadis découvert, exploré et conquis par notre
-Brazza. De Stamboul incendié, la princesse Séniha tressaillait
-à la pensée de notre humiliation. Car jamais, jusqu'alors,
-un malheur français n'avait trouvé les cœurs
-turcs indifférents.</p></div>
-</div>
-
-<hr class="r35" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span></p>
-
-<h3>LETTRE VII ET DERNIÈRE</h3>
-
-<div class="letter">
-<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p>
-<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p>
-<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, à Paris.</i></p>
-<p class="date">Corne d'Or, 19 scheval 1329<a name="FNanchor_1_61" id="FNanchor_1_61"></a><a href="#Footnote_1_61" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
-</div>
-
-<p class="p2">O mes deux yeux tant aimés, je vous écris
-aujourd'hui la plus triste, la plus douloureuse
-lettre que j'aie jamais écrite, de toute ma vie
-très mélancolique pourtant! Je vous écris la
-dernière lettre que je vous écrirai peut-être
-jamais...</p>
-
-<p>La dernière lettre... En traçant ces trois
-mots-là, ma plume s'est cassée sur mon papier.
-Et il a fallu attendre qu'on m'en apportât une
-autre. J'ai attendu, le front dans la main. Et
-j'ai songé... Est-ce possible?... Est-ce moi qui
-<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span>écris?... Est-ce moi, la petite Séniha, qui jette
-vers sa plus tendre amie ce terrible adieu définitif,&mdash;mortel?...
-Est-ce moi, qu'on vient
-d'embarquer sur ce grand navire étranger,
-dont le tumulte m'affole? est-ce moi qui vais
-partir pour ce voyage sans fin, d'où je ne
-reviendrai peut-être jamais plus,&mdash;jamais,
-jamais?...</p>
-
-<p>Mais vous ne savez pas... D'abord, il faut
-que je vous dise...</p>
-
-<p>C'est si simple, d'ailleurs! Comment n'ai-je
-pas prévu? Comment n'avons-nous pas prévu,
-tous?... tous ceux qui ne s'étaient pas attaché,
-exprès, un bandeau sur les yeux?</p>
-
-<p>L'agression italienne<a name="FNanchor_2_62" id="FNanchor_2_62"></a><a href="#Footnote_2_62" class="fnanchor">[2]</a>, vous l'avez connue
-en même temps que nous ... avant nous,
-même... La première, vous m'avez écrit, alors,
-pour me dire toute votre indignation, pour protester
-contre cette chose abominable, ce vol à
-main armée, que l'Europe a toléré, comme
-elle fit jadis pour le partage de la Pologne...
-Mais la suite,&mdash;qui s'en doute, dans votre
-France, toujours si indifférente aux choses du
-dehors, et si insouciante?...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span>Alors, écoutez: notre peuple turc, longtemps
-aveugle, notre peuple, qui avait salué la
-révolution avec tant de joie profonde, notre
-peuple, qui avait cru avec une telle foi que c'en
-était fini de toutes les misères, de toutes les
-humiliations, notre peuple, à présent, commence
-à s'apercevoir de sa naïve erreur.
-Cette révolution qu'on acclamait, et dans laquelle
-on avait mis tout espoir et toute confiance,&mdash;qu'a-t-elle
-fait? qu'a-t-elle réalisé?
-quel est son bilan?&mdash;Au dedans, tyrannie, état
-de siège, cours martiales, recul évident des
-questions féministes, gaspillage de tous les
-trésors, de toutes les réserves, de tous les budgets,
-de tous les emprunts. Au dehors, perte
-de la Bulgarie, perte de la Roumélie orientale,
-perte de la Bosnie, perte de l'Herzégovine,
-perte de la Tripolitaine, perte prochaine de la
-Crète, inimitié de l'Angleterre, inimitié de la
-France, alliance allemande&mdash;l'alliance du
-loup et du mouton!<a name="FNanchor_3_63" id="FNanchor_3_63"></a><a href="#Footnote_3_63" class="fnanchor">[3]</a>&mdash;révolte de l'Yémen,
-révolte de l'Albanie, révolte du Kourdistan,
-<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span>révolte de la Syrie... Tout cela, oui! Voilà ce
-que le peuple turc commence à mesurer de ses
-yeux tout d'un coup larges ouverts!</p>
-
-<p>Et voici que sa colère s'éveille. Voici qu'il
-veut se venger&mdash;se venger, dût-il souffrir et
-mourir de sa vengeance!</p>
-
-<p>Or, mes chers yeux clairvoyants, cette vengeance,
-sur qui va-t-elle tomber&mdash;sur qui,
-sinon sur nous, sur nous, oui?</p>
-
-<p>Sur quels autres, en effet? Quand le comité,&mdash;le
-comité Union et Progrès ... quels noms?
-quelle ironie affreuse!... quand ce comité fatal
-et funeste arracha le pouvoir des vieilles
-mains d'Abd-ul-Hamid, il n'était encore que la
-jeune, la très jeune réunion d'hommes honnêtes
-et intelligents, courageux, dévoués au bien
-public, mais inexpérimentés, inexpérimentés
-jusqu'à l'invraisemblable et jusqu'à l'impossible!
-Ces gens naïfs crurent, eux aussi&mdash;comme
-le peuple&mdash;que c'en était fini, par leur
-seule victoire, de tous les malheurs turcs, et
-que, pour guider la Turquie vers le bonheur
-et vers la puissance, il suffisait à ses chefs
-d'être probes et d'être bons! Hélas! quelle
-erreur! Ni probité ni vertu ne prévaut contre
-l'universelle perversité de tous les gouvernements
-<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span>du monde. Et le comité, tout irréprochable
-qu'il ait été à l'origine, n'en a pas moins
-fait plus de mal à l'empire qu'ensemble Medjid,
-Aziz et Hamid. Car ceux-ci, à eux trois, ont,
-en trois quarts de siècle, coûté moins cher à
-la Turquie que les Jeunes-Turcs en trois
-années...</p>
-
-<p>Donc, aux Jeunes-Turcs la faute! à tous,
-bons et mauvais&mdash;car il en reste encore de
-bons, même aujourd'hui, même après ces trois
-années où tant de brebis galeuses sont venues
-s'ajouter au premier troupeau!&mdash;si bien que
-l'honneur même ne sortira pas intact de la
-lugubre aventure. Hier encore, rentrant du
-Palais, mon mari, se jetant en larmes sur notre
-divan, me criait cette phrase épouvantable:</p>
-
-<p>«Ils me tueront. Qu'importe! Mais ils diront
-après que c'est moi, moi, qui ai perdu la
-patrie... Et l'histoire le croira. Et c'est peut-être
-vrai...»</p>
-
-<p>Alors, voilà. Vous savez, à présent. Il me
-renvoie, avec ma Léïlah, avec tout le harem. Il
-ne veut pas que nous restions auprès de lui. Il
-dit qu'il se défendra mieux, seul, qu'il luttera
-plus habilement contre l'ennemi du dehors et
-contre l'émeute du dedans. Toutes, nous
-<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span>venons de nous embarquer sur le paquebot
-français qui part pour Beyrouth. Toutes quatre,
-sa mère, sa tante, Léïlah et moi. De Beyrouth,
-nous irons à Damas. De Damas, plus loin. Je
-ne sais où, au juste. Une ville perdue, dans le
-désert des sables, hors de toute atteinte. Le
-pacha possède là-bas un vieux domaine. C'est
-dans ce domaine que nous attendrons ... que
-nous attendrons la fin...!</p>
-
-<p>Quelle fin? O mes deux yeux aimés, permette
-Allah le miséricordieux que cette fin-là
-soit seulement la mort, la mort douce et
-prompte!...</p>
-
-<p>Les Italiens n'ont pas commis qu'un vol. Ils
-ont commis aussi un assassinat. Ils ont tué
-notre nation,&mdash;tout à fait comme, jadis, les
-Russes tuèrent la Pologne. Ils l'ont tuée sciemment,
-de sang-froid, avec préméditation. La
-Turquie était comme une femme qui accouche.
-Elle accouchait de sa liberté, de sa civilisation,
-de son progrès. Elle accouchait, geignante et
-douloureuse, désarmée, au centre du cercle
-hostile de nations voisines et avides, la Grèce
-venimeuse, la Serbie inquiète, la Bulgarie
-féroce, et, plus loin, l'Autriche, l'Allemagne,
-la Russie. Par un accord tacite, par une pudeur,
-<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span>peut-être, nulle de ces nations-là n'avait encore
-osé se jeter à la gorge de la malade sacrée.
-Mais ce que n'avaient osé ni la Russie, ni l'Allemagne,
-ni l'Autriche, ni la Grèce, ni la Serbie,
-ni la Bulgarie<a name="FNanchor_4_64" id="FNanchor_4_64"></a><a href="#Footnote_4_64" class="fnanchor">[4]</a>, l'Italie l'a osé. Maudite à
-jamais soit-elle! Elle a déchaîné la meute.
-Tous les appétits, toutes les convoitises vont
-surgir. D'heure en heure, le danger augmente.
-L'instant suprême approche,&mdash;l'instant de
-la mort.&mdash;Maudite soit l'Italie, et maudite
-l'Europe! Maudits, les mauvais bergers,
-gardiens de peuples, qui, tous ensemble,
-ont détourné la tête, et laissé s'accomplir le
-crime! Il n'y a plus de foi, plus de traités, plus
-de serments. Puisse donc tout le sang versé
-retomber sur chaque main coupable, sur
-chaque tête complice, sur chaque cœur perfide!
-Et puissent mes larmes aussi retomber,
-lourdes, amères, empoisonnées!...</p>
-
-<p>On va lever l'ancre. Je vous dis adieu, ô ma
-<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span>sœur tendre... Je dis adieu à tout ce que j'ai
-aimé, à ma patrie, à ma ville, aux chères
-mosquées, à vous... N'oubliez pas, n'oubliez
-jamais!...</p>
-
-<p>N'oubliez jamais qu'ici vivait, vit encore un
-peuple qui est le plus brave, le plus loyal, le
-plus honnête et le plus doux de tous les peuples
-au monde. Et n'oubliez pas, n'oubliez jamais
-comment et par qui ce peuple va mourir...</p>
-
-<p>Et n'oubliez pas non plus votre petite sœur
-triste, triste infiniment,</p>
-
-<p><span class="smcap">Séniha.</span></p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_61" id="Footnote_1_61"></a><a href="#FNanchor_1_61"><span class="label">[1]</span></a> 11 octobre 1911.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_62" id="Footnote_2_62"></a><a href="#FNanchor_2_62"><span class="label">[2]</span></a> L'agression italienne de 1911, dirigée contre la Turquie
-pour le rapt de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_63" id="Footnote_3_63"></a><a href="#FNanchor_3_63"><span class="label">[3]</span></a> Il n'est pas discutable que, si la Turquie se jeta finalement
-dans les bras de l'Allemagne, la faute en fut à
-l'Angleterre et à la France, qui prirent contre la Turquie,
-toujours, le parti de tous ses ennemis.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_64" id="Footnote_4_64"></a><a href="#FNanchor_4_64"><span class="label">[4]</span></a> Il convient d'être juste. Ces lettres furent écrites en
-1911. Depuis, l'événement prouva qu'en effet la Grèce, la
-Bulgarie et la Serbie n'avaient pas «osé» se jeter à la
-gorge de la Turquie malade: mais c'était pour attendre
-que la Turquie fût, en outre, blessée grièvement par le
-poignard italien. Alors, tout de suite, les nations balkaniques,
-dès 1912, «osèrent».</p></div>
-</div>
-
-<hr class="r35" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span></p>
-
-<h3><i>EN FAÇON D'ÉPILOGUE</i></h3>
-
-<p class="p2">Ces lettres, la princesse Séniha les avait
-écrites au cours de cette mauvaise année 1911,
-qui vit le commencement de la catastrophe
-ottomane. Depuis, on sait ce qui s'est passé:&mdash;Vaincue
-par l'Italie; vaincue par la quadruple
-alliance des Grecs, des Serbes, des Monténégrins
-et des Bulgares,&mdash;lesquels, d'ailleurs,
-n'eurent pas plutôt déchiré leur proie
-qu'ils s'entre-déchirèrent eux-mêmes sur cette
-proie sanglante, luttant à qui boirait le plus de
-sang chaud;&mdash;bafouée par toute l'Europe,
-oui, toute!... laquelle Europe s'empressa de
-donner le coup de pied de l'âne au vieux lion
-turc expirant; trahie même par la France qui,
-dans son ignorance enfantine de toutes les
-<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span>questions extérieures, de toute la géographie et
-de toute l'histoire,&mdash;de toute sa propre histoire
-même! applaudit alors stupidement à la
-défaite d'une bonne, d'une loyale nation qui
-avait été son alliée, sans jamais manquer au
-pacte d'alliance, de 1527 à 1914;&mdash;bref, écrasée,
-dépecée et saignée à blanc, la Turquie
-perdit coup sur coup toutes ses possessions
-d'Afrique et d'Europe, et beaucoup de ses provinces
-d'Asie, encore que toutes fussent turques
-de cœur et d'âme, turques légitimement,
-turques pour les trois quarts de leur population,
-les immigrants mêmes y compris! Ce
-n'était vraiment pas à tort que la princesse
-Séniha, quittant Constantinople pour l'Anatolie,&mdash;pour
-Angora peut-être,&mdash;abandonnait
-toute espérance et priait seulement Allah, le
-Miséricordieux, que désormais la fin, pour elle
-et pour sa race, fût simplement douce, s'il se
-pouvait, et, s'il ne se pouvait pas, prompte...</p>
-
-<p class="p4">Depuis...</p>
-
-<p class="p2">Au fait, depuis... qu'est-elle devenue, la
-pauvre princesse?...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span>Nous, ses correspondants d'autrefois, n'en
-savons rien...</p>
-
-<p class="p4">En 1913, il semblait véritablement que la
-Turquie eût bu la lie de son calice. Pour elle,
-un pire malheur ne pouvait guère s'envisager:&mdash;Gardien
-des détroits,&mdash;gardien des Dardanelles
-et du Bosphore,&mdash;le Sultan n'était-il
-pas l'état-tampon par excellence? l'état-tampon
-fait exprès pour écarter l'une de l'autre ces
-deux rivales séculaires, la gigantesque Angleterre
-et la gigantesque Russie?&mdash;Londres,
-comme Pétersbourg, se fût alors opposé systématiquement
-à toute modification d'un <i>statu
-quo</i> qui, seul, s'était prouvé capable de maintenir
-en équilibre la balance européenne...</p>
-
-<p>Hélas! 1914 vint... L'Allemagne avait su
-profiter des fautes, des ignorances et des lâchetés
-du reste de l'Europe. Constantinople, ulcérée
-par l'injustice occidentale, était mûre pour
-les projets allemands. Le Gouvernement Jeune-Turc,
-criminel une fois de plus, précipita la
-Turquie&mdash;sans même qu'elle s'en rendît
-compte&mdash;dans le conflit. Et ce fut le désastre
-final. Quand la paix revint, la perfidie anglaise
-<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span>avait déclenché la révolution russe; c'est-à-dire
-qu'il n'y avait plus de Russie; et la France
-ne sut pas mesurer à temps le nouveau péril
-dont tous ses intérêts orientaux étaient menacés.
-Bref, Pétersbourg n'étant plus là pour s'y
-opposer, et Paris n'y songeant pas<a name="FNanchor_1_65" id="FNanchor_1_65"></a><a href="#Footnote_1_65" class="fnanchor">[1]</a>, Londres
-jugea unique cette occasion de se substituer
-soi-même au Sultan. Le maréchal Franchet
-d'Espérey avait pris Constantinople: les généraux
-anglais se chargèrent de l'occuper,&mdash;à
-titre définitif.&mdash;Une fois de plus, Bertrand
-avait tiré les marrons du feu, et Raton les mangeait.</p>
-
-<p class="p4">Quant à la princesse Séniha...</p>
-
-<p>Jusqu'en 1918, il nous arriva d'avoir encore
-de ses nouvelles. Un des derniers rois qui
-règnent en Europe, et le dernier je crois, qui
-soit tout à fait un grand roi,&mdash;qui soit aussi
-tout à fait un galant homme, un gentilhomme
-et un grand cœur,&mdash;ce roi-là, prenant en
-<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span>pitié la douce infortune de notre princesse
-lointaine, chassée d'abord de sa maison, puis
-de sa ville, puis, peu à peu, chassée de son
-pays, daigna lui servir de vaguemestre ... lui
-fit passer des courriers d'Europe&mdash;malgré la
-guerre!&mdash;et fit aussi passer en Europe les
-quelques lettres qu'elle écrivait encore.</p>
-
-<p>Mais quand la paix vint, tout fut fini, le blocus
-anglais, plus rigoureux que l'autre, exila
-définitivement du monde occidental, du monde
-parisien, la pauvre petite princesse Séniha,
-qui aimait tant Paris...</p>
-
-<p class="p2">Définitivement?...</p>
-
-<p>Au fait, qui sait? La Turquie était un corps
-si sain qu'il semble que ce corps, même amputé
-de sa tête, se résout difficilement à mourir.
-L'Angleterre a beau lancer contre Angora tous
-ses valets athéniens, le dernier mot n'est peut-être
-pas dit! Et peut-être reverrons-nous un
-jour, dans une Turquie obstinément libre, une
-princesse Séniha libre, elle aussi, d'écrire à qui
-bon lui semble, et de raconter véridiquement
-toutes ses souffrances, malgré la Grèce, malgré
-l'Arménie, malgré les soviets,&mdash;et malgré
-l'Angleterre.</p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_65" id="Footnote_1_65"></a><a href="#FNanchor_1_65"><span class="label">[1]</span></a> Paris, qui ne savait pas où est Mossoul, ne savait
-peut-être pas non plus où est Constantinople? Ou, peut-être
-encore, Londres avait-il mis, sur les yeux de Paris
-un bandeau d'or?</p></div>
-</div>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span></p>
-
-<h2>CONSCIENCE TURQUE</h2>
-
-<p class="p2">En ce temps-là, il était une Turquie...</p>
-
-<p class="p2">C'était il y a longtemps,&mdash;avant que je
-n'eusse maison, femme et tout ce qui s'ensuit.
-J'étais donc parfaitement heureux, ou du
-moins, je crois me souvenir que je l'étais, ce
-qui revient au même...</p>
-
-<p>Il y a longtemps!... J'habitais alors du
-1<sup>er</sup> janvier à la Saint-Sylvestre à bord de mon
-vieux <i>Saint-Albans</i>... Vous vous rappelez?...
-Cette goélette qui avait gagné, en 1895, la
-coupe du prince de Naples. Je l'avais un peu
-transformée; j'en avais fait un bon bateau de
-croisière, confortable assez pour les longues
-flâneries. Et le fait est que, l'année dont je
-<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span>parle, le <i>Saint-Albans</i> me promena, six mois
-durant, d'un bout de la Méditerranée à l'autre:
-Nice, Gênes, Naples, la Corse, la Sicile, Malte,
-Cattaro, Corfou, Lépante, Corinthe, Athènes,
-Santorin, Rhodes, Chypre,&mdash;et Brousse, et
-Stamboul, et Trébizonde,&mdash;et le Caucase, et
-cette émeraude sertie d'aigues-marines qu'est
-la Crimée,&mdash;je ne sais fichtre pas où mon
-ancre n'est pas tombée, par quelque soir d'or
-rouge ou quelque matin d'émail bleu!...</p>
-
-<p>Ma parole, ce fut vraiment le plus joli temps
-de ma vie. Et il durerait encore, si j'avais été
-alors assez riche pour suivre jusqu'au bout ma
-fantaisie. Mais, contrairement au proverbe,
-jeunesse ne peut jamais. L'entretien d'une
-goélette de vingt tonneaux n'est pas l'affaire
-d'un pauvre diable. J'avais huit hommes d'équipage
-qui mangeaient comme seize, et un patron
-qui exagérait les galons d'or de ses manches:
-des galons à douze francs le mètre! En outre,&mdash;et
-c'est là que j'en voulais venir,&mdash;dans
-chaque port où s'imposait un ravitaillement,
-les indigènes nous écorchaient vifs. Italiens,
-Maltais et Grecs guettent aujourd'hui les yachts
-comme leurs pirates d'ancêtres ont jadis guetté
-les galères chargées d'épices. L'abordage et
-<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span>l'incendie n'en sont plus; mais c'est tout juste!&mdash;simple
-concession à la gendarmerie internationale.&mdash;On
-ne massacre plus l'étranger;
-mais on continue de le piller jusqu'à fond de
-cale. A telle enseigne que notre ami Vanderbilt
-lui-même se ruinerait à acheter trop d'olives
-noires aux aubergistes de l'Archipel. J'ai souvenance,
-spécialement, d'un pope de Chalcis
-en Eubée, lequel, épicier à ses moments perdus,
-nous rançonna, nous, chrétiens, comme
-il n'aurait pas rançonné des fils du Prophète!
-Et je songeai ce jour-là, non sans terreur, que
-la prochaine escale devant être Chanak en Turquie,
-ma bourse de giaour achèverait assurément
-de s'y vider d'un seul coup. Qu'attendre,
-en effet, des mécréants, quand les purs orthodoxes
-nous traitaient de Turcs à Maures?</p>
-
-<p>Cependant, le <i>Saint-Albans</i> cinglait vers les
-Dardanelles. Un beau matin, je vis à main
-gauche les falaises thraces, jaunes et blanches,
-et à main droite, les douze moulins à vent qui
-dominent le tumulus d'Achille et le tumulus
-de Patrocle. Le détroit s'ouvrait au milieu.</p>
-
-<p>Le <i>Saint-Albans</i> y entra. En trois bordées,
-nous fûmes devant Chanak, qui est une petite
-ville peinturlurée, au bord de l'eau. Là étaient,
-<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span>en ce temps reculé, qui fut le bon temps, les
-postes ottomans gardiens des détroits.</p>
-
-<p>Je mouillai le yacht et j'armai le canot pour
-aller à terre. La veille au soir, nous avions
-soupé d'une boîte de conserves, la dernière.
-L'achat d'un mouton n'était point un luxe.</p>
-
-<p>Or, le canot allait accoster, et déjà je prenais
-mon élan pour sauter sur le quai, quand ne
-voilà-t-il pas qu'un grand diable de soldat
-turc, en sentinelle, jailli de sa guérite comme
-un diable de sa boîte, nous couche en joue
-sans crier gare, et m'ordonne ensuite du ton le
-moins cordial de faire demi-tour et de m'en
-retourner d'où je venais! J'avais oublié, assez
-stupidement, qu'il fallait un passeport pour
-débarquer sur terre ottomane<a name="FNanchor_1_66" id="FNanchor_1_66"></a><a href="#Footnote_1_66" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
-
-<p>Le cas était épineux. Demander au consulat
-d'intervenir? Oui, évidemment. Mais je ne
-m'illusionnais pas sur le procédé: ce serait
-lent. La diplomatie française est formaliste. Et
-je ne tenais pas à mourir de faim en l'honneur
-du protocole.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span>&mdash;Que diable!&mdash;pensai-je,&mdash;nous sommes
-en Turquie, et la Turquie est la patrie du
-backchich!</p>
-
-<p>(Je le croyais sur la foi des on-dit.)</p>
-
-<p>Je tirai de ma bourse une superbe pièce d'or,&mdash;c'était
-encore aussi l'époque fabuleuse des
-monnaies qui trébuchaient!&mdash;une livre turque
-de vingt-trois francs, à l'effigie de Sa Majesté
-Impériale Elle-même. Et, ayant montré de loin
-la dite pièce au dit soldat, je la jetai à ses
-pieds, m'attendant à voir le désagréable fusil
-se relever aussitôt.</p>
-
-<p>J'étais loin de compte. Le fusil ne se releva
-pas du tout. Et ma livre turque, dédaigneusement
-renvoyée d'un coup de botte, vint retomber
-au milieu du canot. L'Osmanli n'avait
-même pas voulu souiller, en la touchant, ses
-mains incorruptibles. J'en demeurai bleu!
-Depuis mon départ de France, c'était la première
-fois qu'un indigène méditerranéen refusait
-mon argent.</p>
-
-<p>La situation n'en était pas plus drôle pour
-cela. Il n'y avait rien d'autre à faire que de
-retourner à bord du yacht. C'est ce que je fis,
-mélancoliquement.</p>
-
-<p>La journée se passa, lente. J'échangeai tous
-<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span>les télégrammes imaginables avec le consul.
-Ce nonobstant, la nuit tomba, sans qu'une
-solution fût intervenue. Et nous commencions
-d'avoir faim.</p>
-
-<p>A minuit, je pris un parti:</p>
-
-<p>&mdash;Armez le canot!&mdash;commandai-je.&mdash;Allons,
-garçons, du leste! et surtout, pas de
-bruit!</p>
-
-<p>Un canot qui se faufile la nuit, le long d'un
-quai, cela ne se remarque guère. Et puis,
-quoi! ils étaient peut-être couchés, les soldats
-turcs!</p>
-
-<p>De fait, ils l'étaient. La fâcheuse guérite ne
-recélait plus personne. Et notre débarquement
-à la cloche de bois s'effectua sans encombre.</p>
-
-<p>Je laissai le canot accosté, sous la garde
-d'un seul homme. Et je me hâtai, avec le reste
-de mon monde, de m'écarter prudemment du
-quai, et même de la ville. Chanak me semblait
-plein d'embûches. Pour l'achat du mouton,
-objet de mes rêves, le moindre village suffisait
-évidemment, et ne laissait pas d'être préférable.</p>
-
-<p>A une lieue dans l'intérieur, nous trouvâmes
-une sorte de hameau pourvu d'une place et
-d'un marché. L'aube naissait comme nous y
-<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span>arrivions. Déjà les bergers parquaient leur
-bétail entre les piquets reliés par des cordes;
-et les maraîchers étendaient à même le sol
-leurs choux, leurs carottes, leurs artichauts
-et leurs asperges, cependant que s'amoncelaient
-de réjouissants sacs de pommes de terre, et
-que tous les fruits d'Anatolie, apportés à dos de
-bourricots, descendaient des bâts et des hottes,
-et s'alignaient sur des nattes d'osier.</p>
-
-<p>Tout de suite, j'entamai les négociations. Et
-tout de suite ma stupéfaction fut immense. Le
-mouton, les légumes, les pastèques, le raisin,
-tout était d'un bon marché inouï, fantastique,
-invraisemblable. Quelque paradoxal que cela
-fût, les marchands turcs ne volaient point.
-J'avais affaire à d'honnêtes gens, exception
-unique de Gibraltar à Constantinople!</p>
-
-<p>Abasourdi, j'achetai sans liarder, et je payai
-rubis sur l'ongle. Les bonnes gens n'en profitèrent
-point. Et il ne me parut pas que ma
-dernière emplette fût moins avantageuse que
-la première.</p>
-
-<p>Bénissant du fond de l'âme les Turcs et la
-Turquie, je chargeai finalement ma petite cargaison
-sur deux ânes loués à l'ânier du village.
-Et je repris vivement le chemin de Chanak. Le
-<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span>jour s'était levé et je n'envisageais pas sans
-crainte l'opération du rembarquement sous les
-yeux de la sentinelle, probablement réveillée
-à l'heure qu'il était.</p>
-
-<p>Je poussais donc de mon mieux mes deux
-ânes, quand, tout à coup, un cavalier, lancé
-du village à notre poursuite, nous rejoignit et
-nous intima l'ordre très net de rebrousser
-chemin.</p>
-
-<p>&mdash;Aïe!&mdash;pensai-je.&mdash;Ça marchait trop
-bien. Voici l'ère des difficultés qui s'ouvre.</p>
-
-<p>Sur la place du village, au beau milieu du
-marché en rumeur, cinq ou six longues barbes
-nous attendaient. C'étaient le cadi et les notables.
-Je jugeai politique de saluer cérémonieusement.
-On me rendit mes révérences avec
-la plus grave courtoisie.</p>
-
-<p>Mais je n'étais pas dupe de ces salamalecs.
-Derrière le cadi, je voyais, rangés sur une ligne
-et l'air penaud, tous les marchands à qui
-j'avais eu affaire. Sans nul doute, ces pauvres
-gens, coupables d'avoir vendu leurs comestibles
-à des chiens d'infidèles, allaient expier
-ce forfait séance tenante. Et j'étais cité comme
-complice...</p>
-
-<p>J'avais bien deviné. Le cadi, impératif, fit
-<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span>décharger d'abord mes deux bourriques, et
-procéda à un véritable inventaire. Tout fut
-examiné, retourné, pesé. On compta jusqu'aux
-pommes de terre.</p>
-
-<p>Comme vous pensez, je n'avais garde de
-protester le moins du monde: je ne tenais
-point à aggraver mon cas.</p>
-
-<p>Les marchands s'avancèrent ensuite l'un
-après l'autre. Il y eut interrogatoires et plaidoiries,
-auxquels bien entendu je ne comprenais
-rien. Le cadi, implacable, désignait d'un
-doigt vengeur chaque tomate et chaque concombre.
-Les coupables, très contrits, avouaient
-leur crime, humblement.</p>
-
-<p>Enfin, un sac fut apporté. Chaque marchand
-sortit son escarcelle, et paya en la main du
-cadi une amende de quelques piastres. Le cadi
-vérifiait, au fur et à mesure, avant de verser
-l'argent dans le sac béant. Quand tout le monde
-fut quitte, on ferma le sac et on le lia d'une
-cordelette.</p>
-
-<p>Et c'est ici que l'histoire devient miraculeuse!
-Écoutez bien:&mdash;Sur un signe du cadi,
-on rechargea ma cargaison sur mes deux ânes.
-On me restitua le tout. Et le cadi ... écoutez,
-écoutez! le cadi, me congédiant d'un geste
-<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span>affable, <i>me remit</i>, <span class="smcap">à moi</span>, <i>le petit sac plein de
-piastres</i>...</p>
-
-<p>J'écarquillai des yeux énormes. L'iman de
-la mosquée, vieillard très vieux, vaguement
-polyglotte, appela tout ce qu'il avait su de
-français, pour m'expliquer:</p>
-
-<p>&mdash;C'est parce que les marchands avaient
-gagné sur toi,&mdash;prononça-t-il.&mdash;Oui, ils
-avaient gagné le dix pour cent. Et il ne faut
-pas gagner sur l'étranger ... parce qu'il est
-écrit dans le Livre<a name="FNanchor_2_67" id="FNanchor_2_67"></a><a href="#Footnote_2_67" class="fnanchor">[2]</a>:</p>
-
-<blockquote>
-
-<p>Tu traiteras l'étranger comme ton hôte...</p></blockquote>
-
-<p>Lors, je m'en retournai vers le <i>Saint-Albans</i>,
-méditant ce qui est écrit aussi, ailleurs ... dans
-notre Molière, je crois:</p>
-
-<blockquote>
-
-<p>Vraiment oui, de la conscience à un Turc...</p></blockquote>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_66" id="Footnote_1_66"></a><a href="#FNanchor_1_66"><span class="label">[1]</span></a> En ce temps-là, pour être tout à fait exact, il ne fallait
-guère de passeport que pour débarquer en Turquie, en
-Russie et en Perse. Mais, depuis, le progrès a marché; et
-actuellement, aucune frontière n'est exonérée de cette
-coûteuse formalité.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_67" id="Footnote_2_67"></a><a href="#FNanchor_2_67"><span class="label">[2]</span></a> <i>Le Livre</i>, le Coran.</p></div>
-</div>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span></p>
-
-<h2>HISTOIRE DE CHAT</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A mon maître Pierre Louÿs.</i></p>
-
-<p class="p2">Le commencement de l'histoire, ce fut aux
-marches de marbre du débarcadère d'artillerie,
-à Top-Hané.</p>
-
-<p>En ce temps-là, Constantinople était encore
-turque, tout à fait. C'est-à-dire qu'on y était
-presque en France; comme on y est presque en
-Angleterre, aujourd'hui.</p>
-
-<p>Le canot de notre croiseur était à quai. Nous
-étions trois officiers près de rentrer à bord.
-Comme nous allions embarquer, un chat gris
-surgit je ne sais d'où et vint tout au bord de
-l'eau flairer nos avirons.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span>&mdash;Tiens!&mdash;dit quelqu'un,&mdash;un chat turc!</p>
-
-<p>Il était turc indubitablement, puisqu'il n'avait
-pas peur de nous. Les chats de Constantinople,
-en effet, se divisent en deux catégories bien
-tranchées: les chats turcs, qui habitent les
-quartiers musulmans où tout chacun fut toujours
-bon pour les bêtes; et les chats grecs ou
-arméniens, qui habitent les quartiers <i>rayas</i>, où
-les chrétiens d'Orient, grégoriens ou orthodoxes,
-sont assez bassement cruels pour tout
-ce qui est faible. Les chats de ces quartiers-ci
-se sauvent tant qu'ils peuvent dès qu'ils aperçoivent
-figure humaine.</p>
-
-<p>Le chat gris de Top-Hané était un chat turc;
-en sorte qu'après une hésitation très courte il
-prit son parti et, d'un bond, fut au milieu du
-canot français.</p>
-
-<p>Un canotier, gentiment, le happa par la peau
-du cou:</p>
-
-<p>&mdash;Faut-il le remettre à terre, capitaine?</p>
-
-<p>Il s'adressait à moi: j'étais le plus ancien
-officier. Je haussai les épaules:</p>
-
-<p>&mdash;Gardons-le, ce chat ... s'il veut absolument
-mettre son sac à bord!...</p>
-
-<p>Le sourire des hommes approuva. Sur les
-vaisseaux de la République, on est exactement
-<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span>comme dans les villes de Turquie: bon pour
-les bêtes.</p>
-
-<p class="p2">Une demi-heure plus tard, le chat gris, juché
-sur mon épaule, passa la coupée du croiseur.
-Et, l'instant d'après, je le déposai sur les coussins
-du carré<a name="FNanchor_1_68" id="FNanchor_1_68"></a><a href="#Footnote_1_68" class="fnanchor">[1]</a>. Un carré, c'était du nouveau,
-pour un chat. La petite tête grise, curieuse, mais
-confiante, tendit vers les quatre points cardinaux
-un museau triangulaire et deux yeux
-ronds. Nous n'étions pas des gens somptueux,
-il s'en fallait: on mangeait sans nappe à notre
-table. Sur cette table de simple teck, perforés
-en quinconces pour les chevilles à roulis, le chat
-turc estima qu'il pouvait bien sauter; et nous
-estimâmes qu'il n'avait pas eu tort. C'était
-l'heure du dîner. On mit un poisson dans une
-assiette et l'on poussa l'assiette sous le nez du
-chat, qui ne fit point de cérémonies.</p>
-
-<p class="p2">C'était d'ailleurs un chat très maigre. Dans
-les quartiers turcs de Constantinople, il n'y a
-<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span>jamais beaucoup à manger pour les animaux
-parce qu'il y a toujours très peu à manger pour
-les hommes.</p>
-
-<p class="p2">Et ce qui devait arriver arriva: le chat
-mangeant trop vite s'étrangla; s'étrangla tout
-de bon, une longue arête lui ayant percé la
-gorge.</p>
-
-<p>Il suffoqua tout de suite et râla, les quatre
-pattes écartelées, le nez en l'air, la gueule désespérément
-ouverte.</p>
-
-<p>Immédiatement, chacun repoussa sa chaise,
-et l'on fit cercle autour du chat. Les yeux
-dilatés de la bestiole nous dévisageaient tous,
-les uns après les autres, comme pour un
-suprême recours en grâce.</p>
-
-<p>Et, d'instinct, je me tournai, moi, vers le
-médecin du bord:</p>
-
-<p>&mdash;Docteur, on ne peut rien faire pour cette
-bête?</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être bien!... pourquoi pas?...</p>
-
-<p>Notre docteur était un vieil homme qui s'était
-jadis conduit en héros dans je ne sais plus
-quelle épidémie coloniale terrible comme une
-grande guerre. Il y avait gagné un galon, une
-rosette, et une infinie douceur dont il ne faisait
-<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span>pas bénéficier les seuls hommes: les bêtes
-en obtenaient leur part.</p>
-
-<p class="p2">Cependant, nous avions débarrassé un coin
-de la table, et nous nous étions comptés quatre
-pour y renverser le chat. Il gisait maintenant
-sur le dos, les quatre pattes empoignées par
-quatre mains, les deux mâchoires large écartées
-et solidement tenues. Et le docteur, penché
-sur lui, s'efforçait d'inspecter la gorge d'où
-suintait un peu de sang. Au bout d'un temps,
-le docteur se releva:</p>
-
-<p>&mdash;L'arête,&mdash;dit-il,&mdash;est entièrement sous
-la muqueuse, impossible de la saisir ainsi. Il
-faut un coup de bistouri!</p>
-
-<p>Quelqu'un plaignit le chat:</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre bête!</p>
-
-<p>&mdash;Oh! il s'en tirera,&mdash;fit le médecin.&mdash;Un
-coup de bistouri, ce n'est rien à donner. Je vais
-faire le nécessaire... Mais tenez bien le chat!...
-qu'il ne bouge pas!...</p>
-
-<p>Ce fut l'affaire de six secondes. Je tenais
-l'une des pattes. Je sentis dans toute ma paume
-et le long de tous mes doigts le profond tressaillement
-de la bête entamée par l'acier. Le
-chat râlait, il ne pouvait miauler.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span>L'instant d'après, c'était fini. L'arête était
-extraite.</p>
-
-<p>&mdash;Attention!&mdash;fit l'opérateur:&mdash;lâchez
-tous ensemble, au commandement ... sinon,
-gare les griffes!... et sautez en arrière!&mdash;Attention!...
-un, deux, trois... hop!</p>
-
-<p>Toutes les mains s'étaient ouvertes et nous
-avions tous reculé. Très inutilement d'ailleurs:
-le chat, roulant doucement sur lui-même,
-s'était remis sur ses quatre pattes sans violence,
-et ne montrait aucune colère.</p>
-
-<p>Quelqu'un dit:</p>
-
-<p>&mdash;On dirait qu'il ne nous en veut pas?... Il
-a l'air de comprendre...</p>
-
-<p>Il comprenait sans doute. Il comprenait
-même si bien, et il nous en voulait si peu,
-qu'au bout d'un quart de minute il s'en fut
-gravement vers le médecin tout éberlué, et,
-levant vers lui le beau regard de ses yeux verts,
-lui lécha les deux mains l'une après l'autre...</p>
-
-<p class="p2">C'était un chat turc...</p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_68" id="Footnote_1_68"></a><a href="#FNanchor_1_68"><span class="label">[1]</span></a> Faut-il expliquer aux lecteurs français, mal au fait
-des choses de la mer, que la <i>coupée</i> d'un navire est exactement
-la porte par laquelle on y peut entrer, et que la
-grand'chambre des officiers s'appelle un <i>carré?</i></p></div>
-</div>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span></p>
-
-<h2>HISTOIRE DE CHIENS</h2>
-
-<p class="dedic"><i>Pour la Souléïmanieh djami.</i></p>
-
-<p class="p2">Pour commencer, il faut qu'on le sache:
-j'aime les chats et je n'aime pas les chiens.
-Goût, certes, bizarre et déraisonnable: l'homme,
-animal égoïste au plus haut point, prise d'abord
-chez les animaux, ses voisins, la servilité,
-l'obséquiosité et la platitude, toutes vertus
-«chiennes» par essence. J'apprécie, moi, l'indépendance,
-l'orgueil et la dignité, trois vices
-que les chats possèdent et cultivent. Rien ne
-m'est plus odieux que de subir, à propos de rien,
-la tendresse exubérante du premier chien inconnu,
-et son entêtement à lécher la poussière
-de mes bottes. Rien ne me plaît autant que
-d'obtenir, à grand effort de politesse délicate
-<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span>et d'attentions choisies, la sympathie rarement
-exprimée de mon propre chat, lequel, d'ailleurs,
-a toujours refusé de se considérer comme mon
-esclave et consent seulement à être mon ami.&mdash;Vous
-me trouvez ridicule?&mdash;Soit! Mais
-dites-vous bien que si je ne vous rends pas,
-moi, la pareille, c'est par pure et simple courtoisie!
-Je me tais, mais je n'en pense pas
-moins...</p>
-
-<p>Donc, j'aime les chats et je n'aime pas les
-chiens. A cette règle, j'apporte toutefois une
-exception: il est une race de chiens que j'ai
-aimée et que j'aime. Ne cherchez pas laquelle.
-Il ne s'agit ni de colleys, ni de loulous, ni de
-fox. Je professe à l'endroit de toutes ces bêtes
-de luxe la même horreur dégoûtée. Et je n'ai
-guère moins de mépris pour les bêtes de garde
-ou pour les bêtes de chasse. La seule race
-canine qui trouve grâce à mes yeux n'est pas
-une race domestique: c'est la race très primitive
-des chiens errants de Turquie, chiens
-véritablement libres, sans maître ni chenil,
-sans laisse ni collier, chiens dédaigneux et
-faméliques, chiens fiers, chiens, pour tout
-dire, très peu «chiens», et presque dignes
-d'être «chats».</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span>A ces bêtes demi-sauvages, la vie indépendante
-a conservé des vertus qui ne se trouvent
-plus dans la niche de Mirza, ni d'Azor: les
-chiens turcs,&mdash;chiens de Scutari, chiens
-de Brousse, chiens de Konia, et jadis chiens de
-Constantinople<a name="FNanchor_1_69" id="FNanchor_1_69"></a><a href="#Footnote_1_69" class="fnanchor">[1]</a>,&mdash;les chiens musulmans,
-chiens libres, sont graves, raisonnables, pensifs
-et philosophes. Ils endurent en silence la pluie
-et la neige, mais, par contre, n'endurent
-d'aucune façon les injures des méchants
-hommes, et ne savent pas lécher la main qui
-les frappe. Ce qui ne les empêche pas d'être de
-très bons chiens, pacifiques et courtois, mordant
-seulement quand il est indispensable de
-mordre. J'imagine que la société de leurs compatriotes,
-les hommes turcs, leur a servi d'éducation:
-car les hommes turcs sont eux-mêmes
-des hommes excellents, très courtois et très
-pacifiques, et qui jamais n'ont abusé de leur
-force pour battre enfants, femmes ni animaux.
-Peu importe, d'ailleurs: éduqués on non, les
-chiens errants de Turquie sont d'irréprochables
-chiens. Et le gouvernement jeune-turc, qui,
-sous prétexte de civilisation, prétexte aussi
-<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span>vaniteux que barbare, en massacra naguère
-soixante ou quatre-vingt mille à Stamboul, à
-Galata, à Péra, et dans tous les villages du
-Bosphore, se montra dans cette occurrence infiniment
-plus cruel et sanguinaire que jamais
-n'avait été le vieil Abd-ul-Hamid, Sultan prétendu
-Rouge. Par la suite, ce même gouvernement
-massacra pareillement la Turquie elle-même.
-Il ne fallait pas être grand prophète
-pour prévoir ceci, ayant vu cela...</p>
-
-<p>Mais c'est de chiens qu'il s'agit ici et non
-d'hommes,&mdash;<i>insh'Allah!</i>...</p>
-
-<p>Or, les chiens errants de Turquie ne vivent
-pas du tout, comme vous pourriez le croire, en
-chiens anarchistes, sans traditions, coutumes,
-code et lois. Leur République est, au contraire,
-un État merveilleusement policé. Et il me fut
-donné jadis d'en admirer la civilisation pittoresque,
-à Constantinople même, au temps où
-Constantinople possédait encore sa population
-de chiens libres. Constantinople, capitale à
-peine moins vaste que Paris, se divise en
-une centaine de quartiers. Pareillement, les
-chiens de Constantinople se répartissaient en
-une centaine de hordes, dont chacune, domiciliée
-dans un quartier qui lui était propre,
-<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span>n'en sortait jamais, et veillait avec rigueur à
-ce qu'aucun chien d'autre quartier n'y risquât
-ses pattes. Moyennant quoi, la République
-vivait en paix. Chaque mère de famille élevait
-sans bataille sa progéniture, et obtenait
-de plein droit la meilleure place aux tas d'ordures
-d'où la communauté tirait le plus clair
-de son humble subsistance. Oh! ce n'étaient
-point là festins, ni banquets. Mais le chien turc
-est sobre. Et il sait attendre patiemment l'aubaine
-rarissime du passant débonnaire, en
-humeur d'acheter, pour les pauvres chiens, deux
-<i>métallicks</i><a name="FNanchor_2_70" id="FNanchor_2_70"></a><a href="#Footnote_2_70" class="fnanchor">[2]</a> de pain noir, régal miraculeux
-dont toute une famille se pourlèche plusieurs
-jours durant.</p>
-
-<p>Il m'est arrivé, à moi, qui écris cette histoire,
-d'être ce débonnaire passant.</p>
-
-<p>Je me souviens d'un jour très ensoleillé...
-C'était il y a bien des années, un jour de
-juillet ... oui: le 20 juillet 1904. L'histoire est
-vraie, vous voyez ... je n'invente pas... Ce jour-là,
-j'étais, aux approches de midi, sur le point
-d'entrer dans le harem de la Souléïmanieh
-djami... La Souléïmanieh djami, c'est la plus
-<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span>splendide des splendides mosquées de Stamboul,
-et l'on nomme <i>harem</i> la grande cour
-carrée et cloîtrée qui précède les sanctuaires
-musulmans.</p>
-
-<p>J'allais donc entrer là. Non pas seul: une
-amie m'accompagnait, une amie qui, ce 20 juillet-là,
-m'accompagnait pour la première fois,
-et qui, depuis, n'a jamais cessé, même après
-qu'Allah eut séparé nos destinées, de marcher
-à côté de moi sur tous les plus durs chemins
-de ma vie...</p>
-
-<p>Nous étions, elle et moi, fatigués. Devant la
-porte de la mosquée, trois grandes colonnes de
-porphyre gisaient, renversées par les siècles;
-trois colonnes qui, sans doute, soutinrent
-quelque portique du temple byzantin debout,
-il y a six cents ans, en ce même lieu... Et, sur
-le fût d'une de ces trois colonnes, mon amie
-et moi nous assîmes.</p>
-
-<p>Alors, tout à coup, une chienne turque sortit
-d'un trou creusé sous la colonne; une très
-jeune chienne dont les mamelles longues et
-plates attestaient un allaitement tout juste
-achevé: une pauvre chienne, dont les côtes
-saillaient pointues sous la peau. Évidemment,
-il n'y avait guère à manger dans le quartier,
-<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span>surtout pour une maman dont les bébés, sevrés
-de la veille, commençaient probablement
-d'avoir faim sans rime ni raison.</p>
-
-<p>Mon amie appela la chienne, et la chienne,
-ayant d'abord réfléchi prudemment, vint. Un
-marchand de pain noir passait fort à propos
-sur la grande place déserte. Je le hélai et mon
-amie acheta beaucoup, beaucoup de pain noir.
-La chienne, éblouie, vit sous ses pattes une
-semaine pour le moins de liesse et de bombance...</p>
-
-<p>Pénétrée de gratitude, cette chienne-là,&mdash;une
-maman chienne,&mdash;voulut prouver sur-le-champ
-sa joie et sa confiance. Et, pour ce faire,
-elle fit comme auraient fait toutes les autres
-mamans de l'univers: plongeant avec précipitation
-dans son trou, sous la colonne, elle en
-émergea l'instant d'après, portant à bout de
-gueule deux chiots, qui étaient les siens, et
-qu'elle nous présenta dans toutes les règles les
-plus protocolaires. C'étaient de jolis chiots:
-aussi potelés, aussi grassouillets que leur mère
-était elle-même étique, ce dont elle semblait
-tirer un bien légitime orgueil. Sous nos yeux,
-pour que nous ne nous méprenions pas sur le
-sens de cette maigreur et de cet embonpoint
-<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span>significatifs, notre nouvelle amie partagea à
-coups de dents, entre ses deux marmots, le
-repas du jour, puis s'en fut remiser en lieu sûr
-le surplus des provisions. Après quoi, revenant,
-elle dîna des restes de ses petits, et les chiots
-laissaient peu de restes. Puis, enfin, la famille
-entière réintégra sa façon de terrier.</p>
-
-<p>&mdash;Quand je ne serai plus ici,&mdash;me dit alors
-mon amie... (elle allait s'en retourner vers son
-pays très, très lointain, et plus froid que neige
-et que givre...)&mdash;quand je ne serai plus ici,
-vous reviendrez sur cette place, et vous achèterez
-encore du pain pour ces mioches et pour
-leur maman ... n'est-ce pas?... Promettez?...</p>
-
-<p>Je promis. Et je tins. Je revins...</p>
-
-<p>Je revins au bout d'une quinzaine. Sur le
-même fût de colonne je me rassis. Et la place
-autour de moi brilla de sa même magnificence.
-Il faisait le même soleil, éblouissant. Et
-pourtant, parce que, cette fois, j'étais seul là
-où nous avions été deux, il me parut que toute
-la splendeur du lieu était ternie.</p>
-
-<p>Le trou sous la colonne ouvrait son boyau
-sombre. La mère chienne n'était pas là. Mais
-je devinais qu'elle ne pouvait être bien loin, le
-code canin lui interdisant toute excursion
-<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span>hors du quartier. J'attendis donc. Et, en attendant,
-l'idée me vint d'enfoncer un bras dans la
-tanière. Les chiots y devaient être. Ma main
-rencontra, en effet, le petit tas de chair tiède.
-Alors, pour les voir à mon aise, je pris les deux
-bestioles l'une après l'autre et les mis au soleil.
-Ils pleurèrent incontinent, pas très fort.</p>
-
-<p>Pas très, mais assez! Dans le temps de trois
-gémissements, le quartier entier, flairant un
-crime possible, accourut à la rescousse. Je fus
-le centre d'un cercle de cinq cents chiens, tous
-hurlant à plein gosier. Aucun, d'ailleurs, ne
-montrait les dents: les petits chiots, intacts à
-mes pieds, prouvaient mon innocence. Mais je
-crois bien que, coupable, mes mollets, pour le
-moins, eussent couru quelques risques.</p>
-
-<p>Et, alors, un véritable coup de théâtre se
-produisit:</p>
-
-<p>La mère chienne, avertie, arrivait déjà,
-galopant au secours de sa progéniture. Elle
-se précipitait, toute langue dehors, craignant
-sans doute le pire. Mais tout à coup, elle me
-vit et me reconnut.</p>
-
-<p>Alors, ce fut le plus étrange, le plus prodigieux
-spectacle! En un clin d'œil, il n'y eut
-plus un seul chien sur la place. Tous, informés
-<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span>par un aboi éperdu, avaient fait demi-tour. Et
-la chienne, à plat ventre dans le sable, et la
-langue sur mes souliers, me suppliait, visiblement,
-d'accepter mille excuses, et les plus
-humbles, pour l'inconvenante réception qui
-venait de m'être faite, de m'être faite à moi!
-un ami, un bienfaiteur! à moi, que ces bébés
-stupides n'avaient même pas su reconnaître!...
-outrage inconcevable, qu'on me conjurait de
-daigner oublier!...</p>
-
-<p>Quand j'eus caressé la pauvre tête aplatie, et
-hélé le marchand de pain noir, pour sceller d'un
-festin notre réconciliation, la mère, relevée d'un
-bond et joyeuse, fit d'abord mille pirouettes.
-Mais ensuite, ramenée au souci de son devoir
-maternel, elle me stupéfia par la plus extraordinaire
-preuve d'intelligence et de civilisation
-qui jamais m'ait-été donnée par aucune bête
-au monde:</p>
-
-<p>Attrapant d'une gueule vigoureuse ses deux
-chiots l'un après l'autre, elle vint les secouer,
-sévèrement, sous mes yeux: sans nul doute, en
-manière de correction indispensable et légitime.
-Il seyait évidemment de ne pas molester les
-hommes charitables qui achètent pour les chiens
-affamés le précieux pain noir. Et il seyait
-<span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span>d'enfoncer dans la caboche des bébés chiens
-cette vérité utilitaire, fût-ce à bons coups de
-dents dans les oreilles...</p>
-
-<p class="p4"><i>P.-S.&mdash;Il est superflu de rappeler ici l'abominable,
-le hideux massacre qui supprima les
-chiens errants de Stamboul, en 1910. Mais il
-n'est que juste d'innocenter les Turcs, les vrais
-Turcs musulmans, de ce crime imbécile. C'était
-alors le règne despotique du comité Union et
-Progrès, dont l'incapacité conduisit si promptement
-l'Empire ottoman vers sa ruine. Et la
-municipalité constantinopolitaine, qui décréta
-la suppression de ces cent mille chiens inoffensifs,
-comptait dans ses membres toutes sortes
-d'éléments, parmi lesquels l'élément turc ne
-dominait pas.</i></p>
-
-<p><i>Il y a d'ailleurs Turc et Turc. Le Turc mi-occidental,
-le Jeune-Turc, encanaillé par trop
-de contacts avec les Levantins, qui furent de
-tout temps les mauvais génies de la Turquie,
-ne m'a jamais rien dit qui vaille. Mais ce Turc-là
-n'est qu'une exception, Et l'autre Turc, le
-vrai, celui qui peuple vraiment la Turquie, le
-<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span>vieux Turc insouciant de politique, le Turc
-simple et doux qui ne sait que bêcher son
-champ, paître son troupeau, et travailler de ses
-mains à quelque honnête métier villageois, ce
-Turc-là, que j'ai connu, que j'ai fréquenté chez
-lui, dans ses hameaux d'Europe et d'Asie, ah!
-croyez-m'en! nulle part au monde n'existe
-homme plus digne d'être respecté, honoré,
-aimé, nul homme dont l'humanité puisse, à
-meilleur droit, s'enorgueillir!</i></p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_69" id="Footnote_1_69"></a><a href="#FNanchor_1_69"><span class="label">[1]</span></a> Cf. le <i>post-scriptum</i> de ce conte.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_70" id="Footnote_2_70"></a><a href="#FNanchor_2_70"><span class="label">[2]</span></a> Un <i>métallick</i>, ou sou (piécette de <i>métal</i>, d'un métal
-autre que l'or ou l'argent).</p></div>
-</div>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span></p>
-
-<h2>TRIPOLITAINE</h2>
-
-<p class="dedic"><i>Pour le capitaine de vaisseau Pierre Loti.</i></p>
-
-<p class="p2">Hors du prétoire, un feu de peloton crépita.
-Lors, Antonio Onaglia, greffier de la cour
-martiale, tourna sa face napolitaine, glabre et
-grasse, vers le profil busqué du colonel Carlo
-Torelli,&mdash;Piémontais, président,&mdash;pour
-annoncer d'une voix ânonnante:</p>
-
-<p>&mdash;Justice est faite!</p>
-
-<p>A quoi le colonel président répliqua d'un
-ordre bref:</p>
-
-<p>&mdash;Appelez la cause suivante!</p>
-
-<p>Et trois nouveaux accusés entrèrent, garrottés
-si prudemment que le sang leur sortait
-par-dessous les ongles.</p>
-
-<p>C'étaient trois Arabes encore, tout comme
-<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span>ceux qu'on venait d'exécuter; trois Arabes fort
-pouilleux: un vieillard, un enfant et un
-homme. Tous trois portaient le burnous et le
-fez,&mdash;deux chefs d'accusation déjà majeurs;&mdash;et,
-pour comble, leurs six mains, étalées
-sous les yeux des juges, montraient des traces
-noires bien suspectes. Cela sentait la poudre à
-plein nez. Donc, point d'erreur probable: la
-cour, une fois de plus, se trouvait en face
-d'un trio de ces bandits coupables d'avoir,
-quelques heures plus tôt, traîtreusement attaqué
-les braves troupes italiennes. Le crime
-était patent. La fusillade s'imposait donc.</p>
-
-<p>Carlo Torelli, colonel et président, s'inclinait
-déjà vers ses assesseurs, et ceux-ci déjà
-opinaient. Toutefois, le double geste ébauché
-ne s'acheva pas. Dans le prétoire, ouvert à
-deux battants, comme la loi l'exige, deux
-hommes venaient d'entrer, deux Européens,
-deux étrangers, deux journalistes, comme en
-témoignaient leurs kodaks en bandoulière et
-leurs carnets sans cesse crayonnés. D'un coup
-d'œil gêné, Carlo Torelli toisa ces deux
-hommes. L'un était Anglais, l'autre Français.
-Ironiques et impassibles, tous deux considéraient
-la cour. Carlo Torelli, président, toussa
-<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span>d'abord, hésita ensuite, et se résigna enfin,&mdash;par
-égard pour la presse occidentale, et quel
-que fût le temps perdu,&mdash;à ne pas condamner
-sans interrogatoire.</p>
-
-<p>Il appela donc:</p>
-
-<p>&mdash;Interprète!</p>
-
-<p>Et le drogman s'étant précipité:</p>
-
-<p>&mdash;Vous trois, qui êtes-vous?</p>
-
-<p class="p2">Or, avant même que l'interprète eût traduit
-en arabe la question, l'un des accusés,&mdash;celui
-qui n'était ni l'enfant, ni le vieillard,&mdash;avança
-d'un pas, haussa ses mains garrottées, et, parlant
-d'une voix nette, en italien très pur,
-répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le président, je suis, moi,
-Ahmed bey Alledine, colonel au service de Sa
-Majesté Impériale le Sultan; et ceux-ci sont
-mon père, Mehmed pacha, général de brigade
-en retraite, et mon fils, Arif, soldat volontaire.</p>
-
-<p>Sur la cour martiale, une stupeur s'abattit.
-Ces gens-là,&mdash;déguenillés, hirsutes,&mdash;ces
-va-nu-pieds, pris tels quels, sans insignes et
-sans galons, au coin d'une haie?&mdash;des soldats?&mdash;de
-vrais soldats? des officiers turcs?
-des officiers?!! Allons donc! Carlo Torelli se
-<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span>retint d'éclater de rire, et d'envoyer, sans plus
-ample information, ces trois mauvais plaisants
-au mur. Sous l'œil trop attentif des deux journalistes
-occidentaux, il crut bon toutefois de
-questionner encore:</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous des papiers, des papiers officiels,
-à l'appui de vos dires?</p>
-
-<p>Ahmed bey Alledine, de ses deux mains
-liées, fouilla dans les plis de son burnous:</p>
-
-<p>&mdash;Voici ma commission.</p>
-
-<p>Il précisa, durant que le Piémontais, encore
-incrédule, examinait de tout près cette commission
-inattendue:</p>
-
-<p>&mdash;Veuillez faire constater par votre drogman
-que le séraskier<a name="FNanchor_1_71" id="FNanchor_1_71"></a><a href="#Footnote_1_71" class="fnanchor">[1]</a> m'accrédite comme
-colonel commandant le deuxième régiment des
-volontaires arabes du vilayet de Tripoli. Ceci
-pour vous bien démontrer que, chef de soldats
-sans uniforme, j'ai dû, pour ne pas me distinguer
-de mes hommes, renoncer moi-même à
-mon ancienne tenue de colonel ottoman.</p>
-
-<p>Ahmed bey Alledine, ayant ainsi dit, se tut.</p>
-
-<p>Et un tel silence succéda qu'on put entendre,
-dans tout le prétoire, le grattement léger des
-<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span>crayons sur le papier des carnets, durant que
-les deux journalistes griffonnaient leurs notes.</p>
-
-<p>Carlo Torelli, à la fin, se ressaisit pourtant,
-et reprit contenance.</p>
-
-<p>Froissant d'une main brusque l'importune
-commission, il fit tête, les yeux relevés vers le
-Turc impassible:</p>
-
-<p>&mdash;Admis!&mdash;dit-il, la voix sèche.&mdash;Admis.
-Vous êtes le colonel Ahmed.&mdash;Il n'ajoutait pas
-le titre, ni le nom noble, inconscient peut-être
-de son insolence.&mdash;Vous êtes le colonel
-Ahmed. Et après?</p>
-
-<p>Muet, l'accusé haussa les sourcils.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, après?&mdash;répéta Carlo Torelli, président.&mdash;Cela
-change-t-il quoi que ce soit à
-l'affaire? Vous êtes accusé d'avoir, le 26 octobre
-dernier, avant-hier, attaqué traîtreusement,
-par derrière, les troupes italiennes. Niez-vous
-le fait?</p>
-
-<p>Ahmed bey, dédaigneux, sourit:</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a point de traîtrise chez nous, Turcs,
-monsieur! et pas même dans notre façon de
-déclarer la guerre, sachez le bien! Je ne vous
-ai pas attaqués traîtreusement: je vous ai
-attaqués, tout court.</p>
-
-<p>&mdash;Par derrière!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span>&mdash;Par derrière, en effet! puisque, comme
-jadis en Abyssinie, vous avez été assez mauvais
-soldats pour vous laisser tourner par un adversaire
-inférieur en nombre.</p>
-
-<p>&mdash;Supérieur.</p>
-
-<p>&mdash;Inférieur! Vous êtes 50.000 Italiens.
-Nous sommes 3.000 Ottomans, appuyés par
-18.000 Arabes. Mon régiment, avant-hier, ne
-comptait pas 400 fusils.</p>
-
-<p>&mdash;Où sont-ils, ces fusils?</p>
-
-<p>&mdash;Ne vous en inquiétez pas! Ce n'est point
-en vain que notre arrière-garde s'est sacrifiée
-pour assurer la retraite. Des quatre cents, vous
-en retrouverez trois cent cinquante en face de
-vous à la prochaine affaire. Restent cinquante.
-De ceux-là, je veux dire des braves gens
-qui les portaient, quinze sont tombés au feu,&mdash;quinze
-seulement: vous tirez assez mal!&mdash;et
-trente-cinq, l'arrière-garde, tombent en ce
-moment même au mur, assassinés par vous,
-cour martiale.</p>
-
-<p>Le Piémontais bondit dans son fauteuil.</p>
-
-<p>&mdash;Exécutés, monsieur! exécutés légalement,
-après jugement en forme! Vos soi-disant
-soldats ne sont que des bandits, et c'est
-après avoir fait leur soumission à l'Italie qu'ils
-<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span>ont repris les armes contre elle, et tiré dans
-notre dos!</p>
-
-<p>Pour la première fois, le Turc fronça les
-sourcils:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur,&mdash;dit-il rudement,&mdash;il faut
-être bien lâche pour insulter des morts!</p>
-
-<p>Et comme l'insulteur cherchait une réplique:</p>
-
-<p>&mdash;Tout ce que vous dites est d'ailleurs faux,&mdash;reprit
-Ahmed bey Alledine;&mdash;et vous le
-savez. Mes soldats ne se sont jamais soumis
-à vous,&mdash;non plus qu'aucun autre Arabe des
-régiments volontaires, non plus qu'aucun caïd
-indépendant. Pas un chef n'est venu reconnaître
-votre drapeau.</p>
-
-<p>&mdash;Allons donc! Cent, deux cents chefs sont
-venus, solennellement.</p>
-
-<p>&mdash;Cent, deux cents mendiants, juifs pour la
-plupart, par vous-mêmes déguisés en chefs!
-Cela peut compter aux yeux de l'Europe,
-complice de votre brigandage<a name="FNanchor_2_72" id="FNanchor_2_72"></a><a href="#Footnote_2_72" class="fnanchor">[2]</a>. Cela ne
-compte pas à nos yeux musulmans. Cela ne
-<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span>compte pas non plus aux yeux d'Allah, notre
-juge à tous deux, vous et moi.</p>
-
-<p>Carlo Torelli, colonel et président, jeta vers
-les deux journalistes, qui écrivaient toujours,
-un coup d'œil oblique. Puis:</p>
-
-<p>&mdash;Injures et calomnies!&mdash;prononça-t-il,
-solennel.&mdash;Peu importe! d'un prisonnier, rien
-ne blesse. Je passe donc outre. A présent,
-veuillez moins parler, et mieux répondre. Vous
-avouez avoir participé à l'attaque du 26 octobre?</p>
-
-<p>Ahmed bey inclina la tête:</p>
-
-<p>&mdash;Je l'ai commandée.</p>
-
-<p>&mdash;Bien. Les deux hommes qui sont là y ont
-pris part aussi?</p>
-
-<p>&mdash;Oui. Mon fils est soldat, et mon père,
-général en retraite, est redevenu soldat en
-s'engageant dans mon régiment.</p>
-
-<p>&mdash;Bien. Tous trois, vous vous êtes battus
-sans uniforme?</p>
-
-<p>&mdash;Oui. Vous savez pourquoi.</p>
-
-<p>&mdash;Bien. Et vous avez commandé ou encadré
-des indigènes tripolitains?</p>
-
-<p>&mdash;Des Arabes du vilayet turc de Tripoli,
-citoyens ottomans, soldats ottomans, oui.</p>
-
-<p>&mdash;Bien. Il suffit.</p>
-
-<p>Cette fois, Carlo Torelli, président de la
-<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span>cour martiale, se pencha tout de bon vers ses
-deux assesseurs, et ceux-ci, tout de bon, opinèrent
-du chef.</p>
-
-<p>Souriants, méprisants, les trois Turcs attendaient
-la sentence. Pour la prononcer, Carlo
-Torelli, par égard pour la presse occidentale
-encore, jugea décent de se lever:</p>
-
-<p>&mdash;La cour,&mdash;dit-il, parlant à présent du
-ton le plus courtois,&mdash;la cour, après interrogatoire
-des accusés, et retenant leur aveu formel
-d'avoir fait partie d'un corps irrégulier,
-lequel a porté les armes et combattu après soumission
-jurée, les condamne à la peine de mort
-et ordonne qu'il soit procédé sur l'heure à
-l'exécution</p>
-
-<p>&mdash;Jugement sans appel, enregistré!&mdash;ânonna
-Antonio Onaglia, greffier, Napolitain.</p>
-
-<p>Des trois condamnés, pas un n'interrompit
-son sourire.</p>
-
-<p>L'homme, Ahmed bey, dit seulement, du ton
-le plus ferme:</p>
-
-<p>&mdash;<i>Padishah'm tchok yacha</i><a name="FNanchor_3_73" id="FNanchor_3_73"></a><a href="#Footnote_3_73" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
-
-<p>Et le vieillard, Mehmed pacha, ajouta, d'une
-voix sereine:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span>&mdash;<i>Allah ekber!</i><a name="FNanchor_4_74" id="FNanchor_4_74"></a><a href="#Footnote_4_74" class="fnanchor">[4]</a>.</p>
-
-<p>Quant à l'enfant, respectueux devant ses
-père et grand'père, il se tut.</p>
-
-<p>Les carabiniers les emmenèrent.</p>
-
-<p>Hors du prétoire, un feu de peloton crépita.</p>
-
-<p>Lors Antonio Onaglia, greffier, annonça:</p>
-
-<p>&mdash;Justice est faite!</p>
-
-<p>Et Carlo Torelli, président, ordonna:</p>
-
-<p>&mdash;Appelez la cause suivante.</p>
-
-<p class="p2">Or, comme il prononçait le dernier mot, il
-rougit légèrement et détourna la tête, pour ne
-pas voir les deux journalistes, le Français et
-l'Anglais, qui, tous deux, s'étaient levés l'instant
-d'avant pour saluer chapeau bas les trois
-martyrs marchant à la mort, mais qui, maintenant
-tête couverte, tournant le dos à la cour
-martiale, sortaient du prétoire, et, passant le
-seuil, y crachaient<a name="FNanchor_5_75" id="FNanchor_5_75"></a><a href="#Footnote_5_75" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_71" id="Footnote_1_71"></a><a href="#FNanchor_1_71"><span class="label">[1]</span></a> Le <i>séraskier</i>,&mdash;le ministre de la guerre de l'empire
-ottoman.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_72" id="Footnote_2_72"></a><a href="#FNanchor_2_72"><span class="label">[2]</span></a> Complice en effet, puisque personne en Europe ne
-protesta contre l'agression italienne, et que seule l'Allemagne,
-par une adroite habileté, sut exprimer alors sa
-sympathie aux Turcs. Qu'on s'étonne après cela qu'en 1914
-la Turquie s'en soit souvenue!...</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_73" id="Footnote_3_73"></a><a href="#FNanchor_3_73"><span class="label">[3]</span></a> Vive l'empereur!</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_74" id="Footnote_4_74"></a><a href="#FNanchor_4_74"><span class="label">[4]</span></a> Dieu est grand!</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_5_75" id="Footnote_5_75"></a><a href="#FNanchor_5_75"><span class="label">[5]</span></a> Écrit avant 1914. L'auteur toutefois, n'ayant rien
-avancé que la vérité, n'en retire rien. D'autant que, lui-même
-ayant eu l'honneur de servir sous le maréchal
-Lyautey, sait qu'il est d'autres méthodes que les fusillades
-pour importer en terres d'Islam notre civilisation d'Occident.</p></div>
-</div>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span></p>
-
-<h2>CELUI QUI EST MORT</h2>
-
-<p class="dedic"><i>Aux derniers Turcs encore debout.</i></p>
-
-<p class="p2">C'est à Constantinople que je fis sa connaissance.
-Il y a longtemps de cela. C'était, si j'ai
-bonne mémoire, en 1902 ou 1903. J'étais alors
-officier de quart à bord du stationnaire français;
-et lui, capitaine d'état-major, aide de camp de
-Sa Majesté Impériale, Sultan Abd-ul-Hamid II.
-Nous fûmes tout de suite très bons amis; d'abord
-parce qu'il parlait un irréprochable français,
-délicieux à savourer, quand on s'était longuement
-usé l'intelligence à interpréter le
-français tout autre, et vraiment spécial, que
-pratiquent les chrétiens du cru, les <i>rayas</i>;
-<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span>ensuite, parce qu'il portait un superbe uniforme
-rouge et bleu, étonnamment pareil aux uniformes
-de chez nous, aux chers uniformes
-pimpants de notre ancienne armée, de celle
-qui remporta les victoires d'Inkermann et de
-Solférino... Mon père en avait été, toute sa vie
-durant, de cette armée-là, et ce capitaine turc
-me fit l'effet d'un lointain cousin retrouvé tout
-à coup, par très grand hasard.</p>
-
-<p>Il s'appelait Arif,&mdash;Arif bey, car il était
-bey, étant fils de pacha. La démocratique Turquie
-admet cette noblesse à deux degrés, semi-héréditaire,
-et qui ramène à la roture le petit-fils
-de l'homme anobli. Le père d'Arif, vieux
-soldat naïf comme une jeune fille, avait conquis
-son titre sabre au poing, sur dix champs
-de bataille, de Sébastopol à Plewna. Peut-être
-s'était-il battu en Crimée à côté de mon père
-à moi.</p>
-
-<p>Tant qu'il y aura par le monde des Français
-et des Turcs, ils feront ensemble bon ménage,
-car les uns et les autres sont frères en bravoure.
-Cette fraternité-là en vaut d'autres.</p>
-
-<p class="p2">Bref, je devins l'ami très intime d'Arif bey.</p>
-
-<p>C'était un beau grand gars à longues moustaches
-<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span>blondes, et dont les yeux très bleus vous
-regardaient toujours droit au visage sans jamais
-se dérober ni fléchir. Il plaisait fort. Aux mercredis
-de l'ambassadrice d'Angleterre, chez qui
-nous nous étions rencontrés pour la première
-fois, maintes jolies femmes très occidentales le
-regardaient avec intérêt, et plusieurs d'entre
-elles ne se firent guère prier, j'en ai peur, pour
-frotter leurs peaux chrétiennes contre le cuir
-mécréant de cet infidèle, cuir d'ailleurs fort
-appétissant, circonstance bien atténuante. Un
-Turc, n'allez pas vous figurer que ça ressemble
-de près ni de loin à aucune espèce de nègre!
-Dieux, non! Au milieu du pêle-mêle balkanique,&mdash;parmi
-les Grecs à cheveux bleus, les
-Bulgares à pommettes jaunes, les Arméniens à
-nez crochu,&mdash;les vrais Osmanlis, mi-Circassiens,
-mi-Turkmènes, font plutôt figure
-d'hommes du nord, d'Anglais ou de Flamands,
-voire de Français, fourvoyés, Allah sait pourquoi!
-dans la galère levantine.</p>
-
-<p>Peu nous chaut d'ailleurs. Tel que sa mère
-l'avait fait, Arif n'était nullement haï d'un respectable
-nombre de belles dames européennes;
-et lui-même ne les détestait point, n'en détestait
-aucune. Bon musulman,&mdash;sans doute pratiquait-il
-<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span>envers elles toutes la plus équitable
-polygamie? Rien à redire là-dessus. J'en parle
-du reste au jugé: Arif était trop gentilhomme
-pour se jamais permettre, sur le chapitre de ses
-multiples amies, la plus imperceptible confidence.
-Mais le Tout-Constantinople est bavard.
-Et les potins étaient légion.</p>
-
-<p>Je me souviens, entre dix autres malheureuses,
-d'une adorable Athénienne, tellement
-dédaigneuse et silencieuse que le clan diplomatique
-l'avait surnommée <i>la Muette</i>. Arif lui délia
-si bien la langue que lui-même en fut surnommé,
-du coup, <i>Portici</i>.&mdash;Portici, l'homme
-qui a fait parler la Muette... Ne me battez pas!
-c'est de l'esprit à la mode chrétienne d'Orient,
-à la mode <i>pérote</i>.&mdash;Si vous ne savez pas ce
-qu'est Péra, demandez à Pierre Loti de vous
-l'apprendre.</p>
-
-<p>En tout cas, polygame ou le contraire, mon
-ami Arif bey semblait s'accommoder à merveille
-de la vie qu'il menait. Et de ma vie je ne
-connus homme plus évidemment heureux, plus
-constamment en joie et liesse. Amoureux, j'imagine
-qu'il ne rencontrait guère de cruelles.
-Soldat, j'ai lieu de croire que sa carrière lui
-valait mainte satisfaction. Enfin, le fait est que,
-<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span>de 1902 à 1904, je ne le vis pas trois jours de
-suite mélancolique, et que j'appris de sa
-bouche, sans nulle leçon préméditée, un véritable
-répertoire de vieilles chansons musulmanes,
-chefs-d'œuvre d'une extravagante drôlerie.
-J'y ai puisé d'ailleurs une bonne gart de
-ce que je sais aujourd'hui sur l'Islam. Et si j'ai
-fini, notamment, par comprendre et sentir,
-mieux peut-être que la plupart des hommes
-d'Occident, Kipling et Loti exceptés, tout ce
-que cet Islam méconnu recèle encore d'héroïque
-insouciance et de résignation dédaigneuse,
-après tant et tant d'années d'une
-famine véritable, subie du fait des usuriers de
-Grèce et d'Arménie, du fait aussi des financiers
-cosmopolites, complices ... oui, si j'ai
-compris et senti ces choses, c'est probablement
-grâce aux éclats de rire d'Arif bey, mon
-ami! et grâce aux chansons qu'il me chantait,
-chansons turques, ironiques et courageuses...</p>
-
-<p class="p2">Ensuite la vie nous sépara. Ce fut à l'automne
-de 1904. Un nouvel embarquement
-m'expédia du Levant au Ponant. Arif quitta
-Stamboul et s'en fut guerroyer au Hedjaz. Et le
-<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span>temps se chargea d'allonger la distance entre
-nous.</p>
-
-<p class="p2">Or, quatre ou cinq ans plus tard ... quatre
-ans et quart, pour préciser: le 24 décembre
-1908 ... une bonne chance me fit débarquer
-à Paris juste à point pour le réveillon.</p>
-
-<p>Minuit sonnant, je m'asseyais en bruyante
-compagnie avenue de l'Opéra, au café de
-Paris. La boîte, naturellement, était pleine
-comme un œuf. Je ne pus donc moins faire
-que remarquer, à main droite, au fond du salon
-<i>select</i>, une table vraiment somptueuse, en ceci
-qu'elle était assez grande pour six convives
-au moins, et qu'un seul couple s'y prélassait.
-Couple d'ailleurs élégant, et de la bonne élégance.
-A coup sûr, des gens bien, et discrets.
-Rien du prince cosaque, ni du roi transatlantique.
-La dame, fort belle, me faisait face et je
-pus l'examiner à mon aise. Elle ressemblait
-avec exactitude à n'importe quelle Parisienne,
-et je m'y serais trompé, si je n'avais bientôt
-remarqué, dans le regard et dans l'allure de
-cette Parisienne-là, un étonnement contenu,
-mais perpétuel, un effarement véritable,&mdash;l'effarement
-d'une créature naguère sauvage ou
-<span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span>recluse, et tout d'un coup lâchée en pleine bacchanale
-civilisée,&mdash;en plein café de Paris un
-24 décembre, à minuit.&mdash;Je m'avisai alors du
-cavalier. Il me tournait le dos. Mais au bout
-d'un moment, je réussis à l'entrevoir de profil.
-Et je le reconnus du premier coup: c'était
-Arif bey.</p>
-
-<p>Sitôt que je pus, je me levai de ma table, et
-je parvins à me faufiler jusqu'à la sienne. Lui
-aussi me reconnut sur-le-champ. Il renversa sa
-chaise pour venir à moi plus vite. Et nous nous
-serrâmes la main comme si nous nous étions
-quittés la veille.</p>
-
-<p>Après quoi, et tout de go, Arif voulut me
-présenter à sa compagne. Il me la nomma:
-Natiché hanoum. Elle était une cousine à lui,
-turque, bien entendu, et débarquée de l'Orient-express
-le matin même. Il avait trouvé plaisant
-la débaucher un peu dès son premier soir, pour
-qu'elle oubliât plus vite le harem. Moi, de
-rire, et je protestai: «Quoi donc? c'était
-ainsi qu'on quittait le voile? qu'était devenu le
-sévère <i>tcharchaf</i>,&mdash;la grande draperie noire,
-à peine transparente, dont les dames musulmanes
-s'enveloppent entières, des cheveux
-aux chevilles, sitôt qu'elles mettent le bout
-<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span>de leurs petits pieds hors de la maison?»</p>
-
-<p>Mais Arif riait plus fort que moi:</p>
-
-<p>&mdash;Eh! très cher! vous n'y songez donc plus?
-Nous sommes en Révolution, ne l'oubliez pas!</p>
-
-<p>Rien n'était plus juste. Six mois plus tôt, le
-Sultan Abd-ul-Hamid avait octroyé une constitution
-à ses peuples. 1908, aux yeux des Turcs,
-c'était,&mdash;pour un temps, pour le temps
-d'alors!... pour un très petit temps!&mdash;1789.
-Et quand Arif bey, à propos du visage nu de
-sa belle cousine, prononça ce mot,&mdash;Révolution,&mdash;je
-ne pus m'empêcher de songer à
-nos propres révolutionnaires de l'avant-dernier
-siècle. Eux aussi l'avaient cru,&mdash;et de très
-bonne foi, la Bastille à peine prise!&mdash;que
-l'heure des libertés, de toutes les libertés,
-venait de sonner pour la France...</p>
-
-<p class="p2">Le lendemain, 25 décembre 1908, je fis visite
-à mon ancien ami. Il s'était logé coquettement
-entre Passy et Auteuil. Son séjour à Paris
-pouvait se prolonger: le nouveau régime ottoman
-l'avait chargé d'une mission en France.</p>
-
-<p>&mdash;D'une mission militaire, je suppose?</p>
-
-<p>&mdash;Militaire, barbare que vous êtes? non,
-dieux! d'une mission agricole.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span>Qu'un soldat fût chargé d'acheter des moissonneuses,
-cela ne me surprit pas outre
-mesure. Les gouvernements révolutionnaires
-ont assez l'habitude de ne pas s'obstiner sottement
-à toujours mettre «the right man in the
-right place»,&mdash;l'homme qu'il faut où il faut.
-Les autres gouvernements aussi, pour être
-juste.</p>
-
-<p>Mais je n'eus garde de souffler mot de ces
-réflexions à Arif bey, car j'avais déjà constaté
-qu'Arif bey, jadis aide de camp de Sa Majesté
-Impériale, était présentement révolutionnaire,
-Jeune-Turc. Il ne s'en cachait d'ailleurs pas.</p>
-
-<p>&mdash;Très cher,&mdash;me dit-il le plus chaleureusement
-du monde,&mdash;la Turquie dormait, la
-Turquie se réveille. Nous étions un peuple
-arriéré, nous étions une nation de troisième
-ou quatrième ordre; nous serons demain à
-l'avant-garde de l'Europe, et l'Europe comptera
-avec la puissance ottomane comme elle
-compte avec la puissance anglaise ou avec la
-puissance allemande.</p>
-
-<p>Malgré moi, je hochai la tête. Arif bey me
-saisit les deux mains:</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'y croyez pas!&mdash;s'écria-t-il.&mdash;Mais
-je sais que vous nous aimez! et alors,
-<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span>grâce à Dieu, vous aurez bientôt fait d'être
-convaincu... Réfléchissez seulement une
-minute: l'empire turc est-il moins vaste que
-l'Allemagne ou que la France?</p>
-
-<p>&mdash;Certes non, tout au contraire.</p>
-
-<p>&mdash;Ne sommes-nous pas vingt ou vingt-deux
-millions d'Ottomans? En 1789, vous n'étiez
-guère davantage de Français.</p>
-
-<p>&mdash;C'est exact.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, vous avez vécu parmi nous. Eh
-bien! répondez-moi en toute franchise: trouvez-vous
-les Turcs moins braves, moins honnêtes,
-moins intelligents qu'aucune autre race orientale,
-et même que n'importe quelle autre race
-d'Europe?</p>
-
-<p>Pour lui répondre, je me levai:</p>
-
-<p>&mdash;Arif, écoutez-moi bien...: ceci n'est pas
-une flatterie:&mdash;Sur mon honneur d'officier
-français, j'affirme que les Turcs musulmans,
-vos compatriotes, sont parmi les plus courageux,
-les plus loyaux, les plus probes de
-tous les hommes. J'affirme pareillement qu'ils
-sont doux et humains, contrairement aux
-monstrueuses légendes sans cesse répandues
-par vos ennemis, les chrétiens orthodoxes et
-les Arméniens, tous gens fourbes et menteurs.
-<span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span>J'affirme encore que le Turc est intelligent et
-industrieux, au moins autant que le Serbe et
-que le Hongrois plus que le Russe et que le
-Bulgare...</p>
-
-<p>&mdash;Alors, très cher?</p>
-
-<p>&mdash;Alors... Alors, Arif, vous étiez hier
-encore un peuple moyenâgeux, égaré parmi
-les nations modernes; vous êtes, aujourd'hui
-encore, un peuple mahométan, égaré parmi les
-nations chrétiennes... Arif, au lieu d'acheter
-des moissonneuses en France, je regrette que
-vous n'achetiez pas des canons.</p>
-
-<p>&mdash;Oh!&mdash;dit-il,&mdash;j'ai plus de confiance que
-vous dans la parole d'honneur de l'Europe<a name="FNanchor_1_76" id="FNanchor_1_76"></a><a href="#Footnote_1_76" class="fnanchor">[1]</a>.
-L'Europe a garanti l'intégrité de la Turquie.
-Serait-ce donc au moment que nous tentons un
-effort vers une civilisation plus haute, que?...</p>
-
-<p>&mdash;Bon, bon!&mdash;lui dis-je.&mdash;Vous avez
-sans doute raison. Parlez-moi plutôt de votre
-jolie cousine ... que pense-t-elle de Paris, et du
-souper de Noël?</p>
-
-<p>Alors Arif oublia la révolution turque. Il me
-<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span>parla de sa cousine. Et lui, l'homme infiniment
-discret, qui jamais n'avait, par sa propre faute,
-compromis la moindre maîtresse, n'en ayant
-jamais aimé aucune, il bavarda cette fois, et
-me dit tant et tant de choses que j'eus vite fait
-de deviner la seule chose qu'il ne me disait pas.</p>
-
-<p>Natiché hanoum, fille d'un demi-frère du
-pacha père d'Arif bey, avait été, à la mort de
-ses parents, confiée au harem<a name="FNanchor_2_77" id="FNanchor_2_77"></a><a href="#Footnote_2_77" class="fnanchor">[2]</a> de son oncle.
-Arif l'avait alors connue et aimée. Mais le
-pacha, soucieux de vite caser une nièce aussi
-grande fille,&mdash;elle touchait à ses vingt ans,&mdash;l'avait
-mariée en trois mois, la consultant tout
-juste. Beau parti d'ailleurs; fortune, situation,
-jeunesse même et bonne grâce de l'époux,
-tout y était, sauf ceci que Natiché hanoum
-n'aimait pas, ne pouvait pas aimer cet époux,
-puisque déjà Arif l'aimait, et qu'elle aimait
-Arif...</p>
-
-<p>Pour cet amour encore, la Révolution était
-survenue fort à point.</p>
-
-<p>&mdash;Nos femmes peuvent à présent voyager.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span>Et ma cousine, qui, je vous l'ai dit, ne peut
-souffrir sa brute de mari, s'est découvert très
-à point une neurasthénie qu'il faut soigner
-en France. A titre de parent, je l'ai naturellement
-accompagnée!...</p>
-
-<p>&mdash;Naturellement... Mais, dites-moi, Arif...
-quand Natiché hanoum retournera en Turquie,
-ne craignez-vous pas que le tcharchaf ne lui
-paraisse dur à reprendre, au sortir de la liberté
-parisienne?</p>
-
-<p>&mdash;Pensez-vous, très cher!... le tcharchaf!
-Mais c'est ancien régime en diable, le tcharchaf!
-Quand nous retournerons en Turquie, la
-Révolution aura déchiré le tcharchaf depuis
-beau temps, et nos femmes, affranchies, marcheront
-par les rues comme marchent les
-vôtres, visage découvert et front haut!</p>
-
-<p>&mdash;Arif bey ... heu ... ainsi soit-il!</p>
-
-<p class="p2">Ils s'aimaient très passionnément, Arif bey
-et Natiché hanoum. J'eus maintes fois l'occasion
-de les rencontrer tous deux, seul à seule,
-ou s'imaginant qu'ils l'étaient. Et rien ne m'apparut
-jamais plus émouvant que la folle tendresse
-de ces deux êtres, d'ores et déjà condamnés
-à l'impitoyable et proche séparation.
-<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span>Le destin était suspendu sur leurs têtes
-comme une épée au bout d'un cheveu.</p>
-
-<p class="p2">Or, l'épée tomba. Car voici la fin de cette
-histoire.</p>
-
-<p>C'était hier. La rue Royale venait de me
-renvoyer du Ponant au Levant. Et, pour rallier
-du côté de Beyrouth mon nouveau croiseur,
-il m'avait fallu prendre passage à Marseille sur
-le courrier de Turquie, qui passe par Constantinople
-et s'y arrête trente-six heures.</p>
-
-<p>Je profitai de cette escale pour revoir en
-grande hâte la vieille ville tant aimée. Et j'avais
-pris, au pont de Kara keuy, le <i>chirket</i><a name="FNanchor_3_78" id="FNanchor_3_78"></a><a href="#Footnote_3_78" class="fnanchor">[3]</a> à
-vapeur qui remonte le Bosphore en zigzags, de
-Stamboul à Cavak. Soudain,&mdash;nous venions
-de dépasser l'échelle de Candilli,&mdash;un Turc
-en uniforme s'approcha de moi et me salua.
-Je lui rendis son salut sans le reconnaître: il
-dut se nommer... C'était Arif encore. Mais
-changé! changé, oh! à n'y pas croire!... Sa
-moustache blonde était devenue grise. Sa
-tempe s'était creusée. Ses yeux bleus, assombris,
-brillaient de fièvre sous l'ombre des
-<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span>sourcils froncés. Il ne riait plus!... jamais
-plus...</p>
-
-<p>Nous ne causâmes point, ni lui, ni moi.&mdash;Que
-dire? L'avant-veille, la confédération balkanique
-avait forcé la Turquie à la guerre,
-identiquement comme Bismarck, en 1870, y
-força la France. Arif n'avait, ni je n'avais la
-moindre illusion sur l'issue. Immobiles l'un
-et l'autre, nous regardions fuir le long du
-chirket les chères rives d'Europe et d'Asie,
-également merveilleuses...</p>
-
-<p>Cependant, au bout d'une heure de silence,
-Arif, tout à coup, se retourna vers moi. Nous
-passions devant Thérapia, où sont groupés les
-palais d'été des grandes ambassades. Arif me
-les montra:</p>
-
-<p>&mdash;C'est vous qui aviez raison!&mdash;dit-il:&mdash;la
-parole d'honneur de l'Europe ... pouah!...</p>
-
-<p>Je lui demandai alors:</p>
-
-<p>&mdash;Où allez-vous?</p>
-
-<p>Il me répondit, avec un signe de tête vers
-l'Occident:</p>
-
-<p>&mdash;Là-bas!</p>
-
-<p>Et il expliqua:</p>
-
-<p>&mdash;Je pars ce soir pour le front. Avant, j'ai
-voulu, comme vous, revoir tout le Bosphore...&mdash;il
-<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span>baissa la voix:&mdash;revoir tout le
-Bosphore ... avec elle...</p>
-
-<p>Étonné, je regardai autour de nous, et
-je ne vis personne. Mais, des yeux, il me
-montra le salon des hanoums, le salon des
-dames turques voilées, le salon interdit aux
-hommes, à tous les hommes, musulmans aussi
-bien que chrétiens.</p>
-
-<p>&mdash;Elle est là,&mdash;murmura-t-il.</p>
-
-<p>Je me taisais. Que dire, cette fois encore?
-Une angoisse de pitié serrait ma gorge.</p>
-
-<p>Lui reprit, un peu plus haut:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, très cher! elle est là!... Ah! dieux!
-quelle faillite!... Tous nos espoirs, toutes nos
-chimères, tous nos enthousiasmes, ils sont là,
-eux aussi: dans le salon clos, sous le tcharchaf!&mdash;Et
-ils n'en sortiront plus, plus jamais!...
-Vous vous rappelez, notre réveillon du café de
-Paris? Vous avez eu raison, encore, ce soir-là!
-Pauvre révolution turque, si noblement commencée!
-Pauvre nation chimérique, qui voulait
-vivre, respirer, être libre, être grande!
-Union, Progrès! Ah! l'Europe y a vite mis
-bon ordre...</p>
-
-<p>Je lui pris la main droite, et je comptai sur
-ses doigts:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span>&mdash;Arif, de 1908 à 1912, quatre ans. De 1789
-à 1793, quatre ans. Vous n'en êtes qu'à 1793.
-Patience! Ce ne fut qu'en 1796 que Bonaparte
-vint.</p>
-
-<p>&mdash;Parbleu!&mdash;dit-il,&mdash;Bonaparte! Vous,
-on vous a laissé le temps de l'attendre! Nous,
-l'Europe n'aura garde!</p>
-
-<p class="p2">Quand le <i>chirket</i> accosta derechef le pont de
-Kara keuy, nous descendîmes ensemble. Le
-salon des hanoums se vidait aussi, et les dames
-turques, quittant le bateau, s'en allaient,
-chacune de leur côté, toutes impénétrablement
-voilées du sombre tcharchaf. En vérité, non!
-elle n'avait rien changé à rien, la révolution!</p>
-
-<p>Arif et moi demeurions cependant sur le
-trottoir du pont, la main dans la main. Une
-hanoum, à mes yeux pareille aux autres, passa
-devant nous, plus lentement peut-être que les
-autres; son voile s'agita, très peu.</p>
-
-<p>&mdash;C'est elle,&mdash;me souffla Arif bey.&mdash;A
-présent c'est comme cela que je la vois. Jamais
-mieux!...</p>
-
-<p>Il serra fortement ma main:</p>
-
-<p>&mdash;Et maintenant, adieu! La comédie est
-finie.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span>Je retenais sa main dans la mienne:</p>
-
-<p>&mdash;Pas adieu, Arif!... Au revoir!</p>
-
-<p>Il haussa les épaules:</p>
-
-<p>&mdash;Non, très cher! pas au revoir: adieu!
-Après cette chose-là, que voulez-vous qu'il me
-reste à faire, sauf mourir?</p>
-
-<p>Il mourut.</p>
-
-<p class="p4">Méditerranée, an 1330 de l'hégire.</p>
-
-<div class="footnotes">
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_76" id="Footnote_1_76"></a><a href="#FNanchor_1_76"><span class="label">[1]</span></a> Il est déshonorant d'être contraint à constater que,
-vingt fois, de 1830 à 1914, l'Europe entière, et spécialement
-la France et l'Angleterre, garantirent sur leur parole et
-sur leur signature l'<i>intégrité</i> de l'Empire Ottoman.&mdash;Chiffons
-de papier, sans doute?</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_77" id="Footnote_2_77"></a><a href="#FNanchor_2_77"><span class="label">[2]</span></a> <i>Au harem de son oncle</i>, c'est-à-dire aux dames qui
-habitaient la maison: épouse, mère, sœurs, cousines, etc.
-N'oublions pas que le Turcs d'aujourd'hui sont, quatre-vingt-dix-neuf
-fois sur cent, monogames.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_78" id="Footnote_3_78"></a><a href="#FNanchor_3_78"><span class="label">[3]</span></a> <i>Chirket-i-haïrié</i>, vapeurs à passagers qui faisaient le
-service des deux rives du Bosphore.</p></div>
-
-</div>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of L'extraordinaire aventure d'Achmet
-Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, by Claude Farrère
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE ***
-
-***** This file should be named 53599-h.htm or 53599-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/5/3/5/9/53599/
-
-Produced by Winston Smith. Images made available by The
-Internet Archive.
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
-
-
-</pre>
-
-</body>
-</html>
diff --git a/old/53599-h/images/cover.jpg b/old/53599-h/images/cover.jpg
deleted file mode 100644
index fe58ecf..0000000
--- a/old/53599-h/images/cover.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/53599-h/images/ill01.png b/old/53599-h/images/ill01.png
deleted file mode 100644
index b9c8f2a..0000000
--- a/old/53599-h/images/ill01.png
+++ /dev/null
Binary files differ