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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis - avec six autres singulières histoires - -Author: Claude Farrère - -Release Date: November 25, 2016 [EBook #53599] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE *** - - - - -Produced by Winston Smith. Images made available by The -Internet Archive. - - - - - - CLAUDE FARRÈRE - - - - L'extraordinaire - - aventure - - d'Achmet Pacha Djemaleddine - - pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis - - _avec six autres singulières histoires_ - - - - PARIS - - ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR - - 26, Rue Racine, 26 - - Douzième mille - - - * * * * * - - - _Il a été tiré de cet ouvrage: trente-cinq exemplaires sur papier de - Chine,_ - - _numérotés de 1 à 35,_ - - _cent soixante-quinze exemplaires sur papier de Hollande,_ - - _numérotés de 36 à 210,_ - - _deux cent cinquante exemplaires sur papier vélin des papeteries du - Marais,_ - - _numérotés de 211 à 460,_ - - _et vingt-cinq exemplaires sur papier de luxe,_ - - _hors numérotage,_ - - _imprimés spécialement pour l'auteur, tous signés et parafés de sa - main._ - - - * * * * * - - - L'extraordinaire aventure - - d'Achmet Pacha Djemaleddine - - pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis - - - * * * * * - - - Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés - pour tous les pays. - - - Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour - tous les pays. - - - Copyright 1921 - - by ERNEST FLAMMARION. - - - * * * * * - - - TABLE DES MATIÈRES - - - _JADIS:_ - -1.--L'extraordinaire aventure d'Achmet pacha Djemaleddine, chef - tcherkess, pirate, amiral, vali, grand d'Espagne, marquis de France - et ami de plusieurs sublimes princes - - _NAGUÈRES:_ - -2.--Sept lettres de princesse - - _DE TOUT TEMPS:_ - -3.--Conscience turque - -4.--Histoire de chat - -5.--Histoire de chiens - -6.--Tripolitaine - -7.--Celui qui est mort - - - - - AVANT-PROPOS - - LES TURCS - - -Si j'essayais de dissiper l'équivoque? Si j'essayais de faire -comprendre à mes compatriotes pourquoi j'aime les Turcs et pourquoi -je n'aime pas leurs ennemis? Si j'essayais d'expliquer à toute la -France pourquoi des hommes tels que Pierre Loti, tels que Pierre Mille, -tels qu'Édouard Herriot, tels que Paul de Cassagnac, tels que MM. -Ribot, de Monzie, Rouillon, que sais-je? tels que moi-même!--gens, ce -me semble, légèrement différents les uns des autres, on m'accordera -cela!--s'entendent néanmoins pour crier tous ensemble, et sur tous les -tons: «La défaite turque actuelle serait une défaite française; la -victoire grecque serait un recul pour la civilisation...» - -Oui ... si j'essayais? - -Pourquoi non? Le public français est assurément d'une ignorance en -géographie qui rend la tâche assez rude. Mais, cette ignorance, -n'est-ce pas un devoir impérieux de lutter contre elle,--surtout -lorsqu'elle risque,--et c'est le cas,--d'entraîner l'opinion nationale -à des manifestations qui vont droit à l'encontre des intérêts français -les plus évidents? - -Essayons donc! - - -Il y a huit ans,--c'était exactement le 3 octobre 1913, soit quinze -ou seize jours avant qu'éclatât cette guerre des Balkans, qui fut si -funeste à l'empire turc, et, par ricochet, à toute l'Europe, car la -Grande Guerre en est sortie!--j'écrivais, pour l'une des très rares -feuilles parisiennes où l'on est tout à fait libre d'écrire ce qu'on -pense[1], un article où je prédisais quelques-unes des choses qui se -sont réalisées depuis, et quelques-unes de celles qui se réaliseront à -brève échéance. Et je terminais le dit article par une conclusion dans -le goût de celle-ci: - -«_Dans la lutte injuste qui se prépare, mes sympathies vont au faible -contre le fort, à l'assailli contre l'assaillant, au musulman contre le -chrétien._» - -Après quoi, ayant écrit cela, j'attendis en toute confiance la -raisonnable vagonnée d'injures et de menaces,--toutes prudemment -anonymes, il va sans dire,--que le retour du courrier ne pouvait -manquer de m'apporter. - -Or, mon espérance ne fut pas déçue. Je reçus tout ce que j'attendais. -Un journal du matin me qualifia de juif et de métèque. Une feuille -italienne m'accusa de n'être pas Français. Bref, nombre de bonnes -gens, borgnes ou aveugles, s'indignèrent, avec véhémence, contre mon -audace d'avoir deux yeux et d'être clairvoyant. Cela n'était ni pour -m'étonner, ni pour me déplaire. Mais ce qui me déplut, sans toutefois -m'étonner, ce fut le trop gros tas de lettres très sincères que force -lecteurs de _l'Intransigeant_ jugèrent indispensable de m'adresser. -Ces lettres-là ne contenaient guère d'injures et nulle menace. Mais -toutes me reprochaient, le plus candidement du monde, à moi, officier -français, qu'on savait «très bon patriote», de prendre le parti «des -turcs» contre «les victimes chrétiennes». - ---Ce reproche-là, qu'on me prodiguait en 1913, on n'oserait plus me -l'adresser aujourd'hui. La Grande Guerre a passé. Et tous les soldats -français de l'Armée de Salonique savent qu'en Orient la victime est -plus souvent musulmane que nazaréenne, et le bourreau plus souvent -arménien qu'osmanli... - -Mais on me reprochait encore, j'en suis persuadé, de prendre, contre la -civilisation, le parti des Barbares.--N'est-ce pas?--Les préjugés sont -si forts, et la vérité si débile!--Soit! c'est donc à ce reproche-là -que je veux d'avance répondre. Et c'est pour éclairer les hommes de -bonne foi et de bonne volonté que je publie, aujourd'hui, ce livre. - - ---Je précise d'abord. - -Si j'aime les Turcs et si je n'aime pas leurs ennemis, c'est à double -cause. J'ai deux raisons qui justifient ma sympathie: une raison -d'intérêt et une raison de sentiment. - -La raison d'intérêt, je l'ai vingt fois exposée, dans trop d'articles -et dans trop d'études dont j'ai, de 1903 à 1921, encombré les revues, -les journaux, les magazines même. Je reviens encore là-dessus; car -rien n'est plus important pour des lecteurs français désireux de bien -comprendre le problème oriental:--dans tout le Proche-Orient, les -intérêts français sont liés, et mieux que liés: mêlés, enchevêtrés, -confondus avec les intérêts turcs. Chaque pas perdu par la Turquie fut -toujours un pas perdu par la France. Chaque progrès des Bulgares, des -Serbes ou des Grecs fut un recul pour nous, Français. - -Rien n'est plus clair. Il faut n'avoir jamais mis les pieds hors de -France pour en douter. - -Qu'on veuille bien se souvenir, d'abord, de l'état actuel de la -question turque. La Turquie de 1914 a lutté contre nous aux côtés de -l'Allemagne. Certes! Mais qu'est-ce à dire? Ceci simplement: que, -menacée et entamée par ses ennemis slaves, menacée par la Russie -tsariste qui voulait Constantinople, menacée par l'Entente de 1914, qui -accordait Constantinople à la Russie, les Turcs ont dû chercher appui -chez les ennemis des Slaves: en Autriche, en Allemagne. Est-ce la faute -des Turcs si les Français de 1913 étaient devenus les très humbles -serviteurs de la Russie,--jusqu'à lui sacrifier avec ardeur tous nos -intérêts asiatiques[2], pour lesquels aucun de nos gouvernements de -jadis n'hésita jamais à tirer l'épée? Est-ce la faute des Turcs si -l'alliance franco-russe fut toujours telle, qu'en toute occurrence, -et chaque fois que les deux politiques des nations alliées vinrent à -s'opposer l'une à l'autre, ce fut toujours inéluctablement la France -qui céda, et la politique française qui mît les pouces[3]. Cela -n'empêchait pourtant pas la langue française d'être, et de continuer -d'être _au même titre que la langue turque_, tant qu'il y eut un -Empire turc, la langue officielle de l'Empire. Cela n'empêchait pas -nos écoles de rayonner sur tout l'empire ottoman. Cela n'empêchait -pas le peuple turc de nous connaître, de nous aimer[4],--comme -l'unique nation qui fut toujours son alliée contre tous ses ennemis -successifs, depuis le temps de François Ier jusqu'au temps de Napoléon -III. Cela, surtout, n'empêchait pas le Turc musulman, continuellement -envahi et entamé par le Slave orthodoxe, de s'appuyer logiquement -sur le Franc catholique _et de le favoriser de toutes ses forces!_ -Questionnez nos missionnaires latins, véritables pionniers de notre -civilisation occidentale en Anatolie: tous se louaient du Turc et -maudissaient l'orthodoxe. Aux jours des grandes fêtes catholiques, qui -furent toujours là-bas, que les anticléricaux de France le sachent -ou l'ignorent, les vraies fêtes françaises (concurremment avec le 14 -juillet, fêté musique en tête par tous les religieux latins d'Orient), -à Pâques nouveau style, à Noël, à l'Assomption, que voyait-on, de -Stamboul jusqu'à Diarbékir?--On voyait les garnisons ottomanes, -baïonnette au canon, faire la haie sur le passage des processions -françaises pour leur faire honneur et pour les protéger contre les -injures, les cailloux et autres aménités dont toute la gent orthodoxe -s'efforce de lapider ces Francs maudits, barbares et idolâtres. - -Ainsi vont les choses, partout où flotte encore le drapeau rouge au -croissant d'or. Et, naturellement, partout où ce drapeau a cessé de -flotter, d'Athènes à Sofia, en passant par Salonique et par Smyrne, -les choses vont d'une autre manière. Grèce, Serbie, Bulgarie, Grèce -surtout, sont, en effet, orthodoxes de religion et slaves de race. Oui: -la Grèce surtout! Et, sans même remonter à cent ans en arrière, sans -rappeler qu'au combat de Breno, en 1807, les Monténégrins, vainqueurs -d'une division française chargée de réprimer leurs brigandages en -Illyrie, achevèrent et mutilèrent tous nos blessés,--sans rappeler -qu'en 1854, Canrobert, alors général de division opérant en Bulgarie[5] -contre les Russes, se plaignait, dans un rapport que j'ai lu aux -Archives de France, de l'abominable cruauté des paysans contre -nos soldats, il suffit de se reporter aux plus récents événements -de la Grande Guerre, à la trahison grecque, au massacre d'Athènes -perpétré le 1er décembre 1910, et à l'agression bulgare de la même -année. La Turquie marcha contre nous contrainte et forcée: pas un -Turc ne s'engagea volontairement, de 1914 à 1918, contre la France! -Au contraire toute la Bulgarie, toute la Grèce royaliste,--qui nous -devaient autant de reconnaissance historique l'une que l'autre,--se -jetèrent avec enthousiasme dans le camp de nos ennemis. - - -N'oublions pas, enfin, que dans tout l'Orient, les termes de Français, -de Francs et de catholiques sont pratiquement identiques. Qu'on le -sache bien, qu'on en soit sûr: l'armée grecque d'Anatolie, en cet -instant même, refoule et culbute la France latine hors d'Anatolie, -comme jadis les armées serbe et bulgare nous rejetèrent hors des -Balkans. - - -Voilà pour la question d'intérêt. J'en viens à la question de -sentiment. Elle n'est pas d'importance moindre. J'ai montré qu'un -Français «conscient» devait être du parti des Turcs. Un honnête homme, -Français ou non, doit en être aussi, s'il a le courage de rejeter -loin de lui le fatras des vieux préjugés héréditaires et d'oublier -la boutade de Molière, plaisante, mais injuste: _Vraiment oui! de la -conscience à un Turc!_ - -Les Turcs, en effet, ont de la conscience. Ils en ont même infiniment -plus que les chrétiens d'Orient, que les orthodoxes levantins. - -Qu'on m'excuse, d'abord: il me faut aborder ici quelques faits tout -personnels. Je serai, d'ailleurs, on ne peut plus bref. Je veux, -seulement qu'on soit bien persuadé que je n'invente rien de ce dont je -parle et que j'ai appris ce que je sais par moi-même, sur place et à -loisir. Je n'ai pas acquis une érudition toute factice en feuilletant -des livres au hasard. Je n'ai pas traversé les Balkans à toute vapeur, -en voyage «d'études». Je n'ai pas limité mes investigations à un seul -pays, n'interrogeant qu'an seul parti, et refusant d'écouter même les -plus timides échos de la cloche adverse... Non. J'ai vécu en Orient -deux ans et demi, de 1902 à 1904. J'y suis retourné de 1911 à 1913. Je -me suis promené en touriste, de Trébizonde à Corfou, par Sébastopol, -Varna, Galatz, Bourgas, Athènes, Corinthe, Smyrne, Syra, Brousse, -Beyrouth, Monastir, Samos et Candie. Entre temps, j'ai parcouru la -Tunisie, l'Algérie, le Maroc; bref, tout ce qu'il y a de terres -musulmanes. J'ai vu chez eux les princes et leurs cours, les paysans, -les ouvriers et les bergers. Je me suis fait de très bons amis partout, -et des amies. Tous et toutes me parlèrent toujours fort librement: -je ne suis pas journaliste, je suis soldat: cela met les bavards à -l'aise. A Sullina de Roumanie, j'entendis jadis les officiers du roi -Carol, allié de l'Allemagne, crier: _Vive la France!_ A Andrinople, une -petite Serbe me révéla, trois bons mois d'avance, que les officiers -du royaume avaient fait partie d'assassiner leur reine et leur roi, -du temps des Obrenovitch. A Smyrne, lors du débarquement hellène, -l'infamie des insultes à la population turque inoffensive, et l'horreur -des meurtres, des viols, des tortures, tout cela lâchement perpétré, -par une soldatesque immonde que ses officiers poussaient à faire pis, -fut une tache de boue et de sang sur la soie déshonorée à jamais du -drapeau grec. Depuis, chaque bataille, soit gagnée, soit perdue par -ces mêmes héros athéniens qui fusillèrent en 1915 nos matelots sans -armes fut prétexe à d'autres insultes, à d'autres meurtres, à d'autres -viols, à d'autres tortures. Cela, sans doute, me dira-t-on, c'est la -guerre.--Oui... Pas, néanmoins, la guerre ordinaire. Pas même la guerre -telle que la faisaient MM. von Hindenburg et Ludendorf...--Mais enfin, -soit! c'est la guerre... Mais il y a aussi la paix. Or, en pleine -paix, j'ai vu, partout, les banquiers arméniens, grecs et européens à -l'œuvre. Et je vous fiche mon billet que ces banquiers-là travaillaient -fort joliment! - -Bref, ce que je dis, je le sais. Je le sais, parce que je l'ai vu. Et -peu de gens l'ont vu d'aussi près que moi. - -Croyez-moi donc, quand je vous jure qu'à l'été de 1902, j'étais parti -de France turcophobe en diable, comme tout Français l'est au sortir -du collège, où il s'est nourri des souvenirs antiques et des préjugés -modernes. Et croyez-moi encore quand je vous atteste qu'à l'automne de -1901, je repartais de Turquie turcophile de la tête aux pieds. - -Il y a dix-sept ans de cela. Et mon opinion, depuis, n'a jamais varié! - -Et tous mes camarades, tous les officiers français qui ont comme moi -vécu en Turquie, si peu que ç'ait été, partent comme je suis parti et -reviennent comme je suis revenu. _Sans exception_. - -Pourquoi? Parce qu'ils ont tous vu comme j'ai vu moi-même. Parce qu'ils -savent tous comme je sais. - -Ils savent que, toujours et partout, dans tout conflit oriental, le -Turc a raison et ses ennemis tort[6]. - -Ce Turc honni, attaqué, décrié, et qui n'a pas de journaux, lui, pour -se défendre, ce Turc qui ne répond jamais quand on l'insulte,--il -est honnête, loyal et droit, et rude d'apparence, mais avec les plus -délicates douceurs envers toute créature faible et douce. Dans les -quartiers turcs de Stamboul, vous n'entendrez jamais pleurer femme ni -enfant. Vous ne verrez jamais même une bête craintive. Les chats turcs -ne se sauvent pas devant l'homme, car l'homme ne les maltraite pas. Il -a fallu qu'un ramassis d'abjects coquins,--non turcs, certes!--revînt -d'exil et s'emparât de la municipalité de Constantinople pour que fût -décrété le massacre imbécile de ces chiens errants qui pullulaient par -toute la ville[7]. - -D'ailleurs, quand on en vint à l'exécution de la sentence, pas un -Turc n'accepta le rôle de bourreau. Il fallut recourir aux Grecs, aux -Arméniens, aux Levantins... - -Et j'entends maintenant l'objection capitale qu'on m'oppose: cette -douceur turque, comment s'arrange-t-elle des massacres, des tortures, -des horreurs que toute la presse rapporte? Que deviennent les tueries -arméniennes? - -J'y arrive.--C'est ici surtout que je tiens à tout dire, à ne rien -laisser dans l'ombre. - - -Commençons par le commencement: il est parfaitement exact qu'à -plusieurs reprises les Turcs ont massacré bon nombre de leurs -ennemis. Notamment des Bulgares en Macédoine et des Arméniens un peu -partout.--Oui[8].--Mais comment et dans quelles circonstances? - -La réponse est facile! Toujours après provocations, toujours après -qu'on eût déjà massacré ou affamé des musulmans, beaucoup de musulmans! -Toujours en manière de représailles,--et, j'ose l'affirmer, d'horribles -mais justes représailles! - -Les Turcs ont jadis massacré des Bulgares en Macédoine,--oui.--Mais -après que les bandes bulgares des _comitadjis_ eurent poussé à bout -la population turque, après que le sang turc eut coulé par flots -effroyables sous le couteau de ces orthodoxes féroces qui préparaient, -vingt ans d'avance, la guerre de 1912, en tuant d'avance le plus -possible de leurs futurs adversaires. Je le répète, et je l'ai moi-même -éprouvé vingt fois, en Asie comme en Europe: le paysan turc est un être -paisible et doux chez qui le sang caucasien l'emporte aujourd'hui de -beaucoup sur le sang turkmène de jadis. Pour les Bulgares, qu'on s'en -souvienne: il ne subsiste pas en Europe de plus proches parents des -Huns, d'agréable mémoire. - -Moi qui écris ceci, j'ai vu, à Salonique, les listes, dressées par -des israélites, juges fort impartiaux, des victimes musulmanes -égorgées et torturées par les comitadjis bulgares. Seulement, les -journalistes russes d'alors ont eu grand soin d'étouffer ces listes-là, -compromettantes pour le bon renom des Slaves. - -Quant aux Arméniens, c'est une pire affaire. Les Arméniens, quand les -Turcs les ont massacrés, n'avaient pas eux-mêmes massacré le moindre -Turc. Mais ils avaient fait mille fois pis que massacrer. - -Les Arméniens sont, en effet, les véritables juifs de l'Orient,--je -prends le mot juif dans son plus mauvais sens, et j'en fais mes excuses -aux très nombreux israélites que je sais bien n'être pas plus juifs que -moi-même.--Et les Arméniens sont des juifs tellement juifs,--tellement -rapaces, tellement vautours et vampires,--que les vrais israélites, -écrasés par la concurrence arménienne, meurent littéralement de faim -en Orient. Le Turc, lui, honnête musulman, à qui sa religion défend -rigoureusement l'usure, le Turc qui jamais n'entendit goutte aux -questions de _doit, d'avoir et d'intérêts composés_, le Turc a toujours -été tondu de si près par l'Arménien, prêteur à la petite semaine, -que le cuir lui fut souvent arraché avec la laine. Ruiné, affamé, -désespéré, le Turc alors a souvent pris son bâton pour sa raison -suprême. Je ne l'en glorifie point. Mais je l'en excuse. La faim fut -toujours mauvaise conseillère, et les honnêtes gens écouteront toujours -avec un dangereux serrement de cœur leurs femmes et leurs enfants -pleurer faute de pain.--Le meurtre n'en est guère plus beau, je le -sais. Mais je sais aussi des choses plus affreuses que le meurtre: par -exemple, la salle des ventes à l'encan, lorsque les prêteurs sur gages -dispersent quatre meubles boiteux et trois paquets de hardes sous les -yeux d'une famille désormais sans feu ni lieu et qui, tout à l'heure, -grelottera sous la neige.--J'ai vu cela. - -A présent, nul besoin d'en dire davantage. Les gens de bonne foi sont -convaincus depuis longtemps. - -C'est à ces gens que je m'adresse pour les supplier de ne plus accepter -désormais comme paroles d'évangile le flot de paroles mensongères qui -coule sans interruption dans la presse occidentale. Ce flot-là, les -seules bouches orthodoxes le déversent sur l'Europe. Car les Grecs, -car les Bulgares, car les Serbes ont des journaux, des journaux que -l'Europe lit. Ces peuples en profitent: ils écrivent, parlent, crient. -Et le Turc se tait. Comment n'aurait-il pas tort aux yeux du monde? - -Le monde n'entend qu'un son de cloche. Toujours le même son, toujours -la même cloche: la cloche orthodoxe; et, depuis qu'il n'y a plus de -Russie, la cloche anglaise a pris la suite de la cloche russe défunte. - -Et voilà pourquoi, moi, Franc de France, j'ai voulu, une pauvre fois, -faire entendre au moins à la France l'autre son, l'autre cloche:--non -pas même la cloche musulmane, mais seulement la cloche latine,--la -cloche française! - - -[1] _L'Intransigeant_, dont le directeur, en cet an-là, 1913, était -déjà comme il est encore en cet an-ci, 1921, M. Léon Bailby. - -[2] Dès que l'alliance fut signée, la Russie, tout en puisant des deux -mains dans le trésor français, ne fit que développer plus largement -sa vieille politique agressive et aventureuse, poussant pointe sur -pointe tour à tour vers Constantinople et vers Pékin, sans nul scrupule -de nous entraîner à sa suite dans les plus téméraires équipées, et -surtout, sans nul souci de respecter les intérêts particuliers de -cette trop complaisante et trop ignorante alliée qu'est la France. En -Extrême-Orient, comme en Orient, la Russie de 1913, amie et alliée de -la France, combattait notre expansion plus rudement que n'avait fait la -Russie de 1854, à la veille de tirer l'épée contre Napoléon III. - -[3] Qu'en 1896, il en ait été ainsi, soit! Dans ce temps-là la -France était encore la vaincue de 1871, ambitionnant de reprendre -ses provinces volées, et la Russie nous apparaissait devoir être la -toute-puissante amie qui nous les rendrait, sans même combattre, rien -qu'en portant la main à la garde de l épée. - -Mais qu'il en fût encore ainsi en 1913, cela passe la mesure! Certes, -la France n'avait pas grandi dans l'intervalle. Et Fashoda, Tanger, -Agadir sont là pour nous l'apprendre. Mais la Russie, elle, avait déjà -rapetissé. Et, sans même parler de tant de milliards prêtés par nous, -empruntés par nos alliés, sans nul retour, les vaincus de Sedan avaient -bien le droit de traiter en égaux les vaincus de Moukden... - -[4] Les gouvernements vieux-turcs et jeunes-turcs,--ceux-ci surtout, -ont pu faire une politique anti-française. Le peuple turc aima -toujours les Français. Interrogez tous ceux qui se sont promenés, -comme j'ai fait, à pied, dans les villages du fin fond de l'Anatolie, -et qui ont sollicité le soir l'hospitalité des hans. Certes, tout -chacun est admis, et traité en hôte. Mais, prudemment, vos voisins -ne s'en enquièrent pas moins:--«Etes-vous Moskof (Russe)?--Iok -(non)!--Allemand?--Iok! iok!...» A chacun de ces iok-là, vous aurez vu -la figure du curieux s'épanouir...--«Etes-vous Anglais?--Non: je suis -Français, Frank de la France...--Mash'Allah! Tout est à vous!» - -[5] En Bulgarie et dans la province de Dobroudja, actuellement -roumaine, mais qui n'était alors peuplée que de Bulgares, Slaves ou -Mongols. - -[6] J'entends très bien qu'on va m'objecter:--Nous-mêmes, Français -avons actuellement (1921), en Syrie et en Cilicie, un conflit oriental; -un conflit franco-turc! Est-ce à dire qu'en Cilicie et qu'en Syrie la -France a tort, et les Turcs raison? - -Mon Dieu! non!... pas tout à fait... La France, certes, dépossédée par -l'Europe entière et par l'Angleterre surtout des droits privilégiés -qu'elle détenait en Turquie depuis François Ier (1527!) a raison de -vouloir en dédommagement de ces droits qu'elle acheta par quatre cents -années d'alliance bonne ou mauvaise, et qu'on lui vole, la France a -raison de vouloir obtenir une compensation: le Liban... - -Mais la Turquie, qui n'a rien du tout volé à la France, a raison de -défendre son bien contre tout le monde et contre chacun, même contre la -France... - -Et, si je n'étais Français, de quel bon cœur je me battrais pour la -Turquie contre la Grèce, contre l'Angleterre, contre à peu près toute -l'Europe, aux côtés de mon ami d'Angora, Kemal-pacha! - -[7] Depuis le massacre des chiens de Stamboul, les coquins ci-dessus -désignés,--soi disant Jeunes-Turcs? ni Turcs, ni jeunes!--ont -d'ailleurs donné derechef leur mesure, en massacrant leur patrie (ou -plutôt la patrie qu'ils prétendaient leur) à peu près aussi élégamment -qu'ils avaient massacré les chiens turcs,--vraiment turcs, eux. - -[8] Tout de même, il n'est que juste d'ajouter que les Turcs y sont -vraiment allés de main morte, quand on compare leurs «massacres» à -l'extermination systématique et ignoble à laquelle procédèrent les -troupes régulières de Grèce et de Bulgarie pendant et après la guerre -de 1912-1913;--à laquelle procèdent actuellement les armées grecques -d'Anatolie. - - - - * * * * * - - - - L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE D'ACHMET PACHA DJEMALEDDINE - - CHEF TCHERKESS, PIRATE, AMIRAL, VALI, GRAND D'ESPAGNE, MARQUIS DE - FRANCE ET AMI DE PLUSIEURS SUBLIMES PRINCES - - - ---_La illah il Allah!... ve Mohammed rezoul Allah!..._ - -(Il n'est qu'un seul Dieu! ainsi l'attesta le Prophète...) - -Pèlerins de cette caravane, arrêtés pour la nuit dans ce han[1] de -bénédiction, salut! Salut à vous, messires[2] les Croyants! Salut à -vous, messeigneurs[3] les Francs! Salut même à vous, pauvres chiens -d'idolâtres, tristes idiots, rebut de l'humanité ... (si toutefois -caravane de tant et tant nobles pèlerins, parmi lesquels j'aperçois des -émirs, des princes, des ulémahs, des docteurs, des pachas, des vizirs -même! poussait l'infortune jusqu'à souffrir que espèce idolâtre se fût -faufilée parmi tant de si bonnes races, et que si noire obscurité fît -tache au milieu de telles lumières...) N'importe, Allah le sait, il -suffit!... - -A tous, donc, salut! J'ose me lever devant Vos Hautes Excellences, moi, -le chétif Abdullah, fils d'Abdullah, chanteur par droit héréditaire, et -seul chanteur, dans ce han béni, de toutes sortes de chants, contes, -dicts et dictons; j'ose me lever de terre pour récréer ceux qui -désirent veiller, pour endormir ceux qui désirent dormir, et le tout au -nom de Dieu! - -Messires, messeigneurs, la nuit étincelle d'étoiles. Louanges à Dieu, -l'Unique! J'entreprends donc de chanter à Vos Hautes Excellences la -Merveilleuse Aventure d'Achmet pacha, Djemaleddine, chef tcherkess, -pirate, amiral, vali, grand d'Espagne, marquis français, et ami de -plusieurs sublimes Princes. Tout cela! Iblis m'emporte si je mens d'un -mot: le conte est vrai d'un bout à l'autre! - -Je n'entreprends point, cependant, de chanter, tout entière, l'Histoire -du dit et prodigieux Achmet pacha: il y faudrait, après cette nuit-ci, -douze autres nuits pareillement étoilées; et demain n'appartient qu'à -l'Unique. Mais j'entreprends d'en chanter à Vos Hautes Excellences -ce qui s'y trouve de plus extravagant: à savoir, la fin. Vos Hautes -Excellences vont donc ouïr le chant d'Achmet alors qu'il n'est plus -simple chef tcherkess, ni page dans l'Iéni-Séraï, ni pirate, ni amiral! -alors néanmoins qu'il n'est point encore vali, ni grand, ni marquis, -mais qu'il va devenir tout cela, tout d'un coup, et sans y songer, -puisque, l'histoire le prouve, il ne songe alors qu'à mériter le plus -beau de tous les titres qu'il eût jamais: celui d'ami des plusieurs -sublimes princes dont j'ai parlé déjà et dont la gloire emplit encore -le monde, quoique tous aient cessé de vivre depuis je ne sais combien -de centaines d'années. Si glorieux qu'ils soient tous, d'ailleurs, -l'histoire vous prouvera qu'Achmet pacha le fut, lui tout seul, autant -certes qu'eux tous ensemble. - -Messires, Messeigneurs! il était une fois ... Allah m'est témoin, Lui -qui sait mieux que moi!... il était une fois, dans le pays tcherkess, -un chef de clan qui, jamais, de mémoire d'homme, n'avait, dans son -clan, compté de guerriers seulement et simplement braves ... je -veux dire «braves» comme il sied à tout guerrier d'être brave: car -le plus lâche des guerriers de ce clan-là avait toujours été brave -beaucoup davantage, c'est-à-dire beaucoup trop. Ce disant, messires et -messeigneurs je dis vrai, et ne mens pas. Qui donc oserait dire que je -mens, mentirait lui-même. - -Ce chef de clan, né du sang le plus fier, avait passé à sa naissance, -pour citer le poète, «des reins les plus vaillants dans le ventre le -plus chaste!» Et il s'appelait, à la mode tcherkess, d'un nom double: -Rechid Djemal. Rechid, comme son père l'avait nommé; Djemal, comme son -père se nommait lui-même. Car, vous le savez assurément, messires, et -vous ne l'ignorez sans doute pas, messeigneurs, les Tcherkess,--gens -de Circassie,--sont moins simples que nous, les Turkmènes,--gens du -Turkestan--: tout vrais croyants qu'ils sont, ils ne se contentent -point de se déclarer fils de leur père; ils poussent l'orgueil jusqu'à -se proclamer petit-fils de leur aïeul et à proclamer cet aïeul-là -petit-fils de son aïeul à lui! tout cela inclus dans un seul nom, -commun à tous, fils, père, grand-père, aïeul, aïeux ... tant et -tant qu'ils prétendent ainsi, d'aïeul en bisaïeul et de bisaïeul en -trisaïeul, remonter jusqu'aux temps bénis du Prophète, voire jusqu'aux -temps de Moïse ou de l'ancêtre Adam. Il n'importe, d'ailleurs. Le chef -Rechid Djemal, pour commencer, puis, pour continuer, le fils du chef -Rechid Djemal, importent seuls: car ce fils ne fut autre qu'Achmet -Djemal en personne, plus tard Achmet pacha Djemaleddine...[4]. - -Et voici comment il naquit... (Allah le sait d'ailleurs mieux que -moi!...) - -Quand le chef Rechid entra dans sa cinquantième année, il alla, un -matin de soleil, se baigner dans la rivière la plus proche et, s'étant -regardé dans l'eau claire, il se vit tel qu'il était: vieux. Il se hâta -de rentrer au camp, s'enferma dans sa tente, songea, puis, voulant -goûter une dernière fois, avant qu'il fût trop tard et que l'âge lui en -eût ôté la force, du plaisir que votre Dieu, messeigneurs, permet et -qu'à nous, messires, notre Allah commande... _la illah il Allah!_ Il -n'est qu'Un: vôtre, nôtre, c'est le même!... - -... Le chef Rechid, voulant donc, une dernière fois, goûter du plaisir -d'amour, épousa une dernière épouse, sa huitième--_huit est le nombre -divin!_ disent les initiés, savants ès la Kabbale!--Cette épouse -huitième était une vierge très belle et du plus noble sang tcherkess. -Et neuf mois après, le jour même qu'elle atteignait son quatorzième -printemps...--_quatorze_, disent les savants initiés, _est le nombre -deux fois sage!_--l'épouse offrit à l'époux un fils irréprochable, -portrait vivant de son père, donc vivante preuve de la vertu de sa -mère. Rechid Djemal le nomma Achmet. Et, la naissance de ce fils ayant -achevé la tâche assignée par Allah au père de l'enfant, Rechid Djemal -s'en fut au paradis, content de mourir comme d'avoir vécu. - -En ce temps-là, messires et messeigneurs, le propre père du plus -sublime de tous nos padishahs, Souléïman! celui-là même que les -Infidèles ont surnommé le Magnifique ... les infidèles, oui! les -Infidèles que vainquit, détruisit ou conquit Souléïman, qu'ils -admiraient plus encore qu'ils ne le détestaient! Et tout justement, -le jour qu'Achmet Djemal, fils de Rechid et principal héros de cette -histoire héroïque, entrait dans sa neuvième saison, Allah--louanges à -Lui!--se souvint de son peuple et fit à l'archange le signe. Azraël -... la foudre est moins prompte qu'Azraël!... Azraël étendit ses ailes -noires, vola jusqu'à Stamboul, s'abattit sur l'Iéni-Séraï et, de -l'épée, toucha l'ancien Padishah, père du Padishah Souléïman, au cheveu -que vous savez; alors le Padishah, père du Padishah Souléïman, s'en fut -au paradis, comme naguère Rechid Djemal. - -Or, âgé de neuf ans,--et les initiés nomment le nombre neuf,_ nombre -de la pleine promesse_,--Achmet Djemal fut très sagement envoyé par sa -mère, ses oncles et ses frères, à l'Iéni-Séraï du Padishah, comme page -du harem impérial. Et ce harem, justement à point, se trouvait devenu -le harem du Magnifique Souléïman, pour le plus grand bien de toute la -Foi, de tous les Croyants et, notamment, de ce Croyant, nouveau page -dans le harem de Iéni-Séraï, Achmet Djemal, fils du chef défunt, Rechid. - -Adonc, voilà devenu page au harem,--et sous l'œil de Celui de qui -vient tout honneur, puisque vicaire d'Allah,--adonc voilà, devenu tel, -Achmet. Et c'est ainsi. Nul doute que, si bien placé comme il était, -le héros dont je chante l'histoire ne manqua pas de courir mille et -mille probables hasards et d'accomplir dix mille et dix mille hauts -faits, dès ce temps du Iéni-Séraï et dès cette époque du Souléïmanieh -Harem...--Mais, daignent Vos Hautes Excellences pardonner au chanteur, -si, de ces mille-là, non plus que de ces dix mille-ci, le chanteur ne -chante pas un chant: l'histoire est longue, la nuit courte; trop cruel -est mon regret; il me faut cependant passer sur toutes ces délectables -années qui séparent la neuvième de la quatorzième saison du page -Achmet... - -... Sauf pourtant sur un jour d'une de ces années, un seul jour d'une -seule année! sur ce jour qui, saintement, tomba un vendredi, et un -vendredi du saint mois de Ramazan! Ce vendredi-là, entre le coup de -canon du matin et le coup de canon du soir, tout chacun dans le Séraï -étant à jeun, comme l'exige la loi du Prophète, il plut à Sa Majesté -Impériale d'aller promener Sa rêverie et Sa méditation aux Eaux Douces -d'Asie: car le Ramazan, cette année-là, tombait en été. Le Padishah -s'était d'abord allé reposer au harem, et le page Achmet était, auprès -de Sa Personne, de service, et l'épée nue. Lors, Souléïman commanda: - ---Page! va!... et ordonne qu'on arme Notre caïque! - -Le page Achmet posa son épée nue sur un coussin de Brousse, salua, -recula d'un pas, salua encore, recula d'un autre pas, salua de nouveau, -recula d'un troisième pas, puis s'agenouilla, mains jointes et front -par terre: ainsi l'ordonnait l'étiquette du Séraï. Alors seulement il -dit: - ---J'écoute pour obéir. Le caïque, plaît-il au Padishah qu'il soit à -onze paires? - -Lors, Souléïman commanda: - ---A sept paires: nous sommes au saint mois du Ramazan; il sied donc de -se montrer humble et ne point déployer une pompe qui serait indécente. - -Lors, le page répéta: - ---J'ai écouté pour obéir. - -Et il s'en fut exécuter l'ordre reçu. - -Il l'exécuta si vite qu'il n'y avait pas encore eu le temps d'une -impatience impériale quand il revint. Promptement il salua comme -devant, recula, resalua, recula encore, resalua derechef, recula une -troisième fois, s'agenouilla et dit: - ---Le caïque attend le bon plaisir de Sa Majesté Impériale. - ---Tu sais faire vite ce que tu fais,--dit Souléïman,--et tu sais aussi -le faire bien. Il est possible qu'un jour tu réussisses dans les -grandes choses comme dans les petites. - -Il ajouta: - ---Viens. - -Si vite qu'avait fait le page Achmet, il n'avait point omis de passer -la revue du caïque: rien n'y manquait, ni avirons, ni tolets, ni tapis, -ni coussins, ni voile. Et les caïkdjis n'avaient pas une tache sur la -neige de leur mousseline. Toutefois, au lieu de la veste soutachée -d'or, ils portaient la veste soutachée d'argent. - ---Pourquoi?--demanda le Padishah. - ---Nous sommes au saint mois du Ramazan,--dit Achmet:--il sied de se -montrer modeste et ne point déployer une pompe qui serait indécente. - -Le Padishah reconnut ses propres paroles et se prit à rire: - ---Tu sais bien retenir aussi ce que tu retiens,--dit-il:--tu es un bon -serviteur. - -Et il fit asseoir Achmet sur un des coussins de la chambre. Mais, -lorsque lui-même se fut étendu sur le voile, Achmet se releva; et, -demeurant toutefois sur le coussin qui lui avait été désigné, s'y -agenouilla. - ---Pourquoi? dit encore Souléïman. - ---Que suis-je, auprès du Vicaire d'Allah?[5] dit Achmet.--S'il sied de -se montrer modeste au saint mois du Ramazan, il sied, tous les mois de -l'année, de se montrer respectueux auprès du Vicaire d'Allah, lorsqu'on -est ce que je suis: rien. - -Lors le Padishah considéra son page et daigna lui dire: - ---Tu sais décidément plus de choses que je n'avais cru. Et tu dois être -un bon ami. - -Ainsi, le même jour, Achmet Djemaleddine, n'ayant point encore achevé -sa quatorzième année, et n'étant donc point encore exclu de la société -des femmes, mérita de recevoir, d'un Prince sublime entre les plus -sublimes, deux éloges dont plus tard il se montra digne, comme la suite -de l'histoire le va prouver. - -Mais cette histoire, messires et messeigneurs, il sied que je la -commence, ou jamais je ne la finirai. Je passerai donc, en grande hâte, -sur le temps qu'Achmet Djemaleddine, hors de page, s'est distingué aux -armées, tant sur terre que sur mer, et sur le temps, qu'après avoir -été soldat, matelot, chef de dix hommes, chef de cent hommes, chef -d'une barque, chef d'un chébec, il commanda enfin un vaisseau qui était -sien et pirata par toutes les mers, sur tous les ennemis de la Foi et -principalement sur les rapaces marchands de Venise. Je passerai en plus -grande hâte encore sur le temps qu'il devînt Amiral et commanda non -plus un seul vaisseau, mais une flotte, puis des flottes nombreuses, -puis toutes les flottes qui arboraient en poupe l'étendard rouge au -croissant d'or... Et j'en viens au récit que je vous ai promis et que -je vais vous chanter: - - -En ce temps-là, Achmet Djemaleddine se reposait de ses glorieux travaux -dans son yali d'Amiral, et, honorablement, étalait les marques de sa -grandeur et les insignes des hautes dignités dont la faveur du Padishah -l'avait comblé. Assis sur la plus haute terrasse de son palais, face au -Boghazi, Achmet Djemaleddine oisif, et bien aise de l'être, fumait un -soir le tchibouk en contemplant d'un regard on ne peut plus heureux, -satisfait et paisible, toute une escadre de ses plus beaux vaisseaux, -ancrés autour de leur amiral--en demi-cercle--c'est-à-dire, messires, -en croissant: et un tel croissant était bien fait pour enivrer de joie -et d'orgueil tout cœur vraiment musulman, tout cœur vraiment turc! -quand, au perron du palais, un caïque aborda, tout à coup, caïque à -onze paires, donc caïque impérial, puisque les lois et la bienséance -ne permettent que trois paires à n'importe quel Croyant, fût-il -grand-vizir, grand-eunuque, ou cheik ul Islam, c'est-à-dire Altesse -... et pareillement à toute femme de Croyant, fût-elle même Majesté, -c'est-à-dire Valideh sultane. - -Le caïque à onze paires n'avait toutefois pas encore accosté la plus -basse marche qu'Achmet pacha Djemaleddine (pacha, certes, il était! -et depuis beau temps!...) sur cette dernière marche, s'agenouillait, -et très humblement tendait le poing à la main impériale, pour que -le Padishah--c'était lui, comme juste--pût mettre pied à terre sans -éclabousser d'une seule goutte la semelle de ses babouches. Souléïman, -ayant quitté le caïque, et relevé son serviteur et ami d'un signe de -sourcils, s'appuya gentiment sur l'épaule offerte avant de lui dire: - ---Pacha, te crois-tu donc encore mon page? - ---Page ou pacha, que sommes-nous, sinon rien, auprès du Padishah? -Auprès du Padishah, sied-il pas à ceux-ci comme à ceux-là, et tous les -douze mois de l'année, de se montrer respectueux? - -Telle fut la réponse d'Achmet. Et Souléïman se prit à rire. Car lui -aussi se souvenait. - -L'escalier du palais gravi, Souléïman, assis dans le trône toujours -préparé pour le Padishah par son serviteur et ami, Souléïman parla -comme je vais chanter: - ---Pacha, un grand malheur est advenu, une grande tâche nous incombe. -Mon frère et allié, frère de cœur et allié de sang, car c'est du sang -de ma veine que j'ai signé les Capitulaires!--mon frère et allié, cet -autre Moi qui règne en Occident, vertueux comme j'essaie de régner -en Orient: François, premier du nom, Roi du pays franc ... celui -qu'on nomme le Chevalier-Roi! François, le plus brave d'entre les -plus braves! est triste, vaincu, captif. Son ennemi, celui qui s'ose -intituler empereur... _La illah il Allah!_... il n'est qu'un Dieu: il -n'est donc qu'un Empereur... - ---Un,--dit Achmet;--l'Unique: toi, Padishah. - ---Le soi-disant empereur Charles, cinquième du nom, s'est emparé du -Roi-Chevalier François et l'a chargé de fers et traîné dans une geôle -au fond de la barbare Espagne dans un village puant que ces chiens -nomment Madrid; pacha, que dis-tu? - ---Je dis que la tâche est sainte et qu'Allah nous la fera légère: tâche -de délivrer le Roi-Chevalier, François Ier de France. - -Telle fut la réponse d'Achmet. - ---Tu parles bien comme bien toujours tu as parlé,--dit Souléïman -joyeux.--Puisqu'il en est ainsi, tends tes épaules, c'est elles que je -charge de la tâche. - ---J'écoute pour obéir. - -Ainsi répondit Achmet. - ---Tu as écouté, obéis!--et le Padishah se leva. - -Appuyé sur le poing de son serviteur et ami, il descendit l'escalier, -retournant à son caïque. Il posa dedans le pied droit; lors Achmet, -oubliant la bienséance, osa parler avant qu'on l'interrogeât: - ---Padishah, comment ferai-je? Moi chétif, moi seul, moi dépourvu -de toute sagesse et de toute prudence ... que pourrai-je inventer, -essayer, réussir, pour délivrer des griffes de son ennemi le frère du -Padishah? - ---Cherche,--dit Souléïman,--tu trouveras. - ---Daigne l'intelligence du Padishah éclairer la stupidité de son -serviteur! - -Ainsi Achmet implora Souléïman. - -Et Souléïman, accueillant sa prière: - ---Pacha, il me déplaît d'entendre ravaler ou mépriser mes serviteurs. -Comment moi, créature d'Allah, pourrai-je t'éclairer, toi créature -d'Allah? Dieu seul est grand! _Allah ek bar!_ D'ailleurs, pense, pèse, -soupèse l'affaire, et dis-moi si, en pareille aventure, le Padishah en -peut savoir plus ou mieux que le pacha, ou que personne? Pour délivrer -des griffes du fier soi-disant empereur le Roi-Chevalier, roi du pays -franc, que peut-on? - -Achmet proposa: - ---Combattre! - ---Combattre? Connais-tu, pacha, le champ de bataille où mes janissaires -pourraient rompre et tailler en pièces les soldats de l'empereur? -L'empereur est trop loin. - -Achmet hasarda: - ---Traiter! - ---Traiter? Pacha, en échange de mon frère le Roi franc, -qu'offrirait-on? Qu'offrirais-je moi-même, moi, le Padishah? Toutes les -terres de l'Islam, tous les trésors de l'Islam; tous mes palais, toutes -mes mosquées, et moi-même, crois-tu donc qu'une si petite rançon serait -digne d'un si grand capt. - -Achmet se tut. - -Le Padishah pesa sur son épaule: - ---Pacha, tes deux moyens valent peu. J'en sais un qui vaut beaucoup. - -Achmet demanda: - ---Ce moyen? - -Souléïman embarqua tout à fait, lâcha l'épaule de son ami et s'étendit -sur le voile impérial. Alors, sans se retourner, il prononça: - ---Ce moyen réside en la personne d'un serviteur d'entre mes serviteurs. -Ce serviteur est pacha, ce pacha est amiral ... et je l'ai nommé mon -ami. - -Honoré de telle sorte, Achmet Djemaleddine ne demanda plus rien et -répondit seulement par l'obéissance. - -Dans l'instant, les caïkdjis pesèrent sur le manche renflé des avirons; -et le caïque jaillit du perron, telle, de l'arbalète, une flèche. -Souléïman donna un regard en arrière et, dégrafant de sa poitrine une -étoile toute de diamants, la jeta vers Achmet: - ---Prends,--dit-il:--c'est l'Ehrtogrul. - -Et le pacha Achmet, comme jadis le page Achmet, s'agenouilla pour -agrafer sur sa poitrine l'Ordre Sacré réservé aux seuls sultans ... aux -sultans, et, quelquefois, à ceux de leurs sujets qui, plus grands et -plus saints que les sultans mêmes, ont sauvé l'Islam ou l'Empire. - - - -Messires, messeigneurs, en si troublante occurrence, pensez-y bien!... -et, comme disait mon grand-père le Turkmène, dont la grand'mère venait -des lointains royaumes de la Chine: pensez-y à droite et pensez-y à -gauche!--à la place du pacha Achmet, tous qu'auriez-vous fait? - -Vous ne savez? Par bonheur, moi, chétif, je sais ... encore qu'Allah -sache assurément mieux que moi!... Je sais, parce que Achmet -Djemaleddine lui-même me l'apprit, non pas certes de sa propre bouche, -mais par la bouche du chanteur de contes, mon père, lequel me chanta -jadis ce que je vais vous chanter aujourd'hui: - -Achmet pacha Djemaleddine pensa, pensa tout justement comme je viens de -vous le dire tout à l'heure: pensa très bien! pensa à droite, pensa à -gauche ... puis, ayant pensé, rejeta vers l'alaïk[6] le tuyau de jasmin -du tchibouk, se leva, assura son turban dont il ôta l'aigrette, ceignit -son sabre dont il éprouva du doigt tout le tranchant de la pointe à -la garde, puis, sortant du palais, s'en fut, et voyagea d'une traite -jusqu'en Espagne et jusque dans Madrid. - - - -Achmet Djemaleddine avait quitté Stamboul un vendredi soir, ce qui -était certes d'un heureux présage; il entra dans Madrid un vendredi -matin, ce qui était certes d'un plus heureux présage encore. Par le -fait, sitôt passée la porte de la ville, il fit la rencontre d'un homme -de haute mine qui, par mégarde, le heurta au passage. - -Inutile de vous dire, messires et messeigneurs, que notre Achmet, très -avisé, s'était, dès qu'il l'avait fallu, costumé à la franque. Inutile -pareillement de vous chanter que notre Achmet, très savant, parlait -l'espagnol aussi bien que le turc et parlait d'ailleurs pareillement -toutes langues de tous pays, comme il sied à tout véritable héros de -roman, propre et préparé d'avance à toutes héroïques aventures. De -la sorte, tous les Espagnols de toutes les Espagnes s'étaient, sans -exception, trompés sur sa croyance, trompés sur sa race, trompés sur -son pays! Et tous, sans exception, le croyaient bonnement l'homme qu'il -se disait: à savoir, le licencié ès lettres, docteur ès théologie, don -Alonzo Lupa, natif de Salamanque. - -Heurté, comme je vous l'ai dit, à son premier pas dans Madrid, le -licencié docteur don Alonzo Lupa s'allait fâcher comme il convient, -quand l'Espagnol maladroit le devança par de courtoises excuses, -courtoisement débitées: le chapeau à la main et l'autre main près de -l'épée; ainsi s'excuse-t-on de seigneur à seigneur, non par crainte ou -bassesse, mais par sagesse et justice. - ---Señor, que votre Grâce me daigne pardonner d'être tout ensemble si -grossier et si lourdaud. Je m'appelle don Pedro Ximenès y Sylva; je -suis grand d'Espagne et marquis; et je mets à vos pieds grandesse et -marquisat, vous suppliant d'en user pour toutes choses. Si Votre Grâce -exige cependant davantage, j'entends ne lui rien refuser! et mon épée -serait mille fois honorée de se croiser contre la vôtre? - -Achmet Djemaleddine pacha... C'est don Alonzo Lupa, natif de -Salamanque, que je voulais dire!... Don Alonso Lupa, qui d'abord avait -toisé le Ximenès, jugea dès lors tout à fait honorable de rendre -courtoisie pour courtoisie. Il mit donc chapeau bas, lui aussi, et -tendit la main au marquis don Pedro: - ---Señor,--dit-il,--je remercie les saints, protecteurs de tout voyageur -Vieux Chrétien, d'avoir voulu que le premier visage que je visse dans -Madrid fût de si bonne rencontre et de si favorable augure! Nul doute -que votre Grâce me favorisant de sa courtoisie, je ne réussisse ici -dans toutes mes entreprises!... - -Vous voyez ici, messires et messeigneurs, que l'irréprochable Achmet -Pacha n'hésitait point à mentir par sa gorge, avec toute la profusion -utile! Mais cela ne saurait étonner les gens de cœur, puisqu'il est -mieux que permis: ordonné de mentir pour la réputation des femmes et -pour la gloire du prince et de l'État... - -Le marquis don Pedro, noble gentilhomme, ne pouvait manquer de se -prendre à ce noble mensonge. Il s'y prit incontinent; et ce, pour son -plus grand honneur. - ---Quoi donc? passez-vous cette porte pour la première -fois?--demanda-t-il. - ---Pour la première fois,--dit Achmet. - ---Par la Marie Douloureuse! il me plaît grandement d'être favorisé -comme je le suis, rencontrant, moi premier, votre Grâce! Et je mets à -sa disposition mon crédit, mon bras, ma maison, tout ce que je possède -et tout ce que je suis! Et si vous daignez accepter mon offre, tout -indigne qu'elle soit, je remercierai le Seigneur du Grand Pouvoir de -m'avoir permis d'effacer un peu, de la sorte, la balourdise dont je -suis, señor, coupable aujourd'hui. - ---Ce qui s'offre de si bon cœur doit s'accepter d'aussi bon -cœur!--répondit sur-le-champ Achmet qui, dès lors, fut l'hôte du -marquis. Et l'heure d'après, entrant dans le patio du palais Ximenès, -lequel avait façade sur la Plazza Mayor, il ajouta, mais pour soi-même, -entre ses dents, et parlant bonne langue turque: - ---Il me déplaît toutefois qu'on trouve en cette maudite Espagne -d'aussi bons gentilshommes!... Et s'il en est beaucoup qui vaillent -celui-ci, je ne descendrai, certes pas, jusqu'à les combattre par -ruse, fourberie ou traîtrise... Toutefois, s'il me les faut combattre -autrement c'est-à-dire à face découverte et cimeterre au poing, comment -réussirai-je, moi, seul contre eux, mille fois mille? et comment -briserai-je les chaînes et percerai-je la prison du roi François Ier? - - - -Et voici le plus merveilleux de cette merveilleuse histoire:--Ai-je -bien chanté, selon la vérité, que toutes ces belles paroles s'étaient -dites un vendredi matin? Or, le samedi, lendemain de ce vendredi, il -advint au soi-disant licencié,--c'est au Seigneur Achmet que je veux -dire,--de rentrer tard au logis de l'Espagnol son hôte. Cela, parce -qu'Achmet, tout plein de ses projets d'évasion, avait passé toute la -brune à bayer aux corneilles, face à la maison que le faux empereur -don Carlos, cinquième du nom, avait assignée pour geôle au bon roi -frank, François de France. Achmet, donc, rentrant vers la cinquième ou -la sixième heure à la turque,--et la cinquième heure turque tombait, -ce jour là, vers la minuit des Francs,--Achmet fut assailli, à quatre -pas de la plazza, par une douzaine de très méchantes gens, voleurs de -profession, assassins d'occasion, et guère plus Espagnols que Turcs, -Vénitiens, Hongrois ou Bougres. - -Achmet, certes, n'eût pas craint deux, trois ou quatre douzaines de -pareils pauvres gredins; mais avec son cimeterre au flanc, son poignard -à la ceinture et ses pistolets chargés! toutes choses dont il n'avait -en l'occurrence aucune. - -Si bien qu'assailli par derrière, assailli par devant, assailli par -la droite, assailli par la gauche, par beaucoup d'ennemis, tous -très bien armés, Achmet, seul et sans un couteau, se trouva vite en -dangereuse posture. Il cria sur-le-champ: «_La illah il..._», puis, -avec sang-froid, s'arrêta, ayant sagement pensé qu'un homme vivant -n'est jamais sûr de son heure, que certes lui-même voyait la mort de -près, mais pouvait encore très bien y échapper, et qu'en cette heureuse -alternative, force gens de Madrid s'étonneraient, non sans risque pour -l'objet de cet étonnement, qu'un licencié docteur de Salamanque eût -n'importe quand psalmodié le témoignage du Prophète. Le reste du verset -fut donc psalmodié bouche close, mais cœur large ouvert, avec toute -ferveur et foi, vers Dieu,l'Unique. Or Allah, entendant la prière, -se souvint de celui qui priait: comme Achmet esquivait, faute de le -pouvoir parer à la turque, c'est-à-dire en chargeant, haut le sabre, -le premier coup de dague du premier des bandits ses agresseurs, le -pied manqua à ce larron qui chuta lourdement, face contre terre, et -lâcha sa dague dont le pacha se put saisir. Il la mania si terriblement -que nombre de ses adversaires tombèrent dans l'instant sous ses coups -et ne se relevèrent point. Toutefois, une dague ne vaut guère contre -force épées, sabres, haches et coutelas, sans parler des tromblons et -autres aboyeurs à balles, dont les brigands étaient pourvus à foison. -En sorte que le pacha Achmet eût probablement fini par succomber sous -trop d'adversaires trop bien armés, si le marquis don Pedro, fort -inopinément, n'était intervenu. - -L'excellent marquis, en effet, soucieux de son hôte trop attardé, avait -lui-même passé tout le soir à sa fenêtre, guettant. Si bien que, par -bonne chance, le fracas lui parvint de la dague et les épées chaudement -entrechoquées. En un clin d'œil, et sans même s'assurer du tout que -l'affaire fût ou ne fût pas sienne, don Pedro jaillit de sa fenêtre et -tomba, les pieds joints, dans la rue. Ainsi font les gens de cœur! - -Il s'abattit au milieu des bandits effarés, comme, sur un troupeau de -moutons, s'abat un aigle en furie. Dans chacune de ses mains brillait -une bonne épée. Et ce fut la meilleure des deux qu'il tendit au pacha, -y ajoutant un pistolet de sa paire et sa propre miséricorde, dont il se -passa joyeusement. Les coups continuaient de pleuvoir. Mais le pacha, -ayant maintenant rapière au poing, s'en souciait comme de neige en -canicule. Tirant, parant, taillant, ripostant, bref, luisant loques et -lambeaux de la bande assassine, il n'en prit pas moins tout le loisir -de courtoisement remercier son noble second et ne manqua point de -lui offrir, en échange de la miséricorde reçue, la dague qu'il avait -prise à son premier adversaire. L'Espagnol, pour mieux faire honneur -au présent, jeta au diable son pistolet, quoique encore tout chargé; -et cependant il ne manquait, lui non plus, de répondre aux compliments -par des compliments et aux révérences par des révérences. Le tout -s'ajoutant à la malemort de six ou huit des malandrins occis, le débris -de la bande malandrine, terrifiée, crut avoir affaire à deux géants -plutôt qu'à deux gentilshommes. Cela s'enfuit pêle-mêle, hurlant de -peur. Et, demeures seuls, le seigneur turc et le seigneur castillan -n'eurent enfin d'autre besogne qu'à se féliciter l'un et l'autre. Ce -qu'ils firent plus attentivement qu'ils n'avaient combattu, et sans -rien négliger de toutes les cérémonies convenables. - ---Señor,--commença par dire Achmet pacha,--je tiens que vous m'avez -sauvé... - ---La vie, Señor! et rien que la vie,--commença par répondre le marquis -don Pedro:--fort peu de chose, donc, en vérité, à l'estime d'un homme -de cœur ... si peu de chose, même qu'il serait malséant d'honorer du -plus simple merci un si simple service. - ---Señor,--fit alors assez gravement Achmet pacha (quoique toujours -déguisé, et sous les traits d'un simple licencié d'Espagne),--señor, -Votre Grâce a cent mille fois raison, et j'estime quant à moi la vie -à beaucoup moins que rien. Toutefois, tant vaut la liqueur, tant vaut -la tasse. La vie quelquefois peut enfermer mieux qu'elle ne paraît. -Señor, si Votre Grâce m'a rencontré dans Madrid, c'est qu'il m'y -fallait être pour l'accomplissement d'un vœu que je fis. L'honneur -m'ordonne d'accomplir mon vœu: l'honneur m'ordonne donc de vivre. C'est -par conséquent l'honneur que Votre Grâce me vient de sauver. La vie ne -compte pas. L'honneur compte. Souffrez donc que je me dise votre obligé -et que je vous engage ma parole d'homme et de gentilhomme. La voici: -je me déclare et me voue dès cette heure, de corps, de cœur et d'âme, -à vous. Et je prie Dieu qu'Il couvre d'opprobre toute ma race avec -moi-même si je manque de répondre par l'obéissance au premier désir que -Votre Grâce m'exprimera. - ---Par Dieu!--dit le Castillan, très grave aussi,--il me faudra -désormais prendre garde et veiller à ce que jamais vœu inconsidéré -n'aille de ma bouche aux oreilles de Votre Grâce!... Il me plaît -grandement, au surplus, d'avoir ainsi tous droits sur un cavalier -de votre mérite et pouvoir compter si sûrement, pour le jour qu'il -faudrait, sur deux épées au lieu d'une ... d'autant que la deuxième -vaut mieux que deux fois la première!... - -Ainsi, messires et messeigneurs, se complimentaient galamment entre -eux, sans souci ni prévoyance de l'avenir, le marquis don Pedro et le -pacha Achmet. Car telle était la bonne mode au temps que vivaient ces -magnifiques personnages. - - -Mais voici quelque chose de plus merveilleux encore que tout ce que -j'ai dit jusqu'ici:--Ai-je bien chanté, comme la vérité l'exige, que -tous ces beaux coups de taille et d'estoc s'étaient distribués un -samedi minuit sonnant?--Or, ce fut le dimanche, lendemain de ce samedi; -ce fut le dimanche, midi sonnant, qu'à son tour le soi-disant licencié -don Alonzo, ou pour parler vrai, le pacha Djemaleddine, à son tour, -sauva la vie et l'honneur du marquis don Pedro, rendant ainsi pièce -pour pièce et monnaie pour monnaie,--douze heures à peine après avoir -reçu. - -Ainsi les gens de cœur sont favorisés par Celui qu'attesta le Prophète, -par l'Unique! Et, j'y songe, messires, messeigneurs ... il m'apparaît -ainsi, fort clairement,--sauf sacrilège de moi, chétif,--que l'Unique -s'inquiète ainsi fort peu d'être nommé soit Allah, comme nous faisons, -nous, Croyants, messires ... soit Dieu, ou Jésus, comme vous, Francs, -faites, messeigneurs... Et m'est avis qu'à vous comme à nous, Lui -octroie parts égales de bienfaits. - - -Adonc ce dimanche-là, dès la cinquième heure (qui tombait la dixième -à la franque), le marquis don Pedro, vieux chrétien, ne manqua pas -d'aller ouïr la messe, qui est pour vous, messeigneurs les Francs, -est-il vrai? ce qu'est pour nous, messires les Croyants, notre prière -du vendredi, jour saint. Et son hôte ... qu'il ne soupçonnait certes -pas d'avoir hanté, plus souvent que les églises, les mosquées ... n'eut -garde de ne pas l'y accompagner: vous imaginez combien le soi-disant -licencié don Alonzo souhaitait qu'une si profitable erreur--l'erreur du -marquis don Pedro sur la vraie qualité du licencié don Alonzo Lupa,--ne -fut pas trop tôt dissipée. - -Le hasard voulut que ce dimanche-là, le marquis don Pedro fût de -service--et de service de sûreté--auprès de Sa Majesté le Roi-empereur. -Comme tel il entendait la messe, debout, l'épée nue, montant la -garde auprès d'une porte dérobée par laquelle, en cas d'incendie de -la cathédrale, Sa Majesté Castillane devait faire retrait. Or, tout -ensemble il advint qu'il y eut incendie et que la clef de la porte -dérobée fut perdue. Grand aurait été l'embarras du marquis don Pedro -et plus grand son déshonneur, si, par bonheur pour lui, son hôte, le -soi-disant licencié, n'avait pas tenu à gloire de monter la garde avec -lui. Achmet pacha, pour dire comme disent les incroyants, était fort -comme un Turc, ce qui ne surprendra personne: il se précipita donc, -épaule en avant, contre la porte qu'il enfonça du premier coup et le -Roi-Empereur put se retirer sans encombre. - ---Voilà qui paie au centuple le mince service que j'eus l'honneur de -rendre à Votre Grâce hier!--déclara tout aussitôt le marquis. - ---Je ne l'entends point ainsi,--répliqua Achmet pacha:--vous m'avez, au -contraire, donné beaucoup et je vous ai rendu peu. - ---Souffrez,--dit don Pedro,--que je ne sois pas de votre avis! Je -n'ai d'ailleurs garde de vouloir libérer Votre Grâce du vœu d'amitié -qu'elle a fait à mon bénéfice, mais il me plaît de m'engager par un vœu -semblable, et de me vouer, dès cette heure, de corps, de cœur et d'âme -à vous!... je prie Dieu, comme vous avez fait, qu'il couvre d'opprobre -toute ma race avec moi-même si je manque de répondre par l'obéissance -au premier désir que Votre Grâce m'exprimera. - -Ainsi donc s'étaient liés l'un à l'autre ces deux très galants -seigneurs. - - -Or, messires, or, messeigneurs ... c'est ici qu'il sied d'écouter des -deux oreilles, voire de déplorer n'en avoir que deux!... Songez, en -effet, messires et messeigneurs, que toutes ces si belles aventures -dont je viens de chanter quelques-unes ne détournaient pas de sa -mission sainte et sacrée la pensée constante de celui que le Padishah -Souléïman avait, une fois pour toutes, nommé son serviteur et son ami. - -Achmet pacha Djemaleddine, tout licencié castillan qu'il fût devenu -de la tête aux pieds, n'en demeurait pas moins seigneur osmanli du -cœur à l'âme. Et, comme tel, songeait-il donc nuit et jour, sans pause -ni trêve, aux bons moyens de parvenir d'abord en la présence du fier -roi chevalier, du grand roi franc François, pour l'heure prisonnier -du méchant et faux empereur don Carlos ... ensuite, y étant parvenu, -aux bons moyens d'enlever ledit prisonnier hors de sa dite prison, -et de le ramener triomphalement soit en terre franque, soit en terre -turque, celle-ci comme celle-là tirant d'avance grande gloire d'être -ainsi, pour le royal captif, terre de délivrance et de liberté à jamais -recouvrée. - -Ayant à la fin songé son saoul, Achmet pacha,--de moins en moins pacha, -de moins en moins Achmet, mais Lupa, et Alonzo, et don, et licencié, -le tout de plus en plus, au fur et à mesure qu'approchait le temps de -justifier la confiance du Sultan Magnifique, en brisant la geôle du Roi -Chevalier, Achmet, ou plutôt don Alonzo, s'assura que le premier point -était, à n'en pas douter, de se faire connaître de celui qu'il venait -secourir et de gagner sa confiance. Ce point-là gagné, mille chemins -s'ouvriraient sûrement dont l'un ou l'autre, _insh, Allah!_ (Dieu -aidant!) serait le bon chemin pour le roi franc vers son royaume... - -Audience du roi François Ier; l'obtenir.--Telle fut donc désormais la -préoccupation fervente et le constant souci du licencié don Alonzo, -hôte du marquis don Pedro. Par l'entremise du marquis, c'eût été faveur -tôt obtenue: don Pedro était homme de crédit autant qu'hôte de bon -vouloir. Mais don Alonzo n'y songea pas le temps d'un seul éclair: car -ne l'oubliez pas, messires et messeigneurs, don Alonzo, tout Alonzo -qu'il parût, n'en demeurait pas moins Achmet pacha Djemaleddine, Chef -tcherkess, Pirate, Amiral, et Ami de ce sublime Prince, Souléïman le -Magnifique. Et noblesse oblige! De mémoire d'homme, pas un Tcherkess du -sang Djemal, pas un _eddine_, qui vaut baron, pas un _pacha_, qui vaut -marquis, et moins encore aucun ami du Padishah, qui vaut Khalife ou -Vicaire de Dieu même, ne songea, fût-ce dans le pire délire, à trahir -l'hospitalité. Et qu'eût-ce été de moins déshonorant, je vous prie, que -mêler un noble Espagnol à une entreprise menée contre l'Espagne et qui -ne pouvait couvrir que de honte et de méchef le roi même des Espagnes, -le propre don Carlos, cinquième du nom?... qu'eût-ce été, que félonie, -traîtrise, dol et vilenie? Achmet pacha fût mort mille fois et de mille -morts mille fois infamantes, et tout son clan tcherkess fût mort par -surcroît avec lui, avant qu'une telle ignominie eût traversé aucune -cervelle cousine, fût-ce au dernier degré, de sa cervelle de chef. -Non! pour arriver au Roi Chevalier, captif, il était certes d'autres -voies que celle-ci: abuser de la loyale confiance d'un irréprochable -gentilhomme, dont le seul malheur était d'appartenir à l'autre roi, au -roi soi-disant empereur, et geôlier. - -Contraint pour lors de marcher par ces autres chemins, l'ami du -Padishah sut en bon temps se souvenir qu'il est une clef magique, bonne -pour toute serrure au monde, et qui, de tout temps et dans tous lieux, -vint toujours à bout des huis les mieux barricadés: portes de harem, -grilles de geôles, poternes de forteresses même. Cette clef, pareille -au soleil, tant par la couleur que par l'éclat, Achmet pacha quittant -Stamboul n'avait eu garde de ne s'en pas munir très abondamment; tant -et tellement que don Alonzo, après des semaines à Madrid, n'en était -point encore du tout dépourvu. - -Ce pourquoi la prison du roi franc s'ouvrit-elle sans trop d'efforts -devant le pacha turc, plus licencié salamanquois en l'occurrence que -jamais encore il n'avait été. - - -Messires, messeigneurs, je manquerais à tous devoirs: devoir de -chanteur qui sait chanter, devoir d'humble serf de Vos Hautes -Excellences, et de serf sachant servir, si je négligeais de vous -retracer ce capital épisode de ma merveilleuse histoire: cette première -entrevue du roi François, Premier du nom, et du pacha Achmet, ami du -Sultan Magnifique: - - -Je vais donc tout vous dire, messeigneurs et messires, et dans tout le -détail qui convient: - -Ce fut sous l'habit d'un très ignoble marmiton (et sa barbe vénérable y -dut périr, rasée court), qu'Achmet, un soir favorisé d'Allah, parvint -à remporter ce prélude de sa victoire, désormais imminente, sur le roi -d'Espagne, et ce, dans la propre capitale de ce pauvre prince d'avance -déconfit: dans Madrid, capitale de toutes les Espagnes. - -Remplaçant fort à propos un marmiton, lequel, mystérieusement, s'était -trouvé malade à décourager la médecine entière, Achmet pacha... don -Alonzo, veux-je dire!... bonnet blanc, sur le chef et plat d'argent -sur les mains, entra dans la salle basse où le Roi franc, François de -France, assis dans son fauteuil et son tabouret sous ses semelles, -attendait que la valetaille de Castille lui voulût bien servir à dîner. - -Or, introduit, lui, tiers ou quatrième, devant Sa Majesté Très -Chrétienne,--ainsi se surnomment eux-mêmes, tout pieusement, les -rois du royaume de France!--le marmiton Lupa se souvint d'être, à -son ordinaire, mieux qu'il ne paraissait pour l'instant, et d'avoir -eu souvent au flanc un cimeterre peut-être aussi durement trempé que -l'épée même qu'avait naguère brandie le roi captif, du temps qu'il -était libre. Le marmiton Lupa, risquant fort négligemment l'équilibre -du plat qu'il apportait, mit donc un poing sur sa hanche et considéra -le Roi François, durant que, surpris un tantinet, le Roi François -toisait le marmiton Lupa. - -Deux nobles hommes qui se regardent face à face et l'œil dans l'œil ont -tôt fait de se prendre l'un à l'autre juste mesure, et de s'estimer -pour ce qu'ils valent. Le Roi François, ayant regardé son marmiton, se -leva, marcha et, comme par mégarde, jeta bas le plat d'argent que le -marmiton portait. De quoi jaillit, comme eau de source, malédictions, -menaces, injures et clameurs diverses que déversa sur Alonzo le chef -cuisinier, très vilaine engeance que ses compagnons mêmes, les autres -gâte-sauces de la geôle, réputaient mal embouché. - -Le Roi Très Chrétien, à l'oreille délicate, leva sans mot dire le -lourd bâton qui lui tenait lieu d'épée et l'abattit sur le braillard, -lequel, net assommé, se tut pour fort longtemps. Je dis bâton: car -d'épée, le Roi Très Chrétien n'en avait point. Son estramaçon milanais, -celui-là même dont l'avait armé chevalier, après l'étonnante victoire -de Marignan, l'étonnant chevalier Bavard, réputé par tout chacun, -Croyant ou Franc, sans peur et sans reproche ... son estramaçon, donc, -son estramaçon de Roi Très Chrétien brillait maintenant au flanc du -Roi Catholique... (ainsi se sont eux-mêmes surnommés les princes de -Castille et d'Aragon, en des temps qu'on ne sait plus... Au fait?--le -savez-vous pas mieux que moi, messires et messeigneurs?...) - -N'importe, au demeurant: il importe seulement que le bâton qui -remplaçait l'épée caressa royalement l'échine du cuisinier butor. Et -voilà, pour que celui-ci sût désormais de bonne science respecter tout -ce qui est pacha, même sous l'habit de marmiton!... - -Tout de go, vous l'imaginez sans peine, le chef cuisinier quitta la -place. Les marmitons l'allaient suivre, en corps, quand François, le -Roi franc, ayant donné un second regard au marmiton dont l'apparence -l'avait, d'abord et du premier coup d'œil, intrigué, étendit vers lui -ce même bâton dont le chef cuisinier s'était naguère trouvé si mal; -puis, parlant haut: - ---Demeure!--dit-il. - -Et telle est la majesté des vrais princes,--vraiment sublimes,--telle -est cette majesté unique, image de la majesté d'Allah même, qu'Achmet -pacha Djemaleddine, entendant et voyant le verbe et le geste de -François le Chevalier, Roi de France, crut voir et entendre le geste et -le verbe de Souléïman le Magnifique, Padishah. - ---Dis ton nom?--commandait le Roi. - -Achmet, d'un doigt, éprouva d'abord la promptitude de sa miséricorde à -jaillir, si nécessité venait, du fourreau. Puis, la miséricorde étant -bien comme elle devait être: - ---Mon nom, sire Roi,--répondit-il, parlant, après avoir écouté, pour -obéir, comme il se doit--mon nom n'est certes pas digne des trop nobles -oreilles qui vont l'entendre! Mais, tout de même, ces oreilles-là, -tout de bon franques, ont trop souffert depuis trop et trop de mois, à -ouïr sans paix ni trêve, à ouïr à surdité les seuls noms,--chiens de -noms! noms de chiens--de vos seuls geôliers, guichetiers, porte-clés -et autres fieffés païens d'Espagnols! J'ose donc m'assurer qu'elles -accueilleront bien ce nom mien, indigne, mais honorable ... puisque -c'est le nom que porte le plus fidèle sujet d'un prince éternellement -ami et perpétuellement allié du prince des Francs. - ---Éternellement et perpétuellement? - -Le Roi, d'abord surpris, vite s'était pris à sourire. - ---Je n'ai qu'un éternel ami, je n'ai qu'un perpétuel allié!... Compère, -es-tu donc au Padishah? - ---Par le Croissant!... Oui... - ---_Evvet, Effendim!_--s'écrie joyeusement François de France, parlant -turc. - -Il avait appris cette belle langue--la nôtre, messire!--lorsque -Souléïman de Turquie avait lui même appris le français, avant de -l'instituer langue officielle de l'empire d'Osman, de pair avec le -turc,--ainsi qu'elle est restée depuis, et jusqu'à ce jour. Par de -tels procédés rivalisent de courtoisie, pour la plus grande gloire -du Créateur, deux princes tout de bon sublimes dont l'un ne peut -souffrir que l'autre le dépasse en chevalerie! de quoi leurs peuples -se trouvent fort bien, puisqu'ils en tirent paix, bons procédés -réciproques, alliances, et facilités sans nombre, tant pour le commerce -des marchands que pour les recherches des savants, la sécurité des -voyageurs et la grandeur de l'un et de l'autre État, confiants dans la -loyale assistance qu'ils sont prêts à se donner l'un à l'autre. - ---Par le Croissant, oui!--avait donc dit Achmet pacha:--je suis au -Padishah, sire Roi, et le Padishah m'a commandé de venir ici pour -être à vous et vous tirer des mains du faux et félon empereur, votre -ennemi. Pour le reste, quoique ce reste soit bien insignifiant, mon -nom est Achmet Djemal, et la faveur du Padishah m'a fait Achmet pacha -Djemaleddine. - ---Par son Dieu et par mon Dieu, qui ne font qu'un seul et même -Dieu!--s'écria le Roi franc,--tu dis mal, compère! et c'est moi qui -vais dire en ta place: tu t'appelles Achmet Djemal, soit; mais la -double faveur de tes deux maîtres et amis, le Padishah turc et le -Roi franc, l'ont fait marquis Achmet pacha Djemaleddine! Fie-t'en -maintenant à ton compère, moi, le Roi, pour que soient joints, à ce -marquisat, des terres et des trésors qui ne le dépareront pas... -Chut! chut! compère; point de génuflexions: on s'agenouille devant -les princes, non devant les captifs... Debout donc, marquis! et -parle. Çà?... tu me veux tirer d'ici et remettre en mon royaume de -France?..... Montjoie! l'idée n'est pas mauvaise... Mais, par saint -Denis, patron des Rois mes aïeux!... comment vas-tu t'y prendre?... Je -te vois, certes, tel que tu es, puisque mon frère t'a choisi: solide -janissaire et rude compagnon, subtil par surcroît autant que vaillant. -Mais si j'en vaux moi-même cent, si tu en vaux toi seul mille, que -pèserons-nous, ce néanmoins, contre les onze cents fois mille soldats -du Roi Carlos, qui n'en a pas beaucoup moins, si je ne m'abuse?... Je -serais sot de n'estimer pas ces gens-là aussi braves et bons guerriers -qu'ils sont nombreux, puisqu'ils m'ont vaincu et pris, moi, le Roi, le -Roi François de France! - -Debout, mais respectueux,--car le respect ne tient pas dans les genoux -ployés, non plus que dans les mains jointes,--debout devant le Roi -captif, qui croisait familièrement sa jambe droite, au bas de soie -brodée, sur sa jambe gauche, au bas de soie crevée, Achmet pacha songea -un temps; puis, se souvenant des augustes paroles dont l'avait jadis -favorisé le Padishah,--près de remonter en caïque: - ---Sire Roi,--commença-t-il,--grande est ma confusion lorsque vous -poussez la raillerie jusqu'à me priser mille fois plus que je ne vaux. -Mais, vaudrais-je dix mille fois davantage, et non seulement mille, -que ma mission n'en serait pas mieux remplie et que vous n'en seriez -pas plus libre. Quand mon auguste souverain, votre ami et allié, me -fit l'honneur suprême de me dire ce qu'il m'a dit et de me confier ce -qu'il m'a confié, j'ai objecté à Sa Hautesse ce qu'à moi-même vient -d'objecter Votre Majesté. Et le Padishah s'est pris à rire, et moi, -chétif, j'ai ri comme il riait. En vérité, il ne s'agit point ici -d'une entreprise ordinaire. Ce ne sont en effet ni les soldats, ni -les épées, ni les vaisseaux qui manquent à l'Islam; et, si n'importe -quel champ de bataille s'offrait aux armées turques pour combattre les -armées de l'Espagne, nous aurions tôt fait d'écrire, sur les étendards -du Padishah, assez de victoires décisives pour que, promptement, Votre -Majesté fût libre, et le roi Carlos captif. Mais ce champ de bataille, -où le trouver? Mon auguste maître vainement l'a cherché; et c'est parce -qu'il ne l'a pas trouvé que je suis ici, moi, chétif. - ---Montjoie!--dit le Roi franc,--si mon frère le Grand Seigneur n'a pas -trouvé, je ne chercherai pas. Pourtant, compère, te voilà dans Madrid -et par l'ordre du Padishah. Qu'est-ce à dire? As-tu donc, pour venir -à bout de ma délivrance, quelque autre moyen que celui que j'aperçois -dans le fourreau de ton poignard? - ---Sire Roi,--répliqua Achmet,--lorsqu'il s'agit de délivrer le plus -noble chevalier de la chevalerie, les moyens manqueraient-ils que tout -chevalier digne du nom viendrait bien à bout de les inventer. Quand la -force est trop faible, la ruse y supplée; et je ne sache pas qu'elle -soit à déshonneur. - ---Par saint Denis! je ne sache pas non plus!--approuva le Roi.--Mais -mon frère le Grand Seigneur aurait-il donc songé à me racheter et payer -ma rançon? Compère marquis, cela, cette fois, serait déshonneur à moi: -si pauvre que je sois, je n'accepte point que personne paie mes dettes, -et pas même mon éternel ami, ni mon perpétuel allié! - ---Sire Roi,--dit Achmet,--ni Sa Hautesse, ni moi-même, jamais n'aurions -osé faire cette injure au Roi de France! Et, d'ailleurs, si j'avais -été si butor que d'y songer, le Padishah m'eût vite rappelé qu'Allah -tout seul, mon Dieu, votre Dieu aussi,--l'Unique,--est seul assez -riche pour payer la rançon du Roi François Ier. Tout l'Islam, et toute -la chrétienté et toute l'idolâtrie en surplus, ne seraient, dans la -balance, que plume et Votre Majesté qu'or pur. - ---Marquis,--dit le Roi,--tu parles, cette fois, trop bien... Mais, s'il -en est ainsi, me voilà tout éberlué: ni fer, ni argent? Alors, quoi -donc? - -Entendant ces paroles, messires, messeigneurs, qui fut fier? Je vous le -laisse à deviner. Achmet cambra sa taille et pesa de son poing sur sa -hanche: - ---Sire Roi,--dit-il,--j'ai dit au Padishah les paroles mêmes que dans -sa bonté me répète à l'instant même le Roi de France. Or, quand le -Padishah entendit ma réponse et mon excuse, il me fit la grâce suprême -de me répliquer: «Où le fer ne peut sortir du fourreau, où l'or n'est -pas assez lourd pour le plateau de la balance, j'emploie mes serviteurs -ou mes amis, qui font ce qu'il faut faire. Tu es, toi, mon serviteur et -mon ami, ensemble. Va donc!» Sire Roi, je suis venu et me voici. - ---Mais, que feras-tu?--insistait le Roi. - ---Sais-je?--dit Achmet.--Je m'en rapporte à la sagesse de Celui qui -permit naguère que le vainqueur de Marignan fut vaincu à Pavie. -_Insh'Allah!_ l'épreuve ne peut être bien longue; et le vaincu de -Pavie, sous peu, s'évadera de Madrid. - - -Messires, messeigneurs, daignez permettre qu'ici le chanteur s'arrête -et médite, son esprit tout étonné d'admiration... Daignez vous-mêmes -méditer avec le chanteur,--votre serf!--sur ce grand enseignement d'un -Roi captif et d'un pacha marmitonné... Considérez ce Roi franc, sage -à ce point que ses peuples l'adorent; brave à ce point que les rois -l'appellent le Chevalier des Rois; noble à ce point que les chevaliers -l'appellent le Roi des Chevaliers!... Considérez ce pacha turc, chef -tcherkess, marquis français, amiral, compagnon de l'Ordre sublime -d'Ehrtogrul, et, qui mieux est, serviteur et ami du plus grand Padishah -de tous les Padishah qui furent et de tous les Padishah qui seront... -Les voilà donc face à face, le prince assis, le chef debout, qui se -regardent et se réjouissent à se voir l'un l'autre bon visage; fiers -tous deux: celui-ci, du maître qu'il sert, celui-là, du serviteur dont -il est servi. Et tant de grandeur tient dans cette geôle étroite! -Alentour, épées nues, hallebardes, mousquets, cuirasses. Les dalles -des corridors résonnent au choc des crosses et des éperons. Officiers, -geôliers, guichetiers, estafiers, veillent. Le péril est partout. Mais -roi franc et pacha turc s'en soucient comme de leur premier ennemi -abattu: car dangers, fatigues, souffrances, tortures même et la mort, -rien n'existe pour ces hommes, l'un comme l'autre vraiment hommes, et -vraiment sublimes l'un autant que l'autre; rien, dis-je! sauf leur -honneur sans tache, leur vertu sans reproche et leur vaillance sans -l'ombre d'une peur. - - -Méditons et puis poursuivons, car voici qu'approche le plus beau du -chant; oyez, messires, et messeigneurs! - - ---Sire Roi,--dit Achmet,--je rougirais à mourir si, parlant au Roi -Chevalier, je mentais du quart d'un mot; et davantage encore si -c'était, de ma part, simple et vil amour-propre. Le Roi m'a fait la -grâce de me demander comment il sortirait de ce lieu? Je n'en sais -rien, messire! Mais vous en sortirez, s'il plaît à Dieu. Je supplie -seulement le Roi de me dire s'il répugnerait, le cas échéant, de -devenir, comme me voilà, vil marmiton ou pauvre mendiant ... ou prêtre -tonsuré ... voire porte-clé ou guichetier de sa propre geôle? - ---Marquis,--fit le Roi, grave,--fors remettre en croix Notre-Seigneur -Jésus... (c'est le doux Prophète Christ, messires, qu'ainsi nomment les -Francs, lesquels croient qu'il est Fils de Dieu ... est-il pas vrai, -messeigneurs?... alors que nous, gens d'Islam, Le croyons seulement -Sa créature et la plus parfaite qu'Il fit jamais... Béni soit-Il!...) -Marquis, fors remettre en croix Notre-Seigneur Jésus, je ferai, pour -redevenir libre et Roi, tout. - ---Il suffit!--dit Achmet, content.--Désormais, sire Roi, qu'Allah -nous garde l'un et l'autre, vous, le maître, moi, le serf ... et -daignez à présent m'accorder mon congé; je ferai, quant au reste, tout -l'impossible: le possible devant toujours être déjà fait et d'avance. - ---Béni sois-tu, marquis!--cria le Roi joyeux.--Montjoie Saint-Denis! -(tel était, messires, le cri de guerre des vrais Rois francs, des -Rois du royaume de France...) Montjoie Saint-Denis! tu es bien celui -que j'espérais et escomptais, tant d'après ta mine que d'après les -sentiments que t'a marqués ton maître, mon compère et frère germain, -le Magnifique Grand Seigneur!... (c'est le nom que les Francs ont -souvent donné, par amitié, estime et respect, à nos Padishah...) Vive -Dieu!--continuait François,--je loue mon compère et frère de t'avoir -nommé son serviteur, préférablement à tant d'autres fiers hommes qui le -servent; et je le loue davantage de t'avoir élu pour ami... A présent, -Dieu m'écoute! car je vais prêter devant Lui serment, et serment -royal... Mais d'abord, marquis, écoute, et réponds-moi: j'aime ton -maître; et je t'aime aussi, toi qui l'aimes, lui, comme tu l'aimes. -Tu me plais donc fort. Me veux-tu pour deuxième compère et compagnon, -tel que le Padishah t'est déjà? À trois amis tels que nous, unis comme -trois doigts d'une seule main, l'Empereur, mon gardien de geôle, aura -mauvais jeu; et nul doute qu'il ne trouve bientôt cage vide et faucon -envolé! - -Achmet s'agenouilla: - ---Allah!--dit-il, acceptant et approuvant tant qu'il pouvait.--Sire -Roi, je vous ai écouté comme jadis j'écoutais mon autre maître le -Padishah, Commandeur de la Foi: pour obéir! Au demeurant, compère Roi, -si je te plais, par le Croissant! tu me plais davantage! Je suis donc -tien, dès ce jour-ci, des pieds à la tête et du cœur à l'âme. L'Unique -m'est témoin! Et je réponds devant Lui pour ma parole! et ma race -répond entière avec moi! - ---Amen!--conclut le pieux Roi, parlant comme parlent les prêtres francs -dans leurs mosquées qu'ils nomment églises.--Ce que tu me donnes, -compère pacha, je le prends de tout cœur: dès ce jour donc, tu es mien. -Et maintenant à mon tour. Voici mon serment de Roi: marquis, j'appelle -à témoin Celui qui peut tout; puisse-t-il me foudroyer de sa plus -foudroyante foudre, si, dès qu'à ton bras j'aurai repassé ces Pyrénées -du diable, mon présent cauchemar, tu n'es pas doté du plus beau, du -plus riche et du plus illustre de mes marquisats, n'importe comme il -sera vacant, par mort, déchéance, rachat, voire bon plaisir! J'ajoute à -cela, j'en jure la Sainte-Croix de Jésus--celui-là c'est toujours notre -doux Prophète, messires, béni soit-il!--j'ajoute à cela que ton premier -souhait qui viendra jusqu'aux oreilles de ton compère et ami, moi, le -Roi, nous te l'accordons, d'ores et déjà, et d'avance. Le tout, foi -d'homme, de chevalier, de prince et de Français! - -Achmet, à genoux, ne s'était pas relevé. - ---_Mash'Allah!_--cria-t-il.--Quand donne le prince, quel sujet -refuserait? Sire Roi, merci! j'étais votre homme, me voilà votre féal -et votre vassal. Compère le Roi, j'étais ton ami, me voilà ton obligé -et débiteur. Dette n'est pas lourde, de brave homme à brave homme! -Mais, puisque légère, souffre que je t'en charge à mon tour, comme tu -m'en as chargé. Mon premier souhait, celui-là même que tu m'accordas -sans le connaître, le voici: Puisse l'Unique permettre que je meure un -jour, avec l'agrément de mon autre et premier maître, en te servant, -toi, mon maître second! Pour le surplus de la besogne, Allah aide! - -Hors la chambre royale, des pas sonnèrent, des armes aussi. Achmet -pacha, soudain debout, redevint le licencié don Alonso Lupa... non! -qu'ai-je dit? redevint marmiton; et remit sur son chef le bonnet des -gâte-sauce. - -La porte s'ouvrait: - ---Mille ans de prospérité sur votre clémente Majesté! Puisque le roi -François a daigné pardonner, à son butor de marmiton, la plus grossière -des butordises, ledit marmiton butor, jusqu'à son dernier souffle, -priera Dieu pour qu'il assiste puissamment le roi François dans tout -ses projets et entreprises et principalement dans celle qu'il médite en -cet instant même! - -Ainsi cria, feignant un servile enthousiasme, le faux marmiton, faux -licencié, mais vrai pacha. Ce disant, il mentait si peu que le roi de -France, dévotement, se signa à la mode chrétienne, avant de répondre, à -la mode chrétienne aussi et bien dévotement: - ---Ainsi soit-il! Compère, tu crains Dieu: cela pour moi te parachève. - -Il parlait à voix fort basse; la porte déjà s'était ouverte et quatre -gens d'armes de Castille, tout habillés de fer, pénétraient dans la -prison royale. - -Tel était l'ordre du Roi soi-disant Empereur don Carlos: le Roi franc, -son prisonnier, lorsqu'il dînait ou soupait, avait bien la faveur -d'un couteau qui n'était pas d'argent; mais, tout le temps qu'il s'en -servait, quatre gardes veillaient, l'épée nue, sur ce prisonnier -redoutable dont le couteau à lame ronde, qui sait! était peut-être bien -capable de crever cuirasses, casques, poitrines!... les Espagnols, au -moins, le croyaient ainsi!... et redoutaient que ce couteau à lame -ronde put ainsi frayer passage à l'auguste captif, de Madrid jusqu'aux -montagnes neigeuses qu'on nomme Pyrénées, et de ces montagnes-là -jusqu'au Louvre de Paris, tant regretté du Roi de France!... - -Les gens d'armes étaient entrés. Achmet se ploya devant le roi, son -front dans la poussière: - ---Sire,--dit-il,--me retiré-je? - -François de France inclina le front: - ---Nous t'octroyons congé,--dit-il;--va! - -Et tandis qu'il se retirait, Achmet pacha, toujours incertain, et -nullement rassuré, songeait de plus belle, et non sans force hochements -de tête: - ---Il n'empêche que je n'en sais pas plus long que naguère, sur le -moyen de changer ce bon roi captif en bon roi libre. Par Allah! quel -chemin vais-je imaginer pour aller de cette ville de Madrid où je suis, -jusqu'en cette ville de Paris où je voudrais être, mais où je risque de -ne point arriver de si tôt?... - - -Ainsi donc vous le voyez, messires et messeigneurs: Achmet pacha ne -savait encore nullement comment il viendrait à bout de sa tâche.--Tâche -géante, je supplie vos Hautes Excellences d'y songer: le bon Roi franc -était enfermé dans une salle toute peuplée d'épées nues; cette salle, -aux murs pareils à des remparts, gisait au plus profond d'un château -plus fermé, plus crénelé, plus barricadé qu'une forteresse; ce château, -bâti au milieu même de la plus grande cité des Espagnes, apparaissait -tout de bon cerné par je ne sais combien de guerriers, de bourgeois -et d'autres sujets du roi don Carlos, dont pas un qui ne fût ennemi -juré de l'Islam et de l'Empire, et du royaume franc pareillement; -cette grande ville est en outre bâtie juste au centre du royaume de -Castille, lequel est situé juste au milieu des autres royaumes de -toutes les Espagnes; des centaines et des centaines de lieues la -séparent donc du royaume de la vraie France des Francs, seule terre -d'asile pour celui qui en était le Roi et qui ne pouvait nulle part -ailleurs retrouver liberté et puissance. Enfin, dernier obstacle, entre -Espagne et France se dressent des montagnes tellement hautes, sauvages -et glacées, que jamais la neige, qu'Iblis y jette par avalanches, ne -peut y fondre et que, d'hiver en hiver, les voyageurs en passent les -cols avec des fatigues si terribles, que nous, bonnes gens du Turkestan -ou du Caucase, même en nous rappelant les pics et les chaos de notre -enfance, ne pouvons nous figurer tant de rochers en tels tas, ni -tant de glaces trop éternelles. Voilà ce que le héros Achmet pacha, -soi-disant licencié, parfois même marmiton, mais toujours seul de sa -race et de sa foi, dans Madrid, seul contre cent fois cent mille! avait -à vaincre, surmonter, traverser ou dompter, pour se rendre digne tout à -fait de la double et glorieuse confiance que ses deux sublimes princes -et souverains, le Padishah Magnifique et le Roi Chevalier, lui avaient -marquée, affirmée, confirmée et qu'il se jurait à soi-même de justifier -entière, ou de mourir. Ainsi font les vrais seigneurs et nobles hommes -quand ils servent leur prince, leur empire et leur Foi... - - -Mais pourquoi le chanteur Abdullah, le chétif, chanterait-il à de -nobles hommes comme ceux-ci que je vois, et tels que la caravane n'en -connaît point d'autres, d'inutiles moralités, qu'eux tous pourraient, à -meilleur droit, chanter à lui, tant indigne d'eux? - -Sans plus tarder, j'en viens donc à ce moyen qu'imagina Achmet pacha, -pour délivrer François, le Roi franc... Ho!... j'ai mal dit: qu'Allah -imagina en son lieu et pour lui, Allah l'Unique!... parce que trop -difficile était cette imagination-là!... et parce que, là où les hommes -ne peuvent plus, l'Unique peut encore, et toujours!... et que jamais -Il n'abandonne celles d'entre ses créatures qui s'en remettent à Lui -de toutes leurs trop surhumaines affaires!... _La illah il Allah!_ -messires et messeigneurs! il n'est qu'un Dieu, Lui, l'Unique! - -Or, un soir de cet hiver, la plus mal famée des _posadas_ tout à -fait ignobles de Madrid,--_posada_, dans le patois de ces grossiers, -est dit pour _han_ ou auberge...--la plus vilaine, donc, des plus -vilaines posadas de là-bas assemblait la plus laide des plus laides -bandes malandrines que vous pouvez imaginer.--Comme juste, rien en -cette posada ne pouvait advenir dont personne s'étonnât jamais, sauf -ceci: qu'un homme de bien se hasardât à salir ses semelles en pareille -caverne.--Le soir que je vous dis, un cavalier de la plus haute mine -entra cependant tout à coup dans la posada, et s'assit, tranquille et -superbe à la fois, au milieu des cinquante ou soixante coupe-jarrets -qui étaient là, buvant, bavardant et se divertissant ... je veux dire: -s'enivrant, blasphémant et s'entrevolant leurs écus par le moyen de -maintes sortes de jeux fripons, tels que dés, osselets, tarots, que -sais-je!... Et voilà pour la compagnie qui emplissait la posada! -compagnie bien faite pour déplaire aux délicats de la caravane. Et -voici pour le cavalier qui troubla cette compagnie, de laquelle il -différait, en vérité, comme l'eau du feu: c'était un gentilhomme tel -que les plus sots n'auraient pu se tromper, au reste, sur sa qualité; -un seigneur même, et très magnifique, quant à la taille et quant à -l'habit: grand, large, fort, vêtu tout d'or, de soie et de pierreries, -le tout bien visible, quoique bien enveloppé d'une cape très ample, -qui le couvrait du collet aux éperons; quant à ses armes, elles -crevèrent, si j'ose dire, tout de suite l'œil de tout chacun: car, -sitôt assis, le nouveau venu dégrafa son buffle et détacha d'abord une -longue épée italienne qu'il posa sur la table; puis deux paires des -meilleurs pistolets qu'on fît en ce temps-là; enfin une miséricorde -d'acier bleu, si niellée, gravée, dorée, que, certes, Tolède ni Damas -n'avaient trempé cette miséricorde-là, dont les armuriers de Perse[7] -seuls avaient pu fabriquer la lame: lame plus dangereuse encore que -splendide: le cavalier, négligemment, en fournit la preuve, car, ayant -dégainé, comme afin d'en éprouver du doigt le tranchant, il ficha la -pointe dans le bois de la table, à travers deux ou trois écus d'argent -qu'il avait empilés, et que la miséricorde perça tous ensemble d'un -coup, comme si c'eût été galettes au beurre. - -Il y avait eu grogneries lors de l'entrée du gentilhomme si bien armé. -Les grogneries se turent tout net, sitôt la miséricorde plantée dans la -table à travers les écus. - -Le robuste seigneur n'en tira pourtant nul avantage. Au contraire, il -commença de sourire très gracieusement, rejeta sa cape en arrière, prit -ses aises sur l'escabeau qu'il avait choisi et, tout à coup, pour le -plus grand étonnement de tout le monde, il abattit un poing vigoureux -sur la table et, toussant avec fracas, il apostropha l'assistance du -ton le plus cordial, quoique brusquement: - ---Compagnons!--dit-il... (et sa voix sonore usait d'un espagnol -parfait, mais prononcé plus doux que ne font ces gens, rudes en toutes -choses...), compagnons! à me voir passer sans façons votre porte, force -bons lurons d'entre vous s'étonnèrent: qu'ils s'assurent en pleine -quiétude sur mes intentions; elles sont honnêtes, par ma foi!--Je viens -chez vous rendre à qui je le dois ce qui n'est pas mien: cette bourse! - -Et, dans sa main, dansa un sac ventru où tintait de l'or. - ---Voici quelque cent carolus... (les carolus étaient les écus que -frappait le Roi don Carlos d'Espagne...) ils sont à vous: car deux -douzaines des vôtres m'ont demandé l'aumône, voilà quinze ou vingt -jours, sur la plazza Mayor, le soir de la Saint-Eloi ... et moi, -stupide, je n'ai pas compris la demande; en sorte qu'au lieu d'y -souscrire, comme j'aurais dû ... comme je regrette de n'avoir fait ... -j'ai sottement tiré cette dague-ci du fourreau et tué dix ou quinze -des quémandeurs ... paix sur eux! Pardonnez, messires, au brutal et ne -refusez pas les excuses qu'il vous offre... Regardez-les plutôt: elles -sont bonnes catholiques, et vous y pouvez voir, luisante, sonnante et -trébuchante, l'effigie de Sa Majesté d'Espagne... - -Lestement lancée au milieu de la laide séquelle, la bourse aux carolus -ne toucha même pas terre; cinquante griffes noires l'agrippèrent au -vol et la déchiquetèrent; en un clin d'œil, contenant, contenu, tout -s'évanouit; à telles enseignes que, des cent carolus annoncés, pas un -ne montra sa couleur. - ---Mort diable!--jura le si généreux tueur de tire-laines,--que voilà -de fidèles sujets de l'Empereur et Roi, notre maître!... et que j'aime -ce brave empressement à recueillir et préserver si bien les nobles -effigies de Sa Majesté catholique, par Elle-même frappées dans cet -or étincelant! Sangdieu! ce ne sont point de honteux ducats comme -ceux-ci qui recevraient, j'ose le dire, pareil accueil d'aussi bons -Espagnols!... - -Il avait pris, toujours dans sa ceinture, une deuxième bourse tout -aussi gonflée que la première, mais non pas de pareille monnaie. Il -s'en expliqua sur-le-champ, parlant clair, tandis qu'à son tour le -nouveau sac dansait dans sa large main: - ---... Car ces laides images, qui salissent l'or de ces monnaies -malsonnantes, sont images de rois français soi-disant Très Chrétiens: -du défunt Roi Louis, en cercueil; du vivant Roi François, en cage ... -viles richesses que celles-ci, et qui vont être fièrement dédaignées en -si bon lieu, j'imagine!... - -Et le harangueur, comme il avait jeté le sac des carolus d'Espagne, -jeta le sac des louis de France. - -Or, il advint cette chose extraordinaire: que les louis disparurent -avant d'avoir chu, et tout justement aussi vite qu'avaient disparu les -carolus! - ---Tudieu!--jura de plus belle l'étrange cavalier cousu d'or,--voilà, -d'honneur, que je n'y comprends plus rien!... Qu'est-ce à dire? nous -aurions donc, ici, parmi nos superbes hidalgos d'Espagne, quelques -laides engeances de France? - -Il médita, tout éberlué, ou feignant de l'être, et feignant si bien, -que vous-mêmes, messires et messeigneurs, subtils comme je vous vois, -n'auriez pu décider s'il feignait ou ne feignait pas. Habile homme, -convenez-en, que cet étrange seigneur! étrange par sa richesse toute -magnifique, et plus étrange encore par la façon dont il semait ses -trésors comme sésame ou blé noir! Or, tout à coup, s'étant frappé le -front, il chercha une fois de plus aux plis de sa ceinture et, une -fois de plus, en tira un sac aussi glorieusement pansu que les deux -premiers, mais, tout de même, fort différent de l'un comme de l'autre -par l'essentielle substance qui arrondissait si glorieusement sa -panse... Et celui qui le tenait ne faisait que le supporter à bout de -bras, à bout de doigts, et tant loin de soi qu'il pouvait... On eût dit -que c'était là, non sac d'écus, mais sac d'ordures bien puantes.... - ---Tripes, cornes, fourches!--cria-t-il à tue-tête et, cette fois, -n'appelant plus à témoin l'Unique, mais bien le Maudit:--Sabots, -griffes, queues!... Ça, mes maîtres... Rois Catholiques et Rois Très -chrétiens, cela peut, à la rigueur, faire ménage ensemble, soit!... -Mais, cela, qui est la Croix, votre Croix, que peut-elle faire avec -ceci, qui est le Croissant?... oui! le Croissant d'Islam!... - -Et ceci, qui était le troisième, sac, l'étrange seigneur le laissa -choir avec dégoût, plutôt qu'il ne le jeta comme il avait jeté les -précédents. - -Sur quoi, voici la chose qui advint: le troisième sac était vieux; -l'étoffe usée creva, avant que personne y eût touché; des pièces d'or -s'en échappèrent; et on les put voir bien clairement, d'autant qu'elles -tombaient celles-ci pile et celles-là face; et que, d'effigie, face ni -pile n'en montraient... Vous devinez pourquoi, messires: c'est que ces -pièces-là étaient monnaies non d'infidèles, mais de Croyants; c'est que -le prince qui les frappait, pur d'idolâtrie comme de vanité, obéissait -à la Loi, qui interdit aux hommes d'Islam de jamais tailler images -d'hommes, car cela est vanité, non plus qu'images de Dieu, car cela est -idolâtrie; c'est enfin que ce prince, pieux entre les plus pieux, et -qui ne timbrait son or que d'un sceau,--du sceau de Salomon, du sceau -deux fois triangulaire!--C'est que ce prince s'appelait Souléïman le -Magnifique; et que son envoyé, c'est-à-dire le seigneur mystérieux, si -brave, si noble, si riche et si beau, s'appelait Achmet... Oui, Achmet -pacha Djemaleddine!... qui, pour une heure, avait ainsi cessé d'être -don Alonzo Lupa... - -Oui dà! comme j'ai dit!... Et ce furent cent doublons turcs, cent -souléïmaniehs d'or pur qui ruisselèrent sur le sale pavé de l'ignoble -posada ... justement de même que si les vitres crasseuses de la seule -lucarne du lieu eussent laissé passer tous ensemble cent rayons de -soleil! Car les souléïmaniehs, au rebours des écus de France et des -carolus de Castille,--le sac éclaté en fut la cause,--n'avaient point -été escamotés par les vide-goussets avant que d'avoir touché terre. Au -contraire! et ce fut éblouissement d'or dans la geôle. Cinquante fois -au moins, le sceau des Fils d'Osman étincela, là où n'avait pas brillé -la noble face franque du Roi François, non plus que la froide face -flamande du roi don Carlos, soi-disant Empereur! - -Malgré quoi, messires, et malgré quoi, messeigneurs,--et voilà -peut-être le plus extravagant, le plus fabuleux de l'aventure!--les -doubles livres de Turquie s'évaporèrent comme avaient fait les louis -français et les carolus d'Espagne. Je ne mens point: s'évaporèrent, -tout turcs et mahométans qu'ils étaient, entre ces cent paires de -mains évidemment chrétiennes, pourtant; probablement aragonaises, -navarraises, andalouses ou castillanes; ennemies, par conséquent, -jusqu'à mort et jusqu'à géhenne, de tout ce qui était Islam, Turquie, -Padishah, Coran, bien plus encore que de tout ce qui pouvait être -peuple de France, Roi Très Chrétien et autres choses vraiment franques. -De quoi le gentilhomme à la miséricorde persane, aux écus panachés et -à la fantastique hardiesse, Achmet pacha Djemaleddine, pour lui rendre -définitivement son vrai nom, feignit encore une stupeur totale, mais -courte; car, tout aûssitôt, reprenant son calme oriental, voire une -joyeuse gaieté: - ---Ah!--dit-il, bouffonnant un brin,--je me trompais tout à l'heure: -voilà bien, comme j'avais dit, de très bons sujets d'un très grand Roi; -mais ce Roi-là n'est pas le Roi don Carlos!... ni le Roi François de -France, à dire vrai ... ni même le Pasdishah, mon auguste maître!--Car -Turc je suis, messires ... j'aime autant le proclamer!--Oui, Turc en -vérité! Et cela, d'ailleurs, vous est bien égal!... j'en répondrais par -Allah!... Cela vous est magnifiquement égal, compagnons!... Est-ce pas -vrai?... Attendu que le si grand Souverain que, si fidèlement, vous -servez tous, n'est autre que Sa Majesté Archiroyale et Surimpériale, -l'Or!... sous toutes ses faces, formes, apparences ... qu'il soit -livre, sol, doublon, quadruple, pièce de quatre, pièce de huit ... -pistole, écu, ducat, ducaton ... et n'importe le coin dont les autres -Rois, ses vassaux, aient ou n'aient pas encore osé le frapper à leur -marque, ou monnaie ou lingot ... et qu'on le nomme souléïmanieh, -louis, jacobus, carolus!--J'ai dit vrai: vous vous taisez!--Et -c'est d'ailleurs bien. J'y souscris,--et j'en profite.--Toutefois, -compagnons, sachez ceci: de ce souverain-là, votre Roi, je suis, -moi, grand-vizir et premier ministre! Vous en doutez? Que non pas! -Tâtez plutôt, au fond de vos poches, mes bonnes lettres de créances, -dont pas une n'a sonné faux!--Vous n'en doutez plus! voilà qui est -bien...--Compagnons! vous me voyez ici tellement riche que j'ignore la -somme de mes richesses!... et tant de fois seigneur que je n'ai jamais -su le compte de mes duchés, marquisats, comtés, baronnies!... le tout -bien hérité, acquis, octroyé ou gagné, gagné à la guerre! bref, mien -de bon droit; droit de naissance ou droit d'achat ... ou de plaisir du -Prince ... ou--droit, de tous, le meilleur: droit du plus fort... - -«Mieux, compagnons! si riche que je sois, vous me voyez puissant -davantage. Et les quinze d'entre vous dont les cadavres ont jonché la -plazza Mayor, le jour que vous m'avez attaqué, moi seul, et désarmé, -vous, vingt-cinq ou trente que vous étiez, et tout hérissés d'épées, -de dagues, de mousquets et de pistolets,--ces quinze cadavres, s'ils -revenaient de l'enfer, vous pourraient enseigner que toute entreprise -que je mène est une victoire et que toute entreprise que je combats est -une déroute. Cela dit, j'ai tout dit, mes maîtres. Et, sur ce, laissons -le passé mort, et parlons du présent, vivant:--Me voici! et je suis -ici pour vous offrir de devenir comme je suis déjà, moi, riches à tout -jamais.--Il vous suffira, pour cela, de m'accompagner une seule fois, -et de livrer avec moi une seule de ces batailles que je ne sais pas -perdre ... laquelle bataille vous fera, sans doute, traîtres, félons, -sacrilèges et condamnés d'avance à toutes les sortes de tortures et -de supplices dont on use en Castille, mais auxquels vous échapperez, -j'en jure par l'épée que voici!... (il la fit jaillir du fourreau...) -auxquels, dis-je, vous échapperez pour demeurer sains, saufs et libres -comme vous êtes ... et pour devenir riches comme vous n'êtes pas ... -c'est-à-dire, comme vous n'êtes pas encore... - -«Oh! l'or ne se gagne pas les bras croisés; et tous ceux qui -m'accompagneront demain m'accompagneront plus loin que le -Mançanarès!... Car c'est plus loin que j'irai!... En outre, là où -j'irai, j'irai à cheval, salade en tête, cuirasse sur le bréchet, -estocade au flanc, et pistolets aux fontes; les coups pleuvront! car -l'on se battra un contre un si l'on peut, un contre deux s'il faut, un -contre quatre si je préfère, un contre dix si je commande! sans trêve, -ni merci, sans peur, et à mort! Toutefois, quand je parle de mort, je -ne pense, il va de soi, qu'à la mort de l'ennemi: ceux qui me voient -l'épée au clair ne me revoient jamais l'épée au fourreau, s'ils ont eu -la sottise de me voir face à face: j'en atteste l'épée que voici!... et -ceux que je défends, la Mort en a peur! Qu'on se le dise!... A présent, -j'ai tout expliqué, et n'ai plus qu'à finir.--Compagnons! à ma droite, -ici! tous ceux qui me veulent obéir, et m'acceptent pour maître! et à -ma gauche, ceux qui ne veulent pas... (Il fit une pause et se prit à -rire.) Ceux qui ne veulent pas?... Allah! tant pis pour eux, s'il s'en -trouve, ils sont assurément bien libres de refuser ce que j'offre, et -de sortir d'ici pour rentrer tout droit chez eux ... s'ils peuvent!... -car, pourront-ils?... Je suis bien libre, moi, de veiller sur mon -secret et d'empêcher qu'il coure les rues... Et, bien certainement, -j'empêcherai!--Sus donc, mes maîtres! Debout!... et, ceux qui veulent, -ici!... où je pose mon épée!... et ceux qui ne veulent pas, là!... où -je pique mon poignard! Mon poignard pique bien: bon conseil à tout le -monde. - - - -Messires et messeigneurs, voici peut-être qui est beaucoup moins -extravagant que tout le reste; voici peut-être même qui ne surprendra -personne de ce noble auditoire: il y avait cinquante bandits dans -la salle de la posada; cinquante ... ou, même, davantage, soixante -peut-être! ou quatre-vingts. Allah le sait mieux que moi, et Lui -seul!... Toutefois, de tous ces bandits-là, à ne pas vouloir ce que -voulait Achmet pacha Djemaleddine, il n'y eut personne.--Non! pas un -malandrin, sur cent ou cent vingt qu'ils étaient.--Tous obéirent. Tous -se vendirent à Achmet, comme ils auraient fait à Satan. - - - -Holà!... est-ce pas le premier coq qui chante?... l'aube est-elle -donc si proche? Abdallah, chanteur chétif, si ton heure approche si -vite, à toi de hâter le chant!... Et, pour ne rien taire d'essentiel, -passe, passe vite, et très vite et plus vite encore, sur toute partie, -sur tout morceau, sur tout détail de la Merveilleuse Histoire dont -l'omission n'enfoncera pas dans les fines et subtiles oreilles qui -t'écoutent une cire par trop épaisse, laquelle serait obstacle à -l'entendement facile de la dite Histoire Merveilleuse, si profitable à -tout bon et pieux auditeur, tant par la splendeur des gestes héroïques -que je célèbre que par la moralité irréprochable qu'on en peut tirer -... moralité très orthodoxe, messires et messeigneurs, selon notre -Coran comme selon votre Livre. Croyants et Francs ne peuvent ici que -fortifier leur foi, et leur vertu, et leur courage. - -... Oui dà!... c'était bien le chant du premier coq ... et voici le -chant du second!... Hâte! hâte!... - - -L'hiver espagnol, mesures, est un hiver bien rude. Est-il pas vrai, -d'autre part, messeigneurs,--et je crois certes l'avoir chanté,--que -toutes ces glorieuses aventures se déroulaient vers la fin du dernier -mois de votre année franque, du mois de décembre, pour le nommer comme -vous faites? A l'époque donc où les Francs célèbrent leur grande fête -de Noël, laquelle s'achève, justement comme notre saint Ramazan, par -une belle et fervente prière nocturne, dite _messe de minuit_. Ainsi, -comme nous-mêmes faisons le dernier jour du Ramazan, les Francs passent -en oraisons, dans leurs plus solennelles églises, la vingt-quatrième -nuit de leur décembre. Or, tout grossiers et brutaux que sont les -gens de Castille, ils ne laissent pas que d'être fort pieux, et de -fidèlement observer les rites chrétiens le jour et la nuit de Noël. Le -Roi don Carlos, soi-disant Empereur, ne pouvait donc manquer d'aller -prier, dès la nuit close, dans sa chapelle particulière; ce qu'il fit, -en effet. Cette chapelle était, comme juste, enclose dans le palais. - -Ce palais, l'Histoire Merveilleuse l'affirme et plusieurs savants -voyageurs me l'ont confirmé, est tout proche d'une rue de Madrid que -les gens du lieu nomment Calle Atossa; ainsi, pour aller de la chapelle -du Roi don Carlos de Castille à la geôle du Roi François de France, il -y avait à peine à marcher cent pas. J'ai chanté tout cela, seulement -afin que ceux qui m'écoutent dans ce han d'Anatolie puissent comprendre -et même voir, comme de leurs yeux, tout ce que, maintenant, je vais -chanter ... ni plus ni moins clairement que s'ils étaient à Madrid, et -sur ce chemin même qui, cette nuit de Noël, joignait l'un à l'autre les -deux logis royaux, celui du Roi captif à celui du Roi geôlier. - - - -Or donc, la Noël de cette année-là commença comme elle devait -commencer; rien d'imprévu n'arriva d'abord, et, chaque événement se -déroula comme il devait. - -Vers la dixième heure--dixième heure à la franque--le Roi soi-disant -Empereur soupa dans la salle basse et quelques gentilshommes, de ses -plus intimes, soupèrent avec lui. - -Une heure plus tard, il se leva de table, sortit de la salle basse, -s'en fut dans son cabinet aux habillements, changea son pourpoint, d'or -brodé de pierreries, pour un autre, tout de velours noir, dégrafa sa -ceinture et ses colliers, quitta son épée, sa dague, son gantelet,--le -tout par modestie: ainsi faisait-on, au temps d'alors, et fort -pieusement, avant d'aller prier l'Unique!--enfin, mit un manteau, noir -aussi, un feutre sans plume, et s'achemina vers sa chapelle, laquelle -était à l'autre bout du palais; il fallait, pour y arriver, traverser -deux cours à cloître, une galerie de miroirs, la salle du trône, une -galerie d'armes, une salle dite salle aux tapis, et, au bout d'un -dernier corridor, l'antichambre des prêtres, que les Francs nomment -sacristie. Sitôt prêt, le Roi se mit en route et les gentilshommes de -son souper, au nombre de onze, l'accompagnèrent, tous eux-mêmes vêtus -de noir, et tous sans épée ni dague, comme était leur prince. - -Marchant à pas pressés, le Roi des Espagnes, ses gentilshommes -toujours le suivant, traversa donc cours, galeries, salle du trône; -et puis, traversa cette salle aux tapis que j'ai dite. Or, il n'y -avait justement point de tapis dans celle salle-là: car les tapis -n'en étaient pas encore tissés. En place, on avait mis de très grands -tableaux, peints exprès pour servir de modèles aux brodeurs de laine, -qui les devaient copier exactement. Ces tableaux-là, toutefois, -n'étaient pas, comme devaient être plus tard les tapis, appuyés et -tendus contre les murs de la salle, à toucher ces murs, non! pour la -commodité des valets et des ouvriers, lesquels préparaient les murs -pour la tenture qu'on commençait de mettre aux métiers, les tableaux -étaient seulement dressés contre supports de bois, et écartés de la -muraille assez pour qu'on pût passer entre celle-ci et ceux-là, tout -à l'aise. Il n'importe d'ailleurs guère, évidemment, puisque je vois -plusieurs des nobles voyageurs de la caravane hausser les épaules à cet -excès d'explications.... J'ai tort, certes, et je chante trop lent!... -Hâte! hâte! - -Don Carlos de Castille, cinquième du nom, traversa donc la salle aux -tapis, d'une porte à l'autre porte. Passant devant l'un des tableaux, -qui figurait le combat de deux femmes guerrières, dont l'une terrassait -l'autre, déjà blessée et près d'être achevée, le Roi, s'en allant, -et ne songeant à rien, leva, par hasard, les yeux sur le tableau ... -et son regard vivant rencontra le regard peint par le peintre dans -les yeux de la femme vaincue; lesquels yeux, écarquillés de rage, de -désespoir et de peur, étaient si habilement imités qu'ils semblaient -vivre tout de bon, ni plus ni moins que les yeux des amateurs qui -admiraient une telle peinture. Certes, le Roi don Carlos avait vu -déjà ce tableau, et l'avait haut prisé, car c'était le chef-d'œuvre -d'un artiste très illustre. Ce néanmoins, don Carlos le Cinquième--il -me souvient tout à coup qu'on l'a surnommé Charles-Quint ..., me -trompé-je, messeigneurs?...--Charles-Quint, donc, apercevant la -toile peinte, s'arrêta net, l'œil fixe et déliant. Et ce n'était pas -précisément le tableau qu'il regardait, qu'il scrutait même, qu'il -fouillait, de son regard de Prince, froid, brutal et profond, de son -regard de Maître, accoutumé de percer, à travers le masque des yeux, -l'âme des hommes sujets, et de la mettre à nu, et à vif... Non! ce que -regardait Charles-Quint, le Roi soi-disant Empereur, c'étaient les yeux -seuls, peints par le peintre[8], sur le tableau... oui, quelque bizarre -que soit la chose: les yeux que j'ai dits tout à l'heure; les yeux de -la femme vaincue, blessée et près d'être achevée!... - -Or, très véritablement, le Roi regarda ces yeux-là, et songea,--le -temps de deux éclairs... Ho! messires et messeigneurs ... dirai-je -toute la vérité?... Dirai-je que le Roi don Carlos avait cru voir -... folie! fantasmagorie!... avait cru voir, sous ses yeux, s'animer -tout d'un coup, et vivre, et vibrer, et flamboyer, les yeux peints -sur la toile? oui, ces yeux fabriqués de main d'homme, ces yeux faits -d'huile et de couleurs broyées.... Non, non! je n'oserai pas dire -pareille chose. Je me tairai. D'autant que le Roi Charles-Quint, ayant -bien regardé, songea ... puis, haussant les épaules, s'en fut. Et, -pareillement, ses gentilshommes s'étant arrêtés, ayant cherché à voir -ce que voyait leur Maître, et n'ayant rien vu ... haussèrent, comme -lui, les épaules ... et comme lui, s'en furent, le suivant pas à pas, -toujours. La sacristie, puis la chapelle, s'ouvrirent. Les prêtres -saluèrent le Maître qui entrait d'un salut,--du même salut dont ils -saluèrent ensuite l'Unique ... et la messe de minuit commença... - - -Alors, du même coup, d'autres événements, moins prévus que ceux-là, -commencèrent... - - - -La messe de minuit, chez les Nazaréens, se chante fort -solennellement... Est-il pas vrai, messeigneurs? Le rite en est aussi -minutieux que magnifique... Messires, messeigneurs! ne croyez pas ici -que le chétif, votre serf, chante pour flatter!... Non: ce qu'Abdullah -chante, son cœur et sa conscience le chantent avec sa bouche... Et -tous ces chants font un seul chant, qui est le chant de la vérité!... -La messe franque de minuit, croyez-m'en donc! est à la fois superbe -et complexe; si bien que, seuls, des prêtres habiles et experts, de -longue date endurcis à leur culte ... bref, de ceux qui savent, comme -nous autres disons pour rire, ne prendre point _harem_ pour _djami_ -ni _mihrab_ pour _member_ ... sont capables de la bien chanter, -psalmodier, et réciter, du premier au dernier mot, sans erreur ni -oubli!... Car, tout de bon, cette prière chrétienne, je vous l'atteste, -est plus longue et plus difficile qu'aucune de nos prières de la Vraie -Foi! D'autant qu'un seul officiant n'est pas assez, et que la règle -des Francs en exige trois, lesquels prient ensemble! grand surcroît, -certes! de splendeur et de majesté. - - -Or, don Carlos de Castille, cinquième du nom, Roi des Espagnes -et soi-disant Empereur de toutes les Allemagnes ... car ainsi se -prétendait-il ... le très puissant Charles-Quint, s'il vous plaît -mieux, venait d'entrer dans sa chapelle, et s'y était d'abord -prosterné, en pieux prince qu'il était, et ne manquait jamais d'être. -Sur quoi, se relevant, et donnant deux coups d'œil alentour, il -entr'ouvrit la bouche et ne la referma pas. - -Messires, messeigneurs! par Allah! ce bon prince ... ce méchant prince, -ai-je voulu dire!... avait en vérité quelque raison de s'étonner si -fort! D'abord, et pour commencer, pas un des trois prêtres, officiant à -l'autel, ne lui montrait visage de connaissance ... non plus qu'aucun -des autres prêtres, fort nombreux, qui assistaient les prêtres -officiants. Plus extraordinaire encore: ces susdits officiants, tout -trois qu'ils étaient, semblaient, en fait de messe, en savoir moins -qu'un seul, voire qu'une moitié d'un!... Les prières se dépêchèrent -donc, cahin-caha, parmi bredouillements, errements, enjambements; ce -dont le Roi, théologien des plus diserts, s'indigna et s'irrita. Il -était coutumier de colères froides qui s'achevaient toujours autrement -qu'en paroles. Et le premier quart d'heure de la longue prière n'était -pas encore écoulé, que sa décision était prise, et qu'il se jurait -d'infliger aux trois malencontreux officiants un châtiment si terrible -que les temps futurs, épouvantés, n'en parleraient jamais qu'à voix -basse. Sire Charles-Quint savait qu'un Empereur, le fût-il contre toute -légitimité, n'en a pas moins le droit d'ériger son plaisir en loi -souveraine, et le devoir de punir tout rebelle, comme sacrilège: car -les Majestés, toutes, sont Vicaires de l'Unique et propres effigies de -Dieu; et qu'il ne suffit pas de les respecter et vénérer: qu'il faut -encore--l'Unique le commande!--les adorer genoux à terre, comme on -adore l'Unique lui-même. - -Enfin sonna la quatrième heure,--quatrième heure à la turque,--qui, -à la franque, valait alors la mi-nuit. C'est l'heure solennelle de -la fête; cela parce que les chrétiens, pieux liseurs du Livre, y ont -découvert, disent-ils, qu'à cette heure exacte naquit, 683 ans avant -l'Hégire[9], le très doux Prophète Jésus. Les trois prêtres officiants -célébrèrent de leur mieux l'heure qui sonnait; mais ce mieux fut plus -mal que rien n'avait encore été; tellement que, grandement furieux, -sire Charles-Quint se leva comme bondit un lion, renversa son trône de -chapelle, trône d'ailleurs tout léger et de simple bois, puis se jeta -hors l'église plutôt qu'il n'en sortit. Ses gentilshommes de chambre -coururent après lui et ce fut moins un cortège royal qu'une fuite de -cerfs ou de daims, qu'on vit traverser l'antichambre de la chapelle, -passer la porte de la salle aux tapis, et galoper par cette longue -salle, telle que j'ai déjà chanté... Mais voilà tout à coup que survint -l'événement le plus imprévu de tous, et, tout ce qui avait précédé: -prêtres inconnus, prières bredouillées, officiants ne sachant pas -officier, n'était rien en comparaison. Jugez-en: soudain, la femme du -tableau ... du tableau que j'ai dit, où deux guerrières étaient peintes -... la femme vaincue, à terre, blessée, près d'être achevée ... oui -bien! cette femme que le Roi, l'heure d'avant, avait si singulièrement -regardée au fond des yeux ... eh bien! écoutez, tous!... cette femme -peinte sur toile par la main d'un artiste, d'un homme,--dans l'instant -que le Roi repassait devant elle, s'anima!--magie évidemment!--devint -femme vivante, sauta hors le tableau, et marcha droit vers le sire -Charles-Quint, lequel, stupide, épouvanté peut-être, s'était figé -sur place et ne bronchait, tel un empereur de pierre; et ses onze -gentilshommes non plus que lui, tous exactement cloués au sol. - -Messires, messeigneurs! ce fut ainsi. Qui dit que je mens, ment. - -La femme, naguère peinture, vivante alors, vint jusqu'à six pas du Roi. -Et, tout d'un coup, elle disparut--magie encore!--A sa place, un homme -surgit--magie toujours! et, cette fois, magie pire:--du moins, sire -Charles-Quint n'en douta assurément pas; l'homme, songez-y! et songez -que c'était en pleine Castille! en plein Madrid! et dans le propre -palais du sire lui-même!... l'homme, très magnifique au surplus des -pieds à la tête, portait l'habit turc, portait le turban, très vaste et -très haut dans ce temps, portait la ceinture de soie dorée; et quatre -pistolets d'Albanie y brillaient, avec, en place de dague, un yatagan -à gaine toute de rubis et d'émeraudes; avec, en place d'épée, un -cimeterre bleu tout gravé, de cet acier persan qu'on ne retrouve plus -et que Milan, Tolède ni Damas n'imitèrent jamais que bien mal. Pardon -pour moi si j'ai l'honneur de chanter devant des seigneurs qui soient -de ces cités illustres! mais je chante vrai: hélas! la vérité, souvent, -n'est pas courtoise... - -Achmet pacha Djemaleddine, l'aigrette d'amiral turc au front, sur -le cœur l'Ehrtogrul, à l'épaule le Saint-Michel de France qui vaut -l'Ehrtogrul et que, naguère, le Chevalier-Roi avait ôté de son manteau -pour en honorer la souquenille du marmiton qui l'était venu visiter -dans sa geôle!...--cela, il va de soi, sans qu'aucun mécréant d'Espagne -en aperçût rien!--Achmet pacha, plus royal que tous les rois, et seul, -à sa coutume, contre douze adversaires, mais, par hasard, seul très -bien armé contre douze hommes sans armes, Achmet pacha, dis-je, tira le -cimeterre ... puis, très galamment, il en salua don Carlos de Castille, -avant de lui dire, avec beaucoup de respect, et le cimeterre derechef -rengainé: - ---Sire!... au nom du Magnifique Padishah, Commandeur des Croyants, qui -est mon maître, j'ai le douloureux honneur d'annoncer à Votre Majesté -Impériale et Royale qu'Elle est, dès cet instant, ma prisonnière! Et je -La supplie de vouloir bien se considérer telle, et consentir à demeurer -sous la garde de son serviteur très indigne, moi-même, qui suis Achmet -pacha Djemaleddine, prince suzerain en Circassie, prince vassal en -Turquie, amiral des flottes de l'Islam, marquis en France, compagnon de -l'Ehrtogrul et chevalier de Saint-Michel. - -Le Roi d'Espagne regarda Achmet et ne répondit pas. Mais Achmet, qui -le regardait aussi, vit tout de suite qu'il n'y avait dans les yeux de -ce prince, faux Empereur, mais, certes, vrai Roi, ni peur, ni colère, -ni même étonnement. Charles-Quint prisonnier demeurait identique à -Charles-Quint tout-puissant. Achmet, alors, parla de nouveau, et plus -respectueusement qu'il n'avait fait d'abord, et il dit: - ---Sire, Votre Majesté Impériale et Royale me daignera suivre, j'ose -l'en supplier. Je ne la conduirai, comme juste, nulle autre part que -dans un logis princier. - -Sire Charles-Quint, cette fois, à si courtois discours, répondit: vrai -prince jamais ne méprisa vrai gentilhomme! Et voici quelle fut la -réponse: - ---Vous êtes au Grand Seigneur? et c'est le Grand Seigneur qui me -prétend garder captif ici?... ici: dans mon propre palais, dans ma -propre ville, au centre de mon principal royaume, donc à quinze cents -lieues du plus proche de ses gens d'armes? Me garder, vous ne pouvez. -C'est donc m'assassiner que vous allez faire? - ---Et c'est donc du nom d'assassin que vous venez de me nommer? En -Turquie, le Padishah peut ce qu'il veut, sauf insulter aucun Croyant, -non plus qu'aucun Infidèle. - -Telle fut la seule réponse d'Achmet. Et Charles-Quint, sur-le-champ, -lui fit excuse. - ---Il en va de même dans mon Espagne, comme dans mes -Allemagnes!--affirma-t-il.--Un gentilhomme mahométan, d'ailleurs, ne -saurait croire que le premier des gentilshommes chrétiens ait jamais -songé à lui faire injure. J'ai seulement raillé, monsieur. Mais j'en ai -le droit, car votre bouffonnerie est grosse! Moi, chez moi, prisonnier! - -Il s'était pris à rire, en face de notre Achmet grave comme sont graves -nos Turcs, quand il n'est pas l'heure de plaisanter. - -Le soi-disant empereur continuait cependant de rire et de railler: - ---Moi, chez moi, prisonnier! Et prisonnier du Grand Seigneur, lequel, -de l'autre bout du monde, m'envoie pour me saisir un seul de ses Turcs -à turban!... et me fait, au surplus, la grâce de m'octroyer un logis -princier dans mon logis royal!... le Grand Seigneur, d'honneur, est un -plaisant garçon! - -C'est ici, messires et messeigneurs, qu'Achmet pacha Djemaleddine osa, -contre toute étiquette, interrompre la prisonnière Majesté: - ---Daigne m'excuser l'Empereur!...--cria-t-il:--Mais aurais-je, par -mégarde, dit que Votre Majesté fut prisonnière du Padishah? - -Don Carlos de Castille toisa l'homme qui l'avait interrompu: - ---Par extravagance, serait-ce de vous, monsieur, que je suis -prisonnier?... Êtes-vous Empereur, Roi ou tout au moins quelconque -monarque, pour m'oser prendre et retenir à votre compte? - -Achmet pacha ne sourcilla pas: - ---Allah m'en préserve! Votre Majesté ne saurait être prisonnière que -d'une Majesté. - -Lors, sire Charles-Quint, tout ébahi, ouvrit la bouche et n'interrogea -point. Achmet pacha, ce néanmoins, ne laissa pas que de répondre: - ---C'est du Roi de France qu'est prisonnier le Roi d'Espagne et c'est au -logis du Roi de France que je vais avoir l'honneur ... le très joyeux -honneur, cette fois!... de conduire Votre Majesté Espagnole. - -Sire Charles-Quint, toujours bouche ouverte, songea d'abord, puis, -croyant encore goguenarder: - ---Monsieur le Turc, combien de hallebardiers et combien de -mousquetaires pensez-vous ne pas donc trouver entre ce mien logis et le -logis du Roi de France? - ---Oh!--fit Achmet, toujours respectueux, et de plus en plus!...--aucun. - -Puis, répondant encore avant qu'on l'interrogeât: - ---Votre Impériale Majesté sait assurément combien le palais royal de -Madrid comptait naguère de mousquetaires et de hallebardiers!... Mais -Votre Impériale Majesté ignore probablement combien les faubourgs de -Madrid comptent, à toutes heures, de mauvaises gens, très peu fidèles -sujets de leur prince. Ce sont quelques-unes de ces mauvaises gens qui -tout à l'heure ont si mal célébré la messe du Roi dans sa chapelle; -c'en sont d'autres qui, maintenant, remplacent dans le palais du Roi -la garde royale, désarmée par mes soins. Votre Majesté m'excusera si -j'ai dû lever, pour la combattre, d'aussi traîtres soldats: c'est que -je n'en pouvais pas trouver d'autres. Au surplus, pas un seul de ces -soldats-là n'offensera, de sa vue, le Roi qu'ils ont trahi! Ils en -mourraient plutôt! tous ... et de ma main? - -Ayant entendu, l'Empereur et Roi ne trouva, cette fois, plus rien à -dire. - -Et Achmet pacha, une fois encore, parla sans être interrogé: - ---J'ose donc prier Votre Majesté de bien vouloir me suivre. - -L'Empereur et Roi, docile, fit un pas. Puis: - ---Et ces gentilshommes qui sont à moi?--demanda-t-il. - -Achmet pacha ne les regarda pas. Hors l'Empereur et Roi, qui donc, dans -tout Madrid, était digne de son regard? - ---Ceux-là?--dit-il seulement, et parlant d'une écrasante hauteur... - -Sans un mot de plus, il continua de montrer le chemin à son prisonnier. -Puis, par-dessus son épaule, ayant jeté son ordre, d'un coup de -sourcils, aux gentilshommes d'Espagne, il commanda: - ---Que les chiens suivent le Maître! - -Et c'est ainsi, messires et messeigneurs ... je chante toujours vrai -chant!... c'est ainsi que sire Charles-Quint quitta la chambre aux -tapis, passa par d'autres galeries, passa d'autres cours, passa par -la porte de son palais ... (et cette porte n'était gardée ni par -mousquetaires, ni par hallebardiers, ni par qui que ce fût: cette porte -était ouverte!...) pour aller prendre place dans la geôle du Roi de -France, du Roi François, ainsi devenu, miraculeusement, de captif, -maître, et de prince vaincu, prince victorieux. - -Passé la porte du palais, le cortège: pacha, empereur, gentilshommes, -tous se suivant l'un l'autre, chemina, du logis royal d'Espagne, -jusqu'au logis royal de France ... celui-ci toutefois moins somptueux -que celui-là: car telle est la petitesse espagnole: au roi de France -vaincu, le roi d'Espagne vainqueur ... (vainqueur ... naguère!...) -n'avait pas su donner un palais!... il l'avait enfermé, comme on -enferme un meurtrier, voire un voleur!... Messires! nous autres, -d'Islam, savons mieux être courtois. - - -Mais c'est alors qu'advinrent force péripéties par lesquelles la -Merveilleuse Histoire qui, peut-être, semblait d'ores et déjà finie à -tout ce noble auditoire, va, d'ici jusqu'à sa fin finale, changer de -dénouement plus de fois qu'il ne faut d'instants pour le chanter. - - -Et voici qu'il va falloir peut-être moins d'instants encore, pour que -l'aurore soit rose ... l'aube déjà blanchit à l'Orient ... vers la -Mecque sainte... - -Hâte, hâte! _La illah il Allah!_ - -Ai-je bien dit, messires et messeigneurs, combien proches l'un et -l'autre étaient les deux logis: le palais, la geôle? - -Pas assez proches, pourtant: puisque, de l'un à l'autre, le cortège -susdit du pacha, de l'Empereur et des gens qui suivaient s'y heurta -contre la première des susdites péripéties! - -Le cortège marchait donc, Achmet pacha précédant sire Charles-Quint, -et, respectueux toujours de toute Majesté, et davantage encore de toute -Majesté tombée, Achmet pacha n'avait donc rien dépouillé de sa parure, -ni de ses ordres étincelants ... et l'éclat de son habit était dans la -nuit noire comme l'éclat d'un feu d'artifice. - -C'est pourquoi, justement à la moitié du chemin, quelqu'un, attiré, -survint... Et, certes, Achmet eût mieux aimé rencontrer Iblis! - -Car ce quelqu'un fut le marquis don Pedro. Le marquis don Pedro, -passant par hasard, et voyant l'habit turc, n'en crut pas ses yeux ... -mais, tout de même, il tira d'abord l'épée: - ---Par saint Jacques!--cria-t-il:--holà! l'homme à turban! bas les armes -ou je vous tue!... - -Achmet pacha, devant cette épée nue, ne toucha pas à son cimeterre, non -plus pour le jeter que pour le dégainer: - ---Señor,--dit-il, tout simplement,--reconnaissez-vous pas votre hôte -don Alonzo Lupa? Avec ou sans turban, je baise les mains de Votre Grâce. - -Et, vite, avant que le marquis, tout stupéfait, eût répondu: - ---Au surplus,--poursuivit-il,--ai-je pas votre serment? et devez-vous -pas accomplir le premier souhait que je souhaiterai devant vous? Voici -mon souhait, don Pedro! Je souhaite que Votre Grâce daigne ne pas voir -ou ne se point rappeler aucun des douze seigneurs qui me suivent; -et qu'elle oublie aussi, pour tout jamais, ce lieu, ce temps, cette -rencontre et l'habit que je porte aujourd'hui. - -Entendant ces paroles, le marquis don Pedro fut comme un homme que le -tonnerre écrase: pis que mort. Car il ne tomba pas: les hommes tués -par la foudre restent d'abord debout, puis, tout d'un coup, deviennent -poussière. Le marquis don Pedro devint moins que cela. Beaucoup -moins! Quand, après un long temps, il se reprit de broncher, ce fut, -proprement, pour cesser d'être vu puisqu'il devint ceci: le sujet qui, -bien que fidèle à son Prince, le voit captif et, tout de même, sous -les yeux de ce prince, remet l'épée au fourreau, sans avoir combattu; -et fait retraite, sans avoir dit mot; et boit sa honte, sans s'être -justifié. - -Cela, pour tenir, son serment! Honneur, messires et messeigneurs! -honneur à don Pedro! Ainsi font les hommes, vrais hommes de cœur. - - -Or s'en fut, par ici, le marquis don Pedro, et, parla, le pacha -Achmet... Et celui-ci, certes! était triste autant que celui-là. Quant -aux autres gens, Empereur et gentilshommes, ils suivirent en silence -celui qu'ils devaient suivre. - - - -Et parvint le cortège où il devait parvenir; chez le Roi franc François -Ier, lequel, meilleur dévot que le Roi Charles-Quint, était encore à -ses prières; ce dont il eut, de l'Unique, bien prompte récompense: -car ce fut Achmet pacha qui interrompit la dernière des oraisons -royales; et, sans plus de façons, entrant dans la geôle du Roi (que -ses soldats-bandits avaient, une heure auparavant, pris et conquis, à -l'escalade, ni plus ni moins vitement et silencieusement qu'ils avaient -fait, un peu plus tôt, pour le palais de l'autre Roi): - ---Sire Roi,--dit-il, parlant au Roi François,--tu m'as, naguère, -commandé ... et tu me commandais gentiment, comme de compère à -compagnon! Il fallait donc bien que je trouvasse!... Tu m'as donc -commandé de te trouver le bon chemin de Madrid à Paris; de ta geôle -à ta capitale. Moi, naïf, aurais-je su? Non!--Mais, naguère aussi, -mon maître avant toi, le Padishah le Magnifique m'avait commandé de -te tirer d'ici. Et, comme je lui demandais moi-même: «Sera-ce par la -force?» Il m'avait répondu: «Madrid de Stamboul est trop loin!» Et -comme je lui redemandais: «Sera-ce par le lucre?» Il m'avait répondu: -«François de France est trop précieux! Nul trésor, même celui du -Sultan, ne vaut le Roi de France!» Alors il poursuivit: «Je ne sais -qu'un moyen: ce moyen est un pacha turc; ce pacha turc est l'amiral -d'Islam; cet amiral d'Islam s'appelle mon Serviteur ... et je daigne -l'appeler aussi mon Ami.» Sire Roi, je ne peux mieux dire qu'a dit le -Padishah. Je répète donc, et ne réponds: «Madrid, de Paris comme de -Stamboul, est trop lointain! François de France est trop précieux! Je -ne sais donc qu'un moyen: ce moyen est un Prince; ce Prince est un Roi; -ses peuples l'appellent Empereur. Tu le nommes ton frère Charles ... et -je te l'apporte!... Prends, c'est à Toi.» - -Sur quoi Achmet, les deux genoux en terre ... tels de tout petits pages -du harem,--au Iéni-Séraï ... ayant baisé la main du Chevalier-Roi, -sortit. Et sire Charles-Quint, dès lors entra, captif de son captif. - - - -Messires, messeigneurs! voilà l'aube qui s'en va, voici l'aurore -qui s'en vient. Et voici donc venir la troisième des péripéties par -quoi finit la Merveilleuse Histoire ... et voilà tout à heure la -Merveilleuse Histoire finie: - - -Achmet pacha, quatre minutes plus tôt, avait laissé l'Empereur et Roi -dans l'antichambre de la geôle, seul; et, dans la salle des gardes, les -gentilshommes espagnols désarmés. - -Pour ses gardes à lui ... je veux dire pour sa bande de brigands -tire-laine, déjà deux fois vainqueurs (lui les menant), des gardes -royaux du Roi des Castilles...--et ces gardes royaux, messires et -messeigneurs! soyez-m'en tous témoins!... étaient certes les premiers -soldats de tous les soldats francs de ce temps: ceux-là qui avaient -vaincu et capturé, sur un sinistre champ de bataille, le Roi François -Ier lui-même!...--pour les bandits qui donc étaient ses gardes à lui, -Achmet les avait postés aux portes et murs de la bastille... - -Or, sortant de la geôle, il retrouva fort bien son prisonnier dans -l'antichambre, et lui ouvrit, de sa main, la geôle royale... Mais, -dans la salle des gardes, il ne retrouva plus les gentilshommes du -Roi Carlos: à leur place, et prisonniers à leur tour, et désarmés, et -garrottés, étaient ses propres hommes, à lui: la bande entière des -coupe-jarrets dont il avait fait ses soldats! Oui-dà! Lui n'étant plus -à leur tête, ces pauvres hères avaient tout aussitôt cessé d'être des -guerriers, cessé d'être des hommes pour redevenir des vilains et des -lâches. Toutefois, qui donc les avait en un clin d'œil vaincus et -pris? Achmet s'en courut à la porte... Là, sur le seuil, avec tous les -gentilshommes délivrés, quelqu'un se tenait ... quelqu'un qu'Achmet -avait déjà vu peu avant, l'épée au fourreau ... et qu'il revoyait -d'ailleurs, l'épée au fourreau pareillement ... mais qu'il eût mieux -aimé voir changé en quelque autre, quelque autre, fût-il Iblis même -glaive, griffes, cornes et dents nus. - -Don Pedro salua, très bas: - ---Señor--dit-il--je baise les mains de Votre Grâce ... et je rougirais -de lui rappeler qu'elle daigna, l'autre mois... - -Achmet pacha rendit salut pour salut: - ---... Vous donner un serment, señor?... Je dis «donner!»: car, telle -Votre Grâce elle-même, je donne ces dons-là et ne prête pas. Le tout -est donc à vous. Oserai-je m'étonner de revoir si tôt et dans ce -lieu?... - -Don Pedro mit la main à l'épée: - ---A la disposition de Votre Grâce!--s'écria-t-il:--Mais qu'Elle sache -d'abord que c'était ma consigne, écrite de la main même du Roi mon -maître ... ma consigne d'être ici, ce soir, à l'heure même où j'y suis -venu. Et Votre Grâce peut voir que j'y suis venu seul! - -La consigne écrite, qu'offrait don Pedro, tomba aux pieds d'Achmet, qui -la ramassa, ne la lut point, et, pour la rendre à qui elle était, ploya -le genou: - ---Je fais mes excuses au marquis don Pedro,--dit-il:--au marquis don -Pedro, plus loyal que je ne suis! - ---Beaucoup moins!--protesta don Pedro. - ---Mais mon souhait, señor?... daignez-vous?... Achmet pacha ne soupira -point, et fit seulement le signe d'obéissance: - ---Señor,--fit don Pedro,--je souhaite que Votre Grâce m'introduise -elle-même auprès de Sa Majesté ... j'ai voulu dire auprès de Leurs -Majestés!... - -Ainsi fit Achmet.--Ainsi font, en pareilles occurrences, les hommes, -qui sont vrais hommes de cœur.--Achmet pacha, le cimeterre au fourreau, -rentra donc dans la geôle royale, précédant don Pedro, l'épée nue. - - -Or, les princes, messires et messeigneurs! comprennent mille choses -que les sujets ne comprennent jamais. Et ces mille choses, mille fois -plus vite! La Merveilleuse Histoire, que nul chanteur jamais ne leur -avait chantée, François Ier de France et Charles-Quint d'Espagne n'en -ignoraient déjà rien, l'un ni l'autre. Lors, Achmet pacha, le cimeterre -au fourreau, ne but nulle honte; non plus que don Pedro, l'épée nue ... -car celui-ci, fort plaisamment, fut tancé par l'Empereur et Roi: - ---Armé devant moi, señor marquis? êtes-vous rebelle? remettez!... Au -fait... non! rendez!... - -Sire Charles-Quint s'était saisi de l'épée nue: - ---Don Pedro, recevez!--il le frappa aux deux épaules:--C'est la -Toison... - -(La Toison, messires et messeigneurs, valait le Saint-Michel qui valait -l'Ehrtogrul). - -Le Roi d'Espagne avait détaché son collier. - -Il n'en avait, comme juste, qu'un. Mais le Roi de France en portait, ce -soir-là par extraordinaire, un pareil. Et le Roi d'Espagne lui dit: - ---Mon frère, puisque vos bons sujets vous ont, ce soir, racheté contre -rançon, avant même que ce compagnon-là n'ait failli vous échanger -contre ce compagnon-ci,--il se touchait du doigt après avoir touché du -doigt Achmet,--et puisque vous nous faites, en marque de réconciliation -et d'amitié ravivée, l'honneur de porter nos Ordres comme je porte les -vôtres, vous plaît-il de donner de notre part votre propre Toison au -pacha amiral que naguère vous fîtes marquis et chevalier? - ---De tout cœur affectueux!--cria le Roi de France!--Compère, prends -donc et sois fier: La Toison est grande. Mais à ton noble ami, donne -toi-même, et de ma part, non pas mon manteau, mais le manteau du -Roi-Empereur: qu'il prenne... - ---Et sois fier, acheva sire Charles-Quint, si grande que soit la -Toison, le Saint-Michel n'est pas plus petit. - -Ainsi savent les vrais Maîtres honorer les vrais Serviteurs. - - - -L'aurore est rose. L'aurore rougit. Messires, messeigneurs! on bâte les -chameaux, le chant est chanté, l'histoire est dite,--la Merveilleuse -Histoire d'Achmet Djemaleddine, chef tcherkess, pirate, pacha, vali, -grand d'Espagne, marquis de France, amiral d'Islam, ami de trois -Sublimes Princes: François de France, Carlos d'Espagne et Souléïman -le Magnifique! Elle est dite, du premier mot au dernier mot messires, -messeigneurs! A présent, bénédiction d'Allah sur tous! Et de tous, sur -le chanteur, générosité! générosité, messires, messeigneurs! générosité -sur moi, votre serf, Abdullah, fils d'Atik-Ali, sur moi, le chétif! -générosité! au nom de l'Unique! car voici le muezzin qui déjà chante, -tel le troisième coq: _La illah il Allah!..._ - - -[1] _Han_, auberge ou _caravansérail_ en Anatolie. - -[2] Messires, en turc: _effendi_; appellation très courtoise, -originellement réservée aux seuls musulmans. - -[3] Messeigneurs, en turc: _Tchelebi_, appellation d'une égale -courtoisie, mais à l'usage des chrétiens.--Jules Verne, écrivant son -Kéraban le-Têtu, eut tort de lui donner du «Seigneur Kéraban.» Il eût -fallu: «Sire Kéraban,» puisque _Keraban effendi_ était de la Foi. - -[4] Le suffixe _eddine_ équivaut à notre particule _de_; au _von_ des -Allemands; au _van_ des Hollandais; au _sir_ des Anglais; et octroie la -noblesse. - -[5] _Vicaire_, en turc _Khalifa_. Le Khalife de l'Islam n'est rien de -plus que le Vicaire d'Allah. - -[6] _L'alaïk_, l'esclave chargée du service des tchibouks, laquelle se -tient à genoux auprès du maître, tout le temps que le maître fume le -tchibouk,--qui est la longue pipe de merisier ou de jasmin. - -[7] Les armes d'acier dur, niellé d'or, furent d'abord trempées en -Perse. Puis Damas imita Ispahan. Puis Tolède imita Damas. Et, à chaque -fois, la qualité baissa d'un degré. - -[8] Le peintre Ribeira. - -[9] 683 ans musulmans,--ans lunaires,--qui valent 632 ans solaires de -notre calendrier. - - - - * * * * * - - - - SEPT LETTRES DE PRINCESSE - - ÉCRITES IL Y A DIX ANS (1911)[1] - - - _Pour le capitaine Tewfik bey Kibrizli, pour l'émir Mohammed Arslan, - morts pour leur patrie._ - - -[1] Le conte précédent,--_L'Extraordinaire Aventure..._--nous -reportait aux premiers temps, aux temps les plus héroïques de -l'amitié franco-turque. Les _Sept Lettres de Princesse..._ que voici -nous reportent à la très pire époque d'il y a dix années. C'est, en -effet, vers 1911 que la France,--je veux dire l'opinion française, -plus encore que le gouvernement français, oublia son histoire et ses -intérêts, et prit imbécilement, contre la Turquie isolée et attaquée, -le parti des mauvaises nations qui attaquaient notre vieille alliée. -De cette stupide erreur découla le ressentiment turc, et l'alliance -germano-turque de 1914. La Turquie en est tout innocente. Et je -l'atteste sur mon honneur de marin et de Français.--C. F. - - - - * * * * * - - - - LETTRE I - - - _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_ - - _à madame Simone de La Cherté,_ - - _91, rue de Varenne, Paris._ - - - Constantinople, le 18 zilhidjé 1328[1]. - - -Ma sœur jolie, tant aimée, - -C'est une terrible résolution que je prends là, de vous écrire en -français! Jusqu'ici, vous le savez, j'ai toujours écrit toutes mes -lettres en turc, toutes, sans exception! Mais voilà! vous, vous ne -savez pas lire le turc ... ou, du moins, vous ne savez pas très bien -... vous épelez seulement... Alors, ce serait une corvée pour vous, -une affreuse corvée, quatre pages à déchiffrer de droite à gauche![2]. -Sûrement, vous n'en viendriez pas à bout. Et vous ne les liriez pas, -mes quatre pauvres pages. Alors, comme je tiens à ce que vous les -lisiez ... même quand elles seront huit ... ou douze ... il faut bien -que je me résigne et que je me risque à écrire en français... Par -exemple, dites? mes deux chers beaux yeux[3]? vous ne vous moquerez pas -trop j'ai si peu l'habitude du français! Comment voulez-vous que je -fasse? Je vais penser chaque phrase en turc, et puis traduire. Ce sera -ridicule, forcément, quoique vous m'avez dit parfois, jadis, que mes -traductions faisaient en somme un français presque classique... En tout -cas, soyez indulgente! - -D'abord, il faut que vous soyez indulgente! Oui: _il faut_, parce que, -si je fais trop de fautes, c'est vous qui serez responsable.--Vous, -oui, vous, mes deux chers yeux! vous qui exigez que je vous écrive des -lettres difficiles... Vous comprenez, s'il avait suffi de vous dire -les choses ordinaires, les choses simples, par exemple, les choses -tendres dont mon cœur est plein à déborder, pour vous:--que je suis -au désespoir, à cause de votre départ, que j'en pleure à rider mes -joues, que mon âme fidèle est partie aussi, avec vous, dans ce vilain -Orient-express, que je n'ai pas ouvert une fois mon piano depuis que -vous n'êtes plus là pour jouer à quatre mains ... oh! s'il avait suffi -de dire cela, j'aurais su. Ces choses tendres, ça se dit certainement -en français, tout comme en turc. On s'aime avec les mêmes baisers -dans tous les pays, n'est-ce pas?--Mais, vous autres Françaises, vous -n'êtes pas du tout, du tout sentimentales! Je me souviens: du temps que -vous étiez ici, et que vous veniez me rendre visite, je n'ai jamais -pu vous dire trois paroles un peu douces sans vous faire éclater de -rire, très méchamment. Et après, vous vous moquiez, vous vous moquiez! -Alors, je pense bien qu'à présent, lointaine comme vous voilà, vous -vous moqueriez dix fois plus méchamment, dix fois au moins. Et si vous -saviez quelle peur nous en avons, toutes tant que nous sommes, de vos -terribles moqueries françaises![4] Je ne vais pas m'y risquer, soyez -tranquille! - -D'ailleurs, vous m'avez expliqué très clairement ce que vous vouliez -que j'y mette, dans ces longues lettres difficiles que vous exigez -de votre petite sœur obéissante. Vous voulez que je vous donne les -nouvelles d'ici, toutes les nouvelles, et les nouvelles vraies;--pas -celles que choisissent, découpent, cuisinent et mijotent, prudemment, -pour vos estomacs européens, nos journaux soi-disant libres[5]. Vous -voulez que je vous montre, avec beaucoup, beaucoup de détails, notre -vie actuelle dans nos harems d'aujourd'hui,--notre vie modifiée, -transformée, moderne, enfin! celle que nous vivons depuis la -Révolution, «depuis l'Affranchissement!» comme vous dites.--Vous voulez -que je vous expose avec encore beaucoup, beaucoup de détails, nos -idées, nos théories, nos vœux, nos revendications... (toujours comme -vous dites); notre programme, enfin! Vous voulez que je vous fasse -suivre le mouvement féministe en Turquie... Naturellement, je copie -tout ça, mot à mot, sur votre lettre à vous ... parce qu'il y a là -un tas de mots que, moi, je n'emploie guère souvent, et dont le sens -précis m'échappe même un peu... - -Au fait, avant de commencer ... voyons, ma grande sœur bien chérie! -vous me demandez là des choses ... des choses assez extraordinaires, -savez-vous?... Vous n'êtes pourtant pas, vous, une de ces Françaises -qui, jamais, au grand jamais, n'ont mis leurs jolis pieds hors de -France... Vous n'êtes pas de ces Parisiennes dont vous m'avez parlé -jadis, et sur lesquelles vous-même faisiez tant de plaisanteries: -de ces Parisiennes qui vivent toute leur vie dans l'un des trois -arrondissements vraiment parisiens,--oh! je me rappelle même leurs -numéros: le septième, le huitième et le seizième!--de ces Parisiennes -qui naissent là, meurent là, et n'en sortent pas plus que le pauvre -vieux Sultan Abd-ul-Hamid ne sortait jadis de ses palais d'Yildiz: en -tout et pour tout, une fois par semaine! le vendredi:--lui pour aller -à sa mosquée, faire la prière; elles pour aller à l'Opéra, manger des -fruits glacés.--Que j'avais ri avec vous, le jour où vous m'aviez -raconté ça!--Oui! mais, vous, c'est autre chose!... Vous, sœur aimée, -vous êtes une voyageuse. Vous avez suivi M. de La Cherté dans tous ses -postes diplomatiques, à Madrid, à Pétersbourg, à Pékin même. Et vous -êtes restée un an ici, à Constantinople. Vous connaissiez plusieurs -harems. Vous y étiez reçue familièrement, vous étiez mon amie la plus -intime, et l'amie de beaucoup de mes amies. Alors? comment pouvez-vous -employer des mots si considérables pour parler de nous? de nous qui -sommes de si petites choses! Est-ce donc qu'à peine rentrée à Paris, -Paris vous a fait oublier tout ce que Stamboul vous avait appris? - -Alors, il faut donc que je vous redise tout?--comme je dirais tout à -une étrangère?--mais, par exemple! plus franchement: car vous pensez -bien qu'à une vraie étrangère, je n'oserais guère dire que ce que tout -le monde sait. - -Enfin!... commençons!--Mes deux chers beaux yeux, nous, femmes turques, -nous sommes très inconnues de l'Europe, plus inconnues, je crois, que -ne sont les femmes chinoises ou les femmes japonaises. Et pourtant, -Pékin et Tokio sont bien loin de Paris, et Constantinople tout près. - -N'importe! on se figure à notre sujet des choses impossibles, -effarantes. On se figure que nous sommes des esclaves, vivant -enfermées, encagées, presque enchaînées, et gardées à vue par d'autres -esclaves, nègres et féroces, armés jusqu'aux dents, lesquels, de temps -en temps, nous cousent dans des sacs et nous jettent dans des Bosphore. -On se figure que nous vivons par groupes nombreux d'épouses rivales, -chaque mari turc ayant pour soi seul tout un «harem», c'est-à-dire -huit ou dix femmes, pour le moins. On se figure que, dans nos cages, -nous vivons, vêtues de satin rose tendre ou de velours vert d'eau, -d'une façon tout à fait poétique, parmi des danses, des chansons, -des cigarettes et des confitures à la rose, parmi des narguilés, -parmi des pipes d'opium aussi. On se figure enfin,--depuis que notre -cher grand Loti a écrit son si beau livre, si mal compris, _les -Désenchantées_,--on se figure également que la plupart d'entre nous -savent à merveille le grec et le latin, l'algèbre et la philosophie, -et que toutes, femmes savantes ou ignorantes, rêvons exclusivement, -jour et nuit, de secouer «notre joug» et de reconquérir «notre -liberté, notre dignité et nos droits de la femme». N'est-ce pas, mes -deux beaux yeux, que c'est tout à fait ça qu'on se figure à Paris, au -moins dans le monde des jolies dames qui jamais ne sortent des fameux -septième, huitième et seizième arrondissements? Mais vous, ma grande -sœur tant aimée, vous êtes une toute autre dame,--quoique la rue de -Varenne en soit justement, ce me semble, des trois arrondissements -sacrés?--N'importe! vous, vous savez! - -Vous savez ce que nous sommes «pour de vrai»: des femmes, -mash'Allah![6] à peu près pareilles aux autres ... à peu près pareilles -à vous ... un peu plus naïves, un peu plus simplettes, un peu plus -femmes-enfants; mais, somme toute, pas tellement différentes. Vous -savez que nos maris sont aussi des hommes à peu près pareils à vos -maris, quoiqu'un peu plus naïfs, un peu plus simples, un peu plus -neufs,--comme sont leurs femmes... Tels époux, telles épouses, chacun -sait! Il n'y a pas là de quoi s'étonner. Notre vie, vous la connaissez: -nous sommes, tout bien compté, à peu près aussi libres que vous -êtes:--Nous ne vivons pas à la maison beaucoup plus que vous; nous -sortons comme il nous plaît, à pied ou en voiture; nous recevons nos -amies; nous lisons les livres qui nous plaisent; nous jouons la musique -que nous aimons... Bref, il ne s'en faut pas de beaucoup que nous -ne soyons des Parisiennes,--identiques, ma foi, à toutes celles qui -habitent votre quartier si parfaitement parisien... - -Mais tout ça, nous l'étions avant la Révolution. Vous le savez, vous -l'avez vu de vos yeux, jadis. Nous le sommes restées. Et voilà ... -voilà tout... - -Alors? je vous entends protester de toutes vos forces:--Quoi? elle -n'aurait donc rien changé, cette Révolution si belle, si noble, si -grande? Nous ne serions pas affranchies, après cet Affranchissement -qui vous a si fort enthousiasmée? Est-ce possible, réellement?--Hélas! -c'est très possible. C'est très certain.--Quoique... en y songeant -bien ... il y ait peut-être quelque chose de nouveau parmi nous, -quelque chose qu'il serait injuste de passer sous silence. Je vais vous -expliquer en détail ce que c'est,--_insh' Allah!_--si Dieu permet... - -Mais pas aujourd'hui, voulez-vous? Voilà qui est déjà beaucoup écrit, -et ma main est très lasse. En outre, il me faut arranger les choses -dans ma tête, mettre mes idées en ordre. Ce soir, je n'y arriverais -jamais. - -Je vous récrirai donc par le prochain Orient, voulez-vous? D'ici là, -ne dites pas trop de mal de ma pauvre chère Turquie: elle ne le mérite -pas, je vous assure! Au revoir, ma sœur si jolie, tant et tant aimée. -Au revoir... Je suis votre petite sœur tendre, tendre, - -SÉNIHA. - - -[1] 20 décembre 1910. - -[2] L'écriture turque se lit en commençant chaque ligne par la droite. - -[3] _Mes deux chers beaux yeux_, traduits mot à mot du turc, correspond -au français: _Ma très chérie_ ou _ma préférée_. - -[4] L'ironie française est en effet une terreur, non seulement pour -nos amis de Turquie, mais même pour tous nos autres amis étrangers, et -surtout pour tous nos ennemis, n'importe d'où. - -[5] C'était alors le temps du comité Union et Progrès, qui commença -la ruine de l'Empire des Khalifes. Et la presse,--prétendue -libre,--l'était sensiblement moins qu'au temps d'Abd-ul-Hamid. - -[6] _Mash'Allah!..._ équivaut à peu près à notre: _Mon Dieu!..._ ou à -notre: _Grâce à Dieu!..._ et _Insh'Allah!..._ à notre: _S'il plaît à -Dieu!..._ - - - - LETTRE II - - - _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_ - - _à madame Simone de La Cherté,_ - - _91, rue de Varenne, Paris._ - - - Constantinople, le 9 mouharrem 1329[1]. - - -Mes chers beaux yeux bleus, - -Non, voyez-vous, il ne faut pas du tout me gronder pour ma paresse. -C'est vrai que voilà quinze grands jours bien comptés, depuis ma -dernière lettre. Mais j'ai eu trop de choses à faire, ces deux -semaines passées. Trop, je vous jure! D'abord, mon cousin Mehmed bey -s'est marié. Et vous savez qu'un mariage, chez nous, ce sont des -réjouissances à n'en plus finir... A propos: une de vos anciennes -relations d'ici, Mrs Hockley, de la légation américaine, y a -assisté, à ce mariage de Mehmed bey. Et, comme elle n'a pas manqué -de s'embrouiller à son ordinaire dans l'heure à la turque et à la -franque[2], elle a fini par arriver en retard,--mais, là, en retard! -vous ne vous figurez pas! Naturellement, par politesse, nous avions, -nous, attendu, et le _coltouk_[3] s'est trouvé retardé d'autant, ce qui -a mis la mariée dans un état d'énervement affreux. Mrs Hockley n'a pas -eu l'air de s'en douter, et elle n'a pas dit un seul mot d'excuse. Vous -auriez été autrement courtoise, vous, ma sœur aimée que j'aime si fort, -si fort! Mais sans doute cette Américaine se croyait-elle chez des -sauvages qu'elle honorait déjà beaucoup en daignant venir à leur fête. -Peu importe: tout cela n'est que pour vous prouver que, vraiment, mon -temps n'a pas été du tout à moi, ces jours derniers. - -Je n'en ai pas moins sérieusement pensé à vos terribles questions. Et, -à force d'y penser, je suis arrivée à croire que je saurai presque y -répondre, ce qui représente une certaine présomption de la part d'une -toute petite sœur cadette telle que moi, bonne seulement à vous aimer, -à vous adorer de tout son cœur... Bon! qu'ai-je dit, vous allez encore -vous moquer!... puisque vous m'avez répété une fois de plus, dans votre -dernière lettre, que j'avais «à la rigueur» le droit de vous aimer, -mais à la condition expresse «que ça ne se voie pas»!... _Mash'Allah!_ -que vous êtes peu sentimentales, vous autres Françaises! Nous, Turques, -quand nous aimons, notre tendresse s'échappe hors de nous, et jaillit -par toutes les paroles de notre bouche!... - -Enfin! je sais bien que ce ne sont pas des lettres douces que vous -attendez de moi: ce sont des lettres «documentaires»,--pouah! quel mot! -Vous voulez savoir ce que sont devenus nos harems depuis la grande -Révolution. Vous voulez savoir où en est «le mouvement féministe» en -Turquie, où en est «la femme turque»... Bon! votre petite sœur va vous -obéir, docilement... - -Pour commencer, par exemple, il faut faire quelques distinctions. - -«La femme turque»... Savez-vous que c'est un peu vague? Il y a beaucoup -de femmes turques.--«Où en est la femme turque depuis la grande -Révolution?»--Mais ... quelle femme turque?... Voulez-vous parler des -princesses comme moi, des cadines, parentes ou alliées du Sultan? -Voulez-vous parler des dames de notre aristocratie, des _hanoums_ de -ministres, ou de _muchirs_, ou de gouverneurs? Voulez-vous parler des -femmes de la bourgeoisie, des femmes du peuple? Il faut s'entendre. -En tout cas, j'espère que vous ne voulez pas parler exclusivement de -ces rares, très rares Turques,--moins Turques qu'européennes,--de ces -_Désenchantées_, comme les a très bien nommées Loti, qui aurait aussi -pu les nommer les _Déturquisées_[4]. Car celles-ci sont terriblement -loin de toutes les autres, par les idées comme par les désirs... - -Parlons des autres. Et écoutez-moi bien, ma grande sœur si jolie! -Écoutez-moi, car, maintenant, je suis sûre, sure, sûre d'avoir raison... - -Notre vie d'autrefois,--d'avant la Révolution,--vous la connaissiez. -Vous savez qu'elle était, en somme, exactement pareille à votre -vie occidentale, sauf en ce qui concerne le _tchartchaf_--le voile -obligatoire, pas beaucoup plus épais, d'ailleurs, que vos voilettes--et -sauf en ce qui concerne cette interdiction qui nous est faite, absolue, -de recevoir chez nous aucun homme étranger, et de jamais pouvoir, par -conséquent, nouer aucune amitié masculine. Eh bien! cette vie-là, je -vous l'affirme, je vous le jure ô mes deux chers yeux perçants comme -deux flèches! cette vie-là, telle qu'elle était, _telle qu'elle est -encore, car la Révolution n'en a pas modifié un seul détail_, cette -vie-là, pour quatre-vingt-dix-neuf femmes turques sur cent, _c'est le -bonheur_, le bonheur entier, complet, sans mélange et sans réserve!... -oui, le bonheur.--Calculons plutôt:--D'abord, les femmes du peuple... -Croyez-vous que ça leur manque beaucoup, la joie inconnue de montrer -son nez aux passants et de flirter avec un chacun? Vos femmes du -peuple, à vous, ont-elles donc un «jour»? Et la besogne quotidienne ne -constitue-t-elle pas les quatre quarts de leurs soucis quotidiens? Or, -cette besogne est cent fois moins dure à Constantinople qu'à Paris. -Dame! la femme voilée ne va pas à l'atelier, ni à la manufacture. Elle -s'occupe uniquement de son ménage. Et, dans ce ménage, le mari ne -rentre _jamais_ ivre, jamais au grand jamais, puisque le Turc (je ne -dis pas l'Arménien, je ne dis pas le Grec!) ne boit ni vin, ni bière, -ni alcool. Donc, point de batailles abominables entre femme et mari, -point de «bleus» ni de meurtrissures, point de larmes non plus. Il -y a toujours du _pilaf_[5] au logis, et souvent du _kébab_[6], sauf -quand l'usurier chrétien s'en mêle. Croyez-vous qu'une ménagère turque -changerait de bon cœur avec une ouvrière de votre douce France? - -Les bourgeoises, maintenant... Ce sont de très petites bourgeoises, -naturellement, parce qu'il n'y en a guère de grandes, chez nous. Donc, -de petites bourgeoises, femmes d'employés, femmes de marchands, femmes -d'officiers, même... Bon! vous figurez-vous que celles-ci diffèrent -tellement de celles-là,--des femmes du peuple,--surtout dans notre -Turquie si prodigieusement démocratique?... Souvenez-vous, sœur -bien-aimée: vous avez ri, certain jour que nous nous promenions nous -deux, de rencontrer un colonel en uniforme, lequel revenait du marché, -un chou-fleur d'une main, une friture de l'autre. Allez! la femme de -ce colonel n'est pas plus à plaindre qu'une femme de laboureur ou -d'ouvrier. - -Restent les femmes «du monde», les princesses, telles que moi;--moi, si -vous voulez. - -Mais que suis-je, moi? la fille de ma mère! Et qu'était ma mère? une -petite Circassienne de rien du tout! la fille d'un chef montagnard -de race très noble, mais très sauvage; la sœur d'une demi-douzaine -de femmes très voilées qui, aujourd'hui encore, vivent sous une -tente, au flanc d'un des monts du Caucase. Or, on ne lit pas les -romans de M. Bourget, sous cette tente-là; et on n'y rêve pas des -«droits imprescriptibles de la femme». Ma mère, amenée un jour à -Constantinople, pour le harem d'un _effendi_ du sang d'Osman, crut -entrer dans le palais d'Aladdin quand elle entra dans notre vieux conak -de Stamboul. Ne lui demandez donc pas de jamais vouloir en sortir! -Moi-même, mes deux chers yeux, moi, fille de ma mère, élevée par elle, -j'avoue très humblement que la seule pensée d'ôter mon tchartchaf ou de -parler à un homme, fût-ce à votre propre mari ... oh!... cette pensée -me fait, à moi, le même effet qu'à vous celle d'ôter votre robe et -votre chemise en pleine rue de la Paix!... - -Et il y en a beaucoup, beaucoup, beaucoup, de femmes pareilles à moi, -dans notre société turque. - -Alors, qui trouverons-nous, dans tout l'empire, quelles femmes, -pour souffrir de notre vie soi-disant murée? Exclusivement, les -petites-filles des sœurs de ma mère--les filles de mes sœurs à moi; ma -fille, tenez! ma mignonne Leïlah, et ses pareilles, celles que nous, -demi-civilisées, élevons tout à fait à l'occidentale. Quand Leïlah sera -grande, peut-être souhaitera-t-elle mettre au vent son bout de nez rose -et flirter avec votre amour de petit garçon... Elle, oui... je ne dis -pas... - -Mais combien y en a-t-il, des Leïlah, dans tout l'Empire? combien -y en aura-t-il, plutôt? dans quinze ou vingt ans? Faisons bonne -mesure... Cinq cents? cinq mille?... Non! je ne crois pas qu'il y en -aura cinq mille... Enfin, admettons! cinq mille donc, sur les dix -millions de musulmanes qui peuplent l'Anatolie et la Roumélie--l'Asie -et l'Europe!... Cinq mille, pour exagérer.--Celles-là souffriront, -soit! Mais, chose digne d'être dite, c'est surtout par la faute de la -Révolution qu'elles souffriront. - -Eh oui!--Parce que, hier, elles étaient résignées; et parce que, -demain, elles ne le seront plus. Dès le premier jour de l'ère nouvelle, -les Jeunes-Turcs, frais arrivés d'exil,--de Paris ou de Londres, et de -Berlin davantage, où ils avaient vécu longtemps et oublié la vieille -Turquie, la vraie Turquie, à supposer qu'ils l'eussent jamais connue, -ce dont je ne suis pas très sûre,--les Jeunes-Turcs, donc, promirent -tout de suite à «leurs sœurs captives» l'affranchissement. - -Ils ont peut-être promis de très bonne foi. - -Mais ils n'ont pas tenu. - -Ils ne pouvaient pas tenir! Sur dix millions de «sœurs captives», neuf -millions neuf cent quatre-vingt-quinze mille--au moins--refusaient -énergiquement d'être affranchies! - -Et voilà pourquoi, chère grande sœur chérie, voilà pourquoi la -Révolution n'a encore rien changé à notre sort, et n'y changera rien, -de très longtemps. - -Mais j'aurai encore là-dessus beaucoup à vous dire... - -Pour l'instant, au revoir. Voici ma Leïlah qui, de toutes ses petites -forces, me tire par ma manche. Je lui dis que je vous écris, et -qu'elle-même pourra, dès qu'elle voudra, vous écrire aussi. Bon! il n'y -a plus d'enfants turcs! Savez-vous ce qu'elle me répond, cette mignonne -rose? «Certainement, je lui écrirai: j'ai une main comme toi!» - -Adieu, mes deux chers yeux. Je suis votre petite sœur aimante, - -SÉNIHA. - - -[1] 12 janvier 1911. - -[2] L'heure à la turque varie tous les jours, car la douzième heure se -règle sur le coucher du soleil. - -[3] Le _coltouk_ est la plus importante cérémonie du mariage turc. Il -consiste en une sorte de promenade rituelle que le marié fait faire -à la mariée, en la conduisant par le bras, d'une porte à l'autre, à -travers la salle de réception, où attend l'assistance conviée. - -[4] Certaines dames turques devenues françaises, et qu'il n'est pas -besoin de nommer, ne m'en voudront pas de ce mot-là, «déturquisées». -Car ce n'est qu'au pur point de vue des idées, des goûts, bref de la -vie intellectuelle, qu'elles ont échappé plus ou moins à leur ancienne -patrie. Et cette patrie, je sais fort bien qu'elles ont continué de -l'aimer, de l'aimer davantage peut-être en aimant chèrement leur patrie -nouvelle. Quiconque prend femme ne saurait renoncer à sa mère. - -[5] _Pilaf_, plat national des Turcs, fait de riz cuit à l'étouffée. - -[6] _Kébab_, viande de mouton. - - - - LETTRE III - - - _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_ - - _à madame Simone de La Cherté,_ - - _91, rue de Varenne, Paris._ - - - Constantinople, le 19 sepher 1329[1]. - - -Mes deux yeux si beaux, que j'aime tant! - -C'est comme un fait exprès! Il me faut toujours commencer mes lettres -par des excuses... Cette fois encore, je suis en retard avec vous, -en retard horriblement. Grondez-moi! Tout de même, grondez-moi moins -fort que pour ma dernière lettre, car je suis moins coupable: le mois -passé, c'était seulement un mariage qui m'avait volé tout mon temps; -ce mois-ci, c'est une crise ministérielle. Vous le savez d'ailleurs -aussi bien que moi: les journaux en ont assez parlé, hélas! et assez -sévèrement pour que mon cœur turc en saigne! C'est bien triste et bien -humiliant, ma sœur tant chérie, de constater ainsi, tous les jours, -que l'Europe s'entête dans son injustice et ne veut pas admettre notre -nation ottomane parmi les vraies nations--parmi les nations qui ont -droit de cité, droit d'indépendance, droit de vie! Ah! votre préjugé -chrétien est terrible! Sous prétexte que nous sommes des Musulmans, -on ne veut pas que nous soyons des Européens! Les Russes sont des -Européens![2] Les Serbes sont des Européens. Les Grecs eux-mêmes! et -jusqu'aux Bulgares! sont des Européens... (Quels Européens, dieux!) -Mais les Turcs sont des Asiatiques, des barbares, des sauvages, des -hors la loi; et contre eux tout est permis, tout est bon, tout est -juste: le mensonge, la mauvaise foi, la trahison, le vol. Osez dire -que j'ai tort! Osez, vous la femme d'un diplomate français, vous qui -savez! En Crète, où est le bon droit? Du côté des chrétiens bavards -qui ameutent l'Europe par leurs criailleries, ou du côté des Musulmans -silencieux, qui subissent sans se plaindre l'injure et la violence? -Ce sont pourtant ceux-ci que l'Europe sacrifie à ceux-là, sacrifie -davantage chaque jour! En Macédoine, où est le bon droit? Du côté de -ces _comitadjis_ féroces, qui toujours trouvèrent asile, après leurs -plus affreux crimes, dans les États voisins, faussement neutres? ou -du côté des Turcs, silencieux toujours, frappés toujours et toujours -meurtris, auxquels l'Europe marchandait jusqu'à la liberté de mobiliser -les soldats et les gendarmes indispensables?[3] Je n'ai que faire -d'essayer de vous convaincre, vous qui avez vu, et qui êtes convaincue. -Mais je n'aurais non plus que faire d'essayer de convaincre vos amies -de France, celles qui n'ont pas vu et qui ne veulent pas voir: je ne -suis pas chrétienne! donc, à leurs yeux j'aurais tort. Est-ce vrai, -dites? - -Est-ce vrai aussi, pourtant, dites, mes deux-chers yeux bleus, est-ce -vrai que nous autres Turcs--hommes et femmes--ne sommes pas du tout -de méchantes gens? Est-ce vrai, même, qu'il n'y a que nous, Turcs, _à -n'être pas du tout de méchantes gens_, dans cette terrible péninsule -balkanique où, vraiment, les chrétiens ont presque toujours joué de -très vilains rôles? Mais l'Europe ne le sait pas et ne le saura jamais, -parce que son préjugé chrétien s'applique sur ses yeux chrétiens, -comme un bandeau. Et les pauvres Turcs, tout honnêtes, tout probes, -droits, courageux et doux qu'ils puissent être--ils le sont! vous-même -me l'avez avoué, vous-même me l'avez proclamé, jadis, dans votre -belle franchise de Française!--les pauvres Turcs n'en sont pas moins -condamnés par l'Europe à disparaître, pour le plus grand bénéfice de -leurs voisins, qui ne sont pourtant pas grand'chose de bien propre!... - -Par exemple, _mash'Allah!_ que me prend-il de vous parler ainsi, moi, -à vous? Pardonnez, c'est très absurde... Je me suis laissé emporter -par ma petite colère contre tous ces affreux journaux d'Occident, si -injustes envers nous... Et voilà... - -Je voulais seulement vous dire ceci: que j'ai beaucoup attendu pour -vous écrire, espérant pouvoir, à la fin, vous raconter, sur notre -crise ministérielle, des choses intéressantes. Mais c'était un espoir -bien chimérique! Et je ne sais, en vérité, rien de plus, aujourd'hui, -que le premier jour. J'étais pourtant assez bien placée pour tout -apprendre. Vous savez le rôle considérable que joue mon mari dans -l'État. Toute la crise durant, il a été, plus que jamais, personnage -important. Chaque jour, du matin au soir, il galopait du palais à la -Porte[4], et de la Porte à la Chambre. Ma petite Fatima n'en finissait -plus de se précipiter dans ma chambre pour m'avertir: «Maîtresse! Le -cheval du pacha arrive du bout de la rue!... Maîtresse, le pacha a -ordonné qu'on lui selle tout de suite un autre cheval!...» Oui ... et, -néanmoins, je ne sais rien de ce qui s'est passé, et rien de ce qui se -passe... Je sais seulement ceci, et mes esclaves le savent aussi bien -que moi, sinon mieux: que les affaires de la Turquie vont très mal, -mais cependant qu'Allah est le Plus Puissant!... Rien davantage, et ma -pauvre lettre risque, cette fois encore, de vous ennuyer sans grand -profit... - -Mon mari... Au fait, vous le connaissez--mieux que je ne le connais, -peut-être?... Il est bon, je n'en doute pas... Il m'aime... Je ne -regrette nullement de l'avoir épousé, même à notre mode turque, qui -défend aux fiancés de se voir et de se parler avant la cérémonie -du mariage... Évidemment, une union pareille est une loterie -... plus loterie encore, si possible, que ne sont vos unions -occidentales!--Mais, encore une fois, je ne me plains pas: j'ai tiré un -bon, un très bon numéro, et je n'imagine guère de mari, en France non -plus qu'en Turquie, qui vaille Ahmed pacha, mon mari! Vous me l'avez -affirmé vous-même, et je m'en doutais déjà... - -Pourtant... - -Dites-moi, ma grande sœur si belle et si savante? est-ce vrai que, -chez vous, les femmes jouent un rôle considérable, quoique discret, -dans la vie de la nation?--je veux dire dans la vie politique et -diplomatique?--Est-ce vrai que beaucoup de vos grands hommes--hommes -d'État, orateurs, écrivains, artistes--possèdent cette chose -extraordinaire que vous m'avez jadis expliquée: une Egérie? une Egérie, -c'est-à-dire une bonne fée doublée d'un ange gardien; une amie intime, -femme de cœur et d'intelligence, qui consacre tout ce cœur et toute -cette intelligence à l'homme qu'elle a choisi; une sœur d'élection, -sûre et sage, qui conseille cet homme, le guide, le soutient, le -protège, le défend, l'enveloppe de sa tendresse mi-amoureuse et -mi-maternelle, et ne se trompe jamais: elle-même guidée, conseillée, -soutenue, dans la lutte commune, par cette tendresse merveilleuse qui -est la sienne, tendresse clairvoyante infailliblement?--Est-ce vrai que -ces influences féminines si fécondes sont fréquentes? Est-ce vrai que -plusieurs de vos génies les plus vastes ont avoué, ont proclamé qu'ils -devaient tout: succès, fortune et gloire, à la compagne anonyme, dans -les pas de laquelle ils avaient aveuglément marché, la main dans la -main? Hélas! si tout cela est bien vrai, notre part, à nous, femmes -d'Orient, est moins belle! Oh! je vous le disais dans ma dernière -lettre, et je ne m'en dédis pas: la plupart d'entre nous sont très -heureuses! plus heureuses, certes, que ne sont les femmes d'Occident. -Nous ne souffrons guère de cette prétendue claustration, dont -l'Europe daigne nous plaindre avec tant de compassion. Mais peut-être -souffrons-nous d'autre chose... - -Ce n'est pas très facile à expliquer. Il me semble pourtant que vous -devinez déjà un peu... - -Tenez! l'autre mois, à propos de ma mignonne Léïlah, je vous écrivais: - -«Quand elle sera grande, elle, peut-être souhaitera-t-elle mettre -au vent son bout de nez rose, et flirter avec votre amour de petit -garçon...» - -Peut-être, oui. Mais, d'abord, et sûrement, je crois que ma Léïlah -souhaitera autre chose,--plus et mieux qu'un simple droit au flirt.--Le -flirt, c'est tellement loin de la femme turque d'aujourd'hui!... - -Non, j'imagine que ma Léïlah souhaitera ce que je souhaite parfois -moi-même, ce que souhaitent beaucoup de femmes turques--toutes les -femmes turques dont le souhait conscient a quelque valeur!--ma Léïlah -souhaitera connaître et fréquenter des hommes, non pour en être désirée -ou sollicitée, mais pour en être enseignée, instruite, armée; pour être -élevée jusqu'à ces hommes, pour devenir leur égale, et l'égale de celui -d'entre eux qui sera son mari. Elle souhaitera n'être plus, pour cet -homme, une simple maîtresse légitime, une poupée très belle qui sait -saluer, sourire, se taire, et aussi gouverner la maison, mais rien -davantage. Elle souhaitera, comme je vous le disais tantôt, devenir -plus que tout cela, et mieux: une amie, une alliée, une compagne,--une -Egérie, au besoin ... quoique cela puisse être douloureux quelquefois, -j'y songe ... très douloureux!... d'être une Egérie... N'importe! ma -Léïlah le souhaitera. - -Songez-y, ma sœur très chérie: il est humiliant parfois de n'être -qu'une petite chose insignifiante--aimée, certes! mais dédaignée, tenue -à l'écart, à qui l'on ne dit rien, jamais. Que m'a-t-on dit, à moi, de -cette crise ministérielle où se jouait, avec le destin de l'empire, de -notre empire, le destin d'Ahmed pacha, de mon mari? Rien. - -On n'a peut-être pas eu tort. Si l'on m'avait parlé, qu'aurais-je -dit? Je ne sais rien. J'ai vécu toute ma vie en cage ... en cage, -entendons-nous! pas dans la vraie cage à barreaux qu'imaginent -vos Parisiennes autour de nos harems! Il n'y a pas de barreaux à -mes fenêtres, ni à ma porte! mais j'ai tout de même vécu dans la -cage--peut-être pire--de nos préjugés, de nos coutumes... Et dans cette -cage,--la cage de toutes les femmes turques!--pas un homme, jamais -n'entre. Que saurais-je de ce que disent les hommes? Et quelle _vraie_ -femme pourrais-je être pour mon mari, s'il s'en souciait? - -Et voilà peut-être la plus exacte vérité qu'il faille dire, à propos de -la femme turque; la vérité absolue, équitable, celle qui domine d'égale -hauteur tous les mensonges: la vérité «juste milieu», exempte de toutes -les erreurs, en trop comme en trop peu: - ---La femme turque n'est pas, ne peut pas être, dans l'entière acception -du mot, la _femme_ de son mari. Elle n'en est que la femme-enfant. - -Et, de cela,--de cela seul!--elle souffre un -peu;--confusément;--davantage, toutefois, depuis qu'une ombre -d'affranchissement lui a permis de regarder vers ses sœurs d'Europe, et -de mesurer la place qu'elles occupent au foyer conjugal. - -Ma Léïlah, peut-être, conquerra une place pareille. C'est tout ce que -lui souhaite sa maman, qui vous embrasse, ma sœur très aimée, de tout -son cœur enflammé pour vous, en vous disant au revoir! - -SÉNIHA. - - -[1] 18 février 1911. - -[2] Cela s'écrivait en 1911. Hélas! la princesse Séniha voyait -terriblement clair. Par sa révolution, plus stupide encore que -sanglante, par ses Soviets, et par sa servilité envers les Trotsky et -les Lénine, la Russie s'est prouvée, dès 1918, bien moins européenne -que les Turcs, dont le nationalisme vigoureux, rejetant avant tout -l'ingérence étrangère, s'incarnait, la même année, dans de vrais -patriotes, tels que l'admirable Kemal Gazi. - -[3] Il faut que le public français se pénètre de cette idée, que la -lutte des comitadjis bulgares et grecs, contre le gendarme turc, fut -une lutte frénétique de contrebandiers iconolâtres,--idolâtres--contre -le douanier musulman, adorateur d'un seul Dieu: Allah... Et il faut -que les chrétiens latins de France se souviennent que ces orthodoxes -iconolâtres étaient les mêmes que ceux qui martyrisaient à Jérusalem, -au nom des Icônes, les pèlerins catholiques, les pèlerins latins, -adorateurs, eux aussi, d'un seul Dieu... - -[4] A la Sublime Porte. - - - - LETTRE IV - - - _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_ - - _à madame Simone de La Cherté,_ - - _91, rue de Varenne, Paris._ - - - Constantinople, 7 djemazi-ul-ewel 1329[1]. - - -Mes deux yeux que j'aime, où êtes-vous, que faites-vous, que -voyez-vous, dans cet instant que je vous écris? Cela m'est un souci -de chaque minute, un souci délicieux et mélancolique... Je relis sans -cesse vos lettres parisiennes, si courtes, et, tout de même, si pleines -de choses pour la pauvrette que je suis... Vous me dites aujourd'hui: -«Cette semaine, rien ici qui vaille la peine d'en parler... Le Concours -hippique est fini... Les Salons et les expositions battent leur plein, -mais on n'y va guère. Au théâtre, seulement des vieilleries... J'ai -pris le thé cinq après-midi sur sept place Vendôme, et les deux autres -fois rue Cambon... J'ai dîné mercredi chez les Danycan, et ç'a été bien -quelconque... J'ai déjeuné jeudi au Bois, avec toute une bande... Et -j'ai déjeuné aussi une autre fois, à Versailles, tête-à-tête avec mon -flirt, qui tenait à m'emporter là-bas en auto, histoire probablement de -se donner l'illusion d'un vrai enlèvement... Pauvre petit!... Enfin, -vendredi, à l'Opéra, j'ai eu dans ma loge trois amis de mon mari, trois -Anglais chez qui nous devons passer quinze jours cet été, au fond du -Devon... Corvée!... Bref, vous constatez: rien.» - -Rien!... Ma grande sœur très chérie, si vous pouviez comprendre ce -qu'est un «rien» pareil pour l'imagination d'une petite fille cloîtrée -telle que moi... Oui, si vous pouviez le soupçonner seulement... Oh! -alors, vous ne m'interrogeriez plus sur le féminisme en Turquie, non, -je vous le jure!... Car tout ce qui vous semble encore obscur, malgré -mes pauvres explications, vous apparaîtrait d'un coup clair, clair, -clair... - -Tenez, voulez-vous qu'en échange de votre semaine j'essaie de vous -faire voir ma semaine à moi? Vous comparerez ensuite, si cela vous -amuse... - -Ma semaine à moi, d'abord, n'a compté qu'un seul jour... Oui: car les -six autres ont été seulement remplis de l'attente du septième. Je ne -suis pas sortie; je n'ai pas reçu de visite; je n'ai guère lu, ni -écrit, ni brodé, ni touché au piano; j'ai seulement regardé le ciel, -je l'ai regardé par toutes les fenêtres, avec une vraie terreur que ce -ciel bleu devînt gris et qu'en fin de compte il plût le vendredi 15 -djemazi-ul-ewel--mon premier vendredi d'Eaux Douces... _Mash'Allah!..._ -qu'ai-je écrit!... D'ici je vous entends rire!... Tant pis! riez!... -je m'en doute bien, allez! que nos pauvres Eaux Douces...--et surtout -celles de printemps: les Eaux Douces d'Europe, tellement moins jolies -que celles d'été, que les Eaux Douces d'Asie...--je m'en doute: ce -n'est pas votre Opéra de Paris!... Je me souviens à merveille de vos -méchantes moues dédaigneuses du temps jadis, quand je vous emmenais -dans mon caïque, et que nous remontions toutes deux la fameuse rivière -... j'entends encore le son très ironique de votre voix: «C'est tout -ça, ces Eaux Douces que vous vantez si fort?» Oui, mes chers yeux, -c'était tout ça, et c'est tout ça encore,--et c'est tout ce que nous -avons: un ruisseau marécageux, serpentant à travers une prairie mal -boisée; sur ce ruisseau, deux ou trois centaines de barques assez -laides, pleines à chavirer d'une populace en goguette,--Juifs, -Arméniens, Grecs! _rayas_ de toutes castes,--et rien de plus, et rien -de mieux!... sauf, de très loin en très loin, rompant la monotonie des -barques vulgaires, un caïque, un vrai caïque turc, avec sa longue proue -traînante, et, sur sa poupe, son beau voile brodé[2] dont les coins -flottent dans le sillage; avec, aussi, parmi ses coussins de Perse, sa -hanoum, muette et mystérieuse, dont le noir tchartchaf semble porter le -deuil de notre noble Islam, chaque jour enfoncé plus profond dans sa -tombe... - -Rien de plus, rien de mieux. Nous y tenons pourtant à nos Eaux Douces! -Nous y tenons par souvenir, par tradition, par religion... Ce sont -là des choses très vivaces en Turquie: la religion, la tradition, le -souvenir ... très vivaces, oui!... Et j'imagine bien, d'ailleurs, que, -le jour où ces choses-là seraient mortes, la Turquie serait bien près -de mourir aussi... - -Oh! mes deux chers, chers yeux! ce serait tellement dommage que la -Turquie vînt à mourir!--Non, je vous assure! Ce n'est pas seulement -la musulmane qui parle ainsi, ne le croyez pas!... C'est aussi votre -petite amie: la femme que vous avez transformée, refaite un peu à -votre image ... c'est la demi-Française, c'est la demi-artiste que je -suis devenue, par votre contact, par votre exemple... Or, cette femme -n'est plus une Turque pure et simple; elle peut devenir, par un petit -effort d'imagination et de volonté, une étrangère, comme vous; et -cette étrangère, sortie pour un moment de son harem, de sa ville, de -son pays, réussit très bien à considérer impartialement, à juger sans -indulgence ce harem, cette ville, ce pays. Alors, vous comprenez: je -suis sûre de ne pas me tromper, je suis sure d'être dans le vrai... Et, -croyez-moi: ce serait triste, triste, triste! que la Turquie disparût -d'entre les nations... - -D'abord, qui donc lui succéderait?--Je veux dire:--Quelle nation -remplacerait, géographiquement, notre nation turque, sur la carte -d'Europe? et sur la carte d'Asie aussi? en Roumanie? en Anatolie?... -Quel drapeau oserait flotter, à son tour, sur ces terres où flotte, -depuis cinq siècles, et plus encore, notre noble drapeau couleur -de sang pur?... sur le dôme de la Sainte Sophia?... sur la tour -du Vieux Sérail?... Vous vous en doutez bien un peu, vous la dame -diplomatique, si finement avertie de toutes les méchantes ruses qu'on -trame perpétuellement autour de l'Homme prétendu Malade... Ce qui -nous remplacerait dans l'enceinte de l'antique Byzance, ce ne serait -ni la Russie, ni l'Angleterre[3], ni l'Autriche, ni l'Allemagne, -toutes quatre trop fortes, trop jalousées, trop inquiétantes, Ce -serait une quelconque Bulgarie, ou une Grèce, ou une Serbie, voire -une Roumélie ou une Macédoine;--une très petite nation, très petite -et orthodoxe;--fétichiste, pas?--bref, deux raisons pour une d'être -remuante, turbulente, intolérante, agressive, fanatique...[4]. -Avez-vous remarqué, mes chers yeux? les nations d'hommes sont pareilles -aux individus chiens... Les plus minuscules sont les plus rageurs, -les plus prompts à japper vers la lune et mordre aux mollets les -passants... Du coup c'en serait fini de notre grave Islam, si modéré, -si doux... Vous savez que je dis vrai! vous le savez, vous qui avez -vu, à Jérusalem, nos soldats musulmans mettre la paix parmi les -furieux pèlerins des sectes chrétiennes et les forcer au respect du -tombeau de ce Christ que, soi-disant, elles adorent, mais qu'elles ne -savent honorer que par des querelles hargneuses, par des coups et par -du sang... Vous savez que je dis vrai, vous qui avez vu, dans notre -Stamboul même, et jusqu'aux portes de nos mosquées, les processions -grecques, latines, persanes, arméniennes ou juives se promener -librement--«plus librement qu'à Paris», me disiez-vous... Ah! quand -nous n'y serons plus, comme c'en sera vite fini de la liberté et de la -tolérance!... Comme les chrétiens... pardon! comme les iconolâtres, -comme les Slaves adorateurs d'images, vainqueurs, auront tôt fait de -renouveler ici les horreurs qui perpétuellement ensanglantent les Lieux -Saints!... Et l'on se tuera jusque dans nos rues, comme firent jadis -les brutes grecques, dans les rues d'Athènes, pour un sermon prêché en -grec moderne plutôt qu'en grec ancien!... Ils ont de qui tenir, ces -Grecs, fils de Byzance! Jadis n'en firent-ils pas autant autour de leur -Hippodrome, à propos de cochers habillés de vert ou de bleu? - -Mais ce n'est pas tout encore, mes deux yeux que j'aime! Car, quand -nous n'y serons plus, quelque chose s'en ira avec nous de notre -terre turque;--quelque chose: la France![5]--Je veux dire la langue -française, que nous parlons tous et toutes, qui est la langue -officielle de notre empire et qu'on ignore à Sophia comme à Belgrade, -à Athènes comme à Cettinié ... je veux dire la pensée française, -la culture française, le génie français--dont nous sommes tous et -toutes imprégnés, alors que dans tout le reste des Balkans les seules -influences slaves et teutonnes se partagent la Grèce, la Bulgarie, -la Serbie, la Roumanie même, malgré la généreuse révolte de son sang -latin!... Oui, ma sœur très aimée: la France, dans toute la Péninsule, -n'a d'autre refuge qu'ici, au fond de nos cœurs ottomans. Ne serait-ce -pas bien lamentable qu'avec le nom turc, le nom français cessât d'être -prononcé en Orient? - -Et puis ... et puis ... ma sœur très belle, dites?... vous vous êtes -parfois promenée, le soir, dans notre Stamboul, au hasard des rues -et des ruelles... Au soleil couchant, vous est-il advenu de regarder -parfois, à la dérobée, dans quelques-unes de ces impasses fraîches et -ombreuses qui sont l'une des plus charmantes beautés de chez nous?... -Et alors avez-vous parfois aperçu, à travers la grille de bois d'un -kéfès, la silhouette pâle d'une musulmane voilée, cherchant à sa -fenêtre, elle aussi, la douceur du crépuscule?... Elle se croyait -toute seule, la musulmane; alors, sans doute, elle a chanté... Oh! mes -yeux aimés, vous souvient-il de sa chanson?... Vous souvient-il de -nos chansons turques, enfantines et passionnées, mornes et ardentes, -joyeuses à la fois et désolées,--déchirantes?... Sœur, je vous en -supplie!... oubliez toutes les fautes, toutes les erreurs, toutes -les sottises, toutes les cruautés même de nos gouvernants qui ne -sont pas _nous_... Oubliez nos querelles maladroites et funestes, -oubliez notre Parlement joujou, oubliez le sang répandu, oubliez les -potences hideuses[6], oubliez aussi l'imbécile massacre de nos pauvres -chiens errants tellement inoffensifs... et souvenez-vous seulement de -l'impasse ombreuse et de la chanson dans l'impasse!... Car ... la femme -dont le cœur sait trouver de tels accents, dont la bouche sait les -jeter ainsi dans l'air du soir, quand cet air est bien doux, quand cet -air est bien pur ... cette femme-là, croyez-m'en, a encore en elle de -quoi mettre au monde des fils plus nobles, plus fiers et de cœur plus -juste et plus haut que n'importe quels autres fils de n'importe quelles -autres femmes, sur toute la terre ronde... Adieu, ma sœur très aimée... - -SÉNIHA. - - -[1] 5 mai 1911. - -[2] Les _voiles_ des caïques sont des tapis souples, d'une soie vive -brodée de toutes couleurs, qu'on jette sur la poupe, et qui semblent -être ainsi la traîne ondoyante et moirée du bateau. - -[3] Hélas! la princesse Séniha écrivait tout cela l'an 1911... Et, -depuis, la grande guerre est intervenue, au cours de laquelle les -armées françaises sauvèrent l'Angleterre, et l'affranchirent à tout -jamais,--à très longtemps au moins,--de la mortelle concurrence -allemande. Alors, aujourd'hui,--1921,--les choses ont changé de face. -Et c'est le drapeau français qui flotte sur le Bosphore après en avoir -chassé, du même coup, les drapeaux turc, allemand, et français!... -français surtout!--C. F. - -[4] La férocité des armées coalisées, soi-disant chrétiennes pendant -la guerre de 1912-1913, vérifia tristement cette prophétie de Séniha -hanoum. Et l'ignoble, la nauséabonde trahison de la Grèce, massacrant, -au 1er décembre 1914, à Athènes, nos matelots confiants et désarmés, y -ajoute une décomposition spéciale. La Grèce ajoutée à la Bulgarie fut -toujours du pus ajouté à du sang. - -[5] La princesse Séniha, déplorablement, voyait là-dessus bien clair. -Et M. C. Farrère regrette aujourd'hui avec infiniment d'amertume que sa -correspondante d'alors ait été si perspicace!... (Note de l'éditeur.) - -[6] Tout ce que disait la princesse turque Séniha, l'an 1911, une -princesse russe ne pourrait-elle le redire, l'an 1921?... Il est vrai -que la Turquie de 1911 était sous le couteau de ses ennemis, et que la -Russie de 1921 est sous son propre couteau... A chacun, donc, selon sa -force, et pour chacun sa conscience. - - - - LETTRE V - - - _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_ - - _à madame Simone de La Cherté,_ - - _91, rue de Varenne, Paris_ (VIIe) - - - Béikos (Bosphore), 2 redjeb 1329[1]. - - -De Béikos, oui, mes deux chers yeux! de Béikos je vous écris, et non -plus de Stamboul:--Voici l'été; la ville devient trop chaude, et le -conak[2] inhabitable. - -Mon mari doit tout de même y rester encore quelques semaines, pour -être à portée du Palais et du Parlement: car les affaires turques -vont de mal en pis, vous le savez aussi bien que moi. Il s'est donc -résigné à se séparer de son harem et à nous envoyer toutes quatre,--ma -belle-mère, ma belle-sœur, moi-même et notre Léïlah,--respirer dès -maintenant l'air toujours frais du Haut-Bosphore. Bref, me voilà, -depuis huit jours, installée dans le vieux yali[3] que vous connaissez, -à Béikos d'Anatolie[4]. Vous vous souvenez bien? la grande maison de -bois, toute simple et sévère, qui trempe dans la mer sa longue façade -couleur de sang séché, et s'adosse au grand parc toujours vert, dont -les cèdres, les cyprès et les pins parasols escaladent en rangs serrés -les premières pentes de la colline, et font tache très sombre au milieu -des platanes, des tilleuls et des chênes d'alentour. C'est là que je -suis, et ma chambre, d'où je vous écris en ce moment, occupe tout juste -l'angle sud du yali; en sorte que trois de mes fenêtres donnent sur -le Bosphore; et les trois autres[5] sur un coin du parc, très ombreux -et tout parfumé de résine et de roses. Rien qu'en levant la tête de -mon papier, j'aperçois, à main gauche, toute l'enfilade merveilleuse -des coteaux d'Asie, avec leurs jolis villages qui rient au bord de -l'eau:--Pacha-Baghtché, Tchibouchi, Kanlidja,--et, à main droite, le -détroit, pareil à un grand, grand fleuve... C'est très beau, ma sœur -aimée, et, jadis, vous le trouviez tel. Dans la fièvre de votre vie -occidentale, avez-vous le temps de regretter quelquefois l'infinie -douceur de nos soirs d'été sur le Bosphore?... - -Vous rappelez-vous, seulement, la côte d'Europe, avec ses quais, -ses villas de pierre, ses équipages piaffant et toute l'agitation -bruyante quoique indolente de la «saison» diplomatique? Promenades, -pique-niques, gymkhanas, polo, tennis... Rien de cela, bien -entendu, n'est pour moi. C'est l'Occident, c'est l'autre monde!... -Je regarde tout de même du coin de l'œil, à travers la mousseline -de mon tchartchaf, quand je passe en caïque le long du quai de -Thérapia, ou quand une amie,--une amie voilée comme moi, bien -entendu,--m'invite dans sa voiture et que toutes deux nous passons, -fouette cocher! à travers cet autre monde, à travers votre Occident -... nous, petites cadines mystérieuses encapuchonnées des cheveux -aux bottines, et gardées à vue par deux nègres[6] à cheval, un peu -comiques dans leurs redingotes pincées ... vous rappelez-vous?... -vous rappelez-vous surtout notre côte d'Asie, tellement la plus -charmante, avec ses prés et ses bois, ses palais, ses cabanes, tout -ça dégringolant jusqu'à se baigner dans l'eau courante, sans quai -ni route, sans équipage piaffant, sans tennis, sans pique-nique, -sans gymkhana? Vous rappelez-vous nos vendredis[7] ensoleillés, vous -rappelez-vous chaque coteau, chaque vallon peuplé de femmes turques -assises en rond sur l'herbe et parsemant toutes les prairies comme -de grandes fleurs multicolores?... car leurs grands voiles épanouis -étaient--sont--jaunes, roses, bleus, blancs, verts, violets ... comme -autant de narcisses, de roses, de bluets, de marguerites, d'œillets et -de violettes!... Vous rappelez-vous, mes deux chers yeux purs? Rien de -cela n'est changé. C'est le même Bosphore et c'est la même Turquie. La -Révolution, ici, passe vraiment inaperçue...[8] - -Et, tenez! J'y songeais, l'autre jour, à l'instant que nous quittions -le conak de Stamboul pour le yali de Béikos... Vous savez que c'est -presque un déménagement, pour nous autres Turcs. Dès le matin,--quatre -bonnes heures d'avance,--trois landaus attendaient dans notre rue, et -c'est tout juste si elle était assez large. Vous les voyez d'ici, les -rues du quartier Sélimieh[9]! Dans la maison, c'était le pire tumulte, -le pire tohu-bohu parmi les domestiques, les esclaves et les nègres. -Midi avait déjà sonné qu'aucun paquet n'était encore ficelé. Nous -sommes parties enfin, nous quatre dans le premier landau, nos gens avec -l'essentiel du bagage dans les deux autres. Et, bien entendu, nous -étions, ma belle-mère, ma belle-sœur et moi, rigoureusement voilées. -Léïlah seule, qui n'a pas treize ans[10], tant s'en faut, montrait son -minois aux passants. - -Nous voilà donc roulant vers la Corne-d'Or, où la mouche attendait -à l'échelle du Phanar. Comme juste, quatre nègres trottaient aux -portières, et, quand il s'est agi d'embarquer, ils ont fait les -importants. Nous, dames et maîtresse,--hanoums--avons dû obéir -ostensiblement, avancer, reculer, attendre, comme nos serviteurs noirs -nous en donnaient l'ordre;--cela, pour que toute la populace présente -sache bien et redise partout que le harem de Ahmed pacha Djalleddine -est un harem comme il faut, et qu'Ahmed pacha lui-même est un croyant -de bonnes mœurs, digne de la haute faveur où le tient Sa Majesté -Impériale, et du respect que ses voisins lui témoignent. Or, ma sœur -très chérie, je me souviens fort bien qu'il y a cinq ans,--au temps -du sultan Abd-ul-Hamid,--nous avons, un matin d'été, quitté tout -pareillement le même conak pour le même yali, et pris, devant la même -populace, les mêmes soins de ne point du tout choquer ses opinions, -ses préjugés, sa foi. Les lois changent;--hier encore, le Parlement -bavardait à propos d'adultère et tâchait d'ôter aux maris trompés leur -vieux droit sauvage de tuer les épouses infidèles![11]. Mais les mœurs -ne changent pas. Dès lors, que voulez-vous qu'il advienne de ce pauvre -féminisme turc que vous imaginiez déjà triomphant au lendemain de la -déposition d'Abd-ul-Hamid! - -Les Turcs, féministes? Las! mes deux yeux si bleus, vous ne verrez pas, -de bien longtemps, la réalisation d'un pareil rêve. La femme turque -émancipée? Mais qui l'émanciperait d'abord? je veux dire: quels hommes? -de quelle race? d'où? d'Europe? d'Asie? d'Afrique? de quel vilayet? de -quelle province? D'où partirait cette révolution morale, mille fois -plus extraordinaire que la révolution politique de 1908? Songez-y! -notre empire compte les peuples les plus divers, et qui tous se -jalousent et se surveillent, quand ils ne se haïssent pas. Mettrez-vous -sous le même fez les Osmanlis et les Albanais, les Kurdes et les -Syriens, les Boukhariotes et les Tcherkesses[12]? Et, encore, je ne -parle que des croyants... Certes, vous n'avez pas oublié le bariolage -des rues de Stamboul, aux époques des grands pèlerinages annuels... Que -de pèlerins hétéroclites accourus des quatre coins de notre terre, pour -contempler la face splendide du Khalife, ombre d'Allah! Que de visages, -blancs, bruns, noirs, caucasiens, sémites, mongols!... Eh bien! ma sœur -très chérie, nul doute sur ceci: que, par extraordinaire, l'une de -ces races rivales qui composent notre nation s'avisât un beau jour de -vouloir arracher du front de ses femmes le voile obligatoire, prétendu -institué par le Koran même du Prophète,--il n'en faudrait pas plus -pour que, partout ailleurs, une réaction furieuse nous remplaçât nos -tchartchafs de mousseline par des cagoules de toile à matelas.--Vous -voyez comme elle est facile à résoudre, la question du féminisme en -Turquie! - -C'est bien pourquoi, moi, la propre épouse d'un pacha membre influent -du Grand Comité, moi, la propre petite-nièce du Grand Padishah -constitutionnel ... eh bien!... mais, surtout, n'allez pas le répéter -jamais, même à M. de la Cherté ... ni même à M. de ... (vous savez -qui je n'ose pas dire?...) eh bien! moi, je n'y crois pas beaucoup, -beaucoup, au succès définitif de cette Révolution à laquelle tous les -miens se sont dévoués, corps et cœurs... - -Dame! qui l'a faite? nos seuls officiers, seulement appuyés par nos -quelques loges maçonniques.--Et il a fallu d'abord que pareille -aventure advînt en Turquie, dans une armée qui compte 50.000 officiers -pour 200.000 soldats... dix fois plus d'officiers, proportionnellement, -qu'il n'y en a dans votre armée française!--Si bien que le 24 avril -1909, quand éclata la guerre civile entre les uns et les autres, -l'avantage du nombre ne fut pas assez fort pour empêcher les soldats -d'être vaincus... Je vous jure par Allah que c'est vraiment comme -cela que les choses se passèrent!--Il a fallu ensuite qu'une ville de -l'Empire, Salonique, fût peuplée presque exclusivement de _rayas_,--de -sujets non musulmans,--d'étrangers, en quelque sorte; de gens, au -moins, en qui n'était nullement inné le sentiment d'ardent loyalisme -qui lie tous les cœurs croyants au Sultan Osmanli, khalife de Dieu... -Dans Salonique, ville juive, une conspiration put s'organiser contre le -Commandeur des Croyants, sans que, tout de suite, le vrai peuple turc -la dénonçât et l'étouffât: parce qu'il n'y avait pas de vrai peuple -turc dans Salonique... Ainsi commença la révolution de Turquie. Par la -suite, tout s'enchaîna tant bien que mal, avec beaucoup plus de chance -que d'habileté... Les Albanais marchèrent, croyant gagner des libertés -féodales plus grandes... Les Chrétiens marchèrent, se figurant pêcher -en eau trouble dans ce conflit musulman... Et vous savez le reste. - -Oui! mais à présent? - -Hélas! la situation actuelle, vous la connaissez, ma sœur jolie. -Inutile, n'est-ce pas? d'en ressasser, entre nous deux, tous les -dangers, toutes les tristesses, toutes les hontes même. Mais, pour -résumer trois ans d'un seul mot, on a le droit de dire ceci: que deux -ou trois cent mille hommes, au grand maximum, ont fait la Révolution -turque; et que ces hommes, eux-mêmes Turcs à peine, puisque, pour la -plupart, Européens de naissance, d'éducation ou culture, ont fait -leur révolution contre la volonté, plus ou moins formelle, de douze -ou quinze millions d'autres hommes, Turcs tout à fait, ceux-ci.--Vous -me direz qu'un homme intelligent vaut beaucoup d'imbéciles, et, qu'en -cette occurrence, les deux cent mille ont raison, et les quinze -millions, tort.--J'y consens de grand cœur! Tout de même, expliquez-moi -un peu: le suffrage universel, qu'en faites-vous, dans ce calcul-là?[13] - -Adieu, mes chers yeux bleus. J'embrasse tendrement vos paupières douces. - -SÉNIHA. - -_P.-S._--J'avais fermé ma lettre, je la rouvre. Ma petite esclave -Fatima m'arrive, courant, avec une nouvelle vraiment féministe: la -sœur de Sélim bey,--de Sélim bey que vous avez connu ministre sous -l'ancien régime,--vient d'être jugée par la cour martiale, et condamnée -à trois ans de prison,--à trois ans, oui,--pour _avoir levé son voile -dans le grand bazar, et bu publiquement un verre de raki._--Que vous -disais-je, que l'émancipation est en marche! Trois ans de prison aux -Jeunes-Turques qui ont soif quand il ne faut pas! - -SÉNIHA. - - -[1] 28 juin 1911. - -[2] _Conak_, palais situé en ville, maison d'hiver. - -[3] _Yali_, villa, palais de campagne, maison d'été. - -[4] _Anatolie_, Asie.--Les Turcs désignent toujours les deux rives du -Bosphore, l'asiatique et l'européenne, par les deux vocables d'Anatolie -et de Roumélie. - -[5] Les maisons turques, de bois pour la plupart, sont plus aérées que -les nôtres. Leurs fenêtres sont plus nombreuses, parce que l'intervalle -de muraille qui les sépare deux à deux est beaucoup plus étroit que -dans nos constructions de pierre. Il n'est pas rare qu'une chambre de -yali compte par conséquent six ou dix fenêtres. - -[6] Ces nègres sont, bien entendu, des eunuques. - -[7] Le vendredi représente pour les musulmans ce qu'est le dimanche -pour les chrétiens. - -[8] Et comme partout, hors les cités fébriles... Comme, en France, l'an -1793 ... et comme, en Russie, l'an 1919... - -[9] Le quartier Sélimieh--ainsi nommé du nom de sa mosquée, la _djami_ -de Sultan Sélim--est un des plus vieux quartiers turcs de Stamboul. - -[10] C'est à treize ans que d'ordinaire on fait prendre le tchartchaf -aux filles turques, et qu'on les sépare des hommes. - -[11] Séance du 18 avril 1911--Le parlement jeune-turc a d'ailleurs, -au contraire, confirmé, par l'article 188 de son nouveau code, -l'abominable barbarie en question. - -[12] Les Jeunes-Turcs,--plus étrangers à la Turquie qu'un bourgeois -du Marais,--tentèrent cette folie criminelle. Et la Turquie, comme on -sait, en mourut. - -[13] Il est extraordinaire de constater l'identité de tout ce qui se -passa en Turquie, à partir de 1908, et de tout ce qui s'est passé en -Russie, plus récemment. Une poignée de terroristes, tous venus de -l'étranger, imposèrent leur volonté à quelque cent millions de Russes, -indiscutablement partisans de l'ancien état de choses. Toutefois, en -Russie, une princesse Séniha ne demanderait pas, aujourd'hui, ce que -les vainqueurs ont fait du suffrage universel,--supprimé, purement et -simplement, par les Soviets.--C. F. - - - - LETTRE VI - - - _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_ - - _à madame Simone de La Cherté,_ - - _91, rue de Varenne, Paris._ - - - Stamboul, 15 schaban 1329[1]. - - -O mes yeux chers, ô ma sœur aimée, comment aurai-je la force de -l'écrire, cette lettre toute funèbre, cette lettre que d'avance je vois -toute noire de feu, toute rouge de sang! O ma sœur, qui allez tant -pleurer, vous savez déjà le malheur immense, auprès duquel plus rien -n'existe: Constantinople incendié! Vous le savez déjà par les journaux, -par les récits; mais vous n'y croyez pas, vous ne pouvez pas y croire. -Je veux dire: vous ne concevez pas l'immensité de la catastrophe; -vous la rapetissez, d'instinct. C'est forcé, c'est inévitable; avant -d'avoir vu _cela_, on ne peut pas se le représenter. Mes deux beaux -yeux, tâchez de voir: vous vous rappelez notre Stamboul,--votre -Byzance,--vous vous rappelez cette capitale qui est--qui était--une -suite ininterrompue de villages et de hameaux, un pêle-mêle de -ruelles, de venelles et d'impasses, avec profusion de maisonnettes, -vieilles et neuves, les unes couleur de sapin frais coupé, les autres -couleur d'ancien bois de violette; avec profusion de jardinets, de -vergers, de potagers; avec profusion de cimetières aussi, de jolis -cimetières turcs, souriants, aimables, de cimetières où l'on sent -qu'il doit faire bon dormir et se reposer de cette lourde fatigue: la -vie; cette capitale, enfin, moitié villageoise et moitié campagnarde, -qui, tout de même, s'enorgueillit des plus somptueux palais, des -plus splendides temples, qu'elle mêle, insouciante, à ses masures et -à ses cabanes, comme une pauvresse-fée qui porterait des pierreries -parmi ses haillons... Vous vous en souvenez? Vous revoyez, rien qu'en -fermant vos paupières, les plus magiques de ces joyaux-là: la mosquée -de Sultan Ahmed, à l'orient, avec ses six minarets, pareils à six -cierges de marbre; la mosquée de Sultan Mehmed, à l'occident, non loin -de cette Sélimieh djami[2] qui est ma «paroisse» à moi, comme vous -dites, vous, chrétiennes;--la mosquée des Tulipes, au sud, dominant -la Marmara; la mosquée de la Valideh, au nord, sur la Corne d'Or, à -l'entrée du grand pont; et, au centre de ce carré-là,--qui enferme la -moitié de Stamboul,--la perle et le diamant: notre Souléïmanieh, où -je vous ai menée tant de fois, pour admirer les colonnes du temple -d'Ephèse[3]. Vous revoyez tout, dites? Eh bien, sœur, tout n'est -plus que cendres, décombres, ou pierres noircies; et les mosquées de -marbre seules épargnées, parce que l'incendie des trop petites maisons -de bois n'a pas eu le temps ni la force de les entamer, les hautes -_djamis_, toutes revêtues de suie et de fumée, dominent à présent une -sorte de farouche broussaille, la broussaille des débris épars. Là -fut Stamboul. De nos Sept Collines, jadis pareilles aux Sept Collines -de la Rome d'Occident, trois seulement sont épargnées. La désolation -de cela, vous ne la concevez pas! Deux cent mille malheureux n'ont -ni pain ni toit. Les grandes cours cloîtrées des mosquées servent de -refuge à cette effroyable misère... Ma sœur chérie, vous souvient-il -d'une promenade que jadis nous avons faite ensemble, dans l'enceinte -crénelée du vieux château de Roumélie[4]? C'était domaine du Sultan, -ce château. Et quelques émigrés du Caucase, fuyant les sanglantes -persécutions des Russes, étaient venus s'y réfugier. Nous nous étions -arrêtées toutes deux devant une cabane de fer-blanc et de carton, -chenil dont mes chiens à moi n'auraient peut-être pas voulu. Et deux -femmes en étaient sorties, deux Circassiennes, dont l'une portait un -enfant dans ses bras... Comme vous les aviez trouvées misérables, -ces deux pauvres créatures, si fières néanmoins qu'elles refusèrent -notre aumône!... Car elles ne possédaient réellement rien, exactement -rien,--sauf leurs haillons et cette hutte bâtie de leurs mains.--Oui... -Eh bien! aujourd'hui, un quart des femmes de Stamboul ne possèdent -rien davantage. Et c'est une misère dont aucun cataclysme européen ne -pourrait donner l'équivalent...[5] - -En grande hâte, ma belle-mère et moi avons quitté le Bosphore pour -rentrer en ville prendre notre part du deuil public et soulager un -peu de l'infortune générale. Il y a beaucoup de charité, beaucoup de -solidarité parmi nous. Mais il y a peu de ressources. Ceux-là mêmes -qu'on appelle ici les riches feraient à Paris figure de pauvres. Donner -seulement à manger à tous ceux qui ont faim, le pourrons-nous? - -Mes chers yeux bleus, voilà, voilà ce qui reste de notre Stamboul aimé. -Et pour vous donner plus de détails, le cœur me manque... - -Qui alluma l'incendie? On n'en sait rien. Chacun parle de malveillance -et de mains criminelles. Je refuse de croire qu'une pareille chose soit -même discutable. Quel monstre, quel fou épouvantable mettrait ainsi la -flamme dans dix mille maisons de pauvres gens? Impossible, impossible! -Le peuple, lui, veut voir la main d'Allah dans cette catastrophe, -suite et couronnement d'une série d'autres malheurs dont il n'y a -point de précédent dans notre histoire. L'impiété générale a provoqué -la colère de Dieu, et Dieu a jeté sur nous l'Archange Noir. La jeune -Turquie a méprisé le Coran. Les Jeunes-Turcs ont rompu l'ancienne -loi, déposé l'ancien Sultan, préconisé mille nouveautés criminelles. -Allah se venge et châtie tout son peuple coupable. Ne souriez pas!... -Moi-même, en écrivant cela, je me surprends à frissonner... Quelle -incroyable succession d'infortunes, véritablement, pour notre nation! -Au dehors, la Bulgarie et la Roumélie refusent le tribut; la Bosnie -et l'Herzégovine nous sont arrachées; la Crète est en révolte ... au -dedans, l'Albanie, la Macédoine, la Syrie, l'Arabie, le Kurdistan -s'insurgent et déchirent à deux mains la patrie. Partout le sang turc -coule comme l'eau des fontaines. Notre Parlement fantoche use ses -dernières énergies en convulsions stériles. L'étranger, de toutes -parts, guette notre faiblesse; le Monténégro, lui-même, mobilise -son armée, prêt à nous envahir! Comme s'il suffisait aujourd'hui du -Monténégro pour mettre à bas les derniers vestiges de l'ancienne -puissance ottomane... Hélas! il suffit peut-être de cela...[6] - -Mais quelle tristesse, ô mes deux yeux, d'aimer passionnément son pays, -comme j'aime ma Turquie, et d'assister à sa décadence chaque jour -précipitée!... Encore, si cette décadence s'accompagnait de beauté! Si -nous mourions comme nous avons failli mourir en 1877, parmi beaucoup de -gloire, et parmi de grandes batailles noblement perdues!... Mais non... -Cette Révolution même, qui semblait d'abord nous promettre sinon la -résurrection turque, du moins une éclatante agonie, notre révolution -s'achève dans de pauvres petites convulsions, petites, petites... Ah! -ma sœur aimée! je n'oublie pas: il y a un an, c'était de féminisme que -vous parliez, de ce féminisme proche que le nouveau régime ne pouvait -manquer d'acclimater en terre turque... Savez-vous où nous en sommes, -aujourd'hui? A ceci: que les femmes musulmanes, même voilées à triple -voile, n'ont plus le droit de se promener en voiture découverte. Il -faut relever les capotes des landaus, hausser les glaces, baisser -les stores!... On n'avait jamais connu pareille rigueur du temps -d'Abd-ul-Hamid... - -Hélas! adieu, mes yeux bleus... qui sait s'il sera longtemps encore -permis à votre petite sœur aimante d'écrire à sa sœur chrétienne? - -SÉNIHA. - -_P.-S._--Oh! je suis égoïste, égoïste, égoïste... Toute à nos malheurs -turcs, je ne vous ai pas dit un mot tendre à propos de vos malheurs -français... Qu'ils sont amers pourtant, et que mon cœur saigne en -songeant à cette France, tant aimée des cœurs ottomans!... Adieu. -Qu'Allah ait pitié de vous aussi...[7] - -SÉNIHA. - - -[1] 10 août 1911. - -[2] _Djami_, en turc, signifie mosquée importante,--église;--les -simples chapelles sont appelées _mesjid_;--Sélimieh djami, ou -Achmédieh, ou Souléimanieh:--mosquée de Sultan Sélim, ou de Sultan -Ahmed, ou de Sultan Souléïman (du nom du fondateur); cette dernière, -construite vers 1520 par Souléïman le Magnifique, est surnommée par les -Turcs «la perle et le diamant de Stamboul»;--mosquée de la Valideh: -mosquée construite par la Sultane Valideh, mère d'Abd-ul-Hamid Ier, au -XVIIIe siècle;--mosquée des Tulipes (Lalileh djami), surnom populaire -d'une des mosquées du sud de Stamboul. - -[3] A l'intérieur de la mosquée do Souléïman sont quatre colonnes -géantes, d'un très beau granit, qui proviennent d'une ancienne église -grecque, et, antérieurement, de l'antique et célèbre temple d'Ephèse, -dédié à Astarté. - -[4] _Rouméli-hissar_, sur le Bosphore, côte d'Europe. - -[5] A cette époque, il n'y eut pourtant pas de quête européenne pour -les affamés de Constantinople. Ce n'était que des Turcs, n'est-ce pas! -et qui n'étaient pas même bolchevicks... - -[6] Quinze mois plus tard, en effet, le Monténégro attaqua la Turquie. -Il est vrai qu'il s'était assuré quelques alliances... - -[7] Août 1911! C'était alors l'époque infiniment douloureuse où, sur -la menace prussienne, la France, abandonnant son droit, cédait à -l'Allemagne la moitié du Congo français, jadis découvert, exploré et -conquis par notre Brazza. De Stamboul incendié, la princesse Séniha -tressaillait à la pensée de notre humiliation. Car jamais, jusqu'alors, -un malheur français n'avait trouvé les cœurs turcs indifférents. - - - - LETTRE VII ET DERNIÈRE - - - _La princesse Séniha Hâkassi-zadeh_ - - _à madame Simone de La Cherté,_ - - _91, rue de Varenne, à Paris._ - - - Corne d'Or, 19 scheval 1329[1]. - - -O mes deux yeux tant aimés, je vous écris aujourd'hui la plus triste, -la plus douloureuse lettre que j'aie jamais écrite, de toute ma vie -très mélancolique pourtant! Je vous écris la dernière lettre que je -vous écrirai peut-être jamais... - -La dernière lettre... En traçant ces trois mots-là, ma plume s'est -cassée sur mon papier. Et il a fallu attendre qu'on m'en apportât une -autre. J'ai attendu, le front dans la main. Et j'ai songé... Est-ce -possible?... Est-ce moi qui écris?... Est-ce moi, la petite Séniha, qui -jette vers sa plus tendre amie ce terrible adieu définitif,--mortel?... -Est-ce moi, qu'on vient d'embarquer sur ce grand navire étranger, dont -le tumulte m'affole? est-ce moi qui vais partir pour ce voyage sans -fin, d'où je ne reviendrai peut-être jamais plus,--jamais, jamais?... - -Mais vous ne savez pas... D'abord, il faut que je vous dise... - -C'est si simple, d'ailleurs! Comment n'ai-je pas prévu? Comment -n'avons-nous pas prévu, tous?... tous ceux qui ne s'étaient pas -attaché, exprès, un bandeau sur les yeux? - -L'agression italienne[2], vous l'avez connue en même temps que nous -... avant nous, même... La première, vous m'avez écrit, alors, pour -me dire toute votre indignation, pour protester contre cette chose -abominable, ce vol à main armée, que l'Europe a toléré, comme elle fit -jadis pour le partage de la Pologne... Mais la suite,--qui s'en doute, -dans votre France, toujours si indifférente aux choses du dehors, et si -insouciante?... - -Alors, écoutez: notre peuple turc, longtemps aveugle, notre peuple, qui -avait salué la révolution avec tant de joie profonde, notre peuple, -qui avait cru avec une telle foi que c'en était fini de toutes les -misères, de toutes les humiliations, notre peuple, à présent, commence -à s'apercevoir de sa naïve erreur. Cette révolution qu'on acclamait, et -dans laquelle on avait mis tout espoir et toute confiance,--qu'a-t-elle -fait? qu'a-t-elle réalisé? quel est son bilan?--Au dedans, tyrannie, -état de siège, cours martiales, recul évident des questions féministes, -gaspillage de tous les trésors, de toutes les réserves, de tous les -budgets, de tous les emprunts. Au dehors, perte de la Bulgarie, perte -de la Roumélie orientale, perte de la Bosnie, perte de l'Herzégovine, -perte de la Tripolitaine, perte prochaine de la Crète, inimitié de -l'Angleterre, inimitié de la France, alliance allemande--l'alliance -du loup et du mouton![3]--révolte de l'Yémen, révolte de l'Albanie, -révolte du Kourdistan, révolte de la Syrie... Tout cela, oui! Voilà ce -que le peuple turc commence à mesurer de ses yeux tout d'un coup larges -ouverts! - -Et voici que sa colère s'éveille. Voici qu'il veut se venger--se -venger, dût-il souffrir et mourir de sa vengeance! - -Or, mes chers yeux clairvoyants, cette vengeance, sur qui va-t-elle -tomber--sur qui, sinon sur nous, sur nous, oui? - -Sur quels autres, en effet? Quand le comité,--le comité Union et -Progrès ... quels noms? quelle ironie affreuse!... quand ce comité -fatal et funeste arracha le pouvoir des vieilles mains d'Abd-ul-Hamid, -il n'était encore que la jeune, la très jeune réunion d'hommes -honnêtes et intelligents, courageux, dévoués au bien public, mais -inexpérimentés, inexpérimentés jusqu'à l'invraisemblable et jusqu'à -l'impossible! Ces gens naïfs crurent, eux aussi--comme le peuple--que -c'en était fini, par leur seule victoire, de tous les malheurs turcs, -et que, pour guider la Turquie vers le bonheur et vers la puissance, -il suffisait à ses chefs d'être probes et d'être bons! Hélas! quelle -erreur! Ni probité ni vertu ne prévaut contre l'universelle perversité -de tous les gouvernements du monde. Et le comité, tout irréprochable -qu'il ait été à l'origine, n'en a pas moins fait plus de mal à l'empire -qu'ensemble Medjid, Aziz et Hamid. Car ceux-ci, à eux trois, ont, -en trois quarts de siècle, coûté moins cher à la Turquie que les -Jeunes-Turcs en trois années... - -Donc, aux Jeunes-Turcs la faute! à tous, bons et mauvais--car il en -reste encore de bons, même aujourd'hui, même après ces trois années où -tant de brebis galeuses sont venues s'ajouter au premier troupeau!--si -bien que l'honneur même ne sortira pas intact de la lugubre aventure. -Hier encore, rentrant du Palais, mon mari, se jetant en larmes sur -notre divan, me criait cette phrase épouvantable: - -«Ils me tueront. Qu'importe! Mais ils diront après que c'est moi, moi, -qui ai perdu la patrie... Et l'histoire le croira. Et c'est peut-être -vrai...» - -Alors, voilà. Vous savez, à présent. Il me renvoie, avec ma Léïlah, -avec tout le harem. Il ne veut pas que nous restions auprès de lui. Il -dit qu'il se défendra mieux, seul, qu'il luttera plus habilement contre -l'ennemi du dehors et contre l'émeute du dedans. Toutes, nous venons de -nous embarquer sur le paquebot français qui part pour Beyrouth. Toutes -quatre, sa mère, sa tante, Léïlah et moi. De Beyrouth, nous irons à -Damas. De Damas, plus loin. Je ne sais où, au juste. Une ville perdue, -dans le désert des sables, hors de toute atteinte. Le pacha possède -là-bas un vieux domaine. C'est dans ce domaine que nous attendrons ... -que nous attendrons la fin...! - -Quelle fin? O mes deux yeux aimés, permette Allah le miséricordieux que -cette fin-là soit seulement la mort, la mort douce et prompte!... - -Les Italiens n'ont pas commis qu'un vol. Ils ont commis aussi un -assassinat. Ils ont tué notre nation,--tout à fait comme, jadis, les -Russes tuèrent la Pologne. Ils l'ont tuée sciemment, de sang-froid, -avec préméditation. La Turquie était comme une femme qui accouche. Elle -accouchait de sa liberté, de sa civilisation, de son progrès. Elle -accouchait, geignante et douloureuse, désarmée, au centre du cercle -hostile de nations voisines et avides, la Grèce venimeuse, la Serbie -inquiète, la Bulgarie féroce, et, plus loin, l'Autriche, l'Allemagne, -la Russie. Par un accord tacite, par une pudeur, peut-être, nulle de -ces nations-là n'avait encore osé se jeter à la gorge de la malade -sacrée. Mais ce que n'avaient osé ni la Russie, ni l'Allemagne, ni -l'Autriche, ni la Grèce, ni la Serbie, ni la Bulgarie[4], l'Italie -l'a osé. Maudite à jamais soit-elle! Elle a déchaîné la meute. Tous -les appétits, toutes les convoitises vont surgir. D'heure en heure, -le danger augmente. L'instant suprême approche,--l'instant de la -mort.--Maudite soit l'Italie, et maudite l'Europe! Maudits, les mauvais -bergers, gardiens de peuples, qui, tous ensemble, ont détourné la tête, -et laissé s'accomplir le crime! Il n'y a plus de foi, plus de traités, -plus de serments. Puisse donc tout le sang versé retomber sur chaque -main coupable, sur chaque tête complice, sur chaque cœur perfide! Et -puissent mes larmes aussi retomber, lourdes, amères, empoisonnées!... - -On va lever l'ancre. Je vous dis adieu, ô ma sœur tendre... Je dis -adieu à tout ce que j'ai aimé, à ma patrie, à ma ville, aux chères -mosquées, à vous... N'oubliez pas, n'oubliez jamais!... - -N'oubliez jamais qu'ici vivait, vit encore un peuple qui est le plus -brave, le plus loyal, le plus honnête et le plus doux de tous les -peuples au monde. Et n'oubliez pas, n'oubliez jamais comment et par qui -ce peuple va mourir... - -Et n'oubliez pas non plus votre petite sœur triste, triste infiniment, - -SÉNIHA. - - -[1] 11 octobre 1911. - -[2] L'agression italienne de 1911, dirigée contre la Turquie pour le -rapt de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque. - -[3] Il n'est pas discutable que, si la Turquie se jeta finalement dans -les bras de l'Allemagne, la faute en fut à l'Angleterre et à la France, -qui prirent contre la Turquie, toujours, le parti de tous ses ennemis. - -[4] Il convient d'être juste. Ces lettres furent écrites en 1911. -Depuis, l'événement prouva qu'en effet la Grèce, la Bulgarie et la -Serbie n'avaient pas «osé» se jeter à la gorge de la Turquie malade: -mais c'était pour attendre que la Turquie fût, en outre, blessée -grièvement par le poignard italien. Alors, tout de suite, les nations -balkaniques, dès 1912, «osèrent». - - - - _EN FAÇON D'ÉPILOGUE_ - - -Ces lettres, la princesse Séniha les avait écrites au cours de cette -mauvaise année 1911, qui vit le commencement de la catastrophe -ottomane. Depuis, on sait ce qui s'est passé:--Vaincue par l'Italie; -vaincue par la quadruple alliance des Grecs, des Serbes, des -Monténégrins et des Bulgares,--lesquels, d'ailleurs, n'eurent pas -plutôt déchiré leur proie qu'ils s'entre-déchirèrent eux-mêmes -sur cette proie sanglante, luttant à qui boirait le plus de sang -chaud;--bafouée par toute l'Europe, oui, toute!... laquelle Europe -s'empressa de donner le coup de pied de l'âne au vieux lion turc -expirant; trahie même par la France qui, dans son ignorance enfantine -de toutes les questions extérieures, de toute la géographie et de -toute l'histoire,--de toute sa propre histoire même! applaudit alors -stupidement à la défaite d'une bonne, d'une loyale nation qui avait -été son alliée, sans jamais manquer au pacte d'alliance, de 1527 à -1914;--bref, écrasée, dépecée et saignée à blanc, la Turquie perdit -coup sur coup toutes ses possessions d'Afrique et d'Europe, et beaucoup -de ses provinces d'Asie, encore que toutes fussent turques de cœur -et d'âme, turques légitimement, turques pour les trois quarts de -leur population, les immigrants mêmes y compris! Ce n'était vraiment -pas à tort que la princesse Séniha, quittant Constantinople pour -l'Anatolie,--pour Angora peut-être,--abandonnait toute espérance et -priait seulement Allah, le Miséricordieux, que désormais la fin, pour -elle et pour sa race, fût simplement douce, s'il se pouvait, et, s'il -ne se pouvait pas, prompte... - - - -Depuis... - - -Au fait, depuis... qu'est-elle devenue, la pauvre princesse?... - -Nous, ses correspondants d'autrefois, n'en savons rien... - - - -En 1913, il semblait véritablement que la Turquie eût bu la -lie de son calice. Pour elle, un pire malheur ne pouvait guère -s'envisager:--Gardien des détroits,--gardien des Dardanelles -et du Bosphore,--le Sultan n'était-il pas l'état-tampon par -excellence? l'état-tampon fait exprès pour écarter l'une de -l'autre ces deux rivales séculaires, la gigantesque Angleterre et -la gigantesque Russie?--Londres, comme Pétersbourg, se fût alors -opposé systématiquement à toute modification d'un _statu quo_ qui, -seul, s'était prouvé capable de maintenir en équilibre la balance -européenne... - -Hélas! 1914 vint... L'Allemagne avait su profiter des fautes, des -ignorances et des lâchetés du reste de l'Europe. Constantinople, -ulcérée par l'injustice occidentale, était mûre pour les projets -allemands. Le Gouvernement Jeune-Turc, criminel une fois de plus, -précipita la Turquie--sans même qu'elle s'en rendît compte--dans le -conflit. Et ce fut le désastre final. Quand la paix revint, la perfidie -anglaise avait déclenché la révolution russe; c'est-à-dire qu'il -n'y avait plus de Russie; et la France ne sut pas mesurer à temps -le nouveau péril dont tous ses intérêts orientaux étaient menacés. -Bref, Pétersbourg n'étant plus là pour s'y opposer, et Paris n'y -songeant pas[1], Londres jugea unique cette occasion de se substituer -soi-même au Sultan. Le maréchal Franchet d'Espérey avait pris -Constantinople: les généraux anglais se chargèrent de l'occuper,--à -titre définitif.--Une fois de plus, Bertrand avait tiré les marrons du -feu, et Raton les mangeait. - - - -Quant à la princesse Séniha... - -Jusqu'en 1918, il nous arriva d'avoir encore de ses nouvelles. Un des -derniers rois qui règnent en Europe, et le dernier je crois, qui soit -tout à fait un grand roi,--qui soit aussi tout à fait un galant homme, -un gentilhomme et un grand cœur,--ce roi-là, prenant en pitié la douce -infortune de notre princesse lointaine, chassée d'abord de sa maison, -puis de sa ville, puis, peu à peu, chassée de son pays, daigna lui -servir de vaguemestre ... lui fit passer des courriers d'Europe--malgré -la guerre!--et fit aussi passer en Europe les quelques lettres qu'elle -écrivait encore. - -Mais quand la paix vint, tout fut fini, le blocus anglais, plus -rigoureux que l'autre, exila définitivement du monde occidental, du -monde parisien, la pauvre petite princesse Séniha, qui aimait tant -Paris... - - -Définitivement?... - -Au fait, qui sait? La Turquie était un corps si sain qu'il semble que -ce corps, même amputé de sa tête, se résout difficilement à mourir. -L'Angleterre a beau lancer contre Angora tous ses valets athéniens, le -dernier mot n'est peut-être pas dit! Et peut-être reverrons-nous un -jour, dans une Turquie obstinément libre, une princesse Séniha libre, -elle aussi, d'écrire à qui bon lui semble, et de raconter véridiquement -toutes ses souffrances, malgré la Grèce, malgré l'Arménie, malgré les -soviets,--et malgré l'Angleterre. - - -[1] Paris, qui ne savait pas où est Mossoul, ne savait peut-être pas -non plus où est Constantinople? Ou, peut-être encore, Londres avait-il -mis, sur les yeux de Paris un bandeau d'or? - - - - * * * * * - - - - CONSCIENCE TURQUE - - -En ce temps-là, il était une Turquie... - - -C'était il y a longtemps,--avant que je n'eusse maison, femme et tout -ce qui s'ensuit. J'étais donc parfaitement heureux, ou du moins, je -crois me souvenir que je l'étais, ce qui revient au même... - -Il y a longtemps!... J'habitais alors du 1er janvier à la -Saint-Sylvestre à bord de mon vieux _Saint-Albans_... Vous vous -rappelez?... Cette goélette qui avait gagné, en 1895, la coupe du -prince de Naples. Je l'avais un peu transformée; j'en avais fait un bon -bateau de croisière, confortable assez pour les longues flâneries. Et -le fait est que, l'année dont je parle, le _Saint-Albans_ me promena, -six mois durant, d'un bout de la Méditerranée à l'autre: Nice, Gênes, -Naples, la Corse, la Sicile, Malte, Cattaro, Corfou, Lépante, Corinthe, -Athènes, Santorin, Rhodes, Chypre,--et Brousse, et Stamboul, et -Trébizonde,--et le Caucase, et cette émeraude sertie d'aigues-marines -qu'est la Crimée,--je ne sais fichtre pas où mon ancre n'est pas -tombée, par quelque soir d'or rouge ou quelque matin d'émail bleu!... - -Ma parole, ce fut vraiment le plus joli temps de ma vie. Et il durerait -encore, si j'avais été alors assez riche pour suivre jusqu'au bout ma -fantaisie. Mais, contrairement au proverbe, jeunesse ne peut jamais. -L'entretien d'une goélette de vingt tonneaux n'est pas l'affaire d'un -pauvre diable. J'avais huit hommes d'équipage qui mangeaient comme -seize, et un patron qui exagérait les galons d'or de ses manches: des -galons à douze francs le mètre! En outre,--et c'est là que j'en voulais -venir,--dans chaque port où s'imposait un ravitaillement, les indigènes -nous écorchaient vifs. Italiens, Maltais et Grecs guettent aujourd'hui -les yachts comme leurs pirates d'ancêtres ont jadis guetté les galères -chargées d'épices. L'abordage et l'incendie n'en sont plus; mais c'est -tout juste!--simple concession à la gendarmerie internationale.--On -ne massacre plus l'étranger; mais on continue de le piller jusqu'à -fond de cale. A telle enseigne que notre ami Vanderbilt lui-même se -ruinerait à acheter trop d'olives noires aux aubergistes de l'Archipel. -J'ai souvenance, spécialement, d'un pope de Chalcis en Eubée, lequel, -épicier à ses moments perdus, nous rançonna, nous, chrétiens, comme -il n'aurait pas rançonné des fils du Prophète! Et je songeai ce -jour-là, non sans terreur, que la prochaine escale devant être Chanak -en Turquie, ma bourse de giaour achèverait assurément de s'y vider -d'un seul coup. Qu'attendre, en effet, des mécréants, quand les purs -orthodoxes nous traitaient de Turcs à Maures? - -Cependant, le _Saint-Albans_ cinglait vers les Dardanelles. Un beau -matin, je vis à main gauche les falaises thraces, jaunes et blanches, -et à main droite, les douze moulins à vent qui dominent le tumulus -d'Achille et le tumulus de Patrocle. Le détroit s'ouvrait au milieu. - -Le _Saint-Albans_ y entra. En trois bordées, nous fûmes devant Chanak, -qui est une petite ville peinturlurée, au bord de l'eau. Là étaient, en -ce temps reculé, qui fut le bon temps, les postes ottomans gardiens des -détroits. - -Je mouillai le yacht et j'armai le canot pour aller à terre. La veille -au soir, nous avions soupé d'une boîte de conserves, la dernière. -L'achat d'un mouton n'était point un luxe. - -Or, le canot allait accoster, et déjà je prenais mon élan pour sauter -sur le quai, quand ne voilà-t-il pas qu'un grand diable de soldat turc, -en sentinelle, jailli de sa guérite comme un diable de sa boîte, nous -couche en joue sans crier gare, et m'ordonne ensuite du ton le moins -cordial de faire demi-tour et de m'en retourner d'où je venais! J'avais -oublié, assez stupidement, qu'il fallait un passeport pour débarquer -sur terre ottomane[1]. - -Le cas était épineux. Demander au consulat d'intervenir? Oui, -évidemment. Mais je ne m'illusionnais pas sur le procédé: ce serait -lent. La diplomatie française est formaliste. Et je ne tenais pas à -mourir de faim en l'honneur du protocole. - ---Que diable!--pensai-je,--nous sommes en Turquie, et la Turquie est la -patrie du backchich! - -(Je le croyais sur la foi des on-dit.) - -Je tirai de ma bourse une superbe pièce d'or,--c'était encore aussi -l'époque fabuleuse des monnaies qui trébuchaient!--une livre turque de -vingt-trois francs, à l'effigie de Sa Majesté Impériale Elle-même. Et, -ayant montré de loin la dite pièce au dit soldat, je la jetai à ses -pieds, m'attendant à voir le désagréable fusil se relever aussitôt. - -J'étais loin de compte. Le fusil ne se releva pas du tout. Et ma livre -turque, dédaigneusement renvoyée d'un coup de botte, vint retomber -au milieu du canot. L'Osmanli n'avait même pas voulu souiller, en la -touchant, ses mains incorruptibles. J'en demeurai bleu! Depuis mon -départ de France, c'était la première fois qu'un indigène méditerranéen -refusait mon argent. - -La situation n'en était pas plus drôle pour cela. Il n'y avait rien -d'autre à faire que de retourner à bord du yacht. C'est ce que je fis, -mélancoliquement. - -La journée se passa, lente. J'échangeai tous les télégrammes -imaginables avec le consul. Ce nonobstant, la nuit tomba, sans qu'une -solution fût intervenue. Et nous commencions d'avoir faim. - -A minuit, je pris un parti: - ---Armez le canot!--commandai-je.--Allons, garçons, du leste! et -surtout, pas de bruit! - -Un canot qui se faufile la nuit, le long d'un quai, cela ne se remarque -guère. Et puis, quoi! ils étaient peut-être couchés, les soldats turcs! - -De fait, ils l'étaient. La fâcheuse guérite ne recélait plus personne. -Et notre débarquement à la cloche de bois s'effectua sans encombre. - -Je laissai le canot accosté, sous la garde d'un seul homme. Et je me -hâtai, avec le reste de mon monde, de m'écarter prudemment du quai, et -même de la ville. Chanak me semblait plein d'embûches. Pour l'achat du -mouton, objet de mes rêves, le moindre village suffisait évidemment, et -ne laissait pas d'être préférable. - -A une lieue dans l'intérieur, nous trouvâmes une sorte de hameau pourvu -d'une place et d'un marché. L'aube naissait comme nous y arrivions. -Déjà les bergers parquaient leur bétail entre les piquets reliés par -des cordes; et les maraîchers étendaient à même le sol leurs choux, -leurs carottes, leurs artichauts et leurs asperges, cependant que -s'amoncelaient de réjouissants sacs de pommes de terre, et que tous les -fruits d'Anatolie, apportés à dos de bourricots, descendaient des bâts -et des hottes, et s'alignaient sur des nattes d'osier. - -Tout de suite, j'entamai les négociations. Et tout de suite ma -stupéfaction fut immense. Le mouton, les légumes, les pastèques, le -raisin, tout était d'un bon marché inouï, fantastique, invraisemblable. -Quelque paradoxal que cela fût, les marchands turcs ne volaient point. -J'avais affaire à d'honnêtes gens, exception unique de Gibraltar à -Constantinople! - -Abasourdi, j'achetai sans liarder, et je payai rubis sur l'ongle. -Les bonnes gens n'en profitèrent point. Et il ne me parut pas que ma -dernière emplette fût moins avantageuse que la première. - -Bénissant du fond de l'âme les Turcs et la Turquie, je chargeai -finalement ma petite cargaison sur deux ânes loués à l'ânier du -village. Et je repris vivement le chemin de Chanak. Le jour s'était -levé et je n'envisageais pas sans crainte l'opération du rembarquement -sous les yeux de la sentinelle, probablement réveillée à l'heure qu'il -était. - -Je poussais donc de mon mieux mes deux ânes, quand, tout à coup, un -cavalier, lancé du village à notre poursuite, nous rejoignit et nous -intima l'ordre très net de rebrousser chemin. - ---Aïe!--pensai-je.--Ça marchait trop bien. Voici l'ère des difficultés -qui s'ouvre. - -Sur la place du village, au beau milieu du marché en rumeur, cinq ou -six longues barbes nous attendaient. C'étaient le cadi et les notables. -Je jugeai politique de saluer cérémonieusement. On me rendit mes -révérences avec la plus grave courtoisie. - -Mais je n'étais pas dupe de ces salamalecs. Derrière le cadi, je -voyais, rangés sur une ligne et l'air penaud, tous les marchands à qui -j'avais eu affaire. Sans nul doute, ces pauvres gens, coupables d'avoir -vendu leurs comestibles à des chiens d'infidèles, allaient expier ce -forfait séance tenante. Et j'étais cité comme complice... - -J'avais bien deviné. Le cadi, impératif, fit décharger d'abord mes deux -bourriques, et procéda à un véritable inventaire. Tout fut examiné, -retourné, pesé. On compta jusqu'aux pommes de terre. - -Comme vous pensez, je n'avais garde de protester le moins du monde: je -ne tenais point à aggraver mon cas. - -Les marchands s'avancèrent ensuite l'un après l'autre. Il y eut -interrogatoires et plaidoiries, auxquels bien entendu je ne comprenais -rien. Le cadi, implacable, désignait d'un doigt vengeur chaque tomate -et chaque concombre. Les coupables, très contrits, avouaient leur -crime, humblement. - -Enfin, un sac fut apporté. Chaque marchand sortit son escarcelle, -et paya en la main du cadi une amende de quelques piastres. Le cadi -vérifiait, au fur et à mesure, avant de verser l'argent dans le sac -béant. Quand tout le monde fut quitte, on ferma le sac et on le lia -d'une cordelette. - -Et c'est ici que l'histoire devient miraculeuse! Écoutez bien:--Sur -un signe du cadi, on rechargea ma cargaison sur mes deux ânes. On -me restitua le tout. Et le cadi ... écoutez, écoutez! le cadi, me -congédiant d'un geste affable, _me remit_, À MOI, _le petit sac plein -de piastres_... - -J'écarquillai des yeux énormes. L'iman de la mosquée, vieillard très -vieux, vaguement polyglotte, appela tout ce qu'il avait su de français, -pour m'expliquer: - ---C'est parce que les marchands avaient gagné sur -toi,--prononça-t-il.--Oui, ils avaient gagné le dix pour cent. Et il -ne faut pas gagner sur l'étranger ... parce qu'il est écrit dans le -Livre[2]: - - - Tu traiteras l'étranger comme ton hôte... - - -Lors, je m'en retournai vers le _Saint-Albans_, méditant ce qui est -écrit aussi, ailleurs ... dans notre Molière, je crois: - - - Vraiment oui, de la conscience à un Turc... - - - -[1] En ce temps-là, pour être tout à fait exact, il ne fallait guère de -passeport que pour débarquer en Turquie, en Russie et en Perse. Mais, -depuis, le progrès a marché; et actuellement, aucune frontière n'est -exonérée de cette coûteuse formalité. - -[2] _Le Livre_, le Coran. - - - - * * * * * - - - - HISTOIRE DE CHAT - - - _A mon maître Pierre Louÿs._ - - -Le commencement de l'histoire, ce fut aux marches de marbre du -débarcadère d'artillerie, à Top-Hané. - -En ce temps-là, Constantinople était encore turque, tout à fait. -C'est-à-dire qu'on y était presque en France; comme on y est presque en -Angleterre, aujourd'hui. - -Le canot de notre croiseur était à quai. Nous étions trois officiers -près de rentrer à bord. Comme nous allions embarquer, un chat gris -surgit je ne sais d'où et vint tout au bord de l'eau flairer nos -avirons. - ---Tiens!--dit quelqu'un,--un chat turc! - -Il était turc indubitablement, puisqu'il n'avait pas peur de nous. -Les chats de Constantinople, en effet, se divisent en deux catégories -bien tranchées: les chats turcs, qui habitent les quartiers musulmans -où tout chacun fut toujours bon pour les bêtes; et les chats grecs -ou arméniens, qui habitent les quartiers _rayas_, où les chrétiens -d'Orient, grégoriens ou orthodoxes, sont assez bassement cruels pour -tout ce qui est faible. Les chats de ces quartiers-ci se sauvent tant -qu'ils peuvent dès qu'ils aperçoivent figure humaine. - -Le chat gris de Top-Hané était un chat turc; en sorte qu'après une -hésitation très courte il prit son parti et, d'un bond, fut au milieu -du canot français. - -Un canotier, gentiment, le happa par la peau du cou: - ---Faut-il le remettre à terre, capitaine? - -Il s'adressait à moi: j'étais le plus ancien officier. Je haussai les -épaules: - ---Gardons-le, ce chat ... s'il veut absolument mettre son sac à bord!... - -Le sourire des hommes approuva. Sur les vaisseaux de la République, on -est exactement comme dans les villes de Turquie: bon pour les bêtes. - - -Une demi-heure plus tard, le chat gris, juché sur mon épaule, passa -la coupée du croiseur. Et, l'instant d'après, je le déposai sur les -coussins du carré[1]. Un carré, c'était du nouveau, pour un chat. La -petite tête grise, curieuse, mais confiante, tendit vers les quatre -points cardinaux un museau triangulaire et deux yeux ronds. Nous -n'étions pas des gens somptueux, il s'en fallait: on mangeait sans -nappe à notre table. Sur cette table de simple teck, perforés en -quinconces pour les chevilles à roulis, le chat turc estima qu'il -pouvait bien sauter; et nous estimâmes qu'il n'avait pas eu tort. -C'était l'heure du dîner. On mit un poisson dans une assiette et l'on -poussa l'assiette sous le nez du chat, qui ne fit point de cérémonies. - - -C'était d'ailleurs un chat très maigre. Dans les quartiers turcs de -Constantinople, il n'y a jamais beaucoup à manger pour les animaux -parce qu'il y a toujours très peu à manger pour les hommes. - - -Et ce qui devait arriver arriva: le chat mangeant trop vite s'étrangla; -s'étrangla tout de bon, une longue arête lui ayant percé la gorge. - -Il suffoqua tout de suite et râla, les quatre pattes écartelées, le nez -en l'air, la gueule désespérément ouverte. - -Immédiatement, chacun repoussa sa chaise, et l'on fit cercle autour du -chat. Les yeux dilatés de la bestiole nous dévisageaient tous, les uns -après les autres, comme pour un suprême recours en grâce. - -Et, d'instinct, je me tournai, moi, vers le médecin du bord: - ---Docteur, on ne peut rien faire pour cette bête? - ---Peut-être bien!... pourquoi pas?... - -Notre docteur était un vieil homme qui s'était jadis conduit en héros -dans je ne sais plus quelle épidémie coloniale terrible comme une -grande guerre. Il y avait gagné un galon, une rosette, et une infinie -douceur dont il ne faisait pas bénéficier les seuls hommes: les bêtes -en obtenaient leur part. - - -Cependant, nous avions débarrassé un coin de la table, et nous nous -étions comptés quatre pour y renverser le chat. Il gisait maintenant -sur le dos, les quatre pattes empoignées par quatre mains, les deux -mâchoires large écartées et solidement tenues. Et le docteur, penché -sur lui, s'efforçait d'inspecter la gorge d'où suintait un peu de sang. -Au bout d'un temps, le docteur se releva: - ---L'arête,--dit-il,--est entièrement sous la muqueuse, impossible de la -saisir ainsi. Il faut un coup de bistouri! - -Quelqu'un plaignit le chat: - ---Pauvre bête! - ---Oh! il s'en tirera,--fit le médecin.--Un coup de bistouri, ce n'est -rien à donner. Je vais faire le nécessaire... Mais tenez bien le -chat!... qu'il ne bouge pas!... - -Ce fut l'affaire de six secondes. Je tenais l'une des pattes. Je -sentis dans toute ma paume et le long de tous mes doigts le profond -tressaillement de la bête entamée par l'acier. Le chat râlait, il ne -pouvait miauler. - -L'instant d'après, c'était fini. L'arête était extraite. - ---Attention!--fit l'opérateur:--lâchez tous ensemble, au commandement -... sinon, gare les griffes!... et sautez en arrière!--Attention!... -un, deux, trois... hop! - -Toutes les mains s'étaient ouvertes et nous avions tous reculé. Très -inutilement d'ailleurs: le chat, roulant doucement sur lui-même, -s'était remis sur ses quatre pattes sans violence, et ne montrait -aucune colère. - -Quelqu'un dit: - ---On dirait qu'il ne nous en veut pas?... Il a l'air de comprendre... - -Il comprenait sans doute. Il comprenait même si bien, et il nous en -voulait si peu, qu'au bout d'un quart de minute il s'en fut gravement -vers le médecin tout éberlué, et, levant vers lui le beau regard de ses -yeux verts, lui lécha les deux mains l'une après l'autre... - - -C'était un chat turc... - - -[1] Faut-il expliquer aux lecteurs français, mal au fait des choses -de la mer, que la _coupée_ d'un navire est exactement la porte par -laquelle on y peut entrer, et que la grand'chambre des officiers -s'appelle un _carré?_ - - - - * * * * * - - - - HISTOIRE DE CHIENS - - - _Pour la Souléïmanieh djami._ - - -Pour commencer, il faut qu'on le sache: j'aime les chats et je n'aime -pas les chiens. Goût, certes, bizarre et déraisonnable: l'homme, -animal égoïste au plus haut point, prise d'abord chez les animaux, ses -voisins, la servilité, l'obséquiosité et la platitude, toutes vertus -«chiennes» par essence. J'apprécie, moi, l'indépendance, l'orgueil et -la dignité, trois vices que les chats possèdent et cultivent. Rien -ne m'est plus odieux que de subir, à propos de rien, la tendresse -exubérante du premier chien inconnu, et son entêtement à lécher la -poussière de mes bottes. Rien ne me plaît autant que d'obtenir, à grand -effort de politesse délicate et d'attentions choisies, la sympathie -rarement exprimée de mon propre chat, lequel, d'ailleurs, a toujours -refusé de se considérer comme mon esclave et consent seulement à être -mon ami.--Vous me trouvez ridicule?--Soit! Mais dites-vous bien que -si je ne vous rends pas, moi, la pareille, c'est par pure et simple -courtoisie! Je me tais, mais je n'en pense pas moins... - -Donc, j'aime les chats et je n'aime pas les chiens. A cette règle, -j'apporte toutefois une exception: il est une race de chiens que j'ai -aimée et que j'aime. Ne cherchez pas laquelle. Il ne s'agit ni de -colleys, ni de loulous, ni de fox. Je professe à l'endroit de toutes -ces bêtes de luxe la même horreur dégoûtée. Et je n'ai guère moins de -mépris pour les bêtes de garde ou pour les bêtes de chasse. La seule -race canine qui trouve grâce à mes yeux n'est pas une race domestique: -c'est la race très primitive des chiens errants de Turquie, chiens -véritablement libres, sans maître ni chenil, sans laisse ni collier, -chiens dédaigneux et faméliques, chiens fiers, chiens, pour tout dire, -très peu «chiens», et presque dignes d'être «chats». - -A ces bêtes demi-sauvages, la vie indépendante a conservé des vertus -qui ne se trouvent plus dans la niche de Mirza, ni d'Azor: les chiens -turcs,--chiens de Scutari, chiens de Brousse, chiens de Konia, et jadis -chiens de Constantinople[1],--les chiens musulmans, chiens libres, -sont graves, raisonnables, pensifs et philosophes. Ils endurent en -silence la pluie et la neige, mais, par contre, n'endurent d'aucune -façon les injures des méchants hommes, et ne savent pas lécher la main -qui les frappe. Ce qui ne les empêche pas d'être de très bons chiens, -pacifiques et courtois, mordant seulement quand il est indispensable -de mordre. J'imagine que la société de leurs compatriotes, les hommes -turcs, leur a servi d'éducation: car les hommes turcs sont eux-mêmes -des hommes excellents, très courtois et très pacifiques, et qui jamais -n'ont abusé de leur force pour battre enfants, femmes ni animaux. Peu -importe, d'ailleurs: éduqués on non, les chiens errants de Turquie -sont d'irréprochables chiens. Et le gouvernement jeune-turc, qui, sous -prétexte de civilisation, prétexte aussi vaniteux que barbare, en -massacra naguère soixante ou quatre-vingt mille à Stamboul, à Galata, -à Péra, et dans tous les villages du Bosphore, se montra dans cette -occurrence infiniment plus cruel et sanguinaire que jamais n'avait été -le vieil Abd-ul-Hamid, Sultan prétendu Rouge. Par la suite, ce même -gouvernement massacra pareillement la Turquie elle-même. Il ne fallait -pas être grand prophète pour prévoir ceci, ayant vu cela... - -Mais c'est de chiens qu'il s'agit ici et non d'hommes,--_insh'Allah!_... - -Or, les chiens errants de Turquie ne vivent pas du tout, comme -vous pourriez le croire, en chiens anarchistes, sans traditions, -coutumes, code et lois. Leur République est, au contraire, un État -merveilleusement policé. Et il me fut donné jadis d'en admirer -la civilisation pittoresque, à Constantinople même, au temps où -Constantinople possédait encore sa population de chiens libres. -Constantinople, capitale à peine moins vaste que Paris, se divise en -une centaine de quartiers. Pareillement, les chiens de Constantinople -se répartissaient en une centaine de hordes, dont chacune, domiciliée -dans un quartier qui lui était propre, n'en sortait jamais, et veillait -avec rigueur à ce qu'aucun chien d'autre quartier n'y risquât ses -pattes. Moyennant quoi, la République vivait en paix. Chaque mère de -famille élevait sans bataille sa progéniture, et obtenait de plein -droit la meilleure place aux tas d'ordures d'où la communauté tirait -le plus clair de son humble subsistance. Oh! ce n'étaient point là -festins, ni banquets. Mais le chien turc est sobre. Et il sait attendre -patiemment l'aubaine rarissime du passant débonnaire, en humeur -d'acheter, pour les pauvres chiens, deux _métallicks_[2] de pain noir, -régal miraculeux dont toute une famille se pourlèche plusieurs jours -durant. - -Il m'est arrivé, à moi, qui écris cette histoire, d'être ce débonnaire -passant. - -Je me souviens d'un jour très ensoleillé... C'était il y a bien des -années, un jour de juillet ... oui: le 20 juillet 1904. L'histoire -est vraie, vous voyez ... je n'invente pas... Ce jour-là, j'étais, -aux approches de midi, sur le point d'entrer dans le harem de la -Souléïmanieh djami... La Souléïmanieh djami, c'est la plus splendide -des splendides mosquées de Stamboul, et l'on nomme _harem_ la grande -cour carrée et cloîtrée qui précède les sanctuaires musulmans. - -J'allais donc entrer là. Non pas seul: une amie m'accompagnait, une -amie qui, ce 20 juillet-là, m'accompagnait pour la première fois, et -qui, depuis, n'a jamais cessé, même après qu'Allah eut séparé nos -destinées, de marcher à côté de moi sur tous les plus durs chemins de -ma vie... - -Nous étions, elle et moi, fatigués. Devant la porte de la mosquée, -trois grandes colonnes de porphyre gisaient, renversées par les -siècles; trois colonnes qui, sans doute, soutinrent quelque portique du -temple byzantin debout, il y a six cents ans, en ce même lieu... Et, -sur le fût d'une de ces trois colonnes, mon amie et moi nous assîmes. - -Alors, tout à coup, une chienne turque sortit d'un trou creusé sous la -colonne; une très jeune chienne dont les mamelles longues et plates -attestaient un allaitement tout juste achevé: une pauvre chienne, dont -les côtes saillaient pointues sous la peau. Évidemment, il n'y avait -guère à manger dans le quartier, surtout pour une maman dont les bébés, -sevrés de la veille, commençaient probablement d'avoir faim sans rime -ni raison. - -Mon amie appela la chienne, et la chienne, ayant d'abord réfléchi -prudemment, vint. Un marchand de pain noir passait fort à propos sur la -grande place déserte. Je le hélai et mon amie acheta beaucoup, beaucoup -de pain noir. La chienne, éblouie, vit sous ses pattes une semaine pour -le moins de liesse et de bombance... - -Pénétrée de gratitude, cette chienne-là,--une maman chienne,--voulut -prouver sur-le-champ sa joie et sa confiance. Et, pour ce faire, -elle fit comme auraient fait toutes les autres mamans de l'univers: -plongeant avec précipitation dans son trou, sous la colonne, elle en -émergea l'instant d'après, portant à bout de gueule deux chiots, qui -étaient les siens, et qu'elle nous présenta dans toutes les règles -les plus protocolaires. C'étaient de jolis chiots: aussi potelés, -aussi grassouillets que leur mère était elle-même étique, ce dont -elle semblait tirer un bien légitime orgueil. Sous nos yeux, pour que -nous ne nous méprenions pas sur le sens de cette maigreur et de cet -embonpoint significatifs, notre nouvelle amie partagea à coups de -dents, entre ses deux marmots, le repas du jour, puis s'en fut remiser -en lieu sûr le surplus des provisions. Après quoi, revenant, elle dîna -des restes de ses petits, et les chiots laissaient peu de restes. Puis, -enfin, la famille entière réintégra sa façon de terrier. - ---Quand je ne serai plus ici,--me dit alors mon amie... (elle allait -s'en retourner vers son pays très, très lointain, et plus froid que -neige et que givre...)--quand je ne serai plus ici, vous reviendrez sur -cette place, et vous achèterez encore du pain pour ces mioches et pour -leur maman ... n'est-ce pas?... Promettez?... - -Je promis. Et je tins. Je revins... - -Je revins au bout d'une quinzaine. Sur le même fût de colonne je me -rassis. Et la place autour de moi brilla de sa même magnificence. Il -faisait le même soleil, éblouissant. Et pourtant, parce que, cette -fois, j'étais seul là où nous avions été deux, il me parut que toute la -splendeur du lieu était ternie. - -Le trou sous la colonne ouvrait son boyau sombre. La mère chienne -n'était pas là. Mais je devinais qu'elle ne pouvait être bien loin, le -code canin lui interdisant toute excursion hors du quartier. J'attendis -donc. Et, en attendant, l'idée me vint d'enfoncer un bras dans la -tanière. Les chiots y devaient être. Ma main rencontra, en effet, le -petit tas de chair tiède. Alors, pour les voir à mon aise, je pris les -deux bestioles l'une après l'autre et les mis au soleil. Ils pleurèrent -incontinent, pas très fort. - -Pas très, mais assez! Dans le temps de trois gémissements, le quartier -entier, flairant un crime possible, accourut à la rescousse. Je fus le -centre d'un cercle de cinq cents chiens, tous hurlant à plein gosier. -Aucun, d'ailleurs, ne montrait les dents: les petits chiots, intacts à -mes pieds, prouvaient mon innocence. Mais je crois bien que, coupable, -mes mollets, pour le moins, eussent couru quelques risques. - -Et, alors, un véritable coup de théâtre se produisit: - -La mère chienne, avertie, arrivait déjà, galopant au secours de sa -progéniture. Elle se précipitait, toute langue dehors, craignant sans -doute le pire. Mais tout à coup, elle me vit et me reconnut. - -Alors, ce fut le plus étrange, le plus prodigieux spectacle! En un -clin d'œil, il n'y eut plus un seul chien sur la place. Tous, informés -par un aboi éperdu, avaient fait demi-tour. Et la chienne, à plat -ventre dans le sable, et la langue sur mes souliers, me suppliait, -visiblement, d'accepter mille excuses, et les plus humbles, pour -l'inconvenante réception qui venait de m'être faite, de m'être faite à -moi! un ami, un bienfaiteur! à moi, que ces bébés stupides n'avaient -même pas su reconnaître!... outrage inconcevable, qu'on me conjurait de -daigner oublier!... - -Quand j'eus caressé la pauvre tête aplatie, et hélé le marchand de pain -noir, pour sceller d'un festin notre réconciliation, la mère, relevée -d'un bond et joyeuse, fit d'abord mille pirouettes. Mais ensuite, -ramenée au souci de son devoir maternel, elle me stupéfia par la plus -extraordinaire preuve d'intelligence et de civilisation qui jamais -m'ait-été donnée par aucune bête au monde: - -Attrapant d'une gueule vigoureuse ses deux chiots l'un après l'autre, -elle vint les secouer, sévèrement, sous mes yeux: sans nul doute, en -manière de correction indispensable et légitime. Il seyait évidemment -de ne pas molester les hommes charitables qui achètent pour les chiens -affamés le précieux pain noir. Et il seyait d'enfoncer dans la caboche -des bébés chiens cette vérité utilitaire, fût-ce à bons coups de dents -dans les oreilles... - - - -_P.-S.--Il est superflu de rappeler ici l'abominable, le hideux -massacre qui supprima les chiens errants de Stamboul, en 1910. Mais il -n'est que juste d'innocenter les Turcs, les vrais Turcs musulmans, de -ce crime imbécile. C'était alors le règne despotique du comité Union et -Progrès, dont l'incapacité conduisit si promptement l'Empire ottoman -vers sa ruine. Et la municipalité constantinopolitaine, qui décréta la -suppression de ces cent mille chiens inoffensifs, comptait dans ses -membres toutes sortes d'éléments, parmi lesquels l'élément turc ne -dominait pas._ - -_Il y a d'ailleurs Turc et Turc. Le Turc mi-occidental, le Jeune-Turc, -encanaillé par trop de contacts avec les Levantins, qui furent de tout -temps les mauvais génies de la Turquie, ne m'a jamais rien dit qui -vaille. Mais ce Turc-là n'est qu'une exception, Et l'autre Turc, le -vrai, celui qui peuple vraiment la Turquie, le vieux Turc insouciant -de politique, le Turc simple et doux qui ne sait que bêcher son champ, -paître son troupeau, et travailler de ses mains à quelque honnête -métier villageois, ce Turc-là, que j'ai connu, que j'ai fréquenté chez -lui, dans ses hameaux d'Europe et d'Asie, ah! croyez-m'en! nulle part -au monde n'existe homme plus digne d'être respecté, honoré, aimé, nul -homme dont l'humanité puisse, à meilleur droit, s'enorgueillir!_ - - -[1] Cf. le _post-scriptum_ de ce conte. - -[2] Un _métallick_, ou sou (piécette de _métal_, d'un métal autre que -l'or ou l'argent). - - - - * * * * * - - - - TRIPOLITAINE - - - _Pour le capitaine de vaisseau Pierre Loti._ - - -Hors du prétoire, un feu de peloton crépita. Lors, Antonio Onaglia, -greffier de la cour martiale, tourna sa face napolitaine, glabre et -grasse, vers le profil busqué du colonel Carlo Torelli,--Piémontais, -président,--pour annoncer d'une voix ânonnante: - ---Justice est faite! - -A quoi le colonel président répliqua d'un ordre bref: - ---Appelez la cause suivante! - -Et trois nouveaux accusés entrèrent, garrottés si prudemment que le -sang leur sortait par-dessous les ongles. - -C'étaient trois Arabes encore, tout comme ceux qu'on venait d'exécuter; -trois Arabes fort pouilleux: un vieillard, un enfant et un homme. Tous -trois portaient le burnous et le fez,--deux chefs d'accusation déjà -majeurs;--et, pour comble, leurs six mains, étalées sous les yeux des -juges, montraient des traces noires bien suspectes. Cela sentait la -poudre à plein nez. Donc, point d'erreur probable: la cour, une fois de -plus, se trouvait en face d'un trio de ces bandits coupables d'avoir, -quelques heures plus tôt, traîtreusement attaqué les braves troupes -italiennes. Le crime était patent. La fusillade s'imposait donc. - -Carlo Torelli, colonel et président, s'inclinait déjà vers ses -assesseurs, et ceux-ci déjà opinaient. Toutefois, le double geste -ébauché ne s'acheva pas. Dans le prétoire, ouvert à deux battants, -comme la loi l'exige, deux hommes venaient d'entrer, deux Européens, -deux étrangers, deux journalistes, comme en témoignaient leurs kodaks -en bandoulière et leurs carnets sans cesse crayonnés. D'un coup d'œil -gêné, Carlo Torelli toisa ces deux hommes. L'un était Anglais, l'autre -Français. Ironiques et impassibles, tous deux considéraient la cour. -Carlo Torelli, président, toussa d'abord, hésita ensuite, et se résigna -enfin,--par égard pour la presse occidentale, et quel que fût le temps -perdu,--à ne pas condamner sans interrogatoire. - -Il appela donc: - ---Interprète! - -Et le drogman s'étant précipité: - ---Vous trois, qui êtes-vous? - - -Or, avant même que l'interprète eût traduit en arabe la question, l'un -des accusés,--celui qui n'était ni l'enfant, ni le vieillard,--avança -d'un pas, haussa ses mains garrottées, et, parlant d'une voix nette, en -italien très pur, répondit: - ---Monsieur le président, je suis, moi, Ahmed bey Alledine, colonel au -service de Sa Majesté Impériale le Sultan; et ceux-ci sont mon père, -Mehmed pacha, général de brigade en retraite, et mon fils, Arif, soldat -volontaire. - -Sur la cour martiale, une stupeur s'abattit. Ces gens-là,--déguenillés, -hirsutes,--ces va-nu-pieds, pris tels quels, sans insignes et sans -galons, au coin d'une haie?--des soldats?--de vrais soldats? des -officiers turcs? des officiers?!! Allons donc! Carlo Torelli se retint -d'éclater de rire, et d'envoyer, sans plus ample information, ces -trois mauvais plaisants au mur. Sous l'œil trop attentif des deux -journalistes occidentaux, il crut bon toutefois de questionner encore: - ---Avez-vous des papiers, des papiers officiels, à l'appui de vos dires? - -Ahmed bey Alledine, de ses deux mains liées, fouilla dans les plis de -son burnous: - ---Voici ma commission. - -Il précisa, durant que le Piémontais, encore incrédule, examinait de -tout près cette commission inattendue: - ---Veuillez faire constater par votre drogman que le séraskier[1] -m'accrédite comme colonel commandant le deuxième régiment des -volontaires arabes du vilayet de Tripoli. Ceci pour vous bien démontrer -que, chef de soldats sans uniforme, j'ai dû, pour ne pas me distinguer -de mes hommes, renoncer moi-même à mon ancienne tenue de colonel -ottoman. - -Ahmed bey Alledine, ayant ainsi dit, se tut. - -Et un tel silence succéda qu'on put entendre, dans tout le prétoire, le -grattement léger des crayons sur le papier des carnets, durant que les -deux journalistes griffonnaient leurs notes. - -Carlo Torelli, à la fin, se ressaisit pourtant, et reprit contenance. - -Froissant d'une main brusque l'importune commission, il fit tête, les -yeux relevés vers le Turc impassible: - ---Admis!--dit-il, la voix sèche.--Admis. Vous êtes le colonel -Ahmed.--Il n'ajoutait pas le titre, ni le nom noble, inconscient -peut-être de son insolence.--Vous êtes le colonel Ahmed. Et après? - -Muet, l'accusé haussa les sourcils. - ---Oui, après?--répéta Carlo Torelli, président.--Cela change-t-il -quoi que ce soit à l'affaire? Vous êtes accusé d'avoir, le 26 octobre -dernier, avant-hier, attaqué traîtreusement, par derrière, les troupes -italiennes. Niez-vous le fait? - -Ahmed bey, dédaigneux, sourit: - ---Il n'y a point de traîtrise chez nous, Turcs, monsieur! et pas même -dans notre façon de déclarer la guerre, sachez le bien! Je ne vous ai -pas attaqués traîtreusement: je vous ai attaqués, tout court. - ---Par derrière! - ---Par derrière, en effet! puisque, comme jadis en Abyssinie, vous avez -été assez mauvais soldats pour vous laisser tourner par un adversaire -inférieur en nombre. - ---Supérieur. - ---Inférieur! Vous êtes 50.000 Italiens. Nous sommes 3.000 Ottomans, -appuyés par 18.000 Arabes. Mon régiment, avant-hier, ne comptait pas -400 fusils. - ---Où sont-ils, ces fusils? - ---Ne vous en inquiétez pas! Ce n'est point en vain que notre -arrière-garde s'est sacrifiée pour assurer la retraite. Des quatre -cents, vous en retrouverez trois cent cinquante en face de vous à la -prochaine affaire. Restent cinquante. De ceux-là, je veux dire des -braves gens qui les portaient, quinze sont tombés au feu,--quinze -seulement: vous tirez assez mal!--et trente-cinq, l'arrière-garde, -tombent en ce moment même au mur, assassinés par vous, cour martiale. - -Le Piémontais bondit dans son fauteuil. - ---Exécutés, monsieur! exécutés légalement, après jugement en forme! Vos -soi-disant soldats ne sont que des bandits, et c'est après avoir fait -leur soumission à l'Italie qu'ils ont repris les armes contre elle, et -tiré dans notre dos! - -Pour la première fois, le Turc fronça les sourcils: - ---Monsieur,--dit-il rudement,--il faut être bien lâche pour insulter -des morts! - -Et comme l'insulteur cherchait une réplique: - ---Tout ce que vous dites est d'ailleurs faux,--reprit Ahmed bey -Alledine;--et vous le savez. Mes soldats ne se sont jamais soumis à -vous,--non plus qu'aucun autre Arabe des régiments volontaires, non -plus qu'aucun caïd indépendant. Pas un chef n'est venu reconnaître -votre drapeau. - ---Allons donc! Cent, deux cents chefs sont venus, solennellement. - ---Cent, deux cents mendiants, juifs pour la plupart, par vous-mêmes -déguisés en chefs! Cela peut compter aux yeux de l'Europe, complice de -votre brigandage[2]. Cela ne compte pas à nos yeux musulmans. Cela ne -compte pas non plus aux yeux d'Allah, notre juge à tous deux, vous et -moi. - -Carlo Torelli, colonel et président, jeta vers les deux journalistes, -qui écrivaient toujours, un coup d'œil oblique. Puis: - ---Injures et calomnies!--prononça-t-il, solennel.--Peu importe! d'un -prisonnier, rien ne blesse. Je passe donc outre. A présent, veuillez -moins parler, et mieux répondre. Vous avouez avoir participé à -l'attaque du 26 octobre? - -Ahmed bey inclina la tête: - ---Je l'ai commandée. - ---Bien. Les deux hommes qui sont là y ont pris part aussi? - ---Oui. Mon fils est soldat, et mon père, général en retraite, est -redevenu soldat en s'engageant dans mon régiment. - ---Bien. Tous trois, vous vous êtes battus sans uniforme? - ---Oui. Vous savez pourquoi. - ---Bien. Et vous avez commandé ou encadré des indigènes tripolitains? - ---Des Arabes du vilayet turc de Tripoli, citoyens ottomans, soldats -ottomans, oui. - ---Bien. Il suffit. - -Cette fois, Carlo Torelli, président de la cour martiale, se pencha -tout de bon vers ses deux assesseurs, et ceux-ci, tout de bon, -opinèrent du chef. - -Souriants, méprisants, les trois Turcs attendaient la sentence. Pour la -prononcer, Carlo Torelli, par égard pour la presse occidentale encore, -jugea décent de se lever: - ---La cour,--dit-il, parlant à présent du ton le plus courtois,--la -cour, après interrogatoire des accusés, et retenant leur aveu formel -d'avoir fait partie d'un corps irrégulier, lequel a porté les armes et -combattu après soumission jurée, les condamne à la peine de mort et -ordonne qu'il soit procédé sur l'heure à l'exécution - ---Jugement sans appel, enregistré!--ânonna Antonio Onaglia, greffier, -Napolitain. - -Des trois condamnés, pas un n'interrompit son sourire. - -L'homme, Ahmed bey, dit seulement, du ton le plus ferme: - ---_Padishah'm tchok yacha_[3]. - -Et le vieillard, Mehmed pacha, ajouta, d'une voix sereine: - ---_Allah ekber!_[4]. - -Quant à l'enfant, respectueux devant ses père et grand'père, il se tut. - -Les carabiniers les emmenèrent. - -Hors du prétoire, un feu de peloton crépita. - -Lors Antonio Onaglia, greffier, annonça: - ---Justice est faite! - -Et Carlo Torelli, président, ordonna: - ---Appelez la cause suivante. - - -Or, comme il prononçait le dernier mot, il rougit légèrement et -détourna la tête, pour ne pas voir les deux journalistes, le Français -et l'Anglais, qui, tous deux, s'étaient levés l'instant d'avant pour -saluer chapeau bas les trois martyrs marchant à la mort, mais qui, -maintenant tête couverte, tournant le dos à la cour martiale, sortaient -du prétoire, et, passant le seuil, y crachaient[5]. - - -[1] Le _séraskier_,--le ministre de la guerre de l'empire ottoman. - -[2] Complice en effet, puisque personne en Europe ne protesta contre -l'agression italienne, et que seule l'Allemagne, par une adroite -habileté, sut exprimer alors sa sympathie aux Turcs. Qu'on s'étonne -après cela qu'en 1914 la Turquie s'en soit souvenue!... - -[3] Vive l'empereur! - -[4] Dieu est grand! - -[5] Écrit avant 1914. L'auteur toutefois, n'ayant rien avancé que la -vérité, n'en retire rien. D'autant que, lui-même ayant eu l'honneur -de servir sous le maréchal Lyautey, sait qu'il est d'autres méthodes -que les fusillades pour importer en terres d'Islam notre civilisation -d'Occident. - - - - * * * * * - - - - CELUI QUI EST MORT - - - _Aux derniers Turcs encore debout._ - - -C'est à Constantinople que je fis sa connaissance. Il y a longtemps -de cela. C'était, si j'ai bonne mémoire, en 1902 ou 1903. J'étais -alors officier de quart à bord du stationnaire français; et lui, -capitaine d'état-major, aide de camp de Sa Majesté Impériale, Sultan -Abd-ul-Hamid II. Nous fûmes tout de suite très bons amis; d'abord parce -qu'il parlait un irréprochable français, délicieux à savourer, quand -on s'était longuement usé l'intelligence à interpréter le français -tout autre, et vraiment spécial, que pratiquent les chrétiens du cru, -les _rayas_; ensuite, parce qu'il portait un superbe uniforme rouge -et bleu, étonnamment pareil aux uniformes de chez nous, aux chers -uniformes pimpants de notre ancienne armée, de celle qui remporta les -victoires d'Inkermann et de Solférino... Mon père en avait été, toute -sa vie durant, de cette armée-là, et ce capitaine turc me fit l'effet -d'un lointain cousin retrouvé tout à coup, par très grand hasard. - -Il s'appelait Arif,--Arif bey, car il était bey, étant fils de -pacha. La démocratique Turquie admet cette noblesse à deux degrés, -semi-héréditaire, et qui ramène à la roture le petit-fils de l'homme -anobli. Le père d'Arif, vieux soldat naïf comme une jeune fille, avait -conquis son titre sabre au poing, sur dix champs de bataille, de -Sébastopol à Plewna. Peut-être s'était-il battu en Crimée à côté de mon -père à moi. - -Tant qu'il y aura par le monde des Français et des Turcs, ils feront -ensemble bon ménage, car les uns et les autres sont frères en bravoure. -Cette fraternité-là en vaut d'autres. - - -Bref, je devins l'ami très intime d'Arif bey. - -C'était un beau grand gars à longues moustaches blondes, et dont -les yeux très bleus vous regardaient toujours droit au visage sans -jamais se dérober ni fléchir. Il plaisait fort. Aux mercredis de -l'ambassadrice d'Angleterre, chez qui nous nous étions rencontrés -pour la première fois, maintes jolies femmes très occidentales le -regardaient avec intérêt, et plusieurs d'entre elles ne se firent -guère prier, j'en ai peur, pour frotter leurs peaux chrétiennes contre -le cuir mécréant de cet infidèle, cuir d'ailleurs fort appétissant, -circonstance bien atténuante. Un Turc, n'allez pas vous figurer que ça -ressemble de près ni de loin à aucune espèce de nègre! Dieux, non! Au -milieu du pêle-mêle balkanique,--parmi les Grecs à cheveux bleus, les -Bulgares à pommettes jaunes, les Arméniens à nez crochu,--les vrais -Osmanlis, mi-Circassiens, mi-Turkmènes, font plutôt figure d'hommes du -nord, d'Anglais ou de Flamands, voire de Français, fourvoyés, Allah -sait pourquoi! dans la galère levantine. - -Peu nous chaut d'ailleurs. Tel que sa mère l'avait fait, Arif n'était -nullement haï d'un respectable nombre de belles dames européennes; -et lui-même ne les détestait point, n'en détestait aucune. Bon -musulman,--sans doute pratiquait-il envers elles toutes la plus -équitable polygamie? Rien à redire là-dessus. J'en parle du reste au -jugé: Arif était trop gentilhomme pour se jamais permettre, sur le -chapitre de ses multiples amies, la plus imperceptible confidence. Mais -le Tout-Constantinople est bavard. Et les potins étaient légion. - -Je me souviens, entre dix autres malheureuses, d'une adorable -Athénienne, tellement dédaigneuse et silencieuse que le clan -diplomatique l'avait surnommée _la Muette_. Arif lui délia si bien la -langue que lui-même en fut surnommé, du coup, _Portici_.--Portici, -l'homme qui a fait parler la Muette... Ne me battez pas! c'est de -l'esprit à la mode chrétienne d'Orient, à la mode _pérote_.--Si vous ne -savez pas ce qu'est Péra, demandez à Pierre Loti de vous l'apprendre. - -En tout cas, polygame ou le contraire, mon ami Arif bey semblait -s'accommoder à merveille de la vie qu'il menait. Et de ma vie je ne -connus homme plus évidemment heureux, plus constamment en joie et -liesse. Amoureux, j'imagine qu'il ne rencontrait guère de cruelles. -Soldat, j'ai lieu de croire que sa carrière lui valait mainte -satisfaction. Enfin, le fait est que, de 1902 à 1904, je ne le vis pas -trois jours de suite mélancolique, et que j'appris de sa bouche, sans -nulle leçon préméditée, un véritable répertoire de vieilles chansons -musulmanes, chefs-d'œuvre d'une extravagante drôlerie. J'y ai puisé -d'ailleurs une bonne gart de ce que je sais aujourd'hui sur l'Islam. -Et si j'ai fini, notamment, par comprendre et sentir, mieux peut-être -que la plupart des hommes d'Occident, Kipling et Loti exceptés, tout -ce que cet Islam méconnu recèle encore d'héroïque insouciance et de -résignation dédaigneuse, après tant et tant d'années d'une famine -véritable, subie du fait des usuriers de Grèce et d'Arménie, du fait -aussi des financiers cosmopolites, complices ... oui, si j'ai compris -et senti ces choses, c'est probablement grâce aux éclats de rire -d'Arif bey, mon ami! et grâce aux chansons qu'il me chantait, chansons -turques, ironiques et courageuses... - - -Ensuite la vie nous sépara. Ce fut à l'automne de 1904. Un nouvel -embarquement m'expédia du Levant au Ponant. Arif quitta Stamboul et -s'en fut guerroyer au Hedjaz. Et le temps se chargea d'allonger la -distance entre nous. - - -Or, quatre ou cinq ans plus tard ... quatre ans et quart, pour -préciser: le 24 décembre 1908 ... une bonne chance me fit débarquer à -Paris juste à point pour le réveillon. - -Minuit sonnant, je m'asseyais en bruyante compagnie avenue de -l'Opéra, au café de Paris. La boîte, naturellement, était pleine -comme un œuf. Je ne pus donc moins faire que remarquer, à main -droite, au fond du salon _select_, une table vraiment somptueuse, -en ceci qu'elle était assez grande pour six convives au moins, et -qu'un seul couple s'y prélassait. Couple d'ailleurs élégant, et de -la bonne élégance. A coup sûr, des gens bien, et discrets. Rien du -prince cosaque, ni du roi transatlantique. La dame, fort belle, me -faisait face et je pus l'examiner à mon aise. Elle ressemblait avec -exactitude à n'importe quelle Parisienne, et je m'y serais trompé, si -je n'avais bientôt remarqué, dans le regard et dans l'allure de cette -Parisienne-là, un étonnement contenu, mais perpétuel, un effarement -véritable,--l'effarement d'une créature naguère sauvage ou recluse, et -tout d'un coup lâchée en pleine bacchanale civilisée,--en plein café de -Paris un 24 décembre, à minuit.--Je m'avisai alors du cavalier. Il me -tournait le dos. Mais au bout d'un moment, je réussis à l'entrevoir de -profil. Et je le reconnus du premier coup: c'était Arif bey. - -Sitôt que je pus, je me levai de ma table, et je parvins à me faufiler -jusqu'à la sienne. Lui aussi me reconnut sur-le-champ. Il renversa sa -chaise pour venir à moi plus vite. Et nous nous serrâmes la main comme -si nous nous étions quittés la veille. - -Après quoi, et tout de go, Arif voulut me présenter à sa compagne. Il -me la nomma: Natiché hanoum. Elle était une cousine à lui, turque, -bien entendu, et débarquée de l'Orient-express le matin même. Il avait -trouvé plaisant la débaucher un peu dès son premier soir, pour qu'elle -oubliât plus vite le harem. Moi, de rire, et je protestai: «Quoi donc? -c'était ainsi qu'on quittait le voile? qu'était devenu le sévère -_tcharchaf_,--la grande draperie noire, à peine transparente, dont les -dames musulmanes s'enveloppent entières, des cheveux aux chevilles, -sitôt qu'elles mettent le bout de leurs petits pieds hors de la maison?» - -Mais Arif riait plus fort que moi: - ---Eh! très cher! vous n'y songez donc plus? Nous sommes en Révolution, -ne l'oubliez pas! - -Rien n'était plus juste. Six mois plus tôt, le Sultan Abd-ul-Hamid -avait octroyé une constitution à ses peuples. 1908, aux yeux des Turcs, -c'était,--pour un temps, pour le temps d'alors!... pour un très petit -temps!--1789. Et quand Arif bey, à propos du visage nu de sa belle -cousine, prononça ce mot,--Révolution,--je ne pus m'empêcher de songer -à nos propres révolutionnaires de l'avant-dernier siècle. Eux aussi -l'avaient cru,--et de très bonne foi, la Bastille à peine prise!--que -l'heure des libertés, de toutes les libertés, venait de sonner pour la -France... - - -Le lendemain, 25 décembre 1908, je fis visite à mon ancien ami. Il -s'était logé coquettement entre Passy et Auteuil. Son séjour à Paris -pouvait se prolonger: le nouveau régime ottoman l'avait chargé d'une -mission en France. - ---D'une mission militaire, je suppose? - ---Militaire, barbare que vous êtes? non, dieux! d'une mission agricole. - -Qu'un soldat fût chargé d'acheter des moissonneuses, cela ne me -surprit pas outre mesure. Les gouvernements révolutionnaires ont assez -l'habitude de ne pas s'obstiner sottement à toujours mettre «the right -man in the right place»,--l'homme qu'il faut où il faut. Les autres -gouvernements aussi, pour être juste. - -Mais je n'eus garde de souffler mot de ces réflexions à Arif bey, car -j'avais déjà constaté qu'Arif bey, jadis aide de camp de Sa Majesté -Impériale, était présentement révolutionnaire, Jeune-Turc. Il ne s'en -cachait d'ailleurs pas. - ---Très cher,--me dit-il le plus chaleureusement du monde,--la Turquie -dormait, la Turquie se réveille. Nous étions un peuple arriéré, nous -étions une nation de troisième ou quatrième ordre; nous serons demain -à l'avant-garde de l'Europe, et l'Europe comptera avec la puissance -ottomane comme elle compte avec la puissance anglaise ou avec la -puissance allemande. - -Malgré moi, je hochai la tête. Arif bey me saisit les deux mains: - ---Vous n'y croyez pas!--s'écria-t-il.--Mais je sais que vous nous -aimez! et alors, grâce à Dieu, vous aurez bientôt fait d'être -convaincu... Réfléchissez seulement une minute: l'empire turc est-il -moins vaste que l'Allemagne ou que la France? - ---Certes non, tout au contraire. - ---Ne sommes-nous pas vingt ou vingt-deux millions d'Ottomans? En 1789, -vous n'étiez guère davantage de Français. - ---C'est exact. - ---Enfin, vous avez vécu parmi nous. Eh bien! répondez-moi en toute -franchise: trouvez-vous les Turcs moins braves, moins honnêtes, moins -intelligents qu'aucune autre race orientale, et même que n'importe -quelle autre race d'Europe? - -Pour lui répondre, je me levai: - ---Arif, écoutez-moi bien...: ceci n'est pas une flatterie:--Sur mon -honneur d'officier français, j'affirme que les Turcs musulmans, vos -compatriotes, sont parmi les plus courageux, les plus loyaux, les plus -probes de tous les hommes. J'affirme pareillement qu'ils sont doux et -humains, contrairement aux monstrueuses légendes sans cesse répandues -par vos ennemis, les chrétiens orthodoxes et les Arméniens, tous gens -fourbes et menteurs. J'affirme encore que le Turc est intelligent et -industrieux, au moins autant que le Serbe et que le Hongrois plus que -le Russe et que le Bulgare... - ---Alors, très cher? - ---Alors... Alors, Arif, vous étiez hier encore un peuple moyenâgeux, -égaré parmi les nations modernes; vous êtes, aujourd'hui encore, un -peuple mahométan, égaré parmi les nations chrétiennes... Arif, au lieu -d'acheter des moissonneuses en France, je regrette que vous n'achetiez -pas des canons. - ---Oh!--dit-il,--j'ai plus de confiance que vous dans la parole -d'honneur de l'Europe[1]. L'Europe a garanti l'intégrité de la -Turquie. Serait-ce donc au moment que nous tentons un effort vers une -civilisation plus haute, que?... - ---Bon, bon!--lui dis-je.--Vous avez sans doute raison. Parlez-moi -plutôt de votre jolie cousine ... que pense-t-elle de Paris, et du -souper de Noël? - -Alors Arif oublia la révolution turque. Il me parla de sa cousine. Et -lui, l'homme infiniment discret, qui jamais n'avait, par sa propre -faute, compromis la moindre maîtresse, n'en ayant jamais aimé aucune, -il bavarda cette fois, et me dit tant et tant de choses que j'eus vite -fait de deviner la seule chose qu'il ne me disait pas. - -Natiché hanoum, fille d'un demi-frère du pacha père d'Arif bey, avait -été, à la mort de ses parents, confiée au harem[2] de son oncle. Arif -l'avait alors connue et aimée. Mais le pacha, soucieux de vite caser -une nièce aussi grande fille,--elle touchait à ses vingt ans,--l'avait -mariée en trois mois, la consultant tout juste. Beau parti d'ailleurs; -fortune, situation, jeunesse même et bonne grâce de l'époux, tout y -était, sauf ceci que Natiché hanoum n'aimait pas, ne pouvait pas aimer -cet époux, puisque déjà Arif l'aimait, et qu'elle aimait Arif... - -Pour cet amour encore, la Révolution était survenue fort à point. - ---Nos femmes peuvent à présent voyager. - -Et ma cousine, qui, je vous l'ai dit, ne peut souffrir sa brute de -mari, s'est découvert très à point une neurasthénie qu'il faut soigner -en France. A titre de parent, je l'ai naturellement accompagnée!... - ---Naturellement... Mais, dites-moi, Arif... quand Natiché hanoum -retournera en Turquie, ne craignez-vous pas que le tcharchaf ne lui -paraisse dur à reprendre, au sortir de la liberté parisienne? - ---Pensez-vous, très cher!... le tcharchaf! Mais c'est ancien régime -en diable, le tcharchaf! Quand nous retournerons en Turquie, la -Révolution aura déchiré le tcharchaf depuis beau temps, et nos femmes, -affranchies, marcheront par les rues comme marchent les vôtres, visage -découvert et front haut! - ---Arif bey ... heu ... ainsi soit-il! - - -Ils s'aimaient très passionnément, Arif bey et Natiché hanoum. J'eus -maintes fois l'occasion de les rencontrer tous deux, seul à seule, ou -s'imaginant qu'ils l'étaient. Et rien ne m'apparut jamais plus émouvant -que la folle tendresse de ces deux êtres, d'ores et déjà condamnés à -l'impitoyable et proche séparation. Le destin était suspendu sur leurs -têtes comme une épée au bout d'un cheveu. - - -Or, l'épée tomba. Car voici la fin de cette histoire. - -C'était hier. La rue Royale venait de me renvoyer du Ponant au Levant. -Et, pour rallier du côté de Beyrouth mon nouveau croiseur, il m'avait -fallu prendre passage à Marseille sur le courrier de Turquie, qui passe -par Constantinople et s'y arrête trente-six heures. - -Je profitai de cette escale pour revoir en grande hâte la vieille ville -tant aimée. Et j'avais pris, au pont de Kara keuy, le _chirket_[3] -à vapeur qui remonte le Bosphore en zigzags, de Stamboul à Cavak. -Soudain,--nous venions de dépasser l'échelle de Candilli,--un Turc en -uniforme s'approcha de moi et me salua. Je lui rendis son salut sans -le reconnaître: il dut se nommer... C'était Arif encore. Mais changé! -changé, oh! à n'y pas croire!... Sa moustache blonde était devenue -grise. Sa tempe s'était creusée. Ses yeux bleus, assombris, brillaient -de fièvre sous l'ombre des sourcils froncés. Il ne riait plus!... -jamais plus... - -Nous ne causâmes point, ni lui, ni moi.--Que dire? L'avant-veille, -la confédération balkanique avait forcé la Turquie à la guerre, -identiquement comme Bismarck, en 1870, y força la France. Arif n'avait, -ni je n'avais la moindre illusion sur l'issue. Immobiles l'un et -l'autre, nous regardions fuir le long du chirket les chères rives -d'Europe et d'Asie, également merveilleuses... - -Cependant, au bout d'une heure de silence, Arif, tout à coup, se -retourna vers moi. Nous passions devant Thérapia, où sont groupés les -palais d'été des grandes ambassades. Arif me les montra: - ---C'est vous qui aviez raison!--dit-il:--la parole d'honneur de -l'Europe ... pouah!... - -Je lui demandai alors: - ---Où allez-vous? - -Il me répondit, avec un signe de tête vers l'Occident: - ---Là-bas! - -Et il expliqua: - ---Je pars ce soir pour le front. Avant, j'ai voulu, comme vous, revoir -tout le Bosphore...--il baissa la voix:--revoir tout le Bosphore ... -avec elle... - -Étonné, je regardai autour de nous, et je ne vis personne. Mais, des -yeux, il me montra le salon des hanoums, le salon des dames turques -voilées, le salon interdit aux hommes, à tous les hommes, musulmans -aussi bien que chrétiens. - ---Elle est là,--murmura-t-il. - -Je me taisais. Que dire, cette fois encore? Une angoisse de pitié -serrait ma gorge. - -Lui reprit, un peu plus haut: - ---Oui, très cher! elle est là!... Ah! dieux! quelle faillite!... Tous -nos espoirs, toutes nos chimères, tous nos enthousiasmes, ils sont -là, eux aussi: dans le salon clos, sous le tcharchaf!--Et ils n'en -sortiront plus, plus jamais!... Vous vous rappelez, notre réveillon -du café de Paris? Vous avez eu raison, encore, ce soir-là! Pauvre -révolution turque, si noblement commencée! Pauvre nation chimérique, -qui voulait vivre, respirer, être libre, être grande! Union, Progrès! -Ah! l'Europe y a vite mis bon ordre... - -Je lui pris la main droite, et je comptai sur ses doigts: - ---Arif, de 1908 à 1912, quatre ans. De 1789 à 1793, quatre ans. Vous -n'en êtes qu'à 1793. Patience! Ce ne fut qu'en 1796 que Bonaparte vint. - ---Parbleu!--dit-il,--Bonaparte! Vous, on vous a laissé le temps de -l'attendre! Nous, l'Europe n'aura garde! - - -Quand le _chirket_ accosta derechef le pont de Kara keuy, nous -descendîmes ensemble. Le salon des hanoums se vidait aussi, et les -dames turques, quittant le bateau, s'en allaient, chacune de leur côté, -toutes impénétrablement voilées du sombre tcharchaf. En vérité, non! -elle n'avait rien changé à rien, la révolution! - -Arif et moi demeurions cependant sur le trottoir du pont, la main dans -la main. Une hanoum, à mes yeux pareille aux autres, passa devant nous, -plus lentement peut-être que les autres; son voile s'agita, très peu. - ---C'est elle,--me souffla Arif bey.--A présent c'est comme cela que je -la vois. Jamais mieux!... - -Il serra fortement ma main: - ---Et maintenant, adieu! La comédie est finie. - -Je retenais sa main dans la mienne: - ---Pas adieu, Arif!... Au revoir! - -Il haussa les épaules: - ---Non, très cher! pas au revoir: adieu! Après cette chose-là, que -voulez-vous qu'il me reste à faire, sauf mourir? - -Il mourut. - - -Méditerranée, an 1330 de l'hégire. - -[1] Il est déshonorant d'être contraint à constater que, vingt -fois, de 1830 à 1914, l'Europe entière, et spécialement la France -et l'Angleterre, garantirent sur leur parole et sur leur signature -l'_intégrité_ de l'Empire Ottoman.--Chiffons de papier, sans doute? - -[2] _Au harem de son oncle_, c'est-à-dire aux dames qui habitaient la -maison: épouse, mère, sœurs, cousines, etc. N'oublions pas que le Turcs -d'aujourd'hui sont, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, monogames. - -[3] _Chirket-i-haïrié_, vapeurs à passagers qui faisaient le service -des deux rives du Bosphore. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of L'extraordinaire aventure d'Achmet -Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, by Claude Farrère - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE *** - -***** This file should be named 53599-0.txt or 53599-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/3/5/9/53599/ - -Produced by Winston Smith. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis - avec six autres singulières histoires - -Author: Claude Farrère - -Release Date: November 25, 2016 [EBook #53599] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE *** - - - - -Produced by Winston Smith. Images made available by The -Internet Archive. - - - - - - -</pre> - -<div class="cover"> -<img src="images/cover.jpg" alt="" /> -</div> - -<p class="author">CLAUDE FARRÈRE</p> - -<h1>L'extraordinaire aventure<br /> - -<span style="font-size: smaller;">d'Achmet Pacha Djemaleddine<br /> - -<span style="font-size: smaller;">pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis<br /><br /> - -<i>avec six autres singulières histoires</i></span></span></h1> - -<div class="figcenter" style="width: 150px;"> -<img src="images/ill01.png" width="150" height="152" alt="" /> -</div> - -<p class="editor">PARIS<br /> - -ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR<br /> - -<span style="font-size: smaller;">26, Rue Racine, 26</span></p> - -<hr class="tb" /> - - -<p class="center"><i>Il a été tiré de cet ouvrage: -trente-cinq exemplaires sur papier de Chine,<br /> - -numérotés de 1 à 35,<br /><br /> - -cent soixante-quinze exemplaires sur papier de Hollande,<br /> - -numérotés de 36 à 210,<br /><br /> - -deux cent cinquante exemplaires sur papier vélin -des papeteries du Marais,<br /> - -numérotés de 211 à 460,<br /><br /> - -et vingt-cinq exemplaires sur papier de luxe<br /> - -hors numérotage,<br /><br /> - -imprimés spécialement pour l'auteur, -tous signés et parafés de sa main.</i></p> - -<hr class="r35" /> - -<p class="center">Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction -réservés pour tous les pays.<br /><br /> -Copyright 1921<br /><br /> -by <span class="smcap">Ernest Flammarion.</span></p> - -<hr class="chap" /> - -<h2>TABLE DES MATIÈRES</h2> - -<table class="toc"> -<tr><td colspan="2"> </td><td>Page</td></tr> -<tr><td> </td><td>AVANT-PROPOS</td><td class="tdr"><a href="#Page_v">v</a></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="tdc"><i>JADIS:</i></td></tr> -<tr><td class="tdr">1.</td><td>L'extraordinaire aventure d'Achmet pacha Djemaleddine, -chef tcherkess, pirate, amiral, vali, -grand d'Espagne, marquis de France et ami -de plusieurs sublimes princes</td><td class="tdr"><a href="#Page_27">27</a></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="tdc"><i>NAGUÈRES:</i></td></tr> -<tr><td class="tdr">2.</td><td>Sept lettres de princesse</td><td class="tdr"><a href="#Page_133">133</a></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="tdc"><i>DE TOUT TEMPS:</i></td></tr> -<tr><td class="tdr">3.</td><td>Conscience turque</td><td class="tdr"><a href="#Page_219">219</a></td></tr> -<tr><td class="tdr">4.</td><td>Histoire de chat</td><td class="tdr"><a href="#Page_231">231</a></td></tr> -<tr><td class="tdr">5.</td><td>Histoire de chiens</td><td class="tdr"><a href="#Page_239">239</a></td></tr> -<tr><td class="tdr">6.</td><td>Tripolitaine</td><td class="tdr"><a href="#Page_253">253</a></td></tr> -<tr><td class="tdr">7.</td><td>Celui qui est mort</td><td class="tdr"><a href="#Page_265">265</a></td></tr> -</table> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_v" id="Page_v">[Pg v]</a></span></p> - -<h2>AVANT-PROPOS<br /> - -<span style="font-size: smaller;">LES TURCS</span></h2> - -<p class="p2">Si j'essayais de dissiper l'équivoque? Si j'essayais -de faire comprendre à mes compatriotes -pourquoi j'aime les Turcs et pourquoi je -n'aime pas leurs ennemis? Si j'essayais d'expliquer -à toute la France pourquoi des hommes -tels que Pierre Loti, tels que Pierre Mille, tels -qu'Édouard Herriot, tels que Paul de Cassagnac, -tels que MM. Ribot, de Monzie, Rouillon, que -sais-je? tels que moi-même!—gens, ce me -semble, légèrement différents les uns des -autres, on m'accordera cela!—s'entendent -néanmoins pour crier tous ensemble, et sur -tous les tons: «La défaite turque actuelle -<span class="pagenum"><a name="Page_vi" id="Page_vi">[Pg vi]</a></span>serait une défaite française; la victoire grecque -serait un recul pour la civilisation...»</p> - -<p>Oui ... si j'essayais?</p> - -<p>Pourquoi non? Le public français est assurément -d'une ignorance en géographie qui -rend la tâche assez rude. Mais, cette ignorance, -n'est-ce pas un devoir impérieux de lutter -contre elle,—surtout lorsqu'elle risque,—et -c'est le cas,—d'entraîner l'opinion nationale -à des manifestations qui vont droit à l'encontre -des intérêts français les plus évidents?</p> - -<p>Essayons donc!</p> - -<p class="p2">Il y a huit ans,—c'était exactement le 3 octobre -1913, soit quinze ou seize jours avant -qu'éclatât cette guerre des Balkans, qui fut si -funeste à l'empire turc, et, par ricochet, à -toute l'Europe, car la Grande Guerre en est -sortie!—j'écrivais, pour l'une des très rares -feuilles parisiennes où l'on est tout à fait libre -d'écrire ce qu'on pense<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>, un article où je -prédisais quelques-unes des choses qui se sont -réalisées depuis, et quelques-unes de celles -<span class="pagenum"><a name="Page_vii" id="Page_vii">[Pg vii]</a></span>qui se réaliseront à brève échéance. Et je terminais -le dit article par une conclusion dans -le goût de celle-ci:</p> - -<p>«<i>Dans la lutte injuste qui se prépare, mes -sympathies vont au faible contre le fort, à l'assailli -contre l'assaillant, au musulman contre -le chrétien.</i>»</p> - -<p>Après quoi, ayant écrit cela, j'attendis en -toute confiance la raisonnable vagonnée d'injures -et de menaces,—toutes prudemment -anonymes, il va sans dire,—que le retour du -courrier ne pouvait manquer de m'apporter.</p> - -<p>Or, mon espérance ne fut pas déçue. Je -reçus tout ce que j'attendais. Un journal du -matin me qualifia de juif et de métèque. Une -feuille italienne m'accusa de n'être pas Français. -Bref, nombre de bonnes gens, borgnes -ou aveugles, s'indignèrent, avec véhémence, -contre mon audace d'avoir deux yeux et d'être -clairvoyant. Cela n'était ni pour m'étonner, -ni pour me déplaire. Mais ce qui me déplut, -sans toutefois m'étonner, ce fut le trop gros -tas de lettres très sincères que force lecteurs -de <i>l'Intransigeant</i> jugèrent indispensable de -m'adresser. Ces lettres-là ne contenaient guère -d'injures et nulle menace. Mais toutes me -<span class="pagenum"><a name="Page_viii" id="Page_viii">[Pg viii]</a></span>reprochaient, le plus candidement du monde, -à moi, officier français, qu'on savait «très -bon patriote», de prendre le parti «des turcs» -contre «les victimes chrétiennes».</p> - -<p>—Ce reproche-là, qu'on me prodiguait en -1913, on n'oserait plus me l'adresser aujourd'hui. -La Grande Guerre a passé. Et tous les -soldats français de l'Armée de Salonique -savent qu'en Orient la victime est plus souvent -musulmane que nazaréenne, et le bourreau -plus souvent arménien qu'osmanli...</p> - -<p>Mais on me reprochait encore, j'en suis persuadé, -de prendre, contre la civilisation, le -parti des Barbares.—N'est-ce pas?—Les -préjugés sont si forts, et la vérité si débile!—Soit! -c'est donc à ce reproche-là que je veux -d'avance répondre. Et c'est pour éclairer les -hommes de bonne foi et de bonne volonté -que je publie, aujourd'hui, ce livre.</p> - -<p class="p2">—Je précise d'abord.</p> - -<p>Si j'aime les Turcs et si je n'aime pas leurs -ennemis, c'est à double cause. J'ai deux raisons -qui justifient ma sympathie: une raison -d'intérêt et une raison de sentiment.</p> - -<p>La raison d'intérêt, je l'ai vingt fois exposée, -<span class="pagenum"><a name="Page_ix" id="Page_ix">[Pg ix]</a></span>dans trop d'articles et dans trop d'études dont -j'ai, de 1903 à 1921, encombré les revues, les -journaux, les magazines même. Je reviens -encore là-dessus; car rien n'est plus important -pour des lecteurs français désireux de bien -comprendre le problème oriental:—dans -tout le Proche-Orient, les intérêts français -sont liés, et mieux que liés: mêlés, enchevêtrés, -confondus avec les intérêts turcs. -Chaque pas perdu par la Turquie fut toujours -un pas perdu par la France. Chaque progrès -des Bulgares, des Serbes ou des Grecs fut -un recul pour nous, Français.</p> - -<p>Rien n'est plus clair. Il faut n'avoir jamais -mis les pieds hors de France pour en douter.</p> - -<p>Qu'on veuille bien se souvenir, d'abord, de -l'état actuel de la question turque. La Turquie -de 1914 a lutté contre nous aux côtés de -l'Allemagne. Certes! Mais qu'est-ce à dire? -Ceci simplement: que, menacée et entamée -par ses ennemis slaves, menacée par la Russie -tsariste qui voulait Constantinople, menacée -par l'Entente de 1914, qui accordait Constantinople -à la Russie, les Turcs ont dû chercher -appui chez les ennemis des Slaves: en Autriche, -en Allemagne. Est-ce la faute des Turcs -<span class="pagenum"><a name="Page_x" id="Page_x">[Pg x]</a></span>si les Français de 1913 étaient devenus les très -humbles serviteurs de la Russie,—jusqu'à -lui sacrifier avec ardeur tous nos intérêts -asiatiques<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>, pour lesquels aucun de nos -gouvernements de jadis n'hésita jamais à tirer -l'épée? Est-ce la faute des Turcs si l'alliance -franco-russe fut toujours telle, qu'en toute occurrence, -et chaque fois que les deux politiques -des nations alliées vinrent à s'opposer l'une à -l'autre, ce fut toujours inéluctablement la -France qui céda, et la politique française qui mît -les pouces<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>. Cela n'empêchait pourtant pas -<span class="pagenum"><a name="Page_xi" id="Page_xi">[Pg xi]</a></span>la langue française d'être, et de continuer d'être -<i>au même titre que la langue turque</i>, tant qu'il -y eut un Empire turc, la langue officielle de -l'Empire. Cela n'empêchait pas nos écoles de -rayonner sur tout l'empire ottoman. Cela -n'empêchait pas le peuple turc de nous connaître, -de nous aimer<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>,—comme l'unique -nation qui fut toujours son alliée contre tous -ses ennemis successifs, depuis le temps de -François I<sup>er</sup> jusqu'au temps de Napoléon III. -Cela, surtout, n'empêchait pas le Turc musulman, -<span class="pagenum"><a name="Page_xii" id="Page_xii">[Pg xii]</a></span>continuellement envahi et entamé par le -Slave orthodoxe, de s'appuyer logiquement -sur le Franc catholique <i>et de le favoriser de -toutes ses forces!</i> Questionnez nos missionnaires -latins, véritables pionniers de notre -civilisation occidentale en Anatolie: tous se -louaient du Turc et maudissaient l'orthodoxe. -Aux jours des grandes fêtes catholiques, qui -furent toujours là-bas, que les anticléricaux -de France le sachent ou l'ignorent, les -vraies fêtes françaises (concurremment avec le -14 juillet, fêté musique en tête par tous les religieux -latins d'Orient), à Pâques nouveau style, -à Noël, à l'Assomption, que voyait-on, de -Stamboul jusqu'à Diarbékir?—On voyait les -garnisons ottomanes, baïonnette au canon, -faire la haie sur le passage des processions -françaises pour leur faire honneur et pour les -protéger contre les injures, les cailloux et -autres aménités dont toute la gent orthodoxe -s'efforce de lapider ces Francs maudits, barbares -et idolâtres.</p> - -<p>Ainsi vont les choses, partout où flotte encore -le drapeau rouge au croissant d'or. Et, naturellement, -partout où ce drapeau a cessé de -flotter, d'Athènes à Sofia, en passant par Salonique -<span class="pagenum"><a name="Page_xiii" id="Page_xiii">[Pg xiii]</a></span>et par Smyrne, les choses vont d'une -autre manière. Grèce, Serbie, Bulgarie, Grèce -surtout, sont, en effet, orthodoxes de religion -et slaves de race. Oui: la Grèce surtout! Et, -sans même remonter à cent ans en arrière, -sans rappeler qu'au combat de Breno, en 1807, -les Monténégrins, vainqueurs d'une division -française chargée de réprimer leurs brigandages -en Illyrie, achevèrent et mutilèrent -tous nos blessés,—sans rappeler qu'en 1854, -Canrobert, alors général de division opérant -en Bulgarie<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a> contre les Russes, se plaignait, -dans un rapport que j'ai lu aux Archives -de France, de l'abominable cruauté des paysans -contre nos soldats, il suffit de se reporter -aux plus récents événements de la -Grande Guerre, à la trahison grecque, au -massacre d'Athènes perpétré le 1<sup>er</sup> décembre -1910, et à l'agression bulgare de la -même année. La Turquie marcha contre -nous contrainte et forcée: pas un Turc ne -s'engagea volontairement, de 1914 à 1918, -contre la France! Au contraire toute la Bulgarie, -<span class="pagenum"><a name="Page_xiv" id="Page_xiv">[Pg xiv]</a></span>toute la Grèce royaliste,—qui nous -devaient autant de reconnaissance historique -l'une que l'autre,—se jetèrent avec enthousiasme -dans le camp de nos ennemis.</p> - -<p class="p2">N'oublions pas, enfin, que dans tout -l'Orient, les termes de Français, de Francs et -de catholiques sont pratiquement identiques. -Qu'on le sache bien, qu'on en soit sûr: l'armée -grecque d'Anatolie, en cet instant même, -refoule et culbute la France latine hors d'Anatolie, -comme jadis les armées serbe et bulgare -nous rejetèrent hors des Balkans.</p> - -<p class="p2">Voilà pour la question d'intérêt. J'en viens à -la question de sentiment. Elle n'est pas d'importance -moindre. J'ai montré qu'un Français -«conscient» devait être du parti des Turcs. Un -honnête homme, Français ou non, doit en être -aussi, s'il a le courage de rejeter loin de lui -le fatras des vieux préjugés héréditaires et -d'oublier la boutade de Molière, plaisante, -mais injuste: <i>Vraiment oui! de la conscience -à un Turc!</i></p> - -<p>Les Turcs, en effet, ont de la conscience. -Ils en ont même infiniment plus que les chrétiens -<span class="pagenum"><a name="Page_xv" id="Page_xv">[Pg xv]</a></span>d'Orient, que les orthodoxes levantins.</p> - -<p>Qu'on m'excuse, d'abord: il me faut aborder -ici quelques faits tout personnels. Je serai, -d'ailleurs, on ne peut plus bref. Je veux, seulement -qu'on soit bien persuadé que je n'invente -rien de ce dont je parle et que j'ai appris -ce que je sais par moi-même, sur place et à -loisir. Je n'ai pas acquis une érudition toute -factice en feuilletant des livres au hasard. Je -n'ai pas traversé les Balkans à toute vapeur, en -voyage «d'études». Je n'ai pas limité mes -investigations à un seul pays, n'interrogeant -qu'an seul parti, et refusant d'écouter même -les plus timides échos de la cloche adverse... -Non. J'ai vécu en Orient deux ans et demi, -de 1902 à 1904. J'y suis retourné de 1911 -à 1913. Je me suis promené en touriste, de -Trébizonde à Corfou, par Sébastopol, Varna, -Galatz, Bourgas, Athènes, Corinthe, Smyrne, -Syra, Brousse, Beyrouth, Monastir, Samos et -Candie. Entre temps, j'ai parcouru la Tunisie, -l'Algérie, le Maroc; bref, tout ce qu'il y a de -terres musulmanes. J'ai vu chez eux les princes -et leurs cours, les paysans, les ouvriers et les -bergers. Je me suis fait de très bons amis partout, -et des amies. Tous et toutes me parlèrent -<span class="pagenum"><a name="Page_xvi" id="Page_xvi">[Pg xvi]</a></span>toujours fort librement: je ne suis pas journaliste, -je suis soldat: cela met les bavards à -l'aise. A Sullina de Roumanie, j'entendis -jadis les officiers du roi Carol, allié de l'Allemagne, -crier: <i>Vive la France!</i> A Andrinople, -une petite Serbe me révéla, trois bons mois -d'avance, que les officiers du royaume avaient -fait partie d'assassiner leur reine et leur roi, -du temps des Obrenovitch. A Smyrne, lors du -débarquement hellène, l'infamie des insultes -à la population turque inoffensive, et l'horreur -des meurtres, des viols, des tortures, tout cela -lâchement perpétré, par une soldatesque -immonde que ses officiers poussaient à faire -pis, fut une tache de boue et de sang sur la -soie déshonorée à jamais du drapeau grec. -Depuis, chaque bataille, soit gagnée, soit perdue -par ces mêmes héros athéniens qui fusillèrent -en 1915 nos matelots sans armes fut prétexe à -d'autres insultes, à d'autres meurtres, à d'autres -viols, à d'autres tortures. Cela, sans doute, me -dira-t-on, c'est la guerre.—Oui... Pas, néanmoins, -la guerre ordinaire. Pas même la -guerre telle que la faisaient MM. von Hindenburg -et Ludendorf...—Mais enfin, soit! c'est -la guerre... Mais il y a aussi la paix. Or, en -<span class="pagenum"><a name="Page_xvii" id="Page_xvii">[Pg xvii]</a></span>pleine paix, j'ai vu, partout, les banquiers -arméniens, grecs et européens à l'œuvre. Et je -vous fiche mon billet que ces banquiers-là travaillaient -fort joliment!</p> - -<p>Bref, ce que je dis, je le sais. Je le sais, -parce que je l'ai vu. Et peu de gens l'ont vu -d'aussi près que moi.</p> - -<p>Croyez-moi donc, quand je vous jure qu'à -l'été de 1902, j'étais parti de France turcophobe -en diable, comme tout Français l'est au -sortir du collège, où il s'est nourri des souvenirs -antiques et des préjugés modernes. Et -croyez-moi encore quand je vous atteste qu'à -l'automne de 1901, je repartais de Turquie turcophile -de la tête aux pieds.</p> - -<p>Il y a dix-sept ans de cela. Et mon opinion, -depuis, n'a jamais varié!</p> - -<p>Et tous mes camarades, tous les officiers -français qui ont comme moi vécu en Turquie, -si peu que ç'ait été, partent comme je suis -parti et reviennent comme je suis revenu. <i>Sans -exception</i>.</p> - -<p>Pourquoi? Parce qu'ils ont tous vu comme -j'ai vu moi-même. Parce qu'ils savent tous -comme je sais.</p> - -<p>Ils savent que, toujours et partout, dans -<span class="pagenum"><a name="Page_xviii" id="Page_xviii">[Pg xviii]</a></span>tout conflit oriental, le Turc a raison et ses -ennemis tort<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p> - -<p>Ce Turc honni, attaqué, décrié, et qui n'a -pas de journaux, lui, pour se défendre, ce Turc -qui ne répond jamais quand on l'insulte,—il -est honnête, loyal et droit, et rude d'apparence, -mais avec les plus délicates douceurs envers -toute créature faible et douce. Dans les quartiers -turcs de Stamboul, vous n'entendrez jamais -pleurer femme ni enfant. Vous ne verrez jamais -même une bête craintive. Les chats turcs ne se -sauvent pas devant l'homme, car l'homme ne -<span class="pagenum"><a name="Page_xix" id="Page_xix">[Pg xix]</a></span>les maltraite pas. Il a fallu qu'un ramassis -d'abjects coquins,—non turcs, certes!—revînt -d'exil et s'emparât de la municipalité de -Constantinople pour que fût décrété le massacre -imbécile de ces chiens errants qui pullulaient -par toute la ville<a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> - -<p>D'ailleurs, quand on en vint à l'exécution de -la sentence, pas un Turc n'accepta le rôle de -bourreau. Il fallut recourir aux Grecs, aux -Arméniens, aux Levantins...</p> - -<p>Et j'entends maintenant l'objection capitale -qu'on m'oppose: cette douceur turque, comment -s'arrange-t-elle des massacres, des tortures, -des horreurs que toute la presse -rapporte? Que deviennent les tueries arméniennes?</p> - -<p>J'y arrive.—C'est ici surtout que je tiens à -tout dire, à ne rien laisser dans l'ombre.</p> - -<p class="p2">Commençons par le commencement: il est -parfaitement exact qu'à plusieurs reprises les -<span class="pagenum"><a name="Page_xx" id="Page_xx">[Pg xx]</a></span>Turcs ont massacré bon nombre de leurs -ennemis. Notamment des Bulgares en Macédoine -et des Arméniens un peu partout.—Oui<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>.—Mais -comment et dans quelles circonstances?</p> - -<p>La réponse est facile! Toujours après provocations, -toujours après qu'on eût déjà massacré -ou affamé des musulmans, beaucoup de musulmans! -Toujours en manière de représailles,—et, -j'ose l'affirmer, d'horribles mais justes -représailles!</p> - -<p>Les Turcs ont jadis massacré des Bulgares -en Macédoine,—oui.—Mais après que les -bandes bulgares des <i>comitadjis</i> eurent poussé -à bout la population turque, après que le sang -turc eut coulé par flots effroyables sous le couteau -de ces orthodoxes féroces qui préparaient, -vingt ans d'avance, la guerre de 1912, en tuant -d'avance le plus possible de leurs futurs adversaires. -Je le répète, et je l'ai moi-même éprouvé -<span class="pagenum"><a name="Page_xxi" id="Page_xxi">[Pg xxi]</a></span>vingt fois, en Asie comme en Europe: le -paysan turc est un être paisible et doux chez -qui le sang caucasien l'emporte aujourd'hui de -beaucoup sur le sang turkmène de jadis. Pour -les Bulgares, qu'on s'en souvienne: il ne subsiste -pas en Europe de plus proches parents -des Huns, d'agréable mémoire.</p> - -<p>Moi qui écris ceci, j'ai vu, à Salonique, les -listes, dressées par des israélites, juges fort -impartiaux, des victimes musulmanes égorgées -et torturées par les comitadjis bulgares. Seulement, -les journalistes russes d'alors ont eu -grand soin d'étouffer ces listes-là, compromettantes -pour le bon renom des Slaves.</p> - -<p>Quant aux Arméniens, c'est une pire affaire. -Les Arméniens, quand les Turcs les ont massacrés, -n'avaient pas eux-mêmes massacré le -moindre Turc. Mais ils avaient fait mille fois -pis que massacrer.</p> - -<p>Les Arméniens sont, en effet, les véritables -juifs de l'Orient,—je prends le mot juif dans -son plus mauvais sens, et j'en fais mes excuses -aux très nombreux israélites que je sais bien -n'être pas plus juifs que moi-même.—Et les Arméniens -sont des juifs tellement juifs,—tellement -rapaces, tellement vautours et vampires,—que -<span class="pagenum"><a name="Page_xxii" id="Page_xxii">[Pg xxii]</a></span>les vrais israélites, écrasés par la concurrence -arménienne, meurent littéralement de -faim en Orient. Le Turc, lui, honnête musulman, -à qui sa religion défend rigoureusement -l'usure, le Turc qui jamais n'entendit goutte -aux questions de <i>doit, d'avoir et d'intérêts composés</i>, -le Turc a toujours été tondu de si près -par l'Arménien, prêteur à la petite semaine, -que le cuir lui fut souvent arraché avec la -laine. Ruiné, affamé, désespéré, le Turc alors -a souvent pris son bâton pour sa raison -suprême. Je ne l'en glorifie point. Mais je l'en -excuse. La faim fut toujours mauvaise conseillère, -et les honnêtes gens écouteront toujours -avec un dangereux serrement de cœur -leurs femmes et leurs enfants pleurer faute -de pain.—Le meurtre n'en est guère plus -beau, je le sais. Mais je sais aussi des choses -plus affreuses que le meurtre: par exemple, -la salle des ventes à l'encan, lorsque les prêteurs -sur gages dispersent quatre meubles -boiteux et trois paquets de hardes sous les -yeux d'une famille désormais sans feu ni lieu -et qui, tout à l'heure, grelottera sous la neige.—J'ai -vu cela.</p> - -<p>A présent, nul besoin d'en dire davantage. -<span class="pagenum"><a name="Page_xxiii" id="Page_xxiii">[Pg xxiii]</a></span>Les gens de bonne foi sont convaincus depuis -longtemps.</p> - -<p>C'est à ces gens que je m'adresse pour les -supplier de ne plus accepter désormais comme -paroles d'évangile le flot de paroles mensongères -qui coule sans interruption dans la presse -occidentale. Ce flot-là, les seules bouches -orthodoxes le déversent sur l'Europe. Car les -Grecs, car les Bulgares, car les Serbes ont des -journaux, des journaux que l'Europe lit. Ces -peuples en profitent: ils écrivent, parlent, -crient. Et le Turc se tait. Comment n'aurait-il -pas tort aux yeux du monde?</p> - -<p>Le monde n'entend qu'un son de cloche. -Toujours le même son, toujours la même -cloche: la cloche orthodoxe; et, depuis qu'il -n'y a plus de Russie, la cloche anglaise a pris -la suite de la cloche russe défunte.</p> - -<p>Et voilà pourquoi, moi, Franc de France, -j'ai voulu, une pauvre fois, faire entendre au -moins à la France l'autre son, l'autre cloche:—non -pas même la cloche musulmane, mais -seulement la cloche latine,—la cloche française!</p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>L'Intransigeant</i>, dont le directeur, en cet an-là, 1913, -était déjà comme il est encore en cet an-ci, 1921, M. Léon -Bailby.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Dès que l'alliance fut signée, la Russie, tout en puisant -des deux mains dans le trésor français, ne fit que -développer plus largement sa vieille politique agressive -et aventureuse, poussant pointe sur pointe tour à tour -vers Constantinople et vers Pékin, sans nul scrupule de -nous entraîner à sa suite dans les plus téméraires équipées, -et surtout, sans nul souci de respecter les intérêts -particuliers de cette trop complaisante et trop ignorante -alliée qu'est la France. En Extrême-Orient, comme en -Orient, la Russie de 1913, amie et alliée de la France, -combattait notre expansion plus rudement que n'avait fait -la Russie de 1854, à la veille de tirer l'épée contre Napoléon -III.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Qu'en 1896, il en ait été ainsi, soit! Dans ce temps-là -la France était encore la vaincue de 1871, ambitionnant -de reprendre ses provinces volées, et la Russie nous -apparaissait devoir être la toute-puissante amie qui nous -les rendrait, sans même combattre, rien qu'en portant la -main à la garde de l épée. -</p> -<p> -Mais qu'il en fût encore ainsi en 1913, cela passe la -mesure! Certes, la France n'avait pas grandi dans l'intervalle. -Et Fashoda, Tanger, Agadir sont là pour nous l'apprendre. -Mais la Russie, elle, avait déjà rapetissé. Et, sans -même parler de tant de milliards prêtés par nous, empruntés -par nos alliés, sans nul retour, les vaincus de Sedan avaient -bien le droit de traiter en égaux les vaincus de Moukden...</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Les gouvernements vieux-turcs et jeunes-turcs,—ceux-ci -surtout, ont pu faire une politique anti-française. -Le peuple turc aima toujours les Français. Interrogez tous -ceux qui se sont promenés, comme j'ai fait, à pied, dans -les villages du fin fond de l'Anatolie, et qui ont sollicité -le soir l'hospitalité des hans. Certes, tout chacun est -admis, et traité en hôte. Mais, prudemment, vos voisins -ne s'en enquièrent pas moins:—«Etes-vous Moskof -(Russe)?—Iok (non)!—Allemand?—Iok! iok!...» A -chacun de ces iok-là, vous aurez vu la figure du curieux -s'épanouir...—«Etes-vous Anglais?—Non: je suis Français, -Frank de la France...—Mash'Allah! Tout est à -vous!»</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> En Bulgarie et dans la province de Dobroudja, actuellement -roumaine, mais qui n'était alors peuplée que de -Bulgares, Slaves ou Mongols.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> J'entends très bien qu'on va m'objecter:—Nous-mêmes, -Français avons actuellement (1921), en Syrie et en Cilicie, -un conflit oriental; un conflit franco-turc! Est-ce à dire -qu'en Cilicie et qu'en Syrie la France a tort, et les Turcs -raison? -</p> -<p> -Mon Dieu! non!... pas tout à fait... La France, certes, -dépossédée par l'Europe entière et par l'Angleterre surtout -des droits privilégiés qu'elle détenait en Turquie depuis -François I<sup>er</sup> (1527!) a raison de vouloir en dédommagement -de ces droits qu'elle acheta par quatre cents années -d'alliance bonne ou mauvaise, et qu'on lui vole, la France -a raison de vouloir obtenir une compensation: le Liban... -</p> -<p> -Mais la Turquie, qui n'a rien du tout volé à la France, -a raison de défendre son bien contre tout le monde et -contre chacun, même contre la France... -</p> -<p> -Et, si je n'étais Français, de quel bon cœur je me battrais -pour la Turquie contre la Grèce, contre l'Angleterre, contre -à peu près toute l'Europe, aux côtés de mon ami d'Angora, -Kemal-pacha!</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Depuis le massacre des chiens de Stamboul, les coquins -ci-dessus désignés,—soi disant Jeunes-Turcs? ni Turcs, ni -jeunes!—ont d'ailleurs donné derechef leur mesure, en massacrant -leur patrie (ou plutôt la patrie qu'ils prétendaient -leur) à peu près aussi élégamment qu'ils avaient massacré les -chiens turcs,—vraiment turcs, eux.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Tout de même, il n'est que juste d'ajouter que les -Turcs y sont vraiment allés de main morte, quand on -compare leurs «massacres» à l'extermination systématique -et ignoble à laquelle procédèrent les troupes régulières -de Grèce et de Bulgarie pendant et après la guerre de -1912–1913;—à laquelle procèdent actuellement les armées -grecques d'Anatolie.</p></div> -</div> - -<hr class="chap" /> - -<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span></p> - -<h2>L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE -D'ACHMET PACHA DJEMALEDDINE<br /><br /> - -<span style="font-size: smaller;">CHEF TCHERKESS, PIRATE, AMIRAL, VALI, -GRAND D'ESPAGNE, MARQUIS DE FRANCE -ET AMI DE PLUSIEURS SUBLIMES PRINCES</span></h2> - -<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span><br /> -<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span> -—<i>La illah il Allah!... ve Mohammed rezoul -Allah!...</i></p> - -<p>(Il n'est qu'un seul Dieu! ainsi l'attesta le -Prophète...)</p> - -<p>Pèlerins de cette caravane, arrêtés pour la -nuit dans ce han<a name="FNanchor_1_9" id="FNanchor_1_9"></a><a href="#Footnote_1_9" class="fnanchor">[1]</a> de bénédiction, salut! -Salut à vous, messires<a name="FNanchor_2_10" id="FNanchor_2_10"></a><a href="#Footnote_2_10" class="fnanchor">[2]</a> les Croyants! Salut -à vous, messeigneurs<a name="FNanchor_3_11" id="FNanchor_3_11"></a><a href="#Footnote_3_11" class="fnanchor">[3]</a> les Francs! Salut -<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span>même à vous, pauvres chiens d'idolâtres, -tristes idiots, rebut de l'humanité ... (si toutefois -caravane de tant et tant nobles pèlerins, -parmi lesquels j'aperçois des émirs, des -princes, des ulémahs, des docteurs, des pachas, -des vizirs même! poussait l'infortune -jusqu'à souffrir que espèce idolâtre se fût -faufilée parmi tant de si bonnes races, et que -si noire obscurité fît tache au milieu de telles -lumières...) N'importe, Allah le sait, il suffit!...</p> - -<p>A tous, donc, salut! J'ose me lever devant -Vos Hautes Excellences, moi, le chétif Abdullah, -fils d'Abdullah, chanteur par droit héréditaire, -et seul chanteur, dans ce han béni, de toutes -sortes de chants, contes, dicts et dictons; j'ose -me lever de terre pour récréer ceux qui désirent -veiller, pour endormir ceux qui désirent dormir, -et le tout au nom de Dieu!</p> - -<p>Messires, messeigneurs, la nuit étincelle d'étoiles. -Louanges à Dieu, l'Unique! J'entreprends -donc de chanter à Vos Hautes Excellences -la Merveilleuse Aventure d'Achmet -<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span>pacha, Djemaleddine, chef tcherkess, pirate, -amiral, vali, grand d'Espagne, marquis français, -et ami de plusieurs sublimes Princes. Tout -cela! Iblis m'emporte si je mens d'un mot: le -conte est vrai d'un bout à l'autre!</p> - -<p>Je n'entreprends point, cependant, de chanter, -tout entière, l'Histoire du dit et prodigieux -Achmet pacha: il y faudrait, après cette nuit-ci, -douze autres nuits pareillement étoilées; -et demain n'appartient qu'à l'Unique. Mais j'entreprends -d'en chanter à Vos Hautes Excellences -ce qui s'y trouve de plus extravagant: -à savoir, la fin. Vos Hautes Excellences vont -donc ouïr le chant d'Achmet alors qu'il n'est -plus simple chef tcherkess, ni page dans l'Iéni-Séraï, -ni pirate, ni amiral! alors néanmoins -qu'il n'est point encore vali, ni grand, ni marquis, -mais qu'il va devenir tout cela, tout d'un -coup, et sans y songer, puisque, l'histoire le -prouve, il ne songe alors qu'à mériter le plus -beau de tous les titres qu'il eût jamais: celui -d'ami des plusieurs sublimes princes dont j'ai -parlé déjà et dont la gloire emplit encore le -monde, quoique tous aient cessé de vivre -depuis je ne sais combien de centaines d'années. -Si glorieux qu'ils soient tous, d'ailleurs, -<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span>l'histoire vous prouvera qu'Achmet pacha le -fut, lui tout seul, autant certes qu'eux tous -ensemble.</p> - -<p>Messires, Messeigneurs! il était une fois ... -Allah m'est témoin, Lui qui sait mieux que -moi!... il était une fois, dans le pays tcherkess, -un chef de clan qui, jamais, de mémoire -d'homme, n'avait, dans son clan, compté de -guerriers seulement et simplement braves ... -je veux dire «braves» comme il sied à tout -guerrier d'être brave: car le plus lâche des -guerriers de ce clan-là avait toujours été brave -beaucoup davantage, c'est-à-dire beaucoup -trop. Ce disant, messires et messeigneurs je -dis vrai, et ne mens pas. Qui donc oserait -dire que je mens, mentirait lui-même.</p> - -<p>Ce chef de clan, né du sang le plus fier, avait -passé à sa naissance, pour citer le poète, «des -reins les plus vaillants dans le ventre le plus -chaste!» Et il s'appelait, à la mode tcherkess, -d'un nom double: Rechid Djemal. Rechid, -comme son père l'avait nommé; Djemal, -comme son père se nommait lui-même. Car, -vous le savez assurément, messires, et vous ne -l'ignorez sans doute pas, messeigneurs, les -Tcherkess,—gens de Circassie,—sont moins -<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span>simples que nous, les Turkmènes,—gens du -Turkestan—: tout vrais croyants qu'ils sont, -ils ne se contentent point de se déclarer fils de -leur père; ils poussent l'orgueil jusqu'à se proclamer -petit-fils de leur aïeul et à proclamer cet -aïeul-là petit-fils de son aïeul à lui! tout cela -inclus dans un seul nom, commun à tous, fils, -père, grand-père, aïeul, aïeux ... tant et tant -qu'ils prétendent ainsi, d'aïeul en bisaïeul et -de bisaïeul en trisaïeul, remonter jusqu'aux -temps bénis du Prophète, voire jusqu'aux temps -de Moïse ou de l'ancêtre Adam. Il n'importe, -d'ailleurs. Le chef Rechid Djemal, pour commencer, -puis, pour continuer, le fils du chef -Rechid Djemal, importent seuls: car ce fils ne -fut autre qu'Achmet Djemal en personne, plus -tard Achmet pacha Djemaleddine...<a name="FNanchor_4_12" id="FNanchor_4_12"></a><a href="#Footnote_4_12" class="fnanchor">[4]</a>.</p> - -<p>Et voici comment il naquit... (Allah le sait -d'ailleurs mieux que moi!...)</p> - -<p>Quand le chef Rechid entra dans sa cinquantième -année, il alla, un matin de soleil, se -baigner dans la rivière la plus proche et, s'étant -regardé dans l'eau claire, il se vit tel qu'il était: -<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span>vieux. Il se hâta de rentrer au camp, s'enferma -dans sa tente, songea, puis, voulant goûter -une dernière fois, avant qu'il fût trop tard et -que l'âge lui en eût ôté la force, du plaisir que -votre Dieu, messeigneurs, permet et qu'à nous, -messires, notre Allah commande... <i>la illah il -Allah!</i> Il n'est qu'Un: vôtre, nôtre, c'est le -même!...</p> - -<p>... Le chef Rechid, voulant donc, une dernière -fois, goûter du plaisir d'amour, épousa -une dernière épouse, sa huitième—<i>huit est -le nombre divin!</i> disent les initiés, savants ès -la Kabbale!—Cette épouse huitième était une -vierge très belle et du plus noble sang tcherkess. -Et neuf mois après, le jour même qu'elle -atteignait son quatorzième printemps...—<i>quatorze</i>, -disent les savants initiés, <i>est le nombre -deux fois sage!</i>—l'épouse offrit à l'époux un -fils irréprochable, portrait vivant de son père, -donc vivante preuve de la vertu de sa mère. -Rechid Djemal le nomma Achmet. Et, la naissance -de ce fils ayant achevé la tâche assignée -par Allah au père de l'enfant, Rechid Djemal -s'en fut au paradis, content de mourir comme -d'avoir vécu.</p> - -<p>En ce temps-là, messires et messeigneurs, le -<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span>propre père du plus sublime de tous nos padishahs, -Souléïman! celui-là même que les Infidèles -ont surnommé le Magnifique ... les infidèles, -oui! les Infidèles que vainquit, détruisit -ou conquit Souléïman, qu'ils admiraient plus -encore qu'ils ne le détestaient! Et tout justement, -le jour qu'Achmet Djemal, fils de Rechid -et principal héros de cette histoire héroïque, -entrait dans sa neuvième saison, Allah—louanges -à Lui!—se souvint de son peuple et -fit à l'archange le signe. Azraël ... la foudre est -moins prompte qu'Azraël!... Azraël étendit -ses ailes noires, vola jusqu'à Stamboul, s'abattit -sur l'Iéni-Séraï et, de l'épée, toucha l'ancien -Padishah, père du Padishah Souléïman, au cheveu -que vous savez; alors le Padishah, père -du Padishah Souléïman, s'en fut au paradis, -comme naguère Rechid Djemal.</p> - -<p>Or, âgé de neuf ans,—et les initiés nomment -le nombre neuf,<i> nombre de la pleine promesse</i>,—Achmet -Djemal fut très sagement envoyé -par sa mère, ses oncles et ses frères, à l'Iéni-Séraï -du Padishah, comme page du harem impérial. -Et ce harem, justement à point, se trouvait -devenu le harem du Magnifique Souléïman, -pour le plus grand bien de toute la Foi, de -<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span>tous les Croyants et, notamment, de ce Croyant, -nouveau page dans le harem de Iéni-Séraï, -Achmet Djemal, fils du chef défunt, Rechid.</p> - -<p>Adonc, voilà devenu page au harem,—et -sous l'œil de Celui de qui vient tout honneur, -puisque vicaire d'Allah,—adonc voilà, devenu -tel, Achmet. Et c'est ainsi. Nul doute que, si -bien placé comme il était, le héros dont je chante -l'histoire ne manqua pas de courir mille et -mille probables hasards et d'accomplir dix -mille et dix mille hauts faits, dès ce temps du -Iéni-Séraï et dès cette époque du Souléïmanieh -Harem...—Mais, daignent Vos Hautes Excellences -pardonner au chanteur, si, de ces mille-là, -non plus que de ces dix mille-ci, le chanteur -ne chante pas un chant: l'histoire est -longue, la nuit courte; trop cruel est mon -regret; il me faut cependant passer sur toutes -ces délectables années qui séparent la neuvième -de la quatorzième saison du page Achmet...</p> - -<p>... Sauf pourtant sur un jour d'une de ces -années, un seul jour d'une seule année! sur -ce jour qui, saintement, tomba un vendredi, et -un vendredi du saint mois de Ramazan! Ce -vendredi-là, entre le coup de canon du matin -et le coup de canon du soir, tout chacun dans -<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span>le Séraï étant à jeun, comme l'exige la loi du -Prophète, il plut à Sa Majesté Impériale d'aller -promener Sa rêverie et Sa méditation aux Eaux -Douces d'Asie: car le Ramazan, cette année-là, -tombait en été. Le Padishah s'était d'abord allé -reposer au harem, et le page Achmet était, -auprès de Sa Personne, de service, et l'épée -nue. Lors, Souléïman commanda:</p> - -<p>—Page! va!... et ordonne qu'on arme Notre -caïque!</p> - -<p>Le page Achmet posa son épée nue sur un -coussin de Brousse, salua, recula d'un pas, -salua encore, recula d'un autre pas, salua de -nouveau, recula d'un troisième pas, puis s'agenouilla, -mains jointes et front par terre: ainsi -l'ordonnait l'étiquette du Séraï. Alors seulement -il dit:</p> - -<p>—J'écoute pour obéir. Le caïque, plaît-il au -Padishah qu'il soit à onze paires?</p> - -<p>Lors, Souléïman commanda:</p> - -<p>—A sept paires: nous sommes au saint mois -du Ramazan; il sied donc de se montrer humble -et ne point déployer une pompe qui serait indécente.</p> - -<p>Lors, le page répéta:</p> - -<p>—J'ai écouté pour obéir.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span>Et il s'en fut exécuter l'ordre reçu.</p> - -<p>Il l'exécuta si vite qu'il n'y avait pas encore -eu le temps d'une impatience impériale quand -il revint. Promptement il salua comme devant, -recula, resalua, recula encore, resalua derechef, -recula une troisième fois, s'agenouilla et dit:</p> - -<p>—Le caïque attend le bon plaisir de Sa Majesté -Impériale.</p> - -<p>—Tu sais faire vite ce que tu fais,—dit Souléïman,—et -tu sais aussi le faire bien. Il est -possible qu'un jour tu réussisses dans les -grandes choses comme dans les petites.</p> - -<p>Il ajouta:</p> - -<p>—Viens.</p> - -<p>Si vite qu'avait fait le page Achmet, il n'avait -point omis de passer la revue du caïque: rien -n'y manquait, ni avirons, ni tolets, ni tapis, ni -coussins, ni voile. Et les caïkdjis n'avaient pas -une tache sur la neige de leur mousseline. -Toutefois, au lieu de la veste soutachée d'or, -ils portaient la veste soutachée d'argent.</p> - -<p>—Pourquoi?—demanda le Padishah.</p> - -<p>—Nous sommes au saint mois du Ramazan,—dit -Achmet:—il sied de se montrer modeste -et ne point déployer une pompe qui serait -indécente.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span>Le Padishah reconnut ses propres paroles et -se prit à rire:</p> - -<p>—Tu sais bien retenir aussi ce que tu -retiens,—dit-il:—tu es un bon serviteur.</p> - -<p>Et il fit asseoir Achmet sur un des coussins -de la chambre. Mais, lorsque lui-même se fut -étendu sur le voile, Achmet se releva; et, -demeurant toutefois sur le coussin qui lui avait -été désigné, s'y agenouilla.</p> - -<p>—Pourquoi? dit encore Souléïman.</p> - -<p>—Que suis-je, auprès du Vicaire d'Allah?<a name="FNanchor_5_13" id="FNanchor_5_13"></a><a href="#Footnote_5_13" class="fnanchor">[5]</a> -dit Achmet.—S'il sied de se montrer modeste -au saint mois du Ramazan, il sied, tous les -mois de l'année, de se montrer respectueux -auprès du Vicaire d'Allah, lorsqu'on est ce que -je suis: rien.</p> - -<p>Lors le Padishah considéra son page et daigna -lui dire:</p> - -<p>—Tu sais décidément plus de choses que je -n'avais cru. Et tu dois être un bon ami.</p> - -<p>Ainsi, le même jour, Achmet Djemaleddine, -n'ayant point encore achevé sa quatorzième -année, et n'étant donc point encore exclu de la -société des femmes, mérita de recevoir, d'un -<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span>Prince sublime entre les plus sublimes, deux -éloges dont plus tard il se montra digne, -comme la suite de l'histoire le va prouver.</p> - -<p>Mais cette histoire, messires et messeigneurs, -il sied que je la commence, ou jamais -je ne la finirai. Je passerai donc, en grande -hâte, sur le temps qu'Achmet Djemaleddine, -hors de page, s'est distingué aux armées, tant -sur terre que sur mer, et sur le temps, qu'après -avoir été soldat, matelot, chef de dix hommes, -chef de cent hommes, chef d'une barque, chef -d'un chébec, il commanda enfin un vaisseau -qui était sien et pirata par toutes les mers, sur -tous les ennemis de la Foi et principalement -sur les rapaces marchands de Venise. Je passerai -en plus grande hâte encore sur le temps -qu'il devînt Amiral et commanda non plus un -seul vaisseau, mais une flotte, puis des flottes -nombreuses, puis toutes les flottes qui arboraient -en poupe l'étendard rouge au croissant -d'or... Et j'en viens au récit que je vous ai promis -et que je vais vous chanter:</p> - -<p class="p2">En ce temps-là, Achmet Djemaleddine se -reposait de ses glorieux travaux dans son yali -d'Amiral, et, honorablement, étalait les marques -<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span>de sa grandeur et les insignes des hautes dignités -dont la faveur du Padishah l'avait comblé. -Assis sur la plus haute terrasse de son palais, face -au Boghazi, Achmet Djemaleddine oisif, et bien -aise de l'être, fumait un soir le tchibouk en -contemplant d'un regard on ne peut plus heureux, -satisfait et paisible, toute une escadre de -ses plus beaux vaisseaux, ancrés autour de leur -amiral—en demi-cercle—c'est-à-dire, messires, -en croissant: et un tel croissant était bien -fait pour enivrer de joie et d'orgueil tout cœur -vraiment musulman, tout cœur vraiment turc! -quand, au perron du palais, un caïque aborda, -tout à coup, caïque à onze paires, donc caïque -impérial, puisque les lois et la bienséance ne -permettent que trois paires à n'importe quel -Croyant, fût-il grand-vizir, grand-eunuque, -ou cheik ul Islam, c'est-à-dire Altesse ... et -pareillement à toute femme de Croyant, fût-elle -même Majesté, c'est-à-dire Valideh sultane.</p> - -<p>Le caïque à onze paires n'avait toutefois pas -encore accosté la plus basse marche qu'Achmet -pacha Djemaleddine (pacha, certes, il était! et -depuis beau temps!...) sur cette dernière -marche, s'agenouillait, et très humblement tendait -<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span>le poing à la main impériale, pour que -le Padishah—c'était lui, comme juste—pût -mettre pied à terre sans éclabousser d'une seule -goutte la semelle de ses babouches. Souléïman, -ayant quitté le caïque, et relevé son serviteur et -ami d'un signe de sourcils, s'appuya gentiment -sur l'épaule offerte avant de lui dire:</p> - -<p>—Pacha, te crois-tu donc encore mon page?</p> - -<p>—Page ou pacha, que sommes-nous, sinon -rien, auprès du Padishah? Auprès du Padishah, -sied-il pas à ceux-ci comme à ceux-là, et tous -les douze mois de l'année, de se montrer respectueux?</p> - -<p>Telle fut la réponse d'Achmet. Et Souléïman -se prit à rire. Car lui aussi se souvenait.</p> - -<p>L'escalier du palais gravi, Souléïman, assis -dans le trône toujours préparé pour le Padishah -par son serviteur et ami, Souléïman -parla comme je vais chanter:</p> - -<p>—Pacha, un grand malheur est advenu, -une grande tâche nous incombe. Mon frère et -allié, frère de cœur et allié de sang, car c'est -du sang de ma veine que j'ai signé les Capitulaires!—mon -frère et allié, cet autre Moi qui -règne en Occident, vertueux comme j'essaie -de régner en Orient: François, premier du -<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span>nom, Roi du pays franc ... celui qu'on nomme -le Chevalier-Roi! François, le plus brave -d'entre les plus braves! est triste, vaincu, -captif. Son ennemi, celui qui s'ose intituler -empereur... <i>La illah il Allah!</i>... il n'est qu'un -Dieu: il n'est donc qu'un Empereur...</p> - -<p>—Un,—dit Achmet;—l'Unique: toi, -Padishah.</p> - -<p>—Le soi-disant empereur Charles, cinquième -du nom, s'est emparé du Roi-Chevalier -François et l'a chargé de fers et traîné dans -une geôle au fond de la barbare Espagne dans -un village puant que ces chiens nomment -Madrid; pacha, que dis-tu?</p> - -<p>—Je dis que la tâche est sainte et qu'Allah -nous la fera légère: tâche de délivrer le -Roi-Chevalier, François I<sup>er</sup> de France.</p> - -<p>Telle fut la réponse d'Achmet.</p> - -<p>—Tu parles bien comme bien toujours tu -as parlé,—dit Souléïman joyeux.—Puisqu'il -en est ainsi, tends tes épaules, c'est elles que je -charge de la tâche.</p> - -<p>—J'écoute pour obéir.</p> - -<p>Ainsi répondit Achmet.</p> - -<p>—Tu as écouté, obéis!—et le Padishah se -leva.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span>Appuyé sur le poing de son serviteur et ami, -il descendit l'escalier, retournant à son caïque. -Il posa dedans le pied droit; lors Achmet, -oubliant la bienséance, osa parler avant qu'on -l'interrogeât:</p> - -<p>—Padishah, comment ferai-je? Moi chétif, -moi seul, moi dépourvu de toute sagesse et -de toute prudence ... que pourrai-je inventer, -essayer, réussir, pour délivrer des griffes de -son ennemi le frère du Padishah?</p> - -<p>—Cherche,—dit Souléïman,—tu trouveras.</p> - -<p>—Daigne l'intelligence du Padishah éclairer -la stupidité de son serviteur!</p> - -<p>Ainsi Achmet implora Souléïman.</p> - -<p>Et Souléïman, accueillant sa prière:</p> - -<p>—Pacha, il me déplaît d'entendre ravaler ou -mépriser mes serviteurs. Comment moi, créature -d'Allah, pourrai-je t'éclairer, toi créature -d'Allah? Dieu seul est grand! <i>Allah ek bar!</i> -D'ailleurs, pense, pèse, soupèse l'affaire, et -dis-moi si, en pareille aventure, le Padishah -en peut savoir plus ou mieux que le pacha, -ou que personne? Pour délivrer des griffes -du fier soi-disant empereur le Roi-Chevalier, -roi du pays franc, que peut-on?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span>Achmet proposa:</p> - -<p>—Combattre!</p> - -<p>—Combattre? Connais-tu, pacha, le champ -de bataille où mes janissaires pourraient rompre -et tailler en pièces les soldats de l'empereur? -L'empereur est trop loin.</p> - -<p>Achmet hasarda:</p> - -<p>—Traiter!</p> - -<p>—Traiter? Pacha, en échange de mon frère -le Roi franc, qu'offrirait-on? Qu'offrirais-je -moi-même, moi, le Padishah? Toutes les terres -de l'Islam, tous les trésors de l'Islam; tous mes -palais, toutes mes mosquées, et moi-même, -crois-tu donc qu'une si petite rançon serait -digne d'un si grand capt.</p> - -<p>Achmet se tut.</p> - -<p>Le Padishah pesa sur son épaule:</p> - -<p>—Pacha, tes deux moyens valent peu. J'en -sais un qui vaut beaucoup.</p> - -<p>Achmet demanda:</p> - -<p>—Ce moyen?</p> - -<p>Souléïman embarqua tout à fait, lâcha -l'épaule de son ami et s'étendit sur le voile -impérial. Alors, sans se retourner, il prononça:</p> - -<p>—Ce moyen réside en la personne d'un serviteur -<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span>d'entre mes serviteurs. Ce serviteur est -pacha, ce pacha est amiral ... et je l'ai nommé -mon ami.</p> - -<p>Honoré de telle sorte, Achmet Djemaleddine -ne demanda plus rien et répondit seulement -par l'obéissance.</p> - -<p>Dans l'instant, les caïkdjis pesèrent sur le -manche renflé des avirons; et le caïque jaillit -du perron, telle, de l'arbalète, une flèche. Souléïman -donna un regard en arrière et, dégrafant -de sa poitrine une étoile toute de diamants, -la jeta vers Achmet:</p> - -<p>—Prends,—dit-il:—c'est l'Ehrtogrul.</p> - -<p>Et le pacha Achmet, comme jadis le page -Achmet, s'agenouilla pour agrafer sur sa poitrine -l'Ordre Sacré réservé aux seuls sultans ... -aux sultans, et, quelquefois, à ceux de leurs -sujets qui, plus grands et plus saints que les -sultans mêmes, ont sauvé l'Islam ou l'Empire.</p> - -<p class="p4">Messires, messeigneurs, en si troublante -occurrence, pensez-y bien!... et, comme disait -mon grand-père le Turkmène, dont la grand'mère -venait des lointains royaumes de la -Chine: pensez-y à droite et pensez-y à -<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span>gauche!—à la place du pacha Achmet, tous -qu'auriez-vous fait?</p> - -<p>Vous ne savez? Par bonheur, moi, chétif, je -sais ... encore qu'Allah sache assurément mieux -que moi!... Je sais, parce que Achmet Djemaleddine -lui-même me l'apprit, non pas certes de -sa propre bouche, mais par la bouche du chanteur -de contes, mon père, lequel me chanta -jadis ce que je vais vous chanter aujourd'hui:</p> - -<p>Achmet pacha Djemaleddine pensa, pensa -tout justement comme je viens de vous le dire -tout à l'heure: pensa très bien! pensa à droite, -pensa à gauche ... puis, ayant pensé, rejeta -vers l'alaïk<a name="FNanchor_6_14" id="FNanchor_6_14"></a><a href="#Footnote_6_14" class="fnanchor">[6]</a> le tuyau de jasmin du tchibouk, -se leva, assura son turban dont il ôta l'aigrette, -ceignit son sabre dont il éprouva du doigt tout -le tranchant de la pointe à la garde, puis, sortant -du palais, s'en fut, et voyagea d'une traite -jusqu'en Espagne et jusque dans Madrid.</p> - -<p class="p4">Achmet Djemaleddine avait quitté Stamboul -<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span>un vendredi soir, ce qui était certes d'un heureux -présage; il entra dans Madrid un vendredi -matin, ce qui était certes d'un plus heureux présage -encore. Par le fait, sitôt passée la porte -de la ville, il fit la rencontre d'un homme de -haute mine qui, par mégarde, le heurta au -passage.</p> - -<p>Inutile de vous dire, messires et messeigneurs, -que notre Achmet, très avisé, s'était, -dès qu'il l'avait fallu, costumé à la franque. -Inutile pareillement de vous chanter que notre -Achmet, très savant, parlait l'espagnol aussi -bien que le turc et parlait d'ailleurs pareillement -toutes langues de tous pays, comme il -sied à tout véritable héros de roman, propre et -préparé d'avance à toutes héroïques aventures. -De la sorte, tous les Espagnols de toutes les -Espagnes s'étaient, sans exception, trompés -sur sa croyance, trompés sur sa race, trompés -sur son pays! Et tous, sans exception, le -croyaient bonnement l'homme qu'il se disait: -à savoir, le licencié ès lettres, docteur ès -théologie, don Alonzo Lupa, natif de Salamanque.</p> - -<p>Heurté, comme je vous l'ai dit, à son premier -pas dans Madrid, le licencié docteur don Alonzo -<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span>Lupa s'allait fâcher comme il convient, quand -l'Espagnol maladroit le devança par de courtoises -excuses, courtoisement débitées: le chapeau -à la main et l'autre main près de l'épée; -ainsi s'excuse-t-on de seigneur à seigneur, non -par crainte ou bassesse, mais par sagesse et -justice.</p> - -<p>—Señor, que votre Grâce me daigne pardonner -d'être tout ensemble si grossier et si -lourdaud. Je m'appelle don Pedro Ximenès y -Sylva; je suis grand d'Espagne et marquis; et -je mets à vos pieds grandesse et marquisat, -vous suppliant d'en user pour toutes choses. -Si Votre Grâce exige cependant davantage, -j'entends ne lui rien refuser! et mon épée -serait mille fois honorée de se croiser contre la -vôtre?</p> - -<p>Achmet Djemaleddine pacha... C'est don -Alonzo Lupa, natif de Salamanque, que je -voulais dire!... Don Alonso Lupa, qui d'abord -avait toisé le Ximenès, jugea dès lors tout à -fait honorable de rendre courtoisie pour courtoisie. -Il mit donc chapeau bas, lui aussi, et -tendit la main au marquis don Pedro:</p> - -<p>—Señor,—dit-il,—je remercie les saints, -protecteurs de tout voyageur Vieux Chrétien, -<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span>d'avoir voulu que le premier visage que je visse -dans Madrid fût de si bonne rencontre et de si -favorable augure! Nul doute que votre Grâce -me favorisant de sa courtoisie, je ne réussisse -ici dans toutes mes entreprises!...</p> - -<p>Vous voyez ici, messires et messeigneurs, -que l'irréprochable Achmet Pacha n'hésitait -point à mentir par sa gorge, avec toute la profusion -utile! Mais cela ne saurait étonner les -gens de cœur, puisqu'il est mieux que permis: -ordonné de mentir pour la réputation des -femmes et pour la gloire du prince et de -l'État...</p> - -<p>Le marquis don Pedro, noble gentilhomme, -ne pouvait manquer de se prendre à ce noble -mensonge. Il s'y prit incontinent; et ce, pour -son plus grand honneur.</p> - -<p>—Quoi donc? passez-vous cette porte pour -la première fois?—demanda-t-il.</p> - -<p>—Pour la première fois,—dit Achmet.</p> - -<p>—Par la Marie Douloureuse! il me plaît -grandement d'être favorisé comme je le suis, -rencontrant, moi premier, votre Grâce! Et je -mets à sa disposition mon crédit, mon bras, -ma maison, tout ce que je possède et tout ce -que je suis! Et si vous daignez accepter mon -<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span>offre, tout indigne qu'elle soit, je remercierai -le Seigneur du Grand Pouvoir de m'avoir -permis d'effacer un peu, de la sorte, la balourdise -dont je suis, señor, coupable aujourd'hui.</p> - -<p>—Ce qui s'offre de si bon cœur doit s'accepter -d'aussi bon cœur!—répondit sur-le-champ -Achmet qui, dès lors, fut l'hôte du -marquis. Et l'heure d'après, entrant dans le -patio du palais Ximenès, lequel avait façade -sur la Plazza Mayor, il ajouta, mais pour soi-même, -entre ses dents, et parlant bonne -langue turque:</p> - -<p>—Il me déplaît toutefois qu'on trouve en -cette maudite Espagne d'aussi bons gentilshommes!... -Et s'il en est beaucoup qui vaillent -celui-ci, je ne descendrai, certes pas, jusqu'à -les combattre par ruse, fourberie ou traîtrise... -Toutefois, s'il me les faut combattre -autrement c'est-à-dire à face découverte et -cimeterre au poing, comment réussirai-je, moi, -seul contre eux, mille fois mille? et comment -briserai-je les chaînes et percerai-je la prison -du roi François I<sup>er</sup>?</p> - -<p class="p4">Et voici le plus merveilleux de cette merveilleuse -<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span>histoire:—Ai-je bien chanté, selon -la vérité, que toutes ces belles paroles s'étaient -dites un vendredi matin? Or, le samedi, lendemain -de ce vendredi, il advint au soi-disant -licencié,—c'est au Seigneur Achmet que je -veux dire,—de rentrer tard au logis de l'Espagnol -son hôte. Cela, parce qu'Achmet, tout -plein de ses projets d'évasion, avait passé toute -la brune à bayer aux corneilles, face à la -maison que le faux empereur don Carlos, cinquième -du nom, avait assignée pour geôle au -bon roi frank, François de France. Achmet, -donc, rentrant vers la cinquième ou la sixième -heure à la turque,—et la cinquième heure -turque tombait, ce jour là, vers la minuit des -Francs,—Achmet fut assailli, à quatre pas de -la plazza, par une douzaine de très méchantes -gens, voleurs de profession, assassins d'occasion, -et guère plus Espagnols que Turcs, Vénitiens, -Hongrois ou Bougres.</p> - -<p>Achmet, certes, n'eût pas craint deux, trois -ou quatre douzaines de pareils pauvres gredins; -mais avec son cimeterre au flanc, son -poignard à la ceinture et ses pistolets chargés! -toutes choses dont il n'avait en l'occurrence -aucune.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span>Si bien qu'assailli par derrière, assailli par -devant, assailli par la droite, assailli par la -gauche, par beaucoup d'ennemis, tous très -bien armés, Achmet, seul et sans un couteau, -se trouva vite en dangereuse posture. Il cria -sur-le-champ: «<i>La illah il...</i>», puis, avec -sang-froid, s'arrêta, ayant sagement pensé -qu'un homme vivant n'est jamais sûr de son -heure, que certes lui-même voyait la mort de -près, mais pouvait encore très bien y échapper, -et qu'en cette heureuse alternative, force gens -de Madrid s'étonneraient, non sans risque pour -l'objet de cet étonnement, qu'un licencié docteur -de Salamanque eût n'importe quand psalmodié -le témoignage du Prophète. Le reste -du verset fut donc psalmodié bouche close, -mais cœur large ouvert, avec toute ferveur et -foi, vers Dieu,l'Unique. Or Allah, entendant -la prière, se souvint de celui qui priait: -comme Achmet esquivait, faute de le pouvoir -parer à la turque, c'est-à-dire en chargeant, -haut le sabre, le premier coup de dague du -premier des bandits ses agresseurs, le pied -manqua à ce larron qui chuta lourdement, face -contre terre, et lâcha sa dague dont le pacha se -put saisir. Il la mania si terriblement que -<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span>nombre de ses adversaires tombèrent dans -l'instant sous ses coups et ne se relevèrent -point. Toutefois, une dague ne vaut guère -contre force épées, sabres, haches et coutelas, -sans parler des tromblons et autres aboyeurs -à balles, dont les brigands étaient pourvus à -foison. En sorte que le pacha Achmet eût probablement -fini par succomber sous trop d'adversaires -trop bien armés, si le marquis don -Pedro, fort inopinément, n'était intervenu.</p> - -<p>L'excellent marquis, en effet, soucieux de -son hôte trop attardé, avait lui-même passé -tout le soir à sa fenêtre, guettant. Si bien que, -par bonne chance, le fracas lui parvint de la -dague et les épées chaudement entrechoquées. -En un clin d'œil, et sans même s'assurer du -tout que l'affaire fût ou ne fût pas sienne, don -Pedro jaillit de sa fenêtre et tomba, les pieds -joints, dans la rue. Ainsi font les gens de -cœur!</p> - -<p>Il s'abattit au milieu des bandits effarés, -comme, sur un troupeau de moutons, s'abat -un aigle en furie. Dans chacune de ses mains -brillait une bonne épée. Et ce fut la meilleure -des deux qu'il tendit au pacha, y ajoutant un -pistolet de sa paire et sa propre miséricorde, -<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span>dont il se passa joyeusement. Les coups continuaient -de pleuvoir. Mais le pacha, ayant -maintenant rapière au poing, s'en souciait -comme de neige en canicule. Tirant, parant, -taillant, ripostant, bref, luisant loques et lambeaux -de la bande assassine, il n'en prit pas -moins tout le loisir de courtoisement remercier -son noble second et ne manqua point de lui -offrir, en échange de la miséricorde reçue, la -dague qu'il avait prise à son premier adversaire. -L'Espagnol, pour mieux faire honneur -au présent, jeta au diable son pistolet, quoique -encore tout chargé; et cependant il ne manquait, -lui non plus, de répondre aux compliments -par des compliments et aux révérences -par des révérences. Le tout s'ajoutant à la -malemort de six ou huit des malandrins occis, -le débris de la bande malandrine, terrifiée, -crut avoir affaire à deux géants plutôt qu'à -deux gentilshommes. Cela s'enfuit pêle-mêle, -hurlant de peur. Et, demeures seuls, le seigneur -turc et le seigneur castillan n'eurent -enfin d'autre besogne qu'à se féliciter l'un et -l'autre. Ce qu'ils firent plus attentivement -qu'ils n'avaient combattu, et sans rien négliger -de toutes les cérémonies convenables.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span>—Señor,—commença par dire Achmet -pacha,—je tiens que vous m'avez sauvé...</p> - -<p>—La vie, Señor! et rien que la vie,—commença -par répondre le marquis don -Pedro:—fort peu de chose, donc, en vérité, -à l'estime d'un homme de cœur ... si peu de -chose, même qu'il serait malséant d'honorer -du plus simple merci un si simple service.</p> - -<p>—Señor,—fit alors assez gravement -Achmet pacha (quoique toujours déguisé, et -sous les traits d'un simple licencié d'Espagne),—señor, -Votre Grâce a cent mille fois raison, -et j'estime quant à moi la vie à beaucoup -moins que rien. Toutefois, tant vaut la liqueur, -tant vaut la tasse. La vie quelquefois peut -enfermer mieux qu'elle ne paraît. Señor, si -Votre Grâce m'a rencontré dans Madrid, c'est -qu'il m'y fallait être pour l'accomplissement -d'un vœu que je fis. L'honneur m'ordonne -d'accomplir mon vœu: l'honneur m'ordonne -donc de vivre. C'est par conséquent l'honneur -que Votre Grâce me vient de sauver. La vie -ne compte pas. L'honneur compte. Souffrez -donc que je me dise votre obligé et que je -vous engage ma parole d'homme et de gentilhomme. -La voici: je me déclare et me voue -<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span>dès cette heure, de corps, de cœur et d'âme, à -vous. Et je prie Dieu qu'Il couvre d'opprobre -toute ma race avec moi-même si je manque -de répondre par l'obéissance au premier désir -que Votre Grâce m'exprimera.</p> - -<p>—Par Dieu!—dit le Castillan, très grave -aussi,—il me faudra désormais prendre garde -et veiller à ce que jamais vœu inconsidéré -n'aille de ma bouche aux oreilles de Votre -Grâce!... Il me plaît grandement, au surplus, -d'avoir ainsi tous droits sur un cavalier de -votre mérite et pouvoir compter si sûrement, -pour le jour qu'il faudrait, sur deux épées au -lieu d'une ... d'autant que la deuxième vaut -mieux que deux fois la première!...</p> - -<p>Ainsi, messires et messeigneurs, se complimentaient -galamment entre eux, sans souci -ni prévoyance de l'avenir, le marquis don -Pedro et le pacha Achmet. Car telle était la -bonne mode au temps que vivaient ces magnifiques -personnages.</p> - -<p class="p2">Mais voici quelque chose de plus merveilleux -encore que tout ce que j'ai dit jusqu'ici:—Ai-je -bien chanté, comme la vérité -l'exige, que tous ces beaux coups de taille et -<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span>d'estoc s'étaient distribués un samedi minuit -sonnant?—Or, ce fut le dimanche, lendemain -de ce samedi; ce fut le dimanche, midi sonnant, -qu'à son tour le soi-disant licencié don Alonzo, -ou pour parler vrai, le pacha Djemaleddine, -à son tour, sauva la vie et l'honneur du marquis -don Pedro, rendant ainsi pièce pour pièce -et monnaie pour monnaie,—douze heures à -peine après avoir reçu.</p> - -<p>Ainsi les gens de cœur sont favorisés par -Celui qu'attesta le Prophète, par l'Unique! Et, -j'y songe, messires, messeigneurs ... il m'apparaît -ainsi, fort clairement,—sauf sacrilège -de moi, chétif,—que l'Unique s'inquiète -ainsi fort peu d'être nommé soit Allah, comme -nous faisons, nous, Croyants, messires ... soit -Dieu, ou Jésus, comme vous, Francs, faites, -messeigneurs... Et m'est avis qu'à vous comme -à nous, Lui octroie parts égales de bienfaits.</p> - -<p class="p2">Adonc ce dimanche-là, dès la cinquième -heure (qui tombait la dixième à la franque), -le marquis don Pedro, vieux chrétien, ne -manqua pas d'aller ouïr la messe, qui est pour -vous, messeigneurs les Francs, est-il vrai? ce -qu'est pour nous, messires les Croyants, notre -<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span>prière du vendredi, jour saint. Et son hôte ... -qu'il ne soupçonnait certes pas d'avoir hanté, -plus souvent que les églises, les mosquées ... -n'eut garde de ne pas l'y accompagner: vous -imaginez combien le soi-disant licencié don -Alonzo souhaitait qu'une si profitable erreur—l'erreur -du marquis don Pedro sur la vraie -qualité du licencié don Alonzo Lupa,—ne fut -pas trop tôt dissipée.</p> - -<p>Le hasard voulut que ce dimanche-là, le -marquis don Pedro fût de service—et de service -de sûreté—auprès de Sa Majesté le Roi-empereur. -Comme tel il entendait la messe, -debout, l'épée nue, montant la garde auprès -d'une porte dérobée par laquelle, en cas d'incendie -de la cathédrale, Sa Majesté Castillane -devait faire retrait. Or, tout ensemble il advint -qu'il y eut incendie et que la clef de la porte -dérobée fut perdue. Grand aurait été l'embarras -du marquis don Pedro et plus grand -son déshonneur, si, par bonheur pour lui, son -hôte, le soi-disant licencié, n'avait pas tenu à -gloire de monter la garde avec lui. Achmet -pacha, pour dire comme disent les incroyants, -était fort comme un Turc, ce qui ne surprendra -personne: il se précipita donc, épaule -<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span>en avant, contre la porte qu'il enfonça du premier -coup et le Roi-Empereur put se retirer -sans encombre.</p> - -<p>—Voilà qui paie au centuple le mince service -que j'eus l'honneur de rendre à Votre -Grâce hier!—déclara tout aussitôt le marquis.</p> - -<p>—Je ne l'entends point ainsi,—répliqua -Achmet pacha:—vous m'avez, au contraire, -donné beaucoup et je vous ai rendu peu.</p> - -<p>—Souffrez,—dit don Pedro,—que je ne -sois pas de votre avis! Je n'ai d'ailleurs garde -de vouloir libérer Votre Grâce du vœu d'amitié -qu'elle a fait à mon bénéfice, mais il me plaît -de m'engager par un vœu semblable, et de me -vouer, dès cette heure, de corps, de cœur et -d'âme à vous!... je prie Dieu, comme vous -avez fait, qu'il couvre d'opprobre toute ma -race avec moi-même si je manque de répondre -par l'obéissance au premier désir que Votre -Grâce m'exprimera.</p> - -<p>Ainsi donc s'étaient liés l'un à l'autre ces -deux très galants seigneurs.</p> - -<p class="p2">Or, messires, or, messeigneurs ... c'est ici -qu'il sied d'écouter des deux oreilles, voire de -déplorer n'en avoir que deux!... Songez, en -<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span>effet, messires et messeigneurs, que toutes ces -si belles aventures dont je viens de chanter -quelques-unes ne détournaient pas de sa mission -sainte et sacrée la pensée constante de -celui que le Padishah Souléïman avait, une fois -pour toutes, nommé son serviteur et son ami.</p> - -<p>Achmet pacha Djemaleddine, tout licencié -castillan qu'il fût devenu de la tête aux pieds, -n'en demeurait pas moins seigneur osmanli du -cœur à l'âme. Et, comme tel, songeait-il donc -nuit et jour, sans pause ni trêve, aux bons -moyens de parvenir d'abord en la présence du -fier roi chevalier, du grand roi franc François, -pour l'heure prisonnier du méchant et faux -empereur don Carlos ... ensuite, y étant parvenu, -aux bons moyens d'enlever ledit prisonnier -hors de sa dite prison, et de le ramener -triomphalement soit en terre franque, soit en -terre turque, celle-ci comme celle-là tirant -d'avance grande gloire d'être ainsi, pour le -royal captif, terre de délivrance et de liberté à -jamais recouvrée.</p> - -<p>Ayant à la fin songé son saoul, Achmet pacha,—de -moins en moins pacha, de moins en -moins Achmet, mais Lupa, et Alonzo, et don, -et licencié, le tout de plus en plus, au fur et à -<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span>mesure qu'approchait le temps de justifier la -confiance du Sultan Magnifique, en brisant la -geôle du Roi Chevalier, Achmet, ou plutôt don -Alonzo, s'assura que le premier point était, -à n'en pas douter, de se faire connaître de -celui qu'il venait secourir et de gagner sa confiance. -Ce point-là gagné, mille chemins s'ouvriraient -sûrement dont l'un ou l'autre, <i>insh, -Allah!</i> (Dieu aidant!) serait le bon chemin -pour le roi franc vers son royaume...</p> - -<p>Audience du roi François I<sup>er</sup>; l'obtenir.—Telle -fut donc désormais la préoccupation fervente -et le constant souci du licencié don -Alonzo, hôte du marquis don Pedro. Par l'entremise -du marquis, c'eût été faveur tôt obtenue: -don Pedro était homme de crédit autant -qu'hôte de bon vouloir. Mais don Alonzo n'y -songea pas le temps d'un seul éclair: car -ne l'oubliez pas, messires et messeigneurs, -don Alonzo, tout Alonzo qu'il parût, n'en demeurait -pas moins Achmet pacha Djemaleddine, -Chef tcherkess, Pirate, Amiral, et Ami de -ce sublime Prince, Souléïman le Magnifique. -Et noblesse oblige! De mémoire d'homme, pas -un Tcherkess du sang Djemal, pas un <i>eddine</i>, -qui vaut baron, pas un <i>pacha</i>, qui vaut marquis, -<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span>et moins encore aucun ami du Padishah, -qui vaut Khalife ou Vicaire de Dieu même, ne -songea, fût-ce dans le pire délire, à trahir -l'hospitalité. Et qu'eût-ce été de moins déshonorant, -je vous prie, que mêler un noble Espagnol -à une entreprise menée contre l'Espagne -et qui ne pouvait couvrir que de honte et de -méchef le roi même des Espagnes, le propre -don Carlos, cinquième du nom?... qu'eût-ce -été, que félonie, traîtrise, dol et vilenie? -Achmet pacha fût mort mille fois et de mille -morts mille fois infamantes, et tout son clan -tcherkess fût mort par surcroît avec lui, avant -qu'une telle ignominie eût traversé aucune cervelle -cousine, fût-ce au dernier degré, de sa -cervelle de chef. Non! pour arriver au Roi -Chevalier, captif, il était certes d'autres voies -que celle-ci: abuser de la loyale confiance -d'un irréprochable gentilhomme, dont le seul -malheur était d'appartenir à l'autre roi, au roi -soi-disant empereur, et geôlier.</p> - -<p>Contraint pour lors de marcher par ces autres -chemins, l'ami du Padishah sut en bon temps -se souvenir qu'il est une clef magique, bonne -pour toute serrure au monde, et qui, de tout -temps et dans tous lieux, vint toujours à bout -<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span>des huis les mieux barricadés: portes de harem, -grilles de geôles, poternes de forteresses même. -Cette clef, pareille au soleil, tant par la couleur -que par l'éclat, Achmet pacha quittant Stamboul -n'avait eu garde de ne s'en pas munir -très abondamment; tant et tellement que don -Alonzo, après des semaines à Madrid, n'en -était point encore du tout dépourvu.</p> - -<p>Ce pourquoi la prison du roi franc s'ouvrit-elle -sans trop d'efforts devant le pacha turc, -plus licencié salamanquois en l'occurrence que -jamais encore il n'avait été.</p> - -<p class="p2">Messires, messeigneurs, je manquerais à tous -devoirs: devoir de chanteur qui sait chanter, -devoir d'humble serf de Vos Hautes Excellences, -et de serf sachant servir, si je négligeais -de vous retracer ce capital épisode de ma -merveilleuse histoire: cette première entrevue -du roi François, Premier du nom, et du pacha -Achmet, ami du Sultan Magnifique:</p> - -<p class="p2">Je vais donc tout vous dire, messeigneurs et -messires, et dans tout le détail qui convient:</p> - -<p>Ce fut sous l'habit d'un très ignoble marmiton -(et sa barbe vénérable y dut périr, rasée -<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span>court), qu'Achmet, un soir favorisé d'Allah, -parvint à remporter ce prélude de sa victoire, -désormais imminente, sur le roi d'Espagne, -et ce, dans la propre capitale de ce pauvre -prince d'avance déconfit: dans Madrid, capitale -de toutes les Espagnes.</p> - -<p>Remplaçant fort à propos un marmiton, -lequel, mystérieusement, s'était trouvé malade -à décourager la médecine entière, Achmet pacha... -don Alonzo, veux-je dire!... bonnet blanc, -sur le chef et plat d'argent sur les mains, entra -dans la salle basse où le Roi franc, François de -France, assis dans son fauteuil et son tabouret -sous ses semelles, attendait que la valetaille de -Castille lui voulût bien servir à dîner.</p> - -<p>Or, introduit, lui, tiers ou quatrième, devant -Sa Majesté Très Chrétienne,—ainsi se surnomment -eux-mêmes, tout pieusement, les -rois du royaume de France!—le marmiton -Lupa se souvint d'être, à son ordinaire, mieux -qu'il ne paraissait pour l'instant, et d'avoir eu -souvent au flanc un cimeterre peut-être aussi -durement trempé que l'épée même qu'avait -naguère brandie le roi captif, du temps qu'il -était libre. Le marmiton Lupa, risquant fort -négligemment l'équilibre du plat qu'il apportait, -<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span>mit donc un poing sur sa hanche et considéra -le Roi François, durant que, surpris -un tantinet, le Roi François toisait le marmiton -Lupa.</p> - -<p>Deux nobles hommes qui se regardent face à -face et l'œil dans l'œil ont tôt fait de se prendre -l'un à l'autre juste mesure, et de s'estimer pour -ce qu'ils valent. Le Roi François, ayant regardé -son marmiton, se leva, marcha et, comme -par mégarde, jeta bas le plat d'argent que le -marmiton portait. De quoi jaillit, comme eau -de source, malédictions, menaces, injures et -clameurs diverses que déversa sur Alonzo le chef -cuisinier, très vilaine engeance que ses compagnons -mêmes, les autres gâte-sauces de la -geôle, réputaient mal embouché.</p> - -<p>Le Roi Très Chrétien, à l'oreille délicate, -leva sans mot dire le lourd bâton qui lui tenait -lieu d'épée et l'abattit sur le braillard, lequel, -net assommé, se tut pour fort longtemps. Je -dis bâton: car d'épée, le Roi Très Chrétien -n'en avait point. Son estramaçon milanais, -celui-là même dont l'avait armé chevalier, -après l'étonnante victoire de Marignan, l'étonnant -chevalier Bavard, réputé par tout chacun, -Croyant ou Franc, sans peur et sans reproche ... -<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span>son estramaçon, donc, son estramaçon de Roi -Très Chrétien brillait maintenant au flanc du -Roi Catholique... (ainsi se sont eux-mêmes -surnommés les princes de Castille et d'Aragon, -en des temps qu'on ne sait plus... Au fait?—le -savez-vous pas mieux que moi, messires et -messeigneurs?...)</p> - -<p>N'importe, au demeurant: il importe seulement -que le bâton qui remplaçait l'épée caressa -royalement l'échine du cuisinier butor. Et -voilà, pour que celui-ci sût désormais de -bonne science respecter tout ce qui est pacha, -même sous l'habit de marmiton!...</p> - -<p>Tout de go, vous l'imaginez sans peine, le -chef cuisinier quitta la place. Les marmitons -l'allaient suivre, en corps, quand François, le -Roi franc, ayant donné un second regard au -marmiton dont l'apparence l'avait, d'abord et -du premier coup d'œil, intrigué, étendit vers -lui ce même bâton dont le chef cuisinier -s'était naguère trouvé si mal; puis, parlant -haut:</p> - -<p>—Demeure!—dit-il.</p> - -<p>Et telle est la majesté des vrais princes,—vraiment -sublimes,—telle est cette majesté -unique, image de la majesté d'Allah même, -<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span>qu'Achmet pacha Djemaleddine, entendant et -voyant le verbe et le geste de François le Chevalier, -Roi de France, crut voir et entendre -le geste et le verbe de Souléïman le Magnifique, -Padishah.</p> - -<p>—Dis ton nom?—commandait le Roi.</p> - -<p>Achmet, d'un doigt, éprouva d'abord la -promptitude de sa miséricorde à jaillir, si nécessité -venait, du fourreau. Puis, la miséricorde -étant bien comme elle devait être:</p> - -<p>—Mon nom, sire Roi,—répondit-il, parlant, -après avoir écouté, pour obéir, comme il -se doit—mon nom n'est certes pas digne des -trop nobles oreilles qui vont l'entendre! Mais, -tout de même, ces oreilles-là, tout de bon franques, -ont trop souffert depuis trop et trop de -mois, à ouïr sans paix ni trêve, à ouïr à surdité -les seuls noms,—chiens de noms! noms -de chiens—de vos seuls geôliers, guichetiers, -porte-clés et autres fieffés païens d'Espagnols! -J'ose donc m'assurer qu'elles accueilleront bien -ce nom mien, indigne, mais honorable ... -puisque c'est le nom que porte le plus fidèle -sujet d'un prince éternellement ami et perpétuellement -allié du prince des Francs.</p> - -<p>—Éternellement et perpétuellement?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span>Le Roi, d'abord surpris, vite s'était pris à -sourire.</p> - -<p>—Je n'ai qu'un éternel ami, je n'ai qu'un -perpétuel allié!... Compère, es-tu donc au Padishah?</p> - -<p>—Par le Croissant!... Oui...</p> - -<p>—<i>Evvet, Effendim!</i>—s'écrie joyeusement -François de France, parlant turc.</p> - -<p>Il avait appris cette belle langue—la -nôtre, messire!—lorsque Souléïman de Turquie -avait lui même appris le français, avant -de l'instituer langue officielle de l'empire d'Osman, -de pair avec le turc,—ainsi qu'elle est -restée depuis, et jusqu'à ce jour. Par de tels -procédés rivalisent de courtoisie, pour la plus -grande gloire du Créateur, deux princes tout -de bon sublimes dont l'un ne peut souffrir que -l'autre le dépasse en chevalerie! de quoi leurs -peuples se trouvent fort bien, puisqu'ils en -tirent paix, bons procédés réciproques, alliances, -et facilités sans nombre, tant pour le -commerce des marchands que pour les recherches -des savants, la sécurité des voyageurs -et la grandeur de l'un et de l'autre État, -confiants dans la loyale assistance qu'ils sont -prêts à se donner l'un à l'autre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span>—Par le Croissant, oui!—avait donc dit -Achmet pacha:—je suis au Padishah, sire -Roi, et le Padishah m'a commandé de venir -ici pour être à vous et vous tirer des mains du -faux et félon empereur, votre ennemi. Pour le -reste, quoique ce reste soit bien insignifiant, -mon nom est Achmet Djemal, et la faveur du -Padishah m'a fait Achmet pacha Djemaleddine.</p> - -<p>—Par son Dieu et par mon Dieu, qui ne -font qu'un seul et même Dieu!—s'écria le -Roi franc,—tu dis mal, compère! et c'est -moi qui vais dire en ta place: tu t'appelles -Achmet Djemal, soit; mais la double faveur de -tes deux maîtres et amis, le Padishah turc et -le Roi franc, l'ont fait marquis Achmet pacha -Djemaleddine! Fie-t'en maintenant à ton compère, -moi, le Roi, pour que soient joints, à ce -marquisat, des terres et des trésors qui ne le -dépareront pas... Chut! chut! compère; point -de génuflexions: on s'agenouille devant les -princes, non devant les captifs... Debout donc, -marquis! et parle. Çà?... tu me veux tirer d'ici -et remettre en mon royaume de France?..... -Montjoie! l'idée n'est pas mauvaise... Mais, par -saint Denis, patron des Rois mes aïeux!... comment -vas-tu t'y prendre?... Je te vois, certes, -<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span>tel que tu es, puisque mon frère t'a choisi: -solide janissaire et rude compagnon, subtil -par surcroît autant que vaillant. Mais si j'en -vaux moi-même cent, si tu en vaux toi seul -mille, que pèserons-nous, ce néanmoins, contre -les onze cents fois mille soldats du Roi Carlos, -qui n'en a pas beaucoup moins, si je ne m'abuse?... -Je serais sot de n'estimer pas ces -gens-là aussi braves et bons guerriers qu'ils -sont nombreux, puisqu'ils m'ont vaincu et pris, -moi, le Roi, le Roi François de France!</p> - -<p>Debout, mais respectueux,—car le respect -ne tient pas dans les genoux ployés, non plus -que dans les mains jointes,—debout devant le -Roi captif, qui croisait familièrement sa jambe -droite, au bas de soie brodée, sur sa jambe -gauche, au bas de soie crevée, Achmet pacha -songea un temps; puis, se souvenant des augustes -paroles dont l'avait jadis favorisé le -Padishah,—près de remonter en caïque:</p> - -<p>—Sire Roi,—commença-t-il,—grande -est ma confusion lorsque vous poussez la raillerie -jusqu'à me priser mille fois plus que je ne -vaux. Mais, vaudrais-je dix mille fois davantage, -et non seulement mille, que ma mission -n'en serait pas mieux remplie et que vous -<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span>n'en seriez pas plus libre. Quand mon auguste -souverain, votre ami et allié, me fit l'honneur -suprême de me dire ce qu'il m'a dit et de me -confier ce qu'il m'a confié, j'ai objecté à Sa -Hautesse ce qu'à moi-même vient d'objecter -Votre Majesté. Et le Padishah s'est pris à rire, -et moi, chétif, j'ai ri comme il riait. En vérité, -il ne s'agit point ici d'une entreprise ordinaire. -Ce ne sont en effet ni les soldats, ni les épées, -ni les vaisseaux qui manquent à l'Islam; et, -si n'importe quel champ de bataille s'offrait -aux armées turques pour combattre les armées -de l'Espagne, nous aurions tôt fait d'écrire, -sur les étendards du Padishah, assez de victoires -décisives pour que, promptement, Votre -Majesté fût libre, et le roi Carlos captif. Mais -ce champ de bataille, où le trouver? Mon -auguste maître vainement l'a cherché; et c'est -parce qu'il ne l'a pas trouvé que je suis ici, -moi, chétif.</p> - -<p>—Montjoie!—dit le Roi franc,—si mon -frère le Grand Seigneur n'a pas trouvé, je ne -chercherai pas. Pourtant, compère, te voilà -dans Madrid et par l'ordre du Padishah. Qu'est-ce -à dire? As-tu donc, pour venir à bout -de ma délivrance, quelque autre moyen que -<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span>celui que j'aperçois dans le fourreau de ton -poignard?</p> - -<p>—Sire Roi,—répliqua Achmet,—lorsqu'il -s'agit de délivrer le plus noble chevalier de la -chevalerie, les moyens manqueraient-ils que -tout chevalier digne du nom viendrait bien à -bout de les inventer. Quand la force est trop -faible, la ruse y supplée; et je ne sache pas -qu'elle soit à déshonneur.</p> - -<p>—Par saint Denis! je ne sache pas non plus!—approuva -le Roi.—Mais mon frère le Grand -Seigneur aurait-il donc songé à me racheter et -payer ma rançon? Compère marquis, cela, -cette fois, serait déshonneur à moi: si pauvre -que je sois, je n'accepte point que personne -paie mes dettes, et pas même mon éternel -ami, ni mon perpétuel allié!</p> - -<p>—Sire Roi,—dit Achmet,—ni Sa Hautesse, -ni moi-même, jamais n'aurions osé faire -cette injure au Roi de France! Et, d'ailleurs, si -j'avais été si butor que d'y songer, le Padishah -m'eût vite rappelé qu'Allah tout seul, mon -Dieu, votre Dieu aussi,—l'Unique,—est -seul assez riche pour payer la rançon du Roi -François I<sup>er</sup>. Tout l'Islam, et toute la chrétienté -et toute l'idolâtrie en surplus, ne seraient, dans -<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span>la balance, que plume et Votre Majesté qu'or -pur.</p> - -<p>—Marquis,—dit le Roi,—tu parles, cette -fois, trop bien... Mais, s'il en est ainsi, me -voilà tout éberlué: ni fer, ni argent? Alors, -quoi donc?</p> - -<p>Entendant ces paroles, messires, messeigneurs, -qui fut fier? Je vous le laisse à deviner. -Achmet cambra sa taille et pesa de son -poing sur sa hanche:</p> - -<p>—Sire Roi,—dit-il,—j'ai dit au Padishah -les paroles mêmes que dans sa bonté me répète -à l'instant même le Roi de France. Or, -quand le Padishah entendit ma réponse et -mon excuse, il me fit la grâce suprême de me -répliquer: «Où le fer ne peut sortir du fourreau, -où l'or n'est pas assez lourd pour le -plateau de la balance, j'emploie mes serviteurs -ou mes amis, qui font ce qu'il faut faire. Tu es, -toi, mon serviteur et mon ami, ensemble. Va -donc!» Sire Roi, je suis venu et me voici.</p> - -<p>—Mais, que feras-tu?—insistait le Roi.</p> - -<p>—Sais-je?—dit Achmet.—Je m'en rapporte -à la sagesse de Celui qui permit naguère -que le vainqueur de Marignan fut vaincu à -Pavie. <i>Insh'Allah!</i> l'épreuve ne peut être bien -<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span>longue; et le vaincu de Pavie, sous peu, s'évadera -de Madrid.</p> - -<p class="p2">Messires, messeigneurs, daignez permettre -qu'ici le chanteur s'arrête et médite, son esprit -tout étonné d'admiration... Daignez vous-mêmes -méditer avec le chanteur,—votre -serf!—sur ce grand enseignement d'un Roi -captif et d'un pacha marmitonné... Considérez -ce Roi franc, sage à ce point que ses peuples -l'adorent; brave à ce point que les rois l'appellent -le Chevalier des Rois; noble à ce point -que les chevaliers l'appellent le Roi des Chevaliers!... -Considérez ce pacha turc, chef tcherkess, -marquis français, amiral, compagnon de -l'Ordre sublime d'Ehrtogrul, et, qui mieux est, -serviteur et ami du plus grand Padishah de -tous les Padishah qui furent et de tous les -Padishah qui seront... Les voilà donc face à -face, le prince assis, le chef debout, qui se -regardent et se réjouissent à se voir l'un l'autre -bon visage; fiers tous deux: celui-ci, du maître -qu'il sert, celui-là, du serviteur dont il est servi. -Et tant de grandeur tient dans cette geôle étroite! -Alentour, épées nues, hallebardes, mousquets, -cuirasses. Les dalles des corridors résonnent -<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span>au choc des crosses et des éperons. Officiers, -geôliers, guichetiers, estafiers, veillent. Le -péril est partout. Mais roi franc et pacha turc -s'en soucient comme de leur premier ennemi -abattu: car dangers, fatigues, souffrances, tortures -même et la mort, rien n'existe pour ces -hommes, l'un comme l'autre vraiment hommes, -et vraiment sublimes l'un autant que l'autre; -rien, dis-je! sauf leur honneur sans tache, -leur vertu sans reproche et leur vaillance -sans l'ombre d'une peur.</p> - -<p class="p2">Méditons et puis poursuivons, car voici -qu'approche le plus beau du chant; oyez, messires, -et messeigneurs!</p> - -<p class="p2">—Sire Roi,—dit Achmet,—je rougirais à -mourir si, parlant au Roi Chevalier, je mentais -du quart d'un mot; et davantage encore si c'était, -de ma part, simple et vil amour-propre. Le Roi -m'a fait la grâce de me demander comment il -sortirait de ce lieu? Je n'en sais rien, messire! -Mais vous en sortirez, s'il plaît à Dieu. Je supplie -seulement le Roi de me dire s'il répugnerait, -le cas échéant, de devenir, comme me -voilà, vil marmiton ou pauvre mendiant ... ou -<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span>prêtre tonsuré ... voire porte-clé ou guichetier -de sa propre geôle?</p> - -<p>—Marquis,—fit le Roi, grave,—fors -remettre en croix Notre-Seigneur Jésus... (c'est -le doux Prophète Christ, messires, qu'ainsi -nomment les Francs, lesquels croient qu'il est -Fils de Dieu ... est-il pas vrai, messeigneurs?... -alors que nous, gens d'Islam, Le croyons seulement -Sa créature et la plus parfaite qu'Il fit -jamais... Béni soit-Il!...) Marquis, fors remettre -en croix Notre-Seigneur Jésus, je ferai, -pour redevenir libre et Roi, tout.</p> - -<p>—Il suffit!—dit Achmet, content.—Désormais, -sire Roi, qu'Allah nous garde l'un -et l'autre, vous, le maître, moi, le serf ... et -daignez à présent m'accorder mon congé; je -ferai, quant au reste, tout l'impossible: le possible -devant toujours être déjà fait et d'avance.</p> - -<p>—Béni sois-tu, marquis!—cria le Roi -joyeux.—Montjoie Saint-Denis! (tel était, -messires, le cri de guerre des vrais Rois francs, -des Rois du royaume de France...) Montjoie -Saint-Denis! tu es bien celui que j'espérais et -escomptais, tant d'après ta mine que d'après -les sentiments que t'a marqués ton maître, -mon compère et frère germain, le Magnifique -<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span>Grand Seigneur!... (c'est le nom que les Francs -ont souvent donné, par amitié, estime et respect, -à nos Padishah...) Vive Dieu!—continuait -François,—je loue mon compère et -frère de t'avoir nommé son serviteur, préférablement -à tant d'autres fiers hommes -qui le servent; et je le loue davantage de -t'avoir élu pour ami... A présent, Dieu m'écoute! -car je vais prêter devant Lui serment, -et serment royal... Mais d'abord, marquis, -écoute, et réponds-moi: j'aime ton maître; et -je t'aime aussi, toi qui l'aimes, lui, comme tu -l'aimes. Tu me plais donc fort. Me veux-tu -pour deuxième compère et compagnon, tel -que le Padishah t'est déjà? À trois amis tels -que nous, unis comme trois doigts d'une seule -main, l'Empereur, mon gardien de geôle, aura -mauvais jeu; et nul doute qu'il ne trouve bientôt -cage vide et faucon envolé!</p> - -<p>Achmet s'agenouilla:</p> - -<p>—Allah!—dit-il, acceptant et approuvant -tant qu'il pouvait.—Sire Roi, je vous ai écouté -comme jadis j'écoutais mon autre maître le -Padishah, Commandeur de la Foi: pour obéir! -Au demeurant, compère Roi, si je te plais, -par le Croissant! tu me plais davantage! Je -<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span>suis donc tien, dès ce jour-ci, des pieds à la -tête et du cœur à l'âme. L'Unique m'est témoin! -Et je réponds devant Lui pour ma parole! et -ma race répond entière avec moi!</p> - -<p>—Amen!—conclut le pieux Roi, parlant -comme parlent les prêtres francs dans leurs -mosquées qu'ils nomment églises.—Ce que -tu me donnes, compère pacha, je le prends de -tout cœur: dès ce jour donc, tu es mien. Et -maintenant à mon tour. Voici mon serment de -Roi: marquis, j'appelle à témoin Celui qui -peut tout; puisse-t-il me foudroyer de sa plus -foudroyante foudre, si, dès qu'à ton bras j'aurai -repassé ces Pyrénées du diable, mon présent -cauchemar, tu n'es pas doté du plus beau, -du plus riche et du plus illustre de mes marquisats, -n'importe comme il sera vacant, par -mort, déchéance, rachat, voire bon plaisir! -J'ajoute à cela, j'en jure la Sainte-Croix de -Jésus—celui-là c'est toujours notre doux Prophète, -messires, béni soit-il!—j'ajoute à cela -que ton premier souhait qui viendra jusqu'aux -oreilles de ton compère et ami, moi, le Roi, -nous te l'accordons, d'ores et déjà, et d'avance. -Le tout, foi d'homme, de chevalier, de prince -et de Français!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span>Achmet, à genoux, ne s'était pas relevé.</p> - -<p>—<i>Mash'Allah!</i>—cria-t-il.—Quand donne -le prince, quel sujet refuserait? Sire Roi, -merci! j'étais votre homme, me voilà votre -féal et votre vassal. Compère le Roi, j'étais -ton ami, me voilà ton obligé et débiteur. Dette -n'est pas lourde, de brave homme à brave -homme! Mais, puisque légère, souffre que je -t'en charge à mon tour, comme tu m'en as -chargé. Mon premier souhait, celui-là même -que tu m'accordas sans le connaître, le voici: -Puisse l'Unique permettre que je meure un -jour, avec l'agrément de mon autre et premier -maître, en te servant, toi, mon maître second! -Pour le surplus de la besogne, Allah aide!</p> - -<p>Hors la chambre royale, des pas sonnèrent, -des armes aussi. Achmet pacha, soudain -debout, redevint le licencié don Alonso Lupa... -non! qu'ai-je dit? redevint marmiton; et remit -sur son chef le bonnet des gâte-sauce.</p> - -<p>La porte s'ouvrait:</p> - -<p>—Mille ans de prospérité sur votre clémente -Majesté! Puisque le roi François a daigné pardonner, -à son butor de marmiton, la plus grossière -des butordises, ledit marmiton butor, jusqu'à -son dernier souffle, priera Dieu pour qu'il -<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span>assiste puissamment le roi François dans tout -ses projets et entreprises et principalement -dans celle qu'il médite en cet instant même!</p> - -<p>Ainsi cria, feignant un servile enthousiasme, -le faux marmiton, faux licencié, mais vrai -pacha. Ce disant, il mentait si peu que le roi -de France, dévotement, se signa à la mode -chrétienne, avant de répondre, à la mode chrétienne -aussi et bien dévotement:</p> - -<p>—Ainsi soit-il! Compère, tu crains Dieu: -cela pour moi te parachève.</p> - -<p>Il parlait à voix fort basse; la porte déjà -s'était ouverte et quatre gens d'armes de Castille, -tout habillés de fer, pénétraient dans la -prison royale.</p> - -<p>Tel était l'ordre du Roi soi-disant Empereur -don Carlos: le Roi franc, son prisonnier, lorsqu'il -dînait ou soupait, avait bien la faveur d'un -couteau qui n'était pas d'argent; mais, tout le -temps qu'il s'en servait, quatre gardes veillaient, -l'épée nue, sur ce prisonnier redoutable -dont le couteau à lame ronde, qui sait! était -peut-être bien capable de crever cuirasses, -casques, poitrines!... les Espagnols, au moins, -le croyaient ainsi!... et redoutaient que ce -couteau à lame ronde put ainsi frayer passage -<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span>à l'auguste captif, de Madrid jusqu'aux montagnes -neigeuses qu'on nomme Pyrénées, et -de ces montagnes-là jusqu'au Louvre de Paris, -tant regretté du Roi de France!...</p> - -<p>Les gens d'armes étaient entrés. Achmet se -ploya devant le roi, son front dans la poussière:</p> - -<p>—Sire,—dit-il,—me retiré-je?</p> - -<p>François de France inclina le front:</p> - -<p>—Nous t'octroyons congé,—dit-il;—va!</p> - -<p>Et tandis qu'il se retirait, Achmet pacha, toujours -incertain, et nullement rassuré, songeait -de plus belle, et non sans force hochements -de tête:</p> - -<p>—Il n'empêche que je n'en sais pas plus -long que naguère, sur le moyen de changer -ce bon roi captif en bon roi libre. Par Allah! -quel chemin vais-je imaginer pour aller de -cette ville de Madrid où je suis, jusqu'en cette -ville de Paris où je voudrais être, mais où je -risque de ne point arriver de si tôt?...</p> - -<p class="p2">Ainsi donc vous le voyez, messires et messeigneurs: -Achmet pacha ne savait encore nullement -comment il viendrait à bout de sa -tâche.—Tâche géante, je supplie vos Hautes -<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span>Excellences d'y songer: le bon Roi franc était -enfermé dans une salle toute peuplée d'épées -nues; cette salle, aux murs pareils à des remparts, -gisait au plus profond d'un château plus -fermé, plus crénelé, plus barricadé qu'une -forteresse; ce château, bâti au milieu même de -la plus grande cité des Espagnes, apparaissait -tout de bon cerné par je ne sais combien de -guerriers, de bourgeois et d'autres sujets du -roi don Carlos, dont pas un qui ne fût ennemi -juré de l'Islam et de l'Empire, et du royaume -franc pareillement; cette grande ville est en -outre bâtie juste au centre du royaume de Castille, -lequel est situé juste au milieu des autres -royaumes de toutes les Espagnes; des centaines -et des centaines de lieues la séparent -donc du royaume de la vraie France des -Francs, seule terre d'asile pour celui qui en -était le Roi et qui ne pouvait nulle part ailleurs -retrouver liberté et puissance. Enfin, dernier -obstacle, entre Espagne et France se dressent -des montagnes tellement hautes, sauvages et -glacées, que jamais la neige, qu'Iblis y jette -par avalanches, ne peut y fondre et que, d'hiver -en hiver, les voyageurs en passent les cols -avec des fatigues si terribles, que nous, bonnes -<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span>gens du Turkestan ou du Caucase, même en -nous rappelant les pics et les chaos de notre -enfance, ne pouvons nous figurer tant de rochers -en tels tas, ni tant de glaces trop éternelles. -Voilà ce que le héros Achmet pacha, -soi-disant licencié, parfois même marmiton, -mais toujours seul de sa race et de sa foi, dans -Madrid, seul contre cent fois cent mille! avait -à vaincre, surmonter, traverser ou dompter, -pour se rendre digne tout à fait de la double -et glorieuse confiance que ses deux sublimes -princes et souverains, le Padishah Magnifique -et le Roi Chevalier, lui avaient marquée, affirmée, -confirmée et qu'il se jurait à soi-même -de justifier entière, ou de mourir. Ainsi font -les vrais seigneurs et nobles hommes quand ils -servent leur prince, leur empire et leur Foi...</p> - -<p class="p2">Mais pourquoi le chanteur Abdullah, le chétif, -chanterait-il à de nobles hommes comme -ceux-ci que je vois, et tels que la caravane n'en -connaît point d'autres, d'inutiles moralités, -qu'eux tous pourraient, à meilleur droit, chanter -à lui, tant indigne d'eux?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span>Sans plus tarder, j'en viens donc à ce moyen -qu'imagina Achmet pacha, pour délivrer François, -le Roi franc... Ho!... j'ai mal dit: qu'Allah -imagina en son lieu et pour lui, Allah -l'Unique!... parce que trop difficile était cette -imagination-là!... et parce que, là où les hommes -ne peuvent plus, l'Unique peut encore, -et toujours!... et que jamais Il n'abandonne -celles d'entre ses créatures qui s'en remettent -à Lui de toutes leurs trop surhumaines -affaires!... <i>La illah il Allah!</i> messires et -messeigneurs! il n'est qu'un Dieu, Lui, -l'Unique!</p> - -<p>Or, un soir de cet hiver, la plus mal famée -des <i>posadas</i> tout à fait ignobles de Madrid,—<i>posada</i>, -dans le patois de ces grossiers, est dit -pour <i>han</i> ou auberge...—la plus vilaine, donc, -des plus vilaines posadas de là-bas assemblait -la plus laide des plus laides bandes malandrines -que vous pouvez imaginer.—Comme juste, -rien en cette posada ne pouvait advenir dont -personne s'étonnât jamais, sauf ceci: qu'un -homme de bien se hasardât à salir ses semelles -en pareille caverne.—Le soir que je vous dis, -un cavalier de la plus haute mine entra cependant -tout à coup dans la posada, et s'assit, -<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span>tranquille et superbe à la fois, au milieu des -cinquante ou soixante coupe-jarrets qui étaient -là, buvant, bavardant et se divertissant ... je -veux dire: s'enivrant, blasphémant et s'entrevolant -leurs écus par le moyen de maintes -sortes de jeux fripons, tels que dés, osselets, -tarots, que sais-je!... Et voilà pour la compagnie -qui emplissait la posada! compagnie -bien faite pour déplaire aux délicats de la -caravane. Et voici pour le cavalier qui troubla -cette compagnie, de laquelle il différait, -en vérité, comme l'eau du feu: c'était un -gentilhomme tel que les plus sots n'auraient -pu se tromper, au reste, sur sa qualité; un -seigneur même, et très magnifique, quant à -la taille et quant à l'habit: grand, large, fort, -vêtu tout d'or, de soie et de pierreries, le tout -bien visible, quoique bien enveloppé d'une -cape très ample, qui le couvrait du collet aux -éperons; quant à ses armes, elles crevèrent, -si j'ose dire, tout de suite l'œil de tout chacun: -car, sitôt assis, le nouveau venu dégrafa son -buffle et détacha d'abord une longue épée italienne -qu'il posa sur la table; puis deux paires -des meilleurs pistolets qu'on fît en ce temps-là; -enfin une miséricorde d'acier bleu, si -<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span>niellée, gravée, dorée, que, certes, Tolède ni -Damas n'avaient trempé cette miséricorde-là, -dont les armuriers de Perse<a name="FNanchor_7_15" id="FNanchor_7_15"></a><a href="#Footnote_7_15" class="fnanchor">[7]</a> seuls avaient -pu fabriquer la lame: lame plus dangereuse -encore que splendide: le cavalier, négligemment, -en fournit la preuve, car, ayant dégainé, -comme afin d'en éprouver du doigt le tranchant, -il ficha la pointe dans le bois de la table, à -travers deux ou trois écus d'argent qu'il avait -empilés, et que la miséricorde perça tous ensemble -d'un coup, comme si c'eût été galettes -au beurre.</p> - -<p>Il y avait eu grogneries lors de l'entrée du -gentilhomme si bien armé. Les grogneries se -turent tout net, sitôt la miséricorde plantée -dans la table à travers les écus.</p> - -<p>Le robuste seigneur n'en tira pourtant nul -avantage. Au contraire, il commença de sourire -très gracieusement, rejeta sa cape en -arrière, prit ses aises sur l'escabeau qu'il avait -choisi et, tout à coup, pour le plus grand -étonnement de tout le monde, il abattit un -<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span>poing vigoureux sur la table et, toussant avec -fracas, il apostropha l'assistance du ton le plus -cordial, quoique brusquement:</p> - -<p>—Compagnons!—dit-il... (et sa voix -sonore usait d'un espagnol parfait, mais prononcé -plus doux que ne font ces gens, rudes en -toutes choses...), compagnons! à me voir passer -sans façons votre porte, force bons lurons -d'entre vous s'étonnèrent: qu'ils s'assurent en -pleine quiétude sur mes intentions; elles sont -honnêtes, par ma foi!—Je viens chez vous -rendre à qui je le dois ce qui n'est pas mien: -cette bourse!</p> - -<p>Et, dans sa main, dansa un sac ventru où -tintait de l'or.</p> - -<p>—Voici quelque cent carolus... (les carolus -étaient les écus que frappait le Roi don Carlos -d'Espagne...) ils sont à vous: car deux douzaines -des vôtres m'ont demandé l'aumône, -voilà quinze ou vingt jours, sur la plazza -Mayor, le soir de la Saint-Eloi ... et moi, stupide, -je n'ai pas compris la demande; en sorte -qu'au lieu d'y souscrire, comme j'aurais dû ... -comme je regrette de n'avoir fait ... j'ai sottement -tiré cette dague-ci du fourreau et tué dix -ou quinze des quémandeurs ... paix sur eux! -<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span>Pardonnez, messires, au brutal et ne refusez -pas les excuses qu'il vous offre... Regardez-les -plutôt: elles sont bonnes catholiques, et vous -y pouvez voir, luisante, sonnante et trébuchante, -l'effigie de Sa Majesté d'Espagne...</p> - -<p>Lestement lancée au milieu de la laide -séquelle, la bourse aux carolus ne toucha -même pas terre; cinquante griffes noires -l'agrippèrent au vol et la déchiquetèrent; en -un clin d'œil, contenant, contenu, tout s'évanouit; -à telles enseignes que, des cent carolus -annoncés, pas un ne montra sa couleur.</p> - -<p>—Mort diable!—jura le si généreux tueur -de tire-laines,—que voilà de fidèles sujets de -l'Empereur et Roi, notre maître!... et que -j'aime ce brave empressement à recueillir et -préserver si bien les nobles effigies de Sa -Majesté catholique, par Elle-même frappées -dans cet or étincelant! Sangdieu! ce ne sont -point de honteux ducats comme ceux-ci qui -recevraient, j'ose le dire, pareil accueil d'aussi -bons Espagnols!...</p> - -<p>Il avait pris, toujours dans sa ceinture, une -deuxième bourse tout aussi gonflée que la première, -mais non pas de pareille monnaie. Il -s'en expliqua sur-le-champ, parlant clair, tandis -<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span>qu'à son tour le nouveau sac dansait dans -sa large main:</p> - -<p>—... Car ces laides images, qui salissent l'or -de ces monnaies malsonnantes, sont images de -rois français soi-disant Très Chrétiens: du -défunt Roi Louis, en cercueil; du vivant Roi -François, en cage ... viles richesses que celles-ci, -et qui vont être fièrement dédaignées en si -bon lieu, j'imagine!...</p> - -<p>Et le harangueur, comme il avait jeté le sac -des carolus d'Espagne, jeta le sac des louis -de France.</p> - -<p>Or, il advint cette chose extraordinaire: que -les louis disparurent avant d'avoir chu, et tout -justement aussi vite qu'avaient disparu les -carolus!</p> - -<p>—Tudieu!—jura de plus belle l'étrange -cavalier cousu d'or,—voilà, d'honneur, que -je n'y comprends plus rien!... Qu'est-ce à dire? -nous aurions donc, ici, parmi nos superbes -hidalgos d'Espagne, quelques laides engeances -de France?</p> - -<p>Il médita, tout éberlué, ou feignant de l'être, -et feignant si bien, que vous-mêmes, messires -et messeigneurs, subtils comme je vous vois, -n'auriez pu décider s'il feignait ou ne feignait -<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span>pas. Habile homme, convenez-en, que cet -étrange seigneur! étrange par sa richesse toute -magnifique, et plus étrange encore par la façon -dont il semait ses trésors comme sésame ou -blé noir! Or, tout à coup, s'étant frappé le -front, il chercha une fois de plus aux plis de -sa ceinture et, une fois de plus, en tira un sac -aussi glorieusement pansu que les deux premiers, -mais, tout de même, fort différent de -l'un comme de l'autre par l'essentielle substance -qui arrondissait si glorieusement sa -panse... Et celui qui le tenait ne faisait que le -supporter à bout de bras, à bout de doigts, et -tant loin de soi qu'il pouvait... On eût dit que -c'était là, non sac d'écus, mais sac d'ordures -bien puantes....</p> - -<p>—Tripes, cornes, fourches!—cria-t-il à -tue-tête et, cette fois, n'appelant plus à témoin -l'Unique, mais bien le Maudit:—Sabots, -griffes, queues!... Ça, mes maîtres... Rois -Catholiques et Rois Très chrétiens, cela peut, -à la rigueur, faire ménage ensemble, soit!... -Mais, cela, qui est la Croix, votre Croix, que -peut-elle faire avec ceci, qui est le Croissant?... -oui! le Croissant d'Islam!...</p> - -<p>Et ceci, qui était le troisième, sac, l'étrange -<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span>seigneur le laissa choir avec dégoût, plutôt qu'il -ne le jeta comme il avait jeté les précédents.</p> - -<p>Sur quoi, voici la chose qui advint: le -troisième sac était vieux; l'étoffe usée creva, -avant que personne y eût touché; des pièces -d'or s'en échappèrent; et on les put voir bien -clairement, d'autant qu'elles tombaient celles-ci -pile et celles-là face; et que, d'effigie, -face ni pile n'en montraient... Vous devinez -pourquoi, messires: c'est que ces pièces-là -étaient monnaies non d'infidèles, mais de -Croyants; c'est que le prince qui les frappait, -pur d'idolâtrie comme de vanité, obéissait à la -Loi, qui interdit aux hommes d'Islam de jamais -tailler images d'hommes, car cela est vanité, -non plus qu'images de Dieu, car cela est -idolâtrie; c'est enfin que ce prince, pieux -entre les plus pieux, et qui ne timbrait son or -que d'un sceau,—du sceau de Salomon, du -sceau deux fois triangulaire!—C'est que ce -prince s'appelait Souléïman le Magnifique; et -que son envoyé, c'est-à-dire le seigneur mystérieux, -si brave, si noble, si riche et si beau, -s'appelait Achmet... Oui, Achmet pacha Djemaleddine!... -qui, pour une heure, avait ainsi -cessé d'être don Alonzo Lupa...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span>Oui dà! comme j'ai dit!... Et ce furent cent -doublons turcs, cent souléïmaniehs d'or pur -qui ruisselèrent sur le sale pavé de l'ignoble -posada ... justement de même que si les vitres -crasseuses de la seule lucarne du lieu eussent -laissé passer tous ensemble cent rayons de -soleil! Car les souléïmaniehs, au rebours des -écus de France et des carolus de Castille,—le -sac éclaté en fut la cause,—n'avaient point -été escamotés par les vide-goussets avant que -d'avoir touché terre. Au contraire! et ce fut -éblouissement d'or dans la geôle. Cinquante -fois au moins, le sceau des Fils d'Osman -étincela, là où n'avait pas brillé la noble face -franque du Roi François, non plus que la -froide face flamande du roi don Carlos, soi-disant -Empereur!</p> - -<p>Malgré quoi, messires, et malgré quoi, messeigneurs,—et -voilà peut-être le plus extravagant, -le plus fabuleux de l'aventure!—les -doubles livres de Turquie s'évaporèrent comme -avaient fait les louis français et les carolus -d'Espagne. Je ne mens point: s'évaporèrent, -tout turcs et mahométans qu'ils étaient, entre -ces cent paires de mains évidemment chrétiennes, -pourtant; probablement aragonaises, -<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span>navarraises, andalouses ou castillanes; ennemies, -par conséquent, jusqu'à mort et jusqu'à -géhenne, de tout ce qui était Islam, Turquie, -Padishah, Coran, bien plus encore que de tout -ce qui pouvait être peuple de France, Roi Très -Chrétien et autres choses vraiment franques. -De quoi le gentilhomme à la miséricorde persane, -aux écus panachés et à la fantastique -hardiesse, Achmet pacha Djemaleddine, pour -lui rendre définitivement son vrai nom, feignit -encore une stupeur totale, mais courte; car, -tout aûssitôt, reprenant son calme oriental, -voire une joyeuse gaieté:</p> - -<p>—Ah!—dit-il, bouffonnant un brin,—je -me trompais tout à l'heure: voilà bien, -comme j'avais dit, de très bons sujets d'un très -grand Roi; mais ce Roi-là n'est pas le Roi don -Carlos!... ni le Roi François de France, à dire -vrai ... ni même le Pasdishah, mon auguste -maître!—Car Turc je suis, messires ... j'aime -autant le proclamer!—Oui, Turc en vérité! -Et cela, d'ailleurs, vous est bien égal!... j'en -répondrais par Allah!... Cela vous est magnifiquement -égal, compagnons!... Est-ce pas -vrai?... Attendu que le si grand Souverain que, -si fidèlement, vous servez tous, n'est autre que -<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span>Sa Majesté Archiroyale et Surimpériale, l'Or!... -sous toutes ses faces, formes, apparences ... -qu'il soit livre, sol, doublon, quadruple, pièce -de quatre, pièce de huit ... pistole, écu, ducat, -ducaton ... et n'importe le coin dont les autres -Rois, ses vassaux, aient ou n'aient pas encore -osé le frapper à leur marque, ou monnaie ou -lingot ... et qu'on le nomme souléïmanieh, -louis, jacobus, carolus!—J'ai dit vrai: vous -vous taisez!—Et c'est d'ailleurs bien. J'y -souscris,—et j'en profite.—Toutefois, compagnons, -sachez ceci: de ce souverain-là, -votre Roi, je suis, moi, grand-vizir et premier -ministre! Vous en doutez? Que non pas! Tâtez -plutôt, au fond de vos poches, mes bonnes -lettres de créances, dont pas une n'a sonné faux!—Vous -n'en doutez plus! voilà qui est bien...—Compagnons! -vous me voyez ici tellement -riche que j'ignore la somme de mes richesses!... -et tant de fois seigneur que je n'ai jamais su -le compte de mes duchés, marquisats, comtés, -baronnies!... le tout bien hérité, acquis, octroyé -ou gagné, gagné à la guerre! bref, mien de -bon droit; droit de naissance ou droit d'achat ... -ou de plaisir du Prince ... ou—droit, de tous, -le meilleur: droit du plus fort...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span>«Mieux, compagnons! si riche que je sois, -vous me voyez puissant davantage. Et les -quinze d'entre vous dont les cadavres ont jonché -la plazza Mayor, le jour que vous m'avez -attaqué, moi seul, et désarmé, vous, vingt-cinq -ou trente que vous étiez, et tout hérissés -d'épées, de dagues, de mousquets et de pistolets,—ces -quinze cadavres, s'ils revenaient -de l'enfer, vous pourraient enseigner que toute -entreprise que je mène est une victoire et que -toute entreprise que je combats est une déroute. -Cela dit, j'ai tout dit, mes maîtres. Et, -sur ce, laissons le passé mort, et parlons du -présent, vivant:—Me voici! et je suis ici pour -vous offrir de devenir comme je suis déjà, -moi, riches à tout jamais.—Il vous suffira, -pour cela, de m'accompagner une seule fois, -et de livrer avec moi une seule de ces batailles -que je ne sais pas perdre ... laquelle bataille -vous fera, sans doute, traîtres, félons, sacrilèges -et condamnés d'avance à toutes les sortes -de tortures et de supplices dont on use en -Castille, mais auxquels vous échapperez, j'en -jure par l'épée que voici!... (il la fit jaillir du -fourreau...) auxquels, dis-je, vous échapperez -pour demeurer sains, saufs et libres comme -<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span>vous êtes ... et pour devenir riches comme -vous n'êtes pas ... c'est-à-dire, comme vous -n'êtes pas encore...</p> - -<p>«Oh! l'or ne se gagne pas les bras croisés; -et tous ceux qui m'accompagneront demain -m'accompagneront plus loin que le Mançanarès!... -Car c'est plus loin que j'irai!... En -outre, là où j'irai, j'irai à cheval, salade en -tête, cuirasse sur le bréchet, estocade au flanc, -et pistolets aux fontes; les coups pleuvront! -car l'on se battra un contre un si l'on peut, -un contre deux s'il faut, un contre quatre si -je préfère, un contre dix si je commande! sans -trêve, ni merci, sans peur, et à mort! Toutefois, -quand je parle de mort, je ne pense, il -va de soi, qu'à la mort de l'ennemi: ceux qui -me voient l'épée au clair ne me revoient -jamais l'épée au fourreau, s'ils ont eu la sottise -de me voir face à face: j'en atteste l'épée que -voici!... et ceux que je défends, la Mort en a -peur! Qu'on se le dise!... A présent, j'ai tout -expliqué, et n'ai plus qu'à finir.—Compagnons! -à ma droite, ici! tous ceux qui me veulent -obéir, et m'acceptent pour maître! et à ma -gauche, ceux qui ne veulent pas... (Il fit une -pause et se prit à rire.) Ceux qui ne veulent -<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span>pas?... Allah! tant pis pour eux, s'il s'en trouve, -ils sont assurément bien libres de refuser ce que -j'offre, et de sortir d'ici pour rentrer tout droit -chez eux ... s'ils peuvent!... car, pourront-ils?... -Je suis bien libre, moi, de veiller sur mon -secret et d'empêcher qu'il coure les rues... Et, -bien certainement, j'empêcherai!—Sus donc, -mes maîtres! Debout!... et, ceux qui veulent, -ici!... où je pose mon épée!... et ceux qui ne -veulent pas, là!... où je pique mon poignard! -Mon poignard pique bien: bon conseil à tout -le monde.</p> - -<p class="p4">Messires et messeigneurs, voici peut-être qui -est beaucoup moins extravagant que tout le -reste; voici peut-être même qui ne surprendra -personne de ce noble auditoire: il y avait cinquante -bandits dans la salle de la posada; cinquante ... -ou, même, davantage, soixante peut-être! -ou quatre-vingts. Allah le sait mieux -que moi, et Lui seul!... Toutefois, de tous ces -bandits-là, à ne pas vouloir ce que voulait -Achmet pacha Djemaleddine, il n'y eut personne.—Non! -pas un malandrin, sur cent ou -cent vingt qu'ils étaient.—Tous obéirent. -<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span>Tous se vendirent à Achmet, comme ils auraient -fait à Satan.</p> - -<p class="p4">Holà!... est-ce pas le premier coq qui -chante?... l'aube est-elle donc si proche? -Abdallah, chanteur chétif, si ton heure approche -si vite, à toi de hâter le chant!... Et, -pour ne rien taire d'essentiel, passe, passe -vite, et très vite et plus vite encore, sur toute -partie, sur tout morceau, sur tout détail de la -Merveilleuse Histoire dont l'omission n'enfoncera -pas dans les fines et subtiles oreilles qui -t'écoutent une cire par trop épaisse, laquelle -serait obstacle à l'entendement facile de la dite -Histoire Merveilleuse, si profitable à tout bon -et pieux auditeur, tant par la splendeur des -gestes héroïques que je célèbre que par la -moralité irréprochable qu'on en peut tirer ... -moralité très orthodoxe, messires et messeigneurs, -selon notre Coran comme selon votre -Livre. Croyants et Francs ne peuvent ici que -fortifier leur foi, et leur vertu, et leur courage.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span>... Oui dà!... c'était bien le chant du premier -coq ... et voici le chant du second!... Hâte! -hâte!...</p> - -<p class="p2">L'hiver espagnol, mesures, est un hiver -bien rude. Est-il pas vrai, d'autre part, messeigneurs,—et -je crois certes l'avoir chanté,—que -toutes ces glorieuses aventures se déroulaient -vers la fin du dernier mois de votre -année franque, du mois de décembre, pour le -nommer comme vous faites? A l'époque donc -où les Francs célèbrent leur grande fête de -Noël, laquelle s'achève, justement comme -notre saint Ramazan, par une belle et fervente -prière nocturne, dite <i>messe de minuit</i>. Ainsi, -comme nous-mêmes faisons le dernier jour du -Ramazan, les Francs passent en oraisons, dans -leurs plus solennelles églises, la vingt-quatrième -nuit de leur décembre. Or, tout grossiers -et brutaux que sont les gens de Castille, -ils ne laissent pas que d'être fort pieux, et de -fidèlement observer les rites chrétiens le jour -et la nuit de Noël. Le Roi don Carlos, soi-disant -Empereur, ne pouvait donc manquer -d'aller prier, dès la nuit close, dans sa chapelle -particulière; ce qu'il fit, en effet. Cette -<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span>chapelle était, comme juste, enclose dans le -palais.</p> - -<p>Ce palais, l'Histoire Merveilleuse l'affirme et -plusieurs savants voyageurs me l'ont confirmé, -est tout proche d'une rue de Madrid que -les gens du lieu nomment Calle Atossa; ainsi, -pour aller de la chapelle du Roi don Carlos de -Castille à la geôle du Roi François de France, -il y avait à peine à marcher cent pas. J'ai -chanté tout cela, seulement afin que ceux qui -m'écoutent dans ce han d'Anatolie puissent -comprendre et même voir, comme de leurs -yeux, tout ce que, maintenant, je vais chanter ... -ni plus ni moins clairement que s'ils -étaient à Madrid, et sur ce chemin même qui, -cette nuit de Noël, joignait l'un à l'autre les -deux logis royaux, celui du Roi captif à celui -du Roi geôlier.</p> - -<p class="p4">Or donc, la Noël de cette année-là commença -comme elle devait commencer; rien d'imprévu -n'arriva d'abord, et, chaque événement se déroula -comme il devait.</p> - -<p>Vers la dixième heure—dixième heure à la -franque—le Roi soi-disant Empereur soupa -<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span>dans la salle basse et quelques gentilshommes, -de ses plus intimes, soupèrent avec lui.</p> - -<p>Une heure plus tard, il se leva de table, sortit -de la salle basse, s'en fut dans son cabinet -aux habillements, changea son pourpoint, d'or -brodé de pierreries, pour un autre, tout de -velours noir, dégrafa sa ceinture et ses colliers, -quitta son épée, sa dague, son gantelet,—le -tout par modestie: ainsi faisait-on, au temps -d'alors, et fort pieusement, avant d'aller prier -l'Unique!—enfin, mit un manteau, noir aussi, -un feutre sans plume, et s'achemina vers sa -chapelle, laquelle était à l'autre bout du palais; -il fallait, pour y arriver, traverser deux cours -à cloître, une galerie de miroirs, la salle du -trône, une galerie d'armes, une salle dite salle -aux tapis, et, au bout d'un dernier corridor, -l'antichambre des prêtres, que les Francs nomment -sacristie. Sitôt prêt, le Roi se mit en -route et les gentilshommes de son souper, au -nombre de onze, l'accompagnèrent, tous eux-mêmes -vêtus de noir, et tous sans épée ni -dague, comme était leur prince.</p> - -<p>Marchant à pas pressés, le Roi des Espagnes, -ses gentilshommes toujours le suivant, traversa -donc cours, galeries, salle du trône; et -<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span>puis, traversa cette salle aux tapis que j'ai -dite. Or, il n'y avait justement point de tapis -dans celle salle-là: car les tapis n'en étaient -pas encore tissés. En place, on avait mis de -très grands tableaux, peints exprès pour servir -de modèles aux brodeurs de laine, qui les -devaient copier exactement. Ces tableaux-là, -toutefois, n'étaient pas, comme devaient être -plus tard les tapis, appuyés et tendus contre -les murs de la salle, à toucher ces murs, non! -pour la commodité des valets et des ouvriers, -lesquels préparaient les murs pour la tenture -qu'on commençait de mettre aux métiers, les -tableaux étaient seulement dressés contre supports -de bois, et écartés de la muraille assez -pour qu'on pût passer entre celle-ci et ceux-là, -tout à l'aise. Il n'importe d'ailleurs guère, -évidemment, puisque je vois plusieurs des -nobles voyageurs de la caravane hausser les -épaules à cet excès d'explications.... J'ai -tort, certes, et je chante trop lent!... Hâte! -hâte!</p> - -<p>Don Carlos de Castille, cinquième du nom, -traversa donc la salle aux tapis, d'une porte à -l'autre porte. Passant devant l'un des tableaux, -qui figurait le combat de deux femmes guerrières, -<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span>dont l'une terrassait l'autre, déjà blessée -et près d'être achevée, le Roi, s'en allant, et ne -songeant à rien, leva, par hasard, les yeux -sur le tableau ... et son regard vivant rencontra -le regard peint par le peintre dans les yeux de -la femme vaincue; lesquels yeux, écarquillés -de rage, de désespoir et de peur, étaient si -habilement imités qu'ils semblaient vivre tout -de bon, ni plus ni moins que les yeux des amateurs -qui admiraient une telle peinture. Certes, -le Roi don Carlos avait vu déjà ce tableau, et -l'avait haut prisé, car c'était le chef-d'œuvre -d'un artiste très illustre. Ce néanmoins, don -Carlos le Cinquième—il me souvient tout à -coup qu'on l'a surnommé Charles-Quint ..., -me trompé-je, messeigneurs?...—Charles-Quint, -donc, apercevant la toile peinte, s'arrêta -net, l'œil fixe et déliant. Et ce n'était pas -précisément le tableau qu'il regardait, qu'il -scrutait même, qu'il fouillait, de son regard -de Prince, froid, brutal et profond, de son -regard de Maître, accoutumé de percer, à travers -le masque des yeux, l'âme des hommes -sujets, et de la mettre à nu, et à vif... Non! ce -que regardait Charles-Quint, le Roi soi-disant -Empereur, c'étaient les yeux seuls, peints par -<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span>le peintre<a name="FNanchor_8_16" id="FNanchor_8_16"></a><a href="#Footnote_8_16" class="fnanchor">[8]</a>, sur le tableau... oui, quelque -bizarre que soit la chose: les yeux que j'ai dits -tout à l'heure; les yeux de la femme vaincue, -blessée et près d'être achevée!...</p> - -<p>Or, très véritablement, le Roi regarda ces -yeux-là, et songea,—le temps de deux -éclairs... Ho! messires et messeigneurs ... -dirai-je toute la vérité?... Dirai-je que le Roi -don Carlos avait cru voir ... folie! fantasmagorie!... -avait cru voir, sous ses yeux, s'animer -tout d'un coup, et vivre, et vibrer, et flamboyer, -les yeux peints sur la toile? oui, ces -yeux fabriqués de main d'homme, ces yeux -faits d'huile et de couleurs broyées.... Non, -non! je n'oserai pas dire pareille chose. Je me -tairai. D'autant que le Roi Charles-Quint, -ayant bien regardé, songea ... puis, haussant -les épaules, s'en fut. Et, pareillement, ses gentilshommes -s'étant arrêtés, ayant cherché à -voir ce que voyait leur Maître, et n'ayant rien -vu ... haussèrent, comme lui, les épaules ... et -comme lui, s'en furent, le suivant pas à pas, -toujours. La sacristie, puis la chapelle, s'ouvrirent. -Les prêtres saluèrent le Maître qui -<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span>entrait d'un salut,—du même salut dont ils -saluèrent ensuite l'Unique ... et la messe de -minuit commença...</p> - -<p class="p2">Alors, du même coup, d'autres événements, -moins prévus que ceux-là, commencèrent...</p> - -<p class="p4">La messe de minuit, chez les Nazaréens, se -chante fort solennellement... Est-il pas vrai, -messeigneurs? Le rite en est aussi minutieux -que magnifique... Messires, messeigneurs! ne -croyez pas ici que le chétif, votre serf, chante -pour flatter!... Non: ce qu'Abdullah chante, -son cœur et sa conscience le chantent avec sa -bouche... Et tous ces chants font un seul chant, -qui est le chant de la vérité!... La messe franque -de minuit, croyez-m'en donc! est à la fois -superbe et complexe; si bien que, seuls, des -prêtres habiles et experts, de longue date endurcis -à leur culte ... bref, de ceux qui savent, -comme nous autres disons pour rire, ne prendre -point <i>harem</i> pour <i>djami</i> ni <i>mihrab</i> pour <i>member</i> -... sont capables de la bien chanter, psalmodier, -et réciter, du premier au dernier mot, -<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span>sans erreur ni oubli!... Car, tout de bon, -cette prière chrétienne, je vous l'atteste, est -plus longue et plus difficile qu'aucune de nos -prières de la Vraie Foi! D'autant qu'un seul -officiant n'est pas assez, et que la règle des -Francs en exige trois, lesquels prient ensemble! -grand surcroît, certes! de splendeur et de -majesté.</p> - -<p class="p2">Or, don Carlos de Castille, cinquième du -nom, Roi des Espagnes et soi-disant Empereur -de toutes les Allemagnes ... car ainsi se prétendait-il -... le très puissant Charles-Quint, s'il -vous plaît mieux, venait d'entrer dans sa chapelle, -et s'y était d'abord prosterné, en pieux -prince qu'il était, et ne manquait jamais d'être. -Sur quoi, se relevant, et donnant deux coups -d'œil alentour, il entr'ouvrit la bouche et ne -la referma pas.</p> - -<p>Messires, messeigneurs! par Allah! ce bon -prince ... ce méchant prince, ai-je voulu dire!... -avait en vérité quelque raison de s'étonner si -fort! D'abord, et pour commencer, pas un des -trois prêtres, officiant à l'autel, ne lui montrait -visage de connaissance ... non plus qu'aucun -des autres prêtres, fort nombreux, qui -<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span>assistaient les prêtres officiants. Plus extraordinaire -encore: ces susdits officiants, tout -trois qu'ils étaient, semblaient, en fait de -messe, en savoir moins qu'un seul, voire qu'une -moitié d'un!... Les prières se dépêchèrent -donc, cahin-caha, parmi bredouillements, errements, -enjambements; ce dont le Roi, théologien -des plus diserts, s'indigna et s'irrita. -Il était coutumier de colères froides qui -s'achevaient toujours autrement qu'en paroles. -Et le premier quart d'heure de la longue prière -n'était pas encore écoulé, que sa décision était -prise, et qu'il se jurait d'infliger aux trois malencontreux -officiants un châtiment si terrible que -les temps futurs, épouvantés, n'en parleraient -jamais qu'à voix basse. Sire Charles-Quint savait -qu'un Empereur, le fût-il contre toute -légitimité, n'en a pas moins le droit d'ériger -son plaisir en loi souveraine, et le devoir de -punir tout rebelle, comme sacrilège: car les -Majestés, toutes, sont Vicaires de l'Unique et -propres effigies de Dieu; et qu'il ne suffit pas -de les respecter et vénérer: qu'il faut encore—l'Unique -le commande!—les adorer genoux -à terre, comme on adore l'Unique lui-même.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span>Enfin sonna la quatrième heure,—quatrième -heure à la turque,—qui, à la franque, -valait alors la mi-nuit. C'est l'heure solennelle -de la fête; cela parce que les chrétiens, pieux -liseurs du Livre, y ont découvert, disent-ils, -qu'à cette heure exacte naquit, 683 ans avant -l'Hégire<a name="FNanchor_9_17" id="FNanchor_9_17"></a><a href="#Footnote_9_17" class="fnanchor">[9]</a>, le très doux Prophète Jésus. Les -trois prêtres officiants célébrèrent de leur mieux -l'heure qui sonnait; mais ce mieux fut plus mal -que rien n'avait encore été; tellement que, -grandement furieux, sire Charles-Quint se leva -comme bondit un lion, renversa son trône de -chapelle, trône d'ailleurs tout léger et de -simple bois, puis se jeta hors l'église plutôt qu'il -n'en sortit. Ses gentilshommes de chambre -coururent après lui et ce fut moins un cortège -royal qu'une fuite de cerfs ou de daims, qu'on -vit traverser l'antichambre de la chapelle, passer -la porte de la salle aux tapis, et galoper -par cette longue salle, telle que j'ai déjà -chanté... Mais voilà tout à coup que survint -l'événement le plus imprévu de tous, et, tout -ce qui avait précédé: prêtres inconnus, prières -bredouillées, officiants ne sachant pas officier, -<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span>n'était rien en comparaison. Jugez-en: soudain, -la femme du tableau ... du tableau que -j'ai dit, où deux guerrières étaient peintes ... -la femme vaincue, à terre, blessée, près d'être -achevée ... oui bien! cette femme que le Roi, -l'heure d'avant, avait si singulièrement regardée -au fond des yeux ... eh bien! écoutez, -tous!... cette femme peinte sur toile par la -main d'un artiste, d'un homme,—dans l'instant -que le Roi repassait devant elle, s'anima!—magie -évidemment!—devint femme vivante, -sauta hors le tableau, et marcha droit -vers le sire Charles-Quint, lequel, stupide, -épouvanté peut-être, s'était figé sur place et ne -bronchait, tel un empereur de pierre; et ses -onze gentilshommes non plus que lui, tous -exactement cloués au sol.</p> - -<p>Messires, messeigneurs! ce fut ainsi. Qui dit -que je mens, ment.</p> - -<p>La femme, naguère peinture, vivante alors, -vint jusqu'à six pas du Roi. Et, tout d'un coup, -elle disparut—magie encore!—A sa place, -un homme surgit—magie toujours! et, cette -fois, magie pire:—du moins, sire Charles-Quint -n'en douta assurément pas; l'homme, -songez-y! et songez que c'était en pleine Castille! -<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span>en plein Madrid! et dans le propre palais -du sire lui-même!... l'homme, très magnifique -au surplus des pieds à la tête, portait l'habit -turc, portait le turban, très vaste et très haut -dans ce temps, portait la ceinture de soie dorée; -et quatre pistolets d'Albanie y brillaient, -avec, en place de dague, un yatagan à gaine -toute de rubis et d'émeraudes; avec, en place -d'épée, un cimeterre bleu tout gravé, de cet -acier persan qu'on ne retrouve plus et que -Milan, Tolède ni Damas n'imitèrent jamais -que bien mal. Pardon pour moi si j'ai l'honneur -de chanter devant des seigneurs qui soient -de ces cités illustres! mais je chante vrai: -hélas! la vérité, souvent, n'est pas courtoise...</p> - -<p>Achmet pacha Djemaleddine, l'aigrette -d'amiral turc au front, sur le cœur l'Ehrtogrul, -à l'épaule le Saint-Michel de France qui vaut -l'Ehrtogrul et que, naguère, le Chevalier-Roi -avait ôté de son manteau pour en honorer la -souquenille du marmiton qui l'était venu visiter -dans sa geôle!...—cela, il va de soi, sans qu'aucun -mécréant d'Espagne en aperçût rien!—Achmet -pacha, plus royal que tous les rois, et -seul, à sa coutume, contre douze adversaires, -mais, par hasard, seul très bien armé contre -<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span>douze hommes sans armes, Achmet pacha, dis-je, -tira le cimeterre ... puis, très galamment, -il en salua don Carlos de Castille, avant de -lui dire, avec beaucoup de respect, et le cimeterre -derechef rengainé:</p> - -<p>—Sire!... au nom du Magnifique Padishah, -Commandeur des Croyants, qui est mon -maître, j'ai le douloureux honneur d'annoncer -à Votre Majesté Impériale et Royale qu'Elle -est, dès cet instant, ma prisonnière! Et je La -supplie de vouloir bien se considérer telle, et -consentir à demeurer sous la garde de son serviteur -très indigne, moi-même, qui suis Achmet -pacha Djemaleddine, prince suzerain en Circassie, -prince vassal en Turquie, amiral des -flottes de l'Islam, marquis en France, compagnon -de l'Ehrtogrul et chevalier de Saint-Michel.</p> - -<p>Le Roi d'Espagne regarda Achmet et ne -répondit pas. Mais Achmet, qui le regardait -aussi, vit tout de suite qu'il n'y avait dans les -yeux de ce prince, faux Empereur, mais, -certes, vrai Roi, ni peur, ni colère, ni même -étonnement. Charles-Quint prisonnier demeurait -identique à Charles-Quint tout-puissant. -Achmet, alors, parla de nouveau, et plus respectueusement -<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span>qu'il n'avait fait d'abord, et il -dit:</p> - -<p>—Sire, Votre Majesté Impériale et Royale -me daignera suivre, j'ose l'en supplier. Je ne -la conduirai, comme juste, nulle autre part que -dans un logis princier.</p> - -<p>Sire Charles-Quint, cette fois, à si courtois -discours, répondit: vrai prince jamais ne méprisa -vrai gentilhomme! Et voici quelle fut la -réponse:</p> - -<p>—Vous êtes au Grand Seigneur? et c'est le -Grand Seigneur qui me prétend garder captif -ici?... ici: dans mon propre palais, dans ma -propre ville, au centre de mon principal -royaume, donc à quinze cents lieues du plus -proche de ses gens d'armes? Me garder, vous -ne pouvez. C'est donc m'assassiner que vous -allez faire?</p> - -<p>—Et c'est donc du nom d'assassin que vous -venez de me nommer? En Turquie, le Padishah -peut ce qu'il veut, sauf insulter aucun Croyant, -non plus qu'aucun Infidèle.</p> - -<p>Telle fut la seule réponse d'Achmet. Et -Charles-Quint, sur-le-champ, lui fit excuse.</p> - -<p>—Il en va de même dans mon Espagne, -comme dans mes Allemagnes!—affirma-t-il.—Un -<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span>gentilhomme mahométan, d'ailleurs, ne -saurait croire que le premier des gentilshommes -chrétiens ait jamais songé à lui faire -injure. J'ai seulement raillé, monsieur. Mais -j'en ai le droit, car votre bouffonnerie est -grosse! Moi, chez moi, prisonnier!</p> - -<p>Il s'était pris à rire, en face de notre Achmet -grave comme sont graves nos Turcs, quand il -n'est pas l'heure de plaisanter.</p> - -<p>Le soi-disant empereur continuait cependant -de rire et de railler:</p> - -<p>—Moi, chez moi, prisonnier! Et prisonnier -du Grand Seigneur, lequel, de l'autre bout du -monde, m'envoie pour me saisir un seul de -ses Turcs à turban!... et me fait, au surplus, -la grâce de m'octroyer un logis princier dans -mon logis royal!... le Grand Seigneur, d'honneur, -est un plaisant garçon!</p> - -<p>C'est ici, messires et messeigneurs, qu'Achmet -pacha Djemaleddine osa, contre toute étiquette, -interrompre la prisonnière Majesté:</p> - -<p>—Daigne m'excuser l'Empereur!...—cria-t-il:—Mais -aurais-je, par mégarde, dit que -Votre Majesté fut prisonnière du Padishah?</p> - -<p>Don Carlos de Castille toisa l'homme qui -l'avait interrompu:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span>—Par extravagance, serait-ce de vous, -monsieur, que je suis prisonnier?... Êtes-vous -Empereur, Roi ou tout au moins quelconque -monarque, pour m'oser prendre et retenir à -votre compte?</p> - -<p>Achmet pacha ne sourcilla pas:</p> - -<p>—Allah m'en préserve! Votre Majesté ne -saurait être prisonnière que d'une Majesté.</p> - -<p>Lors, sire Charles-Quint, tout ébahi, ouvrit -la bouche et n'interrogea point. Achmet -pacha, ce néanmoins, ne laissa pas que de -répondre:</p> - -<p>—C'est du Roi de France qu'est prisonnier -le Roi d'Espagne et c'est au logis du Roi de -France que je vais avoir l'honneur ... le très -joyeux honneur, cette fois!... de conduire Votre -Majesté Espagnole.</p> - -<p>Sire Charles-Quint, toujours bouche ouverte, -songea d'abord, puis, croyant encore goguenarder:</p> - -<p>—Monsieur le Turc, combien de hallebardiers -et combien de mousquetaires pensez-vous -ne pas donc trouver entre ce mien logis et le -logis du Roi de France?</p> - -<p>—Oh!—fit Achmet, toujours respectueux, -et de plus en plus!...—aucun.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span>Puis, répondant encore avant qu'on l'interrogeât:</p> - -<p>—Votre Impériale Majesté sait assurément -combien le palais royal de Madrid comptait -naguère de mousquetaires et de hallebardiers!... -Mais Votre Impériale Majesté ignore -probablement combien les faubourgs de Madrid -comptent, à toutes heures, de mauvaises gens, -très peu fidèles sujets de leur prince. Ce sont -quelques-unes de ces mauvaises gens qui tout -à l'heure ont si mal célébré la messe du Roi -dans sa chapelle; c'en sont d'autres qui, maintenant, -remplacent dans le palais du Roi la -garde royale, désarmée par mes soins. Votre -Majesté m'excusera si j'ai dû lever, pour la combattre, -d'aussi traîtres soldats: c'est que je n'en -pouvais pas trouver d'autres. Au surplus, pas -un seul de ces soldats-là n'offensera, de sa vue, -le Roi qu'ils ont trahi! Ils en mourraient plutôt! -tous ... et de ma main?</p> - -<p>Ayant entendu, l'Empereur et Roi ne trouva, -cette fois, plus rien à dire.</p> - -<p>Et Achmet pacha, une fois encore, parla sans -être interrogé:</p> - -<p>—J'ose donc prier Votre Majesté de bien vouloir -me suivre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span>L'Empereur et Roi, docile, fit un pas. Puis:</p> - -<p>—Et ces gentilshommes qui sont à moi?—demanda-t-il.</p> - -<p>Achmet pacha ne les regarda pas. Hors l'Empereur -et Roi, qui donc, dans tout Madrid, était -digne de son regard?</p> - -<p>—Ceux-là?—dit-il seulement, et parlant -d'une écrasante hauteur...</p> - -<p>Sans un mot de plus, il continua de montrer -le chemin à son prisonnier. Puis, par-dessus son -épaule, ayant jeté son ordre, d'un coup de -sourcils, aux gentilshommes d'Espagne, il -commanda:</p> - -<p>—Que les chiens suivent le Maître!</p> - -<p>Et c'est ainsi, messires et messeigneurs ... -je chante toujours vrai chant!... c'est ainsi -que sire Charles-Quint quitta la chambre aux -tapis, passa par d'autres galeries, passa d'autres -cours, passa par la porte de son palais ... (et -cette porte n'était gardée ni par mousquetaires, -ni par hallebardiers, ni par qui que ce fût: -cette porte était ouverte!...) pour aller prendre -place dans la geôle du Roi de France, du Roi -François, ainsi devenu, miraculeusement, de -captif, maître, et de prince vaincu, prince victorieux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span>Passé la porte du palais, le cortège: pacha, -empereur, gentilshommes, tous se suivant l'un -l'autre, chemina, du logis royal d'Espagne, -jusqu'au logis royal de France ... celui-ci toutefois -moins somptueux que celui-là: car telle -est la petitesse espagnole: au roi de France -vaincu, le roi d'Espagne vainqueur ... (vainqueur ... -naguère!...) n'avait pas su donner -un palais!... il l'avait enfermé, comme on -enferme un meurtrier, voire un voleur!... -Messires! nous autres, d'Islam, savons mieux -être courtois.</p> - -<p class="p2">Mais c'est alors qu'advinrent force péripéties -par lesquelles la Merveilleuse Histoire qui, -peut-être, semblait d'ores et déjà finie à tout ce -noble auditoire, va, d'ici jusqu'à sa fin finale, -changer de dénouement plus de fois qu'il ne -faut d'instants pour le chanter.</p> - -<p class="p2">Et voici qu'il va falloir peut-être moins d'instants -encore, pour que l'aurore soit rose ... -l'aube déjà blanchit à l'Orient ... vers la Mecque -sainte...</p> - -<p>Hâte, hâte! <i>La illah il Allah!</i></p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span>Ai-je bien dit, messires et messeigneurs, combien -proches l'un et l'autre étaient les deux -logis: le palais, la geôle?</p> - -<p>Pas assez proches, pourtant: puisque, de l'un -à l'autre, le cortège susdit du pacha, de l'Empereur -et des gens qui suivaient s'y heurta contre -la première des susdites péripéties!</p> - -<p>Le cortège marchait donc, Achmet pacha précédant -sire Charles-Quint, et, respectueux toujours -de toute Majesté, et davantage encore de -toute Majesté tombée, Achmet pacha n'avait -donc rien dépouillé de sa parure, ni de ses -ordres étincelants ... et l'éclat de son habit était -dans la nuit noire comme l'éclat d'un feu d'artifice.</p> - -<p>C'est pourquoi, justement à la moitié du -chemin, quelqu'un, attiré, survint... Et, certes, -Achmet eût mieux aimé rencontrer Iblis!</p> - -<p>Car ce quelqu'un fut le marquis don Pedro. -Le marquis don Pedro, passant par hasard, et -voyant l'habit turc, n'en crut pas ses yeux ... -mais, tout de même, il tira d'abord l'épée:</p> - -<p>—Par saint Jacques!—cria-t-il:—holà! -l'homme à turban! bas les armes ou je vous -tue!...</p> - -<p>Achmet pacha, devant cette épée nue, ne toucha -<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span>pas à son cimeterre, non plus pour le jeter -que pour le dégainer:</p> - -<p>—Señor,—dit-il, tout simplement,—reconnaissez-vous -pas votre hôte don Alonzo -Lupa? Avec ou sans turban, je baise les mains -de Votre Grâce.</p> - -<p>Et, vite, avant que le marquis, tout stupéfait, -eût répondu:</p> - -<p>—Au surplus,—poursuivit-il,—ai-je pas -votre serment? et devez-vous pas accomplir -le premier souhait que je souhaiterai devant -vous? Voici mon souhait, don Pedro! Je souhaite -que Votre Grâce daigne ne pas voir ou -ne se point rappeler aucun des douze seigneurs -qui me suivent; et qu'elle oublie aussi, pour -tout jamais, ce lieu, ce temps, cette rencontre -et l'habit que je porte aujourd'hui.</p> - -<p>Entendant ces paroles, le marquis don Pedro -fut comme un homme que le tonnerre écrase: -pis que mort. Car il ne tomba pas: les hommes -tués par la foudre restent d'abord debout, puis, -tout d'un coup, deviennent poussière. Le marquis -don Pedro devint moins que cela. Beaucoup -moins! Quand, après un long temps, il -se reprit de broncher, ce fut, proprement, -pour cesser d'être vu puisqu'il devint ceci: le -<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span>sujet qui, bien que fidèle à son Prince, le voit -captif et, tout de même, sous les yeux de ce -prince, remet l'épée au fourreau, sans avoir -combattu; et fait retraite, sans avoir dit mot; -et boit sa honte, sans s'être justifié.</p> - -<p>Cela, pour tenir, son serment! Honneur, -messires et messeigneurs! honneur à don -Pedro! Ainsi font les hommes, vrais hommes -de cœur.</p> - -<p class="p2">Or s'en fut, par ici, le marquis don Pedro, -et, parla, le pacha Achmet... Et celui-ci, certes! -était triste autant que celui-là. Quant aux -autres gens, Empereur et gentilshommes, ils -suivirent en silence celui qu'ils devaient suivre.</p> - -<p class="p4">Et parvint le cortège où il devait parvenir; -chez le Roi franc François I<sup>er</sup>, lequel, meilleur -dévot que le Roi Charles-Quint, était encore -à ses prières; ce dont il eut, de l'Unique, -bien prompte récompense: car ce fut Achmet -pacha qui interrompit la dernière des oraisons -royales; et, sans plus de façons, entrant dans la -geôle du Roi (que ses soldats-bandits avaient, -une heure auparavant, pris et conquis, à l'escalade, -<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span>ni plus ni moins vitement et silencieusement -qu'ils avaient fait, un peu plus tôt, pour -le palais de l'autre Roi):</p> - -<p>—Sire Roi,—dit-il, parlant au Roi François,—tu -m'as, naguère, commandé ... et tu -me commandais gentiment, comme de compère -à compagnon! Il fallait donc bien que je trouvasse!... -Tu m'as donc commandé de te trouver -le bon chemin de Madrid à Paris; de ta -geôle à ta capitale. Moi, naïf, aurais-je su? -Non!—Mais, naguère aussi, mon maître -avant toi, le Padishah le Magnifique m'avait -commandé de te tirer d'ici. Et, comme je lui -demandais moi-même: «Sera-ce par la force?» -Il m'avait répondu: «Madrid de Stamboul est -trop loin!» Et comme je lui redemandais: -«Sera-ce par le lucre?» Il m'avait répondu: -«François de France est trop précieux! Nul -trésor, même celui du Sultan, ne vaut le Roi -de France!» Alors il poursuivit: «Je ne sais -qu'un moyen: ce moyen est un pacha turc; ce -pacha turc est l'amiral d'Islam; cet amiral -d'Islam s'appelle mon Serviteur ... et je daigne -l'appeler aussi mon Ami.» Sire Roi, je ne -peux mieux dire qu'a dit le Padishah. Je répète -donc, et ne réponds: «Madrid, de Paris -<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span>comme de Stamboul, est trop lointain! François -de France est trop précieux! Je ne sais -donc qu'un moyen: ce moyen est un Prince; -ce Prince est un Roi; ses peuples l'appellent -Empereur. Tu le nommes ton frère Charles ... -et je te l'apporte!... Prends, c'est à Toi.»</p> - -<p>Sur quoi Achmet, les deux genoux en terre ... -tels de tout petits pages du harem,—au Iéni-Séraï -... ayant baisé la main du Chevalier-Roi, -sortit. Et sire Charles-Quint, dès lors entra, -captif de son captif.</p> - -<p class="p4">Messires, messeigneurs! voilà l'aube qui s'en -va, voici l'aurore qui s'en vient. Et voici donc -venir la troisième des péripéties par quoi finit -la Merveilleuse Histoire ... et voilà tout à heure -la Merveilleuse Histoire finie:</p> - -<p class="p2">Achmet pacha, quatre minutes plus tôt, avait -laissé l'Empereur et Roi dans l'antichambre -de la geôle, seul; et, dans la salle des gardes, -les gentilshommes espagnols désarmés.</p> - -<p>Pour ses gardes à lui ... je veux dire pour sa -bande de brigands tire-laine, déjà deux fois -vainqueurs (lui les menant), des gardes royaux -<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span>du Roi des Castilles...—et ces gardes royaux, -messires et messeigneurs! soyez-m'en tous -témoins!... étaient certes les premiers soldats -de tous les soldats francs de ce temps: ceux-là -qui avaient vaincu et capturé, sur un sinistre -champ de bataille, le Roi François I<sup>er</sup> -lui-même!...—pour les bandits qui donc étaient -ses gardes à lui, Achmet les avait postés aux -portes et murs de la bastille...</p> - -<p>Or, sortant de la geôle, il retrouva fort bien -son prisonnier dans l'antichambre, et lui ouvrit, -de sa main, la geôle royale... Mais, dans -la salle des gardes, il ne retrouva plus les gentilshommes -du Roi Carlos: à leur place, -et prisonniers à leur tour, et désarmés, et garrottés, -étaient ses propres hommes, à lui: la -bande entière des coupe-jarrets dont il avait -fait ses soldats! Oui-dà! Lui n'étant plus à leur -tête, ces pauvres hères avaient tout aussitôt -cessé d'être des guerriers, cessé d'être des -hommes pour redevenir des vilains et des -lâches. Toutefois, qui donc les avait en un clin -d'œil vaincus et pris? Achmet s'en courut à la -porte... Là, sur le seuil, avec tous les gentilshommes -délivrés, quelqu'un se tenait ... quelqu'un -qu'Achmet avait déjà vu peu avant, -<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span>l'épée au fourreau ... et qu'il revoyait d'ailleurs, -l'épée au fourreau pareillement ... mais -qu'il eût mieux aimé voir changé en quelque -autre, quelque autre, fût-il Iblis même glaive, -griffes, cornes et dents nus.</p> - -<p>Don Pedro salua, très bas:</p> - -<p>—Señor—dit-il—je baise les mains de -Votre Grâce ... et je rougirais de lui rappeler -qu'elle daigna, l'autre mois...</p> - -<p>Achmet pacha rendit salut pour salut:</p> - -<p>—... Vous donner un serment, señor?... -Je dis «donner!»: car, telle Votre Grâce -elle-même, je donne ces dons-là et ne prête -pas. Le tout est donc à vous. Oserai-je m'étonner -de revoir si tôt et dans ce lieu?...</p> - -<p>Don Pedro mit la main à l'épée:</p> - -<p>—A la disposition de Votre Grâce!—s'écria-t-il:—Mais -qu'Elle sache d'abord que -c'était ma consigne, écrite de la main même du -Roi mon maître ... ma consigne d'être ici, ce -soir, à l'heure même où j'y suis venu. Et Votre -Grâce peut voir que j'y suis venu seul!</p> - -<p>La consigne écrite, qu'offrait don Pedro, -tomba aux pieds d'Achmet, qui la ramassa, ne -la lut point, et, pour la rendre à qui elle était, -ploya le genou:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span>—Je fais mes excuses au marquis don Pedro,—dit-il:—au -marquis don Pedro, plus loyal -que je ne suis!</p> - -<p>—Beaucoup moins!—protesta don Pedro.</p> - -<p>—Mais mon souhait, señor?... daignez-vous?... -Achmet pacha ne soupira point, et fit seulement -le signe d'obéissance:</p> - -<p>—Señor,—fit don Pedro,—je souhaite -que Votre Grâce m'introduise elle-même auprès -de Sa Majesté ... j'ai voulu dire auprès de Leurs -Majestés!...</p> - -<p>Ainsi fit Achmet.—Ainsi font, en pareilles -occurrences, les hommes, qui sont vrais -hommes de cœur.—Achmet pacha, le cimeterre -au fourreau, rentra donc dans la geôle -royale, précédant don Pedro, l'épée nue.</p> - -<p class="p2">Or, les princes, messires et messeigneurs! -comprennent mille choses que les sujets ne -comprennent jamais. Et ces mille choses, mille -fois plus vite! La Merveilleuse Histoire, que -nul chanteur jamais ne leur avait chantée, François -I<sup>er</sup> de France et Charles-Quint d'Espagne -n'en ignoraient déjà rien, l'un ni l'autre. Lors, -Achmet pacha, le cimeterre au fourreau, ne but -nulle honte; non plus que don Pedro, l'épée -<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span>nue ... car celui-ci, fort plaisamment, fut tancé -par l'Empereur et Roi:</p> - -<p>—Armé devant moi, señor marquis? êtes-vous -rebelle? remettez!... Au fait... non! rendez!...</p> - -<p>Sire Charles-Quint s'était saisi de l'épée -nue:</p> - -<p>—Don Pedro, recevez!—il le frappa aux -deux épaules:—C'est la Toison...</p> - -<p>(La Toison, messires et messeigneurs, valait -le Saint-Michel qui valait l'Ehrtogrul).</p> - -<p>Le Roi d'Espagne avait détaché son collier.</p> - -<p>Il n'en avait, comme juste, qu'un. Mais le -Roi de France en portait, ce soir-là par extraordinaire, -un pareil. Et le Roi d'Espagne lui -dit:</p> - -<p>—Mon frère, puisque vos bons sujets vous -ont, ce soir, racheté contre rançon, avant -même que ce compagnon-là n'ait failli vous -échanger contre ce compagnon-ci,—il se touchait -du doigt après avoir touché du doigt Achmet,—et -puisque vous nous faites, en marque -de réconciliation et d'amitié ravivée, l'honneur -de porter nos Ordres comme je porte les vôtres, -vous plaît-il de donner de notre part votre -<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span>propre Toison au pacha amiral que naguère -vous fîtes marquis et chevalier?</p> - -<p>—De tout cœur affectueux!—cria le Roi de -France!—Compère, prends donc et sois fier: -La Toison est grande. Mais à ton noble ami, -donne toi-même, et de ma part, non pas mon -manteau, mais le manteau du Roi-Empereur: -qu'il prenne...</p> - -<p>—Et sois fier, acheva sire Charles-Quint, si -grande que soit la Toison, le Saint-Michel n'est -pas plus petit.</p> - -<p>Ainsi savent les vrais Maîtres honorer les -vrais Serviteurs.</p> - -<p class="p4">L'aurore est rose. L'aurore rougit. Messires, -messeigneurs! on bâte les chameaux, le chant -est chanté, l'histoire est dite,—la Merveilleuse -Histoire d'Achmet Djemaleddine, chef -tcherkess, pirate, pacha, vali, grand d'Espagne, -marquis de France, amiral d'Islam, ami de -trois Sublimes Princes: François de France, -Carlos d'Espagne et Souléïman le Magnifique! -Elle est dite, du premier mot au dernier mot -messires, messeigneurs! A présent, bénédiction -<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span>d'Allah sur tous! Et de tous, sur le chanteur, -générosité! générosité, messires, messeigneurs! -générosité sur moi, votre serf, Abdullah, fils -d'Atik-Ali, sur moi, le chétif! générosité! au -nom de l'Unique! car voici le muezzin qui déjà -chante, tel le troisième coq: <i>La illah il Allah!...</i></p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_9" id="Footnote_1_9"></a><a href="#FNanchor_1_9"><span class="label">[1]</span></a> <i>Han</i>, auberge ou <i>caravansérail</i> en Anatolie.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_10" id="Footnote_2_10"></a><a href="#FNanchor_2_10"><span class="label">[2]</span></a> Messires, en turc: <i>effendi</i>; appellation très courtoise, -originellement réservée aux seuls musulmans.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_11" id="Footnote_3_11"></a><a href="#FNanchor_3_11"><span class="label">[3]</span></a> Messeigneurs, en turc: <i>Tchelebi</i>, appellation d'une -égale courtoisie, mais à l'usage des chrétiens.—Jules -Verne, écrivant son Kéraban le-Têtu, eut tort de lui donner -du «Seigneur Kéraban.» Il eût fallu: «Sire Kéraban,» -puisque <i>Keraban effendi</i> était de la Foi.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_12" id="Footnote_4_12"></a><a href="#FNanchor_4_12"><span class="label">[4]</span></a> Le suffixe <i>eddine</i> équivaut à notre particule <i>de</i>; au -<i>von</i> des Allemands; au <i>van</i> des Hollandais; au <i>sir</i> des -Anglais; et octroie la noblesse.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_13" id="Footnote_5_13"></a><a href="#FNanchor_5_13"><span class="label">[5]</span></a> <i>Vicaire</i>, en turc <i>Khalifa</i>. Le Khalife de l'Islam n'est -rien de plus que le Vicaire d'Allah.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_14" id="Footnote_6_14"></a><a href="#FNanchor_6_14"><span class="label">[6]</span></a> <i>L'alaïk</i>, l'esclave chargée du service des tchibouks, -laquelle se tient à genoux auprès du maître, tout le temps -que le maître fume le tchibouk,—qui est la longue pipe -de merisier ou de jasmin.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_7_15" id="Footnote_7_15"></a><a href="#FNanchor_7_15"><span class="label">[7]</span></a> Les armes d'acier dur, niellé d'or, furent d'abord -trempées en Perse. Puis Damas imita Ispahan. Puis Tolède -imita Damas. Et, à chaque fois, la qualité baissa d'un -degré.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_8_16" id="Footnote_8_16"></a><a href="#FNanchor_8_16"><span class="label">[8]</span></a> Le peintre Ribeira.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_9_17" id="Footnote_9_17"></a><a href="#FNanchor_9_17"><span class="label">[9]</span></a> 683 ans musulmans,—ans lunaires,—qui valent -632 ans solaires de notre calendrier.</p></div> -</div> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span></p> - -<h2>SEPT LETTRES DE PRINCESSE<br/><br /> - -<span style="font-size: smaller;">ÉCRITES IL Y A DIX ANS (1911)<a name="FNanchor_1_18" id="FNanchor_1_18"></a><a href="#Footnote_1_18" class="fnanchor">[1]</a></span></h2> - -<p><i>Pour le capitaine Tewfik bey Kibrizli, -pour l'émir Mohammed Arslan, morts -pour leur patrie.</i></p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_18" id="Footnote_1_18"></a><a href="#FNanchor_1_18"><span class="label">[1]</span></a> Le conte précédent,—<i>L'Extraordinaire Aventure...</i>—nous -reportait aux premiers temps, aux temps les plus -héroïques de l'amitié franco-turque. Les <i>Sept Lettres de -Princesse...</i> que voici nous reportent à la très pire époque -d'il y a dix années. C'est, en effet, vers 1911 que la France,—je -veux dire l'opinion française, plus encore que le gouvernement -français, oublia son histoire et ses intérêts, -et prit imbécilement, contre la Turquie isolée et attaquée, -le parti des mauvaises nations qui attaquaient notre -vieille alliée. De cette stupide erreur découla le ressentiment -turc, et l'alliance germano-turque de 1914. La Turquie -en est tout innocente. Et je l'atteste sur mon honneur -de marin et de Français.—C. F.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span></p> - -<h3>LETTRE I</h3> - -<div class="letter"> -<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p> - -<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p> - -<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, Paris.</i></p> - -<p class="date">Constantinople, le 18 zilhidjé 1328<a name="FNanchor_1_19" id="FNanchor_1_19"></a><a href="#Footnote_1_19" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<p class="dest">Ma sœur jolie, tant aimée,</p> -</div> - -<p>C'est une terrible résolution que je prends -là, de vous écrire en français! Jusqu'ici, vous -le savez, j'ai toujours écrit toutes mes lettres en -turc, toutes, sans exception! Mais voilà! vous, -vous ne savez pas lire le turc ... ou, du moins, -vous ne savez pas très bien ... vous épelez seulement... -Alors, ce serait une corvée pour -vous, une affreuse corvée, quatre pages à déchiffrer -de droite à gauche!<a name="FNanchor_2_20" id="FNanchor_2_20"></a><a href="#Footnote_2_20" class="fnanchor">[2]</a>. Sûrement, vous -<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span>n'en viendriez pas à bout. Et vous ne les liriez -pas, mes quatre pauvres pages. Alors, comme je -tiens à ce que vous les lisiez ... même quand -elles seront huit ... ou douze ... il faut bien que -je me résigne et que je me risque à écrire en -français... Par exemple, dites? mes deux chers -beaux yeux<a name="FNanchor_3_21" id="FNanchor_3_21"></a><a href="#Footnote_3_21" class="fnanchor">[3]</a>? vous ne vous moquerez pas -trop j'ai si peu l'habitude du français! Comment -voulez-vous que je fasse? Je vais penser -chaque phrase en turc, et puis traduire. Ce sera -ridicule, forcément, quoique vous m'avez dit -parfois, jadis, que mes traductions faisaient en -somme un français presque classique... En tout -cas, soyez indulgente!</p> - -<p>D'abord, il faut que vous soyez indulgente! -Oui: <i>il faut</i>, parce que, si je fais trop de fautes, -c'est vous qui serez responsable.—Vous, oui, -vous, mes deux chers yeux! vous qui exigez -que je vous écrive des lettres difficiles... Vous -comprenez, s'il avait suffi de vous dire les -choses ordinaires, les choses simples, par -exemple, les choses tendres dont mon cœur est -plein à déborder, pour vous:—que je suis au -désespoir, à cause de votre départ, que j'en -<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span>pleure à rider mes joues, que mon âme fidèle -est partie aussi, avec vous, dans ce vilain Orient-express, -que je n'ai pas ouvert une fois mon -piano depuis que vous n'êtes plus là pour jouer -à quatre mains ... oh! s'il avait suffi de dire -cela, j'aurais su. Ces choses tendres, ça se dit -certainement en français, tout comme en turc. -On s'aime avec les mêmes baisers dans tous les -pays, n'est-ce pas?—Mais, vous autres Françaises, -vous n'êtes pas du tout, du tout sentimentales! -Je me souviens: du temps que vous -étiez ici, et que vous veniez me rendre visite, je -n'ai jamais pu vous dire trois paroles un peu -douces sans vous faire éclater de rire, très méchamment. -Et après, vous vous moquiez, vous -vous moquiez! Alors, je pense bien qu'à présent, -lointaine comme vous voilà, vous vous moqueriez -dix fois plus méchamment, dix fois au -moins. Et si vous saviez quelle peur nous en -avons, toutes tant que nous sommes, de vos -terribles moqueries françaises!<a name="FNanchor_4_22" id="FNanchor_4_22"></a><a href="#Footnote_4_22" class="fnanchor">[4]</a> Je ne vais -pas m'y risquer, soyez tranquille!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span>D'ailleurs, vous m'avez expliqué très clairement -ce que vous vouliez que j'y mette, dans -ces longues lettres difficiles que vous exigez de -votre petite sœur obéissante. Vous voulez que -je vous donne les nouvelles d'ici, toutes les nouvelles, -et les nouvelles vraies;—pas celles que -choisissent, découpent, cuisinent et mijotent, -prudemment, pour vos estomacs européens, nos -journaux soi-disant libres<a name="FNanchor_5_23" id="FNanchor_5_23"></a><a href="#Footnote_5_23" class="fnanchor">[5]</a>. Vous voulez que -je vous montre, avec beaucoup, beaucoup de -détails, notre vie actuelle dans nos harems -d'aujourd'hui,—notre vie modifiée, transformée, -moderne, enfin! celle que nous vivons -depuis la Révolution, «depuis l'Affranchissement!» -comme vous dites.—Vous voulez que -je vous expose avec encore beaucoup, beaucoup -de détails, nos idées, nos théories, nos vœux, -nos revendications... (toujours comme vous -dites); notre programme, enfin! Vous voulez -que je vous fasse suivre le mouvement féministe -en Turquie... Naturellement, je copie tout -ça, mot à mot, sur votre lettre à vous ... parce -<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span>qu'il y a là un tas de mots que, moi, je n'emploie -guère souvent, et dont le sens précis -m'échappe même un peu...</p> - -<p>Au fait, avant de commencer ... voyons, ma -grande sœur bien chérie! vous me demandez -là des choses ... des choses assez extraordinaires, -savez-vous?... Vous n'êtes pourtant -pas, vous, une de ces Françaises qui, jamais, -au grand jamais, n'ont mis leurs jolis pieds -hors de France... Vous n'êtes pas de ces Parisiennes -dont vous m'avez parlé jadis, et sur -lesquelles vous-même faisiez tant de plaisanteries: -de ces Parisiennes qui vivent toute leur -vie dans l'un des trois arrondissements vraiment -parisiens,—oh! je me rappelle même -leurs numéros: le septième, le huitième et le -seizième!—de ces Parisiennes qui naissent là, -meurent là, et n'en sortent pas plus que le -pauvre vieux Sultan Abd-ul-Hamid ne sortait -jadis de ses palais d'Yildiz: en tout et pour -tout, une fois par semaine! le vendredi:—lui -pour aller à sa mosquée, faire la prière; elles -pour aller à l'Opéra, manger des fruits glacés.—Que -j'avais ri avec vous, le jour où vous -m'aviez raconté ça!—Oui! mais, vous, c'est -autre chose!... Vous, sœur aimée, vous êtes -<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span>une voyageuse. Vous avez suivi M. de La -Cherté dans tous ses postes diplomatiques, à -Madrid, à Pétersbourg, à Pékin même. Et vous -êtes restée un an ici, à Constantinople. Vous -connaissiez plusieurs harems. Vous y étiez -reçue familièrement, vous étiez mon amie la -plus intime, et l'amie de beaucoup de mes amies. -Alors? comment pouvez-vous employer des -mots si considérables pour parler de nous? de -nous qui sommes de si petites choses! Est-ce -donc qu'à peine rentrée à Paris, Paris vous a -fait oublier tout ce que Stamboul vous avait -appris?</p> - -<p>Alors, il faut donc que je vous redise tout?—comme -je dirais tout à une étrangère?—mais, -par exemple! plus franchement: car vous pensez -bien qu'à une vraie étrangère, je n'oserais -guère dire que ce que tout le monde sait.</p> - -<p>Enfin!... commençons!—Mes deux chers -beaux yeux, nous, femmes turques, nous -sommes très inconnues de l'Europe, plus inconnues, -je crois, que ne sont les femmes chinoises -ou les femmes japonaises. Et pourtant, Pékin -et Tokio sont bien loin de Paris, et Constantinople -tout près.</p> - -<p>N'importe! on se figure à notre sujet des -<span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span>choses impossibles, effarantes. On se figure que -nous sommes des esclaves, vivant enfermées, -encagées, presque enchaînées, et gardées à vue -par d'autres esclaves, nègres et féroces, armés -jusqu'aux dents, lesquels, de temps en temps, -nous cousent dans des sacs et nous jettent dans -des Bosphore. On se figure que nous vivons par -groupes nombreux d'épouses rivales, chaque -mari turc ayant pour soi seul tout un «harem», -c'est-à-dire huit ou dix femmes, pour le moins. -On se figure que, dans nos cages, nous vivons, -vêtues de satin rose tendre ou de velours vert -d'eau, d'une façon tout à fait poétique, parmi -des danses, des chansons, des cigarettes et des -confitures à la rose, parmi des narguilés, parmi -des pipes d'opium aussi. On se figure enfin,—depuis -que notre cher grand Loti a écrit son si -beau livre, si mal compris, <i>les Désenchantées</i>,—on -se figure également que la plupart -d'entre nous savent à merveille le grec et le -latin, l'algèbre et la philosophie, et que toutes, -femmes savantes ou ignorantes, rêvons exclusivement, -jour et nuit, de secouer «notre joug» -et de reconquérir «notre liberté, notre dignité -et nos droits de la femme». N'est-ce pas, mes -deux beaux yeux, que c'est tout à fait ça qu'on -<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span>se figure à Paris, au moins dans le monde des -jolies dames qui jamais ne sortent des fameux -septième, huitième et seizième arrondissements? -Mais vous, ma grande sœur tant aimée, -vous êtes une toute autre dame,—quoique la -rue de Varenne en soit justement, ce me -semble, des trois arrondissements sacrés?—N'importe! -vous, vous savez!</p> - -<p>Vous savez ce que nous sommes «pour de -vrai»: des femmes, mash'Allah!<a name="FNanchor_6_24" id="FNanchor_6_24"></a><a href="#Footnote_6_24" class="fnanchor">[6]</a> à peu -près pareilles aux autres ... à peu près pareilles -à vous ... un peu plus naïves, un peu plus simplettes, -un peu plus femmes-enfants; mais, -somme toute, pas tellement différentes. Vous -savez que nos maris sont aussi des hommes à -peu près pareils à vos maris, quoiqu'un peu -plus naïfs, un peu plus simples, un peu plus -neufs,—comme sont leurs femmes... Tels -époux, telles épouses, chacun sait! Il n'y a pas -là de quoi s'étonner. Notre vie, vous la connaissez: -nous sommes, tout bien compté, à peu -près aussi libres que vous êtes:—Nous ne -vivons pas à la maison beaucoup plus que vous; -<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span>nous sortons comme il nous plaît, à pied ou en -voiture; nous recevons nos amies; nous lisons -les livres qui nous plaisent; nous jouons -la musique que nous aimons... Bref, il ne s'en -faut pas de beaucoup que nous ne soyons des -Parisiennes,—identiques, ma foi, à toutes -celles qui habitent votre quartier si parfaitement -parisien...</p> - -<p>Mais tout ça, nous l'étions avant la Révolution. -Vous le savez, vous l'avez vu de vos yeux, -jadis. Nous le sommes restées. Et voilà ... voilà -tout...</p> - -<p>Alors? je vous entends protester de toutes -vos forces:—Quoi? elle n'aurait donc rien -changé, cette Révolution si belle, si noble, si -grande? Nous ne serions pas affranchies, après -cet Affranchissement qui vous a si fort enthousiasmée? -Est-ce possible, réellement?—Hélas! -c'est très possible. C'est très certain.—Quoique... -en y songeant bien ... il y ait peut-être -quelque chose de nouveau parmi nous, -quelque chose qu'il serait injuste de passer -sous silence. Je vais vous expliquer en détail -ce que c'est,—<i>insh' Allah!</i>—si Dieu permet...</p> - -<p>Mais pas aujourd'hui, voulez-vous? Voilà qui -<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span>est déjà beaucoup écrit, et ma main est très -lasse. En outre, il me faut arranger les choses -dans ma tête, mettre mes idées en ordre. Ce -soir, je n'y arriverais jamais.</p> - -<p>Je vous récrirai donc par le prochain Orient, -voulez-vous? D'ici là, ne dites pas trop de mal -de ma pauvre chère Turquie: elle ne le mérite -pas, je vous assure! Au revoir, ma sœur si -jolie, tant et tant aimée. Au revoir... Je suis -votre petite sœur tendre, tendre,</p> - -<p><span class="smcap">Séniha.</span></p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_19" id="Footnote_1_19"></a><a href="#FNanchor_1_19"><span class="label">[1]</span></a> 20 décembre 1910.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_20" id="Footnote_2_20"></a><a href="#FNanchor_2_20"><span class="label">[2]</span></a> L'écriture turque se lit en commençant chaque ligne par -la droite.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_21" id="Footnote_3_21"></a><a href="#FNanchor_3_21"><span class="label">[3]</span></a> <i>Mes deux chers beaux yeux</i>, traduits mot à mot du -turc, correspond au français: <i>Ma très chérie</i> ou <i>ma préférée</i>.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_22" id="Footnote_4_22"></a><a href="#FNanchor_4_22"><span class="label">[4]</span></a> L'ironie française est en effet une terreur, non seulement -pour nos amis de Turquie, mais même pour tous -nos autres amis étrangers, et surtout pour tous nos ennemis, -n'importe d'où.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_23" id="Footnote_5_23"></a><a href="#FNanchor_5_23"><span class="label">[5]</span></a> C'était alors le temps du comité Union et Progrès, -qui commença la ruine de l'Empire des Khalifes. Et la -presse,—prétendue libre,—l'était sensiblement moins -qu'au temps d'Abd-ul-Hamid.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_24" id="Footnote_6_24"></a><a href="#FNanchor_6_24"><span class="label">[6]</span></a> <i>Mash'Allah!...</i> équivaut à peu près à notre: <i>Mon -Dieu!...</i> ou à notre: <i>Grâce à Dieu!...</i> et <i>Insh'Allah!...</i> à -notre: <i>S'il plaît à Dieu!...</i></p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span></p> - -<h3>LETTRE II</h3> - -<div class="letter"> - -<p class="l1">La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</p> - -<p class="l2">à madame Simone de La Cherté,</p> - -<p class="l3">91, rue de Varenne, Paris.</p> - -<p class="date">Constantinople, le 9 mouharrem 1329<a name="FNanchor_1_25" id="FNanchor_1_25"></a><a href="#Footnote_1_25" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<p class="dest">Mes chers beaux yeux bleus,</p> -</div> -<p>Non, voyez-vous, il ne faut pas du tout me -gronder pour ma paresse. C'est vrai que voilà -quinze grands jours bien comptés, depuis ma -dernière lettre. Mais j'ai eu trop de choses à -faire, ces deux semaines passées. Trop, je vous -jure! D'abord, mon cousin Mehmed bey s'est -marié. Et vous savez qu'un mariage, chez nous, -ce sont des réjouissances à n'en plus finir... A -propos: une de vos anciennes relations d'ici, -Mrs Hockley, de la légation américaine, y a -<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span>assisté, à ce mariage de Mehmed bey. Et, -comme elle n'a pas manqué de s'embrouiller -à son ordinaire dans l'heure à la turque et -à la franque<a name="FNanchor_2_26" id="FNanchor_2_26"></a><a href="#Footnote_2_26" class="fnanchor">[2]</a>, elle a fini par arriver en -retard,—mais, là, en retard! vous ne vous -figurez pas! Naturellement, par politesse, nous -avions, nous, attendu, et le <i>coltouk</i><a name="FNanchor_3_27" id="FNanchor_3_27"></a><a href="#Footnote_3_27" class="fnanchor">[3]</a> s'est -trouvé retardé d'autant, ce qui a mis la mariée -dans un état d'énervement affreux. Mrs Hockley -n'a pas eu l'air de s'en douter, et elle n'a -pas dit un seul mot d'excuse. Vous auriez été -autrement courtoise, vous, ma sœur aimée que -j'aime si fort, si fort! Mais sans doute cette Américaine -se croyait-elle chez des sauvages qu'elle -honorait déjà beaucoup en daignant venir à -leur fête. Peu importe: tout cela n'est que -pour vous prouver que, vraiment, mon temps -n'a pas été du tout à moi, ces jours derniers.</p> - -<p>Je n'en ai pas moins sérieusement pensé à -vos terribles questions. Et, à force d'y penser, -<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span>je suis arrivée à croire que je saurai presque -y répondre, ce qui représente une certaine -présomption de la part d'une toute petite sœur -cadette telle que moi, bonne seulement à vous -aimer, à vous adorer de tout son cœur... Bon! -qu'ai-je dit, vous allez encore vous moquer!... -puisque vous m'avez répété une fois de plus, -dans votre dernière lettre, que j'avais «à la -rigueur» le droit de vous aimer, mais à la -condition expresse «que ça ne se voie pas»!... -<i>Mash'Allah!</i> que vous êtes peu sentimentales, -vous autres Françaises! Nous, Turques, quand -nous aimons, notre tendresse s'échappe hors -de nous, et jaillit par toutes les paroles de -notre bouche!...</p> - -<p>Enfin! je sais bien que ce ne sont pas des -lettres douces que vous attendez de moi: ce -sont des lettres «documentaires»,—pouah! -quel mot! Vous voulez savoir ce que sont -devenus nos harems depuis la grande Révolution. -Vous voulez savoir où en est «le mouvement -féministe» en Turquie, où en est «la -femme turque»... Bon! votre petite sœur va -vous obéir, docilement...</p> - -<p>Pour commencer, par exemple, il faut faire -quelques distinctions.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span>«La femme turque»... Savez-vous que c'est -un peu vague? Il y a beaucoup de femmes -turques.—«Où en est la femme turque depuis -la grande Révolution?»—Mais ... quelle femme -turque?... Voulez-vous parler des princesses -comme moi, des cadines, parentes ou alliées du -Sultan? Voulez-vous parler des dames de notre -aristocratie, des <i>hanoums</i> de ministres, ou de -<i>muchirs</i>, ou de gouverneurs? Voulez-vous -parler des femmes de la bourgeoisie, des -femmes du peuple? Il faut s'entendre. En tout -cas, j'espère que vous ne voulez pas parler -exclusivement de ces rares, très rares Turques,—moins -Turques qu'européennes,—de -ces <i>Désenchantées</i>, comme les a très bien -nommées Loti, qui aurait aussi pu les nommer -les <i>Déturquisées</i><a name="FNanchor_4_28" id="FNanchor_4_28"></a><a href="#Footnote_4_28" class="fnanchor">[4]</a>. Car celles-ci sont terriblement -loin de toutes les autres, par les idées -comme par les désirs...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span>Parlons des autres. Et écoutez-moi bien, ma -grande sœur si jolie! Écoutez-moi, car, maintenant, -je suis sûre, sure, sûre d'avoir raison...</p> - -<p>Notre vie d'autrefois,—d'avant la Révolution,—vous -la connaissiez. Vous savez qu'elle -était, en somme, exactement pareille à votre -vie occidentale, sauf en ce qui concerne le -<i>tchartchaf</i>—le voile obligatoire, pas beaucoup -plus épais, d'ailleurs, que vos voilettes—et -sauf en ce qui concerne cette interdiction -qui nous est faite, absolue, de recevoir chez -nous aucun homme étranger, et de jamais -pouvoir, par conséquent, nouer aucune amitié -masculine. Eh bien! cette vie-là, je vous l'affirme, -je vous le jure ô mes deux chers yeux -perçants comme deux flèches! cette vie-là, -telle qu'elle était, <i>telle qu'elle est encore, car -la Révolution n'en a pas modifié un seul -détail</i>, cette vie-là, pour quatre-vingt-dix-neuf -femmes turques sur cent, <i>c'est le bonheur</i>, le -bonheur entier, complet, sans mélange et sans -réserve!... oui, le bonheur.—Calculons -plutôt:—D'abord, les femmes du peuple... -Croyez-vous que ça leur manque beaucoup, la -joie inconnue de montrer son nez aux passants -et de flirter avec un chacun? Vos femmes du -<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span>peuple, à vous, ont-elles donc un «jour»? Et -la besogne quotidienne ne constitue-t-elle pas -les quatre quarts de leurs soucis quotidiens? -Or, cette besogne est cent fois moins dure à -Constantinople qu'à Paris. Dame! la femme -voilée ne va pas à l'atelier, ni à la manufacture. -Elle s'occupe uniquement de son ménage. Et, -dans ce ménage, le mari ne rentre <i>jamais</i> ivre, -jamais au grand jamais, puisque le Turc (je ne -dis pas l'Arménien, je ne dis pas le Grec!) ne -boit ni vin, ni bière, ni alcool. Donc, point de -batailles abominables entre femme et mari, -point de «bleus» ni de meurtrissures, point -de larmes non plus. Il y a toujours du <i>pilaf</i><a name="FNanchor_5_29" id="FNanchor_5_29"></a><a href="#Footnote_5_29" class="fnanchor">[5]</a> -au logis, et souvent du <i>kébab</i><a name="FNanchor_6_30" id="FNanchor_6_30"></a><a href="#Footnote_6_30" class="fnanchor">[6]</a>, sauf quand -l'usurier chrétien s'en mêle. Croyez-vous qu'une -ménagère turque changerait de bon cœur avec -une ouvrière de votre douce France?</p> - -<p>Les bourgeoises, maintenant... Ce sont de -très petites bourgeoises, naturellement, parce -qu'il n'y en a guère de grandes, chez nous. -Donc, de petites bourgeoises, femmes d'employés, -femmes de marchands, femmes d'officiers, -<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span>même... Bon! vous figurez-vous que -celles-ci diffèrent tellement de celles-là,—des -femmes du peuple,—surtout dans notre -Turquie si prodigieusement démocratique?... -Souvenez-vous, sœur bien-aimée: vous avez -ri, certain jour que nous nous promenions -nous deux, de rencontrer un colonel en uniforme, -lequel revenait du marché, un chou-fleur -d'une main, une friture de l'autre. Allez! -la femme de ce colonel n'est pas plus à plaindre -qu'une femme de laboureur ou d'ouvrier.</p> - -<p>Restent les femmes «du monde», les princesses, -telles que moi;—moi, si vous voulez.</p> - -<p>Mais que suis-je, moi? la fille de ma mère! -Et qu'était ma mère? une petite Circassienne de -rien du tout! la fille d'un chef montagnard de -race très noble, mais très sauvage; la sœur d'une -demi-douzaine de femmes très voilées qui, aujourd'hui -encore, vivent sous une tente, au flanc -d'un des monts du Caucase. Or, on ne lit pas -les romans de M. Bourget, sous cette tente-là; -et on n'y rêve pas des «droits imprescriptibles -de la femme». Ma mère, amenée un jour à -Constantinople, pour le harem d'un <i>effendi</i> du -sang d'Osman, crut entrer dans le palais d'Aladdin -quand elle entra dans notre vieux conak -<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span>de Stamboul. Ne lui demandez donc pas de -jamais vouloir en sortir! Moi-même, mes deux -chers yeux, moi, fille de ma mère, élevée par -elle, j'avoue très humblement que la seule -pensée d'ôter mon tchartchaf ou de parler à -un homme, fût-ce à votre propre mari ... oh!... -cette pensée me fait, à moi, le même effet qu'à -vous celle d'ôter votre robe et votre chemise -en pleine rue de la Paix!...</p> - -<p>Et il y en a beaucoup, beaucoup, beaucoup, -de femmes pareilles à moi, dans notre société -turque.</p> - -<p>Alors, qui trouverons-nous, dans tout l'empire, -quelles femmes, pour souffrir de notre -vie soi-disant murée? Exclusivement, les -petites-filles des sœurs de ma mère—les -filles de mes sœurs à moi; ma fille, tenez! ma -mignonne Leïlah, et ses pareilles, celles que -nous, demi-civilisées, élevons tout à fait à -l'occidentale. Quand Leïlah sera grande, peut-être -souhaitera-t-elle mettre au vent son bout -de nez rose et flirter avec votre amour de petit -garçon... Elle, oui... je ne dis pas...</p> - -<p>Mais combien y en a-t-il, des Leïlah, dans -tout l'Empire? combien y en aura-t-il, plutôt? -dans quinze ou vingt ans? Faisons bonne -<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span>mesure... Cinq cents? cinq mille?... Non! je -ne crois pas qu'il y en aura cinq mille... Enfin, -admettons! cinq mille donc, sur les dix millions -de musulmanes qui peuplent l'Anatolie -et la Roumélie—l'Asie et l'Europe!... Cinq -mille, pour exagérer.—Celles-là souffriront, -soit! Mais, chose digne d'être dite, c'est surtout -par la faute de la Révolution qu'elles souffriront.</p> - -<p>Eh oui!—Parce que, hier, elles étaient résignées; -et parce que, demain, elles ne le seront -plus. Dès le premier jour de l'ère nouvelle, -les Jeunes-Turcs, frais arrivés d'exil,—de -Paris ou de Londres, et de Berlin davantage, -où ils avaient vécu longtemps et oublié la -vieille Turquie, la vraie Turquie, à supposer -qu'ils l'eussent jamais connue, ce dont je ne -suis pas très sûre,—les Jeunes-Turcs, donc, -promirent tout de suite à «leurs sœurs captives» -l'affranchissement.</p> - -<p>Ils ont peut-être promis de très bonne foi.</p> - -<p>Mais ils n'ont pas tenu.</p> - -<p>Ils ne pouvaient pas tenir! Sur dix millions -de «sœurs captives», neuf millions neuf -cent quatre-vingt-quinze mille—au moins—refusaient -énergiquement d'être affranchies!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span>Et voilà pourquoi, chère grande sœur chérie, -voilà pourquoi la Révolution n'a encore -rien changé à notre sort, et n'y changera rien, -de très longtemps.</p> - -<p>Mais j'aurai encore là-dessus beaucoup à -vous dire...</p> - -<p>Pour l'instant, au revoir. Voici ma Leïlah -qui, de toutes ses petites forces, me tire par ma -manche. Je lui dis que je vous écris, et qu'elle-même -pourra, dès qu'elle voudra, vous écrire -aussi. Bon! il n'y a plus d'enfants turcs! Savez-vous -ce qu'elle me répond, cette mignonne -rose? «Certainement, je lui écrirai: j'ai une -main comme toi!»</p> - -<p>Adieu, mes deux chers yeux. Je suis votre -petite sœur aimante,</p> - -<p><span class="smcap">Séniha.</span></p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_25" id="Footnote_1_25"></a><a href="#FNanchor_1_25"><span class="label">[1]</span></a> 12 janvier 1911.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_26" id="Footnote_2_26"></a><a href="#FNanchor_2_26"><span class="label">[2]</span></a> L'heure à la turque varie tous les jours, car la douzième -heure se règle sur le coucher du soleil.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_27" id="Footnote_3_27"></a><a href="#FNanchor_3_27"><span class="label">[3]</span></a> Le <i>coltouk</i> est la plus importante cérémonie du mariage -turc. Il consiste en une sorte de promenade rituelle -que le marié fait faire à la mariée, en la conduisant par -le bras, d'une porte à l'autre, à travers la salle de réception, -où attend l'assistance conviée.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_28" id="Footnote_4_28"></a><a href="#FNanchor_4_28"><span class="label">[4]</span></a> Certaines dames turques devenues françaises, et qu'il -n'est pas besoin de nommer, ne m'en voudront pas de ce -mot-là, «déturquisées». Car ce n'est qu'au pur point de -vue des idées, des goûts, bref de la vie intellectuelle, -qu'elles ont échappé plus ou moins à leur ancienne patrie. -Et cette patrie, je sais fort bien qu'elles ont continué de -l'aimer, de l'aimer davantage peut-être en aimant chèrement -leur patrie nouvelle. Quiconque prend femme ne -saurait renoncer à sa mère.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_29" id="Footnote_5_29"></a><a href="#FNanchor_5_29"><span class="label">[5]</span></a> <i>Pilaf</i>, plat national des Turcs, fait de riz cuit à -l'étouffée.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_30" id="Footnote_6_30"></a><a href="#FNanchor_6_30"><span class="label">[6]</span></a> <i>Kébab</i>, viande de mouton.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span></p> - -<h3>LETTRE III</h3> - -<div class="letter"> - -<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p> -<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p> -<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, Paris.</i></p> -<p class="date">Constantinople, le 19 sepher 1329<a name="FNanchor_1_31" id="FNanchor_1_31"></a><a href="#Footnote_1_31" class="fnanchor">[1]</a>.</p> -<p class="dest">Mes deux yeux si beaux, que j'aime tant!</p> -</div> - -<p>C'est comme un fait exprès! Il me faut toujours -commencer mes lettres par des excuses... -Cette fois encore, je suis en retard avec vous, -en retard horriblement. Grondez-moi! Tout de -même, grondez-moi moins fort que pour ma -dernière lettre, car je suis moins coupable: le -mois passé, c'était seulement un mariage qui -m'avait volé tout mon temps; ce mois-ci, c'est -une crise ministérielle. Vous le savez d'ailleurs -<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span>aussi bien que moi: les journaux en ont assez -parlé, hélas! et assez sévèrement pour que mon -cœur turc en saigne! C'est bien triste et bien -humiliant, ma sœur tant chérie, de constater -ainsi, tous les jours, que l'Europe s'entête -dans son injustice et ne veut pas admettre -notre nation ottomane parmi les vraies nations—parmi -les nations qui ont droit de cité, -droit d'indépendance, droit de vie! Ah! votre -préjugé chrétien est terrible! Sous prétexte -que nous sommes des Musulmans, on ne veut -pas que nous soyons des Européens! Les -Russes sont des Européens!<a name="FNanchor_2_32" id="FNanchor_2_32"></a><a href="#Footnote_2_32" class="fnanchor">[2]</a> Les Serbes -sont des Européens. Les Grecs eux-mêmes! -et jusqu'aux Bulgares! sont des Européens... -(Quels Européens, dieux!) Mais les Turcs sont -des Asiatiques, des barbares, des sauvages, -des hors la loi; et contre eux tout est permis, -tout est bon, tout est juste: le mensonge, la -mauvaise foi, la trahison, le vol. Osez dire que -<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span>j'ai tort! Osez, vous la femme d'un diplomate -français, vous qui savez! En Crète, où est le -bon droit? Du côté des chrétiens bavards qui -ameutent l'Europe par leurs criailleries, ou du -côté des Musulmans silencieux, qui subissent -sans se plaindre l'injure et la violence? Ce -sont pourtant ceux-ci que l'Europe sacrifie à -ceux-là, sacrifie davantage chaque jour! En -Macédoine, où est le bon droit? Du côté de -ces <i>comitadjis</i> féroces, qui toujours trouvèrent -asile, après leurs plus affreux crimes, dans les -États voisins, faussement neutres? ou du côté -des Turcs, silencieux toujours, frappés toujours -et toujours meurtris, auxquels l'Europe -marchandait jusqu'à la liberté de mobiliser les -soldats et les gendarmes indispensables?<a name="FNanchor_3_33" id="FNanchor_3_33"></a><a href="#Footnote_3_33" class="fnanchor">[3]</a> -Je n'ai que faire d'essayer de vous convaincre, -vous qui avez vu, et qui êtes convaincue. Mais -je n'aurais non plus que faire d'essayer de convaincre -<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span>vos amies de France, celles qui n'ont -pas vu et qui ne veulent pas voir: je ne suis -pas chrétienne! donc, à leurs yeux j'aurais -tort. Est-ce vrai, dites?</p> - -<p>Est-ce vrai aussi, pourtant, dites, mes deux-chers -yeux bleus, est-ce vrai que nous autres -Turcs—hommes et femmes—ne sommes pas -du tout de méchantes gens? Est-ce vrai, même, -qu'il n'y a que nous, Turcs, <i>à n'être pas du -tout de méchantes gens</i>, dans cette terrible péninsule -balkanique où, vraiment, les chrétiens -ont presque toujours joué de très vilains rôles? -Mais l'Europe ne le sait pas et ne le saura jamais, -parce que son préjugé chrétien s'applique -sur ses yeux chrétiens, comme un bandeau. -Et les pauvres Turcs, tout honnêtes, tout -probes, droits, courageux et doux qu'ils puissent -être—ils le sont! vous-même me l'avez avoué, -vous-même me l'avez proclamé, jadis, dans -votre belle franchise de Française!—les -pauvres Turcs n'en sont pas moins condamnés -par l'Europe à disparaître, pour le plus grand -bénéfice de leurs voisins, qui ne sont pourtant -pas grand'chose de bien propre!...</p> - -<p>Par exemple, <i>mash'Allah!</i> que me prend-il -de vous parler ainsi, moi, à vous? Pardonnez, -<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span>c'est très absurde... Je me suis laissé emporter -par ma petite colère contre tous ces affreux -journaux d'Occident, si injustes envers nous... -Et voilà...</p> - -<p>Je voulais seulement vous dire ceci: que j'ai -beaucoup attendu pour vous écrire, espérant -pouvoir, à la fin, vous raconter, sur notre crise -ministérielle, des choses intéressantes. Mais -c'était un espoir bien chimérique! Et je ne sais, -en vérité, rien de plus, aujourd'hui, que le premier -jour. J'étais pourtant assez bien placée -pour tout apprendre. Vous savez le rôle considérable -que joue mon mari dans l'État. Toute -la crise durant, il a été, plus que jamais, personnage -important. Chaque jour, du matin au -soir, il galopait du palais à la Porte<a name="FNanchor_4_34" id="FNanchor_4_34"></a><a href="#Footnote_4_34" class="fnanchor">[4]</a>, et de la -Porte à la Chambre. Ma petite Fatima n'en finissait -plus de se précipiter dans ma chambre pour -m'avertir: «Maîtresse! Le cheval du pacha -arrive du bout de la rue!... Maîtresse, le pacha -a ordonné qu'on lui selle tout de suite un autre -cheval!...» Oui ... et, néanmoins, je ne sais rien -de ce qui s'est passé, et rien de ce qui se passe... -Je sais seulement ceci, et mes esclaves le savent -<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span>aussi bien que moi, sinon mieux: que les -affaires de la Turquie vont très mal, mais cependant -qu'Allah est le Plus Puissant!... Rien -davantage, et ma pauvre lettre risque, cette -fois encore, de vous ennuyer sans grand -profit...</p> - -<p>Mon mari... Au fait, vous le connaissez—mieux -que je ne le connais, peut-être?... Il est -bon, je n'en doute pas... Il m'aime... Je ne -regrette nullement de l'avoir épousé, même à -notre mode turque, qui défend aux fiancés de -se voir et de se parler avant la cérémonie du -mariage... Évidemment, une union pareille est -une loterie ... plus loterie encore, si possible, -que ne sont vos unions occidentales!—Mais, -encore une fois, je ne me plains pas: j'ai tiré -un bon, un très bon numéro, et je n'imagine -guère de mari, en France non plus qu'en Turquie, -qui vaille Ahmed pacha, mon mari! -Vous me l'avez affirmé vous-même, et je m'en -doutais déjà...</p> - -<p>Pourtant...</p> - -<p>Dites-moi, ma grande sœur si belle et si savante? -est-ce vrai que, chez vous, les femmes -jouent un rôle considérable, quoique discret, -dans la vie de la nation?—je veux dire dans la -<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span>vie politique et diplomatique?—Est-ce vrai que -beaucoup de vos grands hommes—hommes -d'État, orateurs, écrivains, artistes—possèdent -cette chose extraordinaire que vous m'avez jadis -expliquée: une Egérie? une Egérie, c'est-à-dire -une bonne fée doublée d'un ange gardien; une -amie intime, femme de cœur et d'intelligence, -qui consacre tout ce cœur et toute cette intelligence -à l'homme qu'elle a choisi; une sœur -d'élection, sûre et sage, qui conseille cet -homme, le guide, le soutient, le protège, le défend, -l'enveloppe de sa tendresse mi-amoureuse -et mi-maternelle, et ne se trompe jamais: elle-même -guidée, conseillée, soutenue, dans la -lutte commune, par cette tendresse merveilleuse -qui est la sienne, tendresse clairvoyante -infailliblement?—Est-ce vrai que ces influences -féminines si fécondes sont fréquentes? Est-ce -vrai que plusieurs de vos génies les plus vastes -ont avoué, ont proclamé qu'ils devaient tout: -succès, fortune et gloire, à la compagne anonyme, -dans les pas de laquelle ils avaient -aveuglément marché, la main dans la main? -Hélas! si tout cela est bien vrai, notre part, à -nous, femmes d'Orient, est moins belle! Oh! -je vous le disais dans ma dernière lettre, et -<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span>je ne m'en dédis pas: la plupart d'entre nous -sont très heureuses! plus heureuses, certes, -que ne sont les femmes d'Occident. Nous ne -souffrons guère de cette prétendue claustration, -dont l'Europe daigne nous plaindre avec tant -de compassion. Mais peut-être souffrons-nous -d'autre chose...</p> - -<p>Ce n'est pas très facile à expliquer. Il me -semble pourtant que vous devinez déjà un peu...</p> - -<p>Tenez! l'autre mois, à propos de ma mignonne -Léïlah, je vous écrivais:</p> - -<p>«Quand elle sera grande, elle, peut-être -souhaitera-t-elle mettre au vent son bout de -nez rose, et flirter avec votre amour de petit -garçon...»</p> - -<p>Peut-être, oui. Mais, d'abord, et sûrement, -je crois que ma Léïlah souhaitera autre chose,—plus -et mieux qu'un simple droit au flirt.—Le -flirt, c'est tellement loin de la femme -turque d'aujourd'hui!...</p> - -<p>Non, j'imagine que ma Léïlah souhaitera ce -que je souhaite parfois moi-même, ce que souhaitent -beaucoup de femmes turques—toutes -les femmes turques dont le souhait conscient a -quelque valeur!—ma Léïlah souhaitera connaître -et fréquenter des hommes, non pour en -<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span>être désirée ou sollicitée, mais pour en être -enseignée, instruite, armée; pour être élevée -jusqu'à ces hommes, pour devenir leur égale, et -l'égale de celui d'entre eux qui sera son mari. -Elle souhaitera n'être plus, pour cet homme, -une simple maîtresse légitime, une poupée très -belle qui sait saluer, sourire, se taire, et aussi -gouverner la maison, mais rien davantage. Elle -souhaitera, comme je vous le disais tantôt, -devenir plus que tout cela, et mieux: une -amie, une alliée, une compagne,—une Egérie, -au besoin ... quoique cela puisse être douloureux -quelquefois, j'y songe ... très douloureux!... -d'être une Egérie... N'importe! ma -Léïlah le souhaitera.</p> - -<p>Songez-y, ma sœur très chérie: il est humiliant -parfois de n'être qu'une petite chose insignifiante—aimée, -certes! mais dédaignée, tenue -à l'écart, à qui l'on ne dit rien, jamais. Que -m'a-t-on dit, à moi, de cette crise ministérielle -où se jouait, avec le destin de l'empire, de notre -empire, le destin d'Ahmed pacha, de mon -mari? Rien.</p> - -<p>On n'a peut-être pas eu tort. Si l'on m'avait -parlé, qu'aurais-je dit? Je ne sais rien. J'ai vécu -toute ma vie en cage ... en cage, entendons-nous! -<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span>pas dans la vraie cage à barreaux -qu'imaginent vos Parisiennes autour de nos -harems! Il n'y a pas de barreaux à mes fenêtres, -ni à ma porte! mais j'ai tout de même vécu -dans la cage—peut-être pire—de nos -préjugés, de nos coutumes... Et dans cette -cage,—la cage de toutes les femmes turques!—pas -un homme, jamais n'entre. Que saurais-je -de ce que disent les hommes? Et quelle <i>vraie</i> -femme pourrais-je être pour mon mari, s'il s'en -souciait?</p> - -<p>Et voilà peut-être la plus exacte vérité qu'il -faille dire, à propos de la femme turque; la vérité -absolue, équitable, celle qui domine -d'égale hauteur tous les mensonges: la vérité -«juste milieu», exempte de toutes les erreurs, -en trop comme en trop peu:</p> - -<p>—La femme turque n'est pas, ne peut pas -être, dans l'entière acception du mot, la <i>femme</i> -de son mari. Elle n'en est que la femme-enfant.</p> - -<p>Et, de cela,—de cela seul!—elle souffre un -peu;—confusément;—davantage, toutefois, -depuis qu'une ombre d'affranchissement lui a -permis de regarder vers ses sœurs d'Europe, et -de mesurer la place qu'elles occupent au foyer -conjugal.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span>Ma Léïlah, peut-être, conquerra une place -pareille. C'est tout ce que lui souhaite sa maman, -qui vous embrasse, ma sœur très aimée, -de tout son cœur enflammé pour vous, en vous -disant au revoir!</p> - -<p><span class="smcap">Séniha.</span></p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_31" id="Footnote_1_31"></a><a href="#FNanchor_1_31"><span class="label">[1]</span></a> 18 février 1911.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_32" id="Footnote_2_32"></a><a href="#FNanchor_2_32"><span class="label">[2]</span></a> Cela s'écrivait en 1911. Hélas! la princesse Séniha -voyait terriblement clair. Par sa révolution, plus stupide -encore que sanglante, par ses Soviets, et par sa servilité -envers les Trotsky et les Lénine, la Russie s'est prouvée, -dès 1918, bien moins européenne que les Turcs, dont le -nationalisme vigoureux, rejetant avant tout l'ingérence -étrangère, s'incarnait, la même année, dans de vrais -patriotes, tels que l'admirable Kemal Gazi.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_33" id="Footnote_3_33"></a><a href="#FNanchor_3_33"><span class="label">[3]</span></a> Il faut que le public français se pénètre de cette idée, -que la lutte des comitadjis bulgares et grecs, contre le -gendarme turc, fut une lutte frénétique de contrebandiers -iconolâtres,—idolâtres—contre le douanier musulman, -adorateur d'un seul Dieu: Allah... Et il faut que les chrétiens -latins de France se souviennent que ces orthodoxes -iconolâtres étaient les mêmes que ceux qui martyrisaient -à Jérusalem, au nom des Icônes, les pèlerins catholiques, -les pèlerins latins, adorateurs, eux aussi, d'un seul Dieu...</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_34" id="Footnote_4_34"></a><a href="#FNanchor_4_34"><span class="label">[4]</span></a> A la Sublime Porte.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p> - -<h3>LETTRE IV</h3> - -<div class="letter"> -<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p> -<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p> -<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, Paris.</i></p> -<p class="date">Constantinople, 7 djemazi-ul-ewel 1329<a name="FNanchor_1_35" id="FNanchor_1_35"></a><a href="#Footnote_1_35" class="fnanchor">[1]</a>.</p> -</div> - -<p class="p2">Mes deux yeux que j'aime, où êtes-vous, -que faites-vous, que voyez-vous, dans cet instant -que je vous écris? Cela m'est un souci de -chaque minute, un souci délicieux et mélancolique... -Je relis sans cesse vos lettres parisiennes, -si courtes, et, tout de même, si pleines -de choses pour la pauvrette que je suis... Vous -me dites aujourd'hui: «Cette semaine, rien -ici qui vaille la peine d'en parler... Le Concours -hippique est fini... Les Salons et les -<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span>expositions battent leur plein, mais on n'y va -guère. Au théâtre, seulement des vieilleries... -J'ai pris le thé cinq après-midi sur sept place -Vendôme, et les deux autres fois rue Cambon... -J'ai dîné mercredi chez les Danycan, et -ç'a été bien quelconque... J'ai déjeuné jeudi au -Bois, avec toute une bande... Et j'ai déjeuné -aussi une autre fois, à Versailles, tête-à-tête -avec mon flirt, qui tenait à m'emporter là-bas -en auto, histoire probablement de se donner -l'illusion d'un vrai enlèvement... Pauvre -petit!... Enfin, vendredi, à l'Opéra, j'ai eu dans -ma loge trois amis de mon mari, trois Anglais -chez qui nous devons passer quinze jours cet -été, au fond du Devon... Corvée!... Bref, vous -constatez: rien.»</p> - -<p>Rien!... Ma grande sœur très chérie, si vous -pouviez comprendre ce qu'est un «rien» pareil -pour l'imagination d'une petite fille cloîtrée -telle que moi... Oui, si vous pouviez le soupçonner -seulement... Oh! alors, vous ne m'interrogeriez -plus sur le féminisme en Turquie, -non, je vous le jure!... Car tout ce qui vous -semble encore obscur, malgré mes pauvres -explications, vous apparaîtrait d'un coup clair, -clair, clair...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span>Tenez, voulez-vous qu'en échange de votre -semaine j'essaie de vous faire voir ma semaine -à moi? Vous comparerez ensuite, si cela vous -amuse...</p> - -<p>Ma semaine à moi, d'abord, n'a compté -qu'un seul jour... Oui: car les six autres ont -été seulement remplis de l'attente du septième. -Je ne suis pas sortie; je n'ai pas reçu de -visite; je n'ai guère lu, ni écrit, ni brodé, ni -touché au piano; j'ai seulement regardé le -ciel, je l'ai regardé par toutes les fenêtres, -avec une vraie terreur que ce ciel bleu devînt -gris et qu'en fin de compte il plût le vendredi 15 -djemazi-ul-ewel—mon premier vendredi -d'Eaux Douces... <i>Mash'Allah!...</i> qu'ai-je -écrit!... D'ici je vous entends rire!... Tant pis! -riez!... je m'en doute bien, allez! que nos -pauvres Eaux Douces...—et surtout celles -de printemps: les Eaux Douces d'Europe, -tellement moins jolies que celles d'été, que -les Eaux Douces d'Asie...—je m'en doute: -ce n'est pas votre Opéra de Paris!... Je me -souviens à merveille de vos méchantes moues -dédaigneuses du temps jadis, quand je vous -emmenais dans mon caïque, et que nous -remontions toutes deux la fameuse rivière ... -<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span>j'entends encore le son très ironique de votre -voix: «C'est tout ça, ces Eaux Douces que -vous vantez si fort?» Oui, mes chers yeux, -c'était tout ça, et c'est tout ça encore,—et -c'est tout ce que nous avons: un ruisseau -marécageux, serpentant à travers une prairie -mal boisée; sur ce ruisseau, deux ou trois -centaines de barques assez laides, pleines à -chavirer d'une populace en goguette,—Juifs, -Arméniens, Grecs! <i>rayas</i> de toutes castes,—et -rien de plus, et rien de mieux!... sauf, de -très loin en très loin, rompant la monotonie -des barques vulgaires, un caïque, un vrai -caïque turc, avec sa longue proue traînante, -et, sur sa poupe, son beau voile brodé<a name="FNanchor_2_36" id="FNanchor_2_36"></a><a href="#Footnote_2_36" class="fnanchor">[2]</a> -dont les coins flottent dans le sillage; avec, -aussi, parmi ses coussins de Perse, sa hanoum, -muette et mystérieuse, dont le noir tchartchaf -semble porter le deuil de notre noble Islam, -chaque jour enfoncé plus profond dans sa -tombe...</p> - -<p>Rien de plus, rien de mieux. Nous y tenons -<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span>pourtant à nos Eaux Douces! Nous y tenons -par souvenir, par tradition, par religion... Ce -sont là des choses très vivaces en Turquie: la -religion, la tradition, le souvenir ... très vivaces, -oui!... Et j'imagine bien, d'ailleurs, que, le -jour où ces choses-là seraient mortes, la Turquie -serait bien près de mourir aussi...</p> - -<p>Oh! mes deux chers, chers yeux! ce serait -tellement dommage que la Turquie vînt à -mourir!—Non, je vous assure! Ce n'est pas -seulement la musulmane qui parle ainsi, ne le -croyez pas!... C'est aussi votre petite amie: -la femme que vous avez transformée, refaite -un peu à votre image ... c'est la demi-Française, -c'est la demi-artiste que je suis devenue, -par votre contact, par votre exemple... Or, -cette femme n'est plus une Turque pure et -simple; elle peut devenir, par un petit effort -d'imagination et de volonté, une étrangère, -comme vous; et cette étrangère, sortie pour un -moment de son harem, de sa ville, de son pays, -réussit très bien à considérer impartialement, -à juger sans indulgence ce harem, cette ville, -ce pays. Alors, vous comprenez: je suis sûre -de ne pas me tromper, je suis sure d'être dans -le vrai... Et, croyez-moi: ce serait triste, -<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span>triste, triste! que la Turquie disparût d'entre -les nations...</p> - -<p>D'abord, qui donc lui succéderait?—Je -veux dire:—Quelle nation remplacerait, -géographiquement, notre nation turque, sur -la carte d'Europe? et sur la carte d'Asie aussi? -en Roumanie? en Anatolie?... Quel drapeau -oserait flotter, à son tour, sur ces terres où -flotte, depuis cinq siècles, et plus encore, -notre noble drapeau couleur de sang pur?... -sur le dôme de la Sainte Sophia?... sur la tour -du Vieux Sérail?... Vous vous en doutez bien -un peu, vous la dame diplomatique, si finement -avertie de toutes les méchantes ruses -qu'on trame perpétuellement autour de -l'Homme prétendu Malade... Ce qui nous remplacerait -dans l'enceinte de l'antique Byzance, -ce ne serait ni la Russie, ni l'Angleterre<a name="FNanchor_3_37" id="FNanchor_3_37"></a><a href="#Footnote_3_37" class="fnanchor">[3]</a>, -ni l'Autriche, ni l'Allemagne, toutes quatre -<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span>trop fortes, trop jalousées, trop inquiétantes, -Ce serait une quelconque Bulgarie, ou une -Grèce, ou une Serbie, voire une Roumélie ou -une Macédoine;—une très petite nation, très -petite et orthodoxe;—fétichiste, pas?—bref, -deux raisons pour une d'être remuante, turbulente, -intolérante, agressive, fanatique...<a name="FNanchor_4_38" id="FNanchor_4_38"></a><a href="#Footnote_4_38" class="fnanchor">[4]</a>. -Avez-vous remarqué, mes chers yeux? les -nations d'hommes sont pareilles aux individus -chiens... Les plus minuscules sont les plus -rageurs, les plus prompts à japper vers la -lune et mordre aux mollets les passants... Du -coup c'en serait fini de notre grave Islam, si -modéré, si doux... Vous savez que je dis vrai! -vous le savez, vous qui avez vu, à Jérusalem, -nos soldats musulmans mettre la paix parmi -les furieux pèlerins des sectes chrétiennes et -les forcer au respect du tombeau de ce Christ -que, soi-disant, elles adorent, mais qu'elles -ne savent honorer que par des querelles hargneuses, -<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span>par des coups et par du sang... Vous -savez que je dis vrai, vous qui avez vu, dans -notre Stamboul même, et jusqu'aux portes de -nos mosquées, les processions grecques, latines, -persanes, arméniennes ou juives se promener -librement—«plus librement qu'à Paris», me -disiez-vous... Ah! quand nous n'y serons plus, -comme c'en sera vite fini de la liberté et de la -tolérance!... Comme les chrétiens... pardon! -comme les iconolâtres, comme les Slaves adorateurs -d'images, vainqueurs, auront tôt fait de -renouveler ici les horreurs qui perpétuellement -ensanglantent les Lieux Saints!... Et l'on se -tuera jusque dans nos rues, comme firent jadis -les brutes grecques, dans les rues d'Athènes, -pour un sermon prêché en grec moderne plutôt -qu'en grec ancien!... Ils ont de qui tenir, ces -Grecs, fils de Byzance! Jadis n'en firent-ils pas -autant autour de leur Hippodrome, à propos de -cochers habillés de vert ou de bleu?</p> - -<p>Mais ce n'est pas tout encore, mes deux yeux -que j'aime! Car, quand nous n'y serons plus, -quelque chose s'en ira avec nous de notre terre -turque;—quelque chose: la France!<a name="FNanchor_5_39" id="FNanchor_5_39"></a><a href="#Footnote_5_39" class="fnanchor">[5]</a>—Je -<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span>veux dire la langue française, que nous parlons -tous et toutes, qui est la langue officielle -de notre empire et qu'on ignore à Sophia -comme à Belgrade, à Athènes comme à Cettinié ... -je veux dire la pensée française, la culture -française, le génie français—dont nous -sommes tous et toutes imprégnés, alors que dans -tout le reste des Balkans les seules influences -slaves et teutonnes se partagent la Grèce, la -Bulgarie, la Serbie, la Roumanie même, malgré -la généreuse révolte de son sang latin!... -Oui, ma sœur très aimée: la France, dans -toute la Péninsule, n'a d'autre refuge qu'ici, -au fond de nos cœurs ottomans. Ne serait-ce -pas bien lamentable qu'avec le nom turc, le -nom français cessât d'être prononcé en Orient?</p> - -<p>Et puis ... et puis ... ma sœur très belle, -dites?... vous vous êtes parfois promenée, le -soir, dans notre Stamboul, au hasard des rues -et des ruelles... Au soleil couchant, vous est-il -advenu de regarder parfois, à la dérobée, dans -quelques-unes de ces impasses fraîches et -ombreuses qui sont l'une des plus charmantes -beautés de chez nous?... Et alors avez-vous -<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span>parfois aperçu, à travers la grille de bois d'un -kéfès, la silhouette pâle d'une musulmane voilée, -cherchant à sa fenêtre, elle aussi, la douceur -du crépuscule?... Elle se croyait toute -seule, la musulmane; alors, sans doute, elle a -chanté... Oh! mes yeux aimés, vous souvient-il -de sa chanson?... Vous souvient-il de nos -chansons turques, enfantines et passionnées, -mornes et ardentes, joyeuses à la fois et désolées,—déchirantes?... -Sœur, je vous en supplie!... -oubliez toutes les fautes, toutes les -erreurs, toutes les sottises, toutes les cruautés -même de nos gouvernants qui ne sont pas -<i>nous</i>... Oubliez nos querelles maladroites et -funestes, oubliez notre Parlement joujou, -oubliez le sang répandu, oubliez les potences -hideuses<a name="FNanchor_6_40" id="FNanchor_6_40"></a><a href="#Footnote_6_40" class="fnanchor">[6]</a>, oubliez aussi l'imbécile massacre -de nos pauvres chiens errants tellement inoffensifs... -et souvenez-vous seulement de l'impasse -ombreuse et de la chanson dans l'impasse!... -Car ... la femme dont le cœur sait -<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span>trouver de tels accents, dont la bouche sait les -jeter ainsi dans l'air du soir, quand cet air est -bien doux, quand cet air est bien pur ... cette -femme-là, croyez-m'en, a encore en elle de -quoi mettre au monde des fils plus nobles, -plus fiers et de cœur plus juste et plus haut -que n'importe quels autres fils de n'importe -quelles autres femmes, sur toute la terre -ronde... Adieu, ma sœur très aimée...</p> - -<p><span class="smcap">Séniha.</span></p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_35" id="Footnote_1_35"></a><a href="#FNanchor_1_35"><span class="label">[1]</span></a> 5 mai 1911.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_36" id="Footnote_2_36"></a><a href="#FNanchor_2_36"><span class="label">[2]</span></a> Les <i>voiles</i> des caïques sont des tapis souples, d'une -soie vive brodée de toutes couleurs, qu'on jette sur la -poupe, et qui semblent être ainsi la traîne ondoyante et -moirée du bateau.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_37" id="Footnote_3_37"></a><a href="#FNanchor_3_37"><span class="label">[3]</span></a> Hélas! la princesse Séniha écrivait tout cela l'an -1911... Et, depuis, la grande guerre est intervenue, au cours -de laquelle les armées françaises sauvèrent l'Angleterre, -et l'affranchirent à tout jamais,—à très longtemps au moins,—de -la mortelle concurrence allemande. Alors, aujourd'hui,—1921,—les -choses ont changé de face. Et c'est -le drapeau français qui flotte sur le Bosphore après en -avoir chassé, du même coup, les drapeaux turc, allemand, -et français!... français surtout!—C. F.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_38" id="Footnote_4_38"></a><a href="#FNanchor_4_38"><span class="label">[4]</span></a> La férocité des armées coalisées, soi-disant chrétiennes -pendant la guerre de 1912–1913, vérifia tristement cette -prophétie de Séniha hanoum. Et l'ignoble, la nauséabonde -trahison de la Grèce, massacrant, au 1<sup>er</sup> décembre 1914, à -Athènes, nos matelots confiants et désarmés, y ajoute une -décomposition spéciale. La Grèce ajoutée à la Bulgarie fut -toujours du pus ajouté à du sang.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_39" id="Footnote_5_39"></a><a href="#FNanchor_5_39"><span class="label">[5]</span></a> La princesse Séniha, déplorablement, voyait là-dessus -bien clair. Et M. C. Farrère regrette aujourd'hui avec infiniment -d'amertume que sa correspondante d'alors ait été -si perspicace!... (Note de l'éditeur.)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_40" id="Footnote_6_40"></a><a href="#FNanchor_6_40"><span class="label">[6]</span></a> Tout ce que disait la princesse turque Séniha, l'an -1911, une princesse russe ne pourrait-elle le redire, l'an -1921?... Il est vrai que la Turquie de 1911 était sous le -couteau de ses ennemis, et que la Russie de 1921 est sous -son propre couteau... A chacun, donc, selon sa force, et -pour chacun sa conscience.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span></p> - -<h3>LETTRE V</h3> - -<div class="letter"> -<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p> -<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p> -<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, Paris</i> (<span class="smcap">vii</span><sup>e</sup>)</p> -<p class="date">Béikos (Bosphore), 2 redjeb 1329<a name="FNanchor_1_41" id="FNanchor_1_41"></a><a href="#Footnote_1_41" class="fnanchor">[1]</a>.</p> -</div> - -<p class="p2">De Béikos, oui, mes deux chers yeux! de -Béikos je vous écris, et non plus de Stamboul:—Voici -l'été; la ville devient trop chaude, et -le conak<a name="FNanchor_2_42" id="FNanchor_2_42"></a><a href="#Footnote_2_42" class="fnanchor">[2]</a> inhabitable.</p> - -<p>Mon mari doit tout de même y rester encore -quelques semaines, pour être à portée du -Palais et du Parlement: car les affaires turques -vont de mal en pis, vous le savez aussi bien -que moi. Il s'est donc résigné à se séparer de -son harem et à nous envoyer toutes quatre,—ma -<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span>belle-mère, ma belle-sœur, moi-même et -notre Léïlah,—respirer dès maintenant l'air -toujours frais du Haut-Bosphore. Bref, me -voilà, depuis huit jours, installée dans le vieux -yali<a name="FNanchor_3_43" id="FNanchor_3_43"></a><a href="#Footnote_3_43" class="fnanchor">[3]</a> que vous connaissez, à Béikos d'Anatolie<a name="FNanchor_4_44" id="FNanchor_4_44"></a><a href="#Footnote_4_44" class="fnanchor">[4]</a>. -Vous vous souvenez bien? la grande -maison de bois, toute simple et sévère, qui -trempe dans la mer sa longue façade couleur -de sang séché, et s'adosse au grand parc toujours -vert, dont les cèdres, les cyprès et les -pins parasols escaladent en rangs serrés les -premières pentes de la colline, et font tache -très sombre au milieu des platanes, des tilleuls -et des chênes d'alentour. C'est là que je suis, -et ma chambre, d'où je vous écris en ce -moment, occupe tout juste l'angle sud du yali; -en sorte que trois de mes fenêtres donnent sur -le Bosphore; et les trois autres<a name="FNanchor_5_45" id="FNanchor_5_45"></a><a href="#Footnote_5_45" class="fnanchor">[5]</a> sur un coin -<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span>du parc, très ombreux et tout parfumé de -résine et de roses. Rien qu'en levant la tête de -mon papier, j'aperçois, à main gauche, toute -l'enfilade merveilleuse des coteaux d'Asie, avec -leurs jolis villages qui rient au bord de l'eau:—Pacha-Baghtché, -Tchibouchi, Kanlidja,—et, -à main droite, le détroit, pareil à un grand, -grand fleuve... C'est très beau, ma sœur aimée, -et, jadis, vous le trouviez tel. Dans la fièvre de -votre vie occidentale, avez-vous le temps de -regretter quelquefois l'infinie douceur de nos -soirs d'été sur le Bosphore?...</p> - -<p>Vous rappelez-vous, seulement, la côte -d'Europe, avec ses quais, ses villas de pierre, -ses équipages piaffant et toute l'agitation -bruyante quoique indolente de la «saison» -diplomatique? Promenades, pique-niques, gymkhanas, -polo, tennis... Rien de cela, bien entendu, -n'est pour moi. C'est l'Occident, c'est -l'autre monde!... Je regarde tout de même -du coin de l'œil, à travers la mousseline de mon -tchartchaf, quand je passe en caïque le long du -quai de Thérapia, ou quand une amie,—une -amie voilée comme moi, bien entendu,—m'invite -dans sa voiture et que toutes deux nous -passons, fouette cocher! à travers cet autre -<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span>monde, à travers votre Occident ... nous, petites -cadines mystérieuses encapuchonnées des cheveux -aux bottines, et gardées à vue par deux -nègres<a name="FNanchor_6_46" id="FNanchor_6_46"></a><a href="#Footnote_6_46" class="fnanchor">[6]</a> à cheval, un peu comiques dans leurs -redingotes pincées ... vous rappelez-vous?... -vous rappelez-vous surtout notre côte d'Asie, -tellement la plus charmante, avec ses prés et -ses bois, ses palais, ses cabanes, tout ça dégringolant -jusqu'à se baigner dans l'eau courante, -sans quai ni route, sans équipage piaffant, sans -tennis, sans pique-nique, sans gymkhana? -Vous rappelez-vous nos vendredis<a name="FNanchor_7_47" id="FNanchor_7_47"></a><a href="#Footnote_7_47" class="fnanchor">[7]</a> ensoleillés, -vous rappelez-vous chaque coteau, -chaque vallon peuplé de femmes turques assises -en rond sur l'herbe et parsemant toutes les -prairies comme de grandes fleurs multicolores?... -car leurs grands voiles épanouis -étaient—sont—jaunes, roses, bleus, blancs, -verts, violets ... comme autant de narcisses, -de roses, de bluets, de marguerites, d'œillets et -de violettes!... Vous rappelez-vous, mes deux -chers yeux purs? Rien de cela n'est changé. -C'est le même Bosphore et c'est la même Turquie. -<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span>La Révolution, ici, passe vraiment inaperçue...<a name="FNanchor_8_48" id="FNanchor_8_48"></a><a href="#Footnote_8_48" class="fnanchor">[8]</a></p> - -<p>Et, tenez! J'y songeais, l'autre jour, à l'instant -que nous quittions le conak de Stamboul -pour le yali de Béikos... Vous savez que c'est -presque un déménagement, pour nous autres -Turcs. Dès le matin,—quatre bonnes heures -d'avance,—trois landaus attendaient dans -notre rue, et c'est tout juste si elle était assez -large. Vous les voyez d'ici, les rues du quartier -Sélimieh<a name="FNanchor_9_49" id="FNanchor_9_49"></a><a href="#Footnote_9_49" class="fnanchor">[9]</a>! Dans la maison, c'était le pire -tumulte, le pire tohu-bohu parmi les domestiques, -les esclaves et les nègres. Midi avait -déjà sonné qu'aucun paquet n'était encore -ficelé. Nous sommes parties enfin, nous quatre -dans le premier landau, nos gens avec l'essentiel -du bagage dans les deux autres. Et, -bien entendu, nous étions, ma belle-mère, ma -belle-sœur et moi, rigoureusement voilées. -Léïlah seule, qui n'a pas treize ans<a name="FNanchor_10_50" id="FNanchor_10_50"></a><a href="#Footnote_10_50" class="fnanchor">[10]</a>, tant -<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span>s'en faut, montrait son minois aux passants.</p> - -<p>Nous voilà donc roulant vers la Corne-d'Or, -où la mouche attendait à l'échelle du Phanar. -Comme juste, quatre nègres trottaient aux portières, -et, quand il s'est agi d'embarquer, ils -ont fait les importants. Nous, dames et maîtresse,—hanoums—avons -dû obéir ostensiblement, -avancer, reculer, attendre, comme -nos serviteurs noirs nous en donnaient l'ordre;—cela, -pour que toute la populace présente -sache bien et redise partout que le harem de -Ahmed pacha Djalleddine est un harem comme -il faut, et qu'Ahmed pacha lui-même est un -croyant de bonnes mœurs, digne de la haute -faveur où le tient Sa Majesté Impériale, et du -respect que ses voisins lui témoignent. Or, ma -sœur très chérie, je me souviens fort bien qu'il -y a cinq ans,—au temps du sultan Abd-ul-Hamid,—nous -avons, un matin d'été, quitté -tout pareillement le même conak pour le même -yali, et pris, devant la même populace, les -mêmes soins de ne point du tout choquer ses -opinions, ses préjugés, sa foi. Les lois changent;—hier -encore, le Parlement bavardait à -propos d'adultère et tâchait d'ôter aux maris -trompés leur vieux droit sauvage de tuer les -<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span>épouses infidèles!<a name="FNanchor_11_51" id="FNanchor_11_51"></a><a href="#Footnote_11_51" class="fnanchor">[11]</a>. Mais les mœurs ne -changent pas. Dès lors, que voulez-vous qu'il -advienne de ce pauvre féminisme turc que vous -imaginiez déjà triomphant au lendemain de la -déposition d'Abd-ul-Hamid!</p> - -<p>Les Turcs, féministes? Las! mes deux yeux -si bleus, vous ne verrez pas, de bien longtemps, -la réalisation d'un pareil rêve. La femme -turque émancipée? Mais qui l'émanciperait -d'abord? je veux dire: quels hommes? de quelle -race? d'où? d'Europe? d'Asie? d'Afrique? de -quel vilayet? de quelle province? D'où partirait -cette révolution morale, mille fois plus -extraordinaire que la révolution politique de -1908? Songez-y! notre empire compte les -peuples les plus divers, et qui tous se jalousent -et se surveillent, quand ils ne se haïssent pas. -Mettrez-vous sous le même fez les Osmanlis et -les Albanais, les Kurdes et les Syriens, les -Boukhariotes et les Tcherkesses<a name="FNanchor_12_52" id="FNanchor_12_52"></a><a href="#Footnote_12_52" class="fnanchor">[12]</a>? Et, encore, -je ne parle que des croyants... Certes, vous -<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span>n'avez pas oublié le bariolage des rues de -Stamboul, aux époques des grands pèlerinages -annuels... Que de pèlerins hétéroclites accourus -des quatre coins de notre terre, pour contempler -la face splendide du Khalife, ombre -d'Allah! Que de visages, blancs, bruns, noirs, -caucasiens, sémites, mongols!... Eh bien! ma -sœur très chérie, nul doute sur ceci: que, par -extraordinaire, l'une de ces races rivales qui -composent notre nation s'avisât un beau jour -de vouloir arracher du front de ses femmes le -voile obligatoire, prétendu institué par le Koran -même du Prophète,—il n'en faudrait pas plus -pour que, partout ailleurs, une réaction furieuse -nous remplaçât nos tchartchafs de mousseline -par des cagoules de toile à matelas.—Vous -voyez comme elle est facile à résoudre, la question -du féminisme en Turquie!</p> - -<p>C'est bien pourquoi, moi, la propre épouse -d'un pacha membre influent du Grand Comité, -moi, la propre petite-nièce du Grand Padishah -constitutionnel ... eh bien!... mais, surtout, -n'allez pas le répéter jamais, même à M. de la -Cherté ... ni même à M. de ... (vous savez qui -je n'ose pas dire?...) eh bien! moi, je n'y -crois pas beaucoup, beaucoup, au succès définitif -<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span>de cette Révolution à laquelle tous les -miens se sont dévoués, corps et cœurs...</p> - -<p>Dame! qui l'a faite? nos seuls officiers, seulement -appuyés par nos quelques loges maçonniques.—Et -il a fallu d'abord que pareille -aventure advînt en Turquie, dans une armée -qui compte 50.000 officiers pour 200.000 soldats... -dix fois plus d'officiers, proportionnellement, -qu'il n'y en a dans votre armée française!—Si -bien que le 24 avril 1909, quand -éclata la guerre civile entre les uns et les -autres, l'avantage du nombre ne fut pas assez -fort pour empêcher les soldats d'être vaincus... -Je vous jure par Allah que c'est vraiment -comme cela que les choses se passèrent!—Il -a fallu ensuite qu'une ville de l'Empire, -Salonique, fût peuplée presque exclusivement -de <i>rayas</i>,—de sujets non musulmans,—d'étrangers, -en quelque sorte; de gens, au -moins, en qui n'était nullement inné le sentiment -d'ardent loyalisme qui lie tous les cœurs -croyants au Sultan Osmanli, khalife de Dieu... -Dans Salonique, ville juive, une conspiration -put s'organiser contre le Commandeur des -Croyants, sans que, tout de suite, le vrai -peuple turc la dénonçât et l'étouffât: parce -<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span>qu'il n'y avait pas de vrai peuple turc dans -Salonique... Ainsi commença la révolution de -Turquie. Par la suite, tout s'enchaîna tant bien -que mal, avec beaucoup plus de chance que -d'habileté... Les Albanais marchèrent, croyant -gagner des libertés féodales plus grandes... -Les Chrétiens marchèrent, se figurant pêcher -en eau trouble dans ce conflit musulman... Et -vous savez le reste.</p> - -<p>Oui! mais à présent?</p> - -<p>Hélas! la situation actuelle, vous la connaissez, -ma sœur jolie. Inutile, n'est-ce pas? -d'en ressasser, entre nous deux, tous les dangers, -toutes les tristesses, toutes les hontes -même. Mais, pour résumer trois ans d'un -seul mot, on a le droit de dire ceci: que deux -ou trois cent mille hommes, au grand maximum, -ont fait la Révolution turque; et que ces -hommes, eux-mêmes Turcs à peine, puisque, -pour la plupart, Européens de naissance, -d'éducation ou culture, ont fait leur révolution -contre la volonté, plus ou moins formelle, -de douze ou quinze millions d'autres -hommes, Turcs tout à fait, ceux-ci.—Vous -me direz qu'un homme intelligent vaut beaucoup -d'imbéciles, et, qu'en cette occurrence, -<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span>les deux cent mille ont raison, et les quinze -millions, tort.—J'y consens de grand cœur! -Tout de même, expliquez-moi un peu: le suffrage -universel, qu'en faites-vous, dans ce -calcul-là?<a name="FNanchor_13_53" id="FNanchor_13_53"></a><a href="#Footnote_13_53" class="fnanchor">[13]</a></p> - -<p>Adieu, mes chers yeux bleus. J'embrasse -tendrement vos paupières douces.</p> - -<p><span class="smcap">Séniha.</span></p> - -<p class="p2"><i>P.-S.</i>—J'avais fermé ma lettre, je la rouvre. -Ma petite esclave Fatima m'arrive, courant, -avec une nouvelle vraiment féministe: la sœur -de Sélim bey,—de Sélim bey que vous avez -connu ministre sous l'ancien régime,—vient -d'être jugée par la cour martiale, et condamnée -à trois ans de prison,—à trois ans, oui,—pour -<i>avoir levé son voile dans le grand bazar, -<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span>et bu publiquement un verre de raki.</i>—Que -vous disais-je, que l'émancipation est en -marche! Trois ans de prison aux Jeunes-Turques -qui ont soif quand il ne faut pas!</p> - -<p><span class="smcap">Séniha.</span></p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_41" id="Footnote_1_41"></a><a href="#FNanchor_1_41"><span class="label">[1]</span></a> 28 juin 1911.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_42" id="Footnote_2_42"></a><a href="#FNanchor_2_42"><span class="label">[2]</span></a> <i>Conak</i>, palais situé en ville, maison d'hiver.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_43" id="Footnote_3_43"></a><a href="#FNanchor_3_43"><span class="label">[3]</span></a> <i>Yali</i>, villa, palais de campagne, maison d'été.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_44" id="Footnote_4_44"></a><a href="#FNanchor_4_44"><span class="label">[4]</span></a> <i>Anatolie</i>, Asie.—Les Turcs désignent toujours les -deux rives du Bosphore, l'asiatique et l'européenne, par -les deux vocables d'Anatolie et de Roumélie.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_45" id="Footnote_5_45"></a><a href="#FNanchor_5_45"><span class="label">[5]</span></a> Les maisons turques, de bois pour la plupart, sont -plus aérées que les nôtres. Leurs fenêtres sont plus nombreuses, -parce que l'intervalle de muraille qui les sépare -deux à deux est beaucoup plus étroit que dans nos constructions -de pierre. Il n'est pas rare qu'une chambre de -yali compte par conséquent six ou dix fenêtres.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_46" id="Footnote_6_46"></a><a href="#FNanchor_6_46"><span class="label">[6]</span></a> Ces nègres sont, bien entendu, des eunuques.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_7_47" id="Footnote_7_47"></a><a href="#FNanchor_7_47"><span class="label">[7]</span></a> Le vendredi représente pour les musulmans ce qu'est -le dimanche pour les chrétiens.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_8_48" id="Footnote_8_48"></a><a href="#FNanchor_8_48"><span class="label">[8]</span></a> Et comme partout, hors les cités fébriles... Comme, -en France, l'an 1793 ... et comme, en Russie, l'an 1919...</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_9_49" id="Footnote_9_49"></a><a href="#FNanchor_9_49"><span class="label">[9]</span></a> Le quartier Sélimieh—ainsi nommé du nom de sa -mosquée, la <i>djami</i> de Sultan Sélim—est un des plus vieux -quartiers turcs de Stamboul.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_10_50" id="Footnote_10_50"></a><a href="#FNanchor_10_50"><span class="label">[10]</span></a> C'est à treize ans que d'ordinaire on fait prendre le -tchartchaf aux filles turques, et qu'on les sépare des -hommes.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_11_51" id="Footnote_11_51"></a><a href="#FNanchor_11_51"><span class="label">[11]</span></a> Séance du 18 avril 1911—Le parlement jeune-turc a -d'ailleurs, au contraire, confirmé, par l'article 188 de son -nouveau code, l'abominable barbarie en question.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_12_52" id="Footnote_12_52"></a><a href="#FNanchor_12_52"><span class="label">[12]</span></a> Les Jeunes-Turcs,—plus étrangers à la Turquie -qu'un bourgeois du Marais,—tentèrent cette folie criminelle. -Et la Turquie, comme on sait, en mourut.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_13_53" id="Footnote_13_53"></a><a href="#FNanchor_13_53"><span class="label">[13]</span></a> Il est extraordinaire de constater l'identité de tout ce -qui se passa en Turquie, à partir de 1908, et de tout ce qui -s'est passé en Russie, plus récemment. Une poignée de terroristes, -tous venus de l'étranger, imposèrent leur volonté -à quelque cent millions de Russes, indiscutablement partisans -de l'ancien état de choses. Toutefois, en Russie, -une princesse Séniha ne demanderait pas, aujourd'hui, ce -que les vainqueurs ont fait du suffrage universel,—supprimé, -purement et simplement, par les Soviets.—C. F.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span></p> - -<h3>LETTRE VI</h3> - -<div class="letter"> -<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p> -<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p> -<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, Paris.</i></p> -<p class="date">Stamboul, 15 schaban 1329<a name="FNanchor_1_54" id="FNanchor_1_54"></a><a href="#Footnote_1_54" class="fnanchor">[1]</a>.</p> -</div> - -<p class="p2">O mes yeux chers, ô ma sœur aimée, comment -aurai-je la force de l'écrire, cette lettre -toute funèbre, cette lettre que d'avance je vois -toute noire de feu, toute rouge de sang! O ma -sœur, qui allez tant pleurer, vous savez déjà le -malheur immense, auprès duquel plus rien -n'existe: Constantinople incendié! Vous le -savez déjà par les journaux, par les récits; mais -vous n'y croyez pas, vous ne pouvez pas y croire. -Je veux dire: vous ne concevez pas l'immensité -<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span>de la catastrophe; vous la rapetissez, d'instinct. -C'est forcé, c'est inévitable; avant d'avoir -vu <i>cela</i>, on ne peut pas se le représenter. Mes -deux beaux yeux, tâchez de voir: vous vous -rappelez notre Stamboul,—votre Byzance,—vous -vous rappelez cette capitale qui est—qui -était—une suite ininterrompue de villages et -de hameaux, un pêle-mêle de ruelles, de venelles -et d'impasses, avec profusion de maisonnettes, -vieilles et neuves, les unes couleur de -sapin frais coupé, les autres couleur d'ancien -bois de violette; avec profusion de jardinets, -de vergers, de potagers; avec profusion de -cimetières aussi, de jolis cimetières turcs, souriants, -aimables, de cimetières où l'on sent -qu'il doit faire bon dormir et se reposer de -cette lourde fatigue: la vie; cette capitale, -enfin, moitié villageoise et moitié campagnarde, -qui, tout de même, s'enorgueillit des -plus somptueux palais, des plus splendides -temples, qu'elle mêle, insouciante, à ses -masures et à ses cabanes, comme une pauvresse-fée -qui porterait des pierreries parmi -ses haillons... Vous vous en souvenez? Vous -revoyez, rien qu'en fermant vos paupières, -les plus magiques de ces joyaux-là: la mosquée -<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span>de Sultan Ahmed, à l'orient, avec ses -six minarets, pareils à six cierges de marbre; -la mosquée de Sultan Mehmed, à l'occident, -non loin de cette Sélimieh djami<a name="FNanchor_2_55" id="FNanchor_2_55"></a><a href="#Footnote_2_55" class="fnanchor">[2]</a> qui est ma -«paroisse» à moi, comme vous dites, vous, -chrétiennes;—la mosquée des Tulipes, au -sud, dominant la Marmara; la mosquée de la -Valideh, au nord, sur la Corne d'Or, à l'entrée -du grand pont; et, au centre de ce carré-là,—qui -enferme la moitié de Stamboul,—la -perle et le diamant: notre Souléïmanieh, où -je vous ai menée tant de fois, pour admirer les -colonnes du temple d'Ephèse<a name="FNanchor_3_56" id="FNanchor_3_56"></a><a href="#Footnote_3_56" class="fnanchor">[3]</a>. Vous -revoyez tout, dites? Eh bien, sœur, tout n'est -plus que cendres, décombres, ou pierres noircies; -<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span>et les mosquées de marbre seules épargnées, -parce que l'incendie des trop petites -maisons de bois n'a pas eu le temps ni la force -de les entamer, les hautes <i>djamis</i>, toutes revêtues -de suie et de fumée, dominent à présent -une sorte de farouche broussaille, la broussaille -des débris épars. Là fut Stamboul. De -nos Sept Collines, jadis pareilles aux Sept Collines -de la Rome d'Occident, trois seulement -sont épargnées. La désolation de cela, vous ne -la concevez pas! Deux cent mille malheureux -n'ont ni pain ni toit. Les grandes cours cloîtrées -des mosquées servent de refuge à cette -effroyable misère... Ma sœur chérie, vous souvient-il -d'une promenade que jadis nous avons -faite ensemble, dans l'enceinte crénelée du -vieux château de Roumélie<a name="FNanchor_4_57" id="FNanchor_4_57"></a><a href="#Footnote_4_57" class="fnanchor">[4]</a>? C'était domaine -du Sultan, ce château. Et quelques émigrés du -Caucase, fuyant les sanglantes persécutions -des Russes, étaient venus s'y réfugier. Nous -nous étions arrêtées toutes deux devant une -cabane de fer-blanc et de carton, chenil dont -mes chiens à moi n'auraient peut-être pas -voulu. Et deux femmes en étaient sorties, deux -<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span>Circassiennes, dont l'une portait un enfant dans -ses bras... Comme vous les aviez trouvées -misérables, ces deux pauvres créatures, si -fières néanmoins qu'elles refusèrent notre -aumône!... Car elles ne possédaient réellement -rien, exactement rien,—sauf leurs -haillons et cette hutte bâtie de leurs mains.—Oui... -Eh bien! aujourd'hui, un quart des -femmes de Stamboul ne possèdent rien davantage. -Et c'est une misère dont aucun cataclysme -européen ne pourrait donner l'équivalent...<a name="FNanchor_5_58" id="FNanchor_5_58"></a><a href="#Footnote_5_58" class="fnanchor">[5]</a></p> - -<p>En grande hâte, ma belle-mère et moi avons -quitté le Bosphore pour rentrer en ville -prendre notre part du deuil public et soulager -un peu de l'infortune générale. Il y a beaucoup -de charité, beaucoup de solidarité parmi nous. -Mais il y a peu de ressources. Ceux-là mêmes -qu'on appelle ici les riches feraient à Paris -figure de pauvres. Donner seulement à manger -à tous ceux qui ont faim, le pourrons-nous?</p> - -<p>Mes chers yeux bleus, voilà, voilà ce qui -<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span>reste de notre Stamboul aimé. Et pour vous -donner plus de détails, le cœur me manque...</p> - -<p>Qui alluma l'incendie? On n'en sait rien. -Chacun parle de malveillance et de mains criminelles. -Je refuse de croire qu'une pareille -chose soit même discutable. Quel monstre, -quel fou épouvantable mettrait ainsi la flamme -dans dix mille maisons de pauvres gens? -Impossible, impossible! Le peuple, lui, veut -voir la main d'Allah dans cette catastrophe, -suite et couronnement d'une série d'autres -malheurs dont il n'y a point de précédent dans -notre histoire. L'impiété générale a provoqué -la colère de Dieu, et Dieu a jeté sur nous -l'Archange Noir. La jeune Turquie a méprisé -le Coran. Les Jeunes-Turcs ont rompu l'ancienne -loi, déposé l'ancien Sultan, préconisé -mille nouveautés criminelles. Allah se venge -et châtie tout son peuple coupable. Ne souriez -pas!... Moi-même, en écrivant cela, je me -surprends à frissonner... Quelle incroyable -succession d'infortunes, véritablement, pour -notre nation! Au dehors, la Bulgarie et la -Roumélie refusent le tribut; la Bosnie et -l'Herzégovine nous sont arrachées; la Crète -est en révolte ... au dedans, l'Albanie, la Macédoine, -<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span>la Syrie, l'Arabie, le Kurdistan s'insurgent -et déchirent à deux mains la patrie. -Partout le sang turc coule comme l'eau des -fontaines. Notre Parlement fantoche use ses -dernières énergies en convulsions stériles. L'étranger, -de toutes parts, guette notre faiblesse; -le Monténégro, lui-même, mobilise son armée, -prêt à nous envahir! Comme s'il suffisait aujourd'hui -du Monténégro pour mettre à bas -les derniers vestiges de l'ancienne puissance -ottomane... Hélas! il suffit peut-être de -cela...<a name="FNanchor_6_59" id="FNanchor_6_59"></a><a href="#Footnote_6_59" class="fnanchor">[6]</a></p> - -<p>Mais quelle tristesse, ô mes deux yeux, d'aimer -passionnément son pays, comme j'aime -ma Turquie, et d'assister à sa décadence chaque -jour précipitée!... Encore, si cette décadence -s'accompagnait de beauté! Si nous mourions -comme nous avons failli mourir en 1877, parmi -beaucoup de gloire, et parmi de grandes batailles -noblement perdues!... Mais non... Cette -Révolution même, qui semblait d'abord nous -promettre sinon la résurrection turque, du -moins une éclatante agonie, notre révolution -<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span>s'achève dans de pauvres petites convulsions, -petites, petites... Ah! ma sœur aimée! je n'oublie -pas: il y a un an, c'était de féminisme que -vous parliez, de ce féminisme proche que le -nouveau régime ne pouvait manquer d'acclimater -en terre turque... Savez-vous où nous -en sommes, aujourd'hui? A ceci: que les -femmes musulmanes, même voilées à triple -voile, n'ont plus le droit de se promener en -voiture découverte. Il faut relever les capotes -des landaus, hausser les glaces, baisser les -stores!... On n'avait jamais connu pareille -rigueur du temps d'Abd-ul-Hamid...</p> - -<p>Hélas! adieu, mes yeux bleus... qui sait s'il -sera longtemps encore permis à votre petite -sœur aimante d'écrire à sa sœur chrétienne?</p> - -<p><span class="smcap">Séniha.</span></p> - -<p class="p2"><i>P.-S.</i>—Oh! je suis égoïste, égoïste, -égoïste... Toute à nos malheurs turcs, je ne -vous ai pas dit un mot tendre à propos de vos -malheurs français... Qu'ils sont amers pourtant, -et que mon cœur saigne en songeant à -cette France, tant aimée des cœurs ottomans!... -<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span>Adieu. Qu'Allah ait pitié de vous -aussi...<a name="FNanchor_7_60" id="FNanchor_7_60"></a><a href="#Footnote_7_60" class="fnanchor">[7]</a></p> - -<p><span class="smcap">Séniha.</span></p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_54" id="Footnote_1_54"></a><a href="#FNanchor_1_54"><span class="label">[1]</span></a> 10 août 1911.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_55" id="Footnote_2_55"></a><a href="#FNanchor_2_55"><span class="label">[2]</span></a> <i>Djami</i>, en turc, signifie mosquée importante,—église;—les -simples chapelles sont appelées <i>mesjid</i>;—Sélimieh -djami, ou Achmédieh, ou Souléimanieh:—mosquée -de Sultan Sélim, ou de Sultan Ahmed, ou de Sultan -Souléïman (du nom du fondateur); cette dernière, construite -vers 1520 par Souléïman le Magnifique, est surnommée -par les Turcs «la perle et le diamant de Stamboul»;—mosquée -de la Valideh: mosquée construite par la Sultane -Valideh, mère d'Abd-ul-Hamid I<sup>er</sup>, au <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup> siècle;—mosquée -des Tulipes (Lalileh djami), surnom populaire -d'une des mosquées du sud de Stamboul.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_56" id="Footnote_3_56"></a><a href="#FNanchor_3_56"><span class="label">[3]</span></a> A l'intérieur de la mosquée do Souléïman sont quatre -colonnes géantes, d'un très beau granit, qui proviennent -d'une ancienne église grecque, et, antérieurement, de l'antique -et célèbre temple d'Ephèse, dédié à Astarté.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_57" id="Footnote_4_57"></a><a href="#FNanchor_4_57"><span class="label">[4]</span></a> <i>Rouméli-hissar</i>, sur le Bosphore, côte d'Europe.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_58" id="Footnote_5_58"></a><a href="#FNanchor_5_58"><span class="label">[5]</span></a> A cette époque, il n'y eut pourtant pas de quête européenne -pour les affamés de Constantinople. Ce n'était que -des Turcs, n'est-ce pas! et qui n'étaient pas même bolchevicks...</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_59" id="Footnote_6_59"></a><a href="#FNanchor_6_59"><span class="label">[6]</span></a> Quinze mois plus tard, en effet, le Monténégro attaqua -la Turquie. Il est vrai qu'il s'était assuré quelques -alliances...</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_7_60" id="Footnote_7_60"></a><a href="#FNanchor_7_60"><span class="label">[7]</span></a> Août 1911! C'était alors l'époque infiniment douloureuse -où, sur la menace prussienne, la France, abandonnant -son droit, cédait à l'Allemagne la moitié du Congo -français, jadis découvert, exploré et conquis par notre -Brazza. De Stamboul incendié, la princesse Séniha tressaillait -à la pensée de notre humiliation. Car jamais, jusqu'alors, -un malheur français n'avait trouvé les cœurs -turcs indifférents.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span></p> - -<h3>LETTRE VII ET DERNIÈRE</h3> - -<div class="letter"> -<p class="l1"><i>La princesse Séniha Hâkassi-zadeh</i></p> -<p class="l2"><i>à madame Simone de La Cherté,</i></p> -<p class="l3"><i>91, rue de Varenne, à Paris.</i></p> -<p class="date">Corne d'Or, 19 scheval 1329<a name="FNanchor_1_61" id="FNanchor_1_61"></a><a href="#Footnote_1_61" class="fnanchor">[1]</a>.</p> -</div> - -<p class="p2">O mes deux yeux tant aimés, je vous écris -aujourd'hui la plus triste, la plus douloureuse -lettre que j'aie jamais écrite, de toute ma vie -très mélancolique pourtant! Je vous écris la -dernière lettre que je vous écrirai peut-être -jamais...</p> - -<p>La dernière lettre... En traçant ces trois -mots-là, ma plume s'est cassée sur mon papier. -Et il a fallu attendre qu'on m'en apportât une -autre. J'ai attendu, le front dans la main. Et -j'ai songé... Est-ce possible?... Est-ce moi qui -<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span>écris?... Est-ce moi, la petite Séniha, qui jette -vers sa plus tendre amie ce terrible adieu définitif,—mortel?... -Est-ce moi, qu'on vient -d'embarquer sur ce grand navire étranger, -dont le tumulte m'affole? est-ce moi qui vais -partir pour ce voyage sans fin, d'où je ne -reviendrai peut-être jamais plus,—jamais, -jamais?...</p> - -<p>Mais vous ne savez pas... D'abord, il faut -que je vous dise...</p> - -<p>C'est si simple, d'ailleurs! Comment n'ai-je -pas prévu? Comment n'avons-nous pas prévu, -tous?... tous ceux qui ne s'étaient pas attaché, -exprès, un bandeau sur les yeux?</p> - -<p>L'agression italienne<a name="FNanchor_2_62" id="FNanchor_2_62"></a><a href="#Footnote_2_62" class="fnanchor">[2]</a>, vous l'avez connue -en même temps que nous ... avant nous, -même... La première, vous m'avez écrit, alors, -pour me dire toute votre indignation, pour protester -contre cette chose abominable, ce vol à -main armée, que l'Europe a toléré, comme -elle fit jadis pour le partage de la Pologne... -Mais la suite,—qui s'en doute, dans votre -France, toujours si indifférente aux choses du -dehors, et si insouciante?...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span>Alors, écoutez: notre peuple turc, longtemps -aveugle, notre peuple, qui avait salué la -révolution avec tant de joie profonde, notre -peuple, qui avait cru avec une telle foi que c'en -était fini de toutes les misères, de toutes les -humiliations, notre peuple, à présent, commence -à s'apercevoir de sa naïve erreur. -Cette révolution qu'on acclamait, et dans laquelle -on avait mis tout espoir et toute confiance,—qu'a-t-elle -fait? qu'a-t-elle réalisé? -quel est son bilan?—Au dedans, tyrannie, état -de siège, cours martiales, recul évident des -questions féministes, gaspillage de tous les -trésors, de toutes les réserves, de tous les budgets, -de tous les emprunts. Au dehors, perte -de la Bulgarie, perte de la Roumélie orientale, -perte de la Bosnie, perte de l'Herzégovine, -perte de la Tripolitaine, perte prochaine de la -Crète, inimitié de l'Angleterre, inimitié de la -France, alliance allemande—l'alliance du -loup et du mouton!<a name="FNanchor_3_63" id="FNanchor_3_63"></a><a href="#Footnote_3_63" class="fnanchor">[3]</a>—révolte de l'Yémen, -révolte de l'Albanie, révolte du Kourdistan, -<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span>révolte de la Syrie... Tout cela, oui! Voilà ce -que le peuple turc commence à mesurer de ses -yeux tout d'un coup larges ouverts!</p> - -<p>Et voici que sa colère s'éveille. Voici qu'il -veut se venger—se venger, dût-il souffrir et -mourir de sa vengeance!</p> - -<p>Or, mes chers yeux clairvoyants, cette vengeance, -sur qui va-t-elle tomber—sur qui, -sinon sur nous, sur nous, oui?</p> - -<p>Sur quels autres, en effet? Quand le comité,—le -comité Union et Progrès ... quels noms? -quelle ironie affreuse!... quand ce comité fatal -et funeste arracha le pouvoir des vieilles -mains d'Abd-ul-Hamid, il n'était encore que la -jeune, la très jeune réunion d'hommes honnêtes -et intelligents, courageux, dévoués au bien -public, mais inexpérimentés, inexpérimentés -jusqu'à l'invraisemblable et jusqu'à l'impossible! -Ces gens naïfs crurent, eux aussi—comme -le peuple—que c'en était fini, par leur -seule victoire, de tous les malheurs turcs, et -que, pour guider la Turquie vers le bonheur -et vers la puissance, il suffisait à ses chefs -d'être probes et d'être bons! Hélas! quelle -erreur! Ni probité ni vertu ne prévaut contre -l'universelle perversité de tous les gouvernements -<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span>du monde. Et le comité, tout irréprochable -qu'il ait été à l'origine, n'en a pas moins -fait plus de mal à l'empire qu'ensemble Medjid, -Aziz et Hamid. Car ceux-ci, à eux trois, ont, -en trois quarts de siècle, coûté moins cher à -la Turquie que les Jeunes-Turcs en trois -années...</p> - -<p>Donc, aux Jeunes-Turcs la faute! à tous, -bons et mauvais—car il en reste encore de -bons, même aujourd'hui, même après ces trois -années où tant de brebis galeuses sont venues -s'ajouter au premier troupeau!—si bien que -l'honneur même ne sortira pas intact de la -lugubre aventure. Hier encore, rentrant du -Palais, mon mari, se jetant en larmes sur notre -divan, me criait cette phrase épouvantable:</p> - -<p>«Ils me tueront. Qu'importe! Mais ils diront -après que c'est moi, moi, qui ai perdu la -patrie... Et l'histoire le croira. Et c'est peut-être -vrai...»</p> - -<p>Alors, voilà. Vous savez, à présent. Il me -renvoie, avec ma Léïlah, avec tout le harem. Il -ne veut pas que nous restions auprès de lui. Il -dit qu'il se défendra mieux, seul, qu'il luttera -plus habilement contre l'ennemi du dehors et -contre l'émeute du dedans. Toutes, nous -<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span>venons de nous embarquer sur le paquebot -français qui part pour Beyrouth. Toutes quatre, -sa mère, sa tante, Léïlah et moi. De Beyrouth, -nous irons à Damas. De Damas, plus loin. Je -ne sais où, au juste. Une ville perdue, dans le -désert des sables, hors de toute atteinte. Le -pacha possède là-bas un vieux domaine. C'est -dans ce domaine que nous attendrons ... que -nous attendrons la fin...!</p> - -<p>Quelle fin? O mes deux yeux aimés, permette -Allah le miséricordieux que cette fin-là -soit seulement la mort, la mort douce et -prompte!...</p> - -<p>Les Italiens n'ont pas commis qu'un vol. Ils -ont commis aussi un assassinat. Ils ont tué -notre nation,—tout à fait comme, jadis, les -Russes tuèrent la Pologne. Ils l'ont tuée sciemment, -de sang-froid, avec préméditation. La -Turquie était comme une femme qui accouche. -Elle accouchait de sa liberté, de sa civilisation, -de son progrès. Elle accouchait, geignante et -douloureuse, désarmée, au centre du cercle -hostile de nations voisines et avides, la Grèce -venimeuse, la Serbie inquiète, la Bulgarie -féroce, et, plus loin, l'Autriche, l'Allemagne, -la Russie. Par un accord tacite, par une pudeur, -<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span>peut-être, nulle de ces nations-là n'avait encore -osé se jeter à la gorge de la malade sacrée. -Mais ce que n'avaient osé ni la Russie, ni l'Allemagne, -ni l'Autriche, ni la Grèce, ni la Serbie, -ni la Bulgarie<a name="FNanchor_4_64" id="FNanchor_4_64"></a><a href="#Footnote_4_64" class="fnanchor">[4]</a>, l'Italie l'a osé. Maudite à -jamais soit-elle! Elle a déchaîné la meute. -Tous les appétits, toutes les convoitises vont -surgir. D'heure en heure, le danger augmente. -L'instant suprême approche,—l'instant de -la mort.—Maudite soit l'Italie, et maudite -l'Europe! Maudits, les mauvais bergers, -gardiens de peuples, qui, tous ensemble, -ont détourné la tête, et laissé s'accomplir le -crime! Il n'y a plus de foi, plus de traités, plus -de serments. Puisse donc tout le sang versé -retomber sur chaque main coupable, sur -chaque tête complice, sur chaque cœur perfide! -Et puissent mes larmes aussi retomber, -lourdes, amères, empoisonnées!...</p> - -<p>On va lever l'ancre. Je vous dis adieu, ô ma -<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span>sœur tendre... Je dis adieu à tout ce que j'ai -aimé, à ma patrie, à ma ville, aux chères -mosquées, à vous... N'oubliez pas, n'oubliez -jamais!...</p> - -<p>N'oubliez jamais qu'ici vivait, vit encore un -peuple qui est le plus brave, le plus loyal, le -plus honnête et le plus doux de tous les peuples -au monde. Et n'oubliez pas, n'oubliez jamais -comment et par qui ce peuple va mourir...</p> - -<p>Et n'oubliez pas non plus votre petite sœur -triste, triste infiniment,</p> - -<p><span class="smcap">Séniha.</span></p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_61" id="Footnote_1_61"></a><a href="#FNanchor_1_61"><span class="label">[1]</span></a> 11 octobre 1911.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_62" id="Footnote_2_62"></a><a href="#FNanchor_2_62"><span class="label">[2]</span></a> L'agression italienne de 1911, dirigée contre la Turquie -pour le rapt de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_63" id="Footnote_3_63"></a><a href="#FNanchor_3_63"><span class="label">[3]</span></a> Il n'est pas discutable que, si la Turquie se jeta finalement -dans les bras de l'Allemagne, la faute en fut à -l'Angleterre et à la France, qui prirent contre la Turquie, -toujours, le parti de tous ses ennemis.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_64" id="Footnote_4_64"></a><a href="#FNanchor_4_64"><span class="label">[4]</span></a> Il convient d'être juste. Ces lettres furent écrites en -1911. Depuis, l'événement prouva qu'en effet la Grèce, la -Bulgarie et la Serbie n'avaient pas «osé» se jeter à la -gorge de la Turquie malade: mais c'était pour attendre -que la Turquie fût, en outre, blessée grièvement par le -poignard italien. Alors, tout de suite, les nations balkaniques, -dès 1912, «osèrent».</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span></p> - -<h3><i>EN FAÇON D'ÉPILOGUE</i></h3> - -<p class="p2">Ces lettres, la princesse Séniha les avait -écrites au cours de cette mauvaise année 1911, -qui vit le commencement de la catastrophe -ottomane. Depuis, on sait ce qui s'est passé:—Vaincue -par l'Italie; vaincue par la quadruple -alliance des Grecs, des Serbes, des Monténégrins -et des Bulgares,—lesquels, d'ailleurs, -n'eurent pas plutôt déchiré leur proie -qu'ils s'entre-déchirèrent eux-mêmes sur cette -proie sanglante, luttant à qui boirait le plus de -sang chaud;—bafouée par toute l'Europe, -oui, toute!... laquelle Europe s'empressa de -donner le coup de pied de l'âne au vieux lion -turc expirant; trahie même par la France qui, -dans son ignorance enfantine de toutes les -<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span>questions extérieures, de toute la géographie et -de toute l'histoire,—de toute sa propre histoire -même! applaudit alors stupidement à la -défaite d'une bonne, d'une loyale nation qui -avait été son alliée, sans jamais manquer au -pacte d'alliance, de 1527 à 1914;—bref, écrasée, -dépecée et saignée à blanc, la Turquie -perdit coup sur coup toutes ses possessions -d'Afrique et d'Europe, et beaucoup de ses provinces -d'Asie, encore que toutes fussent turques -de cœur et d'âme, turques légitimement, -turques pour les trois quarts de leur population, -les immigrants mêmes y compris! Ce -n'était vraiment pas à tort que la princesse -Séniha, quittant Constantinople pour l'Anatolie,—pour -Angora peut-être,—abandonnait -toute espérance et priait seulement Allah, le -Miséricordieux, que désormais la fin, pour elle -et pour sa race, fût simplement douce, s'il se -pouvait, et, s'il ne se pouvait pas, prompte...</p> - -<p class="p4">Depuis...</p> - -<p class="p2">Au fait, depuis... qu'est-elle devenue, la -pauvre princesse?...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span>Nous, ses correspondants d'autrefois, n'en -savons rien...</p> - -<p class="p4">En 1913, il semblait véritablement que la -Turquie eût bu la lie de son calice. Pour elle, -un pire malheur ne pouvait guère s'envisager:—Gardien -des détroits,—gardien des Dardanelles -et du Bosphore,—le Sultan n'était-il -pas l'état-tampon par excellence? l'état-tampon -fait exprès pour écarter l'une de l'autre ces -deux rivales séculaires, la gigantesque Angleterre -et la gigantesque Russie?—Londres, -comme Pétersbourg, se fût alors opposé systématiquement -à toute modification d'un <i>statu -quo</i> qui, seul, s'était prouvé capable de maintenir -en équilibre la balance européenne...</p> - -<p>Hélas! 1914 vint... L'Allemagne avait su -profiter des fautes, des ignorances et des lâchetés -du reste de l'Europe. Constantinople, ulcérée -par l'injustice occidentale, était mûre pour -les projets allemands. Le Gouvernement Jeune-Turc, -criminel une fois de plus, précipita la -Turquie—sans même qu'elle s'en rendît -compte—dans le conflit. Et ce fut le désastre -final. Quand la paix revint, la perfidie anglaise -<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span>avait déclenché la révolution russe; c'est-à-dire -qu'il n'y avait plus de Russie; et la France -ne sut pas mesurer à temps le nouveau péril -dont tous ses intérêts orientaux étaient menacés. -Bref, Pétersbourg n'étant plus là pour s'y -opposer, et Paris n'y songeant pas<a name="FNanchor_1_65" id="FNanchor_1_65"></a><a href="#Footnote_1_65" class="fnanchor">[1]</a>, Londres -jugea unique cette occasion de se substituer -soi-même au Sultan. Le maréchal Franchet -d'Espérey avait pris Constantinople: les généraux -anglais se chargèrent de l'occuper,—à -titre définitif.—Une fois de plus, Bertrand -avait tiré les marrons du feu, et Raton les mangeait.</p> - -<p class="p4">Quant à la princesse Séniha...</p> - -<p>Jusqu'en 1918, il nous arriva d'avoir encore -de ses nouvelles. Un des derniers rois qui -règnent en Europe, et le dernier je crois, qui -soit tout à fait un grand roi,—qui soit aussi -tout à fait un galant homme, un gentilhomme -et un grand cœur,—ce roi-là, prenant en -<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span>pitié la douce infortune de notre princesse -lointaine, chassée d'abord de sa maison, puis -de sa ville, puis, peu à peu, chassée de son -pays, daigna lui servir de vaguemestre ... lui -fit passer des courriers d'Europe—malgré la -guerre!—et fit aussi passer en Europe les -quelques lettres qu'elle écrivait encore.</p> - -<p>Mais quand la paix vint, tout fut fini, le blocus -anglais, plus rigoureux que l'autre, exila -définitivement du monde occidental, du monde -parisien, la pauvre petite princesse Séniha, -qui aimait tant Paris...</p> - -<p class="p2">Définitivement?...</p> - -<p>Au fait, qui sait? La Turquie était un corps -si sain qu'il semble que ce corps, même amputé -de sa tête, se résout difficilement à mourir. -L'Angleterre a beau lancer contre Angora tous -ses valets athéniens, le dernier mot n'est peut-être -pas dit! Et peut-être reverrons-nous un -jour, dans une Turquie obstinément libre, une -princesse Séniha libre, elle aussi, d'écrire à qui -bon lui semble, et de raconter véridiquement -toutes ses souffrances, malgré la Grèce, malgré -l'Arménie, malgré les soviets,—et malgré -l'Angleterre.</p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_65" id="Footnote_1_65"></a><a href="#FNanchor_1_65"><span class="label">[1]</span></a> Paris, qui ne savait pas où est Mossoul, ne savait -peut-être pas non plus où est Constantinople? Ou, peut-être -encore, Londres avait-il mis, sur les yeux de Paris -un bandeau d'or?</p></div> -</div> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span></p> - -<h2>CONSCIENCE TURQUE</h2> - -<p class="p2">En ce temps-là, il était une Turquie...</p> - -<p class="p2">C'était il y a longtemps,—avant que je -n'eusse maison, femme et tout ce qui s'ensuit. -J'étais donc parfaitement heureux, ou du -moins, je crois me souvenir que je l'étais, ce -qui revient au même...</p> - -<p>Il y a longtemps!... J'habitais alors du -1<sup>er</sup> janvier à la Saint-Sylvestre à bord de mon -vieux <i>Saint-Albans</i>... Vous vous rappelez?... -Cette goélette qui avait gagné, en 1895, la -coupe du prince de Naples. Je l'avais un peu -transformée; j'en avais fait un bon bateau de -croisière, confortable assez pour les longues -flâneries. Et le fait est que, l'année dont je -<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span>parle, le <i>Saint-Albans</i> me promena, six mois -durant, d'un bout de la Méditerranée à l'autre: -Nice, Gênes, Naples, la Corse, la Sicile, Malte, -Cattaro, Corfou, Lépante, Corinthe, Athènes, -Santorin, Rhodes, Chypre,—et Brousse, et -Stamboul, et Trébizonde,—et le Caucase, et -cette émeraude sertie d'aigues-marines qu'est -la Crimée,—je ne sais fichtre pas où mon -ancre n'est pas tombée, par quelque soir d'or -rouge ou quelque matin d'émail bleu!...</p> - -<p>Ma parole, ce fut vraiment le plus joli temps -de ma vie. Et il durerait encore, si j'avais été -alors assez riche pour suivre jusqu'au bout ma -fantaisie. Mais, contrairement au proverbe, -jeunesse ne peut jamais. L'entretien d'une -goélette de vingt tonneaux n'est pas l'affaire -d'un pauvre diable. J'avais huit hommes d'équipage -qui mangeaient comme seize, et un patron -qui exagérait les galons d'or de ses manches: -des galons à douze francs le mètre! En outre,—et -c'est là que j'en voulais venir,—dans -chaque port où s'imposait un ravitaillement, -les indigènes nous écorchaient vifs. Italiens, -Maltais et Grecs guettent aujourd'hui les yachts -comme leurs pirates d'ancêtres ont jadis guetté -les galères chargées d'épices. L'abordage et -<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span>l'incendie n'en sont plus; mais c'est tout juste!—simple -concession à la gendarmerie internationale.—On -ne massacre plus l'étranger; -mais on continue de le piller jusqu'à fond de -cale. A telle enseigne que notre ami Vanderbilt -lui-même se ruinerait à acheter trop d'olives -noires aux aubergistes de l'Archipel. J'ai souvenance, -spécialement, d'un pope de Chalcis -en Eubée, lequel, épicier à ses moments perdus, -nous rançonna, nous, chrétiens, comme -il n'aurait pas rançonné des fils du Prophète! -Et je songeai ce jour-là, non sans terreur, que -la prochaine escale devant être Chanak en Turquie, -ma bourse de giaour achèverait assurément -de s'y vider d'un seul coup. Qu'attendre, -en effet, des mécréants, quand les purs orthodoxes -nous traitaient de Turcs à Maures?</p> - -<p>Cependant, le <i>Saint-Albans</i> cinglait vers les -Dardanelles. Un beau matin, je vis à main -gauche les falaises thraces, jaunes et blanches, -et à main droite, les douze moulins à vent qui -dominent le tumulus d'Achille et le tumulus -de Patrocle. Le détroit s'ouvrait au milieu.</p> - -<p>Le <i>Saint-Albans</i> y entra. En trois bordées, -nous fûmes devant Chanak, qui est une petite -ville peinturlurée, au bord de l'eau. Là étaient, -<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span>en ce temps reculé, qui fut le bon temps, les -postes ottomans gardiens des détroits.</p> - -<p>Je mouillai le yacht et j'armai le canot pour -aller à terre. La veille au soir, nous avions -soupé d'une boîte de conserves, la dernière. -L'achat d'un mouton n'était point un luxe.</p> - -<p>Or, le canot allait accoster, et déjà je prenais -mon élan pour sauter sur le quai, quand ne -voilà-t-il pas qu'un grand diable de soldat -turc, en sentinelle, jailli de sa guérite comme -un diable de sa boîte, nous couche en joue -sans crier gare, et m'ordonne ensuite du ton le -moins cordial de faire demi-tour et de m'en -retourner d'où je venais! J'avais oublié, assez -stupidement, qu'il fallait un passeport pour -débarquer sur terre ottomane<a name="FNanchor_1_66" id="FNanchor_1_66"></a><a href="#Footnote_1_66" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<p>Le cas était épineux. Demander au consulat -d'intervenir? Oui, évidemment. Mais je ne -m'illusionnais pas sur le procédé: ce serait -lent. La diplomatie française est formaliste. Et -je ne tenais pas à mourir de faim en l'honneur -du protocole.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span>—Que diable!—pensai-je,—nous sommes -en Turquie, et la Turquie est la patrie du -backchich!</p> - -<p>(Je le croyais sur la foi des on-dit.)</p> - -<p>Je tirai de ma bourse une superbe pièce d'or,—c'était -encore aussi l'époque fabuleuse des -monnaies qui trébuchaient!—une livre turque -de vingt-trois francs, à l'effigie de Sa Majesté -Impériale Elle-même. Et, ayant montré de loin -la dite pièce au dit soldat, je la jetai à ses -pieds, m'attendant à voir le désagréable fusil -se relever aussitôt.</p> - -<p>J'étais loin de compte. Le fusil ne se releva -pas du tout. Et ma livre turque, dédaigneusement -renvoyée d'un coup de botte, vint retomber -au milieu du canot. L'Osmanli n'avait -même pas voulu souiller, en la touchant, ses -mains incorruptibles. J'en demeurai bleu! -Depuis mon départ de France, c'était la première -fois qu'un indigène méditerranéen refusait -mon argent.</p> - -<p>La situation n'en était pas plus drôle pour -cela. Il n'y avait rien d'autre à faire que de -retourner à bord du yacht. C'est ce que je fis, -mélancoliquement.</p> - -<p>La journée se passa, lente. J'échangeai tous -<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span>les télégrammes imaginables avec le consul. -Ce nonobstant, la nuit tomba, sans qu'une -solution fût intervenue. Et nous commencions -d'avoir faim.</p> - -<p>A minuit, je pris un parti:</p> - -<p>—Armez le canot!—commandai-je.—Allons, -garçons, du leste! et surtout, pas de -bruit!</p> - -<p>Un canot qui se faufile la nuit, le long d'un -quai, cela ne se remarque guère. Et puis, -quoi! ils étaient peut-être couchés, les soldats -turcs!</p> - -<p>De fait, ils l'étaient. La fâcheuse guérite ne -recélait plus personne. Et notre débarquement -à la cloche de bois s'effectua sans encombre.</p> - -<p>Je laissai le canot accosté, sous la garde -d'un seul homme. Et je me hâtai, avec le reste -de mon monde, de m'écarter prudemment du -quai, et même de la ville. Chanak me semblait -plein d'embûches. Pour l'achat du mouton, -objet de mes rêves, le moindre village suffisait -évidemment, et ne laissait pas d'être préférable.</p> - -<p>A une lieue dans l'intérieur, nous trouvâmes -une sorte de hameau pourvu d'une place et -d'un marché. L'aube naissait comme nous y -<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span>arrivions. Déjà les bergers parquaient leur -bétail entre les piquets reliés par des cordes; -et les maraîchers étendaient à même le sol -leurs choux, leurs carottes, leurs artichauts -et leurs asperges, cependant que s'amoncelaient -de réjouissants sacs de pommes de terre, et -que tous les fruits d'Anatolie, apportés à dos de -bourricots, descendaient des bâts et des hottes, -et s'alignaient sur des nattes d'osier.</p> - -<p>Tout de suite, j'entamai les négociations. Et -tout de suite ma stupéfaction fut immense. Le -mouton, les légumes, les pastèques, le raisin, -tout était d'un bon marché inouï, fantastique, -invraisemblable. Quelque paradoxal que cela -fût, les marchands turcs ne volaient point. -J'avais affaire à d'honnêtes gens, exception -unique de Gibraltar à Constantinople!</p> - -<p>Abasourdi, j'achetai sans liarder, et je payai -rubis sur l'ongle. Les bonnes gens n'en profitèrent -point. Et il ne me parut pas que ma -dernière emplette fût moins avantageuse que -la première.</p> - -<p>Bénissant du fond de l'âme les Turcs et la -Turquie, je chargeai finalement ma petite cargaison -sur deux ânes loués à l'ânier du village. -Et je repris vivement le chemin de Chanak. Le -<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span>jour s'était levé et je n'envisageais pas sans -crainte l'opération du rembarquement sous les -yeux de la sentinelle, probablement réveillée -à l'heure qu'il était.</p> - -<p>Je poussais donc de mon mieux mes deux -ânes, quand, tout à coup, un cavalier, lancé -du village à notre poursuite, nous rejoignit et -nous intima l'ordre très net de rebrousser -chemin.</p> - -<p>—Aïe!—pensai-je.—Ça marchait trop -bien. Voici l'ère des difficultés qui s'ouvre.</p> - -<p>Sur la place du village, au beau milieu du -marché en rumeur, cinq ou six longues barbes -nous attendaient. C'étaient le cadi et les notables. -Je jugeai politique de saluer cérémonieusement. -On me rendit mes révérences avec -la plus grave courtoisie.</p> - -<p>Mais je n'étais pas dupe de ces salamalecs. -Derrière le cadi, je voyais, rangés sur une ligne -et l'air penaud, tous les marchands à qui -j'avais eu affaire. Sans nul doute, ces pauvres -gens, coupables d'avoir vendu leurs comestibles -à des chiens d'infidèles, allaient expier -ce forfait séance tenante. Et j'étais cité comme -complice...</p> - -<p>J'avais bien deviné. Le cadi, impératif, fit -<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span>décharger d'abord mes deux bourriques, et -procéda à un véritable inventaire. Tout fut -examiné, retourné, pesé. On compta jusqu'aux -pommes de terre.</p> - -<p>Comme vous pensez, je n'avais garde de -protester le moins du monde: je ne tenais -point à aggraver mon cas.</p> - -<p>Les marchands s'avancèrent ensuite l'un -après l'autre. Il y eut interrogatoires et plaidoiries, -auxquels bien entendu je ne comprenais -rien. Le cadi, implacable, désignait d'un -doigt vengeur chaque tomate et chaque concombre. -Les coupables, très contrits, avouaient -leur crime, humblement.</p> - -<p>Enfin, un sac fut apporté. Chaque marchand -sortit son escarcelle, et paya en la main du -cadi une amende de quelques piastres. Le cadi -vérifiait, au fur et à mesure, avant de verser -l'argent dans le sac béant. Quand tout le monde -fut quitte, on ferma le sac et on le lia d'une -cordelette.</p> - -<p>Et c'est ici que l'histoire devient miraculeuse! -Écoutez bien:—Sur un signe du cadi, -on rechargea ma cargaison sur mes deux ânes. -On me restitua le tout. Et le cadi ... écoutez, -écoutez! le cadi, me congédiant d'un geste -<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span>affable, <i>me remit</i>, <span class="smcap">à moi</span>, <i>le petit sac plein de -piastres</i>...</p> - -<p>J'écarquillai des yeux énormes. L'iman de -la mosquée, vieillard très vieux, vaguement -polyglotte, appela tout ce qu'il avait su de -français, pour m'expliquer:</p> - -<p>—C'est parce que les marchands avaient -gagné sur toi,—prononça-t-il.—Oui, ils -avaient gagné le dix pour cent. Et il ne faut -pas gagner sur l'étranger ... parce qu'il est -écrit dans le Livre<a name="FNanchor_2_67" id="FNanchor_2_67"></a><a href="#Footnote_2_67" class="fnanchor">[2]</a>:</p> - -<blockquote> - -<p>Tu traiteras l'étranger comme ton hôte...</p></blockquote> - -<p>Lors, je m'en retournai vers le <i>Saint-Albans</i>, -méditant ce qui est écrit aussi, ailleurs ... dans -notre Molière, je crois:</p> - -<blockquote> - -<p>Vraiment oui, de la conscience à un Turc...</p></blockquote> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_66" id="Footnote_1_66"></a><a href="#FNanchor_1_66"><span class="label">[1]</span></a> En ce temps-là, pour être tout à fait exact, il ne fallait -guère de passeport que pour débarquer en Turquie, en -Russie et en Perse. Mais, depuis, le progrès a marché; et -actuellement, aucune frontière n'est exonérée de cette -coûteuse formalité.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_67" id="Footnote_2_67"></a><a href="#FNanchor_2_67"><span class="label">[2]</span></a> <i>Le Livre</i>, le Coran.</p></div> -</div> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span></p> - -<h2>HISTOIRE DE CHAT</h2> - -<p class="dedic"><i>A mon maître Pierre Louÿs.</i></p> - -<p class="p2">Le commencement de l'histoire, ce fut aux -marches de marbre du débarcadère d'artillerie, -à Top-Hané.</p> - -<p>En ce temps-là, Constantinople était encore -turque, tout à fait. C'est-à-dire qu'on y était -presque en France; comme on y est presque en -Angleterre, aujourd'hui.</p> - -<p>Le canot de notre croiseur était à quai. Nous -étions trois officiers près de rentrer à bord. -Comme nous allions embarquer, un chat gris -surgit je ne sais d'où et vint tout au bord de -l'eau flairer nos avirons.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span>—Tiens!—dit quelqu'un,—un chat turc!</p> - -<p>Il était turc indubitablement, puisqu'il n'avait -pas peur de nous. Les chats de Constantinople, -en effet, se divisent en deux catégories bien -tranchées: les chats turcs, qui habitent les -quartiers musulmans où tout chacun fut toujours -bon pour les bêtes; et les chats grecs ou -arméniens, qui habitent les quartiers <i>rayas</i>, où -les chrétiens d'Orient, grégoriens ou orthodoxes, -sont assez bassement cruels pour tout -ce qui est faible. Les chats de ces quartiers-ci -se sauvent tant qu'ils peuvent dès qu'ils aperçoivent -figure humaine.</p> - -<p>Le chat gris de Top-Hané était un chat turc; -en sorte qu'après une hésitation très courte il -prit son parti et, d'un bond, fut au milieu du -canot français.</p> - -<p>Un canotier, gentiment, le happa par la peau -du cou:</p> - -<p>—Faut-il le remettre à terre, capitaine?</p> - -<p>Il s'adressait à moi: j'étais le plus ancien -officier. Je haussai les épaules:</p> - -<p>—Gardons-le, ce chat ... s'il veut absolument -mettre son sac à bord!...</p> - -<p>Le sourire des hommes approuva. Sur les -vaisseaux de la République, on est exactement -<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span>comme dans les villes de Turquie: bon pour -les bêtes.</p> - -<p class="p2">Une demi-heure plus tard, le chat gris, juché -sur mon épaule, passa la coupée du croiseur. -Et, l'instant d'après, je le déposai sur les coussins -du carré<a name="FNanchor_1_68" id="FNanchor_1_68"></a><a href="#Footnote_1_68" class="fnanchor">[1]</a>. Un carré, c'était du nouveau, -pour un chat. La petite tête grise, curieuse, mais -confiante, tendit vers les quatre points cardinaux -un museau triangulaire et deux yeux -ronds. Nous n'étions pas des gens somptueux, -il s'en fallait: on mangeait sans nappe à notre -table. Sur cette table de simple teck, perforés -en quinconces pour les chevilles à roulis, le chat -turc estima qu'il pouvait bien sauter; et nous -estimâmes qu'il n'avait pas eu tort. C'était -l'heure du dîner. On mit un poisson dans une -assiette et l'on poussa l'assiette sous le nez du -chat, qui ne fit point de cérémonies.</p> - -<p class="p2">C'était d'ailleurs un chat très maigre. Dans -les quartiers turcs de Constantinople, il n'y a -<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span>jamais beaucoup à manger pour les animaux -parce qu'il y a toujours très peu à manger pour -les hommes.</p> - -<p class="p2">Et ce qui devait arriver arriva: le chat -mangeant trop vite s'étrangla; s'étrangla tout -de bon, une longue arête lui ayant percé la -gorge.</p> - -<p>Il suffoqua tout de suite et râla, les quatre -pattes écartelées, le nez en l'air, la gueule désespérément -ouverte.</p> - -<p>Immédiatement, chacun repoussa sa chaise, -et l'on fit cercle autour du chat. Les yeux -dilatés de la bestiole nous dévisageaient tous, -les uns après les autres, comme pour un -suprême recours en grâce.</p> - -<p>Et, d'instinct, je me tournai, moi, vers le -médecin du bord:</p> - -<p>—Docteur, on ne peut rien faire pour cette -bête?</p> - -<p>—Peut-être bien!... pourquoi pas?...</p> - -<p>Notre docteur était un vieil homme qui s'était -jadis conduit en héros dans je ne sais plus -quelle épidémie coloniale terrible comme une -grande guerre. Il y avait gagné un galon, une -rosette, et une infinie douceur dont il ne faisait -<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span>pas bénéficier les seuls hommes: les bêtes -en obtenaient leur part.</p> - -<p class="p2">Cependant, nous avions débarrassé un coin -de la table, et nous nous étions comptés quatre -pour y renverser le chat. Il gisait maintenant -sur le dos, les quatre pattes empoignées par -quatre mains, les deux mâchoires large écartées -et solidement tenues. Et le docteur, penché -sur lui, s'efforçait d'inspecter la gorge d'où -suintait un peu de sang. Au bout d'un temps, -le docteur se releva:</p> - -<p>—L'arête,—dit-il,—est entièrement sous -la muqueuse, impossible de la saisir ainsi. Il -faut un coup de bistouri!</p> - -<p>Quelqu'un plaignit le chat:</p> - -<p>—Pauvre bête!</p> - -<p>—Oh! il s'en tirera,—fit le médecin.—Un -coup de bistouri, ce n'est rien à donner. Je vais -faire le nécessaire... Mais tenez bien le chat!... -qu'il ne bouge pas!...</p> - -<p>Ce fut l'affaire de six secondes. Je tenais -l'une des pattes. Je sentis dans toute ma paume -et le long de tous mes doigts le profond tressaillement -de la bête entamée par l'acier. Le -chat râlait, il ne pouvait miauler.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span>L'instant d'après, c'était fini. L'arête était -extraite.</p> - -<p>—Attention!—fit l'opérateur:—lâchez -tous ensemble, au commandement ... sinon, -gare les griffes!... et sautez en arrière!—Attention!... -un, deux, trois... hop!</p> - -<p>Toutes les mains s'étaient ouvertes et nous -avions tous reculé. Très inutilement d'ailleurs: -le chat, roulant doucement sur lui-même, -s'était remis sur ses quatre pattes sans violence, -et ne montrait aucune colère.</p> - -<p>Quelqu'un dit:</p> - -<p>—On dirait qu'il ne nous en veut pas?... Il -a l'air de comprendre...</p> - -<p>Il comprenait sans doute. Il comprenait -même si bien, et il nous en voulait si peu, -qu'au bout d'un quart de minute il s'en fut -gravement vers le médecin tout éberlué, et, -levant vers lui le beau regard de ses yeux verts, -lui lécha les deux mains l'une après l'autre...</p> - -<p class="p2">C'était un chat turc...</p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_68" id="Footnote_1_68"></a><a href="#FNanchor_1_68"><span class="label">[1]</span></a> Faut-il expliquer aux lecteurs français, mal au fait -des choses de la mer, que la <i>coupée</i> d'un navire est exactement -la porte par laquelle on y peut entrer, et que la -grand'chambre des officiers s'appelle un <i>carré?</i></p></div> -</div> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span></p> - -<h2>HISTOIRE DE CHIENS</h2> - -<p class="dedic"><i>Pour la Souléïmanieh djami.</i></p> - -<p class="p2">Pour commencer, il faut qu'on le sache: -j'aime les chats et je n'aime pas les chiens. -Goût, certes, bizarre et déraisonnable: l'homme, -animal égoïste au plus haut point, prise d'abord -chez les animaux, ses voisins, la servilité, -l'obséquiosité et la platitude, toutes vertus -«chiennes» par essence. J'apprécie, moi, l'indépendance, -l'orgueil et la dignité, trois vices -que les chats possèdent et cultivent. Rien ne -m'est plus odieux que de subir, à propos de rien, -la tendresse exubérante du premier chien inconnu, -et son entêtement à lécher la poussière -de mes bottes. Rien ne me plaît autant que -d'obtenir, à grand effort de politesse délicate -<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span>et d'attentions choisies, la sympathie rarement -exprimée de mon propre chat, lequel, d'ailleurs, -a toujours refusé de se considérer comme mon -esclave et consent seulement à être mon ami.—Vous -me trouvez ridicule?—Soit! Mais -dites-vous bien que si je ne vous rends pas, -moi, la pareille, c'est par pure et simple courtoisie! -Je me tais, mais je n'en pense pas -moins...</p> - -<p>Donc, j'aime les chats et je n'aime pas les -chiens. A cette règle, j'apporte toutefois une -exception: il est une race de chiens que j'ai -aimée et que j'aime. Ne cherchez pas laquelle. -Il ne s'agit ni de colleys, ni de loulous, ni de -fox. Je professe à l'endroit de toutes ces bêtes -de luxe la même horreur dégoûtée. Et je n'ai -guère moins de mépris pour les bêtes de garde -ou pour les bêtes de chasse. La seule race -canine qui trouve grâce à mes yeux n'est pas -une race domestique: c'est la race très primitive -des chiens errants de Turquie, chiens -véritablement libres, sans maître ni chenil, -sans laisse ni collier, chiens dédaigneux et -faméliques, chiens fiers, chiens, pour tout -dire, très peu «chiens», et presque dignes -d'être «chats».</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span>A ces bêtes demi-sauvages, la vie indépendante -a conservé des vertus qui ne se trouvent -plus dans la niche de Mirza, ni d'Azor: les -chiens turcs,—chiens de Scutari, chiens -de Brousse, chiens de Konia, et jadis chiens de -Constantinople<a name="FNanchor_1_69" id="FNanchor_1_69"></a><a href="#Footnote_1_69" class="fnanchor">[1]</a>,—les chiens musulmans, -chiens libres, sont graves, raisonnables, pensifs -et philosophes. Ils endurent en silence la pluie -et la neige, mais, par contre, n'endurent -d'aucune façon les injures des méchants -hommes, et ne savent pas lécher la main qui -les frappe. Ce qui ne les empêche pas d'être de -très bons chiens, pacifiques et courtois, mordant -seulement quand il est indispensable de -mordre. J'imagine que la société de leurs compatriotes, -les hommes turcs, leur a servi d'éducation: -car les hommes turcs sont eux-mêmes -des hommes excellents, très courtois et très -pacifiques, et qui jamais n'ont abusé de leur -force pour battre enfants, femmes ni animaux. -Peu importe, d'ailleurs: éduqués on non, les -chiens errants de Turquie sont d'irréprochables -chiens. Et le gouvernement jeune-turc, qui, -sous prétexte de civilisation, prétexte aussi -<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span>vaniteux que barbare, en massacra naguère -soixante ou quatre-vingt mille à Stamboul, à -Galata, à Péra, et dans tous les villages du -Bosphore, se montra dans cette occurrence infiniment -plus cruel et sanguinaire que jamais -n'avait été le vieil Abd-ul-Hamid, Sultan prétendu -Rouge. Par la suite, ce même gouvernement -massacra pareillement la Turquie elle-même. -Il ne fallait pas être grand prophète -pour prévoir ceci, ayant vu cela...</p> - -<p>Mais c'est de chiens qu'il s'agit ici et non -d'hommes,—<i>insh'Allah!</i>...</p> - -<p>Or, les chiens errants de Turquie ne vivent -pas du tout, comme vous pourriez le croire, en -chiens anarchistes, sans traditions, coutumes, -code et lois. Leur République est, au contraire, -un État merveilleusement policé. Et il me fut -donné jadis d'en admirer la civilisation pittoresque, -à Constantinople même, au temps où -Constantinople possédait encore sa population -de chiens libres. Constantinople, capitale à -peine moins vaste que Paris, se divise en -une centaine de quartiers. Pareillement, les -chiens de Constantinople se répartissaient en -une centaine de hordes, dont chacune, domiciliée -dans un quartier qui lui était propre, -<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span>n'en sortait jamais, et veillait avec rigueur à -ce qu'aucun chien d'autre quartier n'y risquât -ses pattes. Moyennant quoi, la République -vivait en paix. Chaque mère de famille élevait -sans bataille sa progéniture, et obtenait -de plein droit la meilleure place aux tas d'ordures -d'où la communauté tirait le plus clair -de son humble subsistance. Oh! ce n'étaient -point là festins, ni banquets. Mais le chien turc -est sobre. Et il sait attendre patiemment l'aubaine -rarissime du passant débonnaire, en -humeur d'acheter, pour les pauvres chiens, deux -<i>métallicks</i><a name="FNanchor_2_70" id="FNanchor_2_70"></a><a href="#Footnote_2_70" class="fnanchor">[2]</a> de pain noir, régal miraculeux -dont toute une famille se pourlèche plusieurs -jours durant.</p> - -<p>Il m'est arrivé, à moi, qui écris cette histoire, -d'être ce débonnaire passant.</p> - -<p>Je me souviens d'un jour très ensoleillé... -C'était il y a bien des années, un jour de -juillet ... oui: le 20 juillet 1904. L'histoire est -vraie, vous voyez ... je n'invente pas... Ce jour-là, -j'étais, aux approches de midi, sur le point -d'entrer dans le harem de la Souléïmanieh -djami... La Souléïmanieh djami, c'est la plus -<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span>splendide des splendides mosquées de Stamboul, -et l'on nomme <i>harem</i> la grande cour -carrée et cloîtrée qui précède les sanctuaires -musulmans.</p> - -<p>J'allais donc entrer là. Non pas seul: une -amie m'accompagnait, une amie qui, ce 20 juillet-là, -m'accompagnait pour la première fois, -et qui, depuis, n'a jamais cessé, même après -qu'Allah eut séparé nos destinées, de marcher -à côté de moi sur tous les plus durs chemins -de ma vie...</p> - -<p>Nous étions, elle et moi, fatigués. Devant la -porte de la mosquée, trois grandes colonnes de -porphyre gisaient, renversées par les siècles; -trois colonnes qui, sans doute, soutinrent -quelque portique du temple byzantin debout, -il y a six cents ans, en ce même lieu... Et, sur -le fût d'une de ces trois colonnes, mon amie -et moi nous assîmes.</p> - -<p>Alors, tout à coup, une chienne turque sortit -d'un trou creusé sous la colonne; une très -jeune chienne dont les mamelles longues et -plates attestaient un allaitement tout juste -achevé: une pauvre chienne, dont les côtes -saillaient pointues sous la peau. Évidemment, -il n'y avait guère à manger dans le quartier, -<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span>surtout pour une maman dont les bébés, sevrés -de la veille, commençaient probablement -d'avoir faim sans rime ni raison.</p> - -<p>Mon amie appela la chienne, et la chienne, -ayant d'abord réfléchi prudemment, vint. Un -marchand de pain noir passait fort à propos -sur la grande place déserte. Je le hélai et mon -amie acheta beaucoup, beaucoup de pain noir. -La chienne, éblouie, vit sous ses pattes une -semaine pour le moins de liesse et de bombance...</p> - -<p>Pénétrée de gratitude, cette chienne-là,—une -maman chienne,—voulut prouver sur-le-champ -sa joie et sa confiance. Et, pour ce faire, -elle fit comme auraient fait toutes les autres -mamans de l'univers: plongeant avec précipitation -dans son trou, sous la colonne, elle en -émergea l'instant d'après, portant à bout de -gueule deux chiots, qui étaient les siens, et -qu'elle nous présenta dans toutes les règles les -plus protocolaires. C'étaient de jolis chiots: -aussi potelés, aussi grassouillets que leur mère -était elle-même étique, ce dont elle semblait -tirer un bien légitime orgueil. Sous nos yeux, -pour que nous ne nous méprenions pas sur le -sens de cette maigreur et de cet embonpoint -<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span>significatifs, notre nouvelle amie partagea à -coups de dents, entre ses deux marmots, le -repas du jour, puis s'en fut remiser en lieu sûr -le surplus des provisions. Après quoi, revenant, -elle dîna des restes de ses petits, et les chiots -laissaient peu de restes. Puis, enfin, la famille -entière réintégra sa façon de terrier.</p> - -<p>—Quand je ne serai plus ici,—me dit alors -mon amie... (elle allait s'en retourner vers son -pays très, très lointain, et plus froid que neige -et que givre...)—quand je ne serai plus ici, -vous reviendrez sur cette place, et vous achèterez -encore du pain pour ces mioches et pour -leur maman ... n'est-ce pas?... Promettez?...</p> - -<p>Je promis. Et je tins. Je revins...</p> - -<p>Je revins au bout d'une quinzaine. Sur le -même fût de colonne je me rassis. Et la place -autour de moi brilla de sa même magnificence. -Il faisait le même soleil, éblouissant. Et -pourtant, parce que, cette fois, j'étais seul là -où nous avions été deux, il me parut que toute -la splendeur du lieu était ternie.</p> - -<p>Le trou sous la colonne ouvrait son boyau -sombre. La mère chienne n'était pas là. Mais -je devinais qu'elle ne pouvait être bien loin, le -code canin lui interdisant toute excursion -<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span>hors du quartier. J'attendis donc. Et, en attendant, -l'idée me vint d'enfoncer un bras dans la -tanière. Les chiots y devaient être. Ma main -rencontra, en effet, le petit tas de chair tiède. -Alors, pour les voir à mon aise, je pris les deux -bestioles l'une après l'autre et les mis au soleil. -Ils pleurèrent incontinent, pas très fort.</p> - -<p>Pas très, mais assez! Dans le temps de trois -gémissements, le quartier entier, flairant un -crime possible, accourut à la rescousse. Je fus -le centre d'un cercle de cinq cents chiens, tous -hurlant à plein gosier. Aucun, d'ailleurs, ne -montrait les dents: les petits chiots, intacts à -mes pieds, prouvaient mon innocence. Mais je -crois bien que, coupable, mes mollets, pour le -moins, eussent couru quelques risques.</p> - -<p>Et, alors, un véritable coup de théâtre se -produisit:</p> - -<p>La mère chienne, avertie, arrivait déjà, -galopant au secours de sa progéniture. Elle -se précipitait, toute langue dehors, craignant -sans doute le pire. Mais tout à coup, elle me -vit et me reconnut.</p> - -<p>Alors, ce fut le plus étrange, le plus prodigieux -spectacle! En un clin d'œil, il n'y eut -plus un seul chien sur la place. Tous, informés -<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span>par un aboi éperdu, avaient fait demi-tour. Et -la chienne, à plat ventre dans le sable, et la -langue sur mes souliers, me suppliait, visiblement, -d'accepter mille excuses, et les plus -humbles, pour l'inconvenante réception qui -venait de m'être faite, de m'être faite à moi! -un ami, un bienfaiteur! à moi, que ces bébés -stupides n'avaient même pas su reconnaître!... -outrage inconcevable, qu'on me conjurait de -daigner oublier!...</p> - -<p>Quand j'eus caressé la pauvre tête aplatie, et -hélé le marchand de pain noir, pour sceller d'un -festin notre réconciliation, la mère, relevée d'un -bond et joyeuse, fit d'abord mille pirouettes. -Mais ensuite, ramenée au souci de son devoir -maternel, elle me stupéfia par la plus extraordinaire -preuve d'intelligence et de civilisation -qui jamais m'ait-été donnée par aucune bête -au monde:</p> - -<p>Attrapant d'une gueule vigoureuse ses deux -chiots l'un après l'autre, elle vint les secouer, -sévèrement, sous mes yeux: sans nul doute, en -manière de correction indispensable et légitime. -Il seyait évidemment de ne pas molester les -hommes charitables qui achètent pour les chiens -affamés le précieux pain noir. Et il seyait -<span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span>d'enfoncer dans la caboche des bébés chiens -cette vérité utilitaire, fût-ce à bons coups de -dents dans les oreilles...</p> - -<p class="p4"><i>P.-S.—Il est superflu de rappeler ici l'abominable, -le hideux massacre qui supprima les -chiens errants de Stamboul, en 1910. Mais il -n'est que juste d'innocenter les Turcs, les vrais -Turcs musulmans, de ce crime imbécile. C'était -alors le règne despotique du comité Union et -Progrès, dont l'incapacité conduisit si promptement -l'Empire ottoman vers sa ruine. Et la -municipalité constantinopolitaine, qui décréta -la suppression de ces cent mille chiens inoffensifs, -comptait dans ses membres toutes sortes -d'éléments, parmi lesquels l'élément turc ne -dominait pas.</i></p> - -<p><i>Il y a d'ailleurs Turc et Turc. Le Turc mi-occidental, -le Jeune-Turc, encanaillé par trop -de contacts avec les Levantins, qui furent de -tout temps les mauvais génies de la Turquie, -ne m'a jamais rien dit qui vaille. Mais ce Turc-là -n'est qu'une exception, Et l'autre Turc, le -vrai, celui qui peuple vraiment la Turquie, le -<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span>vieux Turc insouciant de politique, le Turc -simple et doux qui ne sait que bêcher son -champ, paître son troupeau, et travailler de ses -mains à quelque honnête métier villageois, ce -Turc-là, que j'ai connu, que j'ai fréquenté chez -lui, dans ses hameaux d'Europe et d'Asie, ah! -croyez-m'en! nulle part au monde n'existe -homme plus digne d'être respecté, honoré, -aimé, nul homme dont l'humanité puisse, à -meilleur droit, s'enorgueillir!</i></p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_69" id="Footnote_1_69"></a><a href="#FNanchor_1_69"><span class="label">[1]</span></a> Cf. le <i>post-scriptum</i> de ce conte.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_70" id="Footnote_2_70"></a><a href="#FNanchor_2_70"><span class="label">[2]</span></a> Un <i>métallick</i>, ou sou (piécette de <i>métal</i>, d'un métal -autre que l'or ou l'argent).</p></div> -</div> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span></p> - -<h2>TRIPOLITAINE</h2> - -<p class="dedic"><i>Pour le capitaine de vaisseau Pierre Loti.</i></p> - -<p class="p2">Hors du prétoire, un feu de peloton crépita. -Lors, Antonio Onaglia, greffier de la cour -martiale, tourna sa face napolitaine, glabre et -grasse, vers le profil busqué du colonel Carlo -Torelli,—Piémontais, président,—pour -annoncer d'une voix ânonnante:</p> - -<p>—Justice est faite!</p> - -<p>A quoi le colonel président répliqua d'un -ordre bref:</p> - -<p>—Appelez la cause suivante!</p> - -<p>Et trois nouveaux accusés entrèrent, garrottés -si prudemment que le sang leur sortait -par-dessous les ongles.</p> - -<p>C'étaient trois Arabes encore, tout comme -<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span>ceux qu'on venait d'exécuter; trois Arabes fort -pouilleux: un vieillard, un enfant et un -homme. Tous trois portaient le burnous et le -fez,—deux chefs d'accusation déjà majeurs;—et, -pour comble, leurs six mains, étalées -sous les yeux des juges, montraient des traces -noires bien suspectes. Cela sentait la poudre à -plein nez. Donc, point d'erreur probable: la -cour, une fois de plus, se trouvait en face -d'un trio de ces bandits coupables d'avoir, -quelques heures plus tôt, traîtreusement attaqué -les braves troupes italiennes. Le crime -était patent. La fusillade s'imposait donc.</p> - -<p>Carlo Torelli, colonel et président, s'inclinait -déjà vers ses assesseurs, et ceux-ci déjà -opinaient. Toutefois, le double geste ébauché -ne s'acheva pas. Dans le prétoire, ouvert à -deux battants, comme la loi l'exige, deux -hommes venaient d'entrer, deux Européens, -deux étrangers, deux journalistes, comme en -témoignaient leurs kodaks en bandoulière et -leurs carnets sans cesse crayonnés. D'un coup -d'œil gêné, Carlo Torelli toisa ces deux -hommes. L'un était Anglais, l'autre Français. -Ironiques et impassibles, tous deux considéraient -la cour. Carlo Torelli, président, toussa -<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span>d'abord, hésita ensuite, et se résigna enfin,—par -égard pour la presse occidentale, et quel -que fût le temps perdu,—à ne pas condamner -sans interrogatoire.</p> - -<p>Il appela donc:</p> - -<p>—Interprète!</p> - -<p>Et le drogman s'étant précipité:</p> - -<p>—Vous trois, qui êtes-vous?</p> - -<p class="p2">Or, avant même que l'interprète eût traduit -en arabe la question, l'un des accusés,—celui -qui n'était ni l'enfant, ni le vieillard,—avança -d'un pas, haussa ses mains garrottées, et, parlant -d'une voix nette, en italien très pur, -répondit:</p> - -<p>—Monsieur le président, je suis, moi, -Ahmed bey Alledine, colonel au service de Sa -Majesté Impériale le Sultan; et ceux-ci sont -mon père, Mehmed pacha, général de brigade -en retraite, et mon fils, Arif, soldat volontaire.</p> - -<p>Sur la cour martiale, une stupeur s'abattit. -Ces gens-là,—déguenillés, hirsutes,—ces -va-nu-pieds, pris tels quels, sans insignes et -sans galons, au coin d'une haie?—des soldats?—de -vrais soldats? des officiers turcs? -des officiers?!! Allons donc! Carlo Torelli se -<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span>retint d'éclater de rire, et d'envoyer, sans plus -ample information, ces trois mauvais plaisants -au mur. Sous l'œil trop attentif des deux journalistes -occidentaux, il crut bon toutefois de -questionner encore:</p> - -<p>—Avez-vous des papiers, des papiers officiels, -à l'appui de vos dires?</p> - -<p>Ahmed bey Alledine, de ses deux mains -liées, fouilla dans les plis de son burnous:</p> - -<p>—Voici ma commission.</p> - -<p>Il précisa, durant que le Piémontais, encore -incrédule, examinait de tout près cette commission -inattendue:</p> - -<p>—Veuillez faire constater par votre drogman -que le séraskier<a name="FNanchor_1_71" id="FNanchor_1_71"></a><a href="#Footnote_1_71" class="fnanchor">[1]</a> m'accrédite comme -colonel commandant le deuxième régiment des -volontaires arabes du vilayet de Tripoli. Ceci -pour vous bien démontrer que, chef de soldats -sans uniforme, j'ai dû, pour ne pas me distinguer -de mes hommes, renoncer moi-même à -mon ancienne tenue de colonel ottoman.</p> - -<p>Ahmed bey Alledine, ayant ainsi dit, se tut.</p> - -<p>Et un tel silence succéda qu'on put entendre, -dans tout le prétoire, le grattement léger des -<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span>crayons sur le papier des carnets, durant que -les deux journalistes griffonnaient leurs notes.</p> - -<p>Carlo Torelli, à la fin, se ressaisit pourtant, -et reprit contenance.</p> - -<p>Froissant d'une main brusque l'importune -commission, il fit tête, les yeux relevés vers le -Turc impassible:</p> - -<p>—Admis!—dit-il, la voix sèche.—Admis. -Vous êtes le colonel Ahmed.—Il n'ajoutait pas -le titre, ni le nom noble, inconscient peut-être -de son insolence.—Vous êtes le colonel -Ahmed. Et après?</p> - -<p>Muet, l'accusé haussa les sourcils.</p> - -<p>—Oui, après?—répéta Carlo Torelli, président.—Cela -change-t-il quoi que ce soit à -l'affaire? Vous êtes accusé d'avoir, le 26 octobre -dernier, avant-hier, attaqué traîtreusement, -par derrière, les troupes italiennes. Niez-vous -le fait?</p> - -<p>Ahmed bey, dédaigneux, sourit:</p> - -<p>—Il n'y a point de traîtrise chez nous, Turcs, -monsieur! et pas même dans notre façon de -déclarer la guerre, sachez le bien! Je ne vous -ai pas attaqués traîtreusement: je vous ai -attaqués, tout court.</p> - -<p>—Par derrière!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span>—Par derrière, en effet! puisque, comme -jadis en Abyssinie, vous avez été assez mauvais -soldats pour vous laisser tourner par un adversaire -inférieur en nombre.</p> - -<p>—Supérieur.</p> - -<p>—Inférieur! Vous êtes 50.000 Italiens. -Nous sommes 3.000 Ottomans, appuyés par -18.000 Arabes. Mon régiment, avant-hier, ne -comptait pas 400 fusils.</p> - -<p>—Où sont-ils, ces fusils?</p> - -<p>—Ne vous en inquiétez pas! Ce n'est point -en vain que notre arrière-garde s'est sacrifiée -pour assurer la retraite. Des quatre cents, vous -en retrouverez trois cent cinquante en face de -vous à la prochaine affaire. Restent cinquante. -De ceux-là, je veux dire des braves gens -qui les portaient, quinze sont tombés au feu,—quinze -seulement: vous tirez assez mal!—et -trente-cinq, l'arrière-garde, tombent en ce -moment même au mur, assassinés par vous, -cour martiale.</p> - -<p>Le Piémontais bondit dans son fauteuil.</p> - -<p>—Exécutés, monsieur! exécutés légalement, -après jugement en forme! Vos soi-disant -soldats ne sont que des bandits, et c'est -après avoir fait leur soumission à l'Italie qu'ils -<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span>ont repris les armes contre elle, et tiré dans -notre dos!</p> - -<p>Pour la première fois, le Turc fronça les -sourcils:</p> - -<p>—Monsieur,—dit-il rudement,—il faut -être bien lâche pour insulter des morts!</p> - -<p>Et comme l'insulteur cherchait une réplique:</p> - -<p>—Tout ce que vous dites est d'ailleurs faux,—reprit -Ahmed bey Alledine;—et vous le -savez. Mes soldats ne se sont jamais soumis -à vous,—non plus qu'aucun autre Arabe des -régiments volontaires, non plus qu'aucun caïd -indépendant. Pas un chef n'est venu reconnaître -votre drapeau.</p> - -<p>—Allons donc! Cent, deux cents chefs sont -venus, solennellement.</p> - -<p>—Cent, deux cents mendiants, juifs pour la -plupart, par vous-mêmes déguisés en chefs! -Cela peut compter aux yeux de l'Europe, -complice de votre brigandage<a name="FNanchor_2_72" id="FNanchor_2_72"></a><a href="#Footnote_2_72" class="fnanchor">[2]</a>. Cela ne -compte pas à nos yeux musulmans. Cela ne -<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span>compte pas non plus aux yeux d'Allah, notre -juge à tous deux, vous et moi.</p> - -<p>Carlo Torelli, colonel et président, jeta vers -les deux journalistes, qui écrivaient toujours, -un coup d'œil oblique. Puis:</p> - -<p>—Injures et calomnies!—prononça-t-il, -solennel.—Peu importe! d'un prisonnier, rien -ne blesse. Je passe donc outre. A présent, -veuillez moins parler, et mieux répondre. Vous -avouez avoir participé à l'attaque du 26 octobre?</p> - -<p>Ahmed bey inclina la tête:</p> - -<p>—Je l'ai commandée.</p> - -<p>—Bien. Les deux hommes qui sont là y ont -pris part aussi?</p> - -<p>—Oui. Mon fils est soldat, et mon père, -général en retraite, est redevenu soldat en -s'engageant dans mon régiment.</p> - -<p>—Bien. Tous trois, vous vous êtes battus -sans uniforme?</p> - -<p>—Oui. Vous savez pourquoi.</p> - -<p>—Bien. Et vous avez commandé ou encadré -des indigènes tripolitains?</p> - -<p>—Des Arabes du vilayet turc de Tripoli, -citoyens ottomans, soldats ottomans, oui.</p> - -<p>—Bien. Il suffit.</p> - -<p>Cette fois, Carlo Torelli, président de la -<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span>cour martiale, se pencha tout de bon vers ses -deux assesseurs, et ceux-ci, tout de bon, opinèrent -du chef.</p> - -<p>Souriants, méprisants, les trois Turcs attendaient -la sentence. Pour la prononcer, Carlo -Torelli, par égard pour la presse occidentale -encore, jugea décent de se lever:</p> - -<p>—La cour,—dit-il, parlant à présent du -ton le plus courtois,—la cour, après interrogatoire -des accusés, et retenant leur aveu formel -d'avoir fait partie d'un corps irrégulier, -lequel a porté les armes et combattu après soumission -jurée, les condamne à la peine de mort -et ordonne qu'il soit procédé sur l'heure à -l'exécution</p> - -<p>—Jugement sans appel, enregistré!—ânonna -Antonio Onaglia, greffier, Napolitain.</p> - -<p>Des trois condamnés, pas un n'interrompit -son sourire.</p> - -<p>L'homme, Ahmed bey, dit seulement, du ton -le plus ferme:</p> - -<p>—<i>Padishah'm tchok yacha</i><a name="FNanchor_3_73" id="FNanchor_3_73"></a><a href="#Footnote_3_73" class="fnanchor">[3]</a>.</p> - -<p>Et le vieillard, Mehmed pacha, ajouta, d'une -voix sereine:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span>—<i>Allah ekber!</i><a name="FNanchor_4_74" id="FNanchor_4_74"></a><a href="#Footnote_4_74" class="fnanchor">[4]</a>.</p> - -<p>Quant à l'enfant, respectueux devant ses -père et grand'père, il se tut.</p> - -<p>Les carabiniers les emmenèrent.</p> - -<p>Hors du prétoire, un feu de peloton crépita.</p> - -<p>Lors Antonio Onaglia, greffier, annonça:</p> - -<p>—Justice est faite!</p> - -<p>Et Carlo Torelli, président, ordonna:</p> - -<p>—Appelez la cause suivante.</p> - -<p class="p2">Or, comme il prononçait le dernier mot, il -rougit légèrement et détourna la tête, pour ne -pas voir les deux journalistes, le Français et -l'Anglais, qui, tous deux, s'étaient levés l'instant -d'avant pour saluer chapeau bas les trois -martyrs marchant à la mort, mais qui, maintenant -tête couverte, tournant le dos à la cour -martiale, sortaient du prétoire, et, passant le -seuil, y crachaient<a name="FNanchor_5_75" id="FNanchor_5_75"></a><a href="#Footnote_5_75" class="fnanchor">[5]</a>.</p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_71" id="Footnote_1_71"></a><a href="#FNanchor_1_71"><span class="label">[1]</span></a> Le <i>séraskier</i>,—le ministre de la guerre de l'empire -ottoman.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_72" id="Footnote_2_72"></a><a href="#FNanchor_2_72"><span class="label">[2]</span></a> Complice en effet, puisque personne en Europe ne -protesta contre l'agression italienne, et que seule l'Allemagne, -par une adroite habileté, sut exprimer alors sa -sympathie aux Turcs. Qu'on s'étonne après cela qu'en 1914 -la Turquie s'en soit souvenue!...</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_73" id="Footnote_3_73"></a><a href="#FNanchor_3_73"><span class="label">[3]</span></a> Vive l'empereur!</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_74" id="Footnote_4_74"></a><a href="#FNanchor_4_74"><span class="label">[4]</span></a> Dieu est grand!</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_75" id="Footnote_5_75"></a><a href="#FNanchor_5_75"><span class="label">[5]</span></a> Écrit avant 1914. L'auteur toutefois, n'ayant rien -avancé que la vérité, n'en retire rien. D'autant que, lui-même -ayant eu l'honneur de servir sous le maréchal -Lyautey, sait qu'il est d'autres méthodes que les fusillades -pour importer en terres d'Islam notre civilisation d'Occident.</p></div> -</div> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span></p> - -<h2>CELUI QUI EST MORT</h2> - -<p class="dedic"><i>Aux derniers Turcs encore debout.</i></p> - -<p class="p2">C'est à Constantinople que je fis sa connaissance. -Il y a longtemps de cela. C'était, si j'ai -bonne mémoire, en 1902 ou 1903. J'étais alors -officier de quart à bord du stationnaire français; -et lui, capitaine d'état-major, aide de camp de -Sa Majesté Impériale, Sultan Abd-ul-Hamid II. -Nous fûmes tout de suite très bons amis; d'abord -parce qu'il parlait un irréprochable français, -délicieux à savourer, quand on s'était longuement -usé l'intelligence à interpréter le -français tout autre, et vraiment spécial, que -pratiquent les chrétiens du cru, les <i>rayas</i>; -<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span>ensuite, parce qu'il portait un superbe uniforme -rouge et bleu, étonnamment pareil aux uniformes -de chez nous, aux chers uniformes -pimpants de notre ancienne armée, de celle -qui remporta les victoires d'Inkermann et de -Solférino... Mon père en avait été, toute sa vie -durant, de cette armée-là, et ce capitaine turc -me fit l'effet d'un lointain cousin retrouvé tout -à coup, par très grand hasard.</p> - -<p>Il s'appelait Arif,—Arif bey, car il était -bey, étant fils de pacha. La démocratique Turquie -admet cette noblesse à deux degrés, semi-héréditaire, -et qui ramène à la roture le petit-fils -de l'homme anobli. Le père d'Arif, vieux -soldat naïf comme une jeune fille, avait conquis -son titre sabre au poing, sur dix champs -de bataille, de Sébastopol à Plewna. Peut-être -s'était-il battu en Crimée à côté de mon père -à moi.</p> - -<p>Tant qu'il y aura par le monde des Français -et des Turcs, ils feront ensemble bon ménage, -car les uns et les autres sont frères en bravoure. -Cette fraternité-là en vaut d'autres.</p> - -<p class="p2">Bref, je devins l'ami très intime d'Arif bey.</p> - -<p>C'était un beau grand gars à longues moustaches -<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span>blondes, et dont les yeux très bleus vous -regardaient toujours droit au visage sans jamais -se dérober ni fléchir. Il plaisait fort. Aux mercredis -de l'ambassadrice d'Angleterre, chez qui -nous nous étions rencontrés pour la première -fois, maintes jolies femmes très occidentales le -regardaient avec intérêt, et plusieurs d'entre -elles ne se firent guère prier, j'en ai peur, pour -frotter leurs peaux chrétiennes contre le cuir -mécréant de cet infidèle, cuir d'ailleurs fort -appétissant, circonstance bien atténuante. Un -Turc, n'allez pas vous figurer que ça ressemble -de près ni de loin à aucune espèce de nègre! -Dieux, non! Au milieu du pêle-mêle balkanique,—parmi -les Grecs à cheveux bleus, les -Bulgares à pommettes jaunes, les Arméniens à -nez crochu,—les vrais Osmanlis, mi-Circassiens, -mi-Turkmènes, font plutôt figure -d'hommes du nord, d'Anglais ou de Flamands, -voire de Français, fourvoyés, Allah sait pourquoi! -dans la galère levantine.</p> - -<p>Peu nous chaut d'ailleurs. Tel que sa mère -l'avait fait, Arif n'était nullement haï d'un respectable -nombre de belles dames européennes; -et lui-même ne les détestait point, n'en détestait -aucune. Bon musulman,—sans doute pratiquait-il -<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span>envers elles toutes la plus équitable -polygamie? Rien à redire là-dessus. J'en parle -du reste au jugé: Arif était trop gentilhomme -pour se jamais permettre, sur le chapitre de ses -multiples amies, la plus imperceptible confidence. -Mais le Tout-Constantinople est bavard. -Et les potins étaient légion.</p> - -<p>Je me souviens, entre dix autres malheureuses, -d'une adorable Athénienne, tellement -dédaigneuse et silencieuse que le clan diplomatique -l'avait surnommée <i>la Muette</i>. Arif lui délia -si bien la langue que lui-même en fut surnommé, -du coup, <i>Portici</i>.—Portici, l'homme -qui a fait parler la Muette... Ne me battez pas! -c'est de l'esprit à la mode chrétienne d'Orient, -à la mode <i>pérote</i>.—Si vous ne savez pas ce -qu'est Péra, demandez à Pierre Loti de vous -l'apprendre.</p> - -<p>En tout cas, polygame ou le contraire, mon -ami Arif bey semblait s'accommoder à merveille -de la vie qu'il menait. Et de ma vie je ne -connus homme plus évidemment heureux, plus -constamment en joie et liesse. Amoureux, j'imagine -qu'il ne rencontrait guère de cruelles. -Soldat, j'ai lieu de croire que sa carrière lui -valait mainte satisfaction. Enfin, le fait est que, -<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span>de 1902 à 1904, je ne le vis pas trois jours de -suite mélancolique, et que j'appris de sa -bouche, sans nulle leçon préméditée, un véritable -répertoire de vieilles chansons musulmanes, -chefs-d'œuvre d'une extravagante drôlerie. -J'y ai puisé d'ailleurs une bonne gart de -ce que je sais aujourd'hui sur l'Islam. Et si j'ai -fini, notamment, par comprendre et sentir, -mieux peut-être que la plupart des hommes -d'Occident, Kipling et Loti exceptés, tout ce -que cet Islam méconnu recèle encore d'héroïque -insouciance et de résignation dédaigneuse, -après tant et tant d'années d'une -famine véritable, subie du fait des usuriers de -Grèce et d'Arménie, du fait aussi des financiers -cosmopolites, complices ... oui, si j'ai -compris et senti ces choses, c'est probablement -grâce aux éclats de rire d'Arif bey, mon -ami! et grâce aux chansons qu'il me chantait, -chansons turques, ironiques et courageuses...</p> - -<p class="p2">Ensuite la vie nous sépara. Ce fut à l'automne -de 1904. Un nouvel embarquement -m'expédia du Levant au Ponant. Arif quitta -Stamboul et s'en fut guerroyer au Hedjaz. Et le -<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span>temps se chargea d'allonger la distance entre -nous.</p> - -<p class="p2">Or, quatre ou cinq ans plus tard ... quatre -ans et quart, pour préciser: le 24 décembre -1908 ... une bonne chance me fit débarquer -à Paris juste à point pour le réveillon.</p> - -<p>Minuit sonnant, je m'asseyais en bruyante -compagnie avenue de l'Opéra, au café de -Paris. La boîte, naturellement, était pleine -comme un œuf. Je ne pus donc moins faire -que remarquer, à main droite, au fond du salon -<i>select</i>, une table vraiment somptueuse, en ceci -qu'elle était assez grande pour six convives -au moins, et qu'un seul couple s'y prélassait. -Couple d'ailleurs élégant, et de la bonne élégance. -A coup sûr, des gens bien, et discrets. -Rien du prince cosaque, ni du roi transatlantique. -La dame, fort belle, me faisait face et je -pus l'examiner à mon aise. Elle ressemblait -avec exactitude à n'importe quelle Parisienne, -et je m'y serais trompé, si je n'avais bientôt -remarqué, dans le regard et dans l'allure de -cette Parisienne-là, un étonnement contenu, -mais perpétuel, un effarement véritable,—l'effarement -d'une créature naguère sauvage ou -<span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span>recluse, et tout d'un coup lâchée en pleine bacchanale -civilisée,—en plein café de Paris un -24 décembre, à minuit.—Je m'avisai alors du -cavalier. Il me tournait le dos. Mais au bout -d'un moment, je réussis à l'entrevoir de profil. -Et je le reconnus du premier coup: c'était -Arif bey.</p> - -<p>Sitôt que je pus, je me levai de ma table, et -je parvins à me faufiler jusqu'à la sienne. Lui -aussi me reconnut sur-le-champ. Il renversa sa -chaise pour venir à moi plus vite. Et nous nous -serrâmes la main comme si nous nous étions -quittés la veille.</p> - -<p>Après quoi, et tout de go, Arif voulut me -présenter à sa compagne. Il me la nomma: -Natiché hanoum. Elle était une cousine à lui, -turque, bien entendu, et débarquée de l'Orient-express -le matin même. Il avait trouvé plaisant -la débaucher un peu dès son premier soir, pour -qu'elle oubliât plus vite le harem. Moi, de -rire, et je protestai: «Quoi donc? c'était -ainsi qu'on quittait le voile? qu'était devenu le -sévère <i>tcharchaf</i>,—la grande draperie noire, -à peine transparente, dont les dames musulmanes -s'enveloppent entières, des cheveux -aux chevilles, sitôt qu'elles mettent le bout -<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span>de leurs petits pieds hors de la maison?»</p> - -<p>Mais Arif riait plus fort que moi:</p> - -<p>—Eh! très cher! vous n'y songez donc plus? -Nous sommes en Révolution, ne l'oubliez pas!</p> - -<p>Rien n'était plus juste. Six mois plus tôt, le -Sultan Abd-ul-Hamid avait octroyé une constitution -à ses peuples. 1908, aux yeux des Turcs, -c'était,—pour un temps, pour le temps -d'alors!... pour un très petit temps!—1789. -Et quand Arif bey, à propos du visage nu de -sa belle cousine, prononça ce mot,—Révolution,—je -ne pus m'empêcher de songer à -nos propres révolutionnaires de l'avant-dernier -siècle. Eux aussi l'avaient cru,—et de très -bonne foi, la Bastille à peine prise!—que -l'heure des libertés, de toutes les libertés, -venait de sonner pour la France...</p> - -<p class="p2">Le lendemain, 25 décembre 1908, je fis visite -à mon ancien ami. Il s'était logé coquettement -entre Passy et Auteuil. Son séjour à Paris -pouvait se prolonger: le nouveau régime ottoman -l'avait chargé d'une mission en France.</p> - -<p>—D'une mission militaire, je suppose?</p> - -<p>—Militaire, barbare que vous êtes? non, -dieux! d'une mission agricole.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span>Qu'un soldat fût chargé d'acheter des moissonneuses, -cela ne me surprit pas outre -mesure. Les gouvernements révolutionnaires -ont assez l'habitude de ne pas s'obstiner sottement -à toujours mettre «the right man in the -right place»,—l'homme qu'il faut où il faut. -Les autres gouvernements aussi, pour être -juste.</p> - -<p>Mais je n'eus garde de souffler mot de ces -réflexions à Arif bey, car j'avais déjà constaté -qu'Arif bey, jadis aide de camp de Sa Majesté -Impériale, était présentement révolutionnaire, -Jeune-Turc. Il ne s'en cachait d'ailleurs pas.</p> - -<p>—Très cher,—me dit-il le plus chaleureusement -du monde,—la Turquie dormait, la -Turquie se réveille. Nous étions un peuple -arriéré, nous étions une nation de troisième -ou quatrième ordre; nous serons demain à -l'avant-garde de l'Europe, et l'Europe comptera -avec la puissance ottomane comme elle -compte avec la puissance anglaise ou avec la -puissance allemande.</p> - -<p>Malgré moi, je hochai la tête. Arif bey me -saisit les deux mains:</p> - -<p>—Vous n'y croyez pas!—s'écria-t-il.—Mais -je sais que vous nous aimez! et alors, -<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span>grâce à Dieu, vous aurez bientôt fait d'être -convaincu... Réfléchissez seulement une -minute: l'empire turc est-il moins vaste que -l'Allemagne ou que la France?</p> - -<p>—Certes non, tout au contraire.</p> - -<p>—Ne sommes-nous pas vingt ou vingt-deux -millions d'Ottomans? En 1789, vous n'étiez -guère davantage de Français.</p> - -<p>—C'est exact.</p> - -<p>—Enfin, vous avez vécu parmi nous. Eh -bien! répondez-moi en toute franchise: trouvez-vous -les Turcs moins braves, moins honnêtes, -moins intelligents qu'aucune autre race orientale, -et même que n'importe quelle autre race -d'Europe?</p> - -<p>Pour lui répondre, je me levai:</p> - -<p>—Arif, écoutez-moi bien...: ceci n'est pas -une flatterie:—Sur mon honneur d'officier -français, j'affirme que les Turcs musulmans, -vos compatriotes, sont parmi les plus courageux, -les plus loyaux, les plus probes de -tous les hommes. J'affirme pareillement qu'ils -sont doux et humains, contrairement aux -monstrueuses légendes sans cesse répandues -par vos ennemis, les chrétiens orthodoxes et -les Arméniens, tous gens fourbes et menteurs. -<span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span>J'affirme encore que le Turc est intelligent et -industrieux, au moins autant que le Serbe et -que le Hongrois plus que le Russe et que le -Bulgare...</p> - -<p>—Alors, très cher?</p> - -<p>—Alors... Alors, Arif, vous étiez hier -encore un peuple moyenâgeux, égaré parmi -les nations modernes; vous êtes, aujourd'hui -encore, un peuple mahométan, égaré parmi les -nations chrétiennes... Arif, au lieu d'acheter -des moissonneuses en France, je regrette que -vous n'achetiez pas des canons.</p> - -<p>—Oh!—dit-il,—j'ai plus de confiance que -vous dans la parole d'honneur de l'Europe<a name="FNanchor_1_76" id="FNanchor_1_76"></a><a href="#Footnote_1_76" class="fnanchor">[1]</a>. -L'Europe a garanti l'intégrité de la Turquie. -Serait-ce donc au moment que nous tentons un -effort vers une civilisation plus haute, que?...</p> - -<p>—Bon, bon!—lui dis-je.—Vous avez -sans doute raison. Parlez-moi plutôt de votre -jolie cousine ... que pense-t-elle de Paris, et du -souper de Noël?</p> - -<p>Alors Arif oublia la révolution turque. Il me -<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span>parla de sa cousine. Et lui, l'homme infiniment -discret, qui jamais n'avait, par sa propre faute, -compromis la moindre maîtresse, n'en ayant -jamais aimé aucune, il bavarda cette fois, et -me dit tant et tant de choses que j'eus vite fait -de deviner la seule chose qu'il ne me disait pas.</p> - -<p>Natiché hanoum, fille d'un demi-frère du -pacha père d'Arif bey, avait été, à la mort de -ses parents, confiée au harem<a name="FNanchor_2_77" id="FNanchor_2_77"></a><a href="#Footnote_2_77" class="fnanchor">[2]</a> de son oncle. -Arif l'avait alors connue et aimée. Mais le -pacha, soucieux de vite caser une nièce aussi -grande fille,—elle touchait à ses vingt ans,—l'avait -mariée en trois mois, la consultant tout -juste. Beau parti d'ailleurs; fortune, situation, -jeunesse même et bonne grâce de l'époux, -tout y était, sauf ceci que Natiché hanoum -n'aimait pas, ne pouvait pas aimer cet époux, -puisque déjà Arif l'aimait, et qu'elle aimait -Arif...</p> - -<p>Pour cet amour encore, la Révolution était -survenue fort à point.</p> - -<p>—Nos femmes peuvent à présent voyager.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span>Et ma cousine, qui, je vous l'ai dit, ne peut -souffrir sa brute de mari, s'est découvert très -à point une neurasthénie qu'il faut soigner -en France. A titre de parent, je l'ai naturellement -accompagnée!...</p> - -<p>—Naturellement... Mais, dites-moi, Arif... -quand Natiché hanoum retournera en Turquie, -ne craignez-vous pas que le tcharchaf ne lui -paraisse dur à reprendre, au sortir de la liberté -parisienne?</p> - -<p>—Pensez-vous, très cher!... le tcharchaf! -Mais c'est ancien régime en diable, le tcharchaf! -Quand nous retournerons en Turquie, la -Révolution aura déchiré le tcharchaf depuis -beau temps, et nos femmes, affranchies, marcheront -par les rues comme marchent les -vôtres, visage découvert et front haut!</p> - -<p>—Arif bey ... heu ... ainsi soit-il!</p> - -<p class="p2">Ils s'aimaient très passionnément, Arif bey -et Natiché hanoum. J'eus maintes fois l'occasion -de les rencontrer tous deux, seul à seule, -ou s'imaginant qu'ils l'étaient. Et rien ne m'apparut -jamais plus émouvant que la folle tendresse -de ces deux êtres, d'ores et déjà condamnés -à l'impitoyable et proche séparation. -<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span>Le destin était suspendu sur leurs têtes -comme une épée au bout d'un cheveu.</p> - -<p class="p2">Or, l'épée tomba. Car voici la fin de cette -histoire.</p> - -<p>C'était hier. La rue Royale venait de me -renvoyer du Ponant au Levant. Et, pour rallier -du côté de Beyrouth mon nouveau croiseur, -il m'avait fallu prendre passage à Marseille sur -le courrier de Turquie, qui passe par Constantinople -et s'y arrête trente-six heures.</p> - -<p>Je profitai de cette escale pour revoir en -grande hâte la vieille ville tant aimée. Et j'avais -pris, au pont de Kara keuy, le <i>chirket</i><a name="FNanchor_3_78" id="FNanchor_3_78"></a><a href="#Footnote_3_78" class="fnanchor">[3]</a> à -vapeur qui remonte le Bosphore en zigzags, de -Stamboul à Cavak. Soudain,—nous venions -de dépasser l'échelle de Candilli,—un Turc -en uniforme s'approcha de moi et me salua. -Je lui rendis son salut sans le reconnaître: il -dut se nommer... C'était Arif encore. Mais -changé! changé, oh! à n'y pas croire!... Sa -moustache blonde était devenue grise. Sa -tempe s'était creusée. Ses yeux bleus, assombris, -brillaient de fièvre sous l'ombre des -<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span>sourcils froncés. Il ne riait plus!... jamais -plus...</p> - -<p>Nous ne causâmes point, ni lui, ni moi.—Que -dire? L'avant-veille, la confédération balkanique -avait forcé la Turquie à la guerre, -identiquement comme Bismarck, en 1870, y -força la France. Arif n'avait, ni je n'avais la -moindre illusion sur l'issue. Immobiles l'un -et l'autre, nous regardions fuir le long du -chirket les chères rives d'Europe et d'Asie, -également merveilleuses...</p> - -<p>Cependant, au bout d'une heure de silence, -Arif, tout à coup, se retourna vers moi. Nous -passions devant Thérapia, où sont groupés les -palais d'été des grandes ambassades. Arif me -les montra:</p> - -<p>—C'est vous qui aviez raison!—dit-il:—la -parole d'honneur de l'Europe ... pouah!...</p> - -<p>Je lui demandai alors:</p> - -<p>—Où allez-vous?</p> - -<p>Il me répondit, avec un signe de tête vers -l'Occident:</p> - -<p>—Là-bas!</p> - -<p>Et il expliqua:</p> - -<p>—Je pars ce soir pour le front. Avant, j'ai -voulu, comme vous, revoir tout le Bosphore...—il -<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span>baissa la voix:—revoir tout le -Bosphore ... avec elle...</p> - -<p>Étonné, je regardai autour de nous, et -je ne vis personne. Mais, des yeux, il me -montra le salon des hanoums, le salon des -dames turques voilées, le salon interdit aux -hommes, à tous les hommes, musulmans aussi -bien que chrétiens.</p> - -<p>—Elle est là,—murmura-t-il.</p> - -<p>Je me taisais. Que dire, cette fois encore? -Une angoisse de pitié serrait ma gorge.</p> - -<p>Lui reprit, un peu plus haut:</p> - -<p>—Oui, très cher! elle est là!... Ah! dieux! -quelle faillite!... Tous nos espoirs, toutes nos -chimères, tous nos enthousiasmes, ils sont là, -eux aussi: dans le salon clos, sous le tcharchaf!—Et -ils n'en sortiront plus, plus jamais!... -Vous vous rappelez, notre réveillon du café de -Paris? Vous avez eu raison, encore, ce soir-là! -Pauvre révolution turque, si noblement commencée! -Pauvre nation chimérique, qui voulait -vivre, respirer, être libre, être grande! -Union, Progrès! Ah! l'Europe y a vite mis -bon ordre...</p> - -<p>Je lui pris la main droite, et je comptai sur -ses doigts:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span>—Arif, de 1908 à 1912, quatre ans. De 1789 -à 1793, quatre ans. Vous n'en êtes qu'à 1793. -Patience! Ce ne fut qu'en 1796 que Bonaparte -vint.</p> - -<p>—Parbleu!—dit-il,—Bonaparte! Vous, -on vous a laissé le temps de l'attendre! Nous, -l'Europe n'aura garde!</p> - -<p class="p2">Quand le <i>chirket</i> accosta derechef le pont de -Kara keuy, nous descendîmes ensemble. Le -salon des hanoums se vidait aussi, et les dames -turques, quittant le bateau, s'en allaient, -chacune de leur côté, toutes impénétrablement -voilées du sombre tcharchaf. En vérité, non! -elle n'avait rien changé à rien, la révolution!</p> - -<p>Arif et moi demeurions cependant sur le -trottoir du pont, la main dans la main. Une -hanoum, à mes yeux pareille aux autres, passa -devant nous, plus lentement peut-être que les -autres; son voile s'agita, très peu.</p> - -<p>—C'est elle,—me souffla Arif bey.—A -présent c'est comme cela que je la vois. Jamais -mieux!...</p> - -<p>Il serra fortement ma main:</p> - -<p>—Et maintenant, adieu! La comédie est -finie.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span>Je retenais sa main dans la mienne:</p> - -<p>—Pas adieu, Arif!... Au revoir!</p> - -<p>Il haussa les épaules:</p> - -<p>—Non, très cher! pas au revoir: adieu! -Après cette chose-là, que voulez-vous qu'il me -reste à faire, sauf mourir?</p> - -<p>Il mourut.</p> - -<p class="p4">Méditerranée, an 1330 de l'hégire.</p> - -<div class="footnotes"> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_76" id="Footnote_1_76"></a><a href="#FNanchor_1_76"><span class="label">[1]</span></a> Il est déshonorant d'être contraint à constater que, -vingt fois, de 1830 à 1914, l'Europe entière, et spécialement -la France et l'Angleterre, garantirent sur leur parole et -sur leur signature l'<i>intégrité</i> de l'Empire Ottoman.—Chiffons -de papier, sans doute?</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_77" id="Footnote_2_77"></a><a href="#FNanchor_2_77"><span class="label">[2]</span></a> <i>Au harem de son oncle</i>, c'est-à-dire aux dames qui -habitaient la maison: épouse, mère, sœurs, cousines, etc. -N'oublions pas que le Turcs d'aujourd'hui sont, quatre-vingt-dix-neuf -fois sur cent, monogames.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_78" id="Footnote_3_78"></a><a href="#FNanchor_3_78"><span class="label">[3]</span></a> <i>Chirket-i-haïrié</i>, vapeurs à passagers qui faisaient le -service des deux rives du Bosphore.</p></div> - -</div> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of L'extraordinaire aventure d'Achmet -Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, by Claude Farrère - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE *** - -***** This file should be named 53599-h.htm or 53599-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/3/5/9/53599/ - -Produced by Winston Smith. 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By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. 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