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-Project Gutenberg's La dame qui a perdu son peintre, by Paul Bourget
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-
-
-Title: La dame qui a perdu son peintre
-
-Author: Paul Bourget
-
-Release Date: July 8, 2017 [EBook #55072]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE ***
-
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-
-Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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-Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
-typographe ont été corrigées.
-
-L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
-
-Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine
-sont marqués =ainsi=.
-
-
-_Il a été tiré de cet ouvrage:_
-
-
-_20 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 1 à 20;_
-_10 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de 21 à 30;_
-_70 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 31 à 100._
-
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-
- PAUL BOURGET
-
- DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
-
-
- LA DAME
-
- QUI A PERDU SON PEINTRE
-
- [Logo]
-
-
- PARIS
- LIBRAIRIE PLON
- PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
-
- 8, RUE GARANCIÈRE--6e
-
- _Tous droits réservés_
-
-
-Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
-
-Copyright 1910 by Plon-Nourrit et Cie.
-
-
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-
-AVERTISSEMENT
-
-
-Le petit roman qui donne son nom à ce volume et que complètent quelques
-nouvelles d'un ton un peu différent, est l'histoire d'un faux tableau. Il
-met en scène quelques représentants de ce monde des amateurs, des
-marchands et des critiques d'art qui va se développant avec la manie du
-bibelot et de la collection, si particulière à notre âge. Le
-dilettantisme et le sens du bon placement, le goût du joli décor et de la
-vente fructueuse y trouvent également leur compte. Le hasard a voulu
-qu'un épisode retentissant, celui de l'achat par le musée de Berlin d'un
-buste attribué à Léonard et fortement contesté, offrît une curieuse
-analogie avec l'histoire de _la Dame qui a perdu son peintre_. L'auteur
-tient à faire observer que l'épisode en question date de ces tout
-derniers mois et que son œuvre a été composée, voici plusieurs années.
-Elle a même été publiée, à l'époque, en 1907, dans une revue française et
-sous une première forme. Les ressemblances qui peuvent se rencontrer
-entre sa fiction et la réalité sont donc purement fortuites. Pareille
-aventure lui était arrivée pour _le Disciple_ et pour _l'Étape_. C'est la
-preuve qu'en s'efforçant d'étudier la vie contemporaine avec soin et dans
-ses causes, on a la chance de deviner les effets que produiront ces
-causes. Ce contrôle de l'imagination par la réalité est quelquefois
-tragique. Ce fut le cas pour _le Disciple_. Dans la circonstance actuelle
-il n'est que plaisant, et l'auteur ne le signale que par scrupule et pour
-affirmer une fois de plus son horreur de la littérature à clef, même
-inoffensive.</p>
-
- P. B.
-
- 7 avril 1910.
-
-
-
-
-LA DAME
-
-QUI A PERDU SON PEINTRE
-
- _A Madame la Comtesse Serristori._
-
-
-_Le manuscrit que l'on va lire me fut confié par la personne à laquelle
-il avait été adressé: «Vous en ferez ce que vous voudrez,» m'avait-elle
-dit, «je vous demande seulement votre parole que vous ne chercherez
-jamais à savoir le nom de l'auteur.» Mme ****--j'allais la nommer
-elle-même!--avait dans ses yeux bleus et autour de ses lèvres sinueuses
-une si défiante malice, à ce moment-là, que je manquai aussitôt à ma
-promesse. Je me dis, moi, mentalement: «L'auteur? Mais c'est elle!...» Et
-puis, à la lecture, il m'a semblé que ce gentil cerveau de femme à la
-mode était un peu bien léger pour avoir enregistré tant de détails
-techniques sur l'authenticité des œuvres d'art, la critique moderne,
-Morelli, Vasari, Léonard, les princes de la maison d'Este, la noblesse
-Italienne d'aujourd'hui... Que sais-je? Ces pages, d'autre part, sont
-étrangement teintées de marivaudage et de sentimentalisme pour un
-peintre. Ces Messieurs, d'ordinaire, pensent plus dru et plus net. Je
-laisse au lecteur, qui n'a pas engagé sa parole à la plus coquette des
-paroissiennes de Sainte-Clotilde, le soin de décider si la main qui traça
-les lignes du vrai manuscrit,--celui qui m'a été remis avait été
-brutalement recopié à la machine,--si cette main donc appartenait à une
-jolie et fine Parisienne de vingt-six ans ou à un portraitiste
-célèbre, quinquagénaire de par son extrait de naissance, et, comme on
-verra, resté trop jeune de cœur et de fantaisie. Ils ne sont pas très
-nombreux, les artistes qui répondent à ce signalement. J'ai été loyal et
-n'ai pas posé, aux deux ou trois que je connais, les questions qui
-m'eussent éclairé. Telle quelle, l'histoire m'avait amusé, peut-être à
-cause de ce doute sur la réelle identité du narrateur, qui a pris pour
-masque un pseudonyme balzacien, Monfrey. Le lecteur en sait autant que
-moi, maintenant, sur l'origine de ce récit, que j'ai pris le parti de
-donner tel quel, en corrigeant deux ou trois erreurs de dates, quelques
-inexactitudes d'orthographe italienne, et en lui donnant un titre. Ces
-petites erreurs m'avaient semblé d'abord une garantie de sincérité. Il
-suffisait d'avoir un Baedeker pour les rectifier. Mais, Madame **** est
-si subtile. Elle est très capable d'avoir fait ces fautes exprès... C'est
-trop épiloguer, je lui laisse la parole,--à lui?... Ou à elle?..._
-
- _P. B._
-
-
-I
-
-Pourquoi j'ai quitté Paris sans vous dire adieu, Madame?... Serez-vous
-dans votre petit salon quand vous recevrez cette lettre, et assise dans
-la bergère, auprès de la table encombrée de bibelots où je vous ai vue si
-souvent poser le livre que vous étiez occupée à lire, quand je venais
-vous ennuyer de ma présence? Si oui, prenez cette petite glace à main,
-montée dans son cadre d'argent ciselé, que vous m'avez permis de vous
-offrir, l'autre premier janvier. Regardez-y vos vingt-six ans et votre
-sourire. Et puis, fermez une seconde vos beaux yeux bleus, et revoyez en
-pensée,--si vous le pouvez,--le masque creusé, la barbe grisonnante, le
-front dévasté du vieux peintre qui s'appelait, comme dans l'Écriture,
-mais très peu chrétiennement, votre serviteur inutile... Rappelez-vous
-aussi une certaine soirée de musique, pas très loin de votre rue de
-Constantine, à l'hôtel Nerestaing. Je vais préciser vos souvenirs. Une
-jolie femme peut tout oublier, excepté une toilette qui la rendait plus
-jolie encore. Vous portiez le plus délicieux petit habit de soie de
-nuance changeante sur une robe de dentelles. On chantait les vers divins
-de Hugo:
-
- ... Puisqu'ici bas toute âme
- Donne à quelqu'un...
-
-Et vous n'avez pas quitté de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet!...
-Vos sourcils se froncent. Vos prunelles s'assombrissent. Vous prenez
-votre air «gratin», comme dit votre cousine Madeleine. Je vous entends
-m'interpeller: «Savez-vous bien à qui vous parlez, mon pauvre
-Monfrey?...» Ai-je été assez sage de me faire dire cette phrase-là de
-loin, de très loin!--D'autant plus qu'à distance j'ai le courage de
-passer outre à vos fâcheries, et je répète: «Oui, vous n'avez pas quitté
-de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet...» C'était certes votre droit.
-Je tiens à vous déclarer tout de suite que je n'en ai rien conclu, rien,
-sinon que le serviteur inutile tournait au serviteur ridicule, et j'ai
-senti s'éveiller en moi la plus injustifiée, j'en conviens, mais la plus
-douloureuse,--la moins légitime, j'en conviens toujours, mais la plus
-irrésistible des jalousies. Quand vous avez commencé d'être trop gentille
-avec moi, l'automne dernier,--à Malenoue, dans ce paisible château où
-nous villégiaturions ensemble,--je vous ai dit, c'était au fumoir après
-le dîner: «Prenez garde. Je me connais. Vous allez me rendre amoureux de
-vous.» Et vous, haussant vos fines épaules,--voulez-vous que je vous
-décrive cette autre toilette, de velours bleu-paon?--vous avez répondu:
-«On ne devient pas amoureux de moi.» Je la connais aussi, cette phrase.
-Permettez-moi--à mille kilomètres--de continuer à penser tout haut. C'est
-un de ces menus et détestables compromis de conscience familiers aux
-coquettes loyales. Il y en a. Vous en êtes une. C'est comme si vous
-m'aviez dit: «Vous êtes averti, mon pauvre Monfrey, que vous perdez votre
-temps. Quoi qu'il arrive, vous ne me reprocherez rien?... Dans ces
-conditions-là, s'il vous convient de me faire la cour, à votre aise. Vous
-ne me déplaisez pas trop dans ce rôle. La preuve, c'est que je ne vous ai
-pas mis à la porte sur cette demi-déclaration... Mais vous n'obtiendrez
-pas ça, entendez-vous, pas ça...» Confessez que voilà bien la traduction
-de cet «On ne devient pas amoureux de moi,» prononcé avec le plus
-tendrement ensorceleur des sourires. Hélas! amoureux, amoureux-transi,
-amoureux-berné, amoureux-lucide aussi, c'est le pire, je le suis
-devenu... Tant et tant, que cette soirée de musique chez les Nerestaing
-fut pour moi un vrai martyre. Je n'ai pas pu supporter votre _flirt_ avec
-le petit Bonnivet, ni plus ni moins que si j'avais eu sur votre coquette
-personne les droits que je n'avais pas. Je suis sorti de cet hôtel de
-malheur, comme un fou; sur quoi j'ai passé ma nuit à pleurer, comme un
-imbécile; et je vous ai écrit une vingtaine de billets, comme un
-collégien. Tranquillisez-vous, ils sont déchirés, vous ne les recevrez
-jamais. Quarante-huit heures plus tard, je prenais le rapide du
-Mont-Cenis, sans vous avoir revue. On a beau être devenu «mon pauvre
-Monfrey», et porter sur sa tête chauve deux fois vos vingt-six ans, on se
-souvient d'avoir été un cheval de race, dans son temps, et on a de
-l'énergie, quand il faut. Les deux fois vingt-six ans ont cela pour eux
-qu'à cet âge un artiste un peu connu a peint assez de portraits pour
-avoir gagné l'indépendance. Il peut fermer son atelier et courir le
-monde, quand il se sent trop près des trop grosses sottises... Et voilà,
-Madame, pourquoi j'ai quitté Paris.
-
-Vous avez remarqué mon absence,--après six semaines.--Et vous m'avez
-écrit la première, avec un _Faire suivre en cas de départ_ dont j'ai
-apprécié l'ironie. Voyez. Votre serviteur se sait tellement inutile qu'il
-en est à considérer comme un succès que vous daigniez le blaguer sur une
-enveloppe. Ce serait un autre succès, s'il pouvait, de son exil, vous
-faire passer deux heures d'amusement. Il a pris la plume en main à cette
-intention, comme s'expriment les conscrits dans leurs lettres à leurs
-payses. Ne froissez donc pas ces feuilles dès maintenant. Les madrigaux
-et les plaintes de ces premières pages sont pour n'en pas perdre
-l'habitude, quand je reviendrai. On revient toujours de ces voyages
-d'oubli. Pourquoi partir alors? Laissons cela. Ne craignez pas vous
-importuner d'un sentiment que l'exil exaspère au lieu de l'assagir. Le
-hasard a voulu que ce voyage improvisé me rendît témoin et un peu acteur
-dans une comédie dont les épisodes ont dû être divertissants, puisqu'ils
-m'ont un peu diverti de vous,--oh! pas beaucoup!--La preuve en est que je
-n'ai pas cessé, tandis que les péripéties se déroulaient, de me dire:
-«Comme _elle_ rira, quand je lui raconterai cela!» Et _elle_, c'était
-vous, Madame, à qui je n'écrivais pas, qui ne m'écriviez pas. J'avais
-pris le train pour mettre entre nous deux les susdits mille kilomètres,
-et je nous voyais toujours, comme certains soirs de tête-à-tête, moi vous
-narrant des anecdotes de ma vie d'artiste et de bohémien, et vous, riant,
-en effet, à belles dents, comme si vous étiez, au lieu d'une dame à hôtel
-et automobile, une simple grisette logée en garni et trottant à pied,
-mais passionnée et naturelle. L'espèce existait, voici vingt-six ans,--à
-l'époque où vous n'étiez pas née. Moi je voyageais déjà en Italie, ayant
-manqué mon prix de Rome, et venu là, tout seul, à mes frais. Il fait
-encore partie de l'aventure, ce premier voyage. Mais puisque vous voulez
-bien m'écouter, car vous m'écoutez, Madame, je le sais, je le sens,
-commençons par le commencement.
-
-
-II
-
-Le commencement fut mon arrivée à Milan, par une claire après-midi de la
-fin d'avril, un jeudi. Calculez. La soirée de musique avait eu lieu un
-lundi. Le temps de pleurer, d'écrire les vingt billets non envoyés, de
-régler les affaires urgentes, de boucler ma malle. Avouez que je n'avais
-pas traîné. J'attends votre question: «Pourquoi Milan?...» Pourquoi?
-C'est d'abord que j'aime cette ville à la passion, son immense plaine de
-rizières, creusée de canaux, la ligne bleuâtre des Alpes à l'horizon, ses
-larges avenues où s'étale l'opulence comblée d'une cité moderne, et, à
-côté, ses étroites rues à demi espagnoles sur lesquelles ouvrent
-d'anciens palais. J'aime ce parler un peu rude, avec ses _u_ gutturaux.
-J'aime les grands traits de ces visages lombards où l'usure de la
-vieillesse se fait si noble, si sévère, la grâce de la jeunesse, si
-languissante, si douce. Et puis, quels trésors d'art, moins déflorés que
-ceux de Rome, de Florence et de Venise! Les touristes traversent Milan.
-Ils ne s'y arrêtent guère. Que d'heures j'ai passées, dans le premier
-voyage dont je vous parle, à contempler dans le musée de la Brera les
-fresques pâles du suave Luini; dans celui de l'Ambrosiana, la _Vierge
-couronnée_ de Borgognone; au Poldi Pezzoli, le _Sauveur_ de Solario, et
-les Boltraffio de la maison Borromée, et les Gaudenzio Ferrari de
-l'église de Saronno, et les Bernardino de' Conti, les Cesare da Sesto,
-les Marco d'Oggionno, les Giampietrino partout épars! Ces noms, Madame,
-ne vous disent pas grand'chose. Ils évoquent, pour moi, tant d'images et
-de si vivantes! Quel symbole! Que de sensations nous portons en nous,
-incommunicables, d'esprit à esprit et de cœur à cœur! Les maîtres de
-l'école Lombarde me représentent de si intimes sensations d'art, et j'ai
-l'air, en vous parlant, de réciter un catalogue de musée. Madame,
-reprenez la petite glace sur la petite table. Regardez-vous de nouveau.
-Vous saurez l'autre raison pour laquelle j'ai tant aimé, j'aime tant et
-la douce Milan et ses peintres. C'est qu'ils ont copié un type de visage
-qui vous ressemble. Leurs femmes ont toutes, comme vous, ce front un peu
-renflé sous des cheveux bruns à reflets roux, ces yeux fins aux paupières
-un peu lourdes, ce nez droit rattaché au front par une ligne assez large,
-votre bouche sinueuse, votre menton carré, frappé d'une fossette, et
-votre sourire dans les joues. Que de fois vous ai-je dit que vous étiez
-un Vinci? Vous preniez cela pour un compliment de vieux rapin. Je le
-voudrais et que votre beauté ne fût pas celle dont j'ai tant rêvé, depuis
-que je l'ai rencontrée sur les toiles et dans les fresques de ces
-peintres, élèves du divin Léonard. Tous ils n'ont jamais dessiné que la
-même tête. Cette tête adorable et la vôtre ont un air de famille, ce je
-ne sais quoi de mystérieux qui se retrouve chez tant de Milanaises sous
-la populaire mantille de dentelle noire, la _mezzara_, et sous le
-chapeau, également. Pourquoi, cherchant à interpréter ce mystère d'un
-certain regard et d'un certain sourire, ces disciples du Vinci ont-ils si
-souvent choisi comme thème l'Hérodiade, la cruelle et froide danseuse qui
-porte sur un plat le chef du Baptiste? Ont-ils signifié par là au
-contemplateur de leurs chefs-d'œuvre qu'il ait à se méfier de cette
-langueur, d'autant plus menteuse qu'elle semble plus inconsciente, plus
-voisine du charme végétal des fleurs? Ont-ils voulu proclamer que le mot
-de l'énigme qui sommeille autour de ces paupières et de ces joues est la
-perfidie et la mort? Ont-ils... Vaines et enfantines questions! Un
-peintre sait-il jamais tout ce qu'il met dans une toile? Le maître qui a
-peint en 1505 un certain portrait de femme, lequel est à Milan, lui
-aussi, et dont je vais vous parler, se doutait-il qu'exactement quatre
-cents ans plus tard, un de ses confrères barbares d'au delà des Alpes,
-amoureux de quelqu'un qui ne l'aime pas,--qui ne l'aimera
-jamais,--viendrait demander à ce profil la force de ne pas désespérer?
-
-Je tourne moi-même à la charade, Madame, et le mystère n'est une grâce
-que chez les Hérodiades des musées lombards. Ce bavardage est pour vous
-dire ceci: parmi mes raisons de m'arrêter à Milan, la plus importante,
-dans mon désarroi intérieur, était de revoir, non pas une toile, mais un
-panneau autour duquel il y a une légende que je vous conterai. Le héros
-en est le maître lui-même, le sublime et incompréhensible Léonard. Vers
-cette année 1505 donc, ce grand homme avait cinquante-trois ans. Il
-n'était pas très heureux. Le protecteur de sa jeunesse et de son âge mûr,
-Ludovic Sforza, dit le More, duc de Lombardie de par la grâce du poison,
-mais bon connaisseur en tableaux et en statues, avait dû s'enfuir de
-Milan. Léonard, pour gagner sa vie, s'était engagé comme ingénieur au
-service d'un autre duc, celui de Valentinois, lequel s'y connaissait en
-œuvres d'art aussi bien que le premier et mieux encore en poisons. Ce
-second patron de Vinci s'appelait César Borgia. «Messer Lionardo se
-trouvait à Florence», dit un chroniqueur, que je vous traduis
-littéralement, «où il venait d'achever son célèbre carton sur la bataille
-d'Anghiari, en compétition avec Michel-Ange, lorsqu'il entreprit le
-portrait de très noble demoiselle Cassandra dei Rangoni, sœur de très
-noble dame Domitilla, la femme de Tito Vespasiano di Messer Nanni
-Strozzi, et c'est une des choses les plus extraordinaires qui soient
-sorties de son pinceau. La demoiselle Cassandra est représentée de
-profil, avec une résille de perles sur ses cheveux, si ressemblante que
-vous croiriez qu'elle va vous parler. Elle fut si ravie de son portrait
-qu'elle en conçut un amour singulier pour l'incomparable artiste, ne
-tenant compte qu'il avait plus de deux fois son âge, tant qu'elle
-l'aurait épousé s'il n'était parti pour la France où il mourut. Elle ne
-s'est jamais mariée, par amour de lui. Ce dont ses parents furent bien
-marris. Ils ont même prétendu que Messer Lionardo avait influencé Madonna
-Cassandra par un sortilège. Car il était très curieux de ces sortes de
-pratiques, et beaucoup ont raconté qu'il avait passé un pacte avec le
-démon, quand il était en Égypte. Cela expliquerait certaines opérations
-merveilleuses qu'il avait faites à la cour du More. Toutefois je ne
-considère pas ces accusations de magie véritables, ayant entendu de
-personnes dignes de créance qu'il est mort fort saintement auprès du roi
-très chrétien François de France.»
-
-Vous m'excuserez, Madame, de continuer à vous conter mon histoire à la
-façon d'un _catalogue_. Ce petit extrait appartient au genre des notes
-que l'on imprime en petit texte, au-dessous du nom d'un tableau, quand on
-veut étonner les Snobs. Je n'ai pas trouvé de meilleur moyen pour vous
-dire comment ce portrait m'intéressait, dans ce voyage, d'un intérêt si
-particulier. Je ne suis pas Léonard, et vous êtes beaucoup plus jolie que
-Madonna Cassandra. Je n'ai pas le pinceau magique qui fut le vrai
-sortilège de «l'incomparable artiste». Ce portrait, tout de même, est la
-preuve vivante que la jeunesse n'est pas tout le secret de l'amour,
-qu'un cœur de femme peut se laisser prendre à des prestiges d'un ordre
-idéal. «J'ai, moi aussi, mon petit brin de laurier,» pensais-je, en
-m'acheminant, au lendemain de mon arrivée, vers le palais Varegnana où je
-savais qu'était cette miraculeuse image de Madonna Cassandra: «On cite
-mon nom. Les quatre toiles que j'ai au Luxembourg n'y font pas trop
-mauvaise figure. Pourquoi ne peindrais-je pas quelque jour un portrait
-d'_elle_, dont elle fût assez fière pour que...» Je vous ai averti,
-Madame, que je vous griffonnais ces pages avec le projet de vous égayer.
-
-Ah! comme je voudrais que cet absurde discours, dont je vous rapporte
-humblement la folle fatuité, vous touchât un peu à cette place secrète et
-tendre de votre âme, où pousse la petite fleur mauve de la pitié. Le ciel
-du printemps italien développait un azur bien lumineux au-dessus de la
-tête grise où ce discours se prononçait. Le soleil parait d'une gloire
-l'adorable cité milanaise, les hautes et joyeuses maisons. Il mettait
-comme une auréole aux cheveux des jeunes filles qui trottaient d'un pas
-leste sur le pavé sonore, et souriaient du sourire vincien,--votre
-sourire--sans le savoir. Une brise où passait l'âpreté fraîche des
-glaciers des Alpes vivifiait la tiède atmosphère. Et je vous jure que
-l'artiste vieillissant--presque l'âge du Léonard du portrait,--qui se
-tenait ces propos chimériques n'avait ni ciel clair, ni soleil brûlant,
-ni brise réconfortante, dans sa déraisonnable et triste pensée!
-
-
-III
-
-Le propriétaire actuel de la tendre Cassandra dei Rangoni porte un nom,
-Madame, que vous connaissez peut-être, pour avoir rencontré à
-Saint-Moritz quelqu'un de ses neveux ou cousins. Il s'appelle le comte
-Andrea da Varegnana. Il descend en très droite ligne d'un Andrea
-Varegnana, décapité sur la place publique de Ferrare, le 12 du mois
-d'août de l'année de grâce 1662, en compagnie de Giovanni Ludovico Pio di
-Carpi. Ils avaient comploté d'assassiner le duc Borso d'Este. L'héritier
-de ce tragique personnage est un homme de soixante et onze ans
-aujourd'hui, dont la haute mine n'aurait pas déparé la cour du tyran que
-voulut tuer son aïeul. Tel je l'avais quitté, voici un quart de siècle,
-tel je le retrouvai quand je lui eus fait passer ma carte de visite. Tel,
-ou presque. Il est tout blanc maintenant, mais il se tient si droit et il
-reste si mince. La congestion guette son teint trop chaud, d'innombrables
-rides plissent son visage, mais il conserve cette noblesse de traits qui
-donne à ces têtes Italiennes, lorsqu'elles ont vraiment de la race, une
-beauté indestructible. Si je maniais la plume comme le crayon, je vous
-dessinerais un fier croquis de ce grand seigneur dans le cadre de ce
-vieux palais, rempli de trésors hérités. Ce n'est pas de lui que vous
-diriez, comme de mon pauvre ami Michel Mayence et de sa collection, quand
-nous la visitâmes et qu'il était ivre de vous montrer ses Primitifs: «Il
-n'est pas le propriétaire de son musée. Il en est le portier.»... Je
-rectifie. Le palais Varegnana n'est pas très vieux,--pour l'Italie. Il
-date de 1625 et il a été construit par le plus célèbre architecte
-milanais, Francesco Maria Richini, dans un style d'un baroque hardi et
-vigoureux. L'escalier énorme tourne sous un plafond auquel sont appendus
-plusieurs chapeaux de cardinaux. Les Varegnana en ont eu cinq ou six dans
-leur famille. Des bas-reliefs antiques s'encastrent partout dans les
-murs, et, sur la rampe, de place en place, surgissent des vases de
-marbre. Les domestiques abondent, attestant la large vie du comte,
-dépensée tout entière entre ce palais, sa villa de Varese et ses immenses
-domaines. Venu lui-même au-devant de moi, il se tenait sur le palier du
-premier étage, avec cette politesse un peu cérémonieuse des vieilles gens
-de son pays. Les larges portes des salons en enfilade, ouvertes derrière
-sa haute silhouette, laissaient voir la profusion de tableaux, de
-statues, de meubles rares, de tapisseries qui décorent cet appartement,
-où il habite à même ses admirables objets, solitaire, car il ne s'est
-jamais marié. Mais j'imagine qu'il aura eu, dans ce facile Milan, quelque
-liaison à l'Italienne, fidèle et passionnée. Si le comte Andrea n'est pas
-un personnage de roman, qui donc en est un? S'il n'a pas connu de secrets
-et profonds bonheurs, d'où viendrait cette expression songeuse, comme
-répandue sur cette physionomie si mâle, à laquelle un nez en bec d'aigle
-donnerait aisément un accent altier? D'où cette douceur attendrie dans
-ces yeux bruns qui lancent si vite d'impérieux éclairs? Et puis, s'il
-n'avait pas été le prisonnier d'une intimité trop chère, n'aurait-il pas
-cherché un autre emploi à ses facultés qui sont grandes? Tout son travail
-aura consisté à classer les trésors amassés dans sa maison par plusieurs
-générations de riches patriciens, amateurs d'art, à éliminer les douteux,
-à compléter l'ensemble, et à écrire ou faire écrire sur eux un livre qui
-n'est pas dans le commerce. J'en ai extrait la petite notice citée plus
-haut. Elle a été recueillie dans une note d'un manuscrit de la
-_Biblioteca Estense_ à Modène. Ce petit détail a son importance, vous
-allez voir. Et maintenant, Madame, que je vous ai présenté le digne
-possesseur du Léonard,--vous aviez raison, certains collectionneurs
-outragent par leur seule existence les tableaux qu'ils ont achetés de
-leur argent,--j'arrive tout de go à notre entretien du premier jour. Je
-vous passe les compliments, qu'en sa qualité d'hôte, le comte Varegnana
-crut devoir me faire à l'infini, sur l'illustration de mon nom, ma
-cravate de commandeur, ma future entrée à l'Institut, mes anciennes ou
-nouvelles œuvres, et c'était des excuses infinies de ne connaître tant
-de merveilles que par la photographie.
-
---«Je ne suis qu'un pauvre provincial,» disait-il. «Je ne suis pas allé à
-Paris deux fois depuis que vous êtes venu ici tout jeune homme. Ce n'est
-pas d'hier.»
-
---«Comme je vous comprends!...» lui répondis-je. «C'est moi qui ne
-voyagerais jamais si j'avais votre palais, vos tableaux, votre ciel...»
-
-Le Milanais hocha sa tête, modestement. Les Italiens sont ainsi. Ces
-éternels païens ont-ils peur, en se vantant, de provoquer ce mauvais sort
-que leur ancêtres personnifiaient dans Némésis, l'exécutrice de la
-jalousie des dieux? Redoutent-ils l'envie plus certaine des hommes? J'ai
-observé qu'ils ont toujours un recul devant l'éloge excessif. Dans ce
-cas, ils déprécient humblement ce qu'ils possèdent, et dont, au fond, ils
-sont si fiers.
-
---«Mon palais?» dit Varegnana, «mais il tombe en ruines!... Ce ciel bleu?
-mais Milan, l'hiver, c'est la Sibérie!... En été, c'est le Sahara!... Mes
-tableaux? je les ai tant vus, et ils sont bien ordinaires!...»
-
---«Et votre Léonard? Vous osez prétendre que votre Léonard est
-ordinaire?...»
-
-J'eus à peine prononcé cette phrase destinée à hâter ma visite dans les
-salons, et mon pèlerinage au portrait de la Dame qui vous ressemble; je
-crus discerner le passage d'une ombre sur les traits et dans les yeux de
-mon interlocuteur. Sa main,--il l'a très belle et il la montre
-volontiers,--se crispa sur un des bibelots posés près de lui, un large
-poignard de miséricorde à poignée ciselée, d'or et d'acier. Sans doute,
-ma question sur le Léonard lui était pénible, car mon regard ayant suivi
-son geste, il dit:
-
---«Ah! ce poignard vous intéresse?» Et, me le tendant: «J'avoue que lui,
-du moins, n'est pas ordinaire. C'est une _langue de bœuf_ donnée par
-l'empereur Charles-Quint, après Pavie, à un Varegnana qui s'était
-distingué dans la bataille...» Puis, après un silence, et brusquement,
-comme quelqu'un qui juge puéril de ne pas aller droit au fait, si pénible
-soit-il: «Mon Léonard? On ne vous a donc pas raconté que ce n'est plus un
-Léonard?...»
-
---«Ce n'est plus un Léonard?...» demandai-je. Ma surprise, qui n'était
-pas jouée, parut procurer à l'aimable homme une impression de
-soulagement.
-
---«Alors,» fit-il, «on ne vous en a pas encore parlé?... Cela viendra...
-D'ailleurs,»--et son visage traduisit la détermination douloureuse du
-collectionneur trop épris de ses objets pour ne pas les vouloir tous
-authentiques.--«D'ailleurs, c'est mieux ainsi. Du moment que je sais,
-moi, que ce n'est pas un Léonard, qu'est-ce que cela me fait que tout le
-monde dise: c'est un Léonard?... Et ce n'en est pas un, hélas! Tenez,
-jugez-en vous-même, maintenant que je vous ai parlé...»
-
-Il s'était levé, et, de son pas demeuré alerte, il me conduisait à
-travers son appartement. Nous autres peintres, nous avons tous plus ou
-moins la mémoire des yeux. Je me rappelais, après tant d'années, la
-distribution des pièces, avec assez d'exactitude pour m'en rendre compte:
-Varegnana avait changé le portrait de place. Il l'avait exilé du chevalet
-où il figurait dans ce qu'il appelait sa _tribune_. Vous êtes allée à
-Florence, Madame. Vous vous rappelez, aux _Offices_, la salle octogone
-qui porte ce nom, où rayonne, dans la splendeur dorée de sa nudité, la
-Vénus couchée du Titien. C'est là que les ducs de Toscane avaient réuni
-les joyaux de leur galerie. Le comte, lui aussi, a des merveilles dans sa
-tribune: un Francesco Francia, entre autres, qu'il sera pourtant
-difficile de débaptiser. Il est signé: «_Vincentii Desiderii
-Votum--Francie Expressum Manu_...» Mais il ne s'agit ni du Francia ni de
-la tribune du palais Varegnana. Il s'agit du Léonard--ou ex-Léonard. Son
-chevalet,--une merveille de lutrin pieusement adaptée à ce profane
-usage,--portait son deuil sous la forme d'un vieil infolio relié en
-maroquin noir et clouté d'argent. Le tableau lui-même était relégué dans
-la dernière chambre, un réduit plus obscur où s'entassaient pêle-mêle des
-bibelots de second ordre,--pour cette collection. Le panneau, que je
-reconnus aussitôt, était appendu au mur, à contre-jour. Ah! c'était bien
-le profil délicieux dont je me souvenais, et il me parut plus délicieux
-encore, à cause de son air de famille avec une autre dame, celle dans la
-compagnie de laquelle j'entendais chanter,--pas beaucoup de jours
-auparavant:
-
- ... Puisqu'ici-bas toute âme
- Donne à quelqu'un
- Sa musique, sa flamme,
- Ou son parfum...
-
-La ligne fine du front si intelligent, du nez si délicat, de la bouche si
-souple, si tendre, se détachait sur un fond très sombre, une paroi
-revêtue d'un tapis d'un vert noir dans laquelle s'ouvrait une étroite
-fente. Un paysage, immense et miniaturé, s'apercevait par cette baie. Il
-se composait d'une rivière sinueuse entre des châteaux, avec des glaciers
-bleuâtres tout au fond. Les perles de la résille luisaient dans les
-cheveux sombres, massés comme ceux d'Aréthuse sur les médailles
-syracusaines. D'autres perles mêlées à des rubis, brodaient le velours du
-corsage. Une chaude couleur pâle et ambrée, celle qu'a depuis cherchée
-Henner, était répandue sur la chair du visage et sur celle des mains.
-J'eus de nouveau la sensation du chef-d'œuvre, et je m'écriai, après
-quelques minutes de contemplation silencieuse:
-
---«Je vous affirme qu'on vous a trompé. De qui voulez-vous que ce soit
-ce miracle d'art, sinon du Vinci?...»
-
---«_Magari!_[1]» répliqua le comte Varegnana avec un soupir. «Mais déjà
-mon ami, le sénateur Morelli, m'avait donné des doutes... Vous ne l'avez
-pas connu, Morelli? Non?... Mais vous avez entendu parler de ses
-livres?... Non encore. Ah! que vous êtes heureux!»
-
- [1] Plût à Dieu!
-
---«Pourquoi?» interrogeai-je.
-
---«Parce que vous pouvez admirer tranquillement les œuvres qui vous
-plaisent, sans que le démon de la critique vous souffle à l'oreille:
-Es-tu bien sûr que ce tableau soit authentique?... Ce Morelli était
-d'ailleurs un homme d'infiniment d'esprit et de goût. Que d'après-midi
-exquises j'ai passées avec lui, ici! Je le vois encore, avec son sourire
-caustique perdu entre une moustache et une barbiche qui lui donnaient
-l'aspect d'un officier. Sa thèse favorite était que durant les trois ou
-quatre siècles qui nous séparent du Quattrocento et de la Renaissance,
-les actes de baptême des tableaux ont dû être falsifiés dans une
-proportion énorme. Une famille avait-elle une toile de l'école de Luini?
-Pour lui donner une valeur, elle a dû bien vite arriver à dire que la
-toile était de Luini. Les marchands qui vendaient des tableaux aux
-amateurs ont dû, eux aussi, ennoblir de leur mieux leur marchandise, et
-les amateurs insister sur cet ennoblissement, une fois le tableau
-acheté. Il m'a fallu tout mon honneur de gentilhomme pour substituer sur
-ce cadre un nom à un autre...»
-
-J'observai, en effet, qu'une mince bande de cuivre gravée était appliquée
-au bas. On y lisait, au lieu du prestigieux: «Lionardo da Vinci», ces
-mots que le comte allait m'expliquer: «Amico di Solario. 1515.»
-
---«Jusqu'ici rien que de très sage,» continua-t-il, «et rien que de très
-sage non plus dans cette autre idée de Morelli que les dessins des
-maîtres ont dû, en revanche, être très peu sophistiqués. Ils n'ont été
-recherchés que par des connaisseurs qui prisaient d'abord l'authenticité.
-Voilà donc un procédé tout trouvé pour vérifier les toiles: les comparer
-aux dessins des artistes auxquels elles sont attribuées. Dans ces
-dessins, nous saisissons nettement les procédés propres à chaque peintre
-et qui sont sa vraie signature, celle qu'aucun faussaire ne saurait
-contrefaire: les extrémités d'abord. Il fallait entendre Morelli vous
-décrire les mains des personnages de Botticelli, tout osseuses, avec les
-ongles coupés carrés!... Et puis il y a les oreilles, les cheveux, les
-plis des étoffes... Quand ces particularités, bien observées dans les
-dessins, manquent dans les toiles, les toiles ne sont pas du même maître
-que les dessins, du moment que nous sommes sûrs de l'authenticité des
-dessins. Vous saisissez la force du raisonnement...»
-
---«J'en saisis surtout la subtilité,» répondis-je. «Un maître peut
-pourtant varier ses manières...»
-
---«Sans doute, sans doute...» répliqua le comte. «Mais jusqu'à un point,
-et pas au delà... D'ailleurs, les faits sont les faits. Avec ce principe,
-Morelli a renouvelé l'histoire de l'art Italien. Je vous prêterai ses
-ouvrages, vous verrez quelle force de logique, quelle pénétration! Il a
-eu des élèves bien remarquables aussi, les Venturi, les Frizzoni, les
-Berenson... Et puis est venue, comme toujours, la tourbe des imitateurs.
-Maintenant c'est une fureur, une maladie. Dès qu'un tableau n'est pas
-authentiqué par des témoignages contemporains, absolument indiscutables,
-un critique surgit qui en conteste l'auteur. A peine si ces messieurs
-laissent à Léonard, pour revenir à lui, la Joconde et deux ou trois
-petites œuvres. Plus un Giorgione n'est certain. Les Titien se
-transforment tous en des Bonifazio. On a imaginé une dynastie: Bonifazio
-I, Bonifazio II, Bonifazio III. J'appelle ces débaptiseurs, moi, des
-iconoclastes. Mais,» acheva-t-il sur un soupir, «les iconoclastes ont
-quelquefois brisé des statues de faux dieux...»
-
---«Alors, ce tableau?...» demandai-je en lui montrant le panneau qui
-avait servi de prétexte à cette dissertation. Vous m'en pardonnerez le
-pédantisme, Madame. Elle était nécessaire pour donner son sens à la suite
-de l'histoire. D'ailleurs, vous pourrez, en citant ces quelques noms de
-critiques et ces quelques idées, taquiner les _intellectuelles_ de vos
-amies qui veulent être dans tous les rapides. Le train serait trop
-modeste.
-
---«Ce tableau était un faux dieu,» répartit le vieux collectionneur. «Le
-sénateur Morelli l'avait soupçonné, je vous l'ai dit. Vous noterez des
-inexactitudes de dessin. Tenez, dans la ligne du cou, dans la forme de la
-tête visible sous les cheveux. Or Léonard avait tant étudié l'anatomie...
-L'étoffe est rigide, sommairement traitée. Vous savez comme il a été
-préoccupé de la souplesse des vêtements... Fermez les yeux, ici, à cette
-distance. Ce modelé n'est pas le sien. Rouvrez-les, ayez une impression
-d'ensemble. Il y a du Flamand dans cette peinture. Oui, voilà ce que me
-disait Morelli, et puis, je lui rappelais le portrait d'Isabelle
-d'Aragon. C'est même pour cette raison qu'il l'a examiné. Il a conclu que
-cette femme de l'Ambrosiana était d'un certain Ambrogio de Predis. Mais
-cela, jamais, jamais!... Au lieu que celui-ci... Regardez l'inscription
-d'abord...»
-
-Il prit entre ses vieilles mains,--elles en tremblaient
-d'émotion--l'objet contesté, et, retournant le panneau, il me montra ces
-mots écrits sur le bois: _Di Lionardo pitore fiorentino_.
-
---«Voilà» continua-t-il, «la preuve que Morelli avait deviné juste. Vous
-ne vous rappelez certainement pas que dans mon ancien catalogue j'avais
-fait transcrire une page empruntée à un manuscrit du notaire Ferrarais
-Ugo Caleffino qui se trouve à la _Biblioteca Estense_, de Modène? Il y a
-le double au _British Museum_, copié par le même personnage, un certain
-Giulio Mosti. Seulement celui du _British_, ce que je ne savais pas, a sa
-date: 1581. Suivez-moi bien. La page en question est une note spéciale à
-ce manuscrit de Modène. Elle manque à celui de Londres. En examinant de
-près ce manuscrit de Modène, on a constaté que cette note n'était pas de
-la même écriture que le contexte. Elle est au contraire de la même
-écriture que les mots tracés sur l'envers de ce panneau. Donc la note a
-été écrite par la même main qui a indiqué Léonard comme auteur du
-panneau, et, sans doute, postérieurement à 1581. Quand ces détails
-m'eurent été rapportés, je fis faire des recherches dans mes archives et
-je retrouvai la lettre par laquelle ce tableau a été offert en 1745, à
-mon arrière grand-oncle, le cardinal Varegnana, celui qui a vraiment
-fondé ce petit musée. Cette lettre, étudiée à la loupe, a révélé la même
-main qui avait tracé le _di Lionardo pitore fiorentino_ et fabriqué la
-note du manuscrit de Modène. Pourquoi? C'est trop clair. C'est un
-monseigneur Pierotto, un abbé peu scrupuleux, lequel, ayant en sa
-possession ce tableau, lui a constitué ainsi un état civil, de bonne foi
-peut-être, je parle pour l'attribution, car nous avons aussi découvert
-que le portrait était connu à Modène, où il était appelé: _La Sœur de la
-Joconde_.»
-
---«Il peut donc être de Léonard, en dépit de son faux état civil,»
-interrompis-je, «et même d'une sœur de la Joconde.»
-
---«Monna Lisa n'avait pas de sœur,» reprit le comte, «pas plus que
-Domitilla dei Rangoni. C'est établi sur les documents les mieux vérifiés.
-D'ailleurs voici qui coupe court à tout: il existe à l'Académie de Venise
-un dessin de la même tête,--vous entendez, exactement la même,--avec les
-mêmes perles, ou presque les mêmes. Les variantes sont insignifiantes.
-C'est, sans conteste, une étude pour ce portrait. Or les coups de crayon,
-dans ce dessin, vont de droite à gauche, et dans tous les dessins de
-Léonard, ils vont de gauche à droite, puisque Léonard dessinait comme il
-écrivait, de la main gauche. Si ce n'est pas une démonstration, cela, que
-vous faut-il?...»
-
---«Ce qu'il me faut? Un auteur pour ce chef-d'œuvre...» répondis-je.
-«Vous me racontez une histoire d'une ingéniosité surprenante, j'en
-conviens, mais je suis peintre. Je sais que les tableaux ne se fabriquent
-pas tout seuls, par génération spontanée. Si celui-ci n'est pas du
-Léonard qui a fait la _Belle Ferronnière_ du Louvre et l'_Isabelle_ de
-_l'Ambrosienne_, de qui est-il? Qu'est-ce que c'est que cet _Amico_ qui
-n'aurait jamais peint que cette merveille et puis rien?...»
-
---«_Amico_ n'est pas un nom,» dit le comte Varegnana. «Un de vos
-compatriotes, un jeune critique d'art de grand avenir, M. Courmansel, a
-suggéré l'existence d'un artiste, très intimement lié avec Andrea
-Solario,--l'ami par excellence de ce peintre. Nous savons que ce maître
-fut appelé de Milan en France, sur l'indication de Charles de Chaumont,
-pour décorer le château de Gaillon qui appartenait au cardinal d'Amboise.
-M. Courmansel a retrouvé ici plusieurs lettres d'Andrea, où celui-ci
-parle avec d'extraordinaires éloges, d'un élève, un certain Cristoforo,
-qu'il avait emmené avec lui. Or le dessin qui est à Venise présente cette
-particularité, qu'inscrit au catalogue sous le nom d'Andrea Solario, il
-porte une signature effacée où M. Courmansel est arrivé à déchiffrer un
-X. C'était la première lettre des mots _Xofori opus_,--_ouvrage de
-Cristoforo_. Ce fut un trait de lumière. Andrea quitta la France en 1509,
-pour aller où? A Anvers dont l'école exerçait alors une attraction si
-puissante sur les peintres italiens. Son élève était avec lui. Ainsi
-s'explique le mélange de finesse lombarde et de précision flamande qui se
-reconnaît dans ce portrait, comme aussi dans les tableaux d'Andrea vers
-cette même époque, par exemple l'_Ecce Homo_ du Poldi... Lancé sur cette
-piste, M. Courmansel s'est demandé si ce Cristoforo qui a pu exécuter un
-portrait de cette force n'avait pas produit un certain nombre des œuvres
-attribuées à Solario. J'avoue que je ne le suivais pas sur cette voie,
-car enfin cet X du dessin était douteuse. Je m'étonnais qu'aucune autre
-trace ne se trouvât nulle part... Cette trace, elle existe. Nous avons un
-tableau,--et un très remarquable tableau,--qui rappelle beaucoup ma
-fausse Cassandra, et celui-là est signé en toutes lettres _Xoforus
-Mediolanensis_ et daté, 1517... Il est chez la marquise Ariosti, une de
-mes cousines éloignées. Il lui a été légué par un vieux commensal de sa
-maison, une espèce de parasite qui servait de tête de Turc à tout le
-monde, un comte Francesco Pappalardo. C'était un vieux maniaque qui
-dépensait ses quelques sous à des achats de tableaux. Il n'en avait
-qu'une douzaine, de premier ordre. Tous sont allés au musée de sa ville
-natale, excepté celui-là, un portrait aussi. On l'avait si maltraité chez
-mes cousins, qu'il aurait eu le droit de les détester. Et il leur laisse
-cette peinture, qui va être d'un prix inestimable maintenant!... Je
-m'étonne que vous n'ayez pas entendu parler de cette découverte de M.
-Courmansel? Toutes les revues d'art, non seulement de France et d'Italie,
-mais d'Allemagne et d'Amérique, ont déjà engagé des discussions
-passionnées, non pas sur l'existence de l'_Amico di Solario_,--elle ne
-fait plus doute,--mais sur l'étendue de ses travaux. On est en train de
-lui donner toute une partie d'abord de l'œuvre d'Andrea: la _Vierge au
-coussin vert_ et le portrait de Charles d'Amboise au Louvre, des _tondi_
-de Cesare da Sesto, de Marco d'Oggionno, de Boltraffio. M. Courmansel
-soutient que le portrait de l'Ambrosiana est de lui. Il me suffit, à moi,
-qu'il ait fait ce panneau», ajouta-t-il, et tout en rattachant à son clou
-l'image de la fausse Cassandra, il poussa un profond soupir. Puis, avec
-cette grâce aisée, et si humaine que les Italiens expriment d'une manière
-intraduisible quand ils appellent quelqu'un: _simpatico_: «Bah! A
-quelque chose malheur est bon, comme vous dites. Ma pauvre Dame a perdu
-son peintre, mais ce jeune Courmansel, lui, a trouvé une femme charmante.
-Il est fiancé avec une jeune fille, une mademoiselle Boudron, que le père
-ne lui aurait certainement pas donnée, sans sa découverte. Ce Boudron est
-un ancien commerçant qui s'est improvisé amateur d'art, fortune faite, et
-qui travaille dans les Primitifs,--un original!... Mais vous les
-rencontrerez, si vous restez un peu à Milan. Ils y sont. Le jeune
-Courmansel y met la dernière main à son livre sur Cristoforo Saronno.
-C'est le nom qu'il suggère maintenant. Ses inductions l'ont amené à
-croire que son artiste était de cette petite ville. Il en conclut qu'il
-avait dû en prendre le nom, comme Andrea avait pris le nom de sa patrie,
-Solario, un petit village de la province de Côme. C'est beaucoup
-d'hypothèses, mais _sara_!...»
-
-
-IV
-
-Il y a longtemps, Madame, que je nous appelle, nous autres Parisiens, les
-provinciaux de l'Europe. Nous passons sans cesse, pour tous les incidents
-de la vie artistique qui ont lieu loin du boulevard, par des alternatives
-d'ignorance et d'engouement excessives. Nous avons été ainsi pour les
-musiciens allemands et les préraphaélites anglais, pour les romanciers
-russes et les dramaturges norvégiens. J'attends le moment où la petite
-coterie d'esthètes gobeurs et de badauds raffinés qui fabrique chez nous
-la mode se passionnera pour les débaptiseurs de chefs-d'œuvre. Alors
-l'_Amico di Solario_ sera l'auteur de la _Joconde_, et le sieur
-Courmansel l'invité de tous les salons où l'on cause.--Le vôtre eût été
-du nombre, Madame, si...? Et moi-même je serais peut-être devenu le
-cornac de ce jeune homme et de son _Amico_, auprès de vous et des belles
-sottes, vos amies,--pardon,--si...? Toute cette histoire n'est que le
-commentaire de ces _si_ et de ces points. Mais il n'y avait ni _si_ ni
-points dans mon esprit, je vous le jure, quand je sortis du palais
-Varegnana par l'étroite et fraîche via Bagutta où il se dresse, un peu
-humilié de mon total manque d'érudition critique, très penaud de m'être
-hypnotisé naïvement, depuis ma jeunesse, sur les impostures du Monsignore
-de Modène, amusé malgré tout par le joli travail de furetage, j'allais
-dire de police, auquel s'était livré notre compatriote, et, au fond, prêt
-à oublier Courmansel, le comte Varegnana, la Dame qui avait perdu son
-peintre, l'_Amico di Solario_, bien d'autres choses, devant une
-photographie que je ne vous décrirai pas. L'après-midi où vous me l'avez
-donnée, il neigeait. Vous en souvenez-vous? Ce jour m'est resté plus
-clair et plus bleu que celui par lequel je me promenais dans Milan, après
-cette visite. C'est cette photographie que je retrouvai sur ma table en
-rentrant, et après m'être abîmé dans la contemplation de ce visage que je
-suis venu fuir, je me sentis à Milan si abandonné, si solitaire, si
-«peintre qui a perdu sa Dame»! Tout d'un coup, le séjour de cette ville
-où j'étais depuis la veille me parut insupportable. «Si j'allais à
-Florence?...» songeai-je. «Il y a là des fresques de Benozzo Gozzoli, de
-l'Angelico et du Ghirlandajo qu'aucun Morelli n'a encore attribuées à
-aucun _Amico_...» Sur ce nouveau projet,--je vous ai dit que vous m'aviez
-rendu un peu fou et je vous en donne la preuve!--je descends au bureau de
-l'hôtel demander des renseignements et l'horaire des trains. Par hasard,
-le bureau était vide. En attendant le retour du secrétaire, je m'amuse à
-regarder la pancarte où sont inscrits les noms des voyageurs de passage
-et je lis: _M. Boudron et famille. Paris.--M. George Courmansel. Paris._
-C'était de quoi croire à un destin, avouez-le. Au moment même où je
-venais d'apprendre le roman de la découverte, faite par ce jeune homme,
-d'un admirable artiste inconnu, je découvrais, moi, que le jeune homme
-était là, dans mon hôtel! Oui. La fatalité voulait que je fusse mêlé aux
-aventures posthumes de la Cassandra _décassandrée_ et du Vinci
-_dévincisé_. Le secrétaire arrive. Au lieu de l'interroger sur le train
-de Florence, je lui demande, ce que je savais pourtant très bien, si le
-M. George Courmansel descendu à l'hôtel était bien celui qui s'occupait
-de choses d'art.
-
---«Lui-même,» me répond le secrétaire; et il ajouta en jetant un coup
-d'œil dans le _hall_ de l'hôtel: «Justement, le voici qui rentre.»
-
-Un grand garçon, de physionomie avenante, franchissait le seuil de la
-porte. Il était très blond, presque roux, le teint blanc et rosé, avec de
-bons gros yeux bleus un peu ronds qui regardaient ingénument à travers
-une paire de lunettes montées en or. Il me représenta aussitôt le type
-accompli du Français germanisé. J'en ai connu un bon nombre depuis la
-guerre de 70, dans la médecine en particulier et dans l'université. Le
-nez de celui-ci, comiquement retroussé, sa bouche volontiers souriante,
-lui donnaient un air falot et dadais que sa démarche augmentait encore.
-Il allait, le buste en avant, de ce pas allègre qui décèle un profond
-contentement de soi. Je vous crayonne un fantoche. J'ai tort. Il émanait
-aussi du personnage une candeur qui le sauvait du complet ridicule. La
-bonne foi rayonnait de tout son être. Il y avait en lui du gobe-mouches
-et de l'apôtre, de la nigauderie et de la flamme. Cela dit, le contraste
-était vraiment trop fort entre cet aspect de niais fervent et le miracle
-de perspicacité que supposait la découverte dont le comte Varegnana
-m'avait raconté le sagace détail. C'en fut assez pour piquer au vif ma
-curiosité, et voici qu'impulsivement je tire de ma poche mon
-portefeuille, de ce portefeuille une carte de visite, et je prie le
-secrétaire de la remettre à mon jeune compatriote. Je comptais sur la
-petite notoriété de mon nom. Je n'avais pas tort. A peine George
-Courmansel eut-il pris connaissance de ma carte qu'il se dirigea vers
-moi. Il avait déjà aux lèvres le banal «cher maître» dont vous vous êtes
-tant moqué, quand des gens de votre monde m'en donnaient à qui mieux
-mieux par la figure. Sur cette bouche de jeune homme, ces deux syllabes
-prenaient une sincérité qui eût désarmé votre ironie. Visiblement, il
-était heureux, presque ému, de causer avec un artiste dont il connaissait
-les œuvres. Ne m'accusez pas de vanité, Madame. Vous le savez bien: je
-ne suis pas un «m'as-tu vu?» du pinceau. Je vous marque là simplement un
-trait de ce caractère. Cet abord suffisait pour révéler quelque chose de
-si simple, de si frais, de si peu touché par la vie! Que ce naïf et ce
-timide fût en même temps un de ces iconoclastes amèrement dénoncés par le
-possesseur du faux Léonard, un de ces intellectuels implacables qui
-professent l'irrespect comme une doctrine, qui ne reculent devant aucune
-autorité, aucune tradition, c'était invraisemblable,--et je crois
-discerner pourquoi--très naturel. Les iconoclastes de cette espèce, tous
-les iconoclastes, peut-être, sont des dévots. Pour eux, briser une idole,
-c'est servir leur foi. Celui-ci, je pus m'en convaincre par ce premier
-entretien, avait l'idolâtrie, le fanatisme de _La Critique_,--avec un L
-et un C plus que majuscules, gigantesques. Avant de rencontrer cet
-exemplaire, si intensément significatif, je n'aurais jamais pensé qu'une
-besogne aussi aride, aussi ingrate que celle d'un érudit d'art pût
-provoquer des exaltations de cette violence. Laissez-moi mettre un tout
-petit l et un tout petit c à ces deux mots, la critique,--et vous les
-traduire: critiquer une toile, au lieu d'en jouir, comme vous, comme moi,
-avec ses sens, son imagination, sa rêverie, tout son être intime enfin,
-c'est l'anatomiser, c'est la disséquer ligne par ligne, grain par grain.
-Puis commence, pour vérifier son origine et son histoire, un patient
-travail de bureaucrate, une vie de rat de bibliothèque, des semaines de
-fouilles dans des paperasses, des établissements de dossiers, des
-expertises d'écriture lettre par lettre, point à point, d'indéfinies
-comparaisons avec des photographies. Que sais-je? Le tout pour aboutir à
-une date incertaine et à un nom contestable! Voilà ce que c'est que la
-critique. Mais j'ai bien entendu feu le professeur Brouardel,--j'étais
-allé à la morgue, étudier une nuance de couleur sur un cadavre, je
-peignais alors mon _Ophélie_ que vous connaissez,--oui, je l'ai entendu
-dire, en bourrant sa pipe, d'un pouce joyeux, et avec un accent de
-triomphe: «J'ai fait aujourd'hui ma quatre millième autopsie!» Et son
-visage si fin dans sa barbe rousse, déjà grisonnante, exprimait une
-jubilation égale à celle de don Juan dressant la liste de ses amoureuses.
-L'enthousiasme du jeune Courmansel était pareil pour me célébrer, dix
-minutes après notre réciproque présentation, les ivresses de _La
-Critique_, l'excellence de _La Méthode_,--encore et encore des capitales,
-hautes comme des maisons américaines!--tandis que nous déambulions de
-long en large à travers le hall de l'hôtel. Un Anglais, écroulé dans un
-fauteuil de paille, fumait une courte pipe en bois--tout comme le
-professeur Brouardel--et s'intoxiquait de soda et de whiskey en lisant le
-_Times_. Deux dames américaines, vêtues à la mode d'après-demain,
-jacassaient haut en nasillant. Un couple allemand se préparait à monter
-dans une automobile rouge arrêtée devant la porte, et le mari réglait une
-note au concierge galonné. Vous voyez le décor d'ici. L'iconoclaste, lui,
-professait. J'imaginais, en l'écoutant, qu'un frisson de terreur secouait
-tous les tableaux et toutes les fresques de tous les musées et de toutes
-les églises de Milan. A qui le tour de perdre son peintre, parmi ces
-Madones et ces Dames, ces Apôtres et ces Rois Mages?
-
---«Tout reste à faire, vous m'entendez, cher Maître, tout!... Je suis
-arrivé à la conviction qu'il n'y a pas dix tableaux sur cent qui soient
-de l'auteur auquel on les attribue, pas dix... Les plus douteux sont les
-signés... Je sais. Il y a Vasari. Mais Vasari, c'est un texte à revoir
-d'abord, et c'est plein de fables... Il y a les archives. C'est plein de
-documents faux... Voyez la note insérée par cet abbé Pierotto dans la
-marge du manuscrit Caleffino. Mais La Critique arrive, La Critique Reine
-du monde, comme on devrait l'appeler bien plus justement que la fortune,
-avec ses procédés infaillibles. Ce sont ceux de la Science. Que c'est
-passionnant, cette recherche acharnée de la vérité, et amusant!... Quand
-on a La Méthode, (décidément ce sont les mots entiers qu'il faudrait
-mettre en majuscules et colorier comme faisait Barbey d'Aurevilly pour
-des manuscrits) on est assuré de ne pas se tromper. Quelle joie alors que
-de provoquer les clameurs des ignorants!... Le jour où je me suis permis
-d'insérer dans un périodique de Paris un article affirmant que le
-portrait de la femme du palais Varegnana n'était pas, ne pouvait pas être
-de Léonard, vous ne vous imaginez pas le _tolle_. Je n'avais pas toutes
-mes preuves, mais l'analyse bien faite d'une œuvre ne trompe jamais,
-jamais!... Elles sont venues, ces preuves, et écrasantes: le dessin de
-Venise, le «faux» du Monsignore, les lettres d'Andréa Solario, et enfin,
-et surtout, ce portrait que le comte Pappalardo a légué à Mme la marquise
-Ariosti!... En ai-je eu du bonheur? Je n'avais pas le droit d'espérer,
-pour mes débuts, une découverte de cette force... Pensez qu'il y a cinq
-ans, je n'étais qu'un petit élève de l'école de Rome, ne sachant pas s'il
-ferait de l'archéologie ou de la numismatique... Car vous ne savez pas,
-cher Maître, cette entrée dans la critique d'art, ç'a été tout un
-roman...»
-
-Il s'arrêta quelques secondes. Je venais d'écouter l'hymne de guerre du
-pédant, ivre d'orgueil au milieu des ruines, j'allais recevoir les
-confidences du bon jeune homme, si follement amoureux qu'il éprouvait le
-besoin de crier sa joie aux passants de la rue:
-
---«Oui, un roman», reprit-il, «mais puisque M. le comte Varegnana vous a
-parlé de moi, il a dû vous en toucher un mot. Il vous aura dit que
-j'allais me marier... Il a été si bon, si accueillant pour ma fiancée! Il
-a eu du mérite, car, enfin, je lui ai démoli son Léonard. Bah! Le jour
-viendra, et bientôt, où il sera tout aussi fier d'avoir un Cristoforo
-Saronno. Je n'aurais pas découvert ce peintre que j'affirmerais cela
-aussi énergiquement, parce que c'est certain. Cristoforo comptera, il
-compte déjà, parmi les plus grands... Mais je vous parlais de ma fiancée.
-Elle est aussi ma petite cousine. Elle s'appelle Mlle Christiane Boudron.
-Son père est ce M. Jules Boudron, dont vous connaissez certainement le
-nom. Rappelez-vous. Le couturier de la place Vendôme... D'ailleurs sa
-collection de primitifs est déjà classée. Vous ne l'avez jamais visitée?
-Non?... A Paris, si vous me le permettez, je vous y mènerai. Vous
-jugerez. Rien que des choses du quatorzième ou du quinzième, et que les
-critiques peuvent passer au crible, je vous en réponds. C'est drôle,
-n'est-ce pas? Un grand couturier parisien qui travaille dans les Siennois
-et les Florentins de la bonne époque! Mais quand M. Boudron vint à Paris
-tout jeune, il commença par fréquenter l'Académie Jullian. Il voulait
-être artiste. Il a eu son roman lui aussi. Il a rencontré la mère de
-Christiane. Elle était la beauté et la sagesse même. Elle travaillait
-comme ouvrière chez un couturier en vogue d'alors. M. Boudron l'a aimée.
-Il l'a épousée. Pour augmenter un peu les maigres ressources du ménage,
-il a eu l'idée de dessiner des croquis de toilettes qu'il a soumis au
-patron de sa femme. Il s'est trouvé qu'il avait le génie pour cela. Ses
-croquis ont si bien réussi que Mme Boudron et lui ont eu l'idée de
-s'établir à leur compte. Ils ont fondé une maison. Le succès est venu, et
-prodigieux... Hélas! M. Boudron paya son bonheur bien cher. Sa femme
-mourut subitement, à l'époque où ils allaient se reposer, leur fortune
-faite. Il a voyagé en Italie, pour se distraire. L'artiste qui
-sommeillait sous le tailleur pour dames s'est réveillé. Il a osé acheter,
-et ma foi, très bien... Je ne dis pas qu'_on_ ne l'ait pas un peu aidé,
-mais il a su écouter les bons conseils. Cette docilité là est aussi rare
-que la compétence...»
-
-Le pédant avait reparu, dans un sourire d'une suffisance suprême. _On_,
-c'était lui. L'amoureux prit sa revanche par un autre sourire, tout
-attendri, tout reconnaissant, qui me fit lui pardonner le premier, le
-rictus amer et hautain du cuistre. Il continuait:
-
---«Depuis que je me connais, j'avais cousiné avec les Boudron. M. Boudron
-et ma mère avaient le même arrière grand-père. Nous sommes tous
-originaires de Saint-Claude, dans le Jura. Mais moi, le troisième fils
-d'un petit greffier de province, menant à Paris la modeste existence d'un
-boursier de licence, puis d'agrégation, vous comprendrez que je me
-sentais gêné par les somptuosités de l'hôtel d'un commerçant
-millionnaire!... Je n'osais seulement pas regarder ma cousine. C'est à
-Rome, quand M. Boudron y vint, après la mort de sa femme, il y a cinq
-ans, que j'ai découvert Christiane et qu'elle m'a découvert. Nous nous
-sommes aimés, sans nous le dire, dès ce moment. Je me suis tourné vers la
-critique d'art, pour ce motif. Étant donné les goûts de M. Boudron, j'ai
-vu là une sûre manière d'entrer dans son intimité. Et j'ai travaillé!...
-Il s'en est rendu compte, quand je lui ai offert d'écrire sur sa
-collection un livre du genre de celui que M. Adolphe Venturi a composé
-sur la galerie de M. Crespi. Ce livre est achevé. On l'imprime en ce
-moment. Et puis, j'ai déniché pour cette collection deux ou trois pièces
-rares. Enfin, j'ai eu mon œuf de Colomb,--j'appelle ainsi ma trouvaille,
-elle était si simple!--cette résurrection de l'_Amico di Solario_, de ce
-Cristoforo Saronno dont vous ne connaissez pas encore le chef-d'œuvre...
-Vous verrez! Vous verrez!... Christiane a pris cette occasion pour
-déclarer à son père qu'elle m'aimait et qu'elle n'épouserait personne que
-moi. Nous nous sommes fiancés ici, où M. Boudron est venu, cela entre
-nous, pour essayer d'acheter ce chef-d'œuvre de l'_Amico_ justement, le
-portrait de femme de la marquise Ariosti. Par malheur, les journaux ont
-déjà polémiqué. La marquise sait le prix de son tableau. Elle en demande
-cinquante mille francs. Il en vaudra cent mille, quand mon livre sur
-Cristoforo Saronno aura paru. Je compte en offrir le premier exemplaire à
-Mme George Courmansel, née Christiane Boudron, le matin de notre mariage.
-Mais il faut que vous voyiez ce tableau, vous. Il le faut. Mme Ariosti en
-est un peu jalouse. Si elle ouvrait sa porte, l'Europe défilerait chez
-elle. A moi, elle ne peut rien me refuser. Dès demain j'aurai arrangé
-cette visite...»
-
-
-
-
-V
-
-
-Je devais, en effet, grâce à cette toute puissante protection, le voir de
-tout près, ce portrait dont je ne doute pas qu'il ne perpétue à jamais la
-gloire de l'_Amico di Solario_ et de son découvreur, mais dans quelles
-conditions de comique fantasmagorie! Cette visite chez Mme Ariosti n'eut
-lieu que le surlendemain. Avant d'y arriver, laissez-moi, Madame, prendre
-le chemin des écoliers et vous silhouetter encore deux acteurs essentiels
-dans la petite comédie que je vous raconte. Vous avez deviné qu'il s'agit
-de M. et de Mlle Boudron. Je ne connaissais George Courmansel que depuis
-quelques heures; déjà il m'avait présenté à son futur beau-père et à la
-jeune fille, avec la même bonhomie cordiale qui lui avait fait me
-raconter aussitôt l'idylle de ses fiançailles. J'étais dans le hall de
-l'hôtel, en train de me balancer sur un fauteuil à bascule après dîner,
-et d'imiter l'Anglais de l'après-midi, sauf qu'au lieu de pipe je fumais
-un cigare. Au lieu de whiskey et de soda, je m'empoisonnais d'un vitriol
-savamment jauni dans un laboratoire, puis monastiquement baptisé du nom
-de chartreuse. Je vois apparaître Mons Courmansel, le nez à l'évent,
-comme toujours, et ses gros yeux bleus aux aguets derrière ses lunettes
-serties d'or. Il m'aperçoit et il fonce sur moi, comme sur un Cristoforo
-Saronno:
-
---«Je vous cherchais,» me dit-il. «M. Boudron voudrait tant faire votre
-connaissance!... C'est un de vos grands admirateurs, mon cher Maître. Si
-vous me permettez, je vous conduis dans son salon. Il vous attend.»
-
-Vous m'avez souvent reproché, Madame, ce que vous appelez
-irrévérencieusement le «chipisme» des artistes et des gens de lettres
-dans le monde. Vous prétendez que nous ne nous trouvons jamais traités
-avec assez de déférence. Avons-nous si tort? On nous y donne trop
-volontiers le rôle de la bête savante que l'on promène au doigt et à
-l'œil pour amuser l'honorable société. Sur ce chapitre, les bourgeois
-valent les ducs. M. Boudron trouvait fort naturel de m'inviter à monter
-chez lui, par un tiers, tout comme les grandes dames habillées par lui
-avaient dû trouver naturel de le convoquer à domicile. Qu'est-ce qu'un
-peintre pour un millionnaire? Un ouvrier en couleurs qu'il paie quinze ou
-vingt mille francs le portrait. Le procédé était si peu cérémonieux que
-j'hésitai une minute, pour céder devant la supplication du visage de
-Courmansel:
-
---«J'ai promis de vous amener...» insistait-il. «Vous me ferez gronder,
-si je n'arrive pas à vous décider...»
-
-Une terreur passait devant ses yeux, qui excita, je dois vous l'avouer,
-ma curiosité plus que ma pitié. On ne devient pas un portraitiste
-professionnel, sans développer en soi un goût de la nature humaine qui
-doit être, j'imagine, celui des vrais romanciers. Au fond, cette petite
-histoire sentimentale, si bizarrement emmêlée à des préoccupations de
-critique d'art, m'intéressait déjà. Qui donc était cette fille d'un
-commerçant enrichi, assez originale pour vouloir, avec sa dot, épouser ce
-pédantesque maniaque, digne d'enseigner l'esthétique à Kœnigsberg ou à
-Tubingue, chez les barbares? Qui, ce commerçant lui-même, cet ancien
-rapin transformé en grand couturier? J'acceptai donc de suivre le fiancé.
-Il m'introduisait quelques instants plus tard, dans un salon d'hôtel.
-Devant une table et les débris d'un dessert, un homme de mon âge et une
-jeune fille, étaient installés, lui en _smoking_, elle en toilette du
-soir, au lieu que George Courmansel n'avait pas quitté sa jaquette et ses
-bottines jaunes de l'après-midi. Moi-même je m'étais mis aussi en
-_smoking_, machinalement, parce que mon domestique m'avait préparé mes
-vêtements. Je ne prévoyais guère que cette involontaire élégance vaudrait
-à mon barnum un coup de boutoir immédiat. J'allais dès la première minute
-savoir le degré de bienveillance avec lequel le père de Christiane
-traiterait son gendre! Les phrases de banale politesse étaient à peine
-échangées que M. Bourdron se tournait vers Courmansel, et, ironiquement,
-avec cette gouaillerie brutale particulière aux gens riches de médiocre
-éducation:
-
---«Hé bien! George. Il me semble que M. Monfrey n'est pas un bourgeois,
-et vous voyez qu'il s'habille le soir?... C'est une vieille querelle que
-je fais à ce grand garçon», ajouta-t-il en se retournant vers moi: «Je
-lui dis toujours: un intellectuel peut être un homme du monde...»
-
---«George a tant à travailler, en ce moment, pour finir son livre,»
-interrompit la jeune fille, d'une voix qui, aussitôt, me la rendit
-chère,--la voix de ses yeux, si vrais, si loyaux, si tendres! J'ai su
-depuis qu'elle avait vingt-quatre ans déjà. Elle en paraissait à peine
-dix-huit. Tout en elle n'était que grâce et fragilité. Elle avait une
-petite tête de statuette grecque sur des épaules un peu trop minces, des
-traits délicats d'une finesse comme miniaturée. Si j'avais pu écouter son
-cœur, en ce moment, je l'aurais senti palpiter d'émotion. La rude
-apostrophe à son fiancé la frappait comme d'un choc. Évidemment le père
-avait pour elle cette affection profonde qu'inspirent aux êtres très
-robustes ces créatures qui semblent trop grêles pour la vie. Il ne la
-comprenait pas assez pour lui épargner les secousses de ses brusqueries.
-Il l'aimait trop pour ne pas lui céder, dès qu'elle lui parlait avec
-cette voix, un peu étouffée, où son instinct paternel devinait une peine,
-sans que sa grossièreté native lui permît de passer de l'effet à la cause
-et de corriger ses manières trop brusques. Que j'en ai connu, de ces
-pères et de ces maris, d'étoffe rude, de tempérament épais, et qui se
-trouvaient avoir, celui-ci pour fille, celui-là pour femme, de ces
-créatures toutes pareilles aux mimosas, à ces plantes animalement
-sensibles, qu'un froissement fait frissonner, se contracter! Que j'en ai
-vu, de ces fleurs vivantes, dépérir, se faner, au voisinage constant
-d'êtres trop bruyants, trop affirmatifs, trop forts, qui leur faisaient
-du mal par leur simple existence, sans même s'en douter, qui les tuaient,
-quelquefois en les chérissant! Cette différence foncière de nature avait
-dû être la tragédie secrète du foyer du veuf. Ainsi s'expliquait l'amour
-de la jeune fille pour son cousin. Elle avait été prise par ses manières
-douces et conciliantes, par ce caractère de savant, combatif dans le seul
-domaine des idées, et, pour tout le reste, incertain jusqu'à la
-faiblesse, ennemi de l'action jusqu'à la pusillanimité. Devant la phrase
-agressive de M. Boudron, Courmansel demeurait décontenancé, très rouge,
-et il balbutiait avec un sourire contraint:
-
---«Mais si je ne me suis pas habillé, ç'a été pour ne pas vous faire
-attendre, Christiane et vous...»
-
---«Et moi,» dis-je à mon tour en m'adressant au couturier collectionneur,
-«si je n'avais pas pensé que je pouvais aller ce soir au palais
-Varegnana, je ne me serais certes pas harnaché de la sorte...»
-
---«Vous connaissez M. le comte Varegnana, monsieur?» interrompit de
-nouveau la jeune fille. Elle m'avait coulé un regard d'une reconnaissance
-émue, pour l'appui donné à son fiancé, et tout de suite elle s'emparait
-de la phrase que j'avais prononcée, non sans intention. Elle essayait de
-mettre l'entretien sur un terrain où M. Boudron et George Courmansel
-s'entendissent et où brillât celui qu'elle aimait. Nul doute qu'elle ne
-fût un peu humiliée du rôle inférieur imposé par son père au jeune homme.
-La facilité de ce dernier à l'accepter ne lui plaisait guère plus. Le
-subtil génie féminin est ainsi: on dirait qu'il possède un sens spécial
-pour apprécier, dans les rapports d'homme à homme, ces nuances qui
-manifestent les affirmations ou les reculs d'une personnalité vis-à-vis
-d'une autre. Et elle continuait: «Vous avez vu chez lui le portrait
-attribué faussement à Léonard de Vinci, et dont George a découvert le
-véritable auteur? N'est-ce pas, l'on éprouve une intime satisfaction à
-voir un génie ignoré reconquérir l'honneur qui lui était dû?...»
-
-Ses douces prunelles, si clairement brunes dans son teint d'une jolie
-pâleur, s'étaient tournées, cette fois, vers l'initiateur de cette
-justice posthume. Courmansel lui dit merci par le rougissement de plaisir
-avec lequel il accueillit cet éloge. Il avait senti qu'elle voulait
-réparer le procédé par trop familier de son père. Il l'aimait autant
-qu'il en était aimé. Le père n'observait pas le manège muet des fiancés.
-Mais à la manière dont il me regarda, de son côté, tandis que sa fille
-hasardait cette allusion directe à la grande découverte de son futur
-gendre, ses sentiments pour le jeune homme achevèrent de s'éclairer pour
-moi. Il subissait la suggestion de Christiane, et quelque chose en lui
-luttait encore. Il admirait Courmansel, comme il eût accepté un effet de
-commerce douteux, «sous toutes réserves». Il y avait entre eux cet
-antagonisme radical des tempéraments qui veut qu'un chat et un chien, mis
-en face l'un de l'autre, s'affrontent aussitôt. M. Boudron était un type
-accompli d'un certain bourgeois Parisien de nos jours: par sa tenue, très
-astiquée, la coupe militaire de ses cheveux en brosse, une sveltesse
-relative de ses mouvements, due au massage et à l'escrime, il donnait
-l'idée de ce que j'appelle «l'homme des répétitions générales»--«l'homme
-des premières» ayant rejoint depuis longtemps le «boulevardier» au pays
-des vieilles modes. Les personnages de ce type, tiennent du viveur, de
-l'artiste et du _sportsman_. J'eus l'impression très vite que M. Boudron
-copiait quelqu'un. En cherchant bien, je reconnus qu'il imitait le genre
-de mon confrère Maxime Fauriel, le pastelliste. Il a pris à Maxime son
-port de tête, ses intonations un peu sèches, sa barbe taillée en pointe,
-à la Henri III, son monocle carré et attaché par un large ruban de moire
-qu'une agrafe d'or pique au gilet. Mais Fauriel garde, à travers tout ce
-cabotinage, sa physionomie spirituelle et aisée de gamin de Paris, au
-lieu que son faux-sosie laissait deviner à chaque geste, à chaque
-parole, de la tension à la fois et de l'incertitude. Il n'était pas sûr
-de ses effets. Cependant l'habitude des succès dans une carrière ne va
-pas sans de réelles supériorités d'intelligence et d'énergie. Le notable
-commerçant en avait conscience, et cette hésitation dans son personnage
-joué n'empêchait pas chez lui l'orgueil profond de l'individu habitué à
-commander. Il avait entrepris sa galerie par un curieux mélange de
-sentiments: le ressouvenir de ses premières ambitions d'apprenti peintre,
-la gloriole d'être cité dans les journaux et de faire les honneurs de ses
-tableaux à des amateurs célèbres, l'idée aussi de la «grande vente» en
-cas de revers de fortune. George Courmansel, en l'aidant de ses conseils,
-comme il s'en vantait, pour quelques achats, l'avait tout ensemble
-subjugué et humilié. Très sensible à ce défaut du laisser-aller extérieur
-que l'absorption dans leurs idées entretient aisément chez les hommes
-d'étude, Boudron nourrissait contre le talent du fiancé de sa fille une
-hostilité combattue par une involontaire déférence. De là cette curiosité
-aiguë de son regard. Il allait savoir comment moi, un peintre arrivé,
-commandeur de la Légion d'honneur, exposé au Luxembourg, je jugeais la
-soi-disant découverte du critique, à la veille de révolutionner
-l'histoire de l'art. Et puis mon opinion pouvait avoir son influence sur
-une décision très importante. Le couturier, millionnaire mais avisé,
-hésitait encore à payer cinquante mille francs le tableau légué par feu
-le comte Pappalardo à la marquise Ariosti. Son expression se fit plus
-avenante pour le conseilleur de cet achat quand j'eus déclaré, appuyant
-de ma complaisance, à demi sincère, l'enthousiasme de Christiane:
-
---«Oui, Mademoiselle, j'ai vu ou plutôt revu ce portrait de femme. Il me
-restait dans la mémoire comme si remarquable, que je me suis arrêté à
-Milan, un peu à cause de lui... Varegnana m'a raconté par quelles
-merveilles d'ingéniosité M. Courmansel a déterminé l'origine de cette
-peinture. Je suis de votre avis: redresser l'injustice de la postérité
-envers un artiste méconnu, c'est une très noble mission et bien digne
-qu'un homme de cœur y consacre sa vie.»
-
---«Vous me comblez, cher Maître,» dit George Courmansel, «mais je vous
-avoue que je n'ai pas des ambitions si hautes. Les besognes de la Science
-ne sont ni nobles ni le contraire. Elles sont vraies...»
-
---«C'est le point où je me sépare de lui, Monsieur Monfrey,» reprit à son
-tour M. Boudron. «Je ne suis qu'un commerçant, mais j'aime les tableaux
-pour eux-mêmes, parce qu'ils sont beaux, comme on aime les fleurs, les
-femmes, la musique, le vin, tout ce qui exalte, tout ce qui grise. George
-aime les tableaux comme un botaniste aime les plantes, pour les mettre
-dans ses herbiers et les étiqueter. Mon système est le bon. Qu'il soit de
-Léonard ou de Cristoforo, le portrait Varegnana n'en est ni plus
-admirable, ni moins. Ai-je raison?»
-
---«Tu ne voudrais pourtant pas que ton Jean Bellin, celui que George t'a
-trouvé, ne fût pas authentique?» interrogea malicieusement Christiane.
-«Moi aussi papa, ai-je raison?»
-
---«Mon Bellin?» s'écria le père. «Il n'y a pas moyen de le discuter,
-celui-là, avec sa signature en capitales dans son cartouche et une des
-deux _L_ plus haute que l'autre... Mais voulez-vous en voir la
-photographie?» me demanda-t-il. «George, sonnez donc pour que l'on
-desserve...
-
---Bon. Merci...»
-
-La diplomatique jeune fille avait de nouveau employé, pour couper court à
-la discussion, le plus sûr moyen. Quand le collectionneur eut commencé
-d'ouvrir, sur la table devenue libre, le portefeuille qui contenait, avec
-la reproduction du Bellin, celle de toutes les pièces de son musée, il
-parut oublier jusqu'à l'existence de son futur gendre. Ses mains de
-rhumatisant, aux doigts noués par les excès de bonne chère et l'absence
-d'exercice, mettaient, à étaler les épreuves, les unes après les autres,
-le même soin que jadis à ouvrir des pièces de soie tissées spécialement à
-Lyon devant les clientes émerveillées.
-
-Il y avait pour moi quelque chose de pathétique, et qui me fit lui
-pardonner ses rudesses, dans sa visible piété de demi-ignorant pour les
-œuvres, vraiment très rares, dont son argent, gagné au rebours de sa
-vocation première, le faisait possesseur. J'admirai aussi que, dans ce
-commencement du vingtième siècle, l'Italie, cette Italie fouillée,
-refouillée, raclée par toutes les avidités de tous les amateurs des deux
-mondes, fût encore si riche? En quelques années un nouveau venu avait pu
-y découvrir ce Jean Bellin, une très authentique et très saisissante
-_Transfiguration_, digne de celle du musée Correr, à Venise,--une
-esquisse d'Andrea del Sarto--un indiscutable _Saint Sébastien_, de ce sec
-et vigoureux Ferrarais, Cosimo Tura,--une non moins indiscutable
-_Nativité_, de Francesco di Giorgio Martini, le Siennois,--enfin une
-dizaine de merveilles, dont leur récent acquéreur était justement fier.
-De chacune il avait sept ou huit photographies, représentant l'ensemble
-et les détails. Tandis qu'il me les nommait, tantôt lui-même, tantôt sa
-fille, tantôt Courmansel énonçaient des impressions. Rien qu'à ces
-remarques, j'aurais pu deviner le drame latent de ces fiançailles. Les
-deux hommes manifestaient une irréductible antithèse de nature, par leur
-seule façon de réagir devant ces chefs-d'œuvre. Ils les aimaient certes
-l'un et l'autre, mais si différemment! Et quel tact la jeune fille
-mettait à sans cesse éviter les heurts par des questions à côté!
-Rieuse,--mais un petit tremblement de ses lèvres démentait ce rire,--elle
-disait: «Tu te rappelles, père, quand nous sommes allés dans cette villa
-près de Sienne, où l'on nous avait raconté qu'il y avait des tableaux
-anciens?... Et le cocher qui nous expliquait pourquoi un château se
-nommait _Belcaro_? Beau, mais cher.--_Bel ma caro_, aurait dit le général
-Espagnol qui l'avait pris après un sanglant assaut...» C'était pour moi
-qu'elle évoquait ce souvenir,--en apparence. Elle disait encore: «C'était
-le jour anniversaire de ma vingtième année que tu as acheté cette
-_Daphné_ que George attribue aujourd'hui à Bramantino? Tu en avais tant
-de désir avant et tant de plaisir après, que tu as oublié de me souhaiter
-ma fête. Est-ce vrai?...»
-
---«C'est vrai,» répondit le père, «mais aussi, cher Maître, quelle grâce
-dans cette Daphné! Est-ce une _mâtine_, hein? Quelle jolie manière de
-poser ses _petons_! Et dans ses cheveux qui se changent en branche,
-quelle souplesse!... Et cet Apollon, quel _gaillard_!...»
-
---«Je ne l'attribue pas à Bramantino», dit le fiancé qui souligna sa
-certitude: «Elle est de Bramantino. Les mains et les oreilles ne
-permettent pas le doute: ces mains aux doigts longs, fuselés, maigres,
-les deux premiers réunis, les deux seconds écartés, ces oreilles, longues
-aussi, avec le lobe d'en bas très développé, presque pointu... Tenez, je
-vais vous montrer dans le livre de Morelli...» Et, avisant sur une
-console un volume fatigué par un quotidien usage, il me désignait une
-série d'oreilles et de mains, données comme exemples par l'auteur. Des
-notes au crayon couvraient les marges. Elles étaient de son écriture.
-«J'ai indiqué plusieurs autres tableaux dont Morelli ne parle pas, où les
-mêmes signes se retrouvent...» Il y avait là tout un symbole. Courmansel
-n'arrivait aux arts qu'à travers le document imprimé. Boudron y allait
-franchement, directement, mais sans s'affiner. _Mâtine_, _gaillard_ et
-_petons_ manquaient par trop de quattro-*centisme. Et pourtant comme
-cette manière un peu commune de sentir était un guide plus sûr que
-l'érudition de l'autre! Le tailleur pour dames devait, dès ce soir-là,
-donner de cette sagacité instinctive une preuve dont je n'ai saisi la
-valeur que plus tard. A un moment, et comme Christiane ramassait les
-cartons que nous avions fini d'examiner, pour les ranger de nouveau dans
-le porte-feuille, je demandai au fiancé:
-
---«Vous ne pourriez pas me montrer une reproduction du portrait de la
-galerie Ariosti?»
-
---«Je n'en ai pas», répondit-il, un peu penaud. «Cela me gêne beaucoup
-pour mon livre. La marquise refuse d'en donner les photographies, même à
-moi. Je vous ai dit déjà qu'elle était un peu jalouse de ses tableaux.»
-
---«Et elle laisse vendre dans les boutiques des reproductions de tous les
-autres en cartes postales!»... interrompit M. Boudron. «Est-ce que cela
-ne vous paraît pas louche, cher Maître?»
-
---«C'est qu'elle n'en a pas un second de cette importance», dit vivement
-Christiane. «Personne ne pensait auparavant à visiter sa galerie. Il n'y
-avait là que des choses de second ordre. Maintenant, si elle ne fermait
-pas sa porte, l'Europe et l'Amérique y défileraient. Pensez donc, une
-telle découverte!»
-
---«C'est possible», reprit le père, «mais elle ne se conduirait pas
-autrement, si elle doutait de l'authenticité du tableau.»
-
---«Ah!» s'écria George Courmansel avec un sourire de triomphe, «comme je
-voudrais qu'elle en doutât! Nous aurions ce chef-d'œuvre pour un morceau
-de pain...»
-
---«Au lieu qu'elle en veut cinquante mille francs», dit le couturier
-collectionneur. «Je n'ai payé mon Jean Bellin que dix mille.»
-
---«On ne savait pas que c'était un Jean Bellin», répliqua le jeune
-homme... «Mais aussi vrai que c'est un Jean Bellin, aussi vrai ce
-portrait du palais Ariosti est de Cristoforo Saronno, et je vous l'ai
-déjà dit, c'est cent mille francs qu'il vaudra dans dix ans. Allez, M.
-Ralph Kennedy ne tournerait pas autour, si je me trompais... C'est un
-millionnaire américain qui ravage l'Italie depuis cette année. Le mot
-n'est que juste. Vous ne soupçonnez pas ce qu'il a déjà enlevé!»
-
---«Mais qui nous a parlé des intentions de Kennedy? Mme Ariosti. Nous
-savons, nous, qu'il est à Milan, et c'est tout. Je me défie de cela
-encore... Mais, cher Maître, vous verrez le tableau. Que ce soit une
-bonne chose, je ne dis pas. La tiare du Louvre aussi était une bonne
-chose.»
-
---«Je vous l'avais déclarée fausse dès le premier jour», interrompit
-Courmansel, «et ce n'était pas ma partie.»
-
-
-
-
-VI
-
-Que le jeune homme sentît l'aversion cachée du père de sa fiancée, j'en
-reçus la confidence même de sa bouche, ce surlendemain auquel j'arrive,
-et tandis que nous gagnions de compagnie le palais Ariosti. La marquise
-avait fait attendre sa réponse vingt-quatre heures. J'avais passé ces
-deux jours à m'exalter et à me meurtrir le cœur tour à tour, dans les
-délices et les mélancolies des villes _revisitées_. Vous n'aurez pas
-toujours vos vingt-six ans, Madame, ni cette élasticité intérieure. A cet
-âge on est si nouveau aux choses, et les choses vous sont si nouvelles!
-Dès l'heure où l'on aime à se ressouvenir, on vieillit. Je suis vieux
-alors, ah! bien vieux. Excepté pour ce qui vous touche, je n'ai plus
-d'émotions que rétrospectives. J'avais donc erré à travers les musées et
-les églises de Milan, y cherchant, y retrouvant tant de nobles œuvres
-dont je vous ai déjà nommé les auteurs,--y cherchant, y retrouvant mon
-fantôme, un autre moi-même, un Monfrey bien différent du désabusé
-d'aujourd'hui, non point par la sensibilité, mais par l'espérance, mais
-par cette fièvre d'attente, ce frissonnement enivré du départ pour la
-vie.--Rien n'avait changé, au contraire, des tableaux d'autrefois. Quelle
-leçon pour un artiste! Quel conseil d'appuyer son être sur son art tout
-simplement, sur cette besogne qui, réussie ou manquée, échappe du moins à
-l'action meurtrière du temps! La sensation nous déçoit. Le sentiment nous
-trompe. Ceux ou celles que nous aimons vieillissent et changent. La
-beauté, une fois fixée sur une toile, sur un pan de muraille, sur un
-panneau, survit dans son impérissable jeunesse aux yeux qui l'ont
-contemplée, à la main qui l'a copiée, au cœur qui l'a idolâtrée. C'est
-vrai, mais la Beauté peinte ou sculptée, si elle ne périt pas, n'aime
-pas. Si les bouches de femmes qui sourient dans les tableaux ne se fanent
-pas, si elles ne mentent pas, elles ne prononceront jamais de ces paroles
-qui ouvrent devant notre âme extasiée les perspectives infinies du
-bonheur. Toutes ces idées,--d'autres encore que je ne vous dis pas, à
-quoi bon?--remuées en moi par ces courses à travers cette ville, chère à
-ma première jeunesse, m'avaient attendri profondément. Elles faisaient de
-moi un auditeur de choix pour un amoureux, comme ce naïf George
-Courmansel, en plein élan de sa destinée. N'était-il pas à l'aube de ce
-rêve réalisé: un mariage d'amour? Je l'écoutais donc me dire, d'un accent
-si frémissant, si vrai:
-
---«Ah! cher Maître, vous ne vous doutez pas du service que vous m'avez
-rendu avant-hier.... Je peux bien vous avouer cela: M. Boudron n'est pas
-toujours très juste pour moi. C'est si naturel. Il a aimé passionnément
-sa femme. Notre bonheur, à Christiane et à moi, l'irrite par
-instants,--sans même qu'il s'en doute. Nous lui rendons trop présent un
-passé qui lui a été trop cher.--Alors, tout lui sert de prétexte pour me
-bousculer, vous avez vu, depuis mon oubli de m'habiller, l'autre soir,
-jusqu'au refus opposé par la marquise Ariosti à mes demandes de
-photographies... Mais il m'aime, au fond, et il est si heureux quand on
-me montre de la bienveillance. Ce que vous avez dit de ma découverte, à
-propos du prétendu Léonard, lui est allé au cœur. Il en a parlé à
-Christiane. «Décidément,» lui a-t-il dit, «notre George est quelqu'un.»
-Et il a ajouté: «Nous le verrons à l'Institut.»... Ah! si je pouvais en
-être, bien des préventions qu'il a, tomberaient! Si j'avais seulement le
-prix Bordin que l'Académie des Beaux-Arts décerne au meilleur ouvrage sur
-l'esthétique et l'histoire de la peinture?... Car enfin, quand mon
-_Cristoforo_ paraîtra, ce sera tout de même un fier morceau d'histoire de
-la peinture. Tâchez de lui dire combien vous aurez aimé le tableau que
-nous allons voir. Car vous l'aimerez. Je me fais d'avance une fête de
-votre surprise... Et si vous étiez déçu,--on ne sait jamais,--ne le lui
-dites pas trop. Mais vous ne serez pas déçu...»
-
-Il me prononçait cette demi-objurgation devant la porte de la casa
-Ariosti, une grande bâtisse toute neuve au premier étage de laquelle--le
-_piano nobile_--habitait la marquise. J'avais vu, l'avant-veille, chez le
-comte Varegnana, le type de la grande existence Italienne historique,
-pour dire le vrai mot. L'appartement de Mme Ariosti me représentait la
-vie Italienne moderne que je goûte peu. Elle est trop imitée, trop
-plaquée. Un maître d'hôtel nous reçut, vêtu à la mode anglaise, avec le
-frac noir et le pantalon gris. Le salon où nous entrâmes était meublé à
-la française, avec les bois clairs et sobres de notre dix-huitième
-siècle, déplacés ici, alors qu'il est si facile de trouver, dans la
-Vénétie toute voisine, de ces adorables mobiliers, d'un _rococo_ un peu
-baroque, mais exquis de fantaisie originale et locale. La marquise
-elle-même trônait là, ayant à sa portée, sur sa table, le dernier roman
-français, et habillée dans un demi-deuil suprêmement élégant, qui
-fleurait la rue de la Paix. L'œil exercé de M. Boudron n'y aurait certes
-pas démêlé une faute d'orthographe. J'avais devant moi une Parisienne, ou
-qui se voulait telle. La parfaite correction de sa toilette, _up to
-date_,--comme disent si drôlement les Yankees, _à hauteur de
-date_,--n'empêchait pas que le caractère de son visage, plutôt laid
-d'ailleurs et trop creusé pour ses trente-cinq ans, ne restât
-profondément individuel et tout à fait de son pays. Mme Ariosti avait ce
-sérieux du regard, cette réflexion dans le pli de la bouche, cette force
-de la physionomie qui se rencontrent si souvent de ce côté des Alpes et
-si rarement de l'autre. Deux personnages lui tenaient compagnie. L'un
-était un grand et fort jeune homme qui n'offrait pas un moindre contraste
-entre sa mise et sa mine que la maîtresse du logis: son teint d'une
-pâleur mate, ses cheveux très noirs, ses prunelles sombres et chaudes
-dénonçaient le Méridional, et il n'avait rien sur lui qui ne vînt de
-Londres, depuis ses bottines vernies jusqu'à sa cravate, et depuis son
-veston jusqu'à la cigarette à bout de liège qu'il continua de fumer,
-après nous avoir salués, avec un flegme tout britannique. Mais quels
-yeux! La finesse aiguë et presque sauvage d'un compatriote de Machiavel y
-avait passé pour me sonder jusqu'au tuf. L'autre visiteur, lui, pouvait
-avoir quarante-cinq ans, cinquante, soixante ans. Comment déchiffrer un
-âge sur une face glabre et grise d'Américain et dans une physiologie
-toute en os et en nerfs? Seule la nationalité du personnage ne permettait
-pas une minute de doute. Le flegme de celui-là n'était pas acquis. Son
-anglomanie--lui aussi ne portait rien qui ne vînt de Regent Street et de
-Piccadilly--s'accordait à son type. Ses yeux d'un bleu clair et froid ne
-démentaient pas l'impassibilité avec laquelle il nous salua, quand la
-marquise Ariosti nous eut présentés les uns aux autres:
-
---«Monsieur le prince de San Cataldo... Monsieur Ralph Kennedy...»
-
-Ce nom n'eut pas plus tôt été prononcé, que la phrase du défiant M.
-Boudron me revint à la pensée. La rencontre entre le collectionneur
-d'outre-mer et le futur gendre de l'amateur parisien était trop
-évidemment préméditée, et non moins préméditée la présence du prince
-napolitain. J'ai su depuis qu'il était l'ami fidèle de la marquise. Les
-deux complices dans la vente du tableau en litige se partageaient la
-surveillance des deux acheteurs possibles. Cependant, Mme Ariosti
-commençait, en s'adressant à moi, une longue histoire:
-
---«C'est un grand honneur pour moi, cher Maître (Elle aussi!), que votre
-visite... M. George Courmansel m'a écrit que vous désiriez voir le
-tableau qu'il attribue à l'_Amico d'Andrea da Solario_... Ce n'est pas
-grand'chose. Mais j'y tiens beaucoup. Il m'a été légué par le meilleur
-ami de mon pauvre mari. Le défunt marquis Ariosti et le comte Pappalardo
-s'aimaient comme deux frères. Ce tableau me les rappelle tous deux... Il
-m'est cher, bien cher...»
-
-Le visage de la veuve inconsolée exprima cette mélancolie sans remède
-qu'un vieux proverbe de je ne sais quelle province française raille si
-gaiement: «Cheveux de veuve coupés, remariage dans l'année.» Mme Ariosti
-avait dû, aux funérailles de feu son époux, être admirable de tragique.
-Probablement une grande mèche de ses beaux cheveux noirs reposait en
-effet dans le cercueil, roulée autour des mains jointes du marquis. Le
-proverbe avait pourtant menti, grâce à la précaution que le sagace
-gentilhomme avait prise. J'ai encore su cela depuis. Il avait légué sa
-fortune à la marquise, sous condition. Une nouvelle union lui aurait
-coûté cent mille francs de rente qui seraient allés à un neveu. Que ceci
-soit une excuse auprès de votre sévérité, Madame, et de votre _gratin_,
-pour la _combinazione_ qui installait chez la veuve un consolateur
-inavoué! Durant cette courte oraison funèbre, le Napolitain avait eu
-d'ailleurs une tenue incomparable. Les bouffées de sa cigarette étaient
-montées vers le plafond avec componction, et le silencieux dégoût du
-_gentleman_, froissé dans sa délicatesse la plus intime, contracta son
-visage expressif quand le libre citoyen des États-Unis répondit en
-français, avec un accent qui ajoutait au comique de son observation:
-
---«_Well!_ Cela, Madame, est le prix du tableau pour vous, qui vendez.
-Cela n'est pas son prix pour moi, qui achète.»
-
-Je reconnus à cette réponse qu'en dépit de ses élégances vestimentaires
-et de ses acquisitions artistiques, M. Ralph Kennedy appartenait à la
-plus grossière variété des millionnaires de son pays. Il n'y a guère de
-milieu, dans cette étrange coterie des magnats du dollar. Ils se
-raffinent ou ils se brutalisent à l'excès. La marquise Ariosti ne parut
-pas avoir entendu cette phrase, qui continuait sans doute une
-conversation commencée avant notre arrivée. Elle reprit, en s'adressant
-toujours à moi:
-
---«Vous vous étonnerez, cher Maître, de ce que M. Courmansel vous aura
-dit sans doute, que, tenant à ce tableau comme j'y tiens, j'aie pu
-accepter l'idée de m'en défaire. Il vous aura dit aussi que le défunt
-marquis avait créé un Institut technique de dentelle, pour restaurer une
-industrie d'art qui fut une des gloires de notre ville. Vous connaissez
-bien le point de Milan?... L'avenir de cette fondation était sa constante
-pensée, durant sa dernière maladie. Il lui a par son testament attribué
-les revenus d'une de nos terres... Cette année-ci a été très pluvieuse.
-Une inondation a fait des dégâts qui ont compromis les récoltes... C'est
-à ce moment que M. Courmansel a découvert la valeur de ce tableau, dont
-nous savions bien qu'il était d'auteur. Nous ne savions pas de quel
-auteur. En même temps, il m'a présenté quelqu'un qui m'a fait une offre.
-J'ai cru voir là une coïncidence qui n'était pas uniquement naturelle...
-Vous allez rire, mais nous autres Italiens--que voulez-vous?--nous
-restons croyants, très croyants... Ah! ce sera un déchirement que de me
-séparer de ce tableau, si je m'en sépare... Mais de tous les hommages que
-l'on peut rendre à un mort, ne faut-il pas préférer celui qui s'adresse à
-son œuvre, au meilleur de sa pensée et de son âme?...»
-
---«Je ne m'étais pas permis, Madame la Marquise,» dit Courmansel, «de
-répéter à M. Monfrey ces raisons qui font tant d'honneur à votre
-sensibilité.»
-
-Le coquebin scientifique était de bonne foi en collaborant ainsi à ce que
-j'ai su depuis être une effrontée comédie. Une voix répéta, comme un
-écho:
-
---«Tant d'honneur...»
-
-C'était celle du fumeur de cigarettes, du subtil San Cataldo qui jugea
-sans doute,--à quels signes? je me le demande--que je n'étais pas
-suffisamment ému par l'hommage rendu aux mânes de l'époux. Car il
-interrompit cette moderne matrone d'Éphèse en ajoutant:
-
---«Mais, Marquise, le temps de M. Monfrey est précieux. Si vous le
-permettez, je le mènerai voir la peinture...»
-
---«Non, Berto,» répondit Mme Ariosti. «J'irai bien moi-même...»
-
-Elle se leva. Nous la suivîmes dans un salon plus petit, aux murs duquel
-étaient suspendus plusieurs tableaux, dont un, voilé d'un rideau de soie
-noire. La marquise vint à lui d'un pas presque religieux. De sa fine main
-blanche, elle tira doucement ce rideau, et elle dit avec solennité:
-
---«Le voici.»
-
-
-
-
-VII
-
-Je vous ai annoncé, Madame, une histoire destinée à vous faire rire, et
-jusqu'ici vous vous serez demandé: «Que voit-il de comique là-dedans? la
-débaptisation d'un tableau douteux,--celui du comte Varegnana,--ou les
-sentimentalismes par hasard bien placés d'un jeune pédant? Les tendres
-délicatesses d'une fiancée, ou les brutalités d'un commerçant enrichi,
-les rudesses d'un Américain du même type, ou les hypocrisies d'une
-veuve?...» Mais que direz-vous de ce spectacle: ladite veuve esquissant
-un geste solennel, le _patito_ allumant une nouvelle cigarette pour mieux
-nous observer à travers un masque de fumée, M. Ralph Kennedy assurant sur
-son nez carré des besicles à la Chardin,--comme il sied à un amateur
-artiste,--George Courmansel ouvrant ses yeux, ses narines, sa bouche,
-avec l'attitude d'un saint François de fresque en train de recevoir les
-stigmates,--et moi, dans ce groupe, regardant le panneau, et retenant
-avec peine un cri,--celui d'un étonnement dont, encore aujourd'hui, je ne
-suis pas tout à fait remis? Dans ce portrait de femme, attribué par
-l'élève de Morelli à l'_Amico_ mystérieux d'Andrea Solario, à ce
-Cristoforo ignoré jusqu'alors et désormais illustre, je venais de
-reconnaître--ou de croire reconnaître--une peinture exécutée voici
-vingt-cinq ans. Et par qui?... Mais par votre serviteur lui-même, Madame,
-par M. Léon Monfrey en personne, alors que, simple rapin, ayant manqué
-son prix de Rome--il vous l'a raconté déjà--il séjournait, petitement,
-mais librement, à ses frais, dans la ville des Césars, des Papes et de
-Raphaël!... Était-ce possible? N'étais-je pas le jouet d'une de ces
-ressemblances qui tiennent de l'hallucination?... Ce portrait, immobile
-dans son cadre antique, montrait bien ces tons dorés de la chair, ces
-nuances éteintes des étoffes que peut seule donner la patine de l'âge. Il
-était comme usé, comme râpé. Un craquelage de vieille faïence vous
-avertissait de ne pas toucher cet objet fragile, de ne pas endommager
-cette épave arrachée à la destruction des temps. Ce panneau était criblé
-de petits trous qui dénonçaient l'acharnement séculaire des vers à
-dévorer cette lamelle de bois, comme d'autres vers avaient sans doute
-dévoré le chêne ou le sapin du cercueil dans lequel on avait couché la
-morte dont c'était l'image. Les lettres de la signature s'étaient
-effritées en partie... Oui, tous ces détails, merveilleusement machinés,
-me juraient que je me trompais... Et pourtant, non, je ne me trompais
-pas. C'était bien là le portrait de la petite Ginevra Ferrari, la pauvre
-fille qui me servait de modèle, voici un quart de siècle. Ce panneau,
-moins vermiculé alors, mais déjà d'un bois très vénérable, c'était bien
-celui que l'antiquaire de la via Condotti m'avait apporté un matin.
-J'avais eu besoin de quatre cents francs. Mes camarades m'avaient dit que
-ce personnage, qui répondait au nom d'Ignazio Sanfré, procurait
-volontiers de l'argent aux artistes pauvres. Le père Sanfré m'avait
-accueilli par ces mots: «Jeune homme, vous avez du talent. Je le sais.
-Voulez-vous me faire un bon tableau du quinzième? Vous aurez vos quatre
-cents francs».--«Pourquoi pas?» avais-je répondu. Je vous accorde,
-Madame, qu'il eût été plus scrupuleux de refuser. Car enfin--et j'en
-avais la preuve devant moi--un antiquaire ne vous commande pas un tableau
-faux pour le garder dans sa boutique. Il se propose de le vendre. A cette
-époque, je ne raisonnais pas tant. Toute ma morale, à moi, c'était mon
-art. Je m'étais dit: «Ça va m'amuser d'exécuter un beau pastiche.» Et, me
-souvenant de la tête du palais Varegnana, j'avais essayé de fabriquer mon
-faux dans la manière de Léonard et de ses élèves. Par gaminerie, ma
-besogne achevée, j'avais, en lettres majuscules, signé le panneau ainsi:
-
- P. X. T. F. RIUS. M. PARISIENSIS.
-
-_Pinxit Falsarius M... Parisiensis._ Cette inscription latine signifiait:
-_Monfrey, Parisien et faussaire a peint ce portrait_. Le père Sanfré
-n'avait pas pipé devant cette signature: «Hé! Hé!» avait-il dit
-simplement, «voilà un métier tout trouvé pour vous, jeune homme. Quand
-j'aurai travaillé cette bonne femme à ma façon, vous-même vous ne la
-reconnaîtrez pas...» Il avait tenu parole. C'était vrai que je n'osais
-pas reconnaître, dans ce chef-d'œuvre de truquage, mon «beau pastiche»
-d'autrefois. Ce n'était plus un pastiche, c'était un magistral morceau à
-tromper le regard le plus exercé,--mais pas le mien. Je m'étais amusé à
-copier à la loupe un signe que Ginevra avait au coin de la bouche. Le
-signe y était. J'avais, dans le liseré d'or et d'argent qui bordait
-l'étoffe du corsage, dessiné un entrelacs qui faisait monogramme. J'y
-avais mis son petit nom: _Ginevra Ferrari_. Je pus lire presque toutes
-les lettres. De la signature, que la main savante d'Ignazio avait
-particulièrement maquillée, il restait un X, un R, la syllabe US, le M,
-un I, et la terminaison ENSIS. C'était de quoi achever de lever tous mes
-doutes, s'il m'en était resté. Ces débris s'encastraient avec une
-exactitude absolue dans mon inscription primitive. Donc!... Mon
-saisissement à retrouver cette trace des folies de ma jeunesse,--c'était
-pour Ginevra les quatre cents francs, vous le devinez,--mon hésitation à
-en croire mes propres yeux, la minutie de mon examen m'avaient, pour un
-instant, fait oublier et le lieu où j'étais et dans quelle compagnie. Par
-bonheur, l'intensité de mon attention m'avait empêché de jeter
-l'exclamation instinctive qu'aurait dû provoquer cette fabuleuse
-reconnaissance. J'étais tombé dans un véritable hypnotisme. La voix de
-George Courmansel m'en réveilla. Il prenait mon attitude pour celle d'une
-admiration rendue muette par son propre excès:
-
---«Ah!» disait-il, «je le savais bien, cher Maître, que vous auriez le
-coup de foudre devant cette merveille, et il n'y a pas de doute sur
-l'auteur. Voyez... X. R. US. c'est XOFORUS, et le reste, M avec la
-terminaison c'est MEDIOLANENSIS. On peut distinguer au-dessous la date:
-1507.»--Je remarquai en effet des chiffres arabes qui avaient dû être
-ajoutés par Sanfré.--«Et savez-vous ce qu'elle prouve, cette signature?
-C'est que le portrait a été peint en France, très probablement. _L'Amico_
-d'Andrea Solario a fait comme Solario lui-même, qui signait _Milanais_
-quand il était loin d'Italie, et _da Solario_ quand il y revenait... Et
-puis, j'ai une autre preuve. J'ai déchiffré le monogramme. C'est
-_Genovefa_ qu'il y avait là, c'est-à-dire Geneviève. Vous n'ignorez pas
-la dévotion que l'on avait pour cette sainte à Paris, et sur la colline
-qui porte son nom? Il ne reste plus qu'à chercher parmi les femmes de
-l'entourage de Charles d'Amboise s'il y en avait une qui s'appelât
-Geneviève... Or, il y en a une!... J'ai un texte de Brantôme. Et qui nous
-empêcherait de supposer que ce portrait a été apporté en Italie tout
-simplement par un seigneur de la cour de France, dont Madame Geneviève
-était la dame? Guerroyant ici, il n'a pas voulu se séparer de ce
-souvenir... Que cette femme ait été une Française, en tout cas, la
-physionomie ne fait pas doute... C'est notre avis, cher Maître?...»
-
---«C'était l'opinion de Pappalardo, qui appelait toujours ce portrait sa
-Parisienne, _la mia Parigina_, vous vous souvenez, Berto?» dit alors la
-marquise.
-
---«Je crois l'entendre...» répondit le complice, interpellé ainsi, et il
-ajouta un _Caro conte!_ si naturellement soupiré, si plein d'affectueuse
-componction que je ne suis pas sûr, encore aujourd'hui, qu'il mentît. Et
-pourtant!... Quant au citoyen de la libre Amérique, il avait tiré de sa
-poche une forte loupe, et tandis que Courmansel parlait, il vérifiait le
-détail de la signature et du monogramme, la tête penchée sur le panneau
-de telle manière qu'il nous en dérobait la vue, sans s'excuser.
-Cependant, les propos de «l'éminent critique d'art» avaient commencé de
-me donner une foudroyante envie de rire que l'impudente fourberie de Mme
-Ariosti et la badauderie consciencieuse du dilettante de Denver
-(Colorado)--c'était sa ville--faillirent transporter jusqu'au spasme.
-Mais à la seconde où la convulsion de cet irrésistible fou-rire allait me
-saisir, la scène de famille à laquelle j'avais assisté l'avant-veille
-surgit tout à coup devant moi... La douce Christiane Boudron et son
-terrible père étaient là. Je les apercevais, apprenant la vérité... Je
-ne réfléchis pas. Je ne me demandai pas si j'agissais bien ou mal. Aussi
-distinctement que je voyais le masque rasé de Kennedy se promener sur le
-profil du pauvre modèle romain, de l'humble Ginevra Ferrari transformée
-en une belle pécheresse de la cour des Valois, je la vis, cette scène: M.
-Boudron apprenant la bourde colossale de son futur gendre, celui-ci
-obligé de confesser son déshonneur professionnel aux critiques d'art des
-deux mondes, et le chagrin de la jeune fille, son humiliation, la rupture
-du mariage. Comment le couturier collectionneur perdrait-il une occasion
-pareille de clore une aventure qui déjà lui déplaisait tant, même alors
-qu'il acceptait comme un dogme la compétence technique de Courmansel? Et
-je répondis à ce dernier,--ce remue-ménage de mes pensées n'avait certes
-pas duré deux minutes:
-
---«En effet, c'est un excellent portrait, et une physionomie bien
-française...»
-
-Ces mots ne furent pas plutôt tombés de mes lèvres qu'une petite voix
-intérieure me dit:
-
---«Malheureux! Comment vas-tu faire maintenant pour te tirer de là,
-honnêtement?»
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Vous souvenez-vous, Madame, d'un _thé-bridge_ chez vous, cet hiver? Nous
-ne jouâmes, ni vous ni moi, et un de vos cousins nous fit une petite
-conférence, celui qui joue à l'intellectuel, cet aimable Adalbert de
-Rumesnil, malicieusement surnommé par vous, _Rasekin_,--pour vous avoir
-trop longtemps commenté Ruskin, un jour. Cette après-midi-là, il eut
-l'heur de vous amuser, en vous exposant la théorie du professeur Grasset,
-de Montpellier, sur la décomposition du _moi_. Nous avons, dit ce
-médecin, un _moi_ raisonnable et raisonnant. Il le situe dans la partie
-supérieure de notre cerveau en un point qu'il appelle O. Puis tout
-autour, placés dans les replis divers de nos lobes, pullulent une série
-de petits êtres impulsifs, inconscients, dont le savant figure les
-demeures, distinctes et pourtant réunies, par les points d'intersection
-des côtés d'un polygone. C'est le petit peuple du faubourg de notre âme,
-dont l'ensemble constitue ce qu'il appelle le _moi polygonal_. J'entends
-votre rire gai, quand Rumesnil vous eut cité la phrase de son auteur:
-«Lorsque Archimède sort nu du bain, il crie _Eureka_ avec son O et il
-court les rues avec son polygone.» Je vous entends répondre: «Comme c'est
-commode! Une femme qui trompe son mari n'a qu'à lui dire: je vous suis
-fidèle avec mon O. Qu'est-ce que ça vous fait que je vous trompe avec mon
-polygone?...» Au risque de m'attirer, quand je vous reverrai, des
-épigrammes peu indulgentes, je ne trouve pas d'autres formules que celle
-du célèbre neurologue, pour expliquer ce qui s'est passé en moi, durant
-et après cette scène du portrait. C'était le _moi polygonal_ qui avait
-répondu à Courmansel; le _moi polygonal_ qui, machinalement, ensuite,
-avait pris congé de Mme Ariosti; le _moi polygonal_ qui avait écouté
-ledit Courmansel me célébrer les louanges de l'_Amico di Solario_ et de
-son chef-d'œuvre. C'était le _moi supérieur_, le centre O, qui avait
-soudain jeté à son immoral acolyte ces trois syllabes: «Malheureux!» Et
-quand j'eus quitté le fiancé de Christiane, un dialogue commença entre
-ces deux _moi_. J'avais pris, à la porte de notre hôtel, une voiture pour
-me faire conduire à la délicieuse Chartreuse de Chiaravalle qui dresse, à
-deux lieues de Milan, son frêle campanile octogone à colonnettes et sa
-façade de briques. Ma légère victoria roulait dans cette plaine large et
-féconde, où Léonard se promenait avec ses jeunes disciples, et, s'il
-rencontrait des marchands d'oiseaux, il achetait toute la cage, pour
-l'ouvrir et rendre la liberté à ces petites bêtes. Tendre et sublime
-respect de la vie, si émouvant à constater dans un tel artiste! Je ne
-pensais guère aux oiseaux du Vinci, en allant de la sorte, le long des
-canaux et sous les saulaies, à travers cette campagne d'une verdure déjà
-si vigoureuse. J'étais en proie tour à tour, à mon fou rire de
-nouveau,--cette fois je m'y livrais librement,--et aux scrupules
-grandissants de ma conscience:
-
---«Quelle leçon pour ceux que mon ami Varegnana dénomme les iconoclastes,
-quand ils sauront cette étonnante histoire!... Tout y est: un peintre
-inventé de toutes pièces, sa biographie, ses œuvres, sa signature, et
-cette glorieuse découverte, le chef-d'œuvre de la méthode scientifique,
-est fondée, sur quoi? Sur une croûte, brossée à la va-vite par un pauvre
-diable de rapin à court d'argent. Un antiquaire pour patiner la chose, et
-le tour est joué!... Non. La vie est vraiment par trop farce
-quelquefois...»
-
-Et le gavroche qui sommeille dans tout artiste, malgré les tableaux du
-Luxembourg, la cravate de commandeur, la candidature à l'Institut, et les
-cheveux gris, me faisait m'esclaffer d'une façon si retentissante qu'à
-plusieurs reprises le cocher se retourna. Ce monsieur grave et décoré
-d'une rosette qui _fouriait_ ainsi tout seul sur le chemin d'un pauvre
-couvent n'était-il pas un aliéné en rupture d'asile? Puis la voix sévère
-reprenait, et je l'écoutais, sans avoir plus l'envie de trouver comique
-une histoire qui risquait de tourner à l'escroquerie:
-
---«... Cinquante mille francs? Cette marquise Ariosti demande cinquante
-mille francs de ce tableau? Le croit-elle vrai seulement? Elle et ce
-jeune prince de San Cataldo ont tellement l'air d'une paire
-d'aigrefins... Non. Ce n'est pas possible qu'elle le croie faux. Elle
-voit seulement un beau coup à monter, grâce à la subtile réclame que ce
-nigaud de critique fait à son panneau..... Mais moi qui sais que ce
-panneau ne vaut pas un clou, vais-je laisser le Boudron ou le Kennedy
-payer cinquante mille francs l'ânerie de ce pauvre Courmansel, et celle
-du défunt comte Pappalardo? Non, non et non. Je n'en ai pas le droit...
-J'aurais dû, là, sur place, quand j'ai reconnu le tableau, dénoncer
-l'erreur... Mais ce hasard était si extraordinaire! Qu'après vingt-cinq
-ans, je retrouve le «faux» fabriqué pour le père Sanfré, et que ce «faux»
-soit justement cette soi-disante merveille dénichée par ce Courmansel et
-qui a servi à authentiquer l'auteur du portrait Varegnana!... Sur le
-moment, le coup a été trop fort... D'ailleurs, cet innocent de fiancé qui
-voit dans cette trouvaille le principe de son bonheur était là, qui
-bêlait de joie. Je n'ai pas pu égorger ce mouton, surtout devant ces
-étrangers... Pourquoi ne lui ai-je point parlé à lui-même, quand nous
-sommes sortis?... C'est un honnête homme. Il se serait confessé à son
-beau-père. Il aurait dit: «Je me suis trompé»... C'est trop tard. Il a
-trompetté sa découverte dans toutes les revues d'art d'Europe et
-d'Amérique. Il faudrait qu'il déclarât son erreur publiquement. Et ce
-serait sa fin... Ah! Tant pis! Mon honneur avant tout. Il s'arrangera
-comme il pourra avec le couturier et les critiques, ses confrères. Il ne
-sera pas dit que j'aurai laissé s'accomplir, devant moi, un marché de
-cette nature. Ni M. Boudron, ni M. Kennedy n'achèteront ce tableau faux
-cinquante mille francs, quand bien même Courmansel devrait venir se noyer
-dans ce canal ou se pendre à l'un de ces saules...»
-
-Vous vous rendez compte, Madame, que ce tumulte de mes pensées ne me
-permit guère de visiter avec profit l'antique église cistercienne, si
-digne de son joli nom:--Chiaravalle,--le val de lumière. Il y a là un
-vieux gardien, le même que dans ma jeunesse, et il raconte aux touristes,
-avec les mêmes mots, la même mimique--depuis combien d'années?--ses
-transes de patriote durant la journée du 4 juin 1859, et comment, grimpé
-au sommet de son campanile, il écoutait le canon de Magenta. Vous devinez
-aussi que, rentré à Milan, je n'eus plus qu'une idée: ne rencontrer ni
-George Courmansel, ni M. Boudron, ni surtout Christiane. J'allai dîner,
-tout seul, dans une petite _Trattoria_, au bord du _Naviglio_. Trois de
-ces canaux parcourent la ville, reliant la petite rivière de l'Olona au
-Tessin, au Pô et à l'Adda. C'est sur un d'entre eux que donnait la
-terrasse de ma _Trattoria_, à la naïve enseigne de la _Rosa Bianca_. J'y
-venais, lors de mon premier passage, et je la retrouvai, n'ayant pas plus
-changé que le comte Varegnana, l'église de Chiaravalle et son campanile.
-L'Italie est bien gâtée de modernisme, mais tout de même elle reste la
-terre du passé. Les habitants gardent un instinct de durer et de faire
-durer que l'exécrable manie d'être au courant, dont meurt l'Europe, ne
-détruira pas de sitôt. Dans une cage d'osier, appendue à une treille où
-pointaient des feuilles, un merle sautelait en sifflant, comme autrefois.
-Comme autrefois, un _fiascho_ de Chianti reposait sur chaque table, avec
-sa grosse panse habillée de paille et son fin goulot allongé. Comme
-autrefois, l'onde presque morte du _Naviglio_ contournait des façades de
-palais, des fabriques et des masures. Quand j'eus devant moi une grande
-assiette remplie de _minestrone_, de ce potage aux choux, au riz et aux
-pois que les Milanais mangent froid,--et ils le digèrent!--j'aurais pu me
-croire revenu au temps des Ginevra, des faux tableaux anciens fabriqués
-pour cinq cents francs et des divines frénésies. Je crois bien avoir,
-pour une minute, assis en pensée avec moi, devant cette table bohémienne,
-une Dame de vos bonnes amies, qui ne loge pas loin de la place des
-Invalides. Je la voyais, amusée de cette escapade, trempant peureusement
-sa cuiller dans l'épaisseur de cette soupe lombarde, mouillant la pointe
-de ses lèvres à l'âpre parfum du vin toscan, me souriant avec ses jolies
-dents... Ah! folles chimères auxquelles je me serais déchiré l'âme, comme
-bien souvent, si elles n'avaient été exorcisées par le Démon ou l'Ange du
-scrupule qui, tout de suite, recommença de me tourmenter!
-
-«--Huit heures du soir... Il en était trois quand nous avons quitté le
-palais Ariosti, Courmansel et moi... M. Boudron et M. Kennedy ont eu dix
-fois le temps de conclure avec la marquise. Le tableau est peut-être
-livré, le chèque signé, à cet instant... Hé bien! le tableau sera rendu.
-Le chèque ne sera pas payé... Oui. Mais un procès peut sortir de là, un
-affreux scandale, et quelle figure ferai-je, en venant déposer devant un
-tribunal que j'ai reconnu le tableau et que je n'ai pas parlé?... Par
-conséquent, il est honteux de ne pas avoir parlé... Donc, plus de doute,
-je parlerai... D'ailleurs, je rêve. La marquise est bien trop fine pour
-ne pas jouer du Boudron contre le Kennedy et du Kennedy contre le
-Boudron. Si l'un a fait une offre aujourd'hui, elle aura reculé sa
-réponse jusqu'à demain pour presser sur l'autre... Je parlerai. Quand?...
-Dès ce soir... Ah! j'ai trouvé!...»
-
-Illustrant la phrase du professeur Grasset, je dévorais mon _minestrone_
-avec mon polygone, tout en criant cet «Eureka», comme Archimède, avec mon
-O. Je venais d'entrevoir le moyen. Si le marché restait encore en
-suspens, je l'empêcherais sans provoquer un contre-coup immédiat sur les
-fiançailles de la fine Christiane avec ce romanesque badaud de George
-Courmansel. Il fallait avertir la marquise d'une telle manière qu'elle ne
-pût passer outre à cet avertissement. Une intervention obtiendrait
-certainement ce résultat: celle du comte Varegnana. C'était son cousin.
-Dès l'instant qu'il serait venu lui affirmer la fausseté du tableau, avec
-une preuve incontestable à l'appui, elle s'inclinerait. La seule question
-était d'obtenir d'elle le silence vis-à-vis de l'infortuné Courmansel et
-de son beau-père. Varegnana s'intéressait trop à Christiane pour ne pas
-obtenir de sa parente qu'elle se fît notre complice dans la protection de
-ce jeune bonheur. Il suffirait que Mme Ariosti prétextât un changement
-d'idée. Elle dirait à M. Boudron et à M. Ralph Kennedy qu'elle ne voulait
-plus vendre le tableau. J'avais un tel désir d'accomplir mon devoir de
-véracité, sans qu'il en coûtât des larmes à la fiancée du critique si
-sincèrement, mais si bouffonnement abusé! L'espérance fit certitude
-devant ma pensée. Je me hâtai d'achever mon dîner solitaire, et quelques
-minutes plus tard, je sonnais à la porte, maintenant close, du palais
-Varegnana. Si le comte n'avait pas été chez lui, j'aurais vu dans son
-absence le plus funeste des présages. On a de ces superstitions quand on
-souhaite fortement le succès d'une entreprise, et cette après-midi
-d'hésitations m'avait donné la petite fièvre de l'homme qui veut à tout
-prix réussir.
-
-
-IX
-
-L'aimable grand seigneur--_il schiccoso Mecenate dell'Aristocrazia
-Milanese_, les journaux du cru l'appellent ainsi--s'était interrompu de
-son dîner pour venir au-devant de moi. L'heure insolite de ma visite lui
-faisait craindre qu'un incident désagréable n'en fût la cause. Les
-Italiens de bonne race, comme lui, ont cette coquetterie que l'étranger
-de passage ne rencontre aucune difficulté. Ils le considèrent comme un
-hôte personnel. Leur patrie leur est si chère! Ils ont pour elle
-l'amour-propre que nous avons tous pour notre maison. Celui-ci parut
-soulagé d'un poids, quand j'eus répondu à son affectueuse enquête:
-
---«Non, cher Comte, je n'ai à me plaindre de rien ni de personne. Il
-s'agit d'empêcher quelqu'un de votre famille de commettre, à son insu
-d'ailleurs, une de ces actions que l'on regrette toute la vie. C'est de
-la marquise Ariosti que je veux parler...»
-
-Et pêle-mêle, sans autre préambule, je commençai de lui raconter tout: et
-ma rencontre l'avant-veille avec George Courmansel, et ma soirée avec
-les Boudron, et comment j'avais cru remarquer que les rapports du futur
-beau-père avec le futur gendre étaient très tendus, et la visite chez Mme
-Ariosti, et la présence, là, du second acheteur invité certainement à
-notre intention, et ma curiosité de voir le fameux portrait qui
-authentiquait définitivement l'existence de l'_Amico di Solario_, et le
-coup de foudre de surprise qui m'avait cloué immobile là devant.
-J'ajoutai où et quand j'avais fabriqué ce tableau faux, fantastiquement
-promu au rang de chef-d'œuvre par la bévue de mon malheureux
-compatriote. A mesure que je parlais, je voyais cette noble physionomie,
-d'ordinaire si amène, s'éclairer d'un sourire où il y avait autant
-d'ironie que de surprise. Le possesseur du Léonard débaptisé prenait sa
-revanche, en même temps que l'humoriste de bonne compagnie ne pouvait se
-retenir de s'amuser à cette prodigieuse histoire:
-
---«Ainsi, _l'Amico di Solario_, c'est vous, mon cher Commandeur?...» Il
-me donnait le titre de ma décoration, à la manière de son pays. «Mais
-c'est délicieux!...» Il répéta: «C'est délicieux!... Vous vous rappelez:
-je m'étonnais que Pappalardo eût légué une belle chose à ma cousine. Il
-avait été parasite chez eux, sa vie durant, et parasite bafoué. Nourri et
-moqué, ça lui faisait deux sujets de rancune. _Per Bacco!_ Ce legs a été
-sa vengeance. Soyez persuadé qu'il savait le tableau faux. Il s'y
-connaissait beaucoup mieux que moi, puisque je me suis laissé tromper...
-Ah! c'est la faute de mon vieil ami Morelli. Ce terrible homme m'a donné
-trop de leçons de doute. Je crois toujours entendre sa voix sarcastique,
-quand je m'exaltais devant lui sur une toile: «L'enthousiasme n'est pas
-une méthode», me disait-il, et il me citait le mot de votre La Bruyère,
-qu'il a inscrit en épigraphe à la première page de ses _Peintres
-Italiens_: «Dans les choses du monde, presque tout n'est qu'une question
-de méthode...» Vous comprenez, ce Courmansel, avec sa méthode, lui aussi,
-m'a intimidé, suggestionné... J'ai mauvaise grâce à dire cela maintenant,
-mais je n'ai jamais été tout à fait tranquille, quand je regardais ce
-portrait de la prétendue Genovefa... D'ailleurs, puisque ce panneau était
-de vous, cher Commandeur, je n'avais pas si tort de l'admirer...
-Seulement, à partir d'aujourd'hui, j'enferme sous clef tous mes Morelli,
-tous mes Frizzoni, tous mes Berenson. Je ne lis plus jamais un critique
-d'art, je n'en écoute plus. Je ne crois plus qu'aux attributions
-légendaires. Pour moi, tous les Giorgione sont des Giorgione, tous les
-Léonard des Léonard, à commencer par le mien... Vous me direz: et la
-lettre du Monsignore Pierotto? Et la note ajoutée au manuscrit du notaire
-ferrarais?... Rien! Je vous le répète, je n'écoute plus rien... Hé! Hé!»
-conclut-il en riant haut et gai: «Hé? Ma Dame a retrouvé son peintre!
-Elle doit en être joliment contente dans l'autre monde?...»
-
---«Et ma pauvre Genovefa a perdu le sien!...» répondis-je en me laissant
-gagner à cette communicative et endiablée gaîté. «Mais,» ajoutai-je, «il
-faut que ni le Boudron ni le Kennedy ne perdent leurs cinquante mille
-francs. Il ne faut pas non plus que la signorina Christiane perde son
-mari, puisqu'elle aime ce pauvre Courmansel qui, lui-même, au demeurant,
-est un excellent homme... Et j'ai compté sur vous pour arranger tout
-cela...»
-
---«Soit,» reprit-il, quand je lui eus expliqué le projet, ébauché dans ma
-pensée devant le _minestrone_ de la _Trattoria_. «Dès demain matin,
-j'irai chez ma cousine. Soyez tranquille. Elle se gardera de raconter que
-Pappalardo lui a joué ce mauvais tour. Elle est fine. Elle trouvera le
-moyen d'évincer le Boudron et le Kennedy. Nous nous chargerons ensuite,
-ou vous ou moi, d'avertir doucement le Courmansel. Il en sera quitte pour
-ne pas publier son livre sur son Cristoforo Saronno, lequel, évidemment,
-n'a jamais existé... Non! Mais, c'est trop drôle! C'est trop drôle!... Un
-beau soir, pendant leur lune de miel, il racontera l'histoire de sa bévue
-à sa jeune femme qui l'embrassera très tendrement pour le consoler...
-Cette aventure l'ayant rendu modeste, il se contentera d'écrire sur
-l'art, comme faisaient nos pères, et ils avaient bien raison, en
-n'essayant pas d'inventer des _alunni_, des _fratelli_, des _Bonifazio
-primo, secondo, terzo_.--Revenez demain, à midi, voulez-vous? Nous
-déjeunerons ensemble. Mon cuisinier nous fera un vrai _risotto_. Tout
-sera fini. Et nous mangerons gaiement, en riant de cette étonnante
-aventure. Quel artiste en vengeance que ce Pappalardo!... Si vous aviez
-lu, comme moi, le passage du testament: _A mes chers parents et amis,
-l'illustrissime marquis Ariosti et sa digne épouse, en échange des
-attentions si délicates qu'ils ont toujours eues pour moi_... Il faut
-dire qu'ils le traitaient!... Il leur demanda un jour, devant moi, si
-cela leur ferait plaisir d'avoir son portrait, qu'un de nos peintres
-allait commencer. Je le vois toujours, regardant les murs du salon et
-disant: «Vous avez tant de belles choses, je ne vois pas trop où vous le
-mettrez?»--«Mais à table, mon cher ami, à table...» répondit Ariosti. Ils
-n'ont pas eu le portrait de Pappalardo et ils ont celui de Ginevra, votre
-modèle... Ah! c'est une plaisanterie excellente!... Mais, vous avez
-raison, elle ne doit pas tourner à l'escroquerie... _Ciaô_...»
-
-Il y avait tant de belle humeur dans le geste d'adieu esquissé par le
-possesseur du Léonard à la veille d'être réhabilité et dans son _ciaô_
-(_schiavo-serviteur_), prononcé à la milanaise, que je ne doutai pas une
-minute, ni de sa démarche, ni du succès. Aussi, demeurai-je péniblement
-interloqué, le lendemain matin, lorsqu'à midi, je le trouvai allant et
-venant dans ses salons, avec une physionomie que je ne lui connaissais
-pas. Ses atavismes passionnés s'étaient réveillés. Les traits énergiques
-de son masque, adoucis d'habitude par l'urbanité, s'accusaient avec un
-relief saisissant. Son nez d'aigle semblait se courber de colère, ses
-yeux bruns brillaient d'un feu sombre dans sa face rouge, et sa
-politesse accomplie fut pour une fois en défaut, car il m'accueillit avec
-une demi-brusquerie dont d'ailleurs il s'excusa aussitôt:
-
---«Ah! Monsieur Monfrey, pourquoi n'avez-vous pas parlé hier, quand vous
-avez reconnu le tableau? Vous m'auriez évité cette scène odieuse, la plus
-odieuse à laquelle j'aie assisté de ma vie, et j'ai soixante-dix ans!...
-Mais pardon. Vous aviez vos motifs. Vous ne pouviez pas deviner que votre
-silence serait interprété ainsi... J'ai vu la marquise,» continua-t-il,
-«j'arrive de chez elle... Je commence de lui raconter votre visite et
-votre confidence... Dès les premiers mots, elle m'interrompt par cette
-simple phrase: «Je ne vous savais pas si naïf, Uccio.»--«Naïf?» ai-je
-répété...--«C'est pourtant bien clair,» a-t-elle confirmé. «M. Monfrey
-est venu ici avec M. Courmansel. Ils y ont rencontré M. Kennedy. Ils ont
-compris que la vente était imminente. Tous deux, ils ont trouvé ce moyen
-pour l'empêcher. Voyons, vous admettez cela, vous, que M. Monfrey ait
-reconnu ce portrait de femme comme étant son œuvre, et qu'il se soit
-tu?... Mais l'étonnement seul lui aurait arraché une exclamation, une
-phrase, un geste... Ai-je eu assez raison de ne pas permettre que M.
-Courmansel le photographiât? Leur plan est simple: prétendre que le
-tableau est faux, le faire acheter par quelque intermédiaire, au rabais.
-Puis nouvelle manœuvre: M. Monfrey déclarera qu'il s'est trompé et
-qu'il se rend aux raisons de M. Courmansel. Car les deux compères sont
-assez rusés pour n'avoir pas l'air de s'entendre. Ils ont déjà
-commencé...»
-
---«Elle a pensé cela de moi?» interrompis-je douloureusement. «Ah! que
-vous avez raison!... Si j'avais parlé tout de suite!...»
-
---«Elle aurait été plus gênée pour vous accuser,» répondit le comte en
-hochant la tête, «mais elle et son Berto auraient bien imaginé quelque
-procédé pour garder son prix au faux tableau.»
-
---«Vous croyez?...» interrompis-je.
-
---«Qu'elle le savait tel,» répliqua-t-il. «Parfaitement. J'en ai acquis
-la conviction aujourd'hui... Et vous l'auriez acquise aussi, je vous
-l'affirme, si vous l'aviez vue ensuite s'écrier, en levant les yeux au
-ciel:--«Et notre cher Pappalardo nous aurait légué un tableau faux, lui
-qui s'y connaissait si bien, lui qui nous aimait tant?...»--Elle a osé
-prononcer cette phrase, devant moi qui leur ai si souvent reproché, à
-elle et à son mari, leur dureté pour ce parent pauvre! Elle a
-continué:--«C'est insulter sa mémoire. Et vous, Uccio! Vous! Ah! Je ne
-vous comprends pas...»--Alors la patience m'a manqué. Je lui ai servi ses
-vérités rudement. Je lui ai répété qui vous étiez, que je me portais
-garant de votre honneur, et que, si elle vendait le tableau comme
-authentique, après votre affirmation sur son origine, elle commettrait un
-véritable vol... Elle s'est dressée sur sa chaise alors. Barnabo Visconti
-n'est pas plus fier dans la statue équestre de son tombeau.--«Uccio,
-vous insultez une femme sans défense, une pauvre veuve abandonnée, c'est
-lâche!... Et tout cela parce que vous ne pouvez pas vous consoler de vous
-être couvert de ridicule en prenant une mauvaise copie pour un
-Léonard...»--Là-dessus San Cataldo est entré, sans frapper, comme chez
-lui. Il avait sans doute tout écouté, derrière la porte, car il était
-fort pâle. Il a remis à la marquise une carte de visite. Je pensai
-aussitôt que c'était celle de l'Américain, au regard qu'elle m'a jeté et
-à l'accent de défi dont elle a répondu:--«C'est bien. Dites que l'on
-m'attende dans le petit salon.»--Si jamais le mot de notre langue qui
-signifie prendre congé: _levar l'incommodo_, a été juste, ç'a été pour
-moi quand j'ai fait mine de me retirer. J'étais tellement irrité que j'ai
-eu peur de ma propre colère... Et me voici! Mais tout Milan saura demain
-ce qui en est. Mme Ariosti ne vendra pas son tableau, et son infamie sera
-connue. Cela m'est égal qu'elle soit veuve! Tout m'est égal!... Le vol
-n'aura pas lieu, moi vivant...»
-
---«Si bon que soit votre cuisinier, mon cher comte,» répondis-je, «je
-ferai mieux de renoncer à votre _risotto_ et de courir dare dare à la
-recherche de M. Kennedy. Si vraiment la carte de visite était la sienne,
-il n'y a plus de temps à perdre. Après la manière dont elle vous a reçu,
-la marquise est capable d'avoir bâclé l'affaire, là, tout de go. Et qui
-sait? L'Américain est peut-être en route déjà,--et pour où?--avec le
-tableau qu'il enlève dans son automobile, en s'imaginant dépouiller
-l'Italie d'un chef-d'œuvre...»
-
---«Vous avez raison,» fit mon hôte, «mais vous me devez une compensation.
-Je vous attends à dîner ce soir, pour sept heures et demie. Nous boirons
-une coupe de vin d'Asti à la Dame qui avait perdu son Léonard... Bien
-entendu, si vous avez besoin de moi pour cette affaire, auparavant, vous
-me trouverez à la maison tout l'après-midi. Ma porte sera condamnée pour
-tout le monde excepté pour vous... L'Ariosti est ma cousine, malgré tout,
-et c'est une femme. Si le Kennedy et le Boudron sont sauvés de ses
-griffes, le reste importe peu. Courmansel est un honnête homme, lui. Il
-fera le nécessaire pour que le tableau soit reconnu faux universellement,
-et la scène de tout à l'heure n'aura eu d'autre résultat que de me
-brouiller avec la marquise et son Sigisbée. J'aime mieux cela. Allez donc
-et faites vite...»
-
-
-X
-
-Je n'avais pas cru être si bon prophète. Quand, après beaucoup de
-recherches, et en allant d'hôtel en hôtel, j'eus trouvé celui où était
-descendu le collectionneur d'outre-mer, une automobile chauffait devant
-la porte, la sienne. Je ne m'en rendis pas compte, d'abord, car sur les
-panneaux laqués de jaune s'étalait un blason,--avec des fleurs de lys
-d'or sur champ d'azur, tout simplement! J'ai su depuis que sir
-Kennedy--comme disent volontiers les journalistes qui ne savent pas le
-premier mot d'anglais--avait remarqué ces armes chez un carrossier. Elles
-lui avaient plu et il se les était attribuées, sans hésiter. «_Well, you
-know, I fancy that crest_[2].» L'entendez-vous nasiller cette petite
-phrase? C'est le pendant de ce que disait ce grand cynique de Casanova
-quand il s'était fait de Seingalt: «L'alphabet est à moi.» Le duc
-d'Aumale de Denver (Colorado) était, au moment où l'on m'introduisit dans
-son salon, occupé à régler sa note. Il vérifiait l'addition avec cette
-minutie que les milliardaires de sa sorte associent aux plus
-extravagantes somptuosités. Ils veulent bien dépenser cent mille francs
-pour un caprice. Ils ne veulent pas être volés de quinze centimes.
-Celui-ci s'était fait apporter la carte des vins, et il prouvait, pièces
-en main, au maître d'hôtel confondu, qu'un champagne marqué vingt francs
-sur cette carte, lui avait été facturé vingt-cinq.
-
- [2] Bon, vous savez, j'ai la fantaisie de ce blason.
-
---«C'est une cuvée que le propriétaire a fait réserver exprès pour lui,»
-disait l'homme, un Italien de l'espèce lourde. Ce sont les plus fins. La
-bonhomie de leur grosse face à bajoues tombantes dissimule mieux leur
-simplicité. «Je ne le donne jamais qu'à Son Altesse Royale le duc de
-***.» Et il nomma un des princes de la Maison de Savoie. «Alors, comme
-Votre Excellence...»
-
---«Mon Excellence vous avait demandé du champagne à vingt francs,»
-répondit Kennedy. «Vous effacerez les cinq francs sur la note. Vingt-cinq
-fois cinq, cela fait vingt-cinq dollars... Vous garderez cela pour vous,
-avec ceci:» Et il jeta sur la table un autre billet--il y avait un
-témoin,--que le camérier en chef engloutit dans sa poche, et il se retira
-en faisant à ce moderne _Magnifique_ un salut--d'une profondeur! Celle de
-vos amies que vous appelez si malicieusement _Snobinette_, Madame, n'a
-jamais plongé comme cela devant un grand-duc. Alors Kennedy, retrouvant
-l'ironie d'un citoyen de la libre Amérique pour les servilités de la
-vieille Europe, dit simplement, en s'adressant à moi. Il avait observé
-chez Mme Ariosti que je paraissais savoir l'anglais:
-
---«_The bow comes high_[3].»
-
- [3] «Le salut coûte cher,» mot à mot «revient haut».
-
-L'œil aigu du personnage traduisait tant de finesse avisée, un pli si
-amèrement sarcastique se creusait au coin de sa lèvre que j'en conçus le
-meilleur espoir pour l'issue de ma démarche. Sans précaution oratoire
-aucune, je commençai de lui raconter, comme à Varegnana, la veille, toute
-mon histoire. Je ne me crus pas le droit, pourtant, de l'initier à mes
-observations sur les rapports de Courmansel, de Christiane et de Boudron,
-non plus qu'à la honteuse comédie jouée le matin même par Mme Ariosti. Le
-millionnaire avait tranquillement mis ses pieds sur une chaise pour
-m'écouter, après avoir allumé un énorme cigare très noir que décorait une
-bague de papier rouge, aussi armoriée que les panneaux de son automobile.
-Il avait pris, ce que j'appellerais,--si vous n'étiez pas, Madame, de la
-génération du _bridge_,--sa physionomie de _poker_. Vous n'êtes pas sans
-avoir entendu nommer ce jeu de ma jeunesse, auquel nous devons trois
-vocables de notre langue: _bluff_, _bluffeur_ et _bluffer_? Peut-être
-bien quand vous étiez toute petite fille, avez-vous vu, autour d'une
-table à tapis vert, quatre de vos proches illustrer ces mots, en jouant
-des sommes considérables, «avec sans atouts» comme nous disons, nous
-autres rapins. Il n'y a pas d'atout au poker, mais vous me comprenez.
-Cela veut dire sans la moindre carte de valeur. Leurs visages se
-tendaient à demeurer impassibles, en cachant même cet effort. Telle la
-face glabre et grise de l'Américain, pendant que je lui démontrais et
-démontais l'escroquerie dont il avait failli être la victime. Je le
-pensais du moins. Comment aurais-je supposé que, même milliardaire, il
-apprît avec ce flegme qu'un tableau, payé par lui soixante-quinze mille
-francs--la machiavélique marquise l'avait fait monter à ce bâton de
-l'échelle--valait cent dollars au plus? Quand j'eus terminé, il me
-répondit en anglais, et sans plus se départir de ce flegme que de sa
-commode position:
-
---«_Well_, mon cher monsieur Monfrey, vous voyez bien ce cigare?...»
-
---«Oui», répliquai-je, étonné, je vous l'avoue, jusqu'à l'ahurissement.
-Quel rapport le _cher monsieur Kennedy_, pour parler à l'américaine,
-comme lui, pouvait-il bien établir entre le portrait du modèle Ginevra,
-devenu le chef-d'œuvre du fantastique Cristoforo Saronno, et ce Havane
-mirifique, ce tronc d'arbre odorant dont il mâchonnait la pointe, du bout
-de ses dents mosaïquées d'or?
-
---«Savez-vous combien je le paie ce cigare, et pas ici, pas en Amérique,
-mais à Cuba?... Deux dollars. Plus de dix francs, dix francs
-quarante-huit centimes, au cours d'aujourd'hui... _Well._ Imaginez qu'un
-monsieur qui n'a pas dans sa poche ces dix francs quarante-huit centimes
-ait envie de ce cigare, et veuille m'empêcher de l'acheter?... Il
-essaiera de me persuader qu'il n'a pas été fabriqué à La Havane, mais à
-Hambourg, et qu'il devrait porter sur sa bague, à la place de cette
-marque, un simple _made in Germany_. Au lieu de valoir ces dix francs
-quarante-huit centimes, il ne vaudrait plus que huit centimes ou
-cinq.--Laissez-moi finir. Le monsieur (Je vous traduis bien mal, Madame,
-l'intraduisible _dear old chap_) se rêve déjà, payant les cinq centimes,
-prenant le cigare et le fumant au nez de l'imbécile Ralph Kennedy qui
-l'aura cru sur parole... Malheureusement Ralph Kennedy s'y connaît en
-cigares. Il voit que celui-ci est de première classe. (Vous reconnaissez,
-Madame, le _first class_ éternel des Anglo-Saxons.) Il s'est payé le
-cigare de deux dollars et il le fume...»
-
-Le sens de cet épilogue était aussi insolent que clair. En vous le
-rapportant, je ne comprends pas que je n'aie pas riposté à cette
-goujaterie du pince-sans-rire yankee, par une jolie paire de gifles à la
-française. Kennedy ne me l'envoyait pas dire: il me prenait pour le
-compère de Boudron et de Courmansel. A nous trois, nous avions, d'après
-lui, organisé un petit _trust_ de dépréciation, autour du tableau que les
-deux collectionneurs s'étaient jusqu'ici disputé à coups de chèque. Je
-jouais dans l'affaire le rôle du faux témoin qui s'est chargé du
-mensonge initial. Que serait-il arrivé, je me le demande, si cette couple
-de soufflets avait été donnée? Le milliardaire et moi, nous serions-nous
-boxés à l'anglo-saxonne? J'ai fait le coup de poing dans ma jeunesse et
-même joué de la savate. Je travaillais avec un maître, je me rappelle,
-qui souffrait d'une extinction de voix, et rien n'était pittoresque comme
-cet athlète aphone me tendant sa poitrine et me disant: «Allez-y de toute
-votre force, monsieur Monfrey», d'une voix éteinte comme celle d'un
-poitrinaire. Oui, que serait-il arrivé? Quel fait divers que ce pugilat
-entre votre inutile serviteur et le dilettante Américain! Ou bien, en
-vertu du vieil adage «noblesse oblige», aurait-il cru devoir à son
-_crest_ de me mener sur le pré? Me voyez-vous, à mon âge, dégaînant pour
-les beaux yeux du portrait de Ginevra? N'y a-t-il pas dans une comédie de
-Shakespeare un personnage qui dit de lui-même: «Je suis celui qui meurt
-bêtement?» Dans l'espèce, la bêtise eût été d'autant plus forte que cette
-insolence du buveur de champagne brut--vingt-cinq bouteilles en une
-semaine!--ne s'accompagnait d'aucun mépris. Ce fut la raison de ma
-placidité. Je saisis d'instinct cette nuance. Kennedy n'avait en aucune
-manière l'intention de m'insulter, pour cette raison, et il me la dit
-aussitôt, qu'il ne trouvait nullement blâmable ce procédé de concurrence.
-Il n'en était pas la dupe, voilà tout, et il tenait à bien me le faire
-savoir. C'était le joueur de poker qui abat un brelan carré d'as devant
-un bluffeur maladroit.
-
---«Mais oui», insista-t-il, «j'ai acheté le tableau. Voilà. Je comprends
-très bien, mon cher monsieur Monfrey, que M. Boudron et M. Courmansel en
-soient fort ennuyés. Je comprends qu'étant leur ami, vous ayiez eu l'idée
-de me dégoûter de cet achat. C'est trop tard. Mes précautions sont prises
-et le tableau sortira d'Italie. Il est surveillé. La marquise ne me l'a
-pas caché, mais mon automobile fait du cent à l'heure, et je vous défie,
-vous, M. Boudron et M. Courmansel et toutes les Académies des Beaux-Arts
-de la Péninsule, de savoir où J. R. K.»--Il y avait du _Moi, le Roi_ dans
-sa façon de prononcer ses propres initiales,--toujours le _crest_ et les
-fleurs de lys!--«où J. R. K. sera demain. Sans rancune, mon cher monsieur
-Monfrey. Annoncez, je vous prie, à M. Courmansel que je ne suis pas comme
-la marquise, moi. Je ne suis pas jaloux de mes objets. Il aura la
-photographie qu'il désire, pour son livre. Je la lui enverrai de
-Paris...»
-
-Dieu m'en est témoin, et vous aussi, Madame,--je viens de me confesser à
-vous si ingénument!--j'étais arrivé à l'hôtel de M. Ralph Kennedy avec la
-volonté bien arrêtée de l'éclairer sur la véritable valeur du prétendu
-Cristoforo Saronno. Ma conscience--mon «moi» scrupuleux, le fameux centre
-O du docteur Grasset--avait fait taire tous les paradoxes des «moi»
-inférieurs, cette anarchie polygonale condamnée par le savant professeur
-à obéir humblement. J'avais compté sans le prestigieux entêtement du
-milliardaire. Ne vivant plus depuis des années qu'avec des boscards, il
-avait fini par ne plus même concevoir qu'il pût se tromper, lui J. R. K.
-le _prominent citizen_ de Denver (Colorado), le fondateur du _Musée
-Kennedy_ dans cette ville.--C'est le nom dont il a baptisé sa maison
-destinée à devenir une propriété municipale, après sa mort.--Qu'il se fût
-laissé _bluffer_ par cette petite marquise italienne et qu'il eût acheté
-un tableau faux avec cette incroyable surenchère? Allons donc! Et cet
-enlèvement en automobile, ces ruses d'apache déployées pour tromper la
-surveillance des douaniers académiques, cet orgueil de raconter plus tard
-cette expédition à un reporter du _Chicago Mail_ ou du _Minneapolis
-Herald_, dans son _car_ privé, à un arrêt de son train spécial, quand il
-rentrerait de son tour d'Europe, comme Jason rentra d'Asie, possesseur de
-la toison d'or--il eût renoncé à toutes ces joies? Allons donc encore!
-Autant aurait valu lui demander de renoncer aux cinquante ou cent
-millions de dollars qu'il avait conquis dans les caoutchoucs, les porcs
-salés, les mines de cuivre, je ne sais plus. Devant cette étonnante
-obstination à repousser le plus indiscutable des témoignages, voici qu'un
-des démons polygonaux se remit à polissonner dans votre serviteur. Un
-peintre, si arrivé soit-il, garde au fond de lui un rapin, qui ne demande
-qu'à renouveler les joyeuses charges d'autrefois. J'avais d'abord trouvé
-follement gaie, puis sinistrement ténébreuse, l'attribution du portrait
-de la petite Ginevra au compagnon imaginaire d'Andrea Solario. Elle
-m'apparut soudain comme une des farces les plus drôlatiques dont j'eusse
-jamais ouï parler. Une irrésistible tentation me saisit d'y participer.
-J'avais fait mon devoir en racontant la vérité à Kennedy. Il ne voulait
-pas la croire? Libre à lui. Il était le seul à qui cette volontaire
-erreur fît du tort, et combien peu! Les soixante-quinze mille francs
-étaient versés. Il ne s'apercevrait même pas que cette somme manquât à
-son compte-courant, chez son banquier. Ce tableau ne serait plus revendu,
-puisqu'il allait passer dans le _Musée Kennedy_. Qu'importait qu'il y
-figurât avec un cartouche où fût gravé le nom d'un peintre qui n'a jamais
-existé? Et je répondis, sans plus discuter, bonassement:
-
---«Ne pourrai-je pas avoir une photographie du tableau pour moi aussi,
-monsieur Kennedy?»
-
---«Pour vous?» fit-il, avec une ironie où il y avait tout de même quelque
-surprise... «Volontiers. Mais quel intérêt pouvez-vous bien trouver à ce
-tableau, mon cher monsieur Monfrey, puisque vous prétendez qu'il est
-faux?...»
-
---«L'intérêt de l'examiner de plus près», répliquai-je... «J'ai cru au
-premier moment, je viens de vous le dire, reconnaître un portrait de ma
-façon. Mais quand un amateur d'art qui possède une collection mondiale,
-comme vous, s'obstine à m'affirmer l'authenticité d'une peinture, je
-demande à y regarder encore...»
-
-Vous avez lu des réclames américaines, Madame. Vous savez que le moindre
-éloge décerné par un inventeur à son produit--poudre pour les dents ou
-pilules pour le rhume, pneu pour bicyclette ou rasoir mécanique,--est
-toujours celui-ci: _beats everything in the world. Il bat n'importe quoi
-dans ce monde!_ L'épithète dont j'avais à tout hasard magnifié la galerie
-de Kennedy n'était donc pas pour lui déplaire. Cette grosse flatterie
-provoqua d'abord une poussée plus vigoureuse des bouffées qu'il
-continuait d'arracher à son cigare obélisque. Un sourire amer crispa sa
-bouche rasée. Puis, il me regarda de cet œil impénétrable où il y a du
-défi, de la goguenardise, et cette gêne arrogante que les Américains ont
-si aisément avec les gens de l'Europe.--Ils méprisent nos vieilles races,
-et elles les intimident.
-
---«_Well!_» répondit-il, «vous vous en tirez avec esprit. Vous aurez
-aussi la photographie. Si le tableau n'était pas déjà parti, je vous le
-montrerais tout à loisir. Mais la photographie suffira pour vous
-persuader que c'est bien un original. Vous ne vous offenserez pas de ce
-que je vais vous dire...?» ajouta-t-il. Et sur un signe de dénégation:
-«S'il y avait vraiment cette ressemblance entre le tableau que vous avez
-fabriqué à Rome, il y a vingt-cinq ans, vous auriez une autre place en
-peinture.»--Je m'inclinai.--«Et puis, vous l'auriez reconnu, ce tableau,
-du premier coup. Un cri vous serait échappé hier, un geste... N'en
-parlons plus, les affaires sont les affaires. Si je n'avais pas acheté le
-tableau, vous aviez la chance de me faire douter et de me l'enlever. Je
-le tiens.» A ce moment de son discours il rit haut, cette fois. Avançant
-sa mâchoire, il fit la mine de happer. «Oui, je le tiens,» répéta-t-il,
-«et je suis comme les dogues, quand j'ai mordu, je ne lâche plus le
-morceau.»
-
-
-XI
-
-Ainsi ni le voleur ni le volé n'avaient voulu reconnaître, Mme Ariosti,
-son escroquerie, Ralph Kennedy--comment vous dirais-je? Ma foi, le rapin
-risque le mot:--sa jobarderie.--Je continuais à trouver l'aventure si
-gaie que la fantaisie me vint d'essayer sur Courmansel la même
-expérience. La comédie serait complète, si lui non plus, ne voulait pas
-me croire. Quand on se met à gaminer après cinquante ans, on n'a plus de
-mesure. L'hôtel où je venais d'avoir cet extraordinaire dialogue avec le
-collectionneur américain n'était pas très loin de mon hôtel. Je déjeunai
-en hâte dans le premier petit restaurant venu. Je hélai un fiacre, dans
-mon impatience de surprendre le jeune homme avant qu'il ne fût sorti. Je
-savais que, vers les trois heures, il devait aller au Musée
-Poloti-Pozzoli donner aux membres du comité d'achat son opinion sur un
-tableau qui leur était proposé,--en sa qualité d'«autorité» en matière de
-peinture lombarde! Tandis que le _Brumista_, comme on appelle les cochers
-à Milan--le célèbre lord Brougham reconnaîtrait-il son nom
-transposé[4]?--poussait de son mieux son cheval, je me préparais
-mentalement à me donner à moi-même un délicieux plaisir de mystification.
-Il y a quelque chose comme cela dans Musset, je crois:
-
- C'est un chat qui taquine et qui tue à plaisir
- Un misérable rat dont il a le loisir...
-
- [4] Lord _Brougham_--prononcez _Broum_--a donné son nom à une
- voiture, d'où les Milanais ont fait _Brumista_,--prononcez
- _Broumista_.
-
-Je ne voulais pas renouveler la scène avec Kennedy, où mon abrupte
-franchise avait si mal réussi. Je vous l'ai déjà dit, ma conscience était
-désormais tranquille. Le scrupuleux centre O avait tout fait pour
-empêcher le marché. Ce fumiste de Polygone pouvait s'amuser en toute
-liberté. Il s'agissait de suggérer le doute au «jeune et déjà éminent
-critique», de le conduire par un chemin détourné à un point où il
-s'écriât lui-même: «Mais le tableau est faux!» Tout un plan s'ébauchait
-dans ma pensée qui me divertissait par avance, comme autrefois les
-charges d'atelier. Mon cœur a souvent battu un peu trop fort, Madame,
-lorsque j'arrivais à Paris, devant une certaine porte d'une certaine rue,
-le long d'une certaine place et que je demandais au maître d'hôtel:
-«Madame *** est-elle chez elle?» Il battait beaucoup moins fort, mais un
-peu tout de même, à mon débarqué devant ma demeure de passage, qui était
-aussi celle de l'inventeur du Cristoforo Saronno. Quand, à ma question,
-le concierge eut répondu: «Vous pouvez monter, monsieur, le numéro 114
-n'est pas sorti», j'eus un mouvement d'une vraie joie,--celle d'un enfant
-en train d'exécuter une gaminerie défendue:
-
---«S'il n'est pas guéri, après cela, de la manie de débaptiser les
-Léonard», songeais-je, tandis que l'ascenseur, manœuvré par un nègre en
-costume égyptien, me hissait au quatrième étage, «ce ne sera pas ma
-faute.» Et tout haut, dès que le personnage m'eut ouvert la porte du 114:
-«Est-ce un Tiepolo ou un Véronèse?...» demandai-je à maître Courmansel en
-lui montrant d'un geste l'Otello de l'_élévateur_--style Kennedy.
-
---«Vous savez la nouvelle?» me répondit l'iconoclaste, sans relever mes
-plaisanteries sur sa manie... «Kennedy a le tableau!... M. Boudron n'a
-pas voulu m'écouter. Ce chef-d'œuvre part pour l'Amérique... La marquise
-a fini par en avoir soixante-quinze mille francs. Il y a quinze jours,
-elle nous le donnait pour cinquante...»
-
-Son visage exprimait un désespoir si comique, vue la situation, que j'eus
-quelque mérite à ne pas lui retourner le fer dans la plaie, en lui
-racontant que je quittais à peine l'heureux vainqueur dans ce combat
-autour de mon «faux». Il maniait d'un geste fébrile, en se lamentant de
-la sorte, deux grandes photographies où je crus reconnaître ma Ginevra,
-baptisée de par la méchanceté vindicative de Pappalardo et sa propre
-sottise, à lui, Courmansel, princesse de la cour des Valois. Je ne me
-trompais pas. La subtile Mme Ariosti, elle non plus, n'était pas pour
-rien la compatriote de l'auteur du _Prince_. Son premier soin, une fois
-le tableau vendu, avait été d'adresser au critique d'art la reproduction,
-refusée jusqu'alors. Elle répondait ainsi, par avance, au témoignage que
-Varegnana et moi pouvions porter contre elle. Remettre ce document,
-d'elle-même, en de telles mains, n'était-ce pas déclarer qu'elle ne
-redoutait aucune discussion sur l'authenticité du panneau?
-
---«La lance d'Ajax guérissait les blessures qu'elle faisait», me dit
-George, après m'avoir expliqué le procédé, si correct en sa forme, si
-perfide en son fond, qu'avait employé à son égard la subtile femme... «Ce
-cadeau est destiné à opérer le même miracle. Pour l'historien de
-Cristoforo Saronno, ces photographies sont d'un prix inestimable.
-Croiriez-vous que la marquise vient d'élargir la blessure, tout au
-contraire?... Examinez-les, ces épreuves,--et elles ne sont pas très
-bonnes,--vous verrez quel chef-d'œuvre nous avons perdu. Je dis: nous.
-La galerie de M. Boudron, c'est beaucoup mon œuvre. J'ai vécu parmi ces
-tableaux, j'y vivrai davantage encore... Je les donnerais tous pour
-celui-ci...»
-
---«Vous auriez bien tort», fis-je en ayant l'air d'étudier la
-photographie, comme il me le demandait. Je guignais de l'œil l'effet de
-ma phrase. Ce fut à peu près comme si j'avais tiré avec un pistolet
-Flobert sur un rhinocéros. Le critique haussa les épaules pour répondre:
-
---«Mais non. Je n'aurais pas tort!... Le Jean Bellin de M. Boudron est
-beau. J'en conviens. Ce n'est pas le Jean Bellin des Frari. Son Cosimo
-Tura est curieux. Ce n'est pas le Tura de la collection Layard. Son
-Francesco di Giorgio ne vaut pas ceux de Sienne... Au lieu que ceci...»,
-et il m'avait repris les photographies sur lesquelles il s'hypnotisait:
-«Ceci, c'est la pièce unique, le joyau qui ne souffre pas de
-comparaison.»
-
---«A condition qu'il n'y ait pas de doute sur l'authenticité»,
-répliquai-je. Cette fois, l'insinuation était si directe qu'il ne pouvait
-pas la laisser passer. J'essayais la balle de fusil. Le rhinocéros ne la
-distingua pas beaucoup de l'autre.
-
---«Plût à Dieu qu'il y eût des doutes!...» s'écria Courmansel. «Nous
-aurions le tableau. Je le disais devant vous à M. Boudron. Il était bien
-de cet avis. Je comprends maintenant pourquoi il hochait la tête devant
-cette admirable peinture. Ah! Il sait acheter, lui! C'est un commerçant.
-Moi, je ne suis qu'un critique. Je ne peux pas cacher ma pensée. Je ne
-considère pas que j'en aie le droit. La Méthode avant tout!...»
-
---«Comment?» interrompis-je, «vous supposez que M. Boudron...»
-
---«Oh!» répondit-il, «je ne suppose rien. Il sait acheter, voilà tout. Je
-vous le répète, il s'en vante souvent, et c'est vrai. Vous le verrez, et
-sa colère. Il est allé de ce pas chez Mme Ariosti pour essayer encore de
-faire rompre le marché... Ainsi...»
-
---«La comédie est en cinq actes!...» pensai-je. «Que lui aura dit la
-sublime marquise?...» Et tout haut: «Eh bien! moi, qui n'ai jamais eu
-d'interviews sur le tableau, et dont, par conséquent, vous ne
-soupçonnerez pas la sincérité, je vous affirme que ce prétendu Cristoforo
-m'est suspect, très suspect...»
-
---«Je voudrais bien connaître vos raisons», riposta Courmansel avec
-ironie. Je retrouvais enfin l'arrogance qui m'avait tant frappé durant la
-soirée passée entre lui et son futur beau-père, chaque fois qu'il s'était
-agi non pas de lui, mais de ses idées, mais de la _Méthode_. De quel
-accent il avait prononcé les sacro-saintes syllabes! Et il me tendait de
-nouveau les photographies, du geste dont les chevaliers croisés jetaient
-leur gant à un infidèle.
-
---«Mes raisons? J'en ai plusieurs», répartis-je en étudiant sur son
-visage l'effet de mes révélations progressives: «La première est tirée du
-modèle lui-même. La femme représentée ici est une Italienne, et une
-Italienne d'aujourd'hui. Jamais cette bouche, ces yeux, ce menton n'ont
-appartenu à une grande dame. Voyez... Ma seconde raison est l'évident
-travail que cette peinture a subi. Elle a été éraillée exprès, puis
-passée à une espèce de vernis mastic. La preuve en est la symétrie de
-toutes ces éraillures. C'est le grand signe du truquage, cela. Les
-faussaires en remettent. Ils fabriquent un objet trop complètement
-vieilli. Un vrai tableau aurait eu des parties très gâtées, et des
-parties moins gâtées... Enfin, les lettres que vous avez supposées
-dansent dans la signature. Vous avez, dans le commencement l'inscription
-X... R... US, avec des intervalles entre l'X et l'R, puis l'R et la
-syllabe US. Vous mettez un F dans le premier de ces intervalles. Il y a
-place pour deux lettres et un blanc. Vous ne mettez rien entre l'R et
-l'US. Il y a place pour une lettre.--Tenez.» Et tirant un crayon de ma
-poche, je traçai sur une feuille de papier le détail de la véritable
-inscription, celle que j'avais composée moi-même, jadis:
-
- P. X. T. F. RIUS.
-
-Et je les traduisis.
-
---«_Pinxit Falsarius..._»
-
---«_Un faussaire a peint?..._» répondit-il en éclatant d'un rire gai qui
-me prouva que le boulet--car c'était un boulet, cette fois,--n'avait pas
-même fait un noir au cuir du rhinocéros. «Pardonnez-moi, mon cher
-Maître... Je n'ai pas l'intention de vous offenser. Mais à chacun sa
-partie, n'est-ce pas?... Vous êtes, vous, le rival des Ingres et des
-Delacroix.» Il en était à ces noms, pour toute la peinture moderne. «Moi,
-je ne suis qu'un savant, un apprenti savant plutôt, mais quand on sait le
-carré de l'hypnothénuse à quatorze ans, on le sait comme on le saura à
-cinquante, à soixante, à soixante-dix... La Critique» et sa physionomie
-exprima de nouveau l'irréductible orgueil de tout à l'heure. «La Critique
-a ses certitudes aussi absolues que celles de la géométrie. Elle a ses
-lois, qui ne souffrent pas d'exceptions. Une de ces lois, et absolue,
-c'est qu'un faussaire n'a jamais, en fabriquant l'objet faux, jamais,
-entendez-vous, introduit volontairement dans cet objet un signe qui en
-prouvât la fausseté. C'est l'évidence même: _On ne fabrique un objet faux
-que pour tromper. Sans cela on ne le fabriquerait point..._»
-
---«Et vous n'admettez pas», lui dis-je, «un cas pourtant bien simple? Un
-jeune artiste est à Rome, par exemple. Il a une maîtresse et il a besoin
-d'argent. Un antiquaire lui commande un faux tableau. L'artiste a bien
-quelque scrupule. Il passe outre, parce qu'il est amoureux. Il ne veut
-voir dans ce pastiche qu'une étude à brosser d'après les vieux maîtres.
-Toutefois, pour mettre sa conscience entièrement en repos, il marque son
-œuvre du petit signe qui doit en dénoncer la fausseté... Et nous avons»,
-mon doigt lui complétait la démonstration sur la photographie: «P.X.T.F.
-RIUS. M. PARISIENSIS. _M. Parisien et faussaire a peint le portrait._»
-
-Ce n'était plus un boulet. C'était un bombardement. Le rhinocéros n'était
-toujours pas percé. Sa cuirasse était si hermétique, si compacte, si
-totale que ma mimique, le son de ma voix pour prononcer le M., cette
-première lettre de mon nom, mon clignement d'yeux qui signifiaient si
-clairement: «Mais le faussaire, c'est moi,» toutes ces indications,
-multipliées à plaisir, ne lui donnaient même pas l'ombre de l'ombre d'un
-doute.
-
---«C'est très ingénieux», répondit-il en riant plus gaiement encore.
-Cette conversation technique l'avait distrait de son désespoir. Ce
-n'étaient pas les arts qu'il aimait, c'étaient, à propos des arts, des
-discussions comme celle-là. «Mais,» continua-t-il, «voilà encore une des
-lois de la Critique et que les ignorants ne soupçonnent pas. Encore
-pardon. Nous causons idées. _Toutes les explications ingénieuses sont
-inexactes..._ Je comprends, cher Maître,» et il eut son regard le plus
-fin--«que vous voulez, comme on dit, vous payer la tête d'un de ces
-pauvres diables de critiques d'art que vous n'aimez pas, vous autres
-peintres... Vous estimez que nous nous mêlons de ce que nous ne
-connaissons pas, parce que nous ne pratiquons pas la technique...
-Permettez-moi d'entrer dans votre paradoxe, pour vous montrer comment
-nous arrivons à la vérité. Examinons votre hypothèse sur l'origine de ce
-tableau. Première impossibilité: on n'est pas consciencieux à demi. _Il
-n'y a pas d'honnête voleur._ Si votre artiste a eu le scrupule de vouloir
-que son tableau faux fût marqué d'un signe, il n'a pas fait le tableau.
-Ou bien il n'y a plus de lois de la nature humaine. Et il y en a. De ces
-lois psychologiques, la Critique d'art doit tenir compte aussi. La loi,
-toujours la loi, c'est la Science... Seconde impossibilité: l'antiquaire
-qui commande un faux tableau est un professionnel, lui, un expert. Il
-n'accepte pas une peinture signée d'une façon mystificatrice. Et le
-peintre ne se hasarde pas à la lui porter. Donc... A quoi se réduit votre
-objection? A ceci, que les lettres de la signature sont trop espacées; hé
-bien! Elles sont trop espacées. C'est un fait, et la Méthode.»--Non, il
-était trop bouffon de solennité.--«La Méthode consiste à d'abord accepter
-le fait. C'est un autre fait que les éraillures de ce panneau sont très
-régulières. Elles sont très régulières. Voilà tout... Quant à la
-physionomie de la femme, allez demain chez M. Crespi voir son magnifique
-portrait de la reine Cornaro, attribué par les uns à Titien, pour les
-autres à Giorgione. Pour moi, c'est... Peu importe!» Il eut la mine du
-découvreur de trésors qui garde jalousement son secret, afin de ne pas en
-être dépouillé. «En tout cas, c'est la reine Cornaro. Et c'est une
-marchande de poissons du quai des Esclavons en 1906!... Vous voyez, rien
-ne tient debout dans vos objections. Voici de l'airain, comme disait
-l'Empereur de ses victoires. Nous n'ignorons pas que Léonard était une
-façon d'alchimiste, toujours en train d'inventer. Il préparait lui-même
-ses couleurs. Ces fantaisies nous ont coûté cher. S'il n'avait pas
-employé le _stucco lucido_, au lieu de l'_intonaco_, nous aurions encore
-les quatre portraits qu'il exécuta pour la grande fresque de Donato
-Montorfano, dans le réfectoire de Sainte-Marie des Grâces. Le Montorfano
-est toujours là. Plus de Léonard! Et c'étaient, ces quatre portraits:
-Ludovic le Maure avec son fils aîné Maximilien, et Béatrice Sforza avec
-son plus jeune enfant, Francesco. Enfin!... Je me suis dit...--Oh! c'est
-très simple, mais encore un coup, l'œuf de Colomb!--Je me suis dit qu'un
-pareil homme préparait certainement, d'une manière à lui, ses toiles et
-ses panneaux... Et j'ai découvert cette manière!... Il enduisait d'abord
-son fond d'une substance dont je crois connaître la composition. C'est
-une autre découverte que celle du Cristoforo, n'est-ce pas? Pensez: un
-moyen sûr de distinguer, sans contestation possible, tous les tableaux
-authentiques de Léonard d'abord, et ensuite de ses élèves directs! Car le
-Vinci est un de ces magnifiques génies, tout générosité, qui ne plaignent
-pas les miettes de leur festin. Tous les jeunes peintres qui l'ont
-approché ont eu son procédé et l'ont appliqué. De là, ces tons si
-particuliers à cette école, et qui proviennent de la pénétration des
-couleurs par cette substance. Un de mes camarades d'Ecole Normale, qui
-est chimiste, a étudié ce problème pour moi sur un Gian Pietrino de la
-collection Boudron... Mon premier soin, quand j'ai pu examiner depuis le
-Cristoforo Saronno de la marquise, a été de vérifier si le bois avait
-subi une préparation antérieure. Or, il en a subi une. Vous me direz:
-mais est-ce la même? Oui c'est la même, puisque chez tous les tableaux de
-cette école on la retrouve, et d'ailleurs les tons l'indiquent. Il y a un
-certain vert, dont je ne peux pas plus douter que de votre existence. Il
-n'est possible qu'avec le procédé vincien!... Vous objecterez encore que
-Morelli, dont je suis l'élève, était très opposé à ces recherches
-techniques, à cette analyse de la _palette_, c'était son mot? Nous avons
-dépassé Morelli. Nous avons fait la critique de sa critique, avec sa
-propre méthode. Je vous pose donc le dilemme suivant: ou bien ce portrait
-est de l'école de Léonard, ou bien il a été fabriqué par un faussaire qui
-avait surpris le secret de la préparation chimique--vous entendez bien,
-chimique--dont Léonard faisait usage. Mais s'il avait surpris ce secret,
-ce personnage l'aurait raconté. Le bruit en serait arrivé à l'un des
-innombrables critiques d'art qui pullulent à Rome et à Londres. C'est une
-découverte d'une conséquence immense. Elle est de moi.--Par conséquent ce
-tableau n'est pas un faux. Il est du commencement du seizième siècle. Il
-est Lombard. Il est de Cristoforo. Ce ne sont pas des hypothèses. Ce sont
-des inductions, et aussi certaines dans leur aboutissement que des
-théorèmes de géométrie. Direz-vous encore que j'ai tort de déplorer
-qu'une pièce aussi authentique aille chez les sauvages, quand elle
-pouvait être en France, et presque chez moi?»
-
---«Je ne le dirai plus,» répliquai-je, presque ébaubi d'admiration
-devant le talent extraordinaire qu'il venait de déployer pour se mettre
-le doigt dans l'œil--passez-moi la vulgarité de cette image,
-Madame,--jusqu'au coude. Il s'était levé. Et, protecteur:
-
---«Au moins,» fit-il, «vous êtes de bonne foi, vous... Ce n'est pas comme
-certaines personnes... Ah! cela m'a remis un peu de m'escrimer avec vous.
-J'en avais besoin. Vous m'excusez?... Je n'ai que le temps d'arriver au
-musée Poldi où l'on m'attend... Je crains bien qu'ils ne se soient laissé
-flouer et qu'ils n'aient acheté pour un Foppa une copie ultra-moderne...
-Ces marchands sont d'une habileté aujourd'hui!...»
-
-
-XII
-
---«Et de trois!» me disais-je, redescendu dans le _hall_ de l'hôtel. «Si
-cela continue, j'arriverai à croire moi-même que Ginevra fut dame
-d'honneur à la Cour du roi François Ier, d'héroïque et galante mémoire,
-et que j'ai rêvé....» Faut-il vous avouer, Madame, qu'en me balançant de
-nouveau sur un _rocking-chair_, avec le sans-gêne d'un compatriote de
-Kennedy, et en savourant l'ironie intense de toute cette aventure, je
-n'avais d'yeux que pour la porte de l'hôtel? Et j'attendais... Qui? Vous
-avez deviné: M. Boudron en personne, le nouvel arbitre auquel il fallait,
-vous entendez, Madame, il _fallait_ que je racontasse mon histoire et
-soumisse mon témoignage. Pourquoi? Poussé par quel génie de perversité? A
-ma première rencontre avec le prétendu Cristoforo et quand mon cri de
-reconnaissance eût été la preuve indiscutable, celle dont ni Mme Ariosti,
-ni l'Américain, ni Courmansel lui-même n'eussent méconnu la vérité,
-j'avais ravalé ce cri. La seule idée d'un conflit entre le jeune homme et
-le père de Christiane, puis de ces fiançailles rompues, avait scellé mes
-lèvres. Mes raisons pour me taire étaient identiques. Seulement je ne les
-sentais plus. J'avais un désir trop vif d'entendre le couturier
-collectionneur me dire lui aussi à sa manière: «Ce tableau-là, un tableau
-faux? Vous voulez rire!...» D'ailleurs il venait d'avoir un entretien
-avec cette incomparable menteuse, la fourbe des fourbes...--_Vivat
-Mascarilla, fourbûm imperatrix!_ l'étonnante, la sublime marquise!
-Comment résister à la curiosité de connaître la manœuvre de cette
-maîtresse femme dans cette passe difficile? Quelle attitude ce
-Machiavel-femelle aurait-il adoptée avec un amateur notoire, futur
-beau-père d'un critique d'art plus notoire encore, et qui me connaissait,
-qui connaissait Varegnana? Elle devait s'être dit que nous parlerions à
-M. Boudron, que nous le féliciterions d'avoir perdu cette occasion
-d'annexer à son musée un faux caractérisé. De telles révélations, tombant
-dans l'oreille d'un acheteur évincé et furieux, risquaient d'avoir des
-conséquences plutôt désagréables. La marquise et son Sigisbée princier,
-le subtil et dangereux San Cataldo, avaient certainement prévu ces
-possibilités. Comment y avaient-ils paré? J'allais le savoir et m'en
-désintéresser aussitôt, pour ne plus avoir qu'un sentiment: l'admiration
-devant ce miracle vivant que sera toujours un sincère amour. Cela rime
-presque et je vous vois d'ici, Madame, ayant sur vos lèvres ce sourire
-qui les a effleurées si souvent, lorsque votre inutile et déraisonnable
-serviteur vous laissait deviner, non pas même son culte pour vous, mais
-sa foi profonde, indestructible, dans la divinité de l'amour. Vous y
-croirez peut-être, vous aussi, comme tant d'autres, quand il sera trop
-tard. Je vous disais, en vous commençant ce récit, que je voulais
-uniquement vous amuser une heure. Ce n'est pas vrai. Je ne vous ai
-griffonné toutes ces pages que pour arriver à celle-ci, qui contient
-toute la _moralité_ de cette histoire. Elle aurait pu s'intituler, comme
-un proverbe du théâtre de Madame: «On ne trompe pas un cœur qui aime».
-Écoutez plutôt, et ne soyez plus trop moqueuse, quoique le
-sentimentalisme d'un peintre quinquagénaire, en train de _rocker_ à
-l'américaine, dans le _hall_ d'un hôtel cosmopolite, prête à la
-raillerie, j'en conviens. Riez de moi alors, mais pas de Christiane. Car
-vous avez deviné déjà qu'elle va rentrer en scène.... J'étais donc là,
-guettant la porte, quand je vis apparaître Boudron, et derrière lui, la
-silhouette de la fiancée de George Courmansel. Le père parlait à la
-fille, avec un visage et une gesticulation qui trahissaient une fureur
-mal contenue. Il était si absorbé dans sa pensée qu'il semblait ne plus
-comprendre où il était. Il me frôla sans me voir. Je l'entendais qui
-disait: «Je te répète qu'il est sans excuse!...» Christiane, elle, toute
-bouleversée qu'elle fût par cette scène, m'avait aperçu. Je compris, à un
-mouvement de sa part aussitôt réprimé, qu'elle avait failli venir droit à
-moi. Et puis elle suivit M. Boudron dans l'ascenseur, dont la cage se
-trouvait--heureusement--à l'autre extrémité du _hall_. Cinq minutes ne
-s'étaient pas écoulées, et avec une stupeur qui se changea vite en une
-pitié profonde, je la voyais reparaître. Elle descendait en courant les
-marches de l'escalier. Elle avait pris juste le temps d'entrer dans sa
-chambre et de s'en échapper. Elle m'arrivait, toute rouge de pudeur émue.
-La démarche qu'elle tentait auprès d'un inconnu, ou presque, était si
-hardie, et cependant elle ne pouvait pas ne pas la tenter:
-
---«Monsieur,» commença-t-elle d'un accent implorateur: «pardonnez-moi si
-je me permets de vous adresser une question... Est-ce vrai, ce que Madame
-la marquise Ariosti a dit à mon père? Vous l'auriez avertie que le
-tableau dont nous voulions faire l'acquisition, ce Cristoforo Saronno...
-n'était pas authentique?...»
-
-Elle me regardait, en prononçant cette phrase, avec ses douces prunelles
-dont le brun était devenu noir, tant l'émotion en dilatait le point
-central. Et une pensée était au fond, que je lisais distinctement: _elle
-savait, elle, que le tableau était faux, et elle ne voulait pas le
-savoir!_ Le voilà, Madame, ce miracle vivant de l'Amour dont je vous
-parlais. Cette ignorante, mais qui chérissait son fiancé d'une tendresse
-passionnée, ne pouvait pas ne pas y voir clair, du moment qu'il
-s'agissait de lui. Et comme toutes les amoureuses de tous les temps, elle
-implorait, elle conjurait qu'on lui mentît contre sa propre évidence. Ce
-tableau reconnu faux, c'était son fiancé désespéré, c'était aussi,
-c'était surtout son père déchaîné et qui prendrait prétexte de cette
-erreur pour retirer sa parole. C'était l'antipathie secrète entre les
-deux hommes soudain découverte, une brouille peut-être irrémédiable. La
-terreur de cette tragédie domestique emplissait ses beaux yeux,
-et--toujours le miracle!--une espérance. _De même qu'elle savait que le
-tableau était faux, elle savait que j'étais l'ami de son amour._ Nous
-avions causé ensemble une fois, à peine, et cette certitude de son
-instinct était absolue. Dans la crise qu'elle sentait venir, cette
-divination la faisait s'adresser à ma sympathie, pour obtenir quoi? Elle
-eût été bien embarrassée de formuler une demande précise. Mais elle était
-sûre que j'agirais dans la mesure du possible et sans attendre ma
-réponse, elle continuait à me mettre au courant des événements:
-
---«Oui», disait-elle, «Madame Ariosti prétend que M. le comte Varegnana
-est venu de votre part l'informer que le tableau était un faux, et que
-vous en donneriez la preuve. Cette démarche,--c'est toujours la marquise
-qui parle,--l'a indignée. Elle a cru y voir une manœuvre de notre part
-pour avoir le portrait au rabais. Elle était quasi engagée avec mon père.
-Elle s'est considérée comme libre et elle a accepté l'offre de M.
-Kennedy... Oh! Elle n'a pas dit cela d'abord. Elle a commencé par nous
-recevoir très froidement, avec des sous-entendus qui ont exaspéré papa.
-Il est si loyal! Il lui a arraché cet aveu... Alors»--et sa voix se fit
-plus tremblante--«alors il a eu un accès d'un véritable chagrin à la
-seule idée d'être soupçonné d'un pareil procédé. Il savait que vous avez
-été conduit chez Madame Ariosti par M. Courmansel. Il s'est dit que vous
-aviez certainement communiqué à celui-ci vos doutes sur ce tableau. Il
-s'imagine que M. Courmansel lui a caché votre témoignage, pour ne pas
-avouer qu'il pouvait s'être trompé... Ah! monsieur Monfrey, je suis bien
-malheureuse!»
-
-Elle avait mis sa petite main sur ses paupières, d'où je vis deux larmes
-jaillir,--deux grosses larmes qui tracèrent deux raies sur ses joues
-brûlantes. Elle se domina aussitôt et sa bouche se contraignit à un
-frémissant sourire, tandis que je lui répondais:
-
---«Madame Ariosti est une femme abominable.» J'insistai: «abominable...»
-Si j'avais vu un fusil braqué sur cette charmante enfant, aurais-je
-hésité à détourner le canon de l'arme? Je n'hésitai pas davantage pour
-ajouter: «Elle a manqué de parole à votre père, et elle a inventé toute
-cette histoire pour se justifier...»
-
---«Inventé?...» répéta Christiane. C'était une stupeur que je lisais
-maintenant dans ses beaux yeux. Qu'avait-elle espéré en s'adressant à
-moi? Pas cette radicale dénégation, à coup sûr. Et moi-même, je me serais
-certes récrié si l'on m'avait annoncé, dix minutes plus tôt, que
-j'annulerais à jamais mon témoignage sur l'origine du faux Cristoforo et
-que j'entrerais dans cette vaste conspiration organisée pour doter
-Solario d'un élève imaginaire et l'art Italien d'un peintre mythique!
-Pourtant, j'écoutais la jeune fille continuer, frémissante: «George ne
-s'est pas trompé alors?... Vous pensez que le tableau est authentique....
-Vous êtes prêt à l'affirmer à mon père?...»
-
---«J'y suis prêt,» répondis-je. J'avais brûlé mes vaisseaux, et sans
-remords. J'aurais incendié une _armada_ pour voir la joie illuminer ainsi
-ce gracieux visage... «Voulez-vous que je monte chez M. Boudron tout de
-suite?... Je me rends compte de ce qui s'est passé. Le comte Varegnana et
-moi, nous avons causé du tableau à propos du portrait qu'il possède...»
-
---«La Cassandra dei Rangoni, celle que M. Courmansel a tant étudiée?»
-interrogea-t-elle.
-
---«Précisément. J'ai émis des doutes sur l'identité entre le peintre de
-ce portrait et le peintre du portrait Ariosti. La marquise l'aura su, et,
-je vous le répète, elle a trouvé commode de manquer à sa parole en ayant
-l'air de croire que ces doutes portaient sur l'authenticité même du
-portrait. Quant à M. Courmansel, je ne l'ai plus revu, entre la visite
-que nous avons faite ensemble au palais Ariosti et le moment où M.
-Kennedy a acheté le tableau. Je ne lui avais donc pas parlé de mon idée.
-Il n'aurait, en aucun cas, pu avertir monsieur votre père... Tout cela
-sera rapporté, comme je vous le raconte... Encore une fois, j'y vais de
-ce pas...»
-
---«Non,» répondit-elle, «laissez-moi causer avec papa, seule, d'abord...
-Mais que je suis contente! Mon Dieu!...» Et ses deux mains se joignirent
-dans un mouvement de reconnaissance presque enfantin. «Vous savez,
-monsieur Monfrey, on se fait souvent des idées, tout un monde... L'on a
-si peur qu'elles ne soient vraies que l'on n'ose pas les croire
-fausses... Quand Madame Ariosti a commencé de parler, une terreur m'a
-saisie. Ah! c'est mal! Mais on n'est pas toujours maîtresse de sa
-pensée... Je me suis dit que les plus habiles connaisseurs s'abusent. Je
-me suis rappelé cette tiare du Louvre que mon père vous citait,
-avant-hier encore. Si George s'était trompé cependant?... J'ai senti là,
-par avance, tout le chagrin qu'il éprouverait... Et il y avait mon père!
-Je le connais. J'ai redouté un éclat entre lui et mon fiancé... Je peux
-bien tout vous dire, monsieur Monfrey, quand ce ne serait que pour vous
-expliquer comment j'ai osé vous aborder, et pour que vous ne me jugiez
-pas mal... Quand mon cousin m'a demandée, mon père n'a pas consenti
-aussitôt. Il a fallu bien des jours pour le décider. A de certains
-moments, j'ai cru m'apercevoir qu'il regrettait ce consentement... Mais
-j'ai rêvé. Dieu! que je suis contente! Ah! monsieur Monfrey, vous venez
-de m'enlever un poids du cœur!... Merci et pardon!...»
-
-Vous êtes allée à Venise, Madame, et vous avez visité la petite chapelle
-de Saint-Georges-des-Esclavons, décorée par Carpaccio? Oui. Nous en avons
-parlé ensemble un jour. C'était au début de ma faveur, quand la nouveauté
-de notre relation vous donnait un peu d'indulgence pour ma pauvre
-personne. Alors vous ne me taquiniez pas trop. Vous vous souvenez du
-panneau où le Saint est représenté fonçant sur le dragon, la lance basse?
-Quelle allégresse dans sa poussée en avant! Quelle aisance! C'est qu'il
-n'a qu'à se retourner pour voir, enchaînée au roc, la princesse qu'il a
-juré de délivrer. Quelle gêne au contraire, quelle gaucherie dans le
-panneau d'à côté, où il est figuré auprès du dragon mort, très sottement
-embarrassé de sa monstrueuse victime, qu'il ne sait comment traîner!
-Toute proportion gardée, je me retrouvai, Mlle Boudron une fois partie et
-devant l'action que je venais de commettre pour elle, aussi empêtré que
-le saint Georges du maître vénitien après son exploit. Mentir à cette
-charmante enfant, quand il s'agissait d'effacer le pli d'angoisse, creusé
-entre ses blonds sourcils, n'avait été un bien facile effort. Mentir à
-son père, quand nous nous retrouverions face à face, me serait déjà plus
-malaisé. L'embarras était ailleurs. Je n'avais pas menti pour moi
-seulement. J'avais menti aussi pour Varegnana. La comédie que je venais
-de jouer dans l'intérêt de la jeune fille comportait, pour réussir, la
-complicité du grand seigneur, et de cette complicité je n'étais rien
-moins que sûr. Madame Ariosti avait nommé au père de Christiane le
-possesseur du Léonard débaptisé. Elle l'avait fait par un suprême coup
-d'audace, se disant que ni le comte ni moi ne nous tairions, et préférant
-venir au devant de notre dénonciation, afin de la mieux déjouer. En toute
-circonstance, il eût été immanquable que M. Boudron et Varegnana se
-rencontrassent, immanquable qu'ils en vinssent à causer du prétendu
-Cristoforo et de l'achat fait par Kennedy. C'était plus certain encore
-maintenant. Point n'était même besoin de cette rencontre et de cet
-entretien pour que M. Boudron fût averti de l'opinion du comte sur le
-faux Cristoforo. «Tout Milan saura demain ce qui en est... Son infamie
-sera connue...» Ces phrases du vieux gentilhomme résonnaient dans mes
-oreilles. C'était à mon tour d'éprouver, devant la catastrophe imminente,
-la terreur qui précipitait vers moi, tout à l'heure, la fiancée du
-malencontreux critique d'art, surpris en flagrant délit d'une si épique
-ânerie! Un petit détail redoubla l'inquiétude soudain éveillée, je peux
-bien dire dans mon cœur, tant la pitié pour la jeune fille m'avait pris
-tout entier. Au moment même où Christiane remontait dans l'ascenseur,
-j'avais remarqué qu'un domestique descendait l'escalier, une lettre à la
-main. Il avait posé quelques questions au bureau, et on lui avait fait
-avancer une voiture. Je demandai au concierge si cet homme était le valet
-de chambre de M. Boudron. Sa réponse affirmative, changea mon doute en
-certitude. Ce message était pour Varegnana. Dans son premier spasme
-d'irritation, M. Boudron avait écrit au comte. Pourquoi? Sinon pour avoir
-de lui la vérité sur le tableau qu'il avait tant désiré acheter. C'était
-le signe, entre parenthèses, que Courmansel ne s'était pas mépris sur ce
-point. Avec ces attitudes sceptiques, M. Boudron avait cru profondément à
-l'authenticité du Cristoforo. La lettre était portée et non envoyée par
-la poste. On devait donc attendre la réponse, au cas où Varegnana serait
-à la maison. Et il y serait, il me l'avait promis. Là-dessus, moi-même je
-hélai, en hâte, un nouveau _brumista_, et dix minutes plus tard, je
-descendais devant la porte du palais de la rue Bagutta. Le fiacre qui
-m'avait précédé attendait encore. J'aperçus en entrant dans l'antichambre
-le domestique de M. Boudron. La réponse n'était pas encore donnée.
-J'arrivais à temps.
-
-
-XIII
-
-Le comte se tenait, quand on m'introduisit, dans le plus petit des
-salons, celui qui lui servait de cabinet de travail. Au premier coup
-d'œil je vis que le Léonard--c'en est un, je le jurerais sur votre tête,
-Madame,--avait repris sa place d'honneur sur son précieux lutrin.
-Varegnana écrivait, assis à son bureau, si l'on peut donner ce nom
-bourgeois à un pareil chef-d'œuvre de marqueterie et de sculpture sur
-bois. Des plumes de cygne au long empennage faisaient bouquet, auprès de
-lui, dans une coupe de la Renaissance. Ce sont les seules qu'il emploie,
-et il les plonge dans un encrier ciselé par Benvenuto Cellini, s'il vous
-plaît. Je vous ai dit que c'est un Seigneur, un noble et vieux Seigneur,
-un de ces types d'un autre âge que nos ignobles démocraties modernes
-rangeraient volontiers dans le dictionnaire des monstres antédiluviens,
-entre le _Mammouth_ et l'_Epiornis_, le _Plésiosaure_ et le _Diplodocus_.
-Il était si occupé à sa besogne, qu'il ne m'entendit même pas entrer.
-Plusieurs feuilles de papier déchirées et jetées dans un vaste bassin de
-cuivre repoussé, un antique _brasero_ aux armes de sa famille--encore le
-Seigneur!--attestaient sa difficulté à composer cette lettre, la réponse
-à celle de M. Boudron. Je demeurai quelques instants à le regarder. Je
-cherchais à discerner, sur son altière physionomie et dans son attitude,
-un indice de ses dispositions présentes. Il me sembla que sa colère de la
-matinée était, sinon passée, au moins diminuée. Enfin, d'un geste où je
-crus reconnaître l'énergie d'une résolution définitive, sa main crispée
-traça au bas de la feuille sa large et claire signature. Comme il
-relevait la tête, il m'aperçut:
-
---«Vous arrivez bien», me dit-il. «Si je ne vous avais pas promis de ne
-pas sortir, je serais allé chez vous... J'ai une question à vous poser.
-Mais, d'abord, voulez-vous prendre connaissance de cette lettre?»
-
---«C'est une réponse à M. Boudron?», m'écriai-je étourdiment.
-
---«Oui», fit-il, «d'où le savez-vous?»
-
-Je me sentis rougir, comme la pauvre Christiane tout à l'heure, oh! moins
-joliment! Mon imprudente demande prenait un mauvais air d'espionnage
-devant ce personnage d'ancien régime, si parfaitement bien élevé. J'eus
-le courage de mon indiscrétion. Le motif en était par trop désintéressé.
-Je lui dis donc:
-
---«J'ai vu le domestique sortir avec une lettre et monter en voiture.
-J'ai pensé, sachant la scène que M. Boudron venait d'avoir avec Madame
-Ariosti, qu'il voulait avoir par vous des renseignements plus précis...
-Et me voici...»
-
---«Ne vous excusez pas», interrompit-il avec sa grâce habituelle, «et
-écoutez ma lettre. C'est en effet une réponse à celle de M. Boudron:
-«_Monsieur, J'ai été très sensible à la marque de confiance que vous avez
-bien voulu me donner. Mais vous comprendrez que Madame la marquise
-Ariosti étant une de mes parentes, je m'impose la règle absolue de me
-taire sur l'incident auquel vous faites allusion. Tout ce que je peux
-vous en dire, c'est qu'il ne vous a pas été exactement rapporté. Vous
-trouverez ici, avec mes regrets pour une fin de non-recevoir à laquelle
-je vous demande de ne voir aucun autre motif, l'expression de mes
-sentiments bien distingués. Comte Andrea Varegnana..._» «Il n'y a pas
-trop de fautes de français?...» ajouta-t-il. Toujours le Seigneur! Il
-entendait bien que je ne me permettrais pas d'apprécier le bien ou le mal
-fondé d'une de ses démarches. Il désirait que je fusse au courant. Rien
-de plus.
-
---«Si j'écrivais votre langue comme vous la mienne...» répondis-je.
-
---«Alors, j'envoie le billet?...» dit-il.
-
-Vous jugez, Madame, si je m'abstins de toute réflexion. Dans le temps que
-j'avais mis à franchir l'assez longue distance qui séparait mon hôtel du
-palais Varegnana, j'avais ébauché ou rejeté quatre ou cinq plans, tous
-destinés à conduire le comte juste au point où il était venu tout seul:
-donner une explication qui me laissât le champ libre. Comment en était-il
-arrivé là?... J'y ai beaucoup réfléchi depuis et je n'ai pas résolu ce
-petit problème. Mais qui a jamais vu clair dans l'intention d'un Italien,
-quand une fois il s'est fermé? Si leurs peintres nous ont laissé tant
-d'admirables portraits, la cause en est dans le caractère, si
-impénétrable à la fois et si expressif, des physionomies de ce pays.
-Elles sont ardentes et secrètes, passionnées et elles ne disent pas leur
-mot. Quand je me souviens de l'accent ému avec lequel Varegnana m'avait
-parlé de Christiane Boudron, je me dis qu'il a eu tout simplement pitié
-d'elle et de son bonheur,--comme votre serviteur, Madame.--On est si près
-d'aimer l'amour des autres quand on a aimé soi-même, et vous savez mon
-opinion sur l'hôte du palais de la via Bagutta et son roman caché.--Puis,
-je me souviens de l'hypnotisme exercé sur lui par la critique d'art,
-soi-disant scientifique. Je me rends compte qu'au fond, tout au fond, ce
-possesseur de tant de merveilles n'est qu'un amateur. Il n'a jamais tenu
-le crayon et le pinceau. Devant une toile ou une statue, il n'a pas cette
-intuition de l'outil, qui ne s'apprend que par la pratique. Je vois
-distinctement, moi, un Titien et un Raphaël, un Mantegna et un Longhi
-travailler, broyer leurs couleurs sur leur palette, attaquer leur
-tableau. Pour employer une locution vulgaire, mais très juste, je sais
-comment c'est fait. Varegnana, non. Il n'a donc pas de certitudes, ne
-jugeant pas vraiment par lui-même. Pour qu'il eût débaptisé sur le cadre
-le Léonard--son Léonard!--il fallait qu'il fût,--j'allais parler d'une
-façon plus vulgaire encore, et dire _épaté_,--mettons médusé par
-Courmansel, son bagou de pédant, son érudition affirmée. Courmansel, pour
-Varegnana, c'était Morelli lui faisant peur du fond de sa tombe, et l'on
-n'est pas un Seigneur sans être un peu timide. Ces traits semblent
-contradictoires, mais être un Seigneur, c'est se vouloir toujours le
-premier, ou du moins à part. C'est donc avoir un amour-propre toujours en
-éveil. C'est craindre, par-dessus tout, le ridicule d'une prétention mal
-justifiée. Je cherche à expliquer une volte-face au demeurant moins
-étonnante que la mienne. Mais l'on connaît, ou l'on croit connaître, la
-logique de ses illogismes, au lieu que les brusques changements des
-autres nous déconcertent jusqu'à l'ahurissement. Je me comparais au saint
-Georges de Carpaccio, Madame, tout à l'heure--sans trop de modestie. Ne
-me le dites pas, je le sais. Imaginez ce brave chevalier sentant soudain
-venir à lui la corde avec laquelle il traînait son dragon. Il constate
-que le cadavre de l'énorme bête a disparu!... Il ne serait pas plus
-étonné que je ne le fus, le billet du comte à M. Boudron une fois envoyé.
-Désormais tout dépendrait de ce que je raconterais au père de Christiane.
-Mon parti était pris. En tout cas, je ne m'attendais guère à entendre
-Varegnana me dire:
-
---«Ainsi le portrait est vendu à M. Ralph Kennedy? Vous êtes arrivé trop
-tard?»--Et comme je lui faisais signe que oui... «C'est peut-être mieux,»
-continua-t-il et après un court silence: «Car enfin, êtes-vous sûr, bien
-sûr, que vous ne vous êtes pas trompé?...»
-
---«Trompé?» répétai-je. «En reconnaissant mon tableau?»
-
---«En vous imaginant le reconnaître», rectifia le comte. «Vous n'avez eu
-que quelques minutes pour l'examiner, et une ressemblance est si
-perfide... Vous-même, vous m'avez dit que vous avez failli n'en pas
-croire vos yeux, tant ce panneau avait une physionomie de vieille
-chose... Sur le premier moment, je n'ai pas pensé plus que vous à la
-possibilité que vous fissiez erreur. Je vous l'ai dit. Je n'ai jamais été
-tranquille devant ce portrait... Je lui en voulais d'avoir servi à
-débaptiser celui-ci...» Et il me montrait son Léonard réinstallé à sa
-place d'honneur. Il ne lui avait pas encore enlevé son brevet de
-déchéance, le cartouche sur lequel figurait un des noms de l'usurpateur,
-cet Amico di Solario, mélancoliquement suivi d'un signe
-interrogateur,--dernier et faible essai de protestation!
-
---«Enfin», reprit-il, «après avoir eu la scène que vous savez avec la
-marquise, et une fois seul, je me suis demandé: n'avons-nous pas été un
-peu vite, M. Monfrey et moi? Madame Ariosti est ma cousine, comme je
-l'écrivais à M. Boudron. Quand je vous eus laissé partir, je ne me
-sentis pas la conscience entièrement en paix. Je n'avais pas fait un
-assez long crédit à cette femme, qui pouvait être de bonne foi... Et elle
-l'était, témoin les photographies qu'elle vient de m'envoyer de son
-tableau, sans un mot. Je lui ai manqué très gravement. Cet envoi
-n'était-il pas un appel à un examen, auquel j'ai procédé? J'ai là une
-autre photographie, celle du dessin de l'Académie de Venise, dont je vous
-ai déjà parlé, et qui est une étude pour mon ex-Cassandra.» Ici un
-soupir, et fermement: «Eh bien! Il n'y a pas à dire, l'X dont est signé
-ce dessin est exactement le même que l'X qui figure au bas du portrait où
-vous avez cru reconnaître votre œuvre de jeunesse... Est-il admissible
-que cette particularité soit un pur hasard?... Voyez: les deux petites
-barres d'en bas et d'en haut allant ainsi, d'un seul côté et se relevant
-un peu à la pointe... Or vous n'aviez pas vu le dessin de Venise quand
-vous avez peint votre tableau. Donc...»
-
-Il me tendait les deux épreuves, où il y avait en effet une identité
-entre les deux lettres, dont l'explication était trop naturelle. Le père
-Sanfré avait savamment retouché ou fait retoucher dans le style du
-quinzième siècle les lettres de la signature destinées à subsister. Ce
-dessin de Venise était de cette époque. A moins que... Depuis cette
-aventure j'en suis à me demander, moi, s'il ne fonctionne pas, en Italie,
-un immense _camorra_ artistique dont tous les associés sont dressés à
-estampiller de marques, savamment choisies, les dix mille objets faux qui
-émigrent chaque année de la Péninsule. Je regardais le profil de
-l'inconnue qui avait posé pour ce crayon. Je regardais l'image de
-Ginevra. L'intense comique de la situation me ressaisissait. Même
-Varegnana ne croyait plus à mon témoignage! J'aurais pu, comme j'avais
-fait avec Courmansel, discuter point par point. Dans ma confidence hâtive
-de la veille, je n'avais pas insisté sur les irréfutables indices,
-notamment sur le petit signe du coin de la lèvre que je connaissais si
-bien et qui me rappelait de délicieux souvenirs d'amours bohémiennes. A
-quoi bon? Je levai les yeux sur le Comte. Il me sembla qu'une angoisse
-contractait son visage. Dans le doute sur l'authenticité d'un tableau,
-estimait-il que mieux valait faire pencher la balance du côté qui
-favoriserait un jeune et profond amour? Le possesseur du Léonard
-éprouvait-il un suprême regret? Le gentilhomme désirait-il abriter ses
-scrupules derrière mon affirmation? Il est certain que son visage se
-détendit lorsque j'acquiesçai à sa nouvelle opinion en lui répondant:
-
---«C'est vrai, je ne reconnais plus bien mon tableau. A vingt-huit ans de
-distance, vous savez!... D'ailleurs, Madame Ariosti, Kennedy et
-Courmansel ont été prévenus...»
-
---«Ah!» fit-il, «Courmansel aussi... Et il pense?...»
-
---«Que son Cristoforo est plus vrai que jamais...»
-
---«Vous voyez!...» s'écria Varegnana, et regardant le portrait jadis
-attribué au Vinci avec une tristesse singulière... «Décidément, ma Dame
-aura perdu son peintre, mais elle ne nous en voudra pas... Nous aurons
-fait une heureuse... Ne soyez pas en retard pour le dîner», ajouta-t-il;
-«vous aurez un plat milanais dont je veux vous faire la surprise et qui
-ne peut pas attendre...»
-
-... Voilà pourquoi, Madame et amie, si jamais Adalbert de Rumesnil, ou
-quelque autre Snob de cette lignée, vient vous raconter que l'on a
-découvert le véritable auteur de la _Joconde_ et que cet auteur s'appelle
-Cristoforo Saronno, n'en croyez pas un traître mot. Et si vous apprenez
-qu'un collectionneur de nos amis se prépare, dans une grande vente, à
-enrichir sa galerie d'un panneau du même Cristoforo, engagez-le à se
-méfier. Et puis, permettez à votre serviteur de vous offrir pour votre
-fête, qui tombe le 17 du mois, une médiocre reproduction de la Cassandra
-du palais Varegnana: qu'il a exécutée pour vous--_con amore_.--Vous
-placerez cette aquarelle dans un des coins de votre salon, et quand on
-vous demandera quelle est cette tête adorable, vous répondrez hardiment
-que c'est une copie d'un Léonard. Ce sera vrai, aussi vrai que vous êtes
-un Vinci, vous-même, pour le malheur de celui qui vient de vous raconter
-cette trop longue histoire et qui s'excuse, en mettant à vos pieds une
-fois de plus votre passionné, votre fidèle, votre inutile serviteur.
-
- L. M.
-
- _Pour copie conforme._
-
- Thoune. Août 1906.
-
-
-
-
- LA SECONDE MORT
-
- DE
-
- BROGGI-MEZZASTRIS
-
- _A Arrigo Boïto._
-
-
-I
-
-C'était la première fois que Michel Steno visitait le petit musée
-Broggi-Mezzastris, que connaissent bien tous les voyageurs qui se sont
-arrêtés quelques jours à Bologne. Cette admirable capitale de l'Émilie
-mérite beaucoup mieux que de servir de halte, comme c'est l'habitude, une
-matinée où un après-midi, entre Florence, Milan et Venise. Le comte
-Steno--le nom l'indique assez--était originaire de cette dernière ville.
-Ce voisinage aurait dû lui rendre familière la galerie que le défunt
-commandeur Broggi-Mezzastris a léguée à sa cité, d'autant plus que ledit
-commandeur était son très proche parent. La comtesse Steno, sa mère,
-celle qu'on appelait à Venise, de son vivant, l'Andryana, pour la
-distinguer de l'autre comtesse Steno, la Catarina, était une demoiselle
-Broggi et la propre sœur du généreux collectionneur. Mais la sœur et le
-frère étant brouillés depuis des années, le neveu n'avait jamais passé le
-seuil du palais de son oncle. Ce malentendu familial expliquait le
-codicille par lequel l'opulent Bolonais avait institué sa patrie sa
-légataire universelle, sous cette condition expresse que tous les meubles
-et objets d'art ramassés dans sa maison y demeureraient et que les salles
-seraient ouvertes au public trois jours de la semaine, de dix heures à
-quatre. Visiblement, Broggi-Mezzastris s'était proposé comme modèle la
-fondation Poldi-Pezzoli à Milan, pour le plus grand dam de cet unique
-neveu, son naturel héritier. Il est juste de dire que Michel n'avait,
-après la mort de son père et de sa mère, jamais rien fait pour se
-rapprocher de son oncle. Il suffisait que celui-ci fût riche pour que le
-neveu répugnât à toute démarche de réconciliation. Il avait donc trouvé
-tout naturel, à l'époque, d'être privé de ce considérable héritage.
-C'était un véritable descendant des «Magnifiques» que Michel, et qui
-n'avait jamais eu besoin d'affecter le mépris de l'argent. Le malheur est
-que l'argent se venge toujours de ces dédains-là. Un bourgeois l'a dit
-sagement: il ne mérite, ce nécessaire et dangereux métal, ni d'être
-méprisé, ni d'être adoré. Il mérite d'être compté. Ayant manqué à cette
-maxime, le dernier représentant de l'illustre doge Steno avait, à
-trente-cinq ans--c'était son âge, lors de cette aventure qui date de
-1890--dépensé plus de la moitié de sa fortune. De ses soixante mille
-francs de rente, il lui en restait vingt-cinq. Ce million s'était fondu à
-mener cette existence cosmopolite pour laquelle les Italiens ont tant de
-goût et tant d'aptitude. Observateurs et souples, surveillés et
-impressionnables, très réfléchis et très sensitifs, ils excellent à
-s'harmoniser avec des milieux nouveaux, et ils se sentent attirés vers
-les plus élégants, par cette crainte du provincialisme, un des traits
-singuliers de ces natures à la fois si fières de leur passé et si
-défiantes de leur présent. Michel avait payé cher le droit de se
-considérer un peu comme chez lui à Nice, à Londres, à Paris, à
-Saint-Moritz, à Aix, dans tous les endroits de fête mondiale où il avait
-promené sa belle mine d'ancien portrait. Avec ses trente-cinq ans, il
-ressemblait encore d'une façon saisissante à ce jeune seigneur de la
-galerie de Buda-Pest, attribué par les critiques à Giorgione tour à tour
-et au Pordenone. Qu'importe? C'est une tête au front hautain, aux yeux
-profonds, à la bouche passionnée, à l'expression sensuelle et grave, et
-qui semble garder un secret tragique de volupté et de mélancolie. Il se
-trouve aisément des curieuses pour essayer de déchiffrer ces secrets-là,
-quand une pareille physionomie s'associe aux jolies manières d'un
-gentilhomme ultra-moderne, et la compagnie des curieuses est d'autant
-plus coûteuse que leur nom figure en meilleure place sur le «Gotha» ou le
-«Peerage». Un amant digne de ce nom ne se pardonnerait pas de ne pas
-suivre le train de sa maîtresse. Cela soit dit pour expliquer et la
-demi-ruine si rapide de Michel Steno, et aussi comment son indifférence à
-la succession de son oncle s'était petit à petit, trois ans après la
-disparition du collectionneur, changée en un regret, d'abord très vague,
-puis plus précis. L'inauguration solennelle du musée, retardée par des
-nécessités d'aménagement intérieur, avait eu lieu, il y avait seulement
-six mois. A cette occasion, tous les journaux de la Péninsule avaient
-publié des articles qui célébraient la générosité du commandeur Broggi,
-avec chiffres à l'appui. Il avait été parlé de quatre millions de francs,
-rien que pour les tableaux. Le palais, construit par Baldassare Peruzzi,
-un peu avant et dans le même style que le Prosperi, à Ferrare, valait
-bien de son côté un million. Mettons un million encore pour les
-tapisseries et les meubles. Le capital immobilisé pour suffire à
-l'entretien et au traitement des gardiens représentait deux autres
-millions. Il était assez naturel que Michel eût additionné ces sommes
-avec un mécontentement grandissant, et qu'il eût poussé la mauvaise
-humeur jusqu'à ne pas assister à cette séance d'inauguration. Il ne
-l'était pas moins qu'ayant l'occasion de traverser Bologne, la fantaisie
-lui fût venue d'inventorier par lui-même ce trésor dont il avait été
-frustré, un peu par la faute de ses parents, qui eussent dû, à cause de
-lui, se rapprocher du commandeur; un peu par sa propre faute--il se
-blâmait, à présent, d'avoir mis son amour-propre à ne pas capter un oncle
-riche et célibataire--beaucoup par la faute d'une troisième personne. Le
-vieux Broggi-Mezzastris, devenu hypocondriaque, avait eu, comme unique
-commensal, durant la dernière période de sa vie, un mauvais peintre, un
-certain Luigi Gambara, dont la comtesse Steno avait toujours parlé à son
-fils comme du plus dangereux intrigant. Tandis qu'il payait la taxe
-d'entrée, au bas du grand escalier, Michel avait pu lire ce nom suspect
-au bas du règlement du musée: «Luigi Gambara, conservateur général.» Ce
-renseignement n'était pas pour lui une nouveauté. Il savait la fondation
-de son oncle mise sous la surveillance du peintre, le confident le plus
-intime de la pensée du vieillard. Ce signe visible que cet homme
-existait, surpris par le neveu déshérité, en avait pourtant donné un
-sursaut soudain de ses secrètes rancunes.
-
---«Conservateur général?...» avait-il répété tout bas, en commençant de
-gravir les marches. «Ce Gambara a joliment manœuvré. Il ne pouvait pas
-se faire léguer les dix millions. La captation eût été trop flagrante et
-le testament trop attaquable. Le drôle a été plus fin. Il s'est fait
-donner l'usufruit, tout simplement, sous un prétexte qui le mettait à
-l'abri des procès. Conservateur général? Cela signifie une belle et bonne
-rente, un logement sans doute...» Et, comme il était sur le palier où se
-tenait écroulé sur un divan un gardien, somptueusement habillé à la
-livrée de feu le commandeur: «Monsieur le professeur Gambara habite ici?»
-demanda-t-il.
-
---«Oui, monsieur,» répondit cet autre sinécuriste; «au second étage. Mais
-il est sorti.»
-
---«C'est bien cela,» reprit Michel qui continuait mentalement son
-monologue. «Le palais est à lui, puisqu'il y demeure en maître. Il est
-payé pour se promener au milieu des chefs-d'œuvre et y faire figure
-d'amateur d'art. Je me suis laissé raconter qu'avant d'être recueilli par
-mon oncle, il besognait chez les antiquaires. Il y restaurait des
-tableaux à cinq francs la journée peut-être. Et maintenant!... Oui. C'est
-joliment manœuvré. Et penser que mon oncle a eu assez d'intelligence
-pour découvrir et acheter toutes ces peintures, pas assez pour deviner la
-grossière entreprise de ce coquin sur sa fortune?... Il m'aurait
-seulement légué ces tableaux avec interdiction de les vendre, quelle
-parure pour la grande salle du palais Steno! Ils y auraient été vivants.
-Au lieu qu'ici, à quoi servent-ils? A nourrir l'insolence paresseuse de
-ce flandrin de gardien et la gredinerie triomphante du sieur Gambara...
-Qui vient les visiter? Trois ou quatre Anglaises, de temps à autre, comme
-celles-ci, qui prononcent devant eux, du bout de leurs longues dents,
-l'inévitable _Very fine aindeed!_... Et tout le reste de la journée,
-personne... Y a-t-il rien de plus lamentable que ce musée, de plus
-délaissé, de plus désert?... Était-ce la peine de tant aimer les arts,
-pour aboutir à cette nécropole?...»
-
-L'aspect des salles justifiait cette boutade. Le pas énervé du jeune
-homme résonnait à présent sur leur parquet désert. Elles développaient
-leur longue enfilade vide, autour d'une cour intérieure, plantée en
-jardin, que décorait un énorme fleuve de pierre épanchant de son urne
-une masse d'eau jaillissante. La sonorité de cette cascade arrivait dans
-la galerie, par les fenêtres ouvertes--on était en mai.--Elle rendait
-plus sensible la solitude de ces vastes chambres abandonnées, où rien ne
-trahissait la vie personnelle de l'ancien propriétaire. Plus de meubles
-et plus de tapis. Il ne restait que les murs, tendus d'un damas rouge,
-visiblement neuf, sur lequel se détachaient, de place en place, dans
-leurs cadres presque tous anciens, les tableaux célèbres de cette
-collection, une des plus remarquables qui ait été formée ces dernières
-années. Les artistes de l'Émilie surtout y sont représentés par des
-merveilles: l'Ortolano par une _Nativité_ d'un charme d'autant plus
-prenant que la Vierge, le saint Joseph et l'Enfant se groupent, par un
-symbolisme d'une rare poésie, entre les colonnes doriques d'un temple
-ruiné. On y voit six _tondi_ de Francia, série incomparable. Elle
-illustre l'histoire d'Orphée. De l'opulent coloriste Dosso Dossi est une
-_Médée_, le pendant de la _Circé_ de la villa Borghèse, à Rome. Et ce ne
-sont là que des peintures du second ordre, par rapport aux cinq pièces
-capitales du musée: la _Cavalcade héroïque_ de Lorenzo Costa, un _Prieur
-de Malte_ d'Antonello de Messine, un _Christ passant_ de Romanino, un
-_Concert champêtre_ de Paris Bordone, et enfin le plus délicieux des
-Gianpietrino, une _Madone avec un enfant_, une des perles de l'école
-lombarde. Les anneaux crespelés de la chevelure de la Vierge, brune avec
-des reflets d'or, les lourdes paupières un peu renflées, le sourire
-sinueux des joues, la noblesse des longues mains, le coloris verdâtre du
-ciel et le mirage des glaciers au fond, tout dans cette toile porte
-l'empreinte du rêve léonardesque et de sa langueur mystérieuse. Quoique
-Michel Steno n'eût jamais mené qu'une existence très frivole d'homme à la
-mode et de délicat épicurien, il était de Venise. Il avait respiré dans
-l'air de la lagune ce goût des belles choses qui fait de n'importe quel
-oisif de la place Saint-Marc un connaisseur-né. Il n'eut pas plus tôt
-commencé de parcourir les salles--où se trouvent, notez-le,
-soixante-seize numéros de cette force--qu'il oublia ses déceptions
-d'héritier évincé, pour s'extasier, tout simplement, devant une telle
-profusion de chefs-d'œuvre. Il allait, plus étonné à chaque pas, envahi,
-quoi qu'il en eût, par le charme émané de ces toiles et de ces panneaux.
-Le génie des vieux maîtres avait su les animer, pour toujours, d'une vie
-tantôt gracieuse ou tantôt sublime, voluptueuse ou douloureuse, mystique
-ou païenne. Michel parvint ainsi jusqu'à la dernière chambre, au fond de
-laquelle se trouvait, comme relégué dans un recoin où la lumière lui
-arrivait mal, un portrait de date récente. C'était celui du commandeur
-Broggi-Mezzartris lui-même, du donateur magnifique. Une plaque de marbre,
-placée sur la surface du palais, célébrait son goût exquis:
-«Ici vécut et mourut le très illustre et très érudit--commandeur
-Broggi-Mezzastris,--qui sut,--comme autrefois les Médicis,--chercher
-dans l'art le repos et le soulagement--de travaux plus mercenaires.--La
-cité de Bologne--a placé là cette pierre,--comme un témoignage de la
-haute culture--de ce grand citoyen.» «Très érudit...» «haute culture...»
-«les Médicis»... De telles paroles sonnaient très étrangement associées
-au personnage devant lequel Michel Steno s'hypnotisait maintenant. Il
-n'avait jamais vu de son oncle que des photographies de jeunesse, où
-l'inachevé de la vingtième année dissimulait les traits caractéristiques
-du masque. Il demeurait stupéfié devant cette physionomie de vieillard,
-si révélatrice. C'était une face terne, prosaïque, sans lumière. Des
-favoris bêtes--n'y a-t-il pas des barbes spirituelles?--l'encadraient
-bourgeoisement. Jamais aucune pensée n'avait allumé sa flamme dans ces
-gros yeux à fleur de tête, où résidait une joie béate de vanité
-satisfaite. La bouche exprimait une bonhomie importante, la suffisance
-niaise du richard qui, ne vivant plus qu'au milieu des flatteurs, prend
-leur servilité complaisante pour une preuve de sa propre excellence.
-Comment concevoir, derrière ce visage de vulgarité, la distinction
-d'esprit et de cœur que supposait l'établissement de cet admirable
-musée? Il y a, certes, de l'exagération dans le mot prêté par la légende
-à Raphaël: «Comprendre, c'est égaler.» Et, pourtant, l'intelligence des
-œuvres d'art, à ce degré, comporte bien une espèce de génie. Le
-médiocre individu, portraituré sur cette toile, avait-il eu ce génie?
-Les tableaux de la galerie avaient beau affirmer que oui; ce portrait-là
-jurait que non, et mille souvenirs se levaient dans l'esprit de Michel
-Steno qui donnaient raison au portrait.
-
---«Quelle figure de _minus habens_!» se disait-il. «Ma mère ne parlait
-jamais de lui sans répéter: Peppino est un pauvre homme. Il ne faut le
-tenir responsable de rien.» Ce portrait est vraiment celui d'un pauvre
-homme, d'un très pauvre homme... A-t-il dû être facile à capter! Comment
-a-t-il fait pour arriver à une grosse fortune, bête comme cette peinture
-le raconte?... Parbleu, c'est très simple. Le grand-père Broggi lui a
-laissé la fabrique de soieries. Bien montée, elle a continué de marcher.
-Le mérite de celui-ci aura été de se savoir incapable. Et c'est un
-mérite. L'on ne touche à rien alors. L'on ne gâte rien... Quel mystère
-que l'hérédité! Ma mère, qui était si fine, si délicate, si grande dame,
-malgré sa naissance,--et ce frère, si commun, si plat!... Décidément
-j'aime tout autant n'avoir pas connu cet oncle. Ça me coûte tout de même
-un peu cher. J'ai eu tort de venir ici. Je vais me mettre à trop
-regretter quelques-uns de ces tableaux. Allons-nous-en sans les
-revoir...»
-
-Le jeune homme reprenait le chemin de la porte de sortie en se tenant ce
-discours. Il traversa la longue suite des salons, sans jeter un nouveau
-regard aux merveilles, qu'il aurait pu et dû avoir à lui, dans le palais
-Steno. Tandis que ses yeux, détournés des toiles, erraient de-ci, de-là,
-au hasard, la singularité dont j'ai parlé déjà, le frappa tout d'un coup:
-cette absence totale de mobilier dans ces pièces, qui avaient pourtant
-servi d'appartement privé au Commandeur. Dans chacune se trouvait
-simplement une banquette cannée, pour le repos des visiteurs. La mémoire
-lui revint soudain, du testament qu'il avait lu jadis avec beaucoup
-d'attention, en compagnie et sur la prière instante de son homme
-d'affaires. Se trompait-il? Ne s'y rencontrait-il pas cette phrase, il
-croyait en voir encore les mots devant lui: «Je lègue le palais avec tout
-ce qu'il contient d'objets d'art et de meubles?...»
-
---«De meubles?» se répéta Michel, à mi-voix, et, parcourant de nouveau
-les salons d'un coup d'œil circulaire: «Voilà qui est bien
-extraordinaire...» Comme il se trouvait derechef sur le palier de
-l'escalier, il interrogea le gardien auquel il s'était adressé tout à
-l'heure: «Dites-moi. C'était bien dans ces chambres du _piano nobile_
-qu'habitait M. Broggi-Mezzastris?...» Et, sur une réponse affirmative:
-«Il y avait des meubles dans ce temps-là?»
-
---«_Chi lo sa?_» répartit flegmatiquement l'homme à la prétentieuse
-livrée rouge et jaune. «Je ne suis pas du temps du Commandeur. C'est M.
-Gambara qui m'a placé ici, l'an dernier. J'ai toujours vu le musée comme
-il est.»
-
---«Il n'y a pas de salles au rez-de-chaussée, où l'on aurait pu mettre
-ces meubles?» insista le questionneur.
-
---«Mais oui,» fit le gardien, en haussant les épaules. «Il y en a, et des
-meubles dedans, en quantité, je vous en réponds. Mais ces salles-là, on
-ne les visite pas. C'est M. Gambara qui en a les clefs.»
-
-
-II
-
-Ce n'était rien, cette réponse. Il était plus que légitime, nécessaire,
-que le surveillant en chef des trésors du musée Broggi-Mezzastris
-conservât par devers lui ces clefs d'un garde-meubles où se trouvaient
-sans doute des objets de grande valeur, et non encore classés. Le temps
-mis à organiser et à ouvrir les galeries s'expliquait par un fait bien
-naturel. Le Commandeur était mort très âgé. Il avait sans doute laissé
-les appartements où il avait fini ses jours et leur mobilier, dans un
-état d'usure qui exigeait de longues réparations. Cette hypothèse n'était
-pas seulement la plus vraisemblable. Elle était la seule. Elle ne se
-présenta même pas une seconde à l'esprit du neveu dépossédé.
-
---«Oui,» se répétait-il au contraire, une fois franchi le seuil du
-palais. «Voilà qui est bien extraordinaire... Cet appartement dégarni?
-Ces meubles sous clef? Qu'est-ce que cela signifie?... Ce Gambara,
-aurait-il profité de sa situation pour exécuter un coup de brocantage?...
-Pourquoi non? Qu'il soit un gredin, comment en douter, après cette
-savante captation? Quel scrupule l'aurait retenu? Qui donc ira vérifier,
-quand on remettra le tout en place, s'il manque un fauteuil, une table,
-une chaise? Le sieur Gambara sera chargé de surveiller le réaménagement.
-Ah! la bonne farce!... Parbleu, il aura vendu à quelque antiquaire, un de
-ceux qui l'ont placé _casa_ Broggi, pour une centaine de mille francs
-d'objets. Avec le goût de mon oncle, et à en juger d'après les tableaux,
-des meubles de premier ordre remplissaient ce palais. Au prix où sont les
-bois aujourd'hui, il ne faut pas beaucoup de fauteuils pour faire cent
-mille francs... On a dû dresser un inventaire, à la mort du Commandeur.
-Où est-il? Chez les gens de loi. Qui s'avisera d'aller l'y consulter?...
-Qui? Et pourquoi pas moi?... Quelle idée!... Mais si je mettais mon bon
-ami Cantoni sur cette piste? Il voulait attaquer le testament sous
-n'importe quel prétexte. Je l'en ai empêché à l'époque. Ce procès ne me
-semblait pas juste... Les choses changent, dès l'instant que le testament
-n'est appliqué, ni dans sa lettre, ni dans son esprit. Car il ne l'est
-pas. Mon oncle a voulu laisser à Bologne, sa maison, comme il l'habitait.
-Il ne l'habitait pas telle que je viens de la voir... Donc le testament
-est faussé... Décidément j'en parlerai à Cantoni...»
-
-
-Ce roman de soupçon, pris et repris, avait fait certitude dans
-l'imagination de Michel Steno, quand il débarqua sur le quai de la gare à
-Venise, vingt-quatre heures après sa visite au palais Broggi-Mezzastris.
-Le soir même, il allait, suivant l'invariable coutume de ses compatriotes
-nobles ou plébéiens, riches ou pauvres, prendre des glaces _in piazza_.
-Dix minutes plus tard il retrouvait l'avocat Cantoni, et tout de suite il
-lui communiquait ses doutes, qui n'en étaient déjà plus, sur la gestion
-du captateur Gambara. Cette consultation, prolongée indéfiniment, en
-allant et venant, sous les arcades, eut pour conséquence immédiate,
-vingt-quatre autres petites heures plus tard, l'expédition officielle par
-le dit Cantoni d'une lettre sur papier timbré. Au nom du «très noble
-homme» Michel Steno, patricien Vénitien, l'avocat signalait au «très
-illustre» marquis Bellini, de Bologne, président du conseil du musée
-Broggi-Mezzastris, la grave infraction faite au testament. Cantoni citait
-le texte du codicille qui portait très exactement que «rien ne devait
-être changé dans le palais». Il ajoutait que si les pièces n'étaient pas,
-dans un délai normal, remises en l'état consigné sur l'inventaire après
-décès, M. le comte Michel Steno se croirait obligé, à son très grand
-regret, en sa qualité de plus proche héritier, d'introduire une action en
-justice.
-
---«Aucun doute,» avait conclu le subtil homme d'affaires, «que le marquis
-Bellini ne donne des ordres pour réparer une irrégularité qu'il ignore
-certainement. Il faudra que le Gambara représente les meubles. Il les
-représentera. Pas tous, et pour cause. C'est là que je l'attends. J'écris
-par le même courrier à mon confrère de Bologne, qui a été chargé de la
-succession, de me faire tenir le double de l'inventaire. C'est de droit.
-Sitôt averti que le mobilier a été remis dans les salles, je me
-transporte là-bas en personne, cet inventaire en main. Je vérifie
-fauteuil après fauteuil, clou après clou. Le Gambara est convaincu de
-vol. Mais s'il a volé, il a capté... Voyez-vous la suite, monsieur le
-Comte?... Le procès est au bout, et un bon procès. La ville transigera.
-Je vous l'avais dit, il y a deux ans.»
-
---«Que le Gambara soit seulement châtié,» avait répondu Michel. «Ce sera
-déjà une petite satisfaction.»
-
---«Il le sera,» avait repris l'avocat. «J'en fais mon affaire, et du
-procès aussi. Mais le personnage est évidemment très retors. Il ne se
-laissera pas prendre sans avoir essayé quelque tour de son métier. Il est
-de Bologne, le pays des _glossateurs_. Nous sommes de Venise, nous, celui
-des Inquisiteurs d'État. Nous aurons le bon bout. Je voudrais le voir
-sortir de là, s'il a vendu des meubles et s'il ne peut les
-représenter!... Et qu'il en ait vendu, c'est trop clair. Ça pue
-l'escroquerie, cette affaire, à plein nez. Patience, mon cher Comte,
-patience. Nous aurons notre procès. Et je parle de transaction? Mais
-pourquoi en accepterions-nous, si l'on a capté? Nous n'en accepterons
-pas, et le testament sera cassé... Et alors...» Et il eut le clignement
-d'yeux d'un chicaneur devant la perspective d'un de ces litiges qui,
-d'appel en appel, durent des années et font la gloire des
-basochiens,--et leur fortune.
-
-
---«Cantoni aurait-il vraiment raison?» se demandait Steno, une semaine
-plus tard, en tournant et retournant entre ses doigts une carte de visite
-trouvée sur le plateau de la table dans le vestibule de son palais, au
-retour d'une promenade en gondole. Cette carte portait le nom de «Luigi
-Gambara, conservateur général du musée Broggi-Mezzastris.» Au-dessous de
-ce titre, qui tenait deux lignes, le visiteur avait écrit au crayon
-quelques mots. Ils justifiaient trop les soupçons de Michel lui-même et
-les accusations de l'avocat: «Aura l'honneur de se présenter de nouveau
-aujourd'hui, à cinq heures, et prie instamment monsieur le comte Steno,
-de lui accorder un entretien personnel, pour une communication
-extrêmement importante.» Une adresse suivait, celle de l'hôtel où le
-voleur était descendu à Venise. N'était-ce pas un aveu de vol en effet
-que cette démarche, tentée en dehors et à côté des hommes de loi, alors
-que la plainte de Cantoni au marquis Bellini posait la question sur un
-terrain purement juridique? Le conservateur général du musée Broggi, qui
-aurait dû plutôt s'appeler le dévaliseur, venait implorer la pitié de
-l'héritier dépouillé jadis par ses soins, afin d'arrêter une enquête dont
-l'issue menaçait d'être trop redoutable.
-
---«Ça va être une scène grotesque,» se dit Michel. «Je ne le recevrai
-pas. Ou mieux, je le recevrai, deux minutes, pour qu'il sache bien que je
-n'agis poussé par personne et que ma résolution ne bougera pas... Il est
-perdu, et c'est bien fait.»
-
-Le descendant des doges était dans ces dispositions peu bienveillantes,
-lorsqu'à l'heure dite le gondolier, qui lui servait de valet de
-chambre--à la Vénitienne, toujours--introduisit le personnage attendu.
-Michel vit entrer un petit homme, âgé, chétif, de pauvre mine, tout
-blanc, tout voûté, avec un de ces visages à la fois délicats et humbles,
-fins et craintifs, où se devine ce mélange singulier d'une intelligence
-très vive et d'une incurable défiance de soi, qui fait le «raté
-supérieur», pour emprunter à un humoriste une expression qui mériterait
-de passer dans la langue, tant elle est exacte. Les yeux de Gambara
-étaient brûlants de fièvre et très bleus. Ils paraissaient plus clairs
-par le contraste avec le teint jaune et brouillé, qui révélait des années
-de misère physiologique, de nourriture insuffisante, de travaux
-excessifs, d'inquiétudes sans cesse renouvelées. La mise était pauvre,
-mais décente. Cet ensemble était malheureux--si l'on peut dire. Il ne
-dégageait rien de commun, rien surtout qui s'accordât aux accusations que
-Michel avait portées, dans son esprit, d'abord contre le talent
-d'intrigue, puis contre la probité de cet étrange visiteur. L'idée
-préconçue était trop forte pour que le neveu du commandeur Broggi
-n'interprétât pas aussitôt, dans le sens le plus défavorable, cette
-attitude presque douloureusement gênée. Lui, qui avait pour les
-mendiants de sa ville des courtoisies dignes de son nom, il n'invita même
-pas le nouveau venu à s'asseoir, et il l'accueillit d'une phrase où le
-mépris ne se dissimulait guère:
-
---«Vous avez tenu à me parler, monsieur Gambara, et je vous ai reçu, pour
-couper court dès maintenant à toute autre démarche de ce genre. Vous vous
-proposez, n'est-il pas vrai, de m'entretenir du message que mon avocat,
-M. Cantoni, a fait parvenir en mon nom à M. le marquis Bellini? C'est
-inutile. J'entends que cette affaire, si affaire il y a, passe par la
-voie légale.»
-
---«Il n'y a pas d'affaire, monsieur le Comte,» répondit Gambara, «et il
-n'y en aura pas. C'est votre droit strict, comme neveu de mon regretté
-bienfaiteur, de tenir la main à ce que son testament soit exécuté à la
-lettre. J'ai donné des ordres en conséquence. Si vous persistez dans
-cette volonté, après ces quelques minutes d'entretien, les appartements
-seront remis exactement dans l'état où ils se trouvaient le jour de la
-mort de M. le commandeur Broggi-Mezzastris... Seulement, cet entretien
-est si confidentiel! J'ai peur...»
-
---«Que l'on ne nous écoute?» interrompit Steno. Il avait en effet reçu le
-peintre dans l'immense pièce qui sert d'antichambre aux palais de Venise
-et que l'on appelle la _Sala_. «Mais, monsieur, je n'ai rien à vous dire,
-et je prétends ne rien entendre que tous mes gens, et tous mes
-compatriotes au besoin, ne puissent écouter, s'ils le veulent. Je
-n'accepte pas d'entretien confidentiel... Vous semblez croire que je peux
-revenir sur ma décision. Je n'y reviendrai pas. Permettez-moi de
-m'étonner que vous ayez même pu concevoir une telle idée. Un testament ne
-s'interprète pas. Il s'exécute. J'ai voulu que celui de mon oncle fût
-exécuté. Il le sera. Convenez-en: il est assez étrange que le
-bénéficiaire le plus favorisé force un parent déshérité à lui rappeler un
-principe d'ordre si élémentaire. Vous y avez gravement manqué. Vous avez
-sans doute un motif pour cela. Ce n'est pas à moi que vous avez à dire ce
-motif. C'est à M. le marquis Bellini, qui vous priera peut-être de le
-dire à quelqu'un d'autre.»
-
---«A quelqu'un d'autre?» balbutia Gambara, comme stupéfié.
-
---«Mais oui, monsieur,» insista durement Michel Steno. «Au procureur du
-Roi, par exemple.»
-
-La brutalité de cette allusion si directe ne permettait pas l'équivoque.
-Le vieillard pâlit affreusement. Ce fut au tour de Michel Steno de
-demeurer étonné: il vit soudain un éclair d'indignation jaillir de ces
-prunelles, tout à l'heure implorantes, une révolte de fierté transfigurer
-ce visage humilié. La secousse avait été si violente que l'infortuné ne
-trouva pas de souffle d'abord pour articuler ses mots. Ses lèvres
-s'agitèrent sans émettre un son. Enfin, d'une voix étouffée, il put
-répondre:
-
---«Alors, monsieur le Comte, vous croyez cela de moi, que j'ai commis
-quelque action qui pourrait me conduire devant les tribunaux, que j'ai
-abusé du dépôt dont j'avais la garde, sans doute?... C'est le sens de vos
-paroles. Elles ne sauraient pas en avoir un autre... Je comprends,»
-continua-t-il, d'un accent saccadé maintenant. «Si les meubles ne sont
-pas dans les appartements, c'est parce que j'en ai vendu une partie...
-Voilà ce que vous croyez, n'est-ce pas?... S'il en est ainsi, vous avez
-raison, monsieur le Comte, toute conversation entre nous est inutile...
-Adieu, monsieur. Adieu. J'ai l'honneur de vous saluer...»
-
-Il avait marché vers la porte, après avoir jeté ce cri de protestation,
-où frémissait la souffrance presque sauvage de l'honnête homme outragé.
-Arrivé au bout de la _Sala_, et la main sur la poignée de la porte,
-Gambara s'arrêta. Il revint droit sur son insulteur, et, les prunelles
-dans ses prunelles:
-
---«Non, monsieur le Comte,» commença-t-il. «Je ne m'en irai pas de la
-sorte. A cause de votre oncle, qui a été si bon envers moi, qui nous a
-sauvés de la misère, les miens et moi, je parlerai. Vous saurez la
-vérité, toute la vérité. Je vous la dirai, non pas pour moi, pour lui,
-pour sa mémoire. C'était pour vous adjurer de m'aider dans mon œuvre de
-piété envers cette chère mémoire que j'étais venu. J'accomplirai mon
-dessein. Vous agirez ensuite comme vous jugerez devoir agir... si
-seulement vous m'avez cru!» ajouta-t-il avec un sourire, un rictus
-plutôt, d'une amertume infinie. «Ne m'interrompez pas,» fit-il sur un
-geste de Michel Steno. «Quand M. Broggi-Mezzastris m'a nommé le
-conservateur de son musée, j'ai bien supposé que la famille me
-soupçonnerait d'avoir inspiré le testament... Hé bien! monsieur le Comte,
-sur mon salut éternel, ce n'est pas vrai. De son vivant j'ai tout ignoré
-des dispositions de votre oncle... Tout? Non...» rectifia-t-il. «J'ai
-toujours cru qu'il formait sa galerie pour la laisser à la ville, au
-moins la plus grande partie. J'ai toujours cru aussi qu'il en serait
-comme des tableaux donnés par M. le sénateur Morelli à Bergame--que ce
-legs figurerait dans une des salles de la Pinacothèque publique... Mon
-rôle auprès de votre oncle, monsieur le Comte, s'est borné à ceci. Il y a
-vingt ans, j'en avais quarante-cinq. J'étais dans la misère la plus
-noire. Après avoir eu de grandes ambitions d'artiste, j'en étais réduit à
-restaurer des tableaux pour le compte d'un antiquaire. M.
-Broggi-Mezzastris commençait alors sa collection. Mon antiquaire entre en
-pourparlers avec lui, afin de lui vendre un tableau faux, que je savais
-tel. Le hasard veut que je sois témoin du débat entre eux. M.
-Broggi-Mezzastris parti, je préviens mon patron que je ne me rendrais pas
-complice d'un vol par mon silence. Cet homme crut que je voulais
-simplement ma part dans l'affaire. Elle était grosse. Il ne s'agissait de
-rien moins que d'un prétendu Giorgione et de quarante mille francs. Il
-m'offre de me payer ma discrétion. Je refuse son argent. Il me menace de
-sa vengeance si je parlais. Je bravai sa menace et je prévins M.
-Broggi-Mezzartris. Vous penserez sans doute que j'espérais trouver de ce
-côté plus d'avantages. Pensez-le, monsieur le Comte... Votre oncle, lui,
-ne le pensa point. Cet homme excellent jugeait le cœur des autres
-d'après le sien. Ma démarche le toucha. Il m'interrogea sur mon
-existence. Me voyant si pauvre, il me donna du travail. J'eus à restaurer
-pour lui quelques toiles. Il s'en trouvait quatre de fausses sur six,
-dans le nombre. Je le lui prouvai. Frappé de mes connaissances
-techniques, il m'offrit un traitement fixe, si je voulais l'aider
-dorénavant dans ses achats... J'acceptai... Mon service, auprès de lui, a
-duré jusqu'à sa mort.»
-
-A ce moment de son discours, une hésitation se montra sur le visage
-contracté du vieil artiste, comme un scrupule d'aller plus avant dans son
-récit. Puis un sourire indigné crispa de nouveau ses lèvres. Il frappa du
-pied, et, avec une ironie singulière, il continua:
-
---«Si j'étais celui que vous supposez, monsieur le Comte, je n'aurais pas
-eu besoin de dicter un testament à M. Broggi-Mezzastris pour avoir des
-rentes, je vous le jure. M. Broggi-Mezzastris était un habile industriel,
-paraît-il, et un spéculateur très avisé. La grande fortune qu'il a
-laissée le prouve bien... Quant aux tableaux...» Il répéta «Quant aux
-tableaux...» Et faisant un visible effort: «Hé bien! monsieur, il n'a
-jamais su distinguer un Mantegna d'un Raphaël ou un Pérugin d'un
-Véronèse!... D'où lui était venue l'idée d'une galerie, alors? Je me le
-suis demandé bien souvent, dans les débuts de nos relations, quand il me
-signait, sans discuter, des chèques de soixante mille lires pour notre
-Dosso-Dossi, par exemple. Ensuite, j'ai compris qu'il était mû par les
-plus nobles motifs. Il aimait la gloire et il aimait Bologne. Il voulait
-que son nom restât pour toujours attaché à une grande chose et que cette
-chose fût civique. L'exemple de Poldi-Pezzoli à Milan lui avait suggéré
-cette œuvre, si peu conforme, semblait-il, à ses facultés: la création
-d'une galerie. J'étais moi-même Bolonais. J'aimais passionnément ma
-ville. J'étais peintre, et à défaut d'un beau talent, j'avais l'adoration
-du génie des grands maîtres... Non, ce ne fut point par intérêt que je me
-dévouai à aider M. Broggi-Mezzastris dans son entreprise. Ce fut poussé
-par un sentiment aussi pur que le sien. Je dirais presque plus pur. Je
-savais, moi, que mon pauvre nom disparaîtrait derrière son nom. Mon nom a
-disparu. Il y a un musée Broggi-Mezzastris et quand Luigi Gambara sera
-mort, il sombrera tout entier. Mais j'ai trouvé, je trouve une joie
-profonde à me dire que j'ai payé ma dette à ce protecteur généreux...
-Tout de suite, il nous avait logés, ma femme et moi. Il avait placé mes
-deux enfants au collège, à ses frais... D'ailleurs, je n'aurais pas cette
-raison de lui être reconnaissant que je lui devrais encore de la
-gratitude. Grâce à lui j'ai eu le plus admirable emploi de mon activité.
-Vingt années durant, j'ai connu l'ivresse de la chasse aux chefs-d'œuvre
-à travers toute l'Italie. Il y a des tableaux de musée, tenez, les Tondi
-du Francia, dont la découverte et l'achat furent tout un roman. J'y ai
-dépensé autant d'émotion qu'un Roger à la poursuite d'Angélique. Songez
-qu'ils étaient perdus dès l'époque de Vasari. Quelle fièvre quand je les
-ai retrouvés, quand j'ai acquis la certitude de leur authenticité, quand
-je les ai emportés de ces mains, oui, de ces mains!...»
-
-Il tendait ses doigts, fiévreux et maigres, en parlant ainsi. Ses yeux se
-fermaient à demi. Des sensations anciennes lui remontaient au cœur. Il
-avait presque oublié qu'il n'était pas seul, et son plaidoyer en faveur
-de sa probité. Il eut comme un réveil de sa propre hypnose, et,
-sèchement:
-
---«Je vous demande pardon, monsieur le Comte, il ne s'agit pas de moi.
-Pourtant cela aussi était nécessaire à dire. Je n'ai pensé qu'aux
-tableaux, durant ces années-là. Je courais de Venise à Palerme et de
-Lecce à Turin, pour en acheter. Je ne prenais pas garde aux autres objets
-dont M. Broggi-Mezzastris remplissait le palais. Je les aurais remarqués,
-je ne me serais permis aucune observation. Encore un coup, je ne
-soupçonnais pas le testament. J'imaginais qu'après la mort du Commandeur,
-tout serait dispersé, à l'exception des peintures. Après l'ouverture de
-ce testament, et quand je sus quelles fonctions mon vénéré bienfaiteur
-m'avait réservées, j'ouvris les yeux. Je regardai, pour la première fois,
-le détail des choses, et je reconnus avec épouvante quel mobilier mon
-pauvre cher ami avait amassé dans les salles. Ce n'était que fauteuils
-ignoblement somptueux, avec des bois sculptés dans l'effroyable goût
-Italien d'aujourd'hui, avec des revêtements de peluche sur des canapés
-outrageusement cloisonnés et dorés, et quelles tentures, quels rideaux!
-J'eus l'évidence qu'une fois les portes du palais ouvertes au public, la
-vérité apparaîtrait aux plus ignorants. Il n'était pas possible que le
-même homme eût acheté le lit de la chambre à coucher, par exemple, ce lit
-à colonnettes en troncs de palmiers en haut desquelles se grattaient des
-singes--et le divin Gianpietrino de cette même chambre. Je me souviens.
-Cette angoisse s'empara de moi dès la veillée qui précéda la mise en
-bière. M. Broggi avait fait venir le notaire pour que le testament fût lu
-devant témoins, avant d'entrer en agonie. Ensuite, quand nous avions été
-seuls, avec des gentillesses de langage qui me tirent des
-larmes--voyez--il m'avait remercié de l'avoir aidé à réaliser son rêve,
-celui de laisser une trace durable de son passage sur la terre. «Ce
-musée,» avait-il dit, «ce sera la seconde vie de Broggi-Mezzastris.» Et
-voici que, durant cette veillée, et comme je regardais, à la lueur des
-cierges allumés, ce Gianpietrino tour à tour et ce monstrueux lit, ces
-paroles me revinrent avec une force qui donna tout d'un coup un sens
-prophétique à d'autres paroles, prononcées tout bas à mon côté, par un
-petit prêtre qui aurait certes mieux fait de prier:
-
---«Le Commandeur avait un goût si fin pour les tableaux,» me dit-il.
-«Comment se fait-il qu'il en eut un si mauvais pour les meubles?» Ces
-quelques mots me traduisaient à moi-même ma pensée avec une précision
-dont je me sentis soudain consterné. Cette terrible phrase, tous les
-visiteurs du musée Broggi-Mezzastris la prononceraient, dès qu'il
-s'ouvrirait. Cette question, tous se la poseraient. Elle ne comporterait
-qu'une réponse, la vraie, hélas! M. Broggi-Mezzastris n'avait pas acheté
-ses tableaux lui-même. Sa galerie n'était pas son œuvre. Son œuvre,
-c'était cet arrangement, disposé pour son usage, de ces meubles si
-hideusement vulgaires, si barbarement prétentieux. C'était ces étoffes
-abominables, ces atroces garnitures de cheminée. C'était ce luxe criard
-et de mauvais aloi, auquel mon innocent protecteur s'était tant complu.
-C'était là son Idéal, il faut le dire, à ce cher et digne ami, exquis par
-le cœur. Mais pour les choses de l'art, il avait reçu de la nature la
-négative... Oui. Je me souviens. Je contemplais son visage, rendu par la
-mort, maintenant que la bonté de son visage ne l'éclairait plus, il faut
-le dire encore, à une insignifiance trop dénonciatrice, elle aussi, de la
-cruelle vérité... J'eus l'intuition que, par une ironie affreuse, ce
-musée dont il avait voulu faire l'instrument de _sa seconde vie_, allait
-devenir celui de _sa seconde mort_. Tant qu'il avait habité le palais, il
-avait été très jaloux de ses trésors. Il n'y admettait que de rares
-amateurs, trop intéressés par les peintures pour s'occuper du reste.
-Maintenant tous allaient rentrer, tous. La voix publique allait parler...
-C'est dans cette pénible nuit, et agenouillé devant cette dépouille,
-auguste pour moi, que je fis à M. Broggi-Mezzastris le serment de lui
-éviter cette seconde mort... Il n'y avait qu'un moyen. C'était d'isoler
-la galerie, de ramasser tous les tableaux dans un étage et d'enfermer
-tous les meubles dans un autre, dont la clef ne me quitterait plus. Moi
-mort, mon successeur ne changerait certes rien à des dispositions dont il
-croirait qu'elles avaient été celles du fondateur... Le motif de ma
-conduite, vous le savez maintenant, monsieur le Comte. Je ne soupçonnais
-pas que ma piété pour la mémoire de M. Broggi me vaudrait un sanglant
-affront de son neveu. Quel affront!... Et de vous, de vous?... Mais c'est
-fini. Cette fois je n'ai plus rien à vous dire, monsieur, et c'est moi
-qui ne veux pas, entendez-vous, qui ne veux pas d'un entretien avec
-vous... Votre religion est éclairée. Vous agirez, je vous le répète,
-comme vous jugerez devoir agir...»
-
-
-III
-
---«Et vous avez cru une minute à toute cette histoire,» s'écria Cantoni,
-en s'esclaffant de rire, lorsque Michel lui eut rapporté l'étonnante
-déclaration du vieux peintre, et comment celui-ci s'était échappé sans
-lui laisser le temps d'une réponse: «Je vous avais dit que ces
-_glossateurs_ sont retors. Mais cette invention-là dépasse tout. C'est du
-Goldoni de la meilleure manière...»
-
---«Et si c'était vrai, cependant?» insinua Steno.
-
---«Et si les chevaux de Saint-Marc se mettaient à galoper?» reprit
-l'avocat. «D'ailleurs nous le saurons bien. Je vous ai déjà dit que je
-vérifierai le remeublement du palais, fauteuil à fauteuil et clou à clou,
-l'inventaire en main.»
-
---«Enfin supposons que ce soit vrai. Alors, mon oncle...»
-
---«Subirait sa seconde mort,» interrompit Cantoni qui bouffonna
-davantage. «Qu'est-ce que cela peut bien lui faire, là où il est, et à
-vous, mon cher Comte? Cette seconde mort de Broggi-Mezzastris, ce serait
-la revanche du testament. Voilà tout... Soyez tranquille, vous ne l'aurez
-pas sur la conscience. Ne bougeons plus. Maintenons fermement les termes
-de ma lettre et voyons venir. Quoi? Mais quelques millions peut-être...»
-
-En dépit des assurances du jovial homme de loi, Michel avait gardé de son
-entretien avec l'énigmatique Gambara une impression trop forte. Il
-n'accepta ce conseil de maintenir ses revendications qu'après une
-véritable lutte intérieure. Il l'accepta, cependant, parce qu'il était
-faible. Puis il éprouva un nouveau tourment de conscience, lorsqu'un mois
-plus tard, Cantoni fut parti pour Bologne, sur un avis reçu du marquis
-Bellini: toutes choses étaient rétablies dans le musée Broggi d'après la
-lettre du testament. Qu'allait découvrir l'avocat? Le cœur du neveu
-déshérité battait un peu quand, trois jours après, ledit Cantoni reparut,
-ne s'étant fait annoncer que par une dépêche, et l'air passablement
-décontenancé.
-
---«Le Gambara a-t-il trouvé le moyen de tout racheter?» fit-il en hochant
-sa tête, toujours gouailleuse mais moins triomphante. «Tous les meubles
-sont à leur place... J'avais découvert dans la ville un ancien valet de
-chambre du Commandeur qui les a reconnus. Du reste, M. Broggi avait
-beaucoup d'ordre. Il collectionnait aussi les factures. J'ai constaté que
-c'étaient bien les mêmes objets. Le Gambara avait raison. C'est un musée
-d'horreurs, au milieu duquel les tableaux ont des tristesses de
-prisonniers, d'exilés. Et le coup de la seconde mort a bien failli avoir
-lieu. Car j'ai entendu, entre autres discours des visiteurs, cette phrase
-d'une anglaise à son époux: _What an awful cockney this old
-Broggi-Mezzastris must have been, to buy such a lot of rubbish!_»
-
---«Quelle vilaine figure vous m'avez fait faire!» dit Michel qui, lui, ne
-riait pas: «Ah! Cantoni, je ne vous pardonnerai pas...»
-
---«Patience!» interrompit l'avocat. Il avait tiré de sa poche une petite
-brochure. «Voilà de quoi vous éviter ce remords... C'est le catalogue du
-musée, réimprimé il y a quinze jours et augmenté d'une biographie du
-Commandeur par le Gambara, dans laquelle je vous prie de déguster cette
-phrase: «_Et ce n'était pas uniquement par ses qualités d'esprit que le
-défunt commandeur Broggi-Mezzastris était admirable. C'était aussi par
-les qualités du cœur..._» Écoutez: «_On peut voir dans son palais
-jusqu'à quel point il a poussé le culte des souvenirs. Il a tenu à ne
-rien changer aux meubles qui lui venaient de sa famille et dont l'aspect
-seul fera comprendre aux plus aveugles combien cet homme de tant de
-finesse, cet amateur si éclairé, au sens si exquis, a dû souffrir au
-milieu d'un décor si peu en harmonie avec son goût..._» Ce n'est pas
-tout... Il y a douze pages, oui, douze, qui contiennent des extraits de
-lettres du Commandeur, authentiquant ses tableaux et en donnant les
-raisons... Si l'on envoyait l'huissier à notre homme pour le sommer de
-fournir les originaux de cette correspondance?...»
-
---«Ne plaisantez plus, Cantoni,» répondit Steno, dont le visage aux
-nobles traits exprimait une émotion grandissante. «Vous et moi, nous
-avons traité ce Gambara de captateur et de voleur. J'irai lui faire des
-excuses, entendez-vous. C'est tout simplement un cœur sublime de
-reconnaissance et de dévouement.»
-
---«Il me gâte mes notions de la nature humaine,» dit l'avocat avec une
-demi-colère. «C'est bien la peine d'avoir plaidé vingt ans pour en
-arriver là!... Il faut que j'aie vu les inventaires de mes yeux, de ces
-deux yeux, et ils sont bons, pour que je croie que nous ne sommes pas
-mystifiés... Ma seule consolation, c'est que les «Tedeschi» ne vont pas
-manquer de citer dans leurs pédantesques bouquins, qu'ils prennent pour
-de la critique d'art, les opinions du connaisseur émérite que fut le
-commandeur Broggi-Mezzastris! C'est le point d'ironie, comme on disait
-jadis dans les écoles... Avouez que la consolation est maigre, quand on
-pense que si le Gambara avait vraiment brocanté quelques meubles, nous
-aurions peut-être fait casser le testament...» Et se reprenant à rire:
-«Espérons que le prochain conservateur du musée découvrira la fraude des
-lettres et cette fois ce sera la troisième et définitive mort de
-Broggi-Mezzastris.»
-
- 1904.
-
-
-
-
-I
-UNE NUIT DE NOËL
-
-SOUS LA TERREUR
-
- _A Henri Gervex._
-
-Le hasard d'une villégiature à Nemours m'avait amené à visiter un château
-bien connu de tous ceux qui s'intéressent à l'architecture du seizième
-siècle en France, celui de Fleury-les-Tours. On l'a nommé ainsi pour le
-distinguer de l'autre Fleury, célèbre par le séjour du prétendant
-Charles-Édouard, et qui dresse dans le voisinage de Courance sa jolie
-construction de briques. Je ne discuterai pas le point controversé entre
-archéologues: ce charmant bijou de pierre, construit par les ordres du
-premier duc de Fleury, le favori de Louis XII, a-t-il servi de modèle à
-cet autre bijou, qui le reproduit quasi-exactement, et qui est
-Azay-le-Rideau, ou bien est-ce l'inverse? Je ne discuterai pas non plus
-cet autre problème débattu indéfiniment dans les clubs: le propriétaire
-actuel de Fleury-les-Tours a-t-il vraiment le droit de s'appeler le duc
-de Fleury tout court, comme le jeune héros d'Agnadel? La contestation
-dure avec l'autre branche de la famille depuis quelque cent cinquante
-ans. Que son titre soit très authentique ou non, l'actuel duc de Fleury
-le porte de manière à justifier toutes ses prétentions. Il emploie
-admirablement une très grande fortune, héritée de sa mère, fille
-elle-même d'un de ces gentilshommes verriers dont une tradition
-séculaire se perpétue dans nos départements du nord. Le duc a eu le bon
-esprit de ne pas confier à des intermédiaires la gérance de ses intérêts.
-Quarante ans durant, il a dirigé en personne les vastes usines qu'il
-possède près de Saint-Quentin. Son fils aîné s'en occupe maintenant. Ce
-maniement direct de ses propres affaires a eu un résultat: le châtelain
-de Fleury-les-Tours appuie ses prétentions sur douze cent mille francs de
-revenu sans mésalliance, et le château est habité aussi noblement que le
-méritent les sculptures des portes et les meneaux des fenêtres. Le
-seigneur de cette exquise et grandiose demeure en a un très légitime
-orgueil. Ceci soit dit pour expliquer comment il avait tenu, m'ayant
-rencontré chez des amis communs, à m'en faire les honneurs, malgré mon
-manque absolu de compétence dans la partie où il excelle. Il a réuni là
-une collection d'armes à rivaliser celle du Palais-Royal à Madrid. Un
-trait définira la parfaite politesse de ce vrai gentilhomme: durant la
-visite à laquelle je fais allusion, il m'épargna le détail de son musée.
-Un autre trait encore définira l'incompétence que je viens d'avouer: de
-toutes les pièces incomparables, éparses dans les salles du château,--que
-dis-je?--de tout le château lui-même, je ne me rappelle vraiment qu'une
-petite toile, suspendue dans la chambre à coucher du maître du logis, et
-cela moins pour elle-même, quoique ce soit une excellente peinture d'un
-maître anonyme du dix-septième siècle français, qu'à cause de l'anecdote
-qui s'y rattache. Cette prédominance de l'intérêt moral sur la beauté et
-le pittoresque distingue essentiellement les écrivains des artistes. Une
-grande erreur du romantisme fut d'avoir voulu unir ces deux types
-d'intelligence, irréductibles l'un à l'autre.
-
-Ce tableau, devant lequel je tombai aussitôt en arrêt, représentait un
-sujet bien banal: une Nativité. La peinture avait la solidité qui décèle
-un faire très exercé, cette minutie forte, dont la valeur reste
-indiscutable à travers les variations du goût. Le saint Joseph, la
-Vierge, le Bœuf, l'Ane, l'Enfant sur sa paille, étaient traités avec une
-robustesse de touche où se reconnaissait l'influence de Philippe de
-Champaigne, et une précision apprise en Flandre. Un détail d'une extrême
-originalité trahissait une imagination de poète. La scène était placée,
-comme d'habitude, dans une pauvre étable, éclairée par une fenêtre dont
-le châssis se composait de deux barreaux, coupés l'un par l'autre à angle
-droit. L'ombre de ce châssis se projetait sur le mur du fond, de telle
-manière qu'une croix se dessinait sur le crépi blanc, démesurée,
-fantomatique et pourtant distincte. Cet instrument du futur supplice
-posait sa base juste au-dessus du berceau de l'enfant divin, endormi si
-doucement! Entre cette croix et ce sommeil, entre cette menace et cette
-sécurité, le contraste était poignant. J'avais un motif pour être
-intéressé doublement par ce tableau. Je venais, en le regardant, de le
-reconnaître. Oui, j'avais déjà vu cette disposition des personnages, et
-ce reflet du châssis de fenêtre projeté en croix sur le mur blanc du
-fond. Un nom me vint aux lèvres, que je prononçai étourdiment. Il est
-rare qu'un collectionneur aime à posséder une réplique, et les quelques
-autres tableaux réunis là prouvaient que le duc, spécialisé dans les
-armes, ébauchait aussi un tout petit commencement de galerie.
-
---«Votre mémoire vous sert très bien», me répondit-il; «une copie de ce
-tableau existe en effet chez Mme de ***.» Il répéta le nom que j'avais
-dit, et qu'il est inutile de transcrire ici. «Ce sont des cousins à moi.
-Vous auriez pu en voir une autre chez les ***» (je ne transcris pas non
-plus cet autre nom) «et une autre chez les ***. Ceci est l'original, que
-mon grand-père a laissé par testament à l'aîné de ses quatre enfants, qui
-était mon père. Il a voulu que trois autres copies fussent faites pour
-mes deux oncles et ma tante... Mme de *** ne vous a pas dit pourquoi?»
-Et, sur ma réponse négative: «C'est naturel», reprit-il avec une amertume
-hautaine. «Quand on a consenti à servir la Révolution, certains souvenirs
-vous font honte.» Le père de Mme de *** a été, en effet, dans la
-diplomatie sous Napoléon III. J'ai oublié d'indiquer que le duc verrier
-est un de ces légitimistes intransigeants auxquels il a fallu l'ordre du
-prince qui dort à Gœritz pour qu'ils acceptassent la fusion. Il
-continua: «Je n'ai pas les mêmes motifs pour vous taire l'épisode qui
-donne à ce petit tableau une valeur de relique. Vous me permettrez de
-vous offrir la plaquette où j'ai fait imprimer le passage du testament de
-mon grand-père dans lequel il explique cette volonté. Vous lirez ces
-pages en vous en allant. Elles seront toujours aussi intéressantes qu'un
-article de journal. Et du train dont nous marchons, elles risquent fort
-de ressembler à ce que vous lirez dans les journaux de demain!...»
-
-
-Le possesseur de cette «Nativité» s'était-il trompé en m'annonçant un
-récit aussi saisissant que l'idée même de cette toile, associée à une
-crise décisive de l'histoire de son aïeul? Le lecteur en jugera. Le duc,
-m'ayant donné la permission d'utiliser ce document, je le copie tel quel.
-Par les époques troublées comme celles que nous traversons, il est
-toujours sain de se rappeler quelles terribles épreuves l'expérience de
-certaines doctrines sociales imposa aux destinées privées, il n'y a pas
-beaucoup plus d'un siècle. Ce n'est pas une raison pour croire, comme M.
-de Fleury, à des identités absolues entre les événements. Mais la Commune
-est si près de nous! Comment les sentiments traversés par les hommes qui
-ont vécu sous la Terreur nous seraient-ils étrangers? Ce récit a donc un
-certain intérêt d'actualité. Le voici, sous le titre que le duc lui avait
-donné. _Note laissée par mon grand-père pour son fils aîné et qui
-explique le codicille de son testament relatif à un tableau d'auteur_
-_inconnu, représentant une Nativité._ A partir de maintenant c'est le
-Fleury de 1793 qui tient la plume.
-
-I
-
-Quarante ans se sont écoulés entre le jour de Noël où j'écris ces lignes
-(1833) et celui dont je veux retracer l'angoisse (1793). Pourtant aucune
-des émotions traversées alors ne s'est effacée de mon esprit. Je n'ai
-qu'à fermer les yeux pour revoir, distinctement, une plaine blanche de
-neige, entre des montagnes, une route déserte, où de rares piétons et de
-plus rares cavaliers cheminent, entre des arbres nus, sous un ciel
-livide, dans lequel le soleil découpe un disque rouge. Je revois une
-voiture roulant à travers ce morne paysage, sinistre comme l'atmosphère
-qui planait alors sur la France. Ce véhicule cahotait sur un sol dont le
-ravinage dénonçait l'incurie de la Révolution. Il emportait un homme de
-trente ans et une jeune femme de vingt. Cet homme, mon fils, était votre
-père, cette femme était votre mère. Elle était à la veille de vous avoir.
-Son état de grossesse avancée lui rendait ce voyage bien douloureux. A
-chaque secousse ses traits se décomposaient comme si elle allait mourir.
-Ses paupières se fermaient sur ses prunelles, mouillées de larmes. Puis
-sa volonté de ne pas ajouter à mes anxiétés lui donnait le courage de me
-sourire, et elle me disait:
-
---«Ne vous tourmentez pas, mon ami. Dites au cocher de pousser les
-chevaux. Dieu nous protège depuis notre départ. Il ne permettra pas que
-nous échouions au moment d'arriver...»
-
-Il était en effet assez extraordinaire que nous eussions parcouru sans
-être inquiétés la distance entre Fleury-les-Tours et la petite ville de
-la Franche-Comté dont nous approchions. C'était Morteau, à huit lieues
-seulement de Locle, à moins d'une journée de La Chaux-de-Fonds et de la
-Suisse. Nous avions choisi pour sortir de France, ce chemin détourné,
-après avoir pris ostensiblement la route naturelle, celle de Châlons et
-de Nancy. Je me souviens. Tandis que nous avancions péniblement, glacés
-par le froid de cet après-midi, dans notre voiture achetée d'occasion et
-à peine close, épiant, sans en avoir l'air, la physionomie de chaque
-passant, avec quels remords je me reprochais de n'avoir pas émigré plus
-tôt! Ce n'est pas que je me fusse laissé endormir, comme tant d'insensés,
-par les illusions de la nuit du 4 août. J'avais toujours pensé que la
-tempête déchaînée sur le pays serait sans pitié et qu'elle me frapperait
-aussi, moi et les miens. Mais, en 91, j'avais rencontré Mlle de Miossens.
-J'en étais devenu amoureux, et je n'étais pas parti. Henriette n'avait
-plus son père. Elle habitait avec une mère malade un petit château pas
-très éloigné du mien. Je m'étais tout de suite considéré comme le
-protecteur de ces dames. D'ailleurs, ni elles ni moi n'avions encore été
-menacés. J'avais demandé la main d'Henriette. Nous nous étions fiancés,
-puis mariés. Ces événements nous avaient menés, de semaine en semaine,
-jusqu'au terrible mois de janvier où le procès et l'exécution du Roi
-inaugurèrent vraiment cette crise d'universelle consternation, si bien
-nommée la Terreur. Aussitôt connue l'affreuse nouvelle, j'avais dit: «Il
-faut partir.» A ce moment même Mme de Miossens était devenue plus
-souffrante. La paralysie la rendait intransportable. Nous étions restés.
-Je n'avais pas eu le courage de démontrer à sa fille qu'en agissant ainsi
-nous nous perdions, sans espérance de sauver sa mère. La malade était
-morte en août. Redevenus libres, nous avions remis de partir cette fois,
-en constatant que Fleury continuait d'être ignoré par les Jacobins de
-Nemours. Il en était de lui comme il en fut de Dampierre et de quelques
-autres demeures seigneuriales, situées un peu à l'écart, dans des
-contrées où ne se trouvait aucun meneur très énergique. Les lois sur les
-biens des émigrés étaient implacables. Nous n'avions d'autre fortune que
-nos deux châteaux et leurs dépendances. A la veille du premier enfant,
-Henriette avait hésité à le ruiner d'avance. Très pieuse, elle avait
-voulu voir une protection de la Providence dans la tranquillité
-exceptionnelle où nous venions de vivre. J'avais cédé à son désir de ne
-pas quitter notre manoir. Combien je me le reprochais maintenant! Un coup
-de foudre nous avait réveillés de cette folle sécurité. Un représentant
-du peuple avait débarqué à Nemours un matin. Il s'était fait remettre la
-liste des propriétaires de la ville et des environs. C'était une table de
-proscription toute dressée. Un vieux serviteur de ma famille l'avait
-appris: des mandats d'amener allaient être lancés contre les suspects, et
-naturellement contre moi d'abord. L'urgence du péril n'avait plus permis
-l'hésitation. C'est ainsi que nous nous trouvions sur la route de Suisse
-par cet après-midi de la fin de décembre. Un passeport, au nom du citoyen
-et de la citoyenne Chardon, procuré par le fidèle avertisseur, nous avait
-permis les étapes de ce long et dangereux voyage. Ce papier, revêtu du
-timbre de la municipalité de Nemours, me qualifiait de citoyen suisse
-retournant dans son pays, à cause de la santé de sa femme. La grossièreté
-de cette ruse en avait jusqu'ici fait la réussite. Comment imaginer qu'un
-duc de Fleury n'eût pas pris plus de précautions pour dépister les
-limiers lancés à ses trousses? A l'approche de la frontière, ce misérable
-chiffon de papier suffirait-il? Je me posais cette question avec une
-épouvante grandissante, tandis que je cherchais à l'horizon la silhouette
-de cette petite ville de Morteau où se jouerait le dernier acte du drame
-de notre salut... Vers quatre heures, elle se dessina sur le ciel,
-maintenant presque noir. La masse sombre des maisons offrait une
-physionomie si étrangement sinistre que mon appréhension d'affronter là
-un dernier examen de mon faux passeport devint intolérable. Le désir d'y
-échapper me suggéra l'idée la plus évidemment déraisonnable que je pusse
-concevoir:
-
---«Vous sentez-vous assez bien pour marcher deux heures?» dis-je à ma
-compagne.
-
---«Oui,» répondit-elle. L'expression de ses yeux aurait dû m'avertir.
-Mais dans ces fièvres de fuite on ne voit rien que l'issue possible.
-
---«Ce sera le dernier effort,» repris-je. «Il est nécessaire.» En même
-temps, par des coups frappés à la vitre, j'avertissais le cocher
-d'arrêter. J'avais engagé ce gros garçon sur sa mine nigaude, à Dijon, en
-achetant la voiture. Qu'avait-il pensé des voyageurs qu'il conduisait
-ainsi? Je me l'étais souvent demandé, et je m'étais comporté de manière à
-dissiper de mon mieux ses doutes, s'il en avait. Il était fou, presqu'au
-terme du voyage, de démentir d'un coup cette attitude. C'est pourtant ce
-que je fis, en descendant de voiture à une demi-lieue peut-être de
-Morteau, et je lui déclarai:
-
---«Je n'ai plus besoin de vos services, mon ami. Ma femme et moi
-préférons continuer la route à pied. La voiture est à vous avec les
-chevaux et ceci par-dessus le marché (je lui mettais dans la main un
-rouleau de louis), si vous repartez de ce côté (je lui montrai la route
-par où nous étions venus). Sinon...» J'avais tiré de ma poche un pistolet
-que j'armai d'un geste déterminé. Le malheureux se mit à trembler de tous
-ses membres:
-
---«Je vous obéirai, monsieur,» répondit-il, «je vous obéirai...»
-
---«C'est à l'instant qu'il faut partir,» insistai-je. «J'ai votre nom. Je
-vous écrirai l'endroit où vous devez faire adresser les objets qui
-resteront dans la voiture. Si dans six mois vous n'avez rien reçu, gardez
-tout.»
-
-L'homme balbutia un remerciement. Il m'aida, d'une main qui continuait de
-trembler, à mettre sur mes épaules une espèce de havre-sac qui contenait
-quelques effets indispensables. J'avais dans ma ceinture une dizaine
-d'autres rouleaux d'or et des diamants. Il remonta sur son siège, sans
-presque oser me parler. Je tenais toujours à la main mon pistolet levé.
-Les chevaux tournèrent, avec l'accablement de bêtes fatiguées qui
-comptaient coucher à l'écurie. Mais leur conducteur était si impatient de
-n'être plus à la portée de mon arme qu'il trouva le moyen de les lancer
-au grand trot. Mme de Fleury et moi, nous étions seuls. Nous n'avions
-plus qu'à marcher en contournant la ville, pour arriver en Suisse. Elle
-me dit: «Je suis prête.» Et nous commençâmes à nous diriger vers Morteau,
-avec l'intention d'obliquer par le premier sentier à droite ou à gauche
-pour rejoindre la grand'route de l'autre côté.
-
-
-II
-
-Nous n'avions pas fait cinq cents pas, le ralentissement de la démarche
-de ma compagne me prouva que son énergie avait préjugé de ses forces.
-Encore cinq cents autres pas, elle s'arrêta: «Je ne peux plus,» dit-elle,
-et, se laissant tomber sur une pierre, elle éclata en sanglots.
-
---«Je souffre trop,» gémit-elle. Ses mains s'étaient portées sur sa
-ceinture. Quoiqu'elle fût enveloppée d'un manteau, la déformation de son
-pauvre corps était trop visible pour que cette exclamation et ce geste ne
-donnassent pas à ce cri de douleur la signification d'une menace, à
-laquelle je n'avais pas voulu songer. Henriette était tout près d'achever
-le huitième mois de sa grossesse. Si elle allait accoucher avant terme,
-là, sous cette bise froide, sur cette neige gelée, loin de tout
-secours!... J'essayai de la soulever de terre pour l'emporter, où?... où?
-Mais vers la ville dont la silhouette toujours dressée sur l'horizon
-m'avait épouvanté tout à l'heure, et maintenant elle m'apparaissait comme
-l'asile où du moins ma bien aimée aurait un toit pour protéger sa chair
-frissonnante, un lit pour étendre ses membres secoués par le grand
-travail, des langes pour recevoir notre enfant, s'il devait naître!
-J'étais robuste alors et jeune. Je lui demandai d'assurer ses bras autour
-de mon cou et je marchai encore deux cents pas avec cet adoré fardeau...
-Et puis, je sentis moi-même ma vigueur défaillir. Je dus m'arrêter à mon
-tour.
-
---«Tu vois bien,» reprit-elle, quand je l'eus reposée à terre, et d'une
-voix si faible que je l'entendais à peine: «Tu vois bien que c'est
-impossible. Embrasse-moi, mon ami, et dis-moi adieu... Oui, _à Dieu_,»
-répéta-t-elle en séparant les deux mots, «laisse-moi à Lui, qui me
-sauvera s'il veut me sauver. Et s'Il ne le veut pas, Il sait pourquoi et
-je ferai mon sacrifice... Mais toi, va-t'en, va-t'en, mon amour! Qu'ils
-ne te prennent pas! Qu'ils ne te lient pas tes chères mains! Qu'ils ne
-te...» Agenouillé devant elle, j'essayais de l'apaiser. Le geste
-passionné, par lequel elle serra ma tête contre son cœur, avait une
-horrible éloquence. Elle voyait la guillotine et le couperet. «Allons,
-adieu... Et va-t'en!»
-
---«Non,» lui répondis-je. «Je ne te quitterai pas... Mais que faire, que
-faire?»
-
---«Partir,» insista-t-elle, «leur échapper, toi, du moins...»
-
---«Oui,» m'écriai-je, «mais avec toi... Écoute...» Un petit bruit de
-grelots se faisait entendre au loin. «C'est une voiture qui approche.
-Notre homme revient pour aller nous dénoncer... Ah! si c'était lui! Mais
-qui que ce soit, il faudra bien qu'il nous prenne!»
-
-Ainsi, moins d'une heure après avoir renvoyé, au risque de la vie, une
-voiture qui était à moi et un cocher dont j'étais presque sûr, j'allais
-comme un voleur de grand chemin, arrêter, à la nuit tombante, l'équipage
-d'un voyageur inconnu avec lequel je devrais sans doute me battre!
-L'incohérence de mes résolutions dans des circonstances si graves eût
-mérité un châtiment. Il me fut épargné. Ce voyageur se trouvait être une
-femme d'un certain âge qui conduisait à la ville, non sans redouter
-elle-même une mauvaise rencontre, au trot d'un mauvais bidet, une
-carriole chargée de légumes. Cinq minutes de conversation suffirent pour
-qu'elle devinât la vérité:
-
---«Montez, madame,» dit-elle à Henriette après les premiers pourparlers,
-«et vous aussi, monsieur. Mais ne répondez pas à la barrière. On
-reconnaîtrait que vous n'êtes pas d'ici, ni de Suisse,» ajouta-t-elle.
-«Je dirai que vous êtes des cousins à moi... Je vous mènerai chez ma
-sœur qui vous logera. Avant de partir, son maître lui a recommandé de
-recueillir tous les ci-devants qui passeraient...»
-
-J'aime à rapporter ces discours de la mère Poirier--et à écrire cet
-humble nom--comme un témoignage qu'il restait encore de braves gens dans
-ce qui avait été le doux pays de France. S'ils avaient osé se soulever
-tous, hommes et femmes, et faire bloc, qu'ils auraient eu vite raison des
-brigands au pouvoir,--une poignée et combien lâches! On l'a trop vu quand
-ils se sont trouvés devant Bonaparte. Mais en 93, les braves gens ne
-savaient que mourir et pardonner. La mère Poirier devait m'en donner
-aussitôt une preuve saisissante:
-
---«Qui était le maître de votre sœur?» lui demandai-je, comme la
-carriole s'ébranlait. Je n'avais pas protesté contre le mot de ci-devant.
-De quoi m'eût-il servi de discuter avec la maraîchère? J'étais tellement
-à sa merci!
-
---«C'était M. François, le curé de Morteau,» répondit-elle.
-
---«Et il est parti?» interrogeai-je.
-
---«Ils l'ont arrêté, monsieur, et ils l'ont guillotiné.»
-
-Mme de Fleury poussa un petit cri, et elle se serra contre moi. La mère
-Poirier, préoccupée de bien diriger sa bête dans la nuit, enfin venue, ne
-remarqua pas ces deux signes d'une épouvante qu'elle augmenta en
-continuant:
-
---«Ils ne sont pourtant pas trop mauvais à Morteau, mais il y a
-Raillard...»
-
---«Qui est Raillard?» demandai-je.
-
---«Vous ne connaissez pas Raillard?» reprit-elle. «C'est vrai, vous
-n'êtes pas du pays. Mais on prétend qu'il fait tout ce qu'il veut, même à
-Paris. C'est le médecin... ou c'était...» rectifia-t-elle. «Presque
-personne ne s'adresse plus à lui. On va chez M. Couturier.»
-
---«M. Raillard est le chef des Jacobins de Morteau?» insistai-je. «Il est
-le président du club?»
-
---«Pourquoi faites-vous comme si vous ne le connaissiez pas alors?»
-dit-elle, et dans l'ombre je vis poindre aux yeux de la paysanne une
-lueur de défiance. La sœur de la servante du curé guillotiné soupçonnant
-d'espionnage un duc de Fleury, quel symbole d'une époque dont la plus
-triste caractéristique fut celle-là, les persécutés s'évitant les uns les
-autres! Cette impression ne se dissipa qu'une fois la porte de la petite
-ville franchie et quand Mme Poirier eut constaté, au tremblement presque
-convulsif de ma femme, que nous étions bien des fugitifs en proie aux
-affres d'un mortel danger.
-
---«Pardi, madame,» s'écria-t-elle, ingénûment, «ça n'a pas l'air
-gracieux, mais ça m'a fait plaisir de sentir que vous aviez peur quand
-j'ai crié au garde: «C'est mon cousin et ma cousine...» S'ils savaient ce
-que je vous ai dit sur Raillard, ils m'enverraient rejoindre ce bon M.
-François. Et dame, j'ai un mari et deux enfants, et je voudrais bien voir
-avec eux de meilleurs temps!... Mais nous approchons de chez ma sœur.
-Ils la laissent tranquille, elle, parce qu'elle a été la sœur de lait de
-défunte Mme Raillard. Rapport à çà, _il_ ne l'a pas fait arrêter... Ç'a
-été un brave homme autrefois, vous savez, et savant!... Ce sera le
-chagrin de cette mort qui lui aura troublé la cervelle; et puis ces
-nouvelles idées. Il ne boit que de l'eau, cet homme-là. Il ne mange pas.
-Il ne vit que dans ses livres. Il en a deux chambres toutes pleines. Je
-vous demande un peu: tant savoir, pour devenir si méchant!... Tenez,
-monsieur, voyez Jeannot...» Elle désignait son cheval du bout de son
-fouet. «Il ne sait pas lire, lui, et il connaît tout ce qu'il a besoin de
-connaître... C'est la porte de ma sœur. Voyez. Il s'arrête seul. Je ne
-remue pas les guides. Oui, mon garçon, tu es arrivé... Tu vas manger
-l'avoine dans un quart d'heure.»
-
-
-III
-
-Ç'avait été mon tour de trembler: à travers ces propos naïfs, j'avais
-entrevu le type le plus redoutable des révolutionnaires d'alors, et de
-tous les temps--le fanatique d'idées, honnête homme dans sa vie privée,
-délicat même et sensible. Le chagrin que ce Raillard avait eu de son
-veuvage l'attestait. Et puis, lorsqu'il s'agit de l'application de leur
-système d'idées, la vie des autres ne compte pas pour eux. Quant à
-expliquer par le souvenir de sa femme morte l'espèce de tolérance
-accordée par celui-ci à la servante de l'abbé François, cette hypothèse
-était bonne pour des simples d'esprit, comme Mme Poirier. Très
-probablement la maison de Mlle Bouveron--ainsi s'appelait la vieille
-fille--servait de traquenard. Une surveillance étroite devait permettre
-de suivre les allées et venues de tous les visiteurs. Je tiens à répéter
-que ni à ce moment, ni depuis, je n'ai admis une seconde que les deux
-demi-sœurs--c'était leur degré de parenté--eussent la moindre idée d'un
-pareil rôle. C'étaient deux loyales et pitoyables créatures. Dieu ait
-leurs âmes, et puissent-elles avoir reçu là-haut la récompense du Bon
-Samaritain! Émissaires ou non de la police jacobine, d'ailleurs, je
-n'avais plus le choix. Les souffrances aiguës dont ma femme se plaignait
-sur le bord de la route s'étaient apaisées un moment dans la voiture.
-L'accueil de Mlle Bouveron, qui nous reçut comme si nous avions été
-réellement envoyés par M. François, avait paru lui rendre du courage.
-Cette accalmie ne dura pas. Henriette ne fut pas plutôt assise au coin de
-l'âtre qu'elle recommença de gémir. Sa réponse à mes questions me
-convainquit que mon pressentiment ne m'avait pas trompé. Un accouchement
-avant terme se préparait, et sans doute pour cette nuit. J'expliquai mes
-craintes à notre hôtesse, et je lui demandai l'adresse d'une sage-femme.
-Il n'en restait plus dans Morteau. Des deux qui exerçaient encore l'année
-précédente, l'une avait été guillotinée, l'autre avait fui. Force allait
-être de m'adresser à un médecin, à ce M. Couturier qui avait pris la
-clientèle de Raillard. Qui était-ce? Je pris le parti de me rendre chez
-lui en personne et sur-le-champ. Je voulais voir de mes yeux l'homme à
-qui je confierais le soin de mettre au monde mon premier-né, peut-être un
-fils, l'héritier de mon nom. Je ne trouve pas de mots pour traduire
-l'émotion qui m'étreignit le cœur quand la porte du médecin se fut
-ouverte à mon coup de marteau. Je revois la rue montante et toute blanche
-de neige, où se dressait ce logis du praticien de province, et la cotte
-sombre de la petite fille qu'on m'avait donnée pour guide. Je revois le
-pan de ciel apparu entre les toits, et surtout j'entends l'accent d'une
-femme de charge, qui ne se montrait pas, sans doute par prudence, et elle
-répondait à ma demande, formulée dans le vocabulaire obligatoire:
-
---«Le citoyen Couturier n'est pas chez lui.»
-
---«Mais quand rentrera-t-il?» demandai-je.
-
---«Pas avant demain,» reprit la voix. «Il est parti cet après-midi pour
-le Valdahon voir un de ses clients, qui est à la mort. Il le veillera
-toute la nuit...»
-
---«Mais il s'agit d'une personne qui ne peut pas attendre non plus. Ma
-femme est en mal d'enfant. Combien y a-t-il d'ici au Valdahon?»
-
---«Huit lieues et demie. Ce n'est pas la peine d'essayer. Il faut le
-cheval du docteur pour aller par des chemins comme ceux-là, et la nuit
-encore. Et puis, il ne quitterait pas son malade. Il a remis ses visites
-à demain pour se rendre libre...»
-
---«Mais à qui s'adresse-t-on dans les cas pressés?» insistai-je. «M.
-Couturier n'a donc personne pour le suppléer quand il y a urgence et
-qu'il est absent? En cas de danger, encore une fois, à qui
-s'adresse-t-on?»
-
---«Au citoyen Raillard,» répondit mon interlocutrice. Sa voix s'étouffait
-pour prononcer ce nom, qui me glaça plus que la bise de cette nuit où
-j'étais sorti sans manteau. La servante avait descendu quelques marches.
-La lampe qu'elle élevait par-dessus sa tête sculptait ses traits avec un
-relief qui en accusait l'expression. Visiblement elle était elle-même
-bouleversée, à cette seule mention du terroriste. «Le citoyen Raillard
-n'exerce plus depuis trois ans,» continua-t-elle, «mais il est convenu
-avec mon maître que dans les circonstances urgentes on peut envoyer chez
-lui... Si vous attendez jusqu'à demain, Monsieur Couturier sera revenu
-vers neuf heures...»
-
-Attendre jusqu'à demain? Le pourrais-je?... Et si je ne le pouvais pas,
-que devenir? Laisserais-je ma femme, ma chère femme, mourir peut-être
-devant moi, et avec elle l'enfant, sans avoir appelé le seul médecin
-qu'il y eût à cette heure dans cette ville? Et l'appeler, c'était ce faux
-passeport montré à ses yeux d'inquisiteur, c'était des questions posées
-auxquelles il faudrait répondre. Au moindre soupçon, c'était
-l'arrestation, c'était la mort, pour moi certainement, pour Mme de Fleury
-sans doute, et sans doute pour les deux humbles sœurs dont l'une nous
-avait recueillis gisant sur la neige, dont l'autre nous logeait
-maintenant. Dévoré par cette inquiétude, de quelle course hâtive je
-redescendis vers le faubourg où habitait Mlle Bouveron, et avec quelle
-angoisse je vis s'avancer la vieille fille au-devant de moi sur le pas
-de la porte! Déjà elle m'interrogeait:
-
---«Madame vient d'être bien mal...» disait-elle. «C'est pour cette nuit,
-j'en suis sûre. Vous n'amenez pas M. Couturier?...» Et quand je lui eus
-expliqué le résultat de ma visite. «M. Raillard?» s'écria-t-elle en
-joignant ses mains avec un geste d'horreur. Elle répéta: «M. Raillard?...
-C'est lui qui a fait arrêter et guillotiner M. François... Ah! monsieur,
-s'il sait seulement que vous êtes ici, vous et madame, vous êtes morts.»
-
-C'est sur ce cri de détresse que j'entrai dans la chambre. Henriette,
-couchée à présent dans un lit, me montra un visage où je lus l'agonie.
-Ses traits décomposés, son teint livide, la fixité hagarde de son regard,
-le battement de ses paupières, ses doigts crispés sur la couverture
-annonçaient l'imminence d'une de ces crises nerveuses dont s'accompagnent
-souvent les accouchements prématurés. Elle me reconnut et me fit signe
-qu'elle ne pouvait pas parler. Son souffle était court, sa mâchoire
-contractée. Elle eut la force de prendre ma main, qu'elle mit sur sa
-poitrine. Je sentais aux pulsations de son corps, comme à la chaleur de
-ses doigts, que la fièvre la brûlait. Ma présence pourtant lui fit du
-bien. Les secousses dont ses membres étaient agités s'arrêtèrent pour
-quelques instants. Elle respira plus régulièrement, et elle se retourna
-vers le mur, comme si elle allait essayer de dormir. Après dix minutes
-de ce faux sommeil, de nouveaux phénomènes se manifestèrent qui ne
-pouvaient plus laisser cette espérance d'une attente jusqu'au lendemain.
-Les convulsions reprenaient plus violentes. Elles se calmèrent encore,
-pour revenir, plus fortes chaque fois. La bonne Bouveron allait et venait
-entre la cuisine et sa chambre, me proposant tour à tour tous les remèdes
-que lui suggérait son expérience de commère de village. Son épouvante
-augmentait la mienne, à cause d'un très petit détail, mais trop
-significatif: évidemment elle croyait que ma femme allait mourir, et elle
-continuait à ne pas même prononcer le nom de Raillard. Le connaissant,
-elle considérait donc comme inutile tout appel à la pitié du
-révolutionnaire. Que pouvait-il arriver pourtant si je m'adressais à lui?
-Qu'il me fît arrêter sur le champ comme suspect, que ma femme agonisât
-toute seule. Notre situation était bien terrible. Séparés, elle serait
-pire. Non, je ne devais pas courir ce risque, plus effrayant que tout le
-reste; et je répétais mon cri d'avant la rencontre avec Mme Poirier: «Que
-faire? que faire?...»
-
-
-IV
-
-A ce moment, et dans l'intervalle d'une de ces crises de douleur aiguë,
-devant lesquelles mon ignorance et mon impuissance me désespéraient, une
-idée abominable traversa ma pensée. Je n'étais pas très croyant à cette
-époque. Comme la plupart des hommes de ma classe, l'esprit de scepticisme
-émané de Voltaire et de l'Encyclopédie m'avait touché. Je comprends
-aujourd'hui que j'ai subi là une de ces tentations, comme l'éternel
-ennemi--l'_antiquus hostis_ dont parlent les Pères,--nous en inflige aux
-heures décisives de notre existence. J'avais posé mes pistolets sur une
-table, en revenant de mon inutile visite chez M. Couturier. Comme je
-m'accoudais pour prendre ma tête dans mes mains,--le geste instinctif du
-désespoir,--un de mes coudes se heurta contre une des crosses. J'eus un
-sursaut soudain de tout mon être. J'avais oublié que ces armes étaient
-là, et chargées. Arrivé à l'extrémité du malheur, il y a toujours un
-moyen sûr de s'en affranchir. J'avais à ma portée de quoi faire taire
-cette plainte de bête blessée que poussait ma pauvre Henriette et qui
-dénonçait ses intolérables souffrances; de quoi faire taire aussi la
-plainte de mon cœur, cœur d'amoureux, cœur de Français,--cette agonie
-de ma jeune femme, dans cette maison inconnue, à quelques lieues de la
-frontière, après cette fuite loin du foyer ancestral, qu'était-ce qu'un
-sinistre épisode de l'immense désastre public? Malgré tout, car la nature
-a de ces énergies qui défient les craintes les plus justifiées, malgré
-tout, un enfant pouvait naître. Pour quel sort? Destiné à quelles
-misères? Avec cette rapidité dans le raisonnement qui nous découvre, à de
-certaines minutes, et d'un seul coup d'œil, tout le passé et tout
-l'avenir, je vis cet enfant, si c'était un garçon, grandir dans l'exil,
-revenir dans son pays chargé du poids inutile d'un grand nom, sans
-fortune pour le soutenir, étranger à la France issue de la
-Révolution,--un Émigré à l'intérieur. Si c'était une fille, les
-difficultés ne seraient pas moindres. Que deviendrait-elle? Comment
-l'élever? Où? Pour quel mariage?... J'avais pris un des pistolets, puis
-l'autre... Une petite pression sur une des gâchettes, et cet enfant ne
-naissait pas, et sa mère cessait de souffrir. Une seconde pression sur la
-seconde gâchette, et le malheureux homme qui avait commis la folie de se
-marier en pleine Terreur, se reposait, lui aussi, pour jamais. Je dis
-tout haut: «Oui, cela vaut mieux.» Une horrible volonté s'exprimait dans
-ce cri. Il faut que cette confession soit écrite, et je l'écris avec
-horreur, avec remords. Cette heure a été vraie. Je l'ai vécue. Durant
-cette nuit du 24 au 25 décembre 1793 il y eut un instant où j'ai été un
-assassin et un suicide. Oui. J'ai résolu de tuer ma femme et avec elle le
-fruit de notre mariage. J'ai résolu de me tuer. J'ai armé mes pistolets
-pour cela. J'en ai vérifié la charge et la pierre. Voilà pourquoi, mon
-fils, je veux que vous gardiez toujours auprès de vous ce tableau de
-piété dont Dieu s'est servi pour me sauver du plus hideux, du plus
-inexpiable des crimes...
-
-Je m'étais levé, cette résolution prise. Car elle était prise. Je m'étais
-dit: «Dans un quart d'heure j'agirai. Je la tuerai et je me tuerai
-ensuite.» Une tranquillité, que je n'hésite plus à qualifier de
-diabolique, avait succédé en moi à l'atroce agitation de tout à l'heure.
-La malade aussi traversait des moments moins agités. Elle avait cessé de
-gémir. Je saisis la misérable chandelle dont s'éclairait cette scène de
-désespoir, afin de revoir ces traits qui m'avaient été si chers, une
-dernière fois. Comme je m'approchais du lit, la lumière porta sur une
-toile suspendue dans l'alcôve, qui avait été celle du prêtre-martyr.
-Cette toile était cette «Nativité» que je vous lègue. Comment expliquer,
-sinon par une faveur providentielle, que je n'y eusse prêté aucune
-attention jusqu'alors, et que, tout d'un coup, à cette place, j'aie
-regardé cette peinture et que j'en sois demeuré si profondément saisi? Je
-vous l'ai dit: je n'avais pas gardé intacte la foi de mes premières
-années. Pourtant je l'avais eue, et très fervente. Sans doute j'avais
-aussi subi, à mon insu, une autre influence: la piété de celle que je me
-préparais à assassiner par excès d'amour... Mais à quoi bon tenter
-d'expliquer un de ces retournements intimes de l'âme, aussi mystérieux
-qu'ils sont irrésistibles? Entre le sujet traité par cette toile et
-l'épreuve que je traversais dans cet instant même, il y avait une
-analogie trop frappante pour que je ne la sentisse pas: «_Et Marie
-enfanta son Fils premier-né. Elle l'enveloppa de langes et le coucha
-dans une crèche, parce qu'il n'y avait pas de place pour eux dans
-l'hôtellerie._» Je lus à mi-voix ces mots écrits sur le cadre, et je me
-mis à songer... L'enfant dont la venue prochaine arrachait à ma femme ces
-gémissements, c'était, lui aussi, un premier-né. Nous aussi, ses parents,
-nous étions errants, sans place où nous reposer, abrités dans un asile de
-hasard. Je regardai de plus près la toile. Le peintre avait voulu qu'en
-levant les yeux Joseph et Marie pussent reconnaître, au-dessus du berceau
-de leur fils, l'instrument de son futur supplice. La singulière idée
-qu'il avait eue de dessiner ainsi une croix sur le mur par l'ombre portée
-des barreaux n'aurait peut-être intéressé dans d'autres circonstances que
-ma curiosité. Remué comme j'étais dans les fibres les plus secrètes de ma
-personne, ce symbole me révéla soudain son enseignement avec une force
-souveraine... Combien de temps passai-je ainsi à contempler tour à tour
-ce groupe des parents, le Sauveur endormi, la silhouette de cette croix
-dressée auprès de ce sommeil? Je n'en sais rien. A les regarder? Non. A
-écouter une voix échappée d'une bouche invisible et qui me disait: «_Ecce
-homo!_ Voilà l'homme. Auprès de toutes les naissances, il y a une menace,
-puisqu'auprès de toutes il y a une certitude de mort et que nous ne
-venons au monde dans la douleur que pour en sortir dans la douleur. Cette
-menace, ces parents l'acceptent. Ils sont agenouillés. Ils prient. Cet
-enfant l'accepte. Il dort. Les uns et les autres acceptent la vie, avec
-ce qu'elle a d'inconnu et de redoutable, et pour ceux qui la donnent, et
-pour celui qui la reçoit. Cette mère sera crucifiée dans la chair de son
-fils. Elle le sait et elle ne se révolte pas. Cet époux sera crucifié
-dans le cœur de son épouse. Il le sait et il ne se révolte pas. Cet
-enfant connaîtra les tortures de la plus cruelle agonie, la sueur de
-sang, l'abandon de ses amis, la trahison de Judas et son baiser,
-l'outrage d'un peuple, les soufflets, les crachats, les clous dans ses
-pieds, les clous dans ses mains, l'éponge de fiel, le coup de lance. Son
-martyre est là, prédit sur ce mur par ce jeu de lumière et d'ombre qui
-dessine là cette croix. Il le sait et il ne se révolte pas... Et toi?...
-Ah! lâche, lâche!...» En rédigeant ces phrases à la distance de tant
-d'années, je leur donne une précision qu'elles n'ont certes pas eue. Je
-suis très sûr cependant qu'elles expriment les pensées qui s'agitèrent en
-moi tandis que je regardais le tableau. Puis revenu auprès du lit de ma
-femme, je m'abandonnai à une méditation dont je sortis pour dire à mon
-hôtesse, brusquement:
-
---«Où habite M. Raillard? Je veux aller le chercher.»
-
---«Vous voulez aller chercher M. Raillard?» répéta la Bouveron,
-épouvantée. «Oh! mon bon monsieur, ne faites pas cela! Nous sommes morts,
-tous les trois, s'il sait que vous êtes ici, madame et vous, et que je
-vous cache...»
-
---«Où habite-t-il?» insistai-je. «Ne voyez-vous pas que ma femme va
-mourir, s'il ne vient pas de médecin? Vous avez été si bonne pour nous,»
-continuai-je, «que je ne veux pas vous avoir mise en danger... Je dirai
-que je suis entré chez vous en vous menaçant... Et si je suis arrêté,
-vous trouverez là de quoi vous récompenser.» J'avais tiré de ma poche un
-des sachets où étaient cousus mes diamants. La bonne femme esquissa un
-geste de refus. A cette seconde, un cri plus aigu d'Henriette déchira
-l'air.
-
---«Je vais vous indiquer la maison de M. Raillard...,» dit la vieille
-fille. «Je vous aurai averti. Si vous ne revenez pas, je ferai ce que je
-pourrai pour Madame. C'est la nuit de Noël...» Et elle aussi regardant du
-côté du tableau, elle ajouta: «La bonne Mère et M. François nous
-protégeront...»
-
-
-V
-
-Le simple prêtre de province, le curé martyr de Morteau ne s'était guère
-douté jadis, en achetant cette _Naissance du Christ_ d'un confrère
-besogneux, comme j'ai su depuis, qu'il suspendait au mur de sa chambre
-une image de piété destinée à s'associer à un drame moral comme celui que
-je traversais, et capable en même temps de rendre de la force à l'humble
-servante qui en avait hérité. Tout bon chrétien que je suis devenu, je ne
-crois pas à cette action directe des morts sur les vivants à laquelle la
-dévotion de cette âme primitive faisait appel. De l'entendre exprimer
-cette foi si profonde me fut cependant un réconfort. J'en avais besoin
-dans la démarche que j'osais entreprendre. Je ne réalisai la folie de ma
-témérité qu'à l'instant où je me trouvai introduit dans le cabinet du
-redoutable partisan dont j'allais implorer l'aide médicale. Mais était-il
-encore un médecin, un pitoyable guérisseur de la misère humaine, le dur
-personnage qui se tenait là dans le silence de la nuit, assis à une table
-encombrée de dossiers? Voilà encore un détail que j'ai su depuis: les
-Jacobins avaient organisé leur police secrète en un petit nombre de
-circonscriptions auxquelles présidaient les plus sûrs de leurs adeptes.
-Ces inquisiteurs inconnus, et qui, pour la plupart, n'exerçaient aucune
-fonction apparente, furent les vrais dictateurs de ces terribles années.
-Un Danton, un Saint-Just, un Robespierre pliaient devant eux. De sa
-chambre de Morteau, Raillard avait de la sorte sous sa surveillance toute
-la Franche-Comté. Il venait sans doute de recevoir un document qui
-satisfaisait sa haine furieuse contre les ennemis de la Révolution, car
-une joie sauvage éclairait son front lorsqu'il se retourna pour me
-dévisager. Par quel mystère une physionomie comme celle-là, si
-intelligente et si fière, s'associait-elle à cette besogne de haine et
-de sang? Comment ces yeux, d'où émanait une telle ardeur d'enthousiasme,
-se consacraient-ils, sans en verser des larmes de remords, à des enquêtes
-d'ignoble mouchardise? Mon intuition ne m'avait pas trompé. Raillard
-n'était ni un jouisseur comme l'immonde Danton, ni un envieux comme le
-sinistre Robespierre, ni un bas coquin comme l'abject Fouquier-Tinville.
-Il était de bonne foi dans sa criminelle aberration. Il croyait vraiment
-régénérer la France en extirpant l'élément empoisonné de la vie
-nationale. Faire guillotiner un aristocrate, c'était pour lui une
-opération légitime, pareille à celles qu'il avait si souvent exécutées
-dans sa profession première: l'amputation d'un membre gangrené. C'était
-sa mission en ce monde, sa pensée fixe que cette monstrueuse mutilation
-du pays. Il y voyait un redressement. Il m'accueillit, en effet, comme
-quelqu'un qui n'a pas trop de tout son temps pour une tâche de
-conscience.
-
---«Je suis occupé, citoyen,» me dit-il, «très occupé. Je travaille pour
-la patrie. Si tu as quelque chose à me communiquer qui puisse servir la
-nation, fais vite. Sinon...»
-
---«Ma femme est mourante», lui répondis-je, simplement, «et le citoyen
-Couturier est absent. On m'a envoyé chez vous...»
-
---«Qui, on?» répliqua-t-il, d'une voix dure. Cet appel à son métier lui
-était odieux. Et puis, ce «vous» que j'avais employé par habitude... «Et
-toi-même?» continua-t-il. «Qui es-tu?»
-
-Mon regard ne plia pas sous le sien. Pourtant ses prunelles étaient
-terribles à soutenir. La perspicacité de l'homme habitué au diagnostic
-s'y devinait, mise au service du fanatisme le plus passionné. Mais je
-venais de revoir mentalement la scène de tout à l'heure: ma femme à
-l'agonie sur ce grabat que dominait le tableau de la «Naissance du
-Christ», avec sa muette éloquence, la Bouveron tremblante à la seule idée
-de ma visite chez le bourreau de son maître. Manquer de sang-froid,
-c'était trahir Henriette et mon hôtesse. Je sortis de ma poche avec le
-calme le plus absolu le chiffon de papier qui me faisait Suisse et je
-débitai mon histoire. Raillard m'écoutait en m'enveloppant, en me perçant
-toujours de ces formidables prunelles. Dans leur éclat bleu passait la
-dureté coupante de l'acier. Quand j'eus fini, il me demanda, non moins
-brusquement:
-
---«Tu es arrivé à Morteau ce soir? Et où as-tu couché hier?»
-
---«Près de Besançon,» répondis-je. «Je ne sais pas le nom de l'endroit.»
-J'étais arrivé par la direction opposée.
-
---«Et avant?»
-
---«A Besançon.»
-
---«A quelle auberge?»
-
-En me posant ces questions, sa main s'était avancée vers la table. Ses
-soupçons étaient déjà éveillés. Un des papiers épars devant lui contenait
-sans doute l'indication de notre départ et de notre signalement. La
-grossesse avancée de ma compagne la désignait trop. Je ne connaissais le
-nom d'aucun hôtel à Besançon. J'étais perdu cependant, si je me
-troublais. Je répondis: «A l'hôtel de la Poste». Quel soulagement lorsque
-Raillard me répondit à son tour:
-
---«Et ici, où es-tu descendu?»
-
-Il y avait donc un hôtel de la Poste à Besançon, comme je l'avais imaginé
-à tout hasard. Fort de ce succès, j'ose nommer la Bouveron, en racontant
-un roman mêlé de vérité: que ma chaise avait cassé à un moment de la
-route, que j'étais monté dans la voiture de Mme Poirier, que cette femme
-nous avait déposés chez sa demi-sœur. Tout cela n'était pas bien
-vraisemblable, mais quelque chose était plus invraisemblable encore:
-l'audace de ma présence volontaire chez le chef de la police secrète des
-Jacobins, si je mentais. Raillard avait froncé les sourcils, et son
-visage était devenu comme noir, quand j'avais mentionné mon hôtesse. Il
-chercha une feuille parmi des centaines d'autres, qu'il lut tout bas, en
-me regardant par intervalles pour comparer les détails donnés par son
-correspondant. Était-ce une circulaire dénonçant mon départ de Fleury? Le
-signalement se trouvait, sans doute, avoir été mal fait, et mon passage
-par Besançon contredisait les autres indications. L'instinct de défense
-qui se développe chez nous, à notre insu, dans les heures de danger,
-m'avait fait deviner le piège tendu par cette question si simple sur mon
-itinéraire. Ce même instinct m'avertit que le Jacobin hésitait. Une
-impression forte le déterminerait dans un sens ou dans l'autre.
-
---«Tu vérifieras tout ce que je t'ai dit demain», repris-je, sur le même
-ton que lui, rude et brutal, et en employant le tutoiement civique qu'il
-avait adopté avec moi. «Pour le moment, pense que chaque minute de retard
-peut coûter la vie à une femme...» Et je commençai de lui rapporter les
-symptômes que j'avais observés, avec d'autant plus d'insistance que dès
-les premiers mots je vis distinctement le médecin se réveiller en lui. On
-n'a pas impunément exercé un métier toute sa vie durant. Au fur et à
-mesure de mes indications, ce métier revenait, remontait en lui des
-profondeurs de ses anciennes habitudes. Il allait s'établir une lutte
-entre le politicien sectaire qu'il était devenu et le physiologiste de
-jadis. C'était sur la malade qu'il m'interrogeait maintenant, sur son
-âge, son tempérament, ses habitudes, ses antécédents, la date de notre
-mariage. Peu à peu, sa physionomie changeait d'expression. Elle
-s'humanisait et se détendait. Quand enfin, il me dit: «Hé bien, allons.
-Il n'y a, en effet pas de temps à perdre...» Il avait oublié, s'il
-l'avait reçue, la note qui lui annonçait la disparition du ci-devant duc
-de Fleury avec sa femme enceinte de plusieurs mois. J'avais souvent
-constaté cette sorte de dualité dans les quelques Révolutionnaires que
-j'avais approchés. J'avais discerné chez tous des réapparitions de leur
-personnalité d'avant 89. Jamais comme chez Raillard. Quand, une
-demi-heure plus tard, il s'assit au chevet de ma femme pour se rendre
-compte de son état, le Jacobin avait disparu totalement. Il ne restait
-plus que le praticien. On eût dit qu'il avait oublié de la manière la
-plus complète dans quelle maison il était et son rôle dans l'arrestation
-de M. François. Il s'adressait à la Bouveron pour lui demander du linge,
-un bassin, de l'eau chaude, comme si elle eût été une religieuse
-d'hôpital dans une salle de chirurgie. Il ne remarquait même pas qu'elle
-ne lui répondait point, et qu'en lui tendant les objets, les doigts de la
-servante du curé guillotiné frémissaient d'horreur.
-
---«Je redoute tout si l'éclampsie éclate,» m'avait-il dit. «Il faut
-provoquer la délivrance. J'ai eu raison d'emporter ma boîte
-d'instruments...»
-
-
-Il pouvait être minuit quand il m'avait tenu ce discours, tout en
-introduisant, avec cette énergie délicate qui caractérise les vrais
-médecins, un coin de mouchoir entre les dents de la patiente, «afin
-d'éviter,» m'avait-il dit encore, «les morsures de la langue». Quel
-souper de réveillon, que le bol de bouillon apporté à ce moment pour
-soutenir nos forces, à l'accoucheur et à moi, par la pauvre Bouveron! A
-dix heures du matin, le travail durait encore. L'accoucheur m'avait
-ordonné de me tenir dans une pièce voisine, pour que mon émotion n'eût
-son contre-coup ni sur lui, ni sur la malade. Dieu! Quelle nuit je
-passais là! Enfin, un dernier cri de ma pauvre femme, suivi d'un silence,
-m'avertit que le suprême effort avait eu lieu. J'entendis presque
-aussitôt la voix de Raillard m'interpeller. Il avait cessé de me tutoyer,
-depuis qu'il n'était plus vis-à-vis de moi qu'un médecin:
-
---«Un garçon!» s'écria-t-il. Vous avez un gros garçon!... Est-il vivant,
-ce petit crapaud?... Tu m'as coûté bien du mal, morveux, mais tu feras un
-gaillard robuste...» Ses bras ensanglantés me tendaient mon fils aîné, et
-il ajoutait, en nettoyant ce lambeau de chair où palpitait déjà un homme:
-
---«Et la mère aussi vivra pour le nourrir. Elle vivra... J'en réponds...
-Mais j'ai eu bien peur!...»
-
-Et ce coupeur de têtes avait un sourire de triomphe ému pour proclamer
-cette victoire sur la mort. O inexplicables contradictions du cœur de
-l'homme!...
-
-
-VI
-
-Raillard nous avait quittés vers midi, après avoir donné les instructions
-nécessaires, en annonçant qu'il reviendrait sûrement vers le soir avec
-son collègue Couturier. Il n'eut pas plutôt passé le seuil de la porte
-que la Bouveron me supplia de nouveau:
-
---«Sauvez-vous, monsieur! Qu'il ne vous retrouve pas!... C'est de voir
-souffrir madame comme elle souffrait, qui l'a un peu ému... Quand il la
-saura guérie, il ne connaîtra plus rien. Il avait soigné M. François
-aussi dans le temps, et très bien, et puis vous savez ce qu'il lui a
-fait... Sauvez-vous!... Il ne pourra toujours pas envoyer madame en
-prison dans l'état où elle est. Mais vous, comment voulez-vous que vous
-lui échappiez, quand il a vu cela?...» Et elle me montra sur les linges
-que j'avais pris dans le havre-sac comme plus fins, pour les donner à
-l'opérateur, une couronne ducale brodée à même la toile. Dans la
-précipitation de notre fuite, Henriette et moi avions oublié ce détail,
-implacablement révélateur. A cette simple réflexion de mon hôtesse, mon
-sang se glaça. Une seule espérance me restait: j'avais vu tour à tour
-apparaître en Raillard deux hommes si différents, selon que je m'étais
-adressé au démagogue ou au médecin,--deux moralités fonctionner, si
-contradictoires! Il avait sans aucun doute remarqué ces couronnes, en
-maniant ces linges dont il avait déchiré lui-même quelques-uns. Il avait
-pourtant agi comme si de rien n'était. C'était là ma chance de salut,
-qu'il se considérât comme obligé de ne pas utiliser au service de sa
-besogne politique un renseignement surpris dans sa besogne d'opérateur.
-En tout cas, et que le Jacobin dût, ou non, se conformer à ce scrupule
-professionnel, je ne pouvais pas, moi, abandonner ma femme et mon enfant
-ainsi. Je fis donc taire la Bouveron, et j'attendis, au chevet de
-l'accouchée, le retour annoncé du terrible personnage. J'éprouvais envers
-lui des sentiments plus contradictoires encore que sa conduite. Il avait
-sauvé ma femme d'une mort imminente en la délivrant. Sans son
-intervention, mon fils mourait dans le sein de sa mère; et ce sauveur
-était le plus impitoyable ennemi de toutes mes idées. Il avait fait tuer
-par centaines des nobles comme moi, des prêtres comme l'abbé François.
-Demain, peut-être, monterais-je à l'échafaud à cause de lui. Il me
-faisait horreur, et son dévouement de cette nuit m'attendrissait, quoique
-j'en eusse. L'énigme de cette double nature m'épouvantait, en même temps,
-comme une difformité monstrueuse. J'y ai bien souvent pensé depuis lors,
-et j'ai détesté davantage la Révolution,--toutes les révolutions. Le
-voilà, leur pire malheur: d'un bourgeois qui eût été comme Barnave, un
-bon avocat, comme Bailly, un bon académicien, comme Collot d'Herbois, un
-bon acteur peut-être, comme Louis David, un bon peintre, comme ce
-Raillard, un bon médecin, elles font un criminel par égarement d'orgueil.
-Libre de tenter l'application de ses utopies à même la vie, à même les
-autres hommes, il pouvait servir, il détruit. En vaquant auprès de ma
-femme et de mon fils aux menus soins que notre redoutable bienfaiteur de
-cette nuit et de cette matinée avait indiqués, je méditais sur ce
-problème. Tout mon avenir dépendait de la solution. Qui l'emporterait
-dans cette nature d'une effrayante ambiguïté, le métier ou le fanatisme?
-Malgré moi, accablé de sombres pressentiments, je revenais à ce petit
-tableau religieux, dont la composition simple et chargée de sens m'avait
-rendu, la veille, le courage d'aller droit au danger. Ce prêtre dont nous
-occupions la chambre avait dû, lui aussi, contempler cette toile avec la
-volonté d'en absorber tout l'esprit. Je me forçais à prier mentalement,
-devant cette croix dessinée sur ce mur par cette ombre des barreaux,
-comme si cette croix eût été la vraie, l'enfant endormi vraiment le
-Sauveur, et j'attendais...
-
-
-Vers quatre heures Raillard parut, accompagné d'un autre homme, le
-docteur Couturier, revenu de son expédition nocturne et dans les mains
-duquel il allait remettre la malade. Il me suffit d'une seconde pour le
-comprendre: la Bouveron ne s'était pas trompée. Raillard savait qui
-j'étais, et déjà le médecin avait cédé la place au Jacobin. Pas tout à
-fait encore, puisque au lieu de m'avoir dépêché ses estafiers, il venait
-lui-même, avec son confrère. Il ne m'adressa pas la parole, mais je
-retrouvai dans ses yeux clairs le sinistre reflet d'acier de notre
-première rencontre. Couturier, lui, avait une honnête physionomie
-d'officier de santé. Son expression habituelle devait être la bonhomie
-craintive. Visiblement, il tremblait devant Raillard. Il avait été son
-concurrent timide avant 89. Depuis il était son suppléant épouvanté, en
-attendant qu'il devînt sa victime. Il n'était, en aucune manière, son
-complice. Je l'aurais deviné rien qu'au salut par lequel il répondit au
-mien, alors que la raideur significative de l'autre ne laissait aucun
-doute sur ses sentiments à mon égard. J'avais pris le parti, décidé à
-tenir mon rôle jusqu'au bout, de me présenter moi-même. A m'entendre
-proférer les syllabes de mon nom supposé, Raillard esquissa un geste
-réprimé aussitôt. Il venait de voir les yeux de la malade fixés sur lui.
-Le médecin avait de nouveau dompté le révolutionnaire. Il allait le
-dompter encore, après quelle lutte intérieure? L'événement m'a permis
-d'en mesurer l'intensité.
-
-
-Je m'étais retiré pour permettre à ces messieurs une consultation qui
-dura une longue heure. Je ne fus pas peu étonné, quand la porte se
-rouvrit, de voir le docteur Couturier reparaître seul.
-
---«Raillard est parti par l'autre sortie,» me dit-il. Puis, à voix basse,
-comme s'il eût appréhendé d'être entendu par le terroriste à travers
-l'espace: «Monsieur,» continua-t-il, «je ne veux pas savoir qui vous
-êtes. Raillard, lui, le sait. S'il ne vous a pas fait arrêter
-aujourd'hui, c'est que le devoir médical l'en a empêché... Devant son
-insistance à me demander si je croyais que la malade pût supporter une
-grande émotion sans être reprise d'accidents nerveux, peut-être mortels,
-j'ai compris qu'il se faisait un scrupule, appelé auprès d'elle comme
-médecin, de lui infliger une secousse morale qui la tuerait... Ah! c'est
-un homme bien étrange, et qui n'est pas ce que l'on croirait d'après
-certaines choses!... Il y a cinq ans seulement, il n'avait jamais fait
-que du bien à Morteau, et même à présent, voyez, par souvenir pour sa
-femme, il n'a inquiété personne ici, dans cette maison que l'ancien curé
-a léguée à sa servante.»
-
---«Et il a fait guillotiner M. François!» interrompis-je.
-
---«Ah! on vous a raconté?... Oui, c'est abominable, abominable!... Mais
-Raillard a cru que c'était son devoir. Il est persuadé que l'on assurera
-le bonheur de l'humanité pour toujours, avec certaines exécutions...
-D'ailleurs, il ne s'agit pas de cela... Il s'agit de vous... Tant qu'il
-croira votre femme en danger, il vous épargnera... Ensuite?...»
-
-Il avait hoché la tête d'un geste sinistre.
-
---«Merci, monsieur,» lui répondis-je en lui serrant la main. «Je devine
-que vous avez exagéré certains symptômes observés chez la malade pour
-impressionner M. Raillard... A moi, vous direz la vérité. Ma femme
-est-elle vraiment en danger?...»
-
---«Je ne le crois pas,» répliqua-t-il. «Contrairement à Raillard, je suis
-persuadé que le système nerveux est très intact et qu'aucun accident
-cérébral n'est plus à craindre...»
-
---«Croyez-vous qu'elle pourrait partir d'ici, cette nuit, sur une
-civière?» demandai-je brusquement.
-
---«Ce serait bien dangereux,» répliqua-t-il après un instant de
-réflexion... «Oui, bien dangereux...»
-
---«Est-ce absolument impossible?» insistai-je.
-
---«Impossible?... Non,» fit-il après un nouveau silence. «Sauvez-vous
-plutôt seul,» ajouta-t-il.
-
---«La laisser entre les mains de cet homme pour qu'une fois guérie, il
-lui fasse couper le cou?...» m'écriai-je. «Jamais!... Oui ou non, le
-considérez-vous comme capable de l'envoyer à la guillotine, quand il ne
-verra plus en elle une malade, surtout si je me suis échappé.
-Répondez?...»
-
---«Oui,» répondit le médecin. Puis, comme effrayé de sa propre audace, il
-prétexta la nécessité de retourner auprès de l'accouchée faire un
-pansement avant la nuit. Quant à moi, mon parti était pris. Raillard
-m'avait épargné, sûr que je ne m'enfuirais jamais seul. Dans cette
-certitude, il était probable que la surveillance de la maison ne serait
-pas très étroite. Sitôt Couturier parti, j'obtins de Mlle Bouveron
-l'adresse de quelqu'un sur lequel je pusse absolument compter. A la nuit
-tombante, je m'échappai par une fenêtre de derrière qui donnait sur une
-étroite ruelle, après avoir constaté qu'il n'y avait, pour épier les
-allées et venues, qu'un seul individu, attablé dans un cabaret à quelques
-pas de la porte. A prix d'or, j'obtins de l'homme chez qui la Bouveron
-m'avait envoyé, qu'un de ses camarades et lui se trouvassent dans la
-ruelle en question, vers minuit, avec un brancard. Je réveillai ma femme,
-que je mis au courant de mon projet, en lui disant la vérité. Alors, et
-cela me rend ce tableau de la _Nativité_ plus cher encore, cette créature
-héroïque me demanda cinq minutes pour faire une suprême prière si elle
-devait passer dans cette fuite, et elle la fit, tournée vers cette image
-de la Vierge et du Sauveur. Je regardai une dernière fois dans la rue. Le
-cabaret était toujours éclairé. L'espion dormait, les bras sur la table
-et la tête sur les bras. Ce pouvait être un sommeil simulé... J'étais
-dans un de ces moments où l'on risque le tout pour le tout. La civière
-que nos complices s'étaient procurée chez le fossoyeur,--un autre fidèle
-de la mémoire de M. François, mais quel symbole!--fut introduite par la
-fenêtre. Nous y plaçâmes la mère et l'enfant et nous la sortîmes par la
-même voie. Il était convenu que si nous rencontrions une patrouille, les
-porteurs diraient qu'ils allaient avec une malade à l'hôpital. Je devais
-les rejoindre sur une route où Mlle Bouveron me conduirait une demi-heure
-plus tard. La ville n'étant pas close de murs, cette évasion pouvait
-s'exécuter par un jardin abandonné de ses propriétaires. Il y avait
-quatre-vingt-neuf chances contre une pour que nous fussions pris. Les
-médecins à qui j'ai raconté depuis ce tragique épisode m'ont tous dit que
-la mort d'une femme accouchée de la veille, était, non pas probable,
-mais certaine, dans des circonstances pareilles. Il n'en est pas moins
-vrai que le lendemain, à midi, je me trouvais avec Henriette dans une
-chambre d'un petit village de la frontière suisse: elle couchée, son fils
-suspendu à son sein, et vivante, bien vivante, et l'enfant vivant, bien
-vivant. La Providence avait permis que ma folie fût une sagesse. Nous
-étions sauvés.
-
-
-VII
-
-... Je viens de regarder ce tableau de la _Nativité_, une fois encore,
-après avoir repassé en esprit les heures effroyables de ce Noël 1793, et
-j'ai dit devant lui une prière pour les âmes des cinq personnes qui
-payèrent de la vie leur charité envers nous: le docteur Couturier
-d'abord, puis Mlle Bouveron, Mme Poirier, enfin Jean Nadaud et Louis
-Fauverteix, les porteurs de la civière. Que leurs noms vous restent à
-jamais vénérables, mes enfants! C'est sur eux que la colère de Raillard
-s'exerça, quand il sut que sa proie lui échappait. L'implacabilité avec
-laquelle il fit emprisonner, juger et exécuter même son confrère
-d'hôpital, même la sœur de lait de sa femme, l'atteste: cette conscience
-faussée prétendit expier ainsi sa faiblesse d'un moment, devenue à ses
-yeux un crime de lèse-nation. Il ne s'est point pardonné de ne pas
-m'avoir fait moi-même arrêter sitôt découvert. Je viens de prier aussi
-pour lui, pour que ses forfaits lui soient remis, à cause de cette
-faiblesse, et, après tout, de sa sincérité. Je l'aurais certes envoyé à
-l'échafaud, comme on a fait justement, après la chute de Robespierre.
-Mais je l'aurais condamné sans le mépriser. Je ne le méprise pas encore
-aujourd'hui. Je le plains. Je suis sans doute le seul au monde à éprouver
-ce sentiment. Cet homme, d'une telle bonne foi pourtant, a laissé à
-Morteau et dans tout le pays de Doubs un souvenir exécré. Quand je revins
-dans cette petite ville au retour de l'émigration, son nom n'était
-prononcé, comme de son vivant, qu'avec épouvante. J'entreprenais ce
-voyage pour essayer de retrouver les traces de mes sauveurs. J'appris
-leur supplice. J'ai été récompensé de ce pèlerinage par la découverte,
-chez le fils de la mère Poirier, de cette toile, dont il avait hérité. Ce
-pauvre paysan me céda cette relique que j'ai eue toujours avec moi
-depuis. Je veux qu'elle ne vous quitte jamais non plus, mon fils. Les
-copies que j'en ai fait faire sont pour rester toujours auprès de mes
-autres enfants. Je vous répète, et à eux, que, sans elle, j'aurais sans
-doute fini assassin et suicide. Puissiez-vous, vos frères et vous,
-recevoir d'elle la même leçon de foi dans la Providence et d'acceptation
-chrétienne qu'elle m'a donnée dans une heure affreuse!
-
- Septembre 1907.
-
-
-
-
- II
- LES
- COUSINS D'ADOLPHE
-
- _A Charles Du Bos._
-
-Parmi les dîners périodiques qui réunissent à Paris, dans un cabinet de
-restaurant, des artistes, des écrivains, les compatriotes d'une même
-province, des camarades de lycée, d'école, d'atelier, d'anciens collègues
-de ministère, que sais-je? aucun n'a passé plus inaperçu que celui qui
-s'intitulait énigmatiquement: _les Cousins d'Adolphe_. Il fut fondé,
-voici quelques années déjà, par une demi-douzaine de fanatiques du
-célèbre roman de Benjamin Constant. C'était l'époque où M. Maurice Barrès
-venait de publier _Un Homme libre_, et cette _Méditation spirituelle_ sur
-l'amoureux de Mme Récamier qui commence: «J'aime qu'il cherche avec
-fureur la solitude où il ne pourra pas se contenir... J'aime les saccades
-de son existence qui fut menée par la générosité et le scepticisme, par
-l'exaltation et le calcul...» et la suite, jusqu'à l'_Oraison_: «Ainsi,
-Benjamin Constant, comme Simon et moi, tu ne demandais à l'existence que
-d'être perpétuellement nouvelle et agitée...» Ces pages subtiles et
-passionnées donnèrent à six ou sept jeunes gens l'idée d'une réunion
-bi-annuelle, sous l'invocation du chef-d'œuvre de cet homme supérieur,
-mais incohérent, auquel ils auraient volontiers dit, comme l'_Homme
-libre_: «Je te salue avec un amour sans égal, grand Saint, l'un des plus
-illustres de ceux qui, par orgueil de leur vrai _moi_, qu'ils ne
-parviennent pas à dégager, meurtrissent, souillent et renient sans cesse
-ce qu'ils ont de commun avec la masse des hommes...» Ces jeunes gens
-s'appelèrent les _cousins d'Adolphe_, et il faut croire qu'en dépit du
-paradoxe un peu enfantin qui les avait décidés à cette parenté
-imaginaire, ils avaient réellement entre eux des points de sympathie
-d'esprit très intimes. Fondé en 1889, le dîner des _Adolphes_ dure encore
-en 1909. La demi-douzaine n'est plus qu'un _quatuor_. Les cheveux noirs
-ou blonds sont devenus gris, ou s'en sont allés. Les trente ans sont
-devenus le demi-siècle. Et cependant les _Adolphes_ continuent de
-_sodaliser_--pour employer le mot d'un d'entre eux--au printemps et à
-l'automne. Je ne sais plus s'ils professent la même adoration pour la fin
-d'existence de Benjamin et son désarroi: «Toi-même, vieillard célèbre et
-mécontent, tu ne pus résister au plaisir de te déconsidérer...» Deux sont
-membres de l'Institut. Je ne sais pas non plus s'ils continuent d'admirer
-les «détours un peu brusques» des convictions de leur grand cousin, lors
-des Cent-Jours. Un des _Adolphes_ est à la Chambre le chef intransigeant
-d'un des groupes de l'opposition. Mais ce dîner au surnom naïvement
-agressif, c'est leur jeunesse, et ils s'obstinent à maintenir le rite de
-la fondation. Il y a toujours à leur table deux couverts mis pour deux
-_cousins d'Adolphe_: MM. Dominique et Muller, qui ne sont jamais
-venus,--et pour cause. Dominique, c'est Beyle qui signait ainsi ses
-lettres! Muller, c'est le pseudonyme que Gœthe avait pris pour voyager
-_incognito_ en Italie!
-
-Ce n'est pas manquer à la discrétion que de donner ces détails. Ils ne
-trahiront pas l'individualité vraie de ces inconnus. Ils prouvent
-seulement que ces fidèles de Benjamin étaient fortement teintés de
-littérature, quoiqu'il n'y ait jamais eu parmi eux qu'un homme de lettres
-professionnel. Mais tous, diplomates ou officiers, peintres ou simples
-oisifs, écrivaient peu ou prou. Ils étaient convenus, dès le premier
-dîner, de raconter chacun une anecdote à toutes les réunions, et ils sont
-demeurés fidèles à cette règle. Un d'eux, ce n'était pas l'homme de
-lettres,--autre paradoxe--s'avisa de tenir les archives de ces agapes et
-de transcrire le lendemain les récits de la veille. Les pages se sont
-accumulées. Les archives font aujourd'hui, à quatorze anecdotes par an,
-puis douze, puis dix, puis huit, un recueil d'une centaine
-d'historiettes, les unes, véritablement _Adolphiennes_, ainsi qu'il
-convenait à des jeunes gens adonnés à la culture de leur _moi_, les
-autres d'une plus large humanité,--c'est l'âge qui veut cela. Ayant eu
-entre les mains les gros cahiers où ces documents sont consignés, j'ai
-demandé au complaisant _cousin d'Adolphe_ qui me les avait prêtés, la
-permission de copier moi-même quelques-uns de ces récits et de les
-publier. Voici donc, prises un peu au hasard, six de ces _chroniques_
-d'aujourd'hui, toutes empreintes de ce que l'analyste de l'_Homme libre_
-appelait «le vif sentiment du précaire». Oh! la saisissante image qu'il a
-trouvée et qui pourrait servir d'épigraphe à ces archives, si elles sont
-jamais données dans leur entier: «J'ai vu un boa mourir de faim autour
-d'une cloche de verre qui abritait un agneau. Moi aussi, j'ai enroulé ma
-vie autour d'un rêve intangible...»
-
-
-
-
-III
-
-UNE RESSEMBLANCE
-
-Vous avez certainement lu, ces temps derniers, dans les journaux, la mort
-du comte Michel Steno, tué l'autre semaine dans une collision
-d'automobiles, comme il allait de Mestre à sa villa du Frioul. Cette
-nouvelle n'a été pour vous qu'un fait divers de l'ordre le plus banal.
-Pour moi, elle a évoqué une image d'autant plus saisissante que le
-caractère tragique de cet accident contrastait davantage avec le souvenir
-que je garde de lui. J'ai raconté ailleurs une des aventures de ce
-charmant Italien que j'ai[5] beaucoup fréquenté à Venise, sa patrie, à
-Rome, à Saint-Moritz, à Madrid.--Je m'y trouvais avec lui dans le
-délicieux printemps de 1886,
-
- ... O gioventù, primavera della vita!
- O primavera, gioventù dell'anno!...--
-
-à Paris enfin. Ces simples noms de villes, ainsi mis à côté les uns des
-autres, révèlent assez les goûts cosmopolites de ce fils des doges, que
-vous eussiez pris, à le rencontrer, pour un Anglais d'une haute classe.
-Ce faisant, vous lui eussiez procuré le plus naïf et le plus vif plaisir.
-Au fond, très au fond, Michel était, comme tous les Italiens,
-passionnément de son pays et de sa ville. Mais comme tous les Italiens
-aussi, il avait une terreur morbide, une _phobie_ presque du
-provincialisme, un désir exaspéré de participer à cette grande vie
-Européenne dont la péninsule a été longtemps comme exclue. Cette furie
-d'_Européanisme_, que Mazzini a le premier formulée en politique est le
-trait dominant de l'Italie actuelle. Ses vastes efforts collectifs en
-sont marqués, et les petites ambitions individuelles de chacun de ses
-représentants. En voulant que le comte Steno fût _a casa_, au _Cercle de
-l'Union_ à Paris, au _Turf_ ou au _Traveller's_ à Londres, au _Veloz_ à
-Madrid, à la _Cascia_ à Rome, Michel réalisait ce programme patriotique à
-sa manière. Sans doute, cette nouvelle direction de l'âme italienne était
-dans la nature des choses. Mais comment ne pas regretter la forte saveur
-locale d'autrefois? Que j'ai souvent pensé, par exemple, à frayer avec
-cet élégant Steno, qu'il avait déformé son type en le _cosmopolisant_! Je
-l'aimais pourtant, précisément à cause des linéaments tout Vénitiens que
-je discernais en lui. Sous l'anglomane, je démêlais le patricien qu'il
-eût été au dix-huitième siècle, le Magnifique, friand de voluptés fines,
-tel qu'il apparaît dans les peintures de Guardi et de Longhi, ou dans
-les mémoires de ce génial ruffian de Casanova. Il en avait le je ne sais
-quoi de délicat et de noble, même dans la galanterie; une espèce de
-lenteur, comme une sérénité aristocratique, même dans la passion. Avec
-son grand air d'ancien portrait, sa belle mine à la Titien, ou mieux à la
-Morone, il avait eu bien des liaisons. Ses succès de femme ne l'avaient
-rendu ni fat, ni vulgaire, comme il arrive si souvent. C'est qu'il avait
-su _penser ses plaisirs_. Je me le rappelle, surtout dans les longues
-soirées de ce printemps Madrilène auquel je faisais allusion,
-s'abandonnant à des demi-confidences. Il me contait alors de ces
-anecdotes significatives, pour lesquelles je donnerais bien des romans
-célèbres. Il y a dans les lettres de Stendhal une phrase qui caractérise
-joliment cette conversation de certains séducteurs: «On admirait chez lui
-une foule d'idées fines et justes, si l'on venait à parler des femmes.
-_Il les connaissait parce qu'il avait eu besoin de leur plaire et de les
-tromper._» Je voudrais rapporter une de ces anecdotes. Elle caractérise
-assez exactement le tour d'esprit et la sensibilité de ce personnage
-original. Et puis, elle illustre une théorie qui lui était très chère--il
-y est revenu devant moi souvent--sur ce que j'appellerai, d'un mot
-pédant: la loi des ressemblances. Steno prétendait que deux êtres, s'ils
-ont entre eux des similitudes profondes de traits, de regard, de gestes,
-de voix, ont aussi des similitudes profondes de destinée. «Les gens de la
-même espèce animale,» disait-il, «font toujours en toute circonstance la
-même espèce d'actions.» Mon expérience m'a conduit à croire qu'il avait
-raison. Il aurait eu tort, que ce petit récit conserverait encore, me
-semble-t-il, un intérêt de curiosité sentimentale. Je le transcris, tel
-qu'il me le faisait, ou à peu près, par une douce nuit d'été, non plus à
-Madrid, mais sur la terrasse d'un restaurant des Champs-Élysées, où j'ai
-tant causé avec lui, avec Barbey d'Aurevilly, Lord Lytton, Georges
-Brinquant, le sculpteur Maurice Ferrari, Luigi Gualdo... Que d'ombres!
-
- [5] Voir _la Seconde mort de Broggi-Mezzastris_ dans le présent
- volume.
-
-«... Il y a de cela dix ans déjà» avait commencé Steno, «J'étais très
-jeune et quoique je m'efforçasse de dissimuler cette faiblesse sous le
-plus imperturbable des aplombs, très timide, de cette timidité qui vient,
-à cet âge, de l'excès de l'émotion. Ai-je besoin d'ajouter que j'étais
-très amoureux? L'objet de cet amour était une grande dame Anglaise qui
-avait eu la fantaisie d'un établissement à Venise. Je ne sais pas si vous
-l'y avez rencontrée. Après y être venue pendant des saisons et des
-saisons, elle n'y a plus paru du tout. Je pourrais vous dire que c'est à
-cause de moi. Je n'ai pas la vanité de le penser. Lady Cynthia S... est
-une Anglaise. Cela suffit pour tout expliquer. Il n'y a que les Anglais
-pour se faire des _home_ de passage où vous les croyez fixés à jamais,
-tant ils y ont déployé de génie d'installation. Un jour, ils défont ces
-demeures comme ils les ont faites, et ils les reconstruisent ailleurs.
-Aux dernières nouvelles, Lady Cynthia habitait une ferme dans l'Afrique
-du Sud. Il y a quinze ans, elle occupait le premier étage du colossal
-palais Navagero, pas très loin de la _Madonna dell'Orto_, avec un de ces
-étroits jardins ombreux comme il n'y en a guère qu'à Venise. On en goûte
-plus délicieusement la fraîcheur et la couleur, dans ce paysage d'eaux
-mortes et de pierres. On trouve là un charme émouvant à un feuillage qui
-bouge, à une touffe d'œillets qui frissonne sur la lagune, au chant d'un
-oiseau qui volète dans les branches. C'est la poésie de la vie évoquée
-dans une ville où tout raconte la poésie de la mort. Durant mon enfance,
-j'avais connu ce jardin abandonné, comme le palais. Mon cousin, le vieil
-Alvise Navagero, habitait cette glorieuse maison _a la buona_, comme nous
-disons. Dès l'instant où Lady Cynthia eut eu le caprice de louer «l'étage
-noble», le _piano nobile_, l'endroit changea de physionomie. Rien ne fut
-gâté pourtant de ce qu'il avait de vénérable. L'énergie britannique eut
-tôt fait de nettoyer la façade, les chambres et les allées. Des meubles,
-des tapisseries, des tableaux reparurent sous les plafonds peints à
-fresque--par Tiepolo, s'il vous plaît. Des bancs de marbre et des statues
-surgirent dans le jardin. Ce fut une de ces restaurations qui n'altèrent
-pas la touchante vétusté des choses... Je vous dis cela pour vous faire
-comprendre, à vous qui connaissez Venise, quel cadre exquis faisait ce
-coin retiré de la ville:--les pierres rouges du palais, l'eau glauque et
-dormante du mince canal, les groupes épais des chênes verts--et dans ce
-décor la merveilleuse fleur d'aristocratie qu'était alors cette admirable
-jeune femme! Elle avait vingt-neuf ans, des cheveux blonds, de cet or à
-reflets bruns que Giorgione a su peindre. Grande, la taille haute, ses
-grands yeux bleus, couleur de pervenche, presque violets, regardaient
-d'un regard à la fois enfantin et fier. Ses traits étaient délicats, tout
-menus dans un visage de Diane chasseresse. Et quel teint, invraisemblable
-de fraîcheur, un de ces teints de fille des flots que l'existence au
-grand air a gardés si blancs, si roses, si transparents, en y fouettant
-le sang au lieu de le brûler! Et aussi quelle allure! Lady Cynthia
-déployait dans ses moindres gestes cette audace naturelle à une caste
-habituée, depuis des siècles, à la domination, cette aisance hautaine qui
-distingue les femmes nées comme elle, parmi tous les privilèges de la
-préséance héréditaire et de la fortune assurée. Souvent, à la voir qui
-passait dans sa gondole, j'ai eu l'évidence physique de l'identité entre
-ces deux reines des mers: l'Angleterre d'aujourd'hui et la Venise de
-jadis, hélas! Appuyée sur les coussins, la masse de ses cheveux fauves
-éclairée par le soleil, vêtue d'étoffes aux couleurs vives où se plaisait
-son goût hardi, elle m'apparaissait comme la sœur de ces dogaresses
-illustres, une Zélia Priuli, une Loredana Mocenigo, une Morosina
-Morosini, que les chroniqueurs nous décrivent allant de leur palais au
-Bucentaure dans des costumes splendides tout brodés de pierres
-précieuses. «_Rendeva luce dove si trovava_,» disait un de ces
-chroniqueurs à propos d'une d'elles. «Elle rayonnait de lumière là où
-elle se trouvait...» Je ne me rappelle jamais ces mots sans revoir Lady
-Cynthia. Ah! qu'elle était belle!
-
-«Je vous ai dit que, moi, j'étais timide. Je vous en donnerai une preuve
-saisissante quand j'aurai ajouté qu'habitant Venise, reçu chez Lady
-Cynthia et la rencontrant partout dans la société, je suis demeuré un an,
-vous m'entendez, un an sans oser lui montrer la passion dont j'avais été
-pris pour elle à première vue.
-
- Quando m'apparve Amor subitamente...
-
-Je me souviens. Je me répétais ce vers de Dante, indéfiniment, à cette
-époque. C'était toute mon histoire. J'avais reçu le coup de foudre, je
-m'en souviens si bien aussi, au théâtre de la _Fenice_, à l'une des
-toutes premières représentations de l'_Otello_ de Verdi, chanté par
-Tamagno comme il ne sera plus chanté. Je revenais d'une fugue en France.
-Les lettres de mes amis m'avaient appris la présence d'une Lady Cynthia
-S... à Venise, mais sans détails. Je ne l'avais jamais vue. J'entre dans
-la loge de ma mère. Je lorgne la salle au hasard, et voici que je
-rencontre, dans le champ de ma jumelle, ces cheveux d'or, ces yeux bleus,
-ce visage de rêve, ces épaules. «Qui est-ce?» demandai-je. Déjà de poser
-cette question insignifiante me troublait le cœur, comme si le timbre
-seul de ma voix devait me trahir. On me répond tout naturellement: «Mais
-c'est Lady Cynthia S...» Me croirez-vous? Pendant des années, je ne
-pouvais même penser à cette minute sans que l'émotion m'étouffât.
-Maintenant, voyez, je vous la raconte, comme s'il s'agissait d'un autre,
-en souriant. Quelle leçon de désenchantement, ces contrastes entre nos
-anciens désespoirs et nos tranquillités actuelles! Du jour où l'on sait
-qu'il n'y a pas d'éternels regrets, on sait aussi qu'il n'y a pas
-d'éternel bonheur, et alors c'est bien fini d'être jeune...
-
-»Hélas encore!... Dès ce temps-là, ma jeunesse était déjà très entamée.
-Je le constate à distance, en me rappelant que mon premier soin après
-cette soirée, fut d'interroger prudemment le tiers et le quart sur cette
-femme dont la beauté m'avait bouleversé de la sorte. Venise est, vous ne
-l'ignorez pas, la ville par excellence des _pettegolezze_, notre mot
-pittoresque pour traduire votre vilain mot, à vous: _potins_. Ma bonne
-chance voulut que cette petite enquête ne me révélât rien que de très
-simple. Je me serais tant fait mal autour du moindre mauvais propos! Je
-n'en recueillis aucun. Depuis son arrivée chez nous, Lady Cynthia ne
-s'était laissé faire la cour par personne. Elle était mariée et mal
-mariée, avec un colonel qui résidait aux Indes. Elle n'avait pas
-d'enfant, et, très riche de son propre chef--son père était lord V...,
-permettez-moi de vous taire encore son nom--elle vivait dans une absolue
-indépendance, qu'elle défendait jalousement. Sa physionomie altière,
-presque virginale et un peu sauvage, s'accordait si bien avec cette
-légende! Il suffit d'avoir regardé autour de soi pour savoir qu'une
-première désillusion physique dans le mariage donne presque toujours à la
-femme qui l'a subie une appréhension invincible de l'amour. Était-ce le
-cas pour Lady Cynthia? Je ne tardai pas à m'en convaincre à de tout
-petits signes, quand je lui eus été présenté: sa façon de causer avec les
-hommes d'abord, plus rude que gracieuse, et si distante, si
-surveillée,--le retrait de ses doigts dans sa poignée de main,--la
-froideur de son regard, moins défiant cependant que voilé,--le soin
-qu'elle avait d'éviter, dans ses entretiens, toute allusion aux choses de
-la vie sentimentale. Quarante-huit heures ne s'étaient pas écoulées
-depuis cette présentation, et cette certitude s'était déjà imposée à moi:
-au premier mot hardi prononcé en sa présence, elle ne me recevrait plus.
-A chacune de mes nouvelles visites au palais Navagero, cette conviction
-grandit en moi. Je les multipliai pendant les mois d'été, puis d'automne,
-que Lady Cynthia passa dans ce palais, devenu pour moi le centre du
-monde. Toutes mes journées furent bientôt combinées en vue du moment où
-je me retrouverais auprès d'elle, chez elle quand je pouvais, et, sinon,
-au théâtre, dans quelque maison amie, au Lido, sur la Place. L'instant
-si passionnément désiré arrivait. Cynthia était là auprès de moi. Je
-l'écoutais parler. Je la regardais respirer, bouger, et l'intensité de
-mon désir me paralysait, en même temps qu'une terreur qu'elle le devinât.
-Cent fois je me suis dit après ces rencontres: «Il faut la fuir», tant
-cette impression me devint tout de suite horriblement douloureuse! Je
-restais. Elle quittait Venise, et les semaines de son absence étaient
-pour moi des siècles. Je n'avais pas de cesse que je ne fusse dans le
-voisinage de l'endroit qu'elle habitait, à Londres, en Écosse, en
-Norvège. Je la revoyais, et c'était de nouveau cet incompréhensible
-mélange d'ardeur passionnée et d'épouvante, cette certitude surtout que
-je n'existais pas pour elle. Tantôt je me répétais: «Mais, c'est
-impossible qu'elle n'ait pas compris que je l'aime, et, si elle ne m'a
-pas renvoyé, c'est que cet amour ne lui déplaît pas. Si j'osais
-cependant?...» Tantôt je me répondais à moi-même: «Non. Elle ne voit
-rien. Elle ne comprend rien. Elle est si indifférente qu'elle ne prend
-pas plus garde à moi qu'au monsieur qui passe. A quoi bon me faire dire
-ce que je sais, ce que je vois, qu'elle ne m'aime pas, qu'elle ne
-m'aimera jamais?... Quand je ne pourrai réellement plus supporter cela,
-je m'en irai...» Et je ne m'en allais pas...
-
-»Il y avait donc un an que je menais cette existence, la plus misérable
-de toutes celles que j'aie connues. L'amour trahi, mais qui a goûté
-l'ivresse de la possession, vous déchire d'une affreuse douleur, du moins
-farouche, celle d'une blessure qui saigne. L'amour repoussé, mais qui
-s'est déclaré, trouve une force dans le fait d'avoir agi. Ce désastre est
-une vérité. On peut s'y appuyer pour prendre un parti. Mais cet amour
-sans bonheurs et sans malheurs, tel que je l'éprouvais, cet éternel recul
-devant l'aveu, ces alternatives, passionnées et silencieuses, de volontés
-aussitôt abandonnées et de renoncements jamais sincères, ce va-et-vient
-de la sensibilité toujours trompée dans son élan et le recommençant
-toujours, quelle usure, et, après des mois et des mois, quelle lassitude!
-Je vous épargne une élégie rétrospective, d'autant moins intéressante que
-la fin de cette agonie intime dépendait de moi. J'en ai eu un signe trop
-évident depuis. Je n'avais qu'à mieux regarder... Écoutez. Nous touchions
-de nouveau à la fin du mois de mai, qui fut étouffant cette année-là chez
-nous. Lady Cynthia venait de partir pour Londres, et naturellement je
-m'étais mis en route vers l'Angleterre, avec escale à Paris pour n'avoir
-pas trop l'air de la suivre. Je n'étais pas ici depuis huit jours que je
-rencontre, rue de la Paix, un matin, en sortant de mon hôtel, quelqu'un
-que vous avez bien connu et avec qui je m'étais lié à Venise ce printemps
-même, votre confrère et ami feu Claude Larcher. Vous savez qu'il était
-l'amant de Colette Rigaud.--Était-elle jolie dans le _Sigisbée_!--Vous
-savez aussi comme il était impulsif. Je ne m'étonnai donc pas trop,
-quoique nous soyons, nous, plus cérémonieux, de la fougue avec laquelle
-il me dit:
-
---«Vous êtes à Paris, cher comte? Quelle bonne chance! Il y a une
-répétition générale au Théâtre-Français. J'ai une loge. Je vous emmène,
-voulez-vous? C'est la fin de la saison et la pièce n'est pas trop bonne,
-je crois. Tout de même, c'est une petite curiosité...»
-
-»J'accepte. Je ne vous ferai pas de phrases sur la destinée. Nous avons
-en Italie un proverbe qui dit: «Quand on doit se rompre le cou, on trouve
-toujours un escalier.» (_Quando s'ha a rumpere il collo, si trova la
-scala._) Vers les deux heures, j'entrais à la Comédie. Jugez de mon
-émotion en reconnaissant--je ne trouve pas d'autre mot--une des artistes.
-Je l'appellerai Lucienne, avec votre permission. Elle est retirée du
-théâtre aujourd'hui, et mariée. C'était, à travers toutes les différences
-de toilette, de race, de condition sociale, une sosie de Lady Cynthia:
-même beauté enfantine et un peu farouche, même chevelure d'or à chauds
-reflets, même fierté des yeux, du port de tête, de la bouche, et moi, je
-m'entendis prononcer de la même voix étouffée que j'avais eue à Venise,
-dans la loge de la _Fenice_. Quelle étrange analogie encore!
-
---«Qui est-ce?
-
---«Mais c'est Lucienne,» me répondit Claude, et il ajouta, me prouvant
-ainsi que ma passion ne me rendait pas la dupe d'un mirage: «Ne
-trouvez-vous pas qu'elle ressemble beaucoup à notre amie de Venise, la
-belle Lady Cynthia?...
-
---«Un peu, en effet,» répliquai-je, la voix ferme et claire cette fois.
-Je défendais mon secret. Et j'écoutais Larcher continuer:
-
---«C'est une fille singulière... Que lui est-il arrivé dans sa vie? On
-dirait qu'elle a, trop jeune, traversé quelque chose de trop amer,
-qu'elle a été brutalisée, martyrisée, et qu'elle a peur de l'amour... Oh!
-ce n'est pas une vertu. Il s'en faut. Elle est entretenue par un des
-Mosé, _ad pompam_, pour parler comme nos pères. Il vient chez elle se
-faire raconter les ragots du jour, tous les matins, une heure. Il
-approche des soixante-dix ans, mais avec deux millions de rente.--Et il a
-Lucienne comme il a des chevaux de courses. Tenez, regardez-le, dans
-cette baignoire d'avant-scène, à droite. Est-il vilain! Dieu! est-il
-vilain!... Mais elle?... Qu'elle est belle!...» Et comme il voyait que je
-continuais à ne pas la quitter de ma lorgnette: «Elle est assez liée avec
-Colette. Voulez-vous que j'essaie de la faire dîner avec nous, ce soir,
-après la répétition? Vous êtes libre? Parbleu, si elle l'est aussi, nous
-mangerons tous quatre au Café Anglais. Oh! ce ne sera pas la _Calcina_,
-avec sa treille, le merle qui siffle dans sa cage de bois, et ce vin de
-Valpolicella que le garçon nous qualifiait gentiment d'_amabile_! Vous
-rappelez-vous? Ne vous faites pas d'illusion, Lucienne n'a rien de commun
-non plus avec la Véronèse, et vous perdrez votre temps si vous lui faites
-la cour. Mais elle est agréable à regarder de près...»
-
-»Larcher ne se doutait pas combien cette évocation de Venise en ce
-moment, et tandis que j'avais devant moi cette sœur par le visage de
-celle que j'aimais, me remuait profondément. Ce n'était, comme vous le
-pensez, ni le souvenir de ce petit restaurant sur les _fondamenta alle
-Zattere_, ni celui d'une assez jolie danseuse très galante et qui n'avait
-pas fait languir Claude. Non. C'était cette ressemblance, plus intime
-encore et plus profonde que je ne l'avais imaginée, puisqu'elle allait
-des traits et de l'expression du visage jusqu'au caractère et jusqu'à la
-destinée. Moi-même, une sorte de trouble, très analogue à celui qui
-m'avait toujours saisi devant Lady Cynthia, commençait à m'envahir. Je
-désirais et je redoutais à la fois ce dîner, improvisé soudain par la
-complaisance de Claude Larcher. J'aurais voulu que Lucienne fût libre de
-s'y rendre. Je souhaitais qu'elle ne le fût pas, et quand, après
-l'entr'-acte, Claude revint me dire qu'elle acceptait et que le dîner
-aurait lieu, en eus-je du plaisir ou du regret? Je n'aurais su le dire.
-Je me vois encore, à la toute dernière minute, assis à ma table et
-griffonnant pour mon amphitryon un billet d'excuse. Je sonnai, avec
-l'intention d'expédier ce message au Café Anglais. Le _boy_ de l'hôtel
-arriva, et je l'envoyai me quérir un fiacre, pour ne pas manquer le
-dîner. Cinq minutes plus tard, cette voiture m'emportait vers le
-restaurant et je jetais par la croisée de la portière les fragments
-déchirés de ma lettre d'excuse.
-
-»N'attendez pas que je vous raconte une de ces substitutions de femmes,
-comme il s'en produit si souvent, lorsqu'un amoureux rencontre dans le
-demi-monde, ou plus bas encore, une créature qui lui _pose_ celle qu'il
-aime. Non. Ce fut plus compliqué tout ensemble et plus simple. A un
-moment de ce dîner où j'admirais combien Lucienne avait, dans ses
-moindres gestes, la réserve et la sauvagerie de Lady Cynthia, un
-mouvement involontaire me fit toucher son pied de mon pied, sous la
-table. Elle me regarda. Ses yeux exprimaient cette sorte d'étonnement un
-peu ému qui est comme l'anxiété animale de la femelle, quand elle sent
-qu'elle va être poursuivie par le mâle. Elle avait retiré son pied.
-J'osai approcher de nouveau le mien, volontairement cette fois. Elle me
-regarda encore, mais elle ne se retira plus. Elle tomba dans un silence
-sur lequel Colette Rigaud, plus savant psychologue que son ami et que
-moi, ne se trompa point. Car, deux heures plus tard, elle avait trouvé le
-moyen de me mettre en voiture avec sa camarade, et minuit n'avait pas
-sonné que cette femme, dont Claude m'avait annoncé qu'on ne lui
-connaissait pas d'aventures et qu'elle avait horreur de l'amour, se
-donnait à moi avec une sauvagerie dans l'ardeur aussi passionnée
-qu'avait été sa réserve au premier abord. Je lui avais été présenté à
-huit heures!
-
-»La conclusion de cette histoire, vous la devinez? Je quittai Lucienne en
-lui promettant d'aller la rejoindre, le soir, à la Comédie, où elle
-jouait dans la pièce répétée généralement la veille. Je n'étais pas
-plutôt à mon hôtel que je donnai ordre à mon valet de chambre de faire ma
-malle, et de réclamer ma note. Le temps de passer chez un bijoutier et
-d'envoyer un souvenir à ma conquête de la nuit, avec une lettre de
-regrets prétextant un télégramme reçu et la nécessité d'un départ
-immédiat, j'étais dans le rapide de Calais. C'est la seule circonstance
-de ma vie où j'aurai été brutal dans une rupture, mais je n'avais plus
-qu'une idée dans l'esprit et dans le cœur: _je me trompais depuis un an
-sur Lady Cynthia_. Que j'eusse plu avec cette foudroyante rapidité à sa
-sosie et que celle-ci me l'eût d'abord caché sous ce masque de fierté
-froide pour céder à mon premier geste d'audace, c'était pour moi la
-certitude que Lady Cynthia m'aimait aussi. C'en était au moins la
-possibilité... Ah! je serai bien vieux, bien usé, quand je ne frémirai
-plus au souvenir de mon arrivée à Londres et de mon acheminement vers la
-maison qu'elle habitait près de Hyde Park. Dans cette jolie demeure
-décorée par Adams, elle cessait d'être le Giorgione qu'elle était à
-Venise, pour devenir le plus charmant des Reynolds... Elle était seule.
-Elle me reçut, comme toujours, au palais Navagero, avec ce visage
-impassible, ces yeux ailleurs, cette farouche pudeur... A une minute, me
-ressouvenant de Lucienne et de leur ressemblance, j'ose commencer de lui
-parler de mes sentiments. Je surprends dans ses prunelles _le regard de
-l'autre_, quand nos pieds s'étaient rencontrés. Je lui prends la main.
-Elle ne la retire pas. La folie m'emporte. Mes lèvres se posent sur ses
-lèvres. Elle met la main sur son cœur, comme pour en comprimer les
-battements. Elle devient pâle, à me faire croire qu'elle allait mourir.
-Mais elle m'avait rendu mon baiser!...
-
-«Que de fois j'ai cherché à savoir de Cynthia depuis,» conclut Michel
-Steno après un silence, «pourquoi elle m'avait caché ses sentiments si
-longtemps. Car elle m'avoua bien vite qu'elle m'aimait depuis le premier
-jour:
-
---«Et toi-même?» m'a-t-elle toujours répondu.
-
---«Tu me faisais peur, lui disais-je alors.
-
---«Et moi aussi, j'avais peur!» reprenait-elle. «Si peur!...» Et elle ne
-manquait jamais de me questionner sur le moment où j'avais pris tout d'un
-coup de l'audace et pourquoi. Je me suis souvent demandé ce qui serait
-arrivé si je lui avais dit la vérité. En aurait-elle été indignée ou
-touchée? Et je me suis aussi souvent demandé si je n'aurais pas mieux
-fait d'user ma passion pour elle auprès de sa sosie et de prolonger mon
-aventure avec la pauvre actrice, qui ne m'eût donné que du plaisir, au
-lieu que ma liaison avec Lady Cynthia eut des épisodes si cruels. Mais
-on n'aime pas pour être heureux. C'est encore un proverbe de mon pays:
-«L'amour ne fait honneur à personne et à tous il fait douleur.» (_L'amore
-a nessuno fa onore é a tutti fa dolore._) Et pourtant, sans cette
-douleur, vaudrait-il la peine d'avoir vécu?...»
-
-
-
-
-IV
-
-LE VENIN
-
-
-I
-
-Ce soir-là, Frédéric Moysset avait dîné au cercle. On était au
-commencement du mois d'août. Rentré en France vers la mi-juillet, après
-une longue absence,--sept mois passés sur le yacht d'un ami dans l'Océan
-Indien et les mers du Japon,--Moysset se trouvait retenu à Paris par le
-règlement de quelques affaires. Ce séjour dans cette ville, presque vide
-à ce moment de l'année, ne lui déplaisait pas. Bien qu'il appartînt au
-monde le plus banal, celui des viveurs riches, Frédéric était précisément
-le contraire d'un être banal. Fils d'un très grand industriel du nord, il
-avait dans sa physiologie d'homme très brun, l'évidence d'une hérédité
-espagnole. Les Flandres ont appartenu à Charles Quint et à Philippe II.
-C'est de quoi expliquer un atavisme qui donnait à ce simple bourgeois,
-originaire de Lille, le teint pâle et les yeux noirs d'un cavalier des
-_Caprices_. Il y avait du Maure dans ce garçon aux os fins, petit de
-taille, souple de mouvements et qui prenait naturellement l'attitude
-calme et fière des Arabes de grande race. Ce masque sérieux, presque
-tragique, semblait démenti par la bonhomie habituelle à Moysset, qui
-n'avait guère d'autre conversation que celle d'un homme de club et de
-sport, et par son train d'existence, celui d'un célibataire de son âge et
-de sa classe. A de certains signes, pourtant, on démêlait en lui des
-touches inattendues de caractère: un fond d'ardeur, presque de
-sauvagerie, qui se traduisait par le goût du danger, une sensibilité tout
-près d'être violente, qui le rendait parfois très dur dans les
-discussions, du romanesque enfin, de quoi justifier ce profil
-d'Abencerage. Il avait toujours déployé, même vis-à-vis des filles, une
-susceptibilité de cœur et des délicatesses de façons, bien singulières
-dans son monde. L'aventure que je veux raconter ne se comprendrait guère
-chez un Parisien de 1907,--c'est sa date,--sans cette hypothèse qu'une
-goutte de sang est venue du pays de Cervantes dans les veines de cet
-oisif et de ce sportsman, à travers et par-dessus combien de générations?
-L'entreprise de filature à laquelle Frédéric doit ses quatre-vingt mille
-francs de rente, remonte au commencement du dix-huitième siècle. Presque
-une noblesse! Aussi bien le cercle où se joue la première scène de ce
-petit drame, n'est rien moins que le Jockey-Club. Frédéric en fait partie
-tout naturellement, malgré son nom peu aristocratique, comme le
-beau-fils du marquis de Fontenay-Gauvain. Mme Moisset demeurée veuve,
-avec cet enfant unique et tout jeune, a redoré le blason d'un très
-authentique descendant du Fontenay-coup-d'épée, lieutenant colonel de
-Navarre, tué si bravement au siège de Saint-Omer, en 1638.
-
-Le cercle était presque vide, et, Frédéric, son dîner achevé, fumait son
-cigare, paisiblement, quand il fut interpellé par un de ses camarades de
-fête, un certain Robert de Mauvilliers, qu'il n'avait pas rencontré
-depuis son retour. Celui-là sortait d'un restaurant, où il avait dîné en
-tête-à-tête avec un Musigny un peu trop capiteux. Il avait cette face
-allumée, cet œil brillant, ce geste hardi, ce parler haut de l'homme
-bien élevé qui se tient encore. Deux cock-tails de plus, il sera
-parfaitement ivre.
-
---«Ai-je bien fait de monter!» commença-t-il. «Toi ici?... Ah! Mon vieux
-Frédéric, ce que c'est bon de se revoir!... Tu vas me conter ton
-voyage... Que fais-tu, ce soir?... Rien?... Valet de pied... Un
-Brandy-Soda...»
-
-Et Mauvilliers de s'installer à côté du compagnon merveilleusement offert
-à sa solitude, et de l'interroger, en faisant lui-même une réponse sur
-deux avec une loquacité que l'excitation de l'eau-de-vie, ajoutée à celle
-du Bourgogne, n'était pas pour calmer. Comment s'en plaindre, quand on a
-été absent de Paris durant des jours, et que l'on a auprès de soi, une
-chronique causée de tous les incidents qui se sont produits dans votre
-milieu familier pendant cette absence? Vraiment? Auguste n'est plus avec
-Lucie?... Le petit de Pleures épouserait une Mosè? Est-ce possible?...
-Alors Machault s'est laissé mourir?... Manicamp s'est refait à la
-Bourse?... Tant qu'un second Brandy-Soda ayant succédé au premier, et un
-troisième au second...
-
---«Alors, tu pars pour Dieppe après-demain. C'est drôle, quand j'en
-arrive... Où descends-tu?...»
-
---«Chez ma tante de Russy...»
-
---«Charlotte de Russy? Ta tante?»
-
---«C'est-à-dire qu'elle est la sœur de mon beau-père. Je l'appelle ma
-tante, quoiqu'elle soit à peu près de mon âge. Nous avons été élevés
-ensemble.»
-
---«Alors tu t'intéresses à elle?» demanda Mauvilliers.
-
---«Quelle question? Pourquoi?...»
-
---«Parce que... On ne devrait jamais se mêler des histoires des jolies
-femmes... Mais, tout de même... C'est un service à lui rendre, et tu n'es
-ni son mari ni son amant... Enfin, fais-lui savoir qu'elle se défie de
-Grécourt.»
-
---«Quel Grécourt?»
-
---«Antoine. Il parle d'elle, et il en fait parler.»
-
---«Voyons, Mauvilliers,» demanda Frédéric, devenu tout d'un coup très
-sérieux, et prenant son interlocuteur par le bras... «Tu ne veux pas
-dire?...»
-
---«Qu'il y a quelque chose entre eux? Je n'en sais rien, et je le
-saurais que je ne m'estimerais pas de te le dire. Mais je sais qu'il fait
-parler d'elle, et, cela j'ai bien le droit de te le dire, comme je le lui
-dirais à elle, si je la connaissais autrement que pour dîner chez elle
-une fois par an... Ah! çà,» continua-t-il en regardant Moysset, dont le
-masque devenait si sombre que même l'ivrogne s'en apercevait. «Aurais-je
-fait une gaffe?»
-
---«Non,» répondit Moysset, «mais j'ai pour Charlotte une bonne amitié, et
-tu m'en as trop dit pour t'arrêter... Grécourt fait parler d'elle? En
-quoi? Comment?...»
-
---«Si, si! J'ai fait une gaffe,» insista Mauvilliers. «Encore une fois,
-je ne sais rien de plus... Quelqu'un dont on parle, ça se comprend de
-soi. Il l'affiche, comme toutes les femmes qui ont la sottise de se
-laisser prendre à ses jolies manières. Car il a de l'allure, l'animal;
-mais n'en est pas moins un mufle... D'ailleurs, puisque tu vas à Dieppe,
-ouvre tes yeux.»
-
-
-II
-
-Mauvilliers avait changé de conversation, aussitôt ces paroles
-prononcées. Il les avait senties imprudentes. Les demi-ivresses alternent
-ainsi entre l'aveugle impulsion et la lucidité. Frédéric Moysset, de son
-côté, interrompit son enquête, et les deux camarades finirent leur soirée
-dans un café-concert, l'un, ayant oublié déjà ses propos de tout à
-l'heure sur Charlotte de Russy et Antoine de Grécourt, l'autre paraissant
-les avoir oubliés. Ils riaient tous deux gaiement quand ils se
-séparèrent, sur le coup d'une heure du matin, après s'être encore
-promenés et avoir devisé indéfiniment le long de l'avenue des
-Champs-Élysées. Le pas un peu trop appuyé de Mauvilliers n'eut pas plutôt
-tourné l'angle du boulevard de la Madeleine, où ils se quittèrent, que le
-visage de Frédéric prenait une autre expression. Quand il franchit le
-seuil du petit hôtel qu'il habitait, près du parc Monceau, une véritable
-anxiété contractait ses traits. Cette même anxiété se lisait au fond de
-ses yeux, sur son front, autour de sa bouche, lorsqu'il s'installa dans
-le train de Dieppe, non pas le surlendemain de cette conversation avec
-son camarade, comme il l'avait annoncé, mais le lendemain même. Ce petit
-voyage avancé de vingt-quatre heures, c'était la preuve que l'autre ne
-s'était pas trompé en se reprochant sa «gaffe». Pourtant, le neveu par
-alliance de la jolie Mme de Russy n'avait pas menti quand il avait dit
-n'avoir pour elle qu'une bonne amitié. Jamais, depuis le jour, où le
-futur beau-fils du marquis de Fontenay, alors petit garçon, s'était
-trouvé en présence de Charlotte, alors petite fille, non, jamais le
-pseudo-neveu et la pseudo-tante n'avaient eu entre eux d'autres rapports
-qu'une camaraderie, familière mais si absolument innocente, si étrangère
-à toute nuance de coquetterie! Il y a certes des sentiments qui
-s'ignorent entre jeunes gens, élevés ensemble, et ils découvrent
-subitement s'être aimés sans le savoir, trompés, pendant des années, par
-le mirage de leur compagnonnage d'enfance. Était-ce le cas pour Frédéric
-et Charlotte? Si oui, le mariage de celle-ci, huit ans auparavant, aurait
-été l'occasion de cette découverte, ou pour l'un ou pour l'autre. Bien au
-contraire, jamais la jeune fille n'avait été plus sincère qu'en demandant
-à son «frère-neveu» comme elle l'appelait gentiment, d'être son témoin,
-et jamais le jeune homme n'avait donné une plus loyale, une plus cordiale
-poignée de main que celle qu'ils échangèrent, Édouard de Russy et lui, à
-l'annonce des fiançailles. Non, Frédéric n'était pas amoureux de
-Charlotte. Quand ils s'étaient quittés, lors de son départ pour les
-Indes, leur adieu avait été aussi tranquille que leur revoir à son
-retour.
-
---«Tu m'écriras, petite tante, et pas seulement des cartes postales?»
-
---«Une discrétion que c'est toi qui ne me répondras pas, monsieur mon
-neveu...»
-
---«Hé bien! La discrétion? C'est moi qui l'ai gagnée, madame ma tante.»
-
---«C'est pourtant vrai! On n'a le temps de rien, à Paris...»
-
-Ces propos échangés sur le quai de la gare, à sept mois de distance,
-étaient-ils donc simulés? Non encore. Pourtant Moysset gardait sur le
-cœur, depuis que Mauvilliers lui avait parlé, ce poids que les jaloux
-connaissent trop bien. Il avait mal dormi le reste de la nuit, et,
-maintenant, à mesure que son train approchait de Dieppe, ce cœur
-battait, à l'idée de sa rencontre avec Mme de Russy. A l'image souriante
-et gaie qu'il gardait de sa tante-sœur, une autre commençait de se
-substituer. Vingt petits signes, auxquels il n'avait pas pris garde, se
-présentaient à sa pensée: un amaigrissement de ce joli visage, comme
-aminci, comme fondu. Ce n'étaient plus ces joues fraîches et pleines de
-grande petite fille qu'elle avait encore l'autre année. Son regard non
-plus n'était pas tout à fait le même. Il avait une profondeur singulière.
-Sa voix prenait par instants une note plus grave, comme sa conversation
-se traversait de silences.
-
---«Où avais-je la tête?» se disait Frédéric. «Elle aime, c'est évident.
-Mais cet Antoine de Grécourt?... Est-ce possible?...»
-
-Si le jeune homme eût lu clairement dans sa propre sensibilité, il se
-serait un peu méprisé d'éprouver une impression au demeurant assez
-vulgaire. Nous voyons, tous les jours, tous les hommes ou presque, la
-ressentir auprès des femmes connues pour avoir eu des galanteries.
-Charlotte jeune fille était restée pour Moysset la compagne d'enfance. Il
-ne s'était pas permis de la sentir devenir femme. Mariée, il avait
-continué de respecter, dans sa pensée, leur commune adolescence. La seule
-idée qu'elle avait un amant venait de changer tout d'un coup cette
-quiétude absolue en un trouble, encore inconscient, encore indéfinissable
-pour lui-même, mais si étrange. Il ne pouvait pas s'empêcher de subir une
-petite émotion sensuelle qu'il n'avait jamais connue auparavant, à se
-répéter ces mots: «Charlotte a un amant, et ce Grécourt!...» Une espèce
-d'âcreté inondait son âme, en même temps qu'une pitié l'envahissait, non
-moins indistincte, tout aussi informulée,--celle qui nous prend devant la
-déchéance d'un être que nous connûmes délicat, intact et pur. Les hommes
-les plus accoutumés à fréquenter les milieux de libertinage sont souvent
-ceux qui éprouvent le plus vivement cette pitié. Ils se rendent mieux
-compte du niveau auquel s'abaisse une honnête femme qui cesse de l'être.
-
---«S'il en est encore temps, je la tirerai de là...»
-
-C'est sur cette résolution que Frédéric acheva ce voyage, qui lui sembla
-bien long. Il n'avait pas envoyé de dépêche à Charlotte, en sorte
-qu'aucune voiture ne l'attendait à la gare. «Pourquoi déranger ses
-projets d'emploi de journée?» avait-il prétexté à ses propres yeux. En
-réalité, cette arrivée à l'improviste lui ménageait des possibilités de
-surprise. Il eut honte de cette demi-ruse, quand, descendu de son fiacre
-à la porte de la villa, il se trouva brusquement en face de Mme de Russy.
-Elle se promenait seule dans son jardin:
-
---«Tiens! Tu as avancé ta visite? Ah! C'est gentil! D'autant plus que je
-suis veuve. Oui. Mon maître et seigneur est parti en Angleterre pour une
-huitaine, une quinzaine. Je ne sais pas. C'est comme çà...»
-
-La charmante femme disait ces mots, en souriant à demi, toute mince dans
-sa robe claire. Ses cheveux massés sous son chapeau de dentelle se
-nuançaient de reflets fauves dans leur épaisseur blonde. Un point noir
-luisait au centre de ses prunelles bleues, et, de tout son être, comme
-pour démentir la gaieté insouciante de ses paroles d'accueil, se
-dégageait une nervosité dont Moysset eut aussitôt la preuve. Tandis qu'il
-lui répondait, elle tenait à la main un bouquet de roses qu'elle portait
-sans cesse à son visage, comme pour les respirer, et, chaque fois, ses
-dents saisissaient un pétale, le déchiquetaient, puis en mordillaient
-tout de suite un autre, si bien qu'au moment de la rentrée dans la villa,
-après un quart d'heure de cette promenade à pas lents, le bouquet ne
-montrait plus que des tiges vertes et feuillues, terminées à leurs
-pointes par des lambeaux de fleurs, fièvreusement détruites. Charlotte
-jeta ce débris dans l'allée d'un geste dégoûté. Ses doigts crispés
-trompèrent leur impatience en tournant et retournant le manche en Saxe de
-son ombrelle. La conversation avait consisté, durant ces quelques
-minutes, en des monosyllabes distraits, par lesquels elle répondait à son
-interlocuteur, sans l'écouter:
-
---«Tu viens aux courses après le déjeuner?» lui demanda-t-elle.
-
---«Oui,» répondit-il, et, curieux de savoir si elle prononcerait un
-certain nom: «Est-ce qu'il y a beaucoup de monde à Dieppe, cette année?»
-demanda-t-il.
-
---«Tout Paris,» fit-elle. Puis, comme distraite, après un silence:
-«Est-ce que tu as rencontré une petite princesse Ardea?»
-
---«Non,» répondit-il: «Pourquoi?»
-
---«Pour rien. Pour savoir ton opinion sur elle. Elle a beaucoup de
-succès... Mais je t'empêche de monter à ta chambre. Le déjeuner est à une
-heure, les courses à deux et demi...»
-
-Rien de mystérieux dans ces propos, sinon un imperceptible changement
-d'accent pour prononcer le nom de cette princesse Italienne, qui,
-évidemment, était la triomphatrice éphémère de cette saison, dans cette
-élégante ville de bains de mer. Frédéric ne devait pas tarder à connaître
-le motif pour lequel cette vogue de la grande dame étrangère était
-insupportable à Charlotte de Russy. Il devait, du même coup, apprendre, à
-n'en pas douter, que l'indication donnée par Mauvilliers n'était pas une
-simple étourderie de ce peu sobre, mais loyal camarade. Le déjeuner avait
-donc eu lieu, et, par extraordinaire, la jeune femme avait été exacte à
-table, ce dont son pseudo-neveu l'avait complimentée, comme de sa
-toilette:
-
---«Alors tu me trouves bien?...» avait-elle demandé, et, autre nuance
-singulière, presqu'avec supplication. Moysset n'osa pas lui dire qu'elle
-avait eu seulement le tort de se mettre un peu trop de rouge. A la
-regarder, il se rendit compte qu'elle eût été par trop pâle, sans cet
-artifice. Sa physionomie dénonçait une fatigue profonde. A peine si elle
-toucha aux plats, et, quand une heure plus tard, ils s'assirent l'un à
-côté de l'autre dans l'automobile qui les emportait vers le champ de
-courses, il put constater qu'elle avait la fièvre. En arrangeant les plis
-de la couverture qui les gardait tous deux de la poussière, il lui
-effleura le bras par hasard. Ce bras était brûlant.
-
---«Tu n'es pas souffrante?» interrogea-t-il.
-
---«Moi?» dit-elle. «Quelle idée! Pourquoi serais-je souffrante? Je me
-sens très bien, très bien...»
-
-Elle riait en prononçant ces mots, d'un rire qui sonnait si faux!
-Frédéric se dit en lui-même: «J'ai bien fait de venir.» Ses sentiments
-complexes et troublés de la veille et du matin remuèrent en lui. Ils se
-firent plus intenses lorsque, entrés sur la pelouse du champ de courses,
-sa compagne et lui, il observa l'agitation grandissante de la jeune
-femme. Ils s'étaient arrêtés dans un premier groupe de gens de leur
-connaissance, puis dans un second. Ce fut alors qu'une phrase, dite à
-Charlotte par une des personnes de ce groupe, fit tressaillir Frédéric.
-
---«Nicoletta Ardea est-elle belle aujourd'hui? Vous ne l'avez pas vue?...
-Tenez, là, à droite, avec Grécourt, naturellement...»
-
-Dans un même coup d'œil et avec la rapidité presque électrique du regard
-à de pareils moments, le jeune homme vit à la fois le groupe désigné par
-la perfide amie qui dénonçait l'attitude d'Antoine de Grécourt à la femme
-jalouse, et le bouleversement à peine dominé de celle-ci. Charlotte
-éclata de nouveau du rire aigu qu'elle avait eu tout à l'heure dans
-l'automobile, puis elle dit d'une voix très haute, mais où tremblait sa
-rancune:
-
---«Pour moi, c'est l'Italienne des boîtes d'allumettes bougies.»
-
---«C'est pour cela sans doute qu'Antoine a pris feu si vite,» repartit
-l'autre. «On ne croirait jamais qu'ils ne se connaissaient pas, voici
-quinze jours...»
-
-La princesse et son attentif semblaient engagés en effet, dans une
-conversation si intime qu'ils ne prenaient pas garde à la surveillance du
-petit monde réuni dans l'enceinte du pesage. Ils marchaient d'un pas
-lent: elle, superbe de lignes et d'allures, avec cette grande et
-puissante beauté propre aux femmes de son pays, et qui fait paraître si
-aisément un peu pauvres les grâces fines de la Française, lui, charmant
-de souplesse féline. Il réalisait si bien le type de ce qu'il était
-réellement: le séducteur spirituel et implacable du dix-huitième siècle,
-le roué aux jolies manières, féroce de légèreté! Il la prouvait, à cette
-minute, cette férocité, en affichant, sur ce champ de course, sa conquête
-du jour, sous les yeux de sa maîtresse de la veille. Car il était l'amant
-de Mme de Russy: le changement remarqué par Frédéric chez sa compagne
-d'enfance, ne faisait que révéler la métamorphose accomplie dans cette
-destinée par cette aventure sentimentale. Si Moysset avait conservé
-quelques doutes, il les eût perdus à voir cette Charlotte qu'il avait
-connue réservée, presque timide, se permettre tout à coup la plus
-extraordinaire action, la plus compromettante. Mais de quelle folie n'est
-pas capable une femme amoureuse et bravée en face?
-
---«Monsieur de Grécourt!» cria-t-elle soudain à l'infidèle, et, d'une
-voix très haute, impérieuse, colère, quand le couple se trouva plus
-rapproché encore, elle répéta: «Monsieur de Grécourt!...» Et, comme
-celui-ci, un peu décontenancé, malgré sa fatuité, s'arrêtait, hésitant:
-«J'ai à vous parler cinq minutes.»
-
---«Allez,» fit l'Italienne du geste à son cavalier. Grécourt hésita
-encore, puis d'un pas décidé, il vint au devant de Mme de Russy, qui, de
-son côté, avait marché vers lui. Les deux amants firent ensemble quelques
-pas, sans qu'aucun des témoins de cette étrange scène se permît d'émettre
-une remarque. Frédéric était là, et sa parenté avec l'héroïne de cette
-algarade, suffisait pour imposer ce silence. Il tremblait que Charlotte,
-évidemment exaspérée, n'achevât de se perdre en laissant par trop deviner
-qu'elle faisait à Antoine une scène de jalousie. Cette crainte fut
-heureusement trompée. Quelles que fussent les plaintes ou les menaces
-proférées dans ce tête-à-tête par Mme de Russy, du moins sa voix n'eut
-aucun éclat, aucune larme ne coula sur ses joues. Antoine de Grécourt ne
-cessa pas non plus d'avoir la tenue correcte d'un homme bien élevé qui
-parle de choses indifférentes avec une femme de son monde. Seulement,
-quand ils se séparèrent, lui, pour retourner auprès de la princesse
-Ardea, Charlotte de Russy pour revenir à sa société, il tiraillait sa
-moustache d'un geste très nerveux, et elle, son émotion était si vive,
-que sa voix s'étouffait pour dire à Moysset:
-
---«Frédéric, je crois que j'ai pris un peu froid. Je ne me sens pas très
-bien. Je voudrais rentrer...»
-
-
-III
-
-Durant le temps très court que mit l'automobile à revenir du champ de
-courses à la villa, le «neveu» et la «tante» n'échangèrent pas une
-parole. Elle paraissait ne pas même se rappeler que quelqu'un fût là,
-auprès d'elle. La douleur de l'affront subi l'hypnotisait dans une fixité
-d'hallucination. Elle regardait devant elle, avec des yeux qui
-s'absorbaient, qui s'abîmaient dans cette image, son amant retournant
-auprès de sa rivale, après lui avoir dit: «J'entends être libre, et si
-cela ne vous convient pas, quittons-nous.» Frédéric, lui, au contraire,
-étudiait, avec une attention douloureuse, ce visage où la passion mettait
-son égarement. Une évidence s'imposait à lui. Dans l'état d'exaltation où
-Charlotte de Russy se trouvait, tout était à craindre. Cet imprudent
-éclat n'était qu'un commencement. Ce soir, demain, la frénésie de la
-colère jalouse lui mettrait peut-être une arme à la main. Sinon, elle
-affronterait sa rivale, elle l'injurierait en public. A quelque excès
-qu'elle se laissât emporter, son honneur y sombrerait,--et pas
-seulement son honneur, sa sécurité. Édouard de Russy avait beau être le
-mari insouciant et aveugle qu'annonçait son voyage en Angleterre, dans un
-tel moment, le bruit de ce scandale pouvait lui arriver. Supporterait-il
-un ridicule affiché? Ne se vengerait-il pas, et comment? Toutes ces
-réflexions tourbillonnaient dans la tête du jeune homme, en même temps
-qu'un sentiment nouveau et très délicat pointait dans son cœur. Cette
-tragédie mondaine réveillait le don Quichotte qui dormait en lui.
-Avait-il réellement, parmi ses lointains aïeux quelqu'un de ces hidalgos
-comme ceux qu'évoque le théâtre de Calderon, un Luis Perez de Galice par
-exemple? Qu'est-il besoin d'ailleurs d'imaginer des causes mystérieuses à
-un élan de générosité qu'un frère aurait eu pour sa sœur, et n'y
-avait-il pas toujours eu, entre lui et Charlotte, un lien très analogue à
-celui de l'affection fraternelle? Il lui avait suffi d'entrevoir le rôle
-de sauveur pour qu'il l'adoptât aussitôt. La résolution d'arracher cette
-créature, si désarmée dans cet instant, à un péril certain était arrêtée
-chez lui avant même qu'ils ne fussent arrivés à la villa, et le moyen
-trouvé:
-
---«Je vais me mettre au lit,» dit-elle, quand ils furent dans le petit
-salon. Comme tout y parlait de repos et de bonheur: la vérandah ouverte
-sur la mer, les fleurs dans les vases, les gaies tentures, les meubles
-luxueusement rustiques!
-
---«Non, Charlotte,» répondit Moysset. «Tu vas sonner ta femme de chambre
-et lui commander de faire tes malles.»
-
---«Mes malles?» répéta la jeune femme stupéfiée.
-
---«Oui. Il est trois heures. A cinq nous prenons le rapide. Je t'emmène à
-Maligny.»
-
-C'était le nom d'un petit château en Seine-et-Marne que le marquis de
-Fontenay avait cédé à sa sœur, quand celle-ci s'était mariée.
-
---«Tu télégraphieras à ton mari que l'air de la mer te fait du mal. Ton
-maître d'hôtel déménagera la villa. Dans dix jours, dans quinze, si tu
-t'ennuies à Maligny, tu voyageras. Mais je ne veux pas que tu restes à
-Dieppe, un jour de plus. Entends-tu. Je ne veux pas. De toi à moi, pas
-d'équivoques. Elles sont inutiles. Tu aimes Grécourt. Il ne t'aime pas.
-Il se moque de toi en public, et tu as tellement perdu la tête, que tu ne
-sais littéralement plus ce que tu fais. Encore deux scènes comme celle
-d'aujourd'hui, tu es déshonorée. Je ne le permettrai pas. Entends-tu?...»
-
-Charlotte s'était laissé tomber sur un fauteuil. Elle se prit la tête
-dans les mains et elle éclata en sanglots. Les mots de Frédéric étaient
-si directs, si vrais, ils débridaient si brutalement la plaie dont
-saignait son cœur, qu'elle en criait de douleur. Elle n'essaya pas de
-nier. Elle n'avait pas la force. Elle était trop misérable.
-
---«C'est vrai,» dit-elle à travers ses larmes. «Je l'aime et il ne m'aime
-plus. Qu'est-ce que cela me fait qu'on parle de moi? Qu'est-ce que tu
-veux que cela me fasse?... Je souffre tant, mon bon Frédéric! Je souffre
-tant!... Oui. Emmène-moi. Emmène-moi... Que je ne voie plus cette
-femme!... Mais alors,» continua-t-elle en se levant, «je le laisse à
-elle? Moi ici, ma présence le retient encore. Moi partie, plus rien ne
-les gênera... Non. Je ne veux pas, je ne peux pas partir.»
-
---«Tu partiras,» dit Frédéric. «Ma pauvre enfant, ne comprends-tu pas que
-c'est le seul moyen de le ramener, s'il a encore quelque chose pour toi
-dans le cœur? En ce moment, ta passion avouée flatte trop la vanité de
-cet homme pour qu'il te plaigne. Tu pars. C'est, pour tout le monde, et
-pour lui le premier, la preuve que tu n'es pas sa chose autant qu'il le
-croit, le signe que tu te reprends. Une minute de courage, et tu es
-sauvée. Laisse-moi donner les ordres, si tu n'en as pas la force.»
-
-Déjà il appuyait sur le timbre électrique, en demandant:
-
---«Combien de fois pour la femme de chambre?»
-
---«Deux fois,» répondit-elle, retombée sur le fauteuil. Dans son état de
-détresse nerveuse, comment eût-elle résisté à la suggestion émanée de son
-camarade d'enfance?
-
---«Préparez tout de suite les malles de Madame la comtesse, Marceline,»
-dit Frédéric à la femme de chambre. «Mme la comtesse prend le train de
-cinq heures. Mon domestique a défait ma malle?»
-
---«Oui, monsieur,» répondit la femme de chambre, aussi stupéfiée que sa
-maîtresse avait pu l'être tout à l'heure.
-
---«Dites-lui qu'il la refasse. Envoyez quelqu'un mettre tout de suite
-cette dépêche au télégraphe... Quelle est l'adresse d'Édouard?»
-continua-t-il en s'adressant à Charlotte, et il libella, le télégramme
-annonçant, comme il l'avait dit, que la jeune femme quittait Dieppe pour
-Maligny, parce que l'air de la mer l'éprouvait trop.
-
---«Est-ce bien comme cela?» ajouta-t-il, en tendant la feuille à la
-malheureuse, qui répondit: « Oui» d'un geste brisé. Marceline, dont
-l'étonnement grandissait encore, prit la dépêche. Elle regardait sa
-maîtresse, comme pour demander une explication que celle-ci ne lui donna
-point. Quand elle fut hors de la chambre, Frédéric vint à Charlotte, et
-lui dit en lui prenant la main:
-
---«Tu me remercieras un jour, car je te sauve tout simplement...»
-
---«Tu me tues,» répondit-elle en éclatant de nouveau en sanglots, «mais
-tu as raison. Si je peux le reprendre, c'est comme cela. Ah! Que c'est
-dur! Ne me quitte pas d'une minute, je t'en prie. Toi là, j'aurai encore
-de la force. Mais seule?...»
-
---«Je ne te quitterai pas,» dit Frédéric.
-
-
-IV
-
-Il était minuit, quand le «neveu» et la «tante» arrivèrent à Paris.
-Impossible de gagner Maligny, sinon le lendemain matin. Ils étaient
-convenus que Mme de Russy coucherait à l'hôtel et que Frédéric
-reviendrait la prendre dès la première heure. Il dormit à peine, persuadé
-qu'une fois seule, comme elle l'avait prévu, la fièvre de sa passion la
-reconquerrait. Et alors?... Aussi son cœur battait-il, quand il vint la
-demander à cet hôtel vers les dix heures. Sa joie fut égale à ce qu'avait
-été sa crainte. Mme de Russy était là, prête à partir, pâle mais résolue.
-Quand elle aperçut Frédéric, un peu de rose lui revint aux joues, un peu
-de lumière aux yeux, un peu de sourire aux lèvres.
-
---«Tu vois!...» dit-elle enfantinement. Puis lui prenant la main d'un
-mouvement caressant de petite fille: «Que tu as été bon pour moi, mon
-ami! Je n'ai fait que penser à cela cette nuit. Merci, et merci de
-m'avoir comprise. Tu ne m'as pas fait de reproche. Je t'aimais bien
-auparavant, pas assez encore...» Elle répéta: «Pas assez...»
-
---«Ne suis-je pas ton neveu-frère?» répondit-il: «Regarde, nous avons un
-si joli ciel, couleur de tes yeux... Maligny sera charmant par ce beau
-jour bleu...»
-
-Cette bonne humeur un peu jouée ne cessa pas durant tout le trajet, qui
-fut en effet délicieux, par le bois de Boulogne, le parc de Saint-Cloud,
-la fraîche vallée de Marnes, Versailles et les bois. Il semblait que
-Charlotte, si raidie, si crispée la veille, se reprît, se détendît dans
-la douceur de ce matin d'été, et dans l'atmosphère de cette amitié
-fraternelle qui la protégeait contre elle-même. Fraternelle? Oui,
-Frédéric avait été de bonne foi, en expliquant son dévouement ainsi.
-Pourtant la câlinerie émue qu'il avait dans la voix, depuis ce matin,
-était-elle vraiment d'un frère? Un frère aurait-il eu, auprès d'une
-sœur, cette demi-fièvre à chaque mouvement de la jeune femme qui, toute
-familière, toute confiante, se rapprochait sans cesse de lui? Était-ce
-d'un frère surtout, cette curiosité, à la fois amère et passionnée, qui
-le dévorait d'en savoir davantage sur les détails de cette liaison avec
-Grécourt à laquelle il venait d'arracher cette charmante femme? Pour
-combien de temps? Cette question non plus n'était pas d'un frère, posée
-comme elle se posait dans la sensibilité de cet homme. Il s'en rendait
-tellement compte lui-même, qu'il causait de tout avec Charlotte, excepté
-de ce sujet. Oui. Toute cette matinée et toute l'après-midi qu'ils
-passèrent à se promener dans le parc de Maligny, pas une fois le nom
-d'Antoine de Grécourt ne fut prononcé entre eux. Un invisible témoin de
-leur tête-à-tête aurait cru qu'il ne s'était rien passé la veille, que
-réellement le soi-disant neveu et la prétendue tante étaient venus faire
-un pèlerinage à leurs souvenirs d'enfance dans ce paisible endroit. Et
-c'était vrai pour elle. La maîtresse du roué semblait s'appliquer de
-toutes ses forces à mettre, entre elle et les impressions d'un trop
-douloureux amour pour un amant indigne, les plus fraîches images de sa
-plus heureuse jeunesse.
-
---«Te rappelles-tu?» disait-elle sans cesse à Frédéric, «une promenade
-que nous avons faite là, tiens, dans cette allée avec...» Et elle
-évoquait des fantômes: «Il y avait un bouquet d'arbres ici, qui n'y est
-plus... C'est peut-être mieux. On voit le château avec sa jolie nuance
-rouge, se refléter tout entier dans la pièce d'eau... Je regrette tout de
-même nos arbres!... Te souviens-tu, quand je me suis échappée, tiens,
-dans ce fourré, parce que Casal était venu de Paris avec un phaéton et un
-petit groom anglais, son tigre, comme on avait dit devant moi? Et,
-stupide, je m'imaginais qu'il s'agissait d'un tigre véritable!... Te
-souviens-tu?...»
-
---«Oui, je me souviens,» répondait le jeune homme et sa mémoire lui
-montrait en effet, par delà les années, l'enfant rieuse qu'il avait
-connue, avec laquelle il avait grandi, et cette enfant s'épanouissait
-maintenant dans la femme adorable qu'il avait auprès de lui, dont les
-mouvements s'harmonisaient aux siens, qui le regardait avec ses prunelles
-humides, qui lui souriait avec sa bouche voluptueuse, qui posait dans le
-sable des allées l'empreinte légère de ses pieds si fins. Et de ce même
-pas souple, cette femme avait couru à des rendez-vous cachés, ces lèvres
-fines s'étaient pâmées sous les baisers d'un amant, ces longues paupières
-aux cils blonds avaient palpité de plaisir sur ces prunelles extasiées
-dans des minutes de complet abandon. Cette femme s'était donnée. Avec
-quelle passion, sa folle incartade de la veille le prouvait trop, ses
-larmes et le frémissement dont elle était, maintenant encore, toute
-vibrante!... Et voici que le compagnon d'adolescence de cette amoureuse
-trahie et désespérée découvrait, avec un inexprimable mélange de regrets
-et d'espérance, qu'à son insu, il avait toujours eu pour elle des
-sentiments bien différents de la simple amitié. Du moins, il croyait le
-découvrir. Peut-être, par une illusion rétrospective, l'image de
-Charlotte enfant et jeune fille s'éclairait-elle pour lui des feux du
-désir qui le possédait à présent. Car il se sentait, avec épouvante, la
-désirer passionnément, éperdument. Qu'était devenue sa noble et
-chevaleresque résolution d'hier, celle de la sauver de son affolement?
-D'où cette convoitise soudain déchaînée en lui, rien qu'à cette idée que
-Charlotte avait été la maîtresse d'un autre? Toutes les vagues émotions
-sensuelles qu'il avait pu éprouver, sans les admettre, sans même les
-soupçonner, durant leur dangereuse mais innocente intimité de jeunesse,
-se réveillaient à chacun de ces: «Te souviens-tu?»... En même temps, une
-curiosité malsaine et violente le poignait, celle de tout savoir de cette
-aventure qui avait fait d'elle, entre les bras d'Antoine de Grécourt, ce
-qu'elle était aujourd'hui. Frédéric reculait devant cette basse et
-salissante enquête, il en avait honte, et il essayait de s'étourdir en
-répondant aux évocations de sa compagne, par des évocations pareilles.
-Lui aussi, reprenait, quand elle se taisait: «Te rappelles-tu?...» Ah! Ce
-n'étaient pas les chastes, les gracieuses réminiscences de leur commune
-naïveté qu'il aurait voulu qu'elle se rappelât et qu'elle lui rappelât...
-C'étaient les scènes qu'elle avait traversées pour en arriver à son
-action d'hier, ses joies, ses douleurs, tout un passé dont Frédéric était
-jaloux maintenant, comme s'il eût aimé Charlotte... Mais oui. Il
-l'aimait! Il l'avait toujours aimée! Il s'en apercevait quand il était
-trop tard,--trop tard pour l'épouser,--trop tard pour avoir d'elle ce
-premier baiser qu'il aurait pu cueillir, alors qu'ils erraient tous deux
-dans la liberté de leur demi-parenté, sous les branches de ces
-arbres,--trop tard pour avoir d'elle-même cette virginité de la sensation
-passionnée, qui peut faire l'orgueil du premier amant. C'était un tumulte
-en lui qu'il finit par ne plus dominer. Il tomba dans un silence qu'elle
-ne pouvait pas ne pas remarquer. Le soir arrivait. Ils étaient assis sur
-un banc de pierre dans un coin du parc aménagé pour avoir une vue sur
-une partie de cette divine vallée de Chevreuse, aux horizons sauvages et
-doux comme son nom. Pas un souffle d'air ne remuait les feuillages des
-bouleaux et des chênes, autour d'eux:
-
---«Qu'as-tu?» demanda Charlotte à Frédéric, après être restée un peu de
-temps taciturne, elle-même.
-
---«Tu veux le savoir?» répondit-il, d'une voix qui s'étouffait.
-
---«Oui,» fit-elle.
-
---«J'ai que je t'aime,» dit-il, «et que je ne le sais que depuis
-vingt-quatre heures. Oui,» continua-t-il sauvagement, «je t'aime...» Et,
-l'attirant contre lui, toute saisie, toute paralysée par cet éclat brutal
-d'une passion si complètement inattendue, il appuya sa bouche sur la
-bouche de la jeune femme qui essaya une seconde de se débattre, et elle
-finit par lui rendre pourtant son baiser, en disant:
-
---«Ah! c'est mal, Frédéric, c'est si mal!...»
-
-Puis, brusquement, sauvagement, elle aussi, elle s'arracha de cette
-étreinte. Elle s'était levée, frissonnante, et, comme pour secouer son
-égarement, elle passa les mains sur ses yeux:
-
---«C'est moi maintenant, qui te dis ce que tu me disais hier. Frédéric,
-il faut que tu partes... Il le faut, pour notre honneur à tous deux...»
-
---«Hé bien!» répondit-il, en se levant à son tour, «je partirai.»
-
-Ils se regardèrent, après s'être prononcé ces paroles de courage,--et
-ils reprirent le chemin du château, sans ajouter un mot. Ils venaient de
-lire dans les yeux l'un de l'autre, qu'en dépit de cette résolution, le
-jeune homme ne partirait pas. Ils y lisaient aussi ce qui devait arriver,
-et ce qui est arrivé: cette folie du désir allumé dans les veines du
-«sauveur», s'était communiquée, dans cet ardent baiser, à la femme trahie
-et trop émue au plus intime de son être, pour que sa volonté n'en fût pas
-toute troublée, toute déconcertée. Ils avaient lu encore, dans cet ardent
-et terrible regard, qu'ils allaient être l'un à l'autre, d'une possession
-douloureuse et comme criminelle. L'amour le plus empoisonné est celui qui
-naît d'une rencontre entre des rancunes affolées d'une maîtresse outragée
-et les sensualités d'une jalousie. Où est l'antidote contre ce venin?
-
-
-
-
-V
-
-LE PASSÉ
-
-
-J'avais dîné, ce soir-là, dans une maison où l'on mange bien.--(Cherchez.
-Vous n'aurez pas trop de peine à trouver. Elles se comptent.)--Et pas
-très loin de l'Arc de Triomphe. Un des convives était un diplomate
-récemment accrédité à Paris. Je l'appellerai, pour lui garder
-l'_incognito_ qui me permettra de raconter cette histoire, le Ministre,
-tout court. C'était, et c'est encore, grâce à Dieu, un homme de quarante
-à cinquante ans, très beau cavalier, qu'avait précédé, à Paris, un renom
-de séduction, justifié par ses manières charmantes, sa fière tournure,
-son élégance souveraine, ce je ne sais quel air à la fois alangui et
-viril qui fait naturellement dire de quelqu'un: «Voilà un héros de
-roman.» Ses aventures, s'il avait eu toutes celles que lui prêtait la
-légende, appartenaient au passé. Le Ministre était marié avec une très
-jolie femme, très insignifiante d'ailleurs, à laquelle il était
-irréprochablement fidèle. Il passait pour être devenu, ou redevenu,
-dévot, avec l'âge et le mariage. En outre, il prenait les affaires de sa
-légation,--ou de son ambassade, cherchez encore,--très au sérieux. C'est
-dire qu'il n'avait ni le goût, ni le temps, de suivre le mouvement de
-notre littérature contemporaine. Aussi avais-je été assez étonné, pendant
-le dîner, de le voir se mêler à une discussion sur la dernière œuvre de
-Lucien Desportes. On sait la place occupée par ce robuste mais dur
-écrivain dans le roman actuel, et quelles campagnes révolutionnaires
-représentent les livres qui ont fait son succès: _Foyer Libre_, _la
-Revanche de l'Amour_, _Féminisme_, _le Justicier_. Desportes a tour à
-tour défendu, et avec un talent incontestable, les thèses qui doivent le
-plus évidemment répugner à un diplomate de carrière, et au représentant
-d'une monarchie, ne professât-il pas, comme le ministre en question, des
-principes ardemment religieux. Chacun de ces quatre romans est un assaut
-contre la famille traditionnelle, soit que Desportes s'attaque, comme
-dans le premier, à son indissolubilité, soit qu'il prêche, comme dans le
-quatrième, et le plus retentissant, l'égalité absolue des droits entre
-les enfants de la faute et les autres, soit enfin qu'il discute, comme
-dans _la Revanche de l'Amour_, le principe même de l'héritage. Avec cela,
-c'est le côté déplaisant de ce vigoureux écrivain, ce révolutionnaire en
-théorie est, en fait, un homme très élégant, qui fréquente dans la
-société la plus choisie. Il est du monde, par sa naissance. Son père
-siégeait au conseil d'État, sous l'Empire. Sa mère est née Prosny, de la
-vieille famille de ce nom. Et il suffit de voir Lucien Desportes pour
-démêler, dans cet intellectuel de l'anarchie, la finesse héréditaire d'un
-aristocrate de sang. Les salons, qu'aurait dû lui fermer à jamais le
-scandale de ses livres, s'ouvrent au contraire à deux battants devant
-lui. C'est la mode du jour, ces indulgences, voire ces engouements d'une
-société qui se meurt pour les pires agents de cette mort. Le Ministre
-s'était-il laissé gagner à cette mode? Je ne l'aurais pas cru, d'après ce
-que je savais de lui, et les quelques conversations que nous avions eues
-ensemble, notamment une où il s'était déclaré le disciple d'un maître de
-la sociologie traditionnelle, qu'il avait connu attaché militaire à
-Vienne, le marquis de La Tour du Pin. Aussi demeurai-je très étonné de
-l'entendre, ce soir-là, qui vantait le talent de Lucien Desportes, avec
-une chaleur de sympathie presque enthousiaste. Je m'ouvris de cet
-étonnement à l'un de mes vieux amis avec qui je sortais de ce dîner, et
-tout en remontant de compagnie, la place de la Concorde. Vous le
-connaissez cet ami. C'est Raymond Casal. Aujourd'hui vieilli, il est plus
-près, lui, de soixante ans que de cinquante. Mais cet ancien Beau a la
-sagesse de se laisser grisonner très simplement. Et il n'a jamais été
-plus plaisant pour moi que dans cette automne commençante. Il a gardé,
-cet homme de plaisir, aujourd'hui assagi, une expérience si avisée des
-choses et des gens, une telle connaissance des dessous vrais de la vie!
-Il me le prouva, une fois de plus, en me donnant le mot de cette petite
-énigme.
-
---«Alors!» me dit-il avec son sourire des heures de confidence, «vous
-avez remarqué cela? Elle est, en effet, assez remarquable, cette défense
-de ce libertaire de Desportes, par un homme qui pense comme Georges. (Il
-nomma le Ministre d'un prénom que je change. J'ai négligé de dire que
-Casal l'avait connu intimement autrefois. On verra où et comment.) Mais
-le motif en est encore plus remarquable. J'ai envie de vous conter cette
-histoire... Vous êtes bien d'avis, n'est-ce pas,» continua-t-il après un
-silence, «qu'il n'y a rien de tel que la jalousie pour séparer deux
-hommes jusqu'à les faire se détester?
-
---«C'est classique,» répondis-je.
-
---«Vous êtes très persuadé aussi que rien n'éveille cette jalousie comme
-le fait d'être remplacé auprès d'une femme que l'on a passionnément
-aimée?»
-
---«La haine pour le successeur, c'est classique encore.»
-
---«Hé bien! écoutez,» reprit Casal.
-
-Il avait allumé un cigare, et nous marchâmes, par cette belle nuit
-claire, le long du trottoir des Champs-Élysées, le temps à peu près de me
-détailler une anecdote d'amour cosmopolite rendue plus pittoresque, par
-le contraste, dans ce décor parisien. Les automobiles, les voitures, les
-bicyclettes croisaient leur mille feux mouvants dans l'avenue. Sur
-toutes les façades des maisons, des rais de lumière aperçus derrière les
-volets fermés, attestaient ce prolongement nocturne de l'existence qui ne
-se rencontre qu'à Paris. Les passants foisonnaient, et surtout les
-passantes, dont les galanteries vénales n'avaient certes rien de commun
-avec l'anecdote narrée par mon compagnon.
-
-
---«Je commence par le commencement,» m'avait-il dit. «Vous savez quelle
-femme a été le grand événement de la jeunesse de Georges, n'est-ce pas?»
-
---«J'ai entendu nommer plusieurs personnes,» répondis-je.
-
---«Une seule a compté,» reprit Casal. «D'ailleurs, il n'y en a jamais
-qu'une seule qui compte. Georges a eu pas mal d'aventures avant de s'être
-remisé dans le mariage. Il n'a jamais aimé que lady Julia Wadham.»
-
---«On me l'avait nommée aussi, mais dans le tas.»
-
---«Le tas, c'est le tas. Lady Julia, c'est lady Julia. J'ai été mêlé au
-début de cette aventure... Vous ne voyez pas surgir Desportes?»
-continua-t-il, en me prenant ma question aux lèvres, si l'on peut dire.
-«Attendez... Cela se passait, il y a seize ans. J'étais allé chasser en
-Angleterre, à Melton. Georges y était aussi. Il occupait alors à Londres
-le poste de deuxième secrétaire. Il avait amené, dans cette charmante
-petite ville du Leicestershire, six ou sept chevaux, dont il se servait
-à merveille. Les affaires de la chancellerie semblaient peu l'occuper,
-car, tout en faisant sans cesse la navette entre Melton et Londres, il
-trouvait le moyen de chasser avec nous, trois ou quatre fois la semaine.
-Nous montions presque toujours ensemble. C'est là que j'appris à le
-connaître. Il passait pour hautain et même pour fat, je me rendis compte
-qu'il était passionné et timide;--pour libertin, il était romanesque et
-tourmenté de scrupules;--pour frivole, il avait, au contraire, beaucoup
-étudié, et il s'intéressait, dès lors, à sa carrière, avec une ambition
-que contrariait un amour naissant dont je ne tardai pas à pénétrer le
-secret. Aussi n'ai-je pas été trop surpris quand je l'ai retrouvé à
-Paris, dans ce rôle de diplomate très appliqué à sa besogne, d'époux très
-fidèle à sa femme et de catholique très pratiquant.»
-
---«Vous connaissez la charmante épigramme du dix-septième siècle?» lui
-demandai-je.
-
- «Pour être divine et humaine,
- «Il faut, en jeunesse, sentir
- «Les plaisirs de la Madeleine
- «Et puis, vieille, s'en repentir...»
-
---«Il y a une très malpropre anecdote qui signifie à peu près la même
-chose,» fit-il, en riant. «C'est celle de l'ivrogne en train d'imiter les
-Romains de Pétrone, et de transformer le coin de la rue en _vomitorium_.
-Et il dit:--Ce petit bordeaux! il est bon, même en repassant.--Il y a du
-souvenir dans tous les remords, et du regret. C'est mon opinion de
-mécréant, et nous revoici à Desportes. Mais patience encore, et
-retournons à Melton. L'existence que nous y menions était délicieuse. Il
-n'y a qu'en Angleterre où l'on jouisse ainsi de la campagne. Nous
-chassions tout le jour, avec les gens les plus agréables. Le soir, nous
-n'avions qu'à choisir entre deux ou trois invitations à dîner, soit dans
-la ville voisine, soit dans les châteaux ou les _hunting boxes_ du
-voisinage. Je constatai vite que parmi ces invitations qui nous étaient
-prodiguées, aucune n'était plus volontiers acceptée par Georges que
-celles qui lui venaient de sir John et de lady Overstone, lesquels
-avaient chez eux, à demeure, à Overstone-Lodge, le colonel et lady Julia
-Wadham. Elle est encore charmante aujourd'hui. Mais alors!...»
-
---«Je l'ai rencontrée, alors ou à peu près», interrompis-je, «chez son
-père, le duc de Killarney, à mon voyage en Irlande. Je ne pense jamais à
-ces beaux lacs, sans la revoir parmi les ruines de Muncross-Abbey, avec
-ses cheveux bruns à reflets roux, ses yeux d'un bleu foncé, son teint de
-fleur, le mot est banal, mais il n'y en a pas d'autre, sa haute et souple
-taille, et l'air audacieux de ces grandes dames anglaises qui semblent
-porter en elles, et jusque dans leurs caprices les plus extravagants,
-toute l'autorité de la pairie. Elle m'a fait une telle impression à cette
-époque-là, que je souffre presque de la rencontrer à présent, quoiqu'elle
-soit encore admirable. Mais dix-sept années, c'est un bail!...»
-
---«Vous comprendrez donc,» fit Casal, «que nous en fussions tous un peu
-amoureux, y compris votre serviteur. Quant à elle, à peine
-paraissait-elle y prendre garde. Elle était familière et indifférente
-avec nous tous, comme avec Georges. Il était déjà son amant. Voici
-comment je le devinai. Nous approchions de la fin de la saison des
-chasses. L'on organisa ce que l'on appelle, en termes de sport anglais,
-le _Point to Point_. C'est la traditionnelle course au clocher. Un
-parcours de six milles à travers le pays était tracé en forme de
-triangle. Trois drapeaux en marquaient les extrémités, qu'il fallait
-laisser à sa droite. Georges montait son cheval favori, un Irlandais bai.
-Ah! quel sauteur que ce cheval! Il avait toutes les chances de gagner, en
-dépit d'une quinzaine de concurrents, tous de durs cavaliers. Quand on
-vous dira d'un Anglais qu'il monte dur, très dur, _he rides very hard_,
-soyez sûr qu'il s'agit d'un fier casse-cou. Nous étions un lot de
-spectateurs à suivre la course, les uns sur des _hacks_, les autres sur
-des _poneys_. Je vous fais grâce des péripéties. A un moment, comme si
-j'y étais, je revois le tableau: la course débouchait sur un plateau tout
-découpé en carrés par de petites haies. Les chevaux étaient encore bien
-ensemble. Georges se tenait bon troisième. Il se ménageait pour la fin.
-Son cheval allait à son aise, galopait et sautait sans se fatiguer,
-quand, au milieu d'un champ, les sabots lui manquèrent tout à coup. Il
-roula, puis se releva, et repartit à vide, laissant son cavalier étendu.
-Je me trouvais, par hasard, près de lady Julia. Elle se retourna vers
-moi, pour me dire, d'une voix que l'émotion rendait rauque: «Il a du
-mal.» Et elle mit son cheval au galop, dans la direction de l'endroit où
-s'était produit l'accident. Je la suivis. Après avoir franchi deux haies,
-nous arrivâmes à une barrière refermée. Je m'élançai à bas de mon cheval,
-pour l'ouvrir. Comme je m'effaçais et laissais passer ma compagne, je vis
-des larmes couler sur ses joues. Elle voulut m'expliquer son trouble.
-«S'il lui arrivait malheur,» dit-elle, «je ne me le pardonnerais pas.
-C'est moi qui l'ai poussé à courir. J'étais si sûre qu'il gagnerait...»
-Je remontai à cheval, tandis qu'elle balbutiait cette maladroite excuse.
-Nous repartîmes au galop. Encore quelques foulées, et nous approchions de
-l'endroit où l'habit rouge de Georges, toujours immobile, mort peut-être,
-faisait une tache sinistre sur le gazon. De tous côtés, des cavaliers
-accouraient, parmi lesquels le colonel Wadham. A l'instant où je me
-retournais vers ma compagne, pour l'avertir que son mari était là, je
-m'aperçus que ses larmes de tout à l'heure avaient fait déteindre par
-place sa voilette. Ce signe de l'émotion qu'elle avait éprouvée pouvait
-la perdre. «Une branche a déchiré votre voilette,» lui dis-je; «ôtez-la.»
-Elle me regarda de ses grands yeux, encore humides. Tout son sang lui
-monta au visage. Elle avait compris que j'avais compris, et que je
-l'avertissais pour que d'autres ne comprissent pas. Quelques minutes plus
-tard, je la regardai de nouveau à mon tour. Elle avait ôté son voile, et
-allait à visage découvert.»
-
---«Et elle ne vous en a pas voulu de ce secret ainsi surpris?»
-m'enquis-je.
-
---«Un peu,» répondit-il. «Ce secret d'ailleurs cessa bien vite d'en être
-un, précisément à cause de cet accident. Georges s'était réellement fait
-beaucoup de mal. Il fut transporté à _Overstone-Lodge_, par les soins de
-lady Julia qui mit à le soigner, pendant les jours qui suivirent, cette
-ardeur dont vous parliez. A partir de cette époque, elle commença de
-négliger les précautions dont le début de leur liaison avait été entouré.
-Les bavardages de quelques rivaux évincés firent le reste. Et mon ex-ami,
-car lui aussi eut la petitesse de me battre froid, à cause de ma
-perspicacité, devint le _fancy-man_ en titre de la belle lady. Cette
-aventure trop affichée lui a valu une renommée de Don Juan peu méritée.
-Il en a été, de lui, comme de ces femmes qu'une liaison très notoire
-compromet plus que cinquante secrètes. Celle-ci dura, je vous l'ai dit,
-six années entières. Que se passa-t-il à la fin de ces six années? Je
-n'en sais rien. Un beau jour, Georges, qui était devenu premier
-secrétaire puis conseiller d'ambassade sur place, fut envoyé en Perse.
-Sur sa demande, ou non? Je l'ignore. De Perse, il est allé à Washington.
-Il s'est marié, et le voilà.»
-
---«Et nous voilà, nous, bien loin de Desportes et de ses romans,»
-insinuai-je.
-
---«J'y arrive,» reprit Casal. «En même temps que Georges quittait
-l'Angleterre, le colonel Wadham quittait les _guards_ et se présentait au
-Parlement. J'ai toujours vu un rapport entre ces deux faits, en apparence
-très étrangers l'un à l'autre. Lady Julia voulait se consoler. Elle avait
-eu l'idée de lancer son mari dans la politique, pour y trouver une
-distraction au chagrin d'une rupture dont je n'ai jamais pénétré les
-détails. Le colonel fut nommé. Il dut son élection à sa femme. Il a couru
-sur elle et sur son rôle dans cette campagne, toutes sortes d'anecdotes,
-à l'époque. Je ne vous en dirai qu'une. Lady Julia était dans un taudis
-du Shropshire,--le comté où se présentait le colonel,--à demander, pour
-lui, la voix d'un électeur. Celui-ci se faisait prier, objectant que le
-colonel était un richard, un paresseux.--«Détrompez-vous,» dit Lady
-Julia. «Le colonel ne cesse de penser à vous tous. Il se lève à six
-heures, tous les matins, pour étudier vos réclamations.»--«A six heures?»
-s'écria le rustre. «Alors, s'il vous quitte d'aussi bonne heure, madame,
-belle comme vous êtes, c'est un imbécile.»
-
---«Ce qui prouve,» fis-je, «que, par tous pays, Jacques Bonhomme est
-Jacques faux-Bonhomme.»
-
---«Lady Julia ne fut pas de votre avis. Du moins il faut le croire. Cette
-campagne électorale, au lieu de la dégoûter du peuple, fit d'elle une
-socialiste convaincue. Elle n'a pas cessé, depuis lors, de s'associer au
-mouvement de ce parti du travail, qui va grandissant Outre-Manche...»
-
---«Et d'une manière,» interrompis-je, «que je jugerais inintelligible, si
-je ne savais pas que l'homme est un animal déraisonnable. Être né
-Anglais, et vouloir toucher à l'Angleterre, ce chef-d'œuvre de la nature
-politique! Et la fille d'un duc!...»
-
---«Ne l'en blâmons pas,» reprit Casal en hochant la tête avec une
-indulgente philosophie. «Si lady Julia n'avait pas eu la toquade du
-socialisme, ce _fad_, comme disent ses compatriotes, elle n'aurait pas
-connu Lucien Desportes. C'est par la communauté des idées que ces deux
-pseudo-anarchistes, le romancier élégant et la grande dame, ont été
-rapprochés. Tant et si bien que Desportes, quand il va à Londres, descend
-chez les Wadham, qu'il passe des semaines entières dans leur château du
-Shropshire, et qu'il est devenu l'amant d'une des jolies cousines de lady
-Julia. Pour lady Julia elle-même, elle n'a jamais aimé et n'aura jamais
-aimé, dans sa vie, que Georges. Seulement, cela, moi, je le sais, et
-Georges ne le sait pas. Pourquoi? Parce qu'il n'a pas cessé, lui non
-plus, d'être amoureux de lady Julia, ce qu'il ne sait pas davantage. Il a
-beau s'être marié avec une femme qu'il croit chérir, être devenu
-ambitieux, et s'écraser de besogne pour arriver plus haut encore, dévot
-et craindre l'enfer, chaque fois qu'il pense à son ancienne maîtresse.
-Il ne fait que penser à elle. Comme il arrive quand l'imagination
-travaille autour de quelqu'un, il se construit des romans à son sujet
-d'autant moins vérifiés qu'il ne prononce jamais son nom. Lucien
-Desportes est un de ces romans. Voilà tout...»
-
---«Alors il croit qu'entre lady Julia et Lucien...»
-
---«... Il y a une liaison? Oui. Avez-vous observé comme le hasard semble,
-quelquefois, vouloir nous mêler à la vie de certaines personnes? Il était
-écrit que j'assisterais comme témoin aux divers épisodes de cette
-histoire-là. Pas à tous, puisque je ne connais rien du plus intéressant:
-la rupture. Mais j'ai vu naître l'incident Desportes. L'automne dernier,
-j'allai aux Granges, chez Candale, pour tirer quelques faisans, et passer
-deux jours. Georges s'y trouvait avec sa femme. Le premier jour, la
-chasse fut très belle, et la Ministresse chassa avec nous. Le soir,
-arrivèrent pour dîner, par le même train, lady Julia Wadham et Desportes.
-A dîner, le ministre et sa femme furent placés, naturellement, à droite,
-lui, de notre hôtesse, elle, de notre hôte. Lady Julia était à gauche de
-celui-ci, en sorte qu'elle se trouvait en face de Georges. Desportes, qui
-lui avait donné le bras pour la conduire à table, était assis à côté
-d'elle. De ma place, je les apercevais tous les quatre, et les souvenirs
-que je viens de vous raconter me remontaient à la pensée. Je revoyais le
-paysage de chasse des environs de Melton, et les deux jeunes gens
-d'alors devenus les personnages mûrs d'aujourd'hui. Elle avait beaucoup
-changé. Elle était plus forte, plus haute en couleur, le buste plus
-opulent, les cheveux plus _auburn_ encore. Heureusement elle ne s'était
-rien mis dans les yeux. Ils étaient bien demeurés les mêmes, avec ce
-regard hardi et candide, profond et enfantin, que je lui avais toujours
-connu. Chez lui, au contraire, le regard s'était le plus modifié. Il
-était à peine vieilli, un peu maigri, mais ses prunelles avaient pris une
-expression réfléchie qu'elles n'avaient pas jadis. L'homme de Sport avait
-cédé la place à l'homme d'État. Sachant ce que ces deux êtres avaient été
-l'un pour l'autre, je me demandais ce qu'ils ressentaient à figurer
-ainsi, vis-à-vis l'un de l'autre, à ce dîner d'apparat. Et je fus tout
-près de conclure qu'ils ne ressentaient rien du tout. A maintes reprises
-leurs yeux se rencontrèrent sans que je pusse y saisir la trace d'une
-gêne. Vers la fin du repas, cependant, je crus remarquer que le diplomate
-causait bien distraitement avec Mme de Candale, et que son attention se
-concentrait sur lady Julia et son voisin Desportes, lesquels bavardaient,
-en effet, avec une extrême familiarité. Quand une Anglaise se met à être
-_informal_, elle est très _informal_. Et vous ne vous offenserez pas si
-je vous dis que les artistes ne sont jamais tout à fait des hommes du
-monde.»
-
---«Je ne prendrai pas cela pour une critique,» fis-je, en riant.
-
---«Ce n'est pas une critique non plus que j'ai entendu formuler,» dit
-Casal. «Je voulais vous faire comprendre comment l'éveil fut donné à
-Georges. Un ministre d'une grande cour étrangère n'a pas eu beaucoup
-d'occasions d'être renseigné sur ces grands enfants gâtés que sont, à
-Paris, les écrivains à la mode. Il était donc trop naturel qu'il
-interprétât l'attitude de Desportes auprès de lady Julia, dans un sens
-parfaitement faux. Je vis nettement une teinte de tristesse se répandre
-sur son visage. Jusqu'ici, rien que de très simple. Ce qui m'étonna, ce
-fut de le voir, après le dîner, qui s'approchait de Desportes, avec une
-expression de bienveillance dont je pensais d'abord qu'elle était jouée.
-«Il a fait des progrès dans son métier,» me dis-je. Mais non. Je dus me
-convaincre bientôt que cette expression était sincère. Dès ce soir-là,
-j'acquis ces deux évidences: Georges était absolument persuadé que
-Desportes était son successeur dans les bonnes grâces de la belle lady,
-et, au lieu d'en vouloir à ce rival posthume, il éprouvait pour lui une
-irrésistible et profonde sympathie. _Le nouvel amant lui représentait
-cette femme à laquelle il n'avait jamais cessé de rêver._ J'aurais mille
-preuves à vous donner de cette anomalie sentimentale. Quand vous
-rencontrerez ces deux hommes, dans le monde, observez-les. L'ancien amant
-manœuvre toujours pour arriver à causer avec celui qu'il croit l'amant
-actuel. Vous l'avez entendu défendre, à table, des livres qui devraient
-lui faire horreur. Vous le verrez serrer la main de leur auteur, et vous
-appréciez le comique de cette étreinte. C'est comme s'il voulait lui
-dire: «N'est-ce pas qu'elle est charmante?» Je m'attends qu'un de ces
-jours, il fasse donner, à Desportes, un des ordres de son pays. Est-ce
-curieux, avouez?»
-
---«J'avoue surtout que c'est une amusante construction,» fis-je,
-malicieusement.
-
-Je connais Casal. J'étais sûr qu'en ayant l'air de douter de son
-diagnostic, je le piquerais au vif de son amour-propre, et qu'il
-s'ingénierait à me donner une preuve indiscutable de sa perspicacité. Et
-puis, s'il disait vrai, il y avait là, réellement, un petit problème de
-nature humaine à regarder de plus près. Pourquoi l'ancien amant de lady
-Julia réagissait-il, devant celui qu'il croyait son successeur, d'une
-manière si paradoxale? L'écrivain était un animal moral, social et même
-physique d'une tout autre espèce que le diplomate. Cette radicale
-différence expliquait-elle cette absence de jalousie? Peut-être le
-ministre eût-il détesté un successeur qui lui eût ressemblé en quelque
-point. N'y a-t-il pas aussi des hommes totalement réfractaires à la
-jalousie, et que le partage ne bouleverse pas de ce frisson qui jette
-Othello dans une crise d'hystéro-épilepsie? Le Ministre était-il du
-nombre? Mais d'abord Casal ne se trompait-il pas?
-
---«Oui,» insistai-je, «êtes-vous très sûr, en premier lieu, qu'il n'y a
-rien entre lady Julia et Desportes?»
-
---«Sûr comme nous sommes place de la Concorde,» répondit-il.
-
---«Êtes-vous sûr, bien sûr que le Ministre croit qu'il y a quelque
-chose?»
-
---«Tout aussi sûr. Il en a parlé à une de mes amies, pour la faire
-causer. Elle n'était pas renseignée, et elle l'a laissé dans le vague.
-Mais,» ajouta-t-il, en regardant sa montre, «je dois monter au cercle. Je
-n'ai pas le temps de discuter le cas plus longtemps avec vous. D'ailleurs
-les phrases sont les phrases, et je suis pour les faits. Pouvez-vous
-dîner avec moi, un des soirs de la semaine qui vient? Oui? Hé bien! je
-vous écrirai le jour. Il y aura le Ministre. Vous serez à côté de lui.
-Vous lui parlerez de Desportes. Vous me le promettez?...»
-
-
-Je promis. Et dix jours plus tard, je dînais en effet au Petit Club avec
-l'ancien amant de lady Julia et quelques autres seigneurs sans
-importance, priés par Casal. Il m'avait placé à côté de son ancien
-compagnon des chasses de Melton, auquel je ne manquai pas, sur un
-clignement d'yeux de notre amphitryon, de poser, à ce moment, la question
-convenue. Je le fis, j'ai honte d'en convenir, de la façon la plus
-gauche. Et mon interlocuteur m'aurait professionnellement méprisé, à fort
-juste titre, s'il avait pu soupçonner la vérité.
-
---«Je viens de lire _le Justicier_ de Lucien Desportes,» lui dis-je, à
-brûle-pourpoint. «Croiriez-vous, monsieur le Ministre, que je ne
-connaissais pas ce roman?»
-
---«Vous n'y perdiez guère,» me répondit-il. «C'est une drôle de
-coïncidence. Je l'ai, moi aussi, non pas lu, mais relu, cette semaine.
-J'avais trouvé cela bien, une première fois. Je m'étais trompé.
-Décidément, c'est très médiocre, et, vraiment, le sujet a quelque chose
-de répugnant.»
-
-Je regardai Casal, qui me regardait. A travers la table, il n'avait pas
-perdu un mot de notre conversation, et il souriait à son verre de
-champagne sec, qu'il leva en signe de triomphe, pour le vider d'un trait,
-en esquissant un geste imperceptible, qui me disait: «A votre santé!»
-
-
---«Était-ce une construction, cette fois?» me souffla-t-il à l'oreille,
-comme nous nous levions pour passer au salon où l'on fume. Il m'avait
-pris le bras, en me retenant, une minute en arrière. «J'ai trouvé le
-moyen de causer de lady Julia Wadham avec lui.» Et il me montrait le dos
-du diplomate qui nous précédait. «J'ai fait la bête, et tout en me
-laissant questionner, je lui ai démontré qu'il n'y avait jamais rien eu,
-entre elle et Desportes, que de la simple camaraderie. C'est le mot
-propre pour deux anarchistes. Et vous avez vu ce qu'est devenue sa
-sympathie pour votre confrère?»
-
---«C'est Desportes qui sera étonné, quand ils se rencontreront, et que la
-poignée de main aura changé!»
-
---«Il y aurait quelqu'un de bien plus étonné,» conclut Casal, en montrant
-le Ministre, de la pointe du cigare qu'il venait de tirer de sa poche.
-«Ce serait lui, si on lui racontait pourquoi il a aimé les romans de ce
-Monsieur, et pourquoi il ne les aime déjà plus. Demain, il les
-exécrera... Et c'est heureux qu'il ne sache le secret ni de sa sympathie
-passée ni de son aversion présente. Il serait capable d'aller se
-confesser des deux comme d'un péché.»
-
---«Aurait-il si tort? Rappelez-vous l'anecdote que vous m'avez contée sur
-le petit bordeaux...»
-
---«Juste!» dit-il, et pour me rendre ma politesse, il murmura le dernier
-vers de l'épigramme sur la Madeleine:
-
- «Et puis vieille, s'en repentir...»
-
-en tirant une longue bouffée de son havane...
-
-
-
-
-VI
-
-DAISY
-
-
-I
-
-Quand Mme Fauvel pensait à Pierre Vivien, elle éprouvait une douceur
-singulière à se ressouvenir d'un très humble détail de leurs relations.
-Elle y voyait le signe que l'amitié de Pierre pour elle n'était pas un
-amour déguisé. Cette évidence lui permettait de se livrer sans défense à
-son goût pour la conversation de ce charmant homme. Elle ne pouvait pas
-l'aimer: elle avait trente ans à peine, et lui, il était bien près d'en
-avoir soixante. Mais, à soixante ans, un cœur d'homme peut encore être
-victime de ces passions tardives, d'autant plus violentes, d'autant plus
-douloureuses, qu'elles sont sans espoir, et Brigitte Fauvel n'était pas
-une coquette. Elle n'appartenait, ni de près ni de loin, à la catégorie
-de ces Célimènes que l'argot de notre époque dépeint du nom cyniquement
-expressif d'allumeuses. Il y avait de la loyauté dans ses clairs yeux
-bleus, qui n'auraient pas eu pour l'hôte quasi-quotidien de son petit
-salon de l'avenue Montaigne ce regard tendre et caressant, si elle
-n'avait pas été très certaine que les assiduités de Vivien chez elle
-décelaient une sympathie très partiale, très vive, mais absolument
-étrangère à toute émotion sentimentale. En eût-elle jamais douté, elle en
-aurait trouvé la preuve dans les gâteries que son visiteur prodiguait à
-un autre familier du salon,--plus favorisé encore que lui; car celui-là
-ne quittait guère la jolie Mme Fauvel.--Celui-là, ou mieux celle-là.
-C'était une petite épagneule de race anglaise, de cette variété que l'on
-appelle des Blenheim, par allusion au château historique des Marlborough,
-où se conserve le type le plus pur de la race. La fine et intelligente
-bête ne représentait pas seulement un exemplaire choisi de son espèce,
-avec ses grands yeux noirs, d'une expression presque humaine, en saillie
-des deux côtés de son nez écrasé, son front bombé, ses oreilles
-pendantes, et les soies blanches de son pelage tachetées de fauve. Elle
-avait été donnée autrefois à Brigitte par quelqu'un qui, lui aussi,
-pendant des années, avait paru tous les jours avenue Montaigne, pour des
-motifs moins désintéressés que ceux de Pierre Vivien. Mal mariée avec un
-homme d'affaires qui ne l'avait épousée que pour sa fortune, et dont elle
-était complètement séparée en fait, quoiqu'ils vécussent officiellement
-sous le même toit, Mme Fauvel avait eu, dans sa vie, une liaison,
-commencée, comme tant d'autres, sur la coupable, mais romanesque
-espérance d'une durée indéfinie, et brutalement terminée par un abandon.
-Le héros de cette banale aventure avait quitté Brigitte pour une amie de
-la jeune femme, et dans des conditions cruelles. Celle-ci n'avait pu
-assez bien cacher sa souffrance à l'implacable inquisition du monde. Elle
-avait été tout à la fois délaissée et déshonorée. La délicate et
-respectueuse pitié dont Vivien avait su l'entourer dans ces durs moments
-avait rendu plus intimes entre eux des relations, jusque-là plutôt
-superficielles. L'homme de cinquante-six ans avait deviné le drame moral
-traversé par l'abandonnée. Et celle-ci en avait éprouvé une
-reconnaissance si émue qu'elle s'était laissé aller à cette douceur
-d'être plainte.
-
---«Quand vous reverra-t-on?» avait-elle commencé de dire à Pierre, au
-terme de chaque visite.
-
---«Mais, cette semaine,» avait-il commencé de répondre. Puis: «Mais,
-après-demain.» Puis: «Mais, demain.»
-
-Puis elle ne lui avait plus rien demandé. Et il était tout naturellement
-venu, chaque jour, vers deux heures. Il était presque sûr, à cet
-instant-là, de trouver Mme Fauvel encore seule. C'était, pour le
-célibataire vieillissant, une impression délicieuse que l'approche du
-petit hôtel où il était sûr de rencontrer une telle grâce d'accueil. Le
-seul aspect de la maison lui était comme une promesse d'amitié. Tout lui
-plaisait de ces visites: le salut familier du concierge l'avertissant par
-une petite inclinaison de tête que Mme Fauvel était chez elle; le geste
-du valet de chambre le débarrassant de sa canne et de son pardessus avec
-l'empressement des vieux serviteurs pour un intime du logis; la
-physionomie des choses autour de lui, tandis qu'il montait les marches de
-l'escalier, parmi les tableaux, les tapisseries et les plantes
-vertes,--oui, tout, jusqu'aux bonds affectueux par lesquels Daisy,
-c'était le nom de la petite chienne, lui souhaitait la bienvenue. Elle le
-regardait de ses larges prunelles, dressée sur ses pattes de derrière, et
-appuyant sur lui celles de devant. Elle mendiait ainsi une caresse que
-Pierre Vivien lui donnait indulgemment, et il s'asseyait sur le même
-fauteuil--son fauteuil,--dans le même angle de fenêtre si c'était l'été,
-de foyer si c'était l'hiver, tandis que Brigitte Fauvel, clignant un peu
-ses paupières, frangées de cils blonds comme ses cheveux, lui disait:
-
---«Daisy vous aime plus qu'elle ne m'aime. Elle ne me fait jamais de ces
-fêtes.»
-
---«Elle m'aime parce qu'elle voit combien je suis votre ami,» répondait
-Pierre, et il mettait à flatter la tête dressée du joli animal, une
-complaisance qu'il n'aurait pas eue, si Daisy lui eût représenté un rival
-heureux dans le passé. Donc il n'était pas amoureux de Mme Fauvel. S'il
-l'avait été, le fantôme de l'autre se serait dressé devant lui. Il
-savait que la petite épagneule avait été rapportée d'Angleterre à
-Brigitte par Albert Dehandy, l'ancien amant. Ces déraisonnables jalousies
-autour des objets les plus insignifiants sont la signature vraie des
-passions cachées, et l'ancienne maîtresse de Dehandy avait le droit de se
-dire:
-
---«C'est vrai qu'il est réellement mon ami, rien que mon ami.» Et,
-songeant aux heures de détresse qu'elle avait subies, par le fait de
-celui de qui elle tenait la fine Daisy, elle ajoutait mentalement:
-
---«Et comme les hommes sont meilleurs dans l'amitié que dans l'amour!»
-
-Peu s'en fallait que le souvenir de ses chagrins passés--si passés et
-pourtant si présents, même après trois années,--ne lui donnât un
-mouvement d'humeur contre l'innocent animal.
-
---«Mais non,» se disait-elle; «la pauvre n'y est pour rien.»
-
-Et elle caressait rêveusement la petite Blenheim, à son tour.
-
-
-II
-
-Était-ce une anomalie que cette affection de la femme outragée et trahie
-pour le seul témoignage qu'elle gardât de la liaison rompue? Non. C'était
-la preuve qu'elle n'oubliait pas les heures d'ivresse goûtées avec
-l'amant infidèle. L'anomalie était ailleurs, dans cette affection de
-Pierre pour la vivante relique d'un passé qu'il ne pouvait pas ne pas
-haïr. Car il savait bien, lui, ce que Brigitte Fauvel ne voulait pas
-savoir, qu'il était profondément épris d'elle. Hélas! il l'était avec
-cette affreuse lucidité de l'homme vieillissant, lorsque la vanité ne lui
-fait pas désapprendre, pour son propre compte, les vérités les plus
-certaines, celles qu'il a constatées tant de fois chez les autres. A un
-certain âge, on n'est plus jamais aimé d'amour. Cette évidence n'avait
-pas empêché que Pierre ne se laissât toucher jusqu'au plus intime de son
-cœur par le charme prenant de Brigitte. Mais ç'avait été sans illusion.
-Il y avait, chez lui, une extrême maîtrise de soi, jointe à une
-expérience très avertie. Son métier et sa nature s'étaient réunis pour en
-faire un homme très surveillé, très désenchanté et cependant très tendre.
-Ancien diplomate, il avait, dans une carrière un peu errante, beaucoup
-observé et peu vécu. Il n'avait pas rencontré, durant sa jeunesse, la
-femme à côté de laquelle les autres femmes s'effacent pour toujours, dans
-l'avenir comme dans le passé. Il avait aimé, jamais complètement,
-absolument. Ces sensibilités masculines déçues par les circonstances,
-semblent garder une réserve d'émotion qu'elles dépensent, sur le tard, en
-dévouements romanesques, comme celui de Vivien pour Mme Fauvel. D'entrer
-dans l'intimité morale de cette délicieuse femme lui avait été une
-douceur qu'il s'était juré de ne pas gâter, en y mêlant des aveux et des
-désirs qui l'eussent mise, vis-à-vis de lui, à l'état de défense. Quand
-il lui avait posé, pour la première fois, cette question, en flattant de
-la main la tête de Daisy afin de l'apprivoiser: «Oh! la jolie bête! Où
-l'avez-vous eue?» son cœur s'était serré à entendre la réponse: «C'est
-Dehandy qui me l'a rapportée d'Angleterre.» Et, tout de suite, il s'était
-tendu à ne pas montrer son secret déplaisir. Il avait affecté d'attirer à
-lui la petite chienne. Celle-ci, inconsciente du motif d'une sympathie si
-compliquée, s'était frottée à sa jambe, avec la grâce souple qu'ont ces
-animaux, dressés de génération en génération à vivre sur des meubles de
-salon, dans une atmosphère de gâterie et de sociabilité. Puis le geste
-voulu était devenu un geste instinctif. Vivien avait fini par ne plus
-séparer l'image de Daisy et celle de Brigitte Fauvel. Il avait pardonné
-son origine à ce bibelot animé. Accompagnait-il Mme Fauvel dans quelque
-course? Il portait la Blenheim entre ses bras, pour lui faire traverser
-sans danger une rue trop passante, et il ne pensait pas au ridicule dont
-il eût été couvert à ses propres yeux, si Dehandy, debout de l'autre côté
-du trottoir, l'eût regardé de ce regard de l'ancien amant, insupportable
-au nouveau. Il l'est plus encore à l'amoureux qui n'a rien eu de cette
-femme dont l'autre sait tout. Sensations si âcres! Les imaginer seulement
-est une souffrance. Vivien ne se les figurait même plus quand il
-s'agissait de Daisy!
-
-
-Cette amitié pour la petite bête, donnée cependant par l'homme qu'il
-haïssait le plus au monde, était donc très sincère, et ce fut pour lui un
-réel chagrin quand un jour, arrivé avenue Montaigne, le concierge lui
-dit, du seuil de sa loge, avec une voix importante d'homme du peuple qui
-annonce une grave nouvelle:
-
---«Monsieur Vivien sait que notre chienne a été volée?»
-
---«Daisy?» interrogea Pierre, avec autant d'anxiété que s'il se fût agi
-d'une vraie catastrophe.
-
---«Oui,» reprit l'homme. «Ce matin Joseph, le valet de pied, l'avait
-sortie comme d'habitude pour lui faire faire sa petite promenade... Voilà
-qu'il laisse la bête dehors pour venir me raconter une bêtise dans ma
-loge... Je ne savais pas, moi, qu'il ne l'avait pas remontée... Nous
-causons un peu...--«Faut que j'aille chercher Daisy,» qu'il me dit. Il
-ressort. Plus de Daisy. Il l'appelle. Il siffle. Plus de Daisy... Et le
-maître d'hôtel qui nous raconte qu'il était à regarder par la fenêtre, au
-second étage et qu'il a vu une dame qui caressait une petite chienne
-blanche et feu! Tiens, qu'il s'est dit: «Une chienne comme la nôtre.» Et
-la dame a pris la chienne sous son bras, elle est partie, et lui qui est
-resté là, passif, au lieu de descendre et de courir!... C'est seulement
-quand Joseph est monté, en demandant: «Vous n'avez pas vu Daisy? qu'il a
-dit: «alors c'est elle qu'on a volée devant moi?...» Enfin, monsieur,
-elle est volée, et bien volée!»
-
---«Comment? vous avez laissé voler Daisy?...» En adressant cette phrase
-deux minutes plus tard à l'infortuné Joseph, penaud et décontenancé sous
-sa livrée d'antichambre, Pierre Vivien avait dans la voix le tremblement
-d'une rancune presque personnelle. Il faillit en vouloir à Mme Fauvel en
-constatant qu'elle supportait sans désespoir la disparition de la
-délicate petite bête, associée pour lui à toutes les minutes de leur
-intimité.
-
---«Je ne me tourmente pas trop,» disait-elle. «On l'a prise pour avoir
-une récompense en la rapportant. C'est si simple! Elle a son collier avec
-son adresse. Ce soir ou demain matin je verrai arriver quelqu'un qui
-racontera qu'il a trouvé la bête dans la rue. Il aura ses cinquante
-francs et le tour sera joué.»
-
---«Alors, vous ne la faites pas afficher tout de suite?» interrogea
-Pierre.
-
---«Il sera toujours temps demain ou après demain...» Et, secouant sa
-jolie tête avec un geste d'enfant, comme pour se faire pardonner, par la
-grâce de son aveu, un sentiment bien près d'être mesquin. «Que
-voulez-vous? ça me fâche toujours d'être exploitée... Pas pour l'argent,
-mais par amour-propre. J'ai l'idée qu'en n'ayant pas l'air trop pressée
-de ravoir ma chienne, les voleurs se diront: On n'y tient pas tant que
-cela!... Et alors, ils auront moins de bénéfice. Ils seront un peu
-_chocolat_, comme ils disent dans leur joli langage. Ce sera toujours
-autant de repris sur eux!»...
-
---«Vous ne voulez pas me permettre d'aller faire une déclaration chez le
-commissaire?» insista-t-il. «Pensez que la pauvre petite bête s'est
-peut-être échappée des mains de la voleuse. Alors, si quelqu'un l'a
-ramassée et portée simplement à la police?... Son collier peut s'être
-détaché... Enfin, cela ne vous engage à rien... Elle est si sensible, si
-impressionnable!... Quand on n'aurait qu'une chance de lui éviter une
-nuit à la Fourrière, ça vaudrait la peine d'essayer...»
-
---«Vous avez raison,» fit Brigitte. «Mais, vous savez, je ne suis pas du
-tout mère aux chiens. Tout de même celle-là était vraiment une petite
-personne. Et si vous me la retrouviez aujourd'hui, je serais très
-contente.»
-
-
-Chez le commissaire du quartier, aucune nouvelle. Il fallait s'y
-attendre. Aucune à la Fourrière, où Vivien se transporta aussitôt. Aucune
-à l'asile de Genneviliers. Il s'y rendit le même jour, quoique la
-présence de la chienne volée fût littéralement impossible là, quelques
-heures après sa disparition. Le lendemain, mêmes recherches, même
-résultat absolument négatif. Mme Fauvel s'était enfin adressée à une
-agence de recherches, et, sur tous les murs du quartier des
-Champs-Élysées, de petites affiches se multipliaient, promettant une
-forte récompense à qui rapporterait à l'hôtel de l'avenue Montaigne une
-chienne de l'espèce dite Blenheim, âgée, répondant au nom de Daisy.
-Brigitte commençait, en effet, si peu «mère aux chiens» qu'elle se
-déclarât, à partager un peu l'inquiétude de son familier. C'était un
-sujet de conversation toujours pris et repris entre eux maintenant: où
-pouvait être Daisy? Que faisait-elle? L'avait-on vendue à quelqu'un qui
-la traitait doucement? Était-elle au contraire tombée entre des mains
-brutales?
-
---«Il est pourtant bien invraisemblable qu'on l'ait volée pour rien? Elle
-n'est plus assez jeune pour qu'un marchand en offre un prix supérieur à
-la récompense annoncée,» disait Mme Fauvel.
-
---«On vous l'aura volée par vengeance,» disait Pierre. «Ce sera la femme
-de chambre que vous avez renvoyée l'année dernière.»
-
---«Mais elle est placée en Amérique!» reprenait Brigitte toujours plus
-raisonnable que son vieil ami.
-
---«Elle aura profité d'un voyage de ses maîtres à Paris,» insistait-il,
-et les suppositions succédaient aux suppositions jusqu'à un certain
-jour,--il y avait déjà quatre mois depuis la disparition de Daisy,--où
-Vivien allant à pied à son cercle rue Boissy-d'Anglas, fut arrêté par la
-pluie sous les arcades de la rue de Rivoli. Un homme promenait, pour
-tenter les passants, deux de ces minuscules loups-loups de Poméranie,
-véritables diablotins dans un manchon de poils. C'étaient, ces deux
-petits chiens, le contraire même de Daisy: long museau aigu, oreilles
-dressées, pattes hautes et nerveuses, la queue relevée en panache sur le
-dos, et de petits yeux enfoncés, dardant un regard de feu follet, agile
-et rapide. Cette comparaison par antithèse fut la cause que l'attention
-du promeneur se fixa sur ces deux bijoux vivants. Un des loups-loups, se
-voyant regardé, et comme s'il eût voulu solliciter une délivrance, celle
-de la tyrannie évidemment exercée par l'affreux personnage qui les tenait
-en laisse, lui et son compagnon, se dressa sur ses pattes de derrière. Il
-appuyait ses petites pattes de devant le long de la jambe du promeneur
-compatissant--comme faisait jadis Daisy--et il cherchait fièvreusement,
-de ses naseaux frais, une main que Vivien abaissa vers la tête
-intelligente levée vers lui. Il se prit à penser soudain que la jolie
-bête pouvait bien avoir été, comme Daisy, la victime de quelque rôdeur.
-Peut-être avait-elle été arrachée à un intérieur de gâterie pour être
-maltraitée? Elle était toute maigre et chétive, même dans son ardeur de
-vitalité, et, lui-même étonné par le son de sa voix et ses propres
-paroles, Pierre s'entendit dire au marchand:
-
---«Combien demandez-vous de ce Poméranien?»
-
---«Deux cents francs,» répondit l'autre.
-
---«Les voici,» fit Vivien, et dix minutes plus tard, au lieu de s'asseoir
-au cercle à sa table de bridge, il descendait d'un fiacre à la porte de
-l'hôtel de l'avenue Montaigne. Brigitte n'était pas là. Le temps d'écrire
-sur sa carte: «Ce n'est pas Daisy, mais faites bon accueil tout de même à
-ce pauvre Fu-Fu.» C'est ainsi qu'il avait baptisé soudain le petit chien,
-lequel n'avait cessé, dans ce court trajet, de trembler de tout son
-fragile corps, entre les mains de son nouveau maître. Et cependant, comme
-s'il eût déjà compris que cet inconnu lui était un ami, il commença
-d'aboyer furieusement quand Pierre eut refermé la porte, en recommandant
-de bien soigner le petit animal jusqu'à ce que Mme Fauvel rentrât.
-
---«Soyez tranquille, monsieur Vivien», avait répondu le concierge. «Si ce
-Fu-Fu n'est pas Daisy, moi je ne suis pas Joseph.»
-
-
-III
-
-Avez-vous lié dans votre vie commerce d'amitié avec un chien, un de ces
-humbles compagnons dont un poète a pu écrire:
-
- Frère à quelque degré qu'ait voulu la nature
-
-Alors vous comprendrez le demi-remords dont Vivien fut saisi en recevant
-le soir même, un billet de Mme Fauvel. La jeune femme le remerciait de
-lui avoir, disait-elle, «remplacé» Daisy. Il se sentit vaguement coupable
-envers la disparue pour avoir introduit dans la maison dont elle avait
-été l'heureuse et unique habitante, cet hôte inattendu. Ce nouveau venu
-allait coucher sur le coussin de l'autre, boire du lait dans le bassinet
-d'argent réservé à l'autre,--un de ses présents,--sauter sur les genoux
-de Brigitte, comme l'autre. Et le sens de la superstition, ce legs de
-tous nos atavismes, est si prompt à se réveiller en nous: Pierre éprouva
-cette obscure et pénible appréhension que les gens du peuple résument si
-bien, dans cette formule vulgaire: «Cela me portera malheur.»
-
---«Voilà qui est vraiment par trop enfantin,» fit-il, en haussant les
-épaules. Et un autre adage populaire lui revint, qu'il se répéta, pour
-exorciser le fantôme de la pauvre Daisy, soudain apparue devant sa
-pensée: «Les bêtes ne sont pas des gens...»
-
-
-Quand nous sommes dans cette disposition singulière, qui nous découvre,
-derrière le hasard des événements, l'action possible des causes occultes,
-la moindre coïncidence l'avive et l'approfondit. Vingt-quatre heures
-après avoir acheté, sous les arcades de la rue de Rivoli, le petit
-loup-loup Poméranien, et comme Pierre remontait les Champs-Élysées, il se
-heurta au coin de la rue de la Boëtie, contre l'un de ses anciens
-collègues de la Carrière, perdu de vue depuis des années. Vous entendez
-d'ici les: «Comment? Vous à Paris?...--Oui, ministre plénipotentiaire,
-mon cher ami, me voici ministre!...--Comme ça nous pousse!...--Vous
-rappelez-vous quand...» Et de «vous rappelez-vous» en «vous
-rappelez-vous,» les deux diplomates de marcher ensemble quelques pas,
-puis quelques pas encore, jusqu'à un moment où le ministre dit à Pierre:
-
---«Prenons-nous une tasse de thé? J'ai déjeuné très tôt, et il est cinq
-heures.»
-
-Un des innombrables _tea-rooms_ que l'invasion Anglaise de ces dernières
-années multiplie dans Paris, montrait sa porte peinte en vert pâle, et
-décorée avec la complication, déjà démodée, du «modern-style». Quel fut
-le saisissement de Pierre Vivien lorsqu'il aperçut, assise à l'une des
-tables, et goûtant gaiement, Mme Fauvel, en compagnie d'un homme de leur
-monde, M. Victor Arnoult, dont elle n'avait pas prononcé le nom deux fois
-devant lui! Il ne la savait pas liée avec ce personnage, et ils étaient
-assez intimes pour s'installer ainsi, l'un et l'autre, en tête-à-tête.
-Mme Fauvel n'avait pas vu entrer Pierre. Et celui-ci, de la table d'angle
-où le ministre et lui s'étaient mis, pouvait l'étudier, sans qu'elle le
-remarquât. Il voyait ses gestes, la façon dont elle remuait la tête. Une
-glace voisine, lui montrait le reflet de ce visage dont il connaissait si
-bien l'expression amusée ou ennuyée, distraite ou intéressée. Arnoult
-racontait à la jeune femme une histoire, qui la divertissait, sans doute,
-infiniment, car elle riait, en portant sa tasse de thé à ses lèvres, de
-son rire d'enfant, le même qu'elle avait eu avec lui, deux heures
-auparavant. Il lui avait fait sa visite, comme d'habitude, à trois
-heures. Et elle ne lui avait pas parlé de ce goûter! Cette rencontre lui
-fut si complètement insupportable, qu'à peine la première gorgée de thé
-avalée, il tira sa montre, et, laissant là son camarade, un peu étonné
-d'un si brusque départ:
-
---«Ah! mon ami, quel étourdi je fais!... J'ai oublié que j'avais un
-rendez-vous. Pourvu que je n'arrive pas trop tard!... Vous m'excusez?»
-
-
---«Où avais-je la tête?» se dit-il, quand il fut dehors, et seul, de
-nouveau. «Cet Arnoult ne lui fait pas la cour; je le saurais.... Il la
-lui ferait d'ailleurs? Je n'ai aucun droit sur elle. Mais il ne la lui
-fait pas. Elle l'a rencontré par hasard, comme moi le ministre. Elle sera
-entrée dans ce _tea-room_. Il n'y avait pas de table libre. Il lui aura
-offert de s'asseoir à la sienne. Demain elle m'en parlera. Et d'ailleurs,
-cela ne me regardera pas. Je ne vais pas me mettre à l'ennuyer de mes
-jalousies. Ce serait trop grotesque....»
-
-Ce raisonnement était la sagesse même. Il n'empêcha pas que, le
-lendemain, le cœur de l'ami désintéressé ne battît un peu trop vite
-quand il pénétra dans le salon où Brigitte se tenait après le déjeuner,
-comme à l'ordinaire. Un arome de tabac attestait que le mari avait allumé
-un cigare, en prenant son café, dans cette pièce, avant de s'en aller à
-la Bourse, ou ailleurs, abandonnant sa femme, qui lui était parfaitement
-indifférente, aux intimités, innocentes ou coupables, qu'elle pouvait
-avoir. Jusqu'alors, Pierre Vivien avait trouvé si commode cet effacement
-absolu de Fauvel. Il en éprouva soudain une impression désagréable.
-C'était la preuve que Brigitte était très libre, trop libre. Une première
-fois déjà elle avait abusé de cette liberté. Allait-elle en abuser une
-seconde fois? Arnoult ne lui ferait-il pas la cour? Et, tandis que Fu-Fu,
-ne reconnaissant plus son acheteur de l'avant-veille, jappait contre lui
-avec la colère d'un chien dépaysé, cette question se posait dans l'esprit
-de Vivien. Il riait cependant. Il racontait sa journée d'hier, moins
-l'épisode de son entrée dans le _tea-room_, afin de provoquer des
-confidences pareilles. Et son amie commençait de lui raconter aussi son
-après-midi et sa soirée, en se taisant également du goûter pris en
-compagnie de Victor Arnoult. Pourquoi?
-
---«Oui, pourquoi?...» se demandait Pierre, en descendant l'escalier. Ce
-point d'interrogation une fois surgi dans sa pensée n'en devait plus
-disparaître. Comment en secouer l'obsession grandissante? Il avait beau
-se dire qu'il n'était pas jaloux, il l'était, et tout de suite il
-commença de s'adonner à cette inquisition involontaire, la plus
-douloureuse de toutes et la plus lucide, qui ne peut se retenir
-d'interpréter les moindres signes. On croirait qu'une puissance maligne
-se complaît à les multiplier, ces signes! Une semaine s'était à peine
-écoulée, et Pierre était arrivé à savoir que Mme Fauvel voyait Arnoult
-presque tous les jours, à son insu, qu'elle visitait avec lui des musées
-et des expositions, qu'elle le retrouvait dans des maisons, où lui,
-Vivien, n'allait pas, enfin qu'elle avait, dans sa vie, une amitié
-d'homme, à côté de la sienne. Il apprit aussi que cette amitié était
-toute récente. C'était l'explication du silence gardé vis-à-vis de lui.
-Il eût dû, s'il avait été logique avec son parti pris d'une affection
-désintéressée, y voir une preuve de l'extrême délicatesse de Brigitte.
-Elle avait trouvé le moyen d'être toujours pareille à son égard. Elle
-l'avait vu aux mêmes heures qu'autrefois, aussi longtemps. Elle s'était
-tue de cette amitié nouvelle, parce qu'elle avait bien prévu qu'il en
-prendrait de l'ombrage. Et elle avait tout naturellement adopté le
-procédé habituel aux femmes quand elles veulent concilier des choses
-inconciliables, celui des tiroirs. Elles mettent bien, quand elles
-rangent un meuble à secret, certains bijoux dans un tiroir, et d'autres,
-dans un autre. De quoi pouvait se plaindre Pierre? L'avait-on changé de
-tiroir? Et cela n'empêchait pas qu'un mois après la découverte du tiroir
-Arnoult, il était le plus malheureux des hommes, sans avoir d'ailleurs
-osé rien en faire paraître à Brigitte Fauvel. Il avait trop peur de
-découvrir que le tiroir Arnoult n'était autre que l'ancien tiroir
-Dehandy, et que la jeune femme avait pris un nouvel amant. Encore une
-fois, il ne se fût pas reconnu le droit de s'en offenser. Le seul indice
-de son intime mécontentement était une aversion, presque une horreur,
-pour qui? pour la petite bête qu'il avait lui-même offerte à sa subtile
-amie, pour le loup-loup de Poméranie, dont l'entrée avenue Montaigne
-avait coïncidé exactement avec la révélation dont il souffrait. Cette
-antipathie se manifestait si comiquement que Mme Fauvel ne pouvait
-s'empêcher de s'en amuser.
-
---«C'est pourtant vous qui me l'avez donné», disait-elle, «et vous avez
-l'air d'en être jaloux!...»
-
-Hélas! ce n'était pas du preste et charmant animal, si léger dans ses
-élans, si vif, si spirituel, que le titulaire du tiroir Amitié A était
-jaloux. C'était du tiroir Amitié B. Mais était-ce bien Amitié qu'il
-fallait lire sur l'étiquette? En constatant que Mme Fauvel ne voulait pas
-comprendre sa mélancolie évidente, Pierre se le demandait souvent, trop
-souvent, et chaque fois avec une peine plus profonde.
-
-
-IV
-
-Sur ces entrefaites, il se produisit un incident absolument inespéré. Un
-matin la femme de chambre entra chez Mme Fauvel, les yeux brillants, le
-visage bouleversé par une émotion joyeuse:
-
---«Madame, madame,» balbutiait-elle, dans son saisissement de cette
-nouvelle extraordinaire, «Daisy est retrouvée!»
-
---«Daisy est retrouvée?» fit Brigitte, tout en flattant de la main Fu-Fu,
-qui mordillait le ruban rose pâle passé aux poignets de la chemise de
-soie de sa maîtresse. Il ne soupçonnait guère la menace que le retour de
-l'ancienne favorite représentait pour sa volontaire et capricieuse petite
-personne.
-
---«Oui, madame. C'est toute une histoire. Madame sait qu'hier elle a dit
-à Joseph d'aller de grand matin porter un paquet de livres chez la sœur
-de madame, rue de Varenne. Il s'est mis en retard. Arrivé place des
-Invalides, il a vu à l'horloge de la gare qu'il n'avait plus trop le
-temps d'aller et de revenir. Alors il appelle un fiacre, et qu'est-ce
-qu'il voit sur le siège, entre les jambes du cocher? Une tête de chien
-qui lui fait dire:--«On croirait Daisy.»--Il va pour caresser la bête,
-elle le lèche! Il regarde davantage. Il se dit: «Mais c'est elle.» Il
-demande au cocher: «Comment l'avez-vous eue?»--«Je l'ai trouvée couchée
-sous une porte de hangar à Billancourt! un soir qu'il pleuvait en vrai
-déluge. Elle était maigre. Elle avait l'air de mourir de faim et de
-froid. Je l'ai ramassée et gardée. Mais si elle est à vous... C'est une
-gentille bête et bien douce... Seulement elle ne joue jamais...» Alors
-Joseph est allé chez la sœur de madame avec la voiture. Il est revenu
-avec. Il n'y a pas de doute. Madame, c'est Daisy. Elle a cette petite
-déchirure à son oreille que lui avait fait Tom. Madame se rappelle?
-Madame veut-elle qu'on la lui amène? Madame verra comme elle est changée,
-comme elle a souffert!»
-
---«Mais oui; amenez-la tout de suite, tout de suite,» s'écria Brigitte
-Fauvel. «Et prenez Fu-Fu. Mettez-le dans la lingerie qu'ils ne se
-disputent pas aussitôt...»
-
-Quelques instants plus tard, la camériste rentrait, apportant dans ses
-bras la pauvre chose, souillée de boue, déjetée de misère, qu'était
-devenue la coquette, la fine, la souple Daisy, la jolie Blenheim,
-habituée à prélasser ses poils soyeux sur les coussins de l'automobile.
-La robe crottée, les yeux chassieux, les oreilles garnies de touffes en
-grumeaux, la bête de luxe se présentait avec la physionomie lamentable
-d'un chien d'aveugle. Elle s'était ignoblement salie à se tenir entre les
-sabots fangeux du cocher, à se vautrer dans la paille de l'écurie.
-Maintenant, stupéfiée du miracle qui la faisait soudain se retrouver dans
-le décor de son ancienne existence, elle regardait autour d'elle, comme
-hébétée de ce fantastique changement. Elle hésitait, ne sachant pas si
-elle rêvait ou non. Toutes les images de ces quatre derniers mois
-passaient sous son front bombé, que décorait toujours la tache
-fauve--signe de sa noble race. Où était-elle allée depuis que la voleuse
-l'avait ramassée sur le trottoir de l'avenue Montaigne? Pour qu'elle ne
-fût restée entre aucune des mains qui avaient dû la posséder, il fallait
-que ces mains eussent été brutales et méchantes. Avait-elle été vendue à
-des gens qui l'avaient livrée en pâture à des enfants tourmenteurs?
-L'avait-on confiée à des domestiques qui lui allongeaient des coups de
-pied, emprisonnée dans des chenils de marchands, où d'autres bêtes plus
-fortes la mordaient? Avait-elle erré à travers les rues, éperdue,
-attaquée au passage par de cruels caniches, cherchant sa vie à même les
-tas d'ordures, grelottant de froid par les nuits mauvaises, comme celle
-où le cocher charitable avait eu pitié d'elle? Quelles visions hantaient
-ses larges et profondes prunelles, au regard plus humain encore, tandis
-que sa douce maîtresse de jadis l'appelait par ce nom qu'elle n'avait
-plus jamais entendu: «Daisy! Daisy!» Et tout d'un coup, le flot des
-souvenirs de son existence heureuse lui envahissant le cerveau, l'exilée
-se précipita vers le lit avec des aboiements d'ivresse et des bonds de
-reconnaissance émue, et elle déchirait les draps de ses ongles trop
-longs, tachant la fine batiste, s'accrochant aux dentelles, griffant la
-soie fragile du couvre-pied, au désespoir de la femme de chambre, qui
-s'écriait:
-
---«Ah! non, madame! Non!... Que madame ne la laisse pas monter sur le
-lit. Elle va tout salir, tout gâter...»
-
---«Ça ne fait rien», disait Mme Fauvel, en souriant. «Pauvre petite
-Daisy! Oui, comme elle a souffert!... Faites donner cent francs au
-cocher... Vous reviendrez vite et on la lavera... J'espère qu'elle fera
-bon ménage avec Fu-Fu. Pauvre Daisy! Mais elle est vraiment trop sale...
-Tenez, prenez-la, et que Joseph la lave tout de suite...»
-
---«Eh bien!» disait-elle quelques heures plus tard à Pierre Vivien
-stupéfait, en lui montrant la chienne couchée sur le tapis du petit
-salon. «Vous la reconnaissez? C'est votre amie Daisy. On l'a retrouvée...
-Elle n'a pas pris bon caractère dans ses aventures. Elle n'a rien voulu
-manger. Et voyez, elle s'est mise dans ce coin de la fenêtre, cachée
-derrière les plis des rideaux. Elle m'avait fait fête au premier moment.
-Elle ne me regarde plus. Elle ne me répond plus. Tout cela depuis qu'elle
-a découvert l'existence de Fu-Fu... Et lui, au contraire, il est si
-gentil avec elle! Il ne demande qu'à jouer...»
-
-Et comme s'il eût voulu fournir un commentaire indiscutable à ce
-témoignage de sa maîtresse, le Poméranien allongeait ses pattes à terre,
-et, posant son museau aigu sur elles, il jappa doucement d'abord, puis
-vivement, du côté de la boudeuse. Celle-ci, roulée en boule, son mufle
-caché à demi dans sa fourrure maintenant toute blanche, ouvrit un instant
-les yeux sans bouger, pour les refermer. Sur le tapis, à côté d'elle
-était un morceau de sucre que Mme Fauvel lui avait tendu et qu'elle
-n'avait pas pris. Celle-ci le ramassa et le tendit de nouveau à l'animal.
-
---«C'est extraordinaire,» dit-elle. «Fi! la vilaine jalouse! On ne te
-prend rien, pourtant, ma Daisy. Je te gâterai comme je te gâtais. Allons,
-mange ce sucre. Sois douce...»
-
-Vaines flatteries de langage et de geste, auxquelles la bête continua
-d'opposer une attitude non pas d'hostilité, car sa queue remua lentement,
-mais d'indifférence systématique. Visiblement, tant que l'autre animal
-serait là, elle ne consentirait pas à communiquer avec leur commune
-maîtresse. Elle lui donnait à choisir entre elle et l'étranger.
-
---«Non,» reprit Mme Fauvel, répondant tout haut au reproche muet de ce
-refus et de cette immobilité. «Non. Je ne le renverrai pas. Tu entends.
-Je ne le renverrai pas...» Et, prenant dans ses bras le loup-loup, elle
-l'embrassa câlinement en l'emportant avec elle pour aller s'asseoir dans
-son fauteuil accoutumé, tandis que Vivien lui disait:
-
---«Je ne me pardonnerai jamais de vous avoir apporté cet affreux Fu-Fu.»
-
---«Et moi, je suis trop contente de l'avoir,» répondit la jeune femme.
-«Je déteste la jalousie. Il n'y a pas de sentiment qui me paraisse plus
-mesquin et plus bas,--surtout,» insista-t-elle, «surtout quand on ne vous
-prend rien.»
-
---«Vous appelez cela ne lui rien prendre?» dit Pierre en regardant, tour
-à tour, du côté de la petite Blenheim puis du petit Poméranien.
-
---«Mais quoi?» fit-elle.
-
---«Vous lui prenez la douceur de vous suffire,» osa-t-il répondre. «Ah!
-ne pas suffire à quelqu'un,» répéta-t-il, «je comprends comme c'est dur,
-allez, depuis que... moi non plus... je ne vous suffis plus...»
-
---«Et moi,» dit-elle en rougissant, «je ne vous comprends pas.» Elle
-avait dans les yeux pour lui répondre une si invincible obstination! Le
-pli creusé entre ses fins sourcils blonds exprimait un mécontentement si
-près d'être une colère! L'ami jaloux ne continua pas. Oh! Si! Elle
-l'avait compris, mais elle ne voulait pas plus le comprendre, qu'elle ne
-voulait comprendre les susceptibilités de la chienne revenue au gîte.
-Cette réplique et ce regard, c'était le double tour de clef donné au
-tiroir.
-
-
-V
-
---«Ah! monsieur Vivien,» disait, le jour suivant, le concierge de
-l'hôtel, avec un visage bouleversé, comme Pierre se préparait à entrer
-dans le vestibule. «Vous ne savez pas le malheur? Notre Daisy? Qui est-ce
-qui aurait cru cela? Elle s'est sauvée. Oui, monsieur. Ce matin, comme
-j'ouvrais la porte, je l'ai vue qui filait, filait... Il faut croire
-qu'elle avait été bien heureuse chez son cocher, car elle s'est arrêtée
-devant une voiture, pour essayer de sauter sur le siège. Elle croyait
-que c'était lui. C'était une brute, celui-là, monsieur, et qui lui a
-allongé un coup de fouet. Elle a roulé sur le pavé. Juste à ce moment une
-automobile arrivait à toute vitesse. Et alors...»
-
---«Elle a été écrasée?»
-
---«Oui, monsieur. Une si jolie bête, et juste après qu'on nous l'avait
-rapportée! On n'a pas osé le dire à madame. On a pensé que monsieur
-Vivien la préparerait mieux...»
-
---«Moi?» dit Pierre. «Et justement je venais vous demander de prévenir
-madame qu'elle ne m'attende pas aujourd'hui. Nous devions sortir
-ensemble, et j'ai un empêchement...»
-
-
---«En voilà un drôle de pistolet,» fit le concierge, redevenu sincère,
-quand son interlocuteur fut reparti sans entrer. «J'ai cru qu'il allait
-pleurer, lui, sur cette sale petite chienne!... L'imbécile! Il ne sait
-pas!...» Et, se ressouvenant de l'époque où Dehandy avait apporté Daisy
-dans la maison, le mauvais serviteur, qui avait l'esprit aussi
-malveillant que simpliste, se mit à rire. «Et Dehandy était un beau gars
-au moins, au lieu que celui-ci!... Ah! comment madame a-t-elle pu le
-prendre?...» Puis, regardant le dos un peu voûté de Vivien, qui
-s'éloignait le long de l'avenue Montaigne, il haussa les épaules.
-Qu'aurait-ce été s'il avait pu deviner que les assiduités du visiteur
-quotidien n'avaient jamais été récompensées, même d'un baiser, et ce que
-représentait de si délicatement jeune dans ce cœur de plus de cinquante
-ans, cette pitié pour la jalouse et pauvre Daisy?
-
-
-
-
-VII
-
-LE DERNIER ROLE
-
-
-I
-
---«Il est bien mal, n'est-ce pas, monsieur le docteur?» demanda le vieil
-homme au jeune médecin.
-
-Celui-ci, un grand garçon roux, au regard hardi, à la bouche heureuse, se
-préparait à monter dans la voiturette automobile qui lui servait à ses
-visites et qu'il conduisait lui-même. Il eut un hochement d'épaules,
-regarda du côté de la maison dont il sortait, pour s'assurer qu'il
-n'était pas épié. Puis, brutalement:
-
---«Fichu!» répondit-il. Et, sans autre commentaire, il empoigna de son
-bras robuste le levier d'embrayage et le tira vers lui. Le moteur
-commença de haleter en grinçant, et le médecin, installé sur le siège,
-les mains au volant, partit en faisant de la tête un signe d'adieu à son
-interlocuteur qui demeurait là, immobile, à regarder lui aussi la petite
-maison, gaie et claire sous le soleil de cette matinée de printemps.
-C'était la classique demeure du rentier dans une vieille cité de l'Ile de
-France. Elle était située dans une des rues de Nemours, pas très loin de
-la Halle et tout près de ce bras du Loing, dit des _Petits-Fossés_, qui
-sillonne la ville et longe l'hospice, avec son campanile mi-gothique et
-mi-Renaissance. Cette maison avait deux étages, chacun percé de trois
-fenêtres. Les volets peints en brun se rabattaient sur des feuillages de
-plantes grimpantes si fraîchement vertes à cette époque de l'année! Un
-jardinet s'étendait devant le perron. Deux grands lilas épanouis y
-dressaient leurs branches chargées de grappes de fleurs violettes qui
-frémissaient dans l'air bleu. Une énorme boule déformante et un jeu de
-tonneau se voyaient dans une allée. L'arrêt de mort prononcé par le
-médecin contre l'hôte de cet asile, prenait, par le contraste, une
-signification plus sinistre. Quelle cruauté gratuite de la nature que
-cette condamnation d'un être auquel suffisait une existence vouée à des
-divertissements de cette innocence! L'ami fidèle qui contemplait cette
-maison sentait ce contraste plus vivement encore, par les souvenirs que
-cette fin prochaine d'un compagnon de sa jeunesse évoquait en lui. Leur
-première rencontre remontait à un demi-siècle. Ils étaient alors élèves
-au Conservatoire. L'un et l'autre avaient, depuis, fait carrière de
-comédien, dans des voies un peu différentes. Les noms de guerre qu'ils
-avaient pris résumaient, à eux seuls, ces différences. L'un, le
-propriétaire condamné de la petite maison, avait eu un prix de tragédie.
-Il était entré à l'Odéon d'abord, puis au Théâtre-Français, où il avait
-vieilli dans les emplois subalternes, faute d'un vrai tempérament. Sur
-son extrait de baptême, il s'appelait très modestement Dubois; pour le
-public, il était Brizard. Il avait relevé le nom de cet illustre
-tragédien vanté par Lemercier: «Le vieux Brizard, dont la stature était
-théâtrale, la tête majestueuse, les mains paternelles, et qui, sans art,
-faisait sortir le pathétique de ses entrailles...» L'autre, celui qui
-allait survivre, avait mué en Valville son nom peu reluisant de Dupin.
-Cette étiquette de l'ancien répertoire ne l'avait pas empêché d'aller de
-plus en plus dans un sens opposé à celui de son camarade. Lui aussi était
-entré à l'Odéon, mais pour passer de là au Vaudeville et aux Variétés. On
-se rappelle les triomphes que son étourdissante fantaisie lui valut
-d'abord dans les jeunes premiers, puis dans les amoureux quinquagénaires
-d'Halévy et de Meilhac. Il avait été l'incarnation même du viveur
-sentimental et ironique, naïf et blasé, délicat et quasi-falot de ce
-spirituel théâtre,--image d'une société qui déjà n'est plus, celle du
-second Empire prolongée dans la troisième République. Tout finit, même la
-vogue des comédiens, et l'illustre Valville avait connu, comme l'obscur
-Brizard, la mélancolie de la représentation d'adieux. Les deux acteurs
-étaient demeurés des amis intimes, malgré la diversité de leur genre,
-et, ce qui fait l'éloge de leur cœur, celle de leur succès. Tout jeunes
-encore, ils avaient épousé les deux sœurs, alliance qui les avait encore
-rapprochés. Devenus veufs l'un et l'autre, ils avaient adopté, pour s'y
-retirer, la même ville, cette antique Nemours qui exerce sur la gent
-théâtrale un inexplicable et tout puissant attrait. Ils avaient acheté
-deux maisons dans la même rue, il y avait à peine dix-huit mois, comptant
-bien installer là, sur le bord du Loing, une petite province du pays de
-Monomotapa, comme dans la fable:
-
- Deux vrais amis vivaient...
-
-Et presque tout de suite, Dubois, dit Brizard, avait commencé de donner
-les signes d'un de ces dépérissements progressifs que les plus ignorants
-en pathologie doivent remarquer. Son teint était devenu jaunâtre, la
-saillie des veines sur son front s'était faite plus forte et plus
-flexueuse; ses joues se creusaient; sa parole hésitait. Le docteur
-consulté,--ce même médecin automobiliste qui venait de dire son laconique
-«fichu!»--avait prononcé un nom de maladie redoutable et mystérieux:
-
---«Il fait de l'_artério-sclérose_. Il a beaucoup fumé sans doute?»
-
---«Lui, docteur Marmier? Il avait déjà l'horreur du cigare au
-Conservatoire...»
-
---«Le petit verre, alors? Hein! Avouez...»
-
---«Il n'a jamais bu que de l'eau.»
-
---«Et les belles dames? Les coulisses?...»
-
---«Ah! docteur, Brizard était un mari parfait... Et je vous jure que les
-coulisses ne sont pas ce que vous croyez.»
-
---«Il a eu des émotions, alors, de grands chagrins, ou bien il s'est
-surmené?...»
-
---«Une montre, docteur Marmier, c'était une montre! Lever à la même
-heure, déjeuner à la même heure, et rue de Richelieu, vous savez, il ne
-se la foulait pas... Ah! si ç'avait été boulevard Montmartre!... Mais
-dans la boîte à Molière...»
-
-Et le vieux comédien du boulevard avait eu un geste. Quel geste! Celui
-d'un grognard de la Grande-Armée parlant d'un garde national.
-
---«Alors, ce sera simplement la rouille de la vie, comme a dit si
-justement Peter,» avait repris Marmier. Quand les médecins ne comprennent
-rien aux causes d'une maladie, ils prononcent sentencieusement une
-formule. Du temps de ce Molière, dont Valville faisait sans respect le
-patron d'une «boîte», cette formule était en latin. Aujourd'hui, c'est
-quelque citation d'un maître, rédigée dans cette rhétorique d'un
-pittoresque brutal que la Faculté emprunte volontiers à la littérature
-réaliste. «Mais l'athérome permet une longue survie,» continua-t-il, «et
-M. Brizard est à Nemours dans des conditions idéales: vie paisible, bon
-air, régime sobre, laitages, viandes blanches, légumes, un peu
-d'hydrothérapie modérée. Avec vingt jours par mois d'iodure de sodium,
-je vous le retape, vous verrez...»
-
-Valville avait vu, tout au contraire, son camarade jaunir davantage, les
-joues du malheureux se creuser encore, son dos se voûter. Puis
-brusquement était apparu l'un des symptômes les plus terrifiants pour
-l'entourage de ces malades-là: des accès répétés d'angine de poitrine,
-Brizard immobilisé soudain par une atroce douleur irradiant du cœur vers
-le cou et le bras gauche, pâle, trempé de sueur, incapable de respirer,
-de parler, et, dans ses prunelles, l'angoisse de la mort imminente. Le
-docteur Marmier appelé d'urgence, avait ausculté longuement le vieux
-tragédien, puis il avait prononcé de nouveau une parole, trop claire et
-trop obscure à la fois, pour ne pas porter à leur comble les
-appréhensions de Valville:
-
---«J'ai peur d'un anévrisme de l'aorte,» avait-il dit. «Pas d'émotions,
-surtout. Il n'en a pas eu ces temps-ci?»
-
---«Et quelles émotions voulez-vous qu'il ait?» avait demandé le fidèle
-ami.
-
---«Tant mieux! Allons, tant mieux!» avait répondu le médecin d'un air
-incrédule. «Il ne va pas trop souvent à Paris?»
-
---«Lui? Une ou deux fois par mois, quand on donne une tragédie dans son
-ancien théâtre. Ç'a été sa seule passion, la tragédie, la seule... Je
-vous affirme, docteur, que vous vous faites une idée très fausse de
-l'existence des artistes.»
-
-Marmier avait hoché la tête. Rien de sommaire comme la psychologie d'un
-médecin qui n'est pas très intelligent. Ce métier, dont on croirait qu'il
-doit développer au suprême degré le sens de l'observation, semble au
-contraire l'oblitérer chez les praticiens médiocres, qui ne pensent plus
-que par cases. La nécessité de se décider vite sur des individus qu'ils
-n'ont matériellement pas le temps d'étudier explique cette disposition
-d'esprit. Marmier s'était fait son type «acteur». Bon gré, mal gré, il
-fallait que Brizard y rentrât. Il ne croyait donc pas aux protestations
-de Valville. Il y avait aussi en lui une autre case, celle des visites à
-dix francs. Il avait commencé de les multiplier, de plus en plus
-inquiet,--disons-le pour ne pas trop calomnier la fréquence de ses
-auscultations.--Les crises d'_angor pectoris_ s'étaient d'ailleurs
-multipliées, elles aussi, chez le malade. Marmier, assez bon
-diagnosticien, avait vite reconnu que l'aortite chronique, révélée par
-ces crises, approchait du dénouement. Ce matin-ci, l'extrême angoisse de
-Brizard, le refroidissement des extrémités, la petitesse et
-l'irrégularité du pouls, lui avaient paru annoncer une rupture imminente
-du cœur. Il avait tenu parole à Valville, qui, dès les premiers jours,
-lui avait demandé de ne pas lui cacher la vérité:
-
---«J'ai peut-être eu tort,» songeait-il, tandis que sa voiturette
-l'emportait à travers la campagne verdoyante du mois de mai, du côté de
-Château-Landon et de ses pittoresques rochers. «Il va lui parler, et à
-quoi bon?... Mais ce sont leurs affaires... Il est capable de vouloir
-que son camarade meure dans le giron, pour faire croire aux gens d'ici
-que MM. Valville et Brizard sont de vertueux bourgeois. Ces cabots, quels
-mythomanes!»
-
-
-II
-
-Hélas! personne au monde ne méritait moins que le pauvre comédien des
-_Variétés_ ce qualificatif créé par un maître de la psychiatrie, le
-docteur Ernest Dupré, pour désigner les menteurs professionnels. Oui. Il
-était bien un peu «cabot». On n'échappe pas à son métier. On n'a pas
-impunément figuré, des années durant, tous les La Musardière, les
-Boisgommeux, les Montflambert, les La Goupillière. Vous reconnaissez les
-noms dont cet aimable Meilhac et ce spirituel Halévy baptisaient
-volontiers leurs viveurs vieillissants.--C'est ainsi que, retiré dans
-cette villégiature de Nemours, il avait «pioché», pour parler son style,
-une tenue de Parisien à la campagne:--guêtres grises sur des souliers
-jaunes, pantalons gris à petits carreaux, veston bleu boutonné d'un seul
-bouton, cravate Lavallière en foulard souple à bouts lâchement noués,
-chapeau de feutre mou au bord de devant rabattu savamment, gants de fil
-souple, parasol de soie bise doublée de soie verte. Et quand il se
-promenait le long du Loing, la ligne de sa silhouette projetée sur le
-sol clair lui faisait se dire mentalement, avec un orgueil professionnel:
-
---«Ce que ça y est, tout de même! Ce que c'est le bonhomme!»
-
-Mais le cœur qui battait sous ce gilet de coutil,--choisi avec quel
-art!--était un cœur tout simple, un cœur d'enfant, et quand il traversa
-le petit jardin pour aller rendre visite à son ami, après avoir entendu
-le verdict cruel du médecin, de véritables larmes roulaient sur les joues
-du pauvre Valville. Elles mouillaient sa moustache toute blanche, qu'il
-arborait fièrement, comme une revanche du masque glabre qu'il avait dû
-garder si longtemps. Il les essuya d'un coin de son mouchoir, quand la
-servante fut venue à son coup de sonnette. Le visage de cette fille
-exprimait les sentiments contradictoires qu'éprouvent les domestiques à
-la veille du décès probable d'un maître. Ils vont perdre une place et ils
-n'osent pas faire des démarches pour en trouver déjà une autre. La
-commune humanité s'émeut en eux devant l'approche de l'agonie, et il s'y
-mélange une curiosité involontairement cruelle, la naïve importance de
-participer à un événement dont le voisinage s'occupe. Un fond
-d'indifférence persiste,--car enfin c'est un étranger que le maître qui
-va mourir.--«Me mettra-t-il sur son testament?» Cette idée allume un
-petit éclair de cupidité dans le regard et en complique encore
-l'expression déjà si obscure. La Mariette, c'était le nom de la femme de
-charge promue chez Brizard au rang de gouvernante, devança les questions
-du visiteur, en lui disant:
-
---«Il n'y a pas moyen de le faire se tenir au lit. Il s'est levé...»
-
---«Je vais l'obliger à se recoucher,» répondit Valville, qui gravit
-prestement l'escalier intérieur,--quelques marches, mais Brizard pouvait
-à peine les descendre et les remonter depuis plusieurs semaines. Il
-refusait cependant d'habiter la pièce du rez-de-chaussée qu'il appelait
-pompeusement le salon. Les murs de l'escalier racontaient, pour qui le
-connaissait bien, la raison de ce refus. Ils étaient garnis, du haut en
-bas, de gravures qui représentaient ou des portraits d'acteurs ou des
-scènes de théâtre: les Lekain, les Clairon, les Adrienne Lecouvreur, les
-Talma, faisaient de cet escalier en pierre grise une humble succursale
-des couloirs et du foyer de la célèbre Maison de la rue de Richelieu.
-Cette passion du métier se révélait davantage encore dans la chambre à
-coucher où se tenait le malade. Elle était littéralement tapissée avec
-les souvenirs de sa carrière, si peu glorieuse. Ah! Ce n'avait pas été
-faute de foi et de persévérant labeur. Tous les Horace et les Félix, les
-Titus et les Manlius, les Flaminius et les Sertorius, les Burrhus et les
-Héraclius de la tragédie classique avaient été consciencieusement tenus à
-chaque occasion par ce dévot de ce genre démodé, et il pouvait se
-regarder dans vingt portraits à tout âge, ici vêtu du laticlave, là en
-cuirasse et une main sur une épée courte, ailleurs siégeant sur la chaise
-curule, plus loin haranguant des conjurés. Quelques-uns de ces portraits
-étaient de simples photographies, agrandies démesurément; d'autres, des
-peintures. Le soin que Dubois, dit Brizard, avait pris de les commander
-et de les conserver, achevait de démontrer l'importance attachée par lui
-aux soirées où il avait réalisé un peu de son rêve de jeune homme, conçu
-à l'époque où il obtenait son second prix au Conservatoire. Le glorieux
-diplôme était là, encadré, comme aussi deux couronnes en métal doré
-offertes au tragédien au cours de tournées en province. Des bouquets
-séchés et fanés, avec des rubans à inscriptions, remémoraient quelques
-représentations plus brillantes. Des glaives en faisceaux et des casques
-romains, astiqués comme des pièces d'argenterie, reflétaient le soleil
-qui entrait par la fenêtre. Il miroitait encore, ce gai soleil, sur des
-plaques de verre à l'abri desquelles jaunissaient des cartes de visite,
-portant le nom de personnages connus et des formules de félicitations
-bien banales. Elles ne l'étaient pas pour Dubois, dit Brizard, qui
-s'occupait en ce moment à la besogne dont avait parlé la ménagère. A
-coups de ciseau, il avait commencé de taillader la longue barbe blanche
-poussée depuis sa retraite, et qui lui donnait l'air vénérable d'un Joad
-toujours sur le point de s'écrier:
-
- Où suis-je? De Baal ne vois-je pas le prêtre?...
-
-Puis il avait pris le blaireau, et il se savonnait la face aussi
-vigoureusement que le lui permettait sa faiblesse. A chaque instant, il
-devait abaisser son bras. Cet effort pour tenir sa main levée épuisait
-son pauvre cœur. Pourtant, il était bien décidé à exécuter jusqu'au bout
-cette opération qui lui rendrait pour un jour le menton bleu de sa
-profession. La lame d'un rasoir ouvert luisait, à portée de sa main,
-auprès d'un cuir à repasser. Ce vieux comédien, au maigre corps drapé
-dans une espèce de peignoir de toile rayée, les pieds pris dans des
-pantoufles sans quartier, absorbé ainsi dans ces soins d'une inexplicable
-toilette,--pour qui et pour quoi se rasait-il avec ce soin minutieux,
-malgré sa douleur?--paraissait d'autant plus sinistre qu'il avait étalé
-sur sa table tous les instruments d'un complet maquillage: patte de
-lièvre, boîtes de rouge, crayons pour les cils. Et la mort était dans les
-yeux sinistres d'éclat, dans les pochettes gonflées des paupières, dans
-le creux des joues, à la fois rentrées et tombantes, dans le cou dont la
-peau flétrie se plissait comme en des fanons, dans l'essoufflement du
-maigre torse sans cesse tendu pour aspirer un peu d'air, dans la fatigue
-infinie de l'attitude et du geste. Oui, Dubois, dit Brizard, allait
-mourir et il le savait. Il salua Valville d'un mot qui ne permettait pas
-le doute. C'était, coïncidence ironique, précisément celui dont le
-docteur Marmier s'était servi.
-
---«Le médecin sort d'ici. Fichu, mon bon!... Je suis fichu, tu
-m'entends...»
-
---«Je l'ai rencontré,» répliqua Valville, «et il m'a justement affirmé le
-contraire. Tu vas mieux...»
-
---«Je te dirai comme Pylade, et ce sera deux fois vrai:
-
- Seigneur, vous me trompiez...»
-
---«Alors, je te répondrai comme Oreste:
-
- ... Je me trompais moi-même.»
-
---«Non,» reprit le tragédien en regardant son ami avec des prunelles si
-aiguës que l'autre détourna les yeux. «Tu ne te trompes pas. Marmier t'a
-dit la vérité... Mais, mon pauvre vieux, j'ai entendu ton pas dans
-l'escalier. Il était lourd!... Tu prenais le temps de te composer un
-visage... Tu as pleuré. Ne dis pas non. Ta moustache est mouillée... Va,
-ça y est. Plus de Brizard! _Sacqué_ une fois pour toutes!...»
-
-Il eut un sourire courageux pour prononcer ce mot d'argot, qui signifie
-congédier, au théâtre comme à l'atelier. Un Allemand en délire a trouvé
-qu'il venait de _zucken_, forme intensive de _ziehen_, tirer. C'est tout
-simplement l'ouvrier renvoyé qui reprend son sac. L'acteur, plus savant
-étymologiste dans son simple geste que le philologue d'Outre-Rhin,
-esquissa le mouvement de quelqu'un qui prend ses cliques et ses claques,
-et il ajouta un: «Enlevez! c'est pesé!...» emprunté au _Courrier de
-Lyon_, qui mit de nouveau les larmes aux paupières de Valville. Le
-«Parisien en villégiature» avait cette bonne grosse sensibilité des
-coulisses, prompte aux expansions. Il se tut pour ne pas se trahir,
-tandis que le moribond recommençait de se raser avec une énergie sans
-cesse défaillante. De minute en minute sa main retombait sur ses genoux.
-Et il disait, expliquant son étrange acharnement à cette suprême
-toilette:
-
---«Je n'ai pas peur, Valville... J'ai été un brave homme d'artiste qui
-n'a fait de mal à personne. Quand j'arriverai devant le bon Dieu, il me
-lira dans le cœur. Il n'y verra rien que de propre. J'ai fait ma
-lessive, hier. Je ne te l'ai pas raconté pour ne pas t'affliger, ma
-vieille. J'ai vu le prêtre. Enfin, je suis paré... Mais avant de passer,
-je voudrais... Tu vas te payer ma tête, toi, l'homme des _Variétés_. Je
-voudrais jouer la tragédie encore une fois. Ça m'est venu, en me
-regardant ce matin dans la glace. Quand je me suis vu si maigre, si
-blanc, j'ai pensé: «Quel dommage de ne pas avoir eu cette gueule-là pour
-mon _Mithridate_!... Ah! Ce que j'y étais bon! Tu ne m'y as pas vu...
-C'était le rôle que je préférais, à cause de Brizard, mon patron, le
-vrai, le grand... Mais tu ne comprends pas, tu ne peux pas comprendre. Tu
-n'as jamais senti la tragédie, toi, Valville...» Il répéta ce mot
-emphatiquement, en séparant chaque syllabe: «_La Tra-gé-die!_ Il n'y a
-qu'elle qui soit de l'art, Valville, du théâtre... Le reste...» Il eut
-un: «Pfutt!» d'un indicible mépris. «Pardon, mon ami, tu sais comme j'ai
-eu de plaisir à tes succès. Tu avais du talent, Valville, un charmant
-talent... Mais la Tragédie, mon ami! _La Tra-gé-die!_ Lekain, Brizard,
-Talma!... Enfin, ç'a été la foi de ma vie, ma religion. Je l'ai défendue
-souvent contre toi. Tu m'appelais _poncif_ et _pompier_. Je ne discutais
-pas. A quoi bon? Quand on ne sent pas cela, on ne le sent pas. Moi je le
-sentais... Ah! ce que je le sentais!... J'avais la tradition. Je l'avais
-reçue de Fleuret, mon premier maître. Il la tenait de Barrias, qui la
-tenait de Talma. Enfin, Valville, j'ai tant aimé la tragédie que je
-serais content, mieux que content, heureux, tu m'entends, heureux, si je
-pouvais la jouer encore une fois, avant de mourir... Ne me crois pas fou,
-Valville, je ne le suis pas. Je voudrais jouer _Mithridate_... Oh! pas
-tout, la fin seulement, avec cette figure... Alors j'ai pensé: mon petit
-Valville voudra bien m'y aider...»
-
---«Moi?» interrompit l'homme des _Variétés_, comme l'avait appelé
-l'autre, à moitié attendri, à moitié goguenard, devant une fantaisie qui
-lui paraissait si baroque tout ensemble et si macabre... «Mais comment?»
-
---«En me donnant la réplique, voilà tout. Tu as bonne mémoire encore...
-Ce que je te demande, c'est de m'apprendre, d'ici à deux heures, le rôle
-de Monime... Ah! ça te changera. Mais les vers sont si beaux... Tu verras
-que ça ne sera pas comique... Et tu m'apprendras aussi ceux d'Arbate et
-d'Arcas dans les scènes quatre, cinq, six et sept du quatre et dans la
-scène cinquième du cinq... Mais il faut que tu saches tout ça d'ici à
-deux heures. C'est tout juste si je durerai jusque-là... Est-ce promis,
-Valville?»
-
-Il émanait du vieil artiste une telle suggestion, cette extravagante et
-suprême imploration d'un mourant était formulée d'une voix si émue, avec
-une ardeur si frémissante que Valville répondit simplement:
-
---«C'est promis. Donne-moi ton Racine. Dans deux heures, je saurai tout
-ce bout de rôle de Mme Monime... Valville-Monime, tu avoueras que c'est
-un peu _loufoque_... Mais...» et il dissimula derrière cette autre
-plaisanterie professionnelle l'émotion qui lui serrait la gorge, «il n'y
-aura personne pour _m'emboîter_.»
-
-
-III
-
---«Valville-Monime!» se répétait l'excellent homme comme deux heures
-sonnaient, en reprenant, le volume de Racine sous le bras, le chemin de
-la petite maison où l'attendait son camarade. «Monime, Arcas, Xipharès...
-Quels noms, messeigneurs! Moi qui n'ai jamais pu écouter une de ces
-grandes machines sans avoir envie ou de dormir ou d'éclater de rire!...
-Je ne rirai pas et je ne dormirai pas, cette fois. C'est trop triste.
-Quelqu'un qui nous verrait trouverait-il ça farce, tout de même? Et dire
-que ce brave Dubois est arrivé à soixante-sept ans avec des idées aussi
-_coco_ que celles-là dans la cervelle! La tragédie! Il croit à la
-tragédie!... Ah! s'il n'était pas si malade!... Non, je ne lui dirai
-rien. Quand il se portait comme le Pont-Neuf, je n'osais déjà pas le
-remoucher là-dessus, pour ne pas le peiner. Ma femme m'avait tant demandé
-de ne pas discuter ça ensemble! «C'est son dada, qu'est-ce que tu veux?»
-Je crois l'entendre... Pauvre femme! Morte aussi, comme sa sœur, comme
-Brizard demain, comme moi après-demain... Est-ce drôle? Voir des gens
-souffrir vraiment, mourir vraiment, avec de vrais mots, bien familiers,
-bien nature, les dire soi-même, ces mots nature, et ne pas éprouver du
-dégoût devant des bonhommes en peplum qui débitent de grands diables
-d'alexandrins en style noble? Mais quand tu parles de ta figure, Brizard,
-tu dis: ma gueule, tu ne dis pas:
-
- Et mon front, dépouillé d'un si noble avantage,
- Du temps qui l'a flétri laisse voir tout l'outrage...
-
-«Tout l'outrage? Tu dis: flappi, vanné, vaseux... En ai-je eu de la
-chance, tout jeune, d'avoir eu le goût de la chose vue, du coudoyé! Sans
-cela, j'aurais vieilli dans mon emploi, comme Brizard dans le sien, à
-jouer quoi? des Scapin, des Crispin, des Jodelet, des Mascarille! Est-ce
-bête encore, ces noms-là! Et ces domestiques qui causent en vers, eux
-aussi! Je les donnerais tous pour le concierge de la _Mi-Carême_, le
-père Mitaine, qui me répondait si drôlement quand j'étais Boislambert et
-que je me lamentais, après l'avoir remplacé dans sa loge de portier
-quelques instants. Je lui disais: «J'ai été l'amant de Marguerite pendant
-vingt-deux mois, j'ai été son portier pendant cinq minutes. Il me semble
-que j'en ai beaucoup plus appris sur elle, en étant son portier pendant
-cinq minutes, qu'en étant son amant pendant vingt-deux mois...» Et sa
-réplique, à lui! «Jugez un peu, monsieur, jugez ce que vous auriez
-appris, si vous aviez été son amant pendant cinq minutes et son portier
-pendant vingt-deux mois...» Dieu! Lhéritier était-il bon dans ce rôle-là!
-Et moi...? Oh! moi, je n'étais pas mal.»
-
-Et Valville-Monime, redevenu pour une seconde le vrai Valville, le
-Valville-Boislambert, mima son camarade de 1874, se mima lui-même, et il
-débita tout haut ces deux phrases de cette _folie-vaudeville_,--comme le
-sous-titre de l'affiche désignait cette géniale pochade,--à la stupeur de
-deux laveuses qui s'interrompirent de battre leur linge, et elles
-regardaient ce monsieur bien mis, en guêtres, en gilet de piqué et en
-cravate bleue à pois, qui se parlait tout seul à voix haute. Soudain, se
-rappelant son pauvre Brizard, le vieux comédien eut un remords et hâtant
-le pas:
-
-«--Allons jouer Monime et Arcas, Arbate et Xipharès, puisque ça lui fait
-plaisir. Après tout, ça l'occupera toujours un peu. Pendant ce temps-là
-il ne pensera plus à sa mort... Il est vrai qu'il a choisi _Mithridate_.
-Il a eu la main heureuse!... Tout de même, c'est incompréhensible...»
-
---«Ah! monsieur,» fit la servante quand il eut de nouveau sonné à la
-porte, et d'une voix épouvantée: «Je crois que Monsieur est devenu fou...
-Si vous voyiez comme il s'est costumé? Un vrai mardi-gras, monsieur, et
-quelqu'un de si malade! Ah! monsieur, faites-le coucher, je vous en
-prie... Et il est excité!... Il ne fait qu'appeler les Romains, monsieur.
-Enfin, ça fait peur...»
-
-Le saisissement de la domestique s'expliqua pour Valville dès son entrée
-dans la chambre du malade. Celui-ci avait revêtu une tunique en laine
-brunâtre, sur des braies de même étoffe et de même couleur. Une ceinture
-orientale de soie rouge, avec de petits morceaux de miroirs cousus à même
-et de fausses pierreries, serrait sa taille. Une chlamyde de pourpre
-s'agrafait à son épaule. Il avait suspendu à un baudrier un de ces
-cimeterres que les anciens appelaient _acinaces_, et le bonnet phrygien
-coiffait sa tête. C'était l'attirail dans lequel il avait joué jadis
-Mithridate. La fascination de ce rôle devait avoir été bien grande sur
-l'acteur, pour qu'il eût conservé cette défroque. Il apparaissait comme
-le spectre même de cette vieille tragédie à laquelle il avait voué ce
-culte si passionné que même l'approche de la mort ne l'en guérissait pas.
-La maigreur de son corps, jadis vigoureux et râblé, se reconnaissait au
-flottement de ce fantastique costume. Il avait «fait» sa figure, pour en
-accentuer encore la flétrissure quasi-cadavérique, passé ses paupières au
-noir, ses lèvres au violet, ses joues au blanc gras avec de la poudre
-d'ocre. Et ses prunelles brillaient d'une ardeur qui passa dans sa voix
-pour dire avec une demi-gouaillerie, comme s'il voulait devancer et
-désarmer l'ironie de son camarade:
-
---«Vous vous faites attendre, princesse... Tu sais ton rôle, ou plutôt
-tes rôles?»
-
---«Je les sais,» dit Valville, «mais ce costume...»
-
-Il montra sa cravate et son veston, avec un air de gouaillerie, lui
-aussi, la gorge serrée par ce qu'il y avait de grotesque à la fois et de
-terrible dans cette apparition de l'agonisant dans cet attirail. Dubois,
-dit Brizard, avait dû s'asseoir. Ses efforts pour se vêtir ainsi et seul,
-l'avaient épuisé. Il répondit:
-
---«Ce n'est pas pour la salle que nous allons jouer, c'est pour moi...»
-Et montrant son front: «_Je vois Monime, je vois Arbate, je vois
-Arcas_...»
-
---«Est-ce que vraiment il deviendrait fou?» se demanda Valville.
-
-Mais non. Ce n'était pas une hallucination morbide qui possédait Dubois,
-dit Brizard; c'était l'enthousiasme de l'art qui l'illuminait. Se
-dressant sur ses pieds, il attaqua la quatrième scène du quatre, comme il
-avait dit, celle où le vieux Mithridate, qui sait les sentiments de
-Monime pour un autre, la presse de l'épouser:
-
- Venez, et qu'à l'autel ma promesse accomplie
- Par des nœuds éternels l'un à l'autre nous lie...
-
-Était-ce la fièvre d'une vie exaltée avant de s'éteindre par un suprême
-sursaut d'énergie? Était-ce l'émotion éprouvée par Valville, qui le
-rendait lui-même sensible à l'excès? Il lui sembla que ces vers, lus tout
-à l'heure avec indifférence, avec ennui, s'animaient soudain en passant
-par la bouche de son camarade. Ce n'était plus le roi du Pont qui parlait
-en alexandrins conventionnels, c'était la plainte du vieillard
-malheureux, le gémissement d'un cœur qui va s'arrêter de battre et qui
-dit adieu à toutes les choses de la vie, à l'amour, à l'espérance, au
-printemps,--ce printemps épanoui dans les lilas du petit jardin, sous la
-fenêtre! Et Valville écoutait, après avoir débité machinalement ses
-propres tirades, Dubois, dit Brizard, sangloter: «Elle me quitte!...» et
-se maudire:
-
- D'avoir laissé remplir d'ardeurs empoisonnées
- Un cœur déjà glacé par le froid des années...
-
-Il l'écoutait se ressaisir, et, quand on lui annonce:
-
- Les Romains sont en foule autour de cette place.
-
-jeter le célèbre cri: «Les Romains!...» Et ôtant son bonnet, pour imiter
-le geste légendaire du vrai Brizard, le moribond s'élança sur un casque
-préparé à l'avance et posé sur un fauteuil, sans que le spectateur unique
-pour lequel il jouait ainsi, pensât maintenant à sourire. Ce fut enfin le
-célèbre morceau de la fin, la «cinquième scène du cinq». Valville-Monime
-était si bouleversé qu'à peine s'il put prononcer le vers par lequel la
-princesse salue le retour de Mithridate mourant:
-
- Ah! que vois-je, Seigneur, et quel sort est le vôtre...
-
-Dubois-Brizard, lui, avait toute la fermeté d'une agonie magnanime pour
-répondre:
-
- Cessez et retenez vos larmes l'un et l'autre...
-
-Quel succès, si jadis, quand il jouait ce personnage sur les planches de
-la Comédie-Française, il avait eu cet accent de héros vaincu pour dire:
-
- Et ma gloire, plutôt digne d'être admirée,
- Ne doit point par des pleurs être déshonorée!...
-
-s'il avait trouvé cette tendresse pour gémir:
-
- Mais vous me tenez lieu d'empire, de couronne...
-
-cette fierté résignée pour s'écrier:
-
- ... C'en est fait, madame, et j'ai vécu!
-
-s'il avait ainsi murmuré:
-
- ... Approchez-vous, mon fils,
- Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,
- Venez et recevez l'âme de Mithridate...
-
-
-Mais que se passait-il? Était-ce un jeu encore? Était-ce une réalité? Cet
-affaissement, ces paupières battantes, ce râle?...
-
---«Brizard?» cria Valville d'une voix angoissée, «Brizard? Tu m'entends,
-Brizard?»
-
-
-Le vieil acteur eut la force d'ouvrir ses yeux. Il regarda son ami. Une
-dernière phrase lui vint aux lèvres, qu'il ne prononça pas tout entière.
-Valville distingua pourtant ce mot: «talent». Puis, les yeux se
-voilèrent, la bouche s'ouvrit pour quelques souffles encore. Dubois, dit
-Brizard, venait de mourir,--et, pour la première fois et la dernière, il
-avait eu, en effet, du talent.
-
-
-
-
-VIII
-
-LE PÈRE THEURIOT
-
-La conversation avait roulé ce soir-là, pendant et après le dîner,
-uniquement sur une grève en train de bouleverser un de nos plus grands
-services publics. Le syndicalisme est très à la mode, cette année. Les
-belles dames, habillées par Worth et par Doucet, qui figuraient autour de
-la table délicieusement parée d'orchidées et de groupes de Saxe, avaient
-donc _syndicalisé_, comme André Chénier était athée, d'après
-Rivarol--avec délices. Les hommes avaient protesté, assez doucement. Puis
-tout ce monde élégant s'était accordé pour rire des perspectives ainsi
-ouvertes sur l'avenir. Les Parisiens riches semblent avoir perdu
-aujourd'hui jusqu'à cette énergie de la peur, cette dernière forme que
-prend l'instinct de conservation chez les animaux les moins courageux. Je
-les regardais, avec l'impression que ce même Rivarol dut avoir, quand, en
-1789, il soupait avec des grands seigneurs qui lui disaient: «Vous
-exagérez. En France, tout finit par des chansons.» Un seul des convives
-m'avait semblé, par son silence désapprobateur et sa physionomie
-soucieuse, posséder une juste conscience des réalités prochaines, sans
-doute parce qu'il était dans les affaires. Lesquelles? Je n'aurais pu le
-dire et je le connaissais depuis vingt ans! Est-ce Parisien encore, cela?
-Je m'expliquai sa visible préoccupation par des motifs d'intérêt, et je
-l'en estimais. Notre époque est tellement infestée d'idéologie, et de la
-pire, que l'on éprouve une satisfaction d'esprit à rencontrer quelqu'un
-qui pense à son _fait_. Aussi lorsqu'Amédée Morand--c'est son nom--se
-leva pour s'en aller, je le suivis. Je comptais échanger avec lui
-quelques-uns de ces pronostics, d'un pessimisme d'ailleurs inutile, qui
-servent d'exutoire aux inquiétudes impuissantes. J'eus la surprise de
-l'entendre me raconter un souvenir personnel, une anecdote de guerre
-civile que j'ai notée, aussitôt rentré. Ces épisodes privés vous rendent
-si réels, si concrets les désastres sociaux! C'est une leçon de choses,
-et les convives de tout à l'heure avaient vraiment besoin d'en recevoir
-une.
-
-
-I
-
---«... Les avez-vous entendus, tous ces _snobs_?» commença Morand, en
-s'arrêtant sur le seuil de la porte pour allumer son cigare. «Ce sera
-peut-être amusant!... Voilà ce qu'ils disent quand on leur parle du
-_grand soir_.» Il répéta par trois fois: «Amusant! Amusant! Amusant!...
-Cela me rappelle une aventure qui m'est arrivée, quand j'avais dix-sept
-ans. Elle m'a donné, à moi, pour la vie, l'horreur et la terreur des
-révolutions... Voulez-vous que je vous la dise? Nous marcherons un peu.
-Cette avenue des Champs-Élysées est encore possible, sur le trottoir...»
-Nous étions à la hauteur de la rue Bassano. Puis, sans attendre ma
-réponse: «Où étiez-vous pendant la Commune, vous?»
-
---«A Sainte-Barbe», dis-je, «d'où je suivais la classe de philosophie de
-Louis-le-Grand.»
-
---«Alors nous étions tout voisins», reprit-il. «C'est drôle. J'étais en
-philosophie aussi, moi. Je suivais la classe de Napoléon et j'étais à
-l'institution Vanaboste, rue de la Vieille-Estrapade, de l'autre côté du
-Panthéon. Je ne sais pas ce que vous pensiez dans votre collège, mais
-dans ma pension à moi, notre état d'esprit était celui des convives de ce
-soir. Nous trouvions tout ça très amusant, nous aussi. Nous étions seize
-élèves, au lieu de cent. Nos maîtres d'étude se réduisaient au père
-Theuriot, un vétéran du pionicat, qui dormait la moitié du jour sur des
-romans empruntés à un cabinet de lecture situé rue Soufflot, disparu,
-comme la pension. Le père Theuriot était surnommé «La Pipe», à cause
-d'une de ses formules favorites: «Je vous parie une pipe de tabac que...»
-Nos répétiteurs n'étaient plus qu'au nombre de deux, un pour les
-sciences, un pour les lettres. Celui-ci s'appelait Paumelle. Il était à
-l'École normale. Les trois quarts du temps, l'heure de sa conférence se
-passait à nous lire des auteurs modernes, avec une insouciance égale à la
-nôtre. Encore aujourd'hui, tant d'inconscience reste pour moi une énigme.
-La déclaration de guerre, Sedan, le siège, ces terribles épreuves
-s'étaient succédé coup sur coup. Elles ne nous étaient pas _vraies_, je
-ne trouve pas d'autre mot, pas plus qu'aux caillettes de tout à l'heure
-l'effrayante montée d'un prolétariat sans pitié. Paumelle préparait son
-agrégation, comme nous notre baccalauréat, comme le père Theuriot lisait
-les œuvres d'Alexandre Dumas, aussi paisiblement que si la grande voix
-des canons des forts ne nous avait pas avertis tout le long du jour que
-nous étions en état de guerre, et quelle guerre!
-
---«Messieurs,» nous dit-il pourtant un matin, vers les premiers jours de
-mai, «je prends congé de vous pour quelque temps. J'ai de mauvaises
-nouvelles de la santé de mon père. Je pars pour la Bourgogne ce soir.» Il
-achevait sa conférence sur cet adieu. Comme je lui demandais, sur le
-seuil de l'étude, si je ne pourrais pas le revoir dans la journée pour
-quelques indications de lectures. «Mais sortez avec moi, Morand, j'ai une
-course à faire. Vous m'accompagnerez et nous causerons.» Je nous vois
-encore, cet aimable professeur et moi passant la porte de la pension. Il
-n'y avait plus besoin de permission pour aller et venir. Oui, je nous
-vois nous dirigeant vers le Luxembourg et le traversant. Je nous vois
-gagnant la rue des Saints-Pères. Nous obliquons à droite, par la rue
-Saint-Dominique alors intacte et nous nous arrêtons devant le ministère
-de la guerre.
-
---«Me voici arrivé», dit Paumelle. «Je vais demander un passeport à mon
-ancien cacique[6]. Il est chef du cabinet du ministre de la guerre.
-Est-ce drôle, hein?... Vous n'avez pas envie de voir ce qui se passe dans
-cette boîte? Ce sera peut-être amusant...» Amusant! Lui aussi, vous
-voyez!... «Montez donc.»
-
- [6] Nom du chef de section dans l'argot de la rue d'Ulm.
-
-«J'acceptai. Les moindres détails de cette visite me seraient restés
-présents, même si je n'avais pas fait dans l'escalier une rencontre qui
-eut de si tragiques conséquences. Je suis entré dans ce ministère cette
-seule fois. Deux fédérés à mine farouche montaient la garde devant les
-guérites qui flanquaient la porte. Ils avaient plus de quarante ans. Leur
-barbe en broussaille grisonnait. Leur face était plaquée de rouge, et
-leurs yeux luisaient d'un mauvais regard. Et quelles capotes, déchirées
-et loqueteuses! Quels képis déformés, délacés, cassés! En revanche, les
-officiers pullulaient sur les marches de l'escalier, tous plus pimpants
-les uns que les autres, avec des femmes qui riaient haut, peintes,
-teintes, quelques-unes portant des uniformes de vivandières
-d'opéracomique. Ce monde fumait, caquetait, flirtait, réalisant à
-merveille la phrase prêtée à Danton: «J'ai bien _ribaudé_, bien caressé
-les filles...» et le reste. Je me sentais terriblement intimidé, moi,
-pauvre petit garçon bourgeois, dans cet étrange pandémonium, et plus
-encore quand un de ces officiers de cirque m'interpella par mon nom:
-
---«Morand?... Oh! ça, par exemple! Tu ne me reconnais pas?»
-
---«Courlet?...» m'écriai-je. «Est-ce possible?»
-
---«Hé bien! oui, c'est moi... Mais toi, qu'est-ce que tu fiches à Paris?»
-
---«Je suis toujours chez Vanaboste, où je prépare mon bachot.»
-
---«Ton bachot?...» fit Courlet en s'esclaffant. «En temps de
-révolution!... Regarde-moi. A vingt ans, je suis déjà colonel... Est-ce
-farce? Mais dis: Est-ce farce?»
-
-«Le jeune homme avec qui j'échangeais ces propos portait, en effet, un
-uniforme orné de cinq galons d'or au col et aux manches. Son képi les
-avait aussi. Des aiguillettes d'or brillaient sur sa poitrine, le tout
-flambant neuf et d'une largeur fort au-dessus de l'ordinaire. Se trouvant
-encore trop peu chamarré, il s'était fait coudre sur les bras, depuis les
-poignets jusqu'à l'emmanchure, de petits boutons de métal doré. Il avait
-des bandes d'or à sa culotte et des éperons dorés sur des bottes
-reluisantes comme un métal. Avec cela une large face rosée, qu'encadrait
-un floconnement blond d'une barbe déjà fournie, de petits yeux bleus
-malicieux, et un air de grand gosse. Le soleil entrant par la fenêtre le
-faisait étinceler comme la devanture d'une boutique d'orfèvrerie.
-
---«Oui,» répétait-il. «Est-ce farce?... Quand je pense que j'étais encore
-à _potasser_ à côté de toi chez le Vanaboste, il y a un an et demi!... En
-ai-je eu une fière idée de me sauver par-dessus les murs pour aller
-rejoindre Margot? Tu te rappelles, quand elle me rendait jaloux et que je
-ne pouvais plus travailler? Tu me faisais mes thèmes et mes versions pour
-m'empêcher d'être collé le dimanche. Toi, mon petit, tu es un bon zigue.
-Il faudra que je te paie ça.--Veux-tu entrer dans la diplomatie? Tu es
-fin, distingué. Demain on te nomme secrétaire d'ambassade.»
-
---«Laisse-moi le temps de consulter ma famille,» répondis-je en riant à
-mon tour.
-
---«Tu te défies et tu te défiles,» dit Courlet non moins jovial. «Tu n'as
-peut-être pas tort. Mais que ça dure ou non, je m'en serai offert une, de
-bombe!... J'en ai eu une chance que le père Theuriot m'ait pincé comme je
-rentrais le matin et sautais du mur dans le préau. Il est toujours là, ce
-coquin de La Pipe?»
-
-«En dépit de sa belle humeur, une mauvaise flamme de rancune avait passé
-dans ses prunelles claires. Entre Theuriot et le vieux pion, ç'avait été
-une longue lutte à coups de pensums et de retenues d'un côté,
-d'insolences de l'autre, jusqu'à l'expulsion, laquelle avait eu pour
-conséquence de jeter Courlet en plein quartier Latin de la fin de
-l'Empire. Il n'avait plus ni père ni mère. Son tuteur, découragé, l'avait
-laissé libre de préparer ses examens à sa guise. C'était le sixième
-établissement qui se séparait de son difficile pupille. Le jeune homme,
-abandonné à lui-même, avait fait de la politique et de la plus active. Le
-quatre septembre l'avait trouvé en prison, et le trente et un octobre l'y
-avait remis. Le dix-huit mars l'en avait tiré de nouveau. J'avais devant
-moi le résultat de ces diverses escapades.
-
---«C'est égal,» conclut-il, après m'avoir mis au courant en quelques
-mots, «je garde une dent au Theuriot... Il faudra que je descende rue de
-la Vieille-Estrapade, un de ces jours, et que je lui donne un trac, mais
-là, un de ces tracs!... Sois tranquille. Il en sera quitte pour la
-peur... Quand je dis que je lui garde une dent, histoire de parler...
-J'en tiens toujours pour le mandarin... Tu te rappelles?...»
-
-«C'était une allusion à un sobriquet qu'il se donnait volontiers à
-lui-même, quand il était mon voisin d'étude, par un déplorable jeu de
-mots. De l'expression _Je m'en f..._, qui lui était familière, il avait
-fait, à cause de la désinence _ou_, le nom d'un Chinois: _Je-Man-F_...,
-et de ce Chinois un mandarin. Il ne se vantait pas. Il fallait qu'il en
-eût une santé,--comme il disait encore--pour garder cette gouaillerie et
-cette goguenardise dans la plus criminelle et la plus périlleuse des
-situations. Vous étonnerai-je si je vous avoue que sa verve me médusa, au
-lieu de m'indigner? Je lui enviais un peu et cette hardie philosophie et
-ses galons tandis que je rentrais, une heure plus tard, dans ma boîte à
-bachot, ayant pris congé de lui et de Paumelle. Il m'avait à ce point
-suggestionné que ma première action fut de raconter cette rencontre au
-père Theuriot. Je devançais ainsi la farce annoncée par mon camarade. Je
-savais si bien que l'innocent «La Pipe» ferait une maladie de terreur à
-la seule idée que la vengeance de son ancien justiciable était suspendue
-sur lui!...
-
-
-II
-
---«Quelle honte!» gémit le maître d'études. «Un ancien _Napoléon_ enrôlé
-dans cette bande de brigands! Pensez, mon enfant, le lycée de
-Casimir-Delavigne!... Avais-je raison quand je disais à M. Vanaboste:
-«Monsieur le directeur, savez-vous ce que c'est que Courlet? Un membre
-gangrené, et un membre gangrené, on le coupe.» Morand, je vous parie une
-pipe de tabac que nous n'en avons pas fini avec lui... Et colonel? Vous
-dites qu'il est colonel? Un garnement qui n'était même pas sûr de la
-règle des participes passés!...»
-
---«C'est un brave garçon, allez, monsieur Theuriot,» insistai-je
-méchamment, «et la preuve c'est qu'il m'a promis de venir nous voir un de
-ces jours.»
-
---«Ici? Courlet va venir ici?...» Le digne homme était tout pâle. Il
-n'ajouta pas un mot, et s'en alla vaquer à sa besogne habituelle, dont
-vous aurez jugé par ses remarques sur les participes. Elle consistait à
-regarder nos diverses copies au point de vue le plus humble, celui de
-l'orthographe. Il s'en acquitta, les jours qui suivirent, avec une
-évidente distraction. Je regrettai ma stupide malice, tant je devinai
-d'anxiété chez lui. Cette menace d'une descente de Courlet à la pension
-le terrorisait littéralement. Quand il se promenait dans le préau,
-maintenant, chaque sonnerie à la porte d'entrée lui donnait un sursaut.
-En étude, au lieu de rêver ou de dormir sur le _Vicomte de Bragelonne_,
-_Joseph Balsamo_, ou _les Mohicans de Paris_, il taillait fébrilement un
-crayon et dessinait des figures de géométrie sur une feuille de papier,
-avec la nervosité machinale d'une attente à tromper. Au réfectoire, les
-portions de viande demeuraient dans son assiette, à peine entamées. Il
-maigrissait. Je le surpris qui consultait un indicateur de chemins de
-fer, pour quitter Paris et fuir son ennemi. Mais où serait allé
-l'infortuné La Pipe? Il était le fils de l'ancien concierge de la pension
-Vanaboste. Son père mort, il avait été élevé là, par charité. C'était,
-comme il le disait dans ses jours de pédantisme, son _ultima Thule_ que
-ce four à bachots. D'ailleurs, les jours succédaient aux jours, et
-Courlet ne paraissait pas. Avait-il oublié l'institution et le projet de
-sa mauvaise farce? Avait-il été blessé et tué dans une des escarmouches
-où les fédérés se hasardaient de temps à autre? Sans doute cette idée
-avait traversé aussi la tête de Theuriot, car sa fébrile appréhension
-sembla se dissiper. Canif et crayon reposèrent. Les feuillets crasseux de
-_Joseph Balsamo_ tournèrent de nouveau sous ses doigts, jaunes d'avoir
-trop fumé. Nous vîmes de nouveau ses paupières en poches de cabriolet se
-fermer derrière ses lunettes, sa bouche édentée s'ouvrir, son crâne
-chauve s'incliner et sa barbe hirsute traîner sur les livres, avec un
-ronflement significatif. Ses assiettes du déjeuner et du dîner furent de
-nouveau nettoyées à fond, par un procédé de sauçage au morceau de pain
-qui nous eût valu, à nous, de jolis sermons dans nos familles. Enfin il
-en était mieux qu'à la sécurité, à la joie et la plus épanouie, quand il
-me dit, par un beau matin de la fin de mai, en se frottant les mains:
-
---«Il y a longtemps que je ne vous ai gagné une pipe de tabac, mon cher
-Morand. Je vous en parie une que ces brigands n'en ont pas pour plus
-d'une semaine. Hé! Hé! La godaille va finir, messieurs les pourceaux de
-la Commune!»
-
-«Je l'entends me prononcer cette phrase, comme s'il était là, avec un
-sifflement qui lui venait de sa gencive dégarnie. D'où tenait-il ces
-renseignements? Il m'énonçait cette prophétie le vendredi. Le dimanche,
-les Versaillais entraient. Était-il content de m'apprendre la bonne
-nouvelle!
-
---«Ma pipe de tabac, Morand... J'ai gagné.» Il se faisait
-consciencieusement, dans ces cas-là, donner par son _partner_ de quoi
-bourrer le fourneau d'une pipe d'écume amoureusement culottée, qu'il
-appelait Cléopâtre, sous le prétexte que la reine d'Égypte avait dû être
-une Éthiopienne. «Oui. J'ai gagné. Les Versaillais sont là. Le colonel
-Courlet ne doit pas en mener large, hein? A moins qu'il ne se soit sauvé,
-vous vous rappelez Horace: _relictâ non bene parmulâ_... Allons, mon
-tabac!»
-
-«Il me tendait sa pipe, tout en faisant sa citation, d'un geste si gai,
-si cordial! Ses yeux bruns avaient un éclair si joyeux. Tenez. J'en
-frissonne. Que de fois depuis j'ai constaté, dans la vie, cette cécité
-morale, ce salut empressé à l'événement qui nous sera le plus funeste. Je
-vous épargne mes réflexions, pour arriver au fait. Puisque vous étiez là,
-vous vous rappelez le tragique changement qui se fit soudain, et quelle
-atmosphère d'attente redoutable s'abattit sur la ville. Les boutiques
-s'entr'ouvraient, toutes prêtes à rabattre leurs volets de métal, à la
-première alerte. Plus de promeneurs. Les gardes nationaux circulaient par
-escouades d'un pas précipité. L'encerclement de la bataille se
-resserrait. On s'en rendait compte au crépitement des coups de fusils
-plus distincts d'heure en heure, presque de minute en minute. Des
-sonneries de clairons les accompagnaient. Elles rendaient plus
-menaçantes les lueurs des incendies qui empourpraient le ciel: en face le
-Louvre brûlait, à gauche la rue de Lille. Les obus sifflaient, d'abord
-très lointains, puis rapprochés. Enfin la tourmente atteignit la paisible
-montagne Sainte-Geneviève. L'explosion de la poudrière du Luxembourg
-l'annonça. L'effroyable vague d'air fit voler en éclats toutes les
-vitres. A peine remis de cette secousse, des appels de crosse résonnent
-contre la porte que notre directeur avait fermée au verrou. Pas de
-réponse. Les coups de crosse redoublent. Le Vanaboste va parlementer
-lui-même. J'étais derrière lui à ce moment. Il tremblait si fort qu'il
-eut du mal à introduire la grosse clef dans la serrure. A son «Qui
-êtes-vous?» épouvanté, répliqua un vigoureux: «Des amis, monsieur
-Vanaboste, des amis...» Je crois reconnaître la voix de Courlet. La porte
-s'ouvre. C'était lui. Oh! un Courlet moins flambant que celui du
-ministère. Son magnifique uniforme n'avait été ni brossé ni astiqué
-depuis plusieurs jours. Les galons en étaient ternis et décousus par
-places. La poussière blanchissait ses merveilleuses bottes. Une déchirure
-bâillait dans le drap de son képi: éraflure de balle? coup de pointe de
-sabre? D'où qu'il vînt, à ce moment, de la barricade ou du café--avec lui
-tout était possible--une chose n'avait pas changé, sa physionomie.
-C'était toujours le gigantesque potache émancipé, le disciple goguenard
-du mandarin. Il me vit. Sa main esquissa un geste de salutation. Puis,
-avec sa gouaillerie usuelle et son argot:
-
---«Ça vous en bouche un coin de me voir, citoyen Vanaboste? Pas de
-frousse, petit père. Je ne vous en veux pas. Je comprends parfaitement
-que vous en ayez eu plein le dos d'un lascar de mon espèce... Laissons
-ça,» continua-t-il, sur une protestation du malheureux directeur. «Voici
-ce qui se passe...» Clignant de l'œil de mon côté, il bouffonna: «Comme
-a dit un judicieux auteur: _Voiciski_, c'est un Polonais. _Paz_, c'est
-son petit nom...» Et grave: «Le Panthéon va sauter, monsieur Vanaboste.
-Il est plein de poudre. Je l'ai su. Je me suis dit: J'ai des _camaros_
-là-bas, dans la boîte. Allons prévenir le patron... Voulez-vous mon
-conseil? Tirez-vous et tout de suite, vous et toute la turne. Allez à
-l'hôpital de la Pitié... C'est en bas de la montagne Sainte-Geneviève. Il
-y a des cours et plus de catacombes. Quand le tas s'écroulera, vous serez
-à l'abri... Ne me remerciez pas et sortez vite...»
-
-
-III
-
-«Il allait se retirer. Une lueur de gaminerie traversa de nouveau ses
-yeux bleus. Le Vanaboste était déjà pendu à la cloche du préau qu'il
-tirait à tour de bras pour convoquer tous les hôtes de l'institution.
-Courlet vint à moi:
-
---«Dis donc, Morand,» interrogea-t-il, «La Pipe est toujours là?»
-
---«Toujours», répondis-je, «mais pourquoi?»
-
---«Parce que je veux tout de même m'être un peu payé sa bobine. Voyons.
-Pour aller d'ici à la Pitié, vous passez par la rue Lacépède... Tâche
-d'être avec lui. On rigolera. C'est le cas de dire comme sur les voitures
-des remplaçants: «Ça ne durera pas toujours...»
-
---«Si tu endossais un des costumes de la pension plutôt,» lui dis-je, «et
-si tu restais avec nous? Vanaboste ne te dénoncera pas maintenant, ni
-personne. Et puisque la Commune est perdue...»
-
---«Mes précautions sont prises,» interrompit-il. «Margot...» Et sur mon
-geste: «Ma foi oui, je me suis remis avec elle... Je l'ai logée dans une
-maison très sûre, tout près d'ici. Pas de pipelet. Il ne mangera pas le
-morceau. J'y serais déjà, sans toi. Mais oui. Me vois-tu laissant mon
-petit Morand finir, enterré tout vif?... Et puis, je te répète que je
-veux m'offrir le profil à Theuriot... Hein, est-ce gosse de penser à ça
-dans de pareils moments? J'ai bien le droit de _farcer_ un peu. J'ai
-risqué ma peau comme un zouave tous ces temps, ce matin encore. Et ce que
-les gens me dégoûtent!...» Il désignait du coin de l'œil les quatre
-fédérés en haillons, le fusil au poing, qui l'attendaient. «Ce que j'en
-ai vu de cochonneries dans cette clique!... Mais _alea jacta est_, comme
-dirait La Pipe. Traduction libre: _Le Pale-ale est jeté_. A tout à
-l'heure, mon garçon. Sois là...» Il insista en s'en allant: «Sois là!...»
-
-«Pourquoi me suis-je, dans des circonstances aussi terribles, prêté à
-cette sotte gaminerie? Parce que j'étais un gamin, tout simplement, avec
-mes dix-huit ans, et malgré ses galons, sa belle barbe blonde et sa haute
-taille, Courlet lui aussi n'était qu'un gamin... Bref, un quart d'heure
-après cette conversation, tous les Vanaboste filaient par petits paquets,
-pour ne pas trop se faire remarquer, du côté de la rue Lacépède. Le père
-Theuriot et moi formions l'arrière-garde. Nous débouchions bons derniers
-sur la place Mouffetard, transformée en une forteresse par une énorme
-barricade qui s'appuyait d'un côté sur l'entrée de la rue du
-Cardinal-Lemoine, et de l'autre sur l'angle de la place. On franchissait
-l'énorme redan par deux ouvertures, l'une ménagée à l'issue de la rue
-Mouffetard, l'autre qui donnait vers la rue Rollin. Tous ces détails me
-sont affreusement présents. Il ne se passe pas d'année que je ne retourne
-dans ce sinistre endroit. Des tas de pierres amoncelées auprès de ces
-deux brèches les combleraient à la première alerte. Nous arrivons donc,
-Theuriot et moi, sur la place. Nous voyons ceux des Vanaboste qui nous
-précédaient s'engouffrer par la première des deux ouvertures. Nous
-suivons le même chemin. A peine sommes-nous dans l'intérieur de la
-barricade que l'incorrigible Courlet surgit devant nous, dans une
-attitude menaçante, une main posée sur le pommeau de son sabre, la pointe
-du fourreau plantée en terre, la visière du képi bas sur les yeux, la
-bouche boudeuse, et de ses mains libres, il tirait sa barbe d'un geste
-irrité. Il fallait être dans le secret de la comédie pour ne pas prendre
-au sérieux cette mine redoutable d'un insurgé, ainsi campé sur un champ
-de bataille, au bruit du canon et de la fusillade. Le père Theuriot n'eut
-pas plus tôt aperçu cette effrayante apparition qu'il poussa un cri de
-terreur et se rejeta en arrière. La main du cruel mystificateur s'était
-déjà abattue sur l'épaule du maître d'études, et il lui disait:
-
---«Vous voudriez nous fausser compagnie? Pas de ça, papa! Je vous parie
-une bonne pipe de tabac que nous allons vous faire rigoler comme un petit
-fou... Quel âge avez-vous, père Theuriot?...»
-
-«Le vieux chien de cour eut la force de répondre, et il était sincère,
-j'en suis sûr, dans ce rappel du devoir professionnel:
-
---«Laissez-moi aller, monsieur, et rejoindre ces enfants, dont j'ai la
-garde.»
-
---«Ils ne vous réclameront pas,» répliqua ironiquement le gouailleur.
-«Soyez bien tranquille là-dessus... Donc, vous ne voulez pas nous dire
-votre âge. Mais je le sais, moi: trente-neuf ans...»
-
---«Quarante-neuf, monsieur», protesta le maître d'études qui se rappela
-soudain l'affreux décret par lequel la Commune enjoignait de marcher à
-tous les Parisiens au-dessous de quarante ans. Il répéta: «Quarante-neuf
-et sept mois...»
-
---«Vous vous en expliquerez devant le conseil de guerre», dit
-l'implacable Courlet. «D'ici là, au bloc. Qu'on le fourre dans le petit
-local,» continua-t-il en s'adressant à un groupe de soldats. Il leur
-montrait une porte sur laquelle étaient écrits à la craie ces mots: poste
-de police. Avant que le pauvre diable n'eût crié: ouf, il était saisi par
-les épaules, et bouclé dans cette geôle improvisée. Courlet se laissa
-tomber sur un gros tas de pavés en s'esclaffant de son gros rire. Il tira
-sa montre et dit: «Deux heures?... A deux heures quinze, je lui rends la
-clef des champs. Blague pour blague. Il m'en a fait une en me pinçant,
-lorsque je rentrais à la pension par-dessus le mur, si gentiment. Je
-viens de lui en faire une autre, en le cueillant au passage. Nous serons
-quittes... Mais nous avons le temps. Nous sommes justement près de chez
-Margot. Elle est logée rue Gracieuse. Viens-y, que tu saches où me
-trouver quand je serai proscrit, comme feu Marius... C'est égal. On ne
-s'embête pas dans ces grands chambardements... Le tout est de ne pas y
-rester.» Et gaiement: «Et Bibi n'y restera pas!»
-
-
-IV
-
-«J'avais bien un peu de remords de laisser M. Theuriot dans une situation
-si précaire. Les fédérés auxquels mon camarade avait confié sa garde
-n'avaient pas l'air de jouer une comédie, eux, ni de prendre à la blague
-la révolution où ils risquaient leur peau. Je vous l'ai déjà confessé, la
-verve endiablée de mon ancien copain m'hypnotisait, et il ne s'agissait
-que d'aller à deux pas. Là, dans une vieille maison à l'aspect minable de
-cette vieille rue au joli nom,--elle le mérite si peu!--habitait la jeune
-femme pour laquelle Courlet s'était fait chasser de la pension. C'était à
-cause d'elle encore, afin de ne pas quitter Paris, qu'il était entré dans
-la Commune. Le logement de Margot se composait de quatre chambres, tenues
-avec une propreté bourgeoise: aux murs, des gravures encadrées qui
-avaient servi de primes à des journaux illustrés, des meubles achetés à
-tempérament, des photographies sur la cheminée, celles de la dame du lieu
-et de ses parents et parentes, enfin le gîte classique de la grue du
-quartier Latin qui a été ouvrière, mais qui rêve de devenir bourgeoise.
-Imaginez là dedans une créature de trente ans environ, encore jolie,
-quoique fanée, et qui ne pratiquait pas, elle non plus, la philosophie du
-mandarinat. Je comprends si bien la chose à distance: elle jouait avec
-Courlet à l'amour dévoué et au désintéressement. Le sauver maintenant,
-c'était le mariage certain, d'autant plus qu'après sa folle équipée de la
-Commune, il en aurait pour des années à reprendre pied dans son vrai
-milieu social. Mais il fallait le sauver. On était à l'heure décisive. La
-fille s'en rendait compte. Elle avait, dans son inquiétude, oublié de
-friser ses cheveux jaunes dont les mèches, amaigries déjà, étaient mal
-retenues par le peigne. La taille lourde et prise dans une matinée en
-jaconas, les pieds chaussés de larges pantoufles éculées, elle n'avait
-plus rien de commun avec la personne huppée, nippée, sanglée, harnachée,
-à qui j'avais été présenté, dans un restaurant du Quartier, un an et demi
-auparavant. Elle me reconnut, et ma présence chez elle lui apparut comme
-un gage de salut:
-
---«Ah! monsieur Morand,» dit-elle, «vous me le ramenez. N'est-ce pas
-qu'il faut qu'il se cache dès à présent? Tout est perdu... Je te jure que
-tout est perdu, mon ami... Ah! je ne vis plus. Tous ces coups de canon me
-font trop battre le cœur... Maintenant, n'est-ce pas, monsieur Morand,
-il faut qu'il se cache maintenant! Ce soir, il sera trop tard...»
-
---«Donne-nous toujours un verre de fine champagne, Margot,» répondit
-Courlet, «afin de nous soutenir. Je ne t'ai pas amené Morand pour que tu
-l'embêtes de gyries, mais pour qu'il sache où me trouver la semaine
-prochaine...»
-
---«La semaine prochaine?» dit la fille. «Est-ce qu'il y en aura une pour
-toi, si tu continues?...»
-
---«Il y en aura une,» reprit-il, «et Morand viendra tailler des bavettes
-avec moi ici. Pendant un temps je ne pourrai pas sortir. Et encore!...
-Regarde, Morand. J'ai ma malle déjà, et tout un déguisement. Je mets bas
-ce fourbi.» Il montrait son uniforme. «J'ai une cachette, mais là,
-étonnante. Je te dirai laquelle. Je me rase la barbe. Je me teins les
-cheveux. J'ai la fiole. Quant au petit Thiers et à ses mouchards, je suis
-leur mandarin, et combien!... Tu vois que nous avons des provisions. J'ai
-eu cette eau-de-vie à la Guerre, qui l'avait de la cave des Tuileries.
-Ainsi...--Et toi, Margot, embrasse ton homme. Il était venu te dire qu'il
-dîne ici ce soir et qu'il lâche la barricade... C'est décidé. On est dans
-le lac. Pas la peine de s'entêter pour se noyer. Je me suis assez bien
-battu pour qu'on ne dise pas que je suis un lâche...»
-
---«Alors, tu restes?...» implora-t-elle.
-
---«Un petit quart d'heure et je reviens,» répondit-il, sans plus
-bouffonner cette fois. «J'ai un dernier ordre à donner. N'est-ce pas,
-Morand?... Il s'agit d'un vieux gâteux à qui je viens d'en faire une bien
-bonne. Je te conterai ça... Allons, Margot, un bécot et à se revoir...»
-
-«Nous voilà dévalant le long de l'escalier, et nous acheminant derechef
-vers la barricade, et lui, derechef goguenardant:
-
---«Elle est gentille, ma grosse Margot, pas? Ce que c'est que l'existence
-tout de même! Si je n'étais pas rentré chez le Vanaboste à dix heures, un
-soir qu'il y avait permission de minuit, et si le concierge ne me l'avait
-pas rappelé, en me disant: «Si tôt que ça, monsieur Courlet?» je ne me
-serais pas trouvé sur le trottoir, n'ayant rien à faire. Je ne serais pas
-entré dans ce petit café de la rue Cujas où Margot servait. Nous ne nous
-serions sans doute jamais rencontrés. Je n'en serais pas devenu amoureux
-comme une bête, et le reste... Est-ce loufoque, hein, voyons?... Et dire
-que tous les gars qui sont dans la Commune y sont pour des raisons aussi
-abracadabrantes, et ceux qui sont de l'autre côté, c'est _kif kif_,
-d'ailleurs... Ah! que c'est farce, tout ça, mais que c'est farce!...
-Tiens?... Qu'y a-t-il? Un feu de peloton?...»
-
-«Une décharge de fusils venait d'éclater dans une cour, à quelques pas de
-nous. Sa brusquerie était d'autant plus sinistre que le tumulte encore
-distant de la bataille faisait paraître silencieux ce versant de la
-montagne Sainte-Geneviève où nous nous trouvions. C'était le moment où
-les troupes régulières débouchaient du Luxembourg et attaquaient le bas
-de la rue Soufflot. Ce mouvement avait déterminé la retraite, par delà le
-Panthéon, de quelques-uns des chefs de la résistance, et leur présence le
-drame que le feu de peloton nous annonçait. Nous allions en apprendre le
-tragique détail.
-
---«Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il donc?» répétait Courlet à deux soldats qui
-sortaient, le canon encore fumant, de la cour d'où s'était échappé le
-terrible bruit.
-
---«Oh! pas grand'chose!» dit un des fédérés, «un bonhomme qui a essayé de
-sauter par la fenêtre du poste. Le général X... arrivait. Comme l'autre
-faisait de la rouspétance, le général a dit: Au mur, pour l'exemple... Il
-en a sa claque, le pèlerin. Il n'y pipera plus...»
-
-
-V
-
---«Et c'était le père Theuriot que l'on venait de fusiller ainsi?»
-demandai-je, comme mon compagnon se taisait.
-
---«Oui,» répondit Amédée Morand. «Vous me voyez. J'ai cinquante-sept ans.
-J'ai traversé des heures sévères, dans ma vie, comme tout le monde. Je
-n'ai jamais rien ressenti de comparable à ce que j'ai éprouvé en entrant
-dans cette cour, et en voyant étendu à terre, la face sur le sol, avec du
-sang qui engluait les pavés autour de lui, mon pauvre maître d'études, à
-qui un de ses anciens élèves avait voulu «en faire une bien bonne». Et il
-était là, lui, Courlet, livide comme le mort, s'appuyant au mur pour ne
-pas tomber. Oh! il ne s'agissait plus de mandarin ni de Margot, à
-présent. Nous demeurâmes quelques instants sans parler. Tout d'un coup,
-je le vis se redresser.
-
---«Adieu, Morand,» me dit-il d'une voix toute changée: «Voilà ton
-chemin... Conduisez mon ami à la Pitié,» commanda-t-il à un des hommes,
-et, tirant son portefeuille de sa poche, il griffonna sur un papier
-quelques mots au crayon: «Prends ce sauf-conduit. C'est toujours plus
-sûr. Tu vois...» Et il montrait du geste la porte de la cour que nous
-avions quittée en proie à cette inexprimable horreur.
-
---«Mais toi,» lui demandai-je, «que vas-tu faire?»
-
---«Ce que je dois,» répondit-il d'un accent plus étouffé encore. «C'est
-moi, moi qui suis cause de ça!...»
-
---«Toi?» m'écriai-je, «mais non, c'est la fatalité».
-
---«C'est moi, te dis-je, c'est moi!»
-
---«Citoyen,» fit le garde national qui devait me servir de guide, «la
-générale bat. Partons, il n'est que temps... C'est sans doute que le
-Panthéon va sauter...»
-
-Je suivis cet homme machinalement. Il arriva ce que vous savez. Le
-Panthéon ne sauta pas. Ces barbares étaient en même temps des ignorants.
-Ils avaient oublié d'isoler le fil qui devait mettre le feu aux poudres.
-La montagne Sainte-Geneviève fut prise, rue par rue, puis le Jardin des
-Plantes. Nous rentrâmes à la pension le même soir. Vous devinez dans
-quel état j'y revins. On avait logé chez nous des infirmiers. Je voulus
-les accompagner, à la nuit, dans la visite qu'ils firent aux cadavres de
-la place du Panthéon. Et là, derrière la barricade, je trouvai le corps
-de Courlet, étendu dans la même pose que tout à l'heure celui du père
-Theuriot. En proie au délire du remords, le malheureux garçon était venu
-se battre en désespéré et se faire tuer là. Il n'avait été coupable
-pourtant que d'avoir voulu badiner avec la Révolution. On badine encore
-moins avec la Révolution qu'avec l'Amour. Voilà pourquoi les propos des
-belles dames et des beaux messieurs de ce soir m'étaient intolérables.
-J'y retrouvais un tour d'esprit que j'ai vu mon camarade payer trop
-cher,--et pas lui seul.»
-
- 1907-1910.
-
-
-FIN
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- Pages
-
- AVERTISSEMENT I
-
- LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE 1
-
- LA SECONDE MORT DE BROGGI-MEZZASTRIS 135
-
- I UNE NUIT DE NOEL SOUS LA TERREUR 169
-
- II LES COUSINS D'ADOLPHE 215
-
- III.--Une ressemblance 221
-
- IV.--Le venin 239
-
- V.--Le passé 268
-
- VI.--Daisy 285
-
- VII.--Le dernier rôle 312
-
- VIII.--Le père Theuriot 335
-
-
-
-
-
- PARIS
-
- TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie
-
- Rue Garancière, 8
-
-
-
-
-A LA MÊME LIBRAIRIE
-
-OEUVRES COMPLÈTES
-
-DE PAUL BOURGET
-
-
-CRITIQUE. 2 volumes in-8º.
-
- *I. Essais de psychologie contemporaine. (Baudelaire, Renan,
- Flaubert, Taine, Stendhal, Dumas fils, Leconte de Lisle, les
- Goncourt, Tourguéniev, Amiel.)--Appendices.
-
- *II. Études et Portraits.
-
-
-ROMANS. 7 volumes in-8º.
-
- *I. Cruelle Énigme.--Un Crime d'amour.--André Cornélis.
-
- *II. Mensonges.--Physiologie de l'amour moderne.
-
- *III. Le Disciple.--Un Cœur de femme.
-
- *IV. Terre promise.--Cosmopolis.
-
- *V. Une Idylle tragique.--La Duchesse bleue.
-
- *VI. Le Luxe des autres.--Le Fantôme.--L'Eau profonde.
-
- VII. L'Étape.--Un Divorce.
-
-
-NOUVELLES. 4 volumes in-8º.
-
- I. L'Irréparable.--Deuxième Amour.--Profils perdus.--François
- Vernantes.
-
- II. Pastels.--Nouveaux Pastels.
-
- III. Recommencements.--Voyageuses.--Complications sentimentales.
-
- IV. Drames de famille.--Les Pas dans les pas.
-
-
-VOYAGES. 1 volume in-8º.
-
- Sensations d'Italie.--Outre-Mer.
-
-
-POÉSIES. 1 volume in-8º.
-
- La Vie inquiète.--Édel.--Les Aveux.
-
-
-_En cours de publication.--Chaque volume, 8 francs._
-
-Les volumes précédés d'un astérisque sont en vente (avril 1910).
-
-
-PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--13397.
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's La dame qui a perdu son peintre, by Paul Bourget
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE ***
-
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- The Project Gutenberg's eBook of La Dame qui a perdu son peintre, by Bourget, Paul</title>
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-<pre>
-
-Project Gutenberg's La dame qui a perdu son peintre, by Paul Bourget
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-
-
-Title: La dame qui a perdu son peintre
-
-Author: Paul Bourget
-
-Release Date: July 8, 2017 [EBook #55072]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<div class="tnote">
-Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
-L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
-Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_I"> I</a></span></p>
-
-<p class="space center"><i>Il a été tiré de cet ouvrage:</i><br />
-<i>20 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 1 à 20;</i><br />
-<i>10 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de 21 à 30;</i><br />
-<i>70 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 31 à 100.</i></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_II"> II</a></span></p>
-
-<h1><span class="xxlarge">LA DAME</span><br />
-<span class="large">QUI A PERDU SON PEINTRE</span></h1>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_III"> III</a></span></p>
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_IV"> IV</a></span></p>
-
-<div class="titlepage">
-<p><span class="large">PAUL BOURGET</span><br />
-<span class="xs">DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p>
-
-<p><span class="xxlarge">LA DAME</span><br />
-<span class="large">QUI A PERDU SON PEINTRE</span></p>
-
-<div class="figcenter">
-<img src="images/peintre_2.jpg" width="50" height="86" alt="" />
-</div>
-
-<p><span class="large">PARIS</span><br />
-<span class="small">LIBRAIRIE PLON</span><br />
-<span class="small">PLON-NOURRIT</span> <span class="xs">ET C<sup>ie</sup>,</span> <span class="small">IMPRIMEURS-ÉDITEURS</span><br />
-<span class="xs">8, RUE GARANCIÈRE&mdash;6<sup>e</sup></span></p>
-</div>
-<hr class="deco" />
-<div class="titlepage">
-<p class="xs"><i>Tous droits réservés</i></p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_V"> V</a></span></p>
-
-<div class="frontmatter">
-<p>Droits de reproduction et de traduction
-réservés pour tous pays.<br />
-Copyright 1910 by Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>.</p>
-</div>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_VI"> VI</a></span></p>
-<h2 class="normal">AVERTISSEMENT</h2>
-</div>
-
-<p>Le petit roman qui donne son nom à ce volume
-et que complètent quelques nouvelles d'un
-ton un peu différent, est l'histoire d'un faux
-tableau. Il met en scène quelques représentants
-de ce monde des amateurs, des marchands et
-des critiques d'art qui va se développant avec
-la manie du bibelot et de la collection, si particulière
-à notre âge. Le dilettantisme et le sens du
-bon placement, le goût du joli décor et de
-la vente fructueuse y trouvent également leur
-compte. Le hasard a voulu qu'un épisode retentissant,
-celui de l'achat par le musée de Berlin
-d'un buste attribué à Léonard et fortement contesté,
-offrît une curieuse analogie avec l'histoire
-de <i>la Dame qui a perdu son peintre</i>. L'auteur
-tient à faire observer que l'épisode en question
-date de ces tout derniers mois et que son &oelig;uvre
-<span class="pagenum"><a id="Page_VII"> VII</a></span>
-a été composée, voici plusieurs années. Elle a
-même été publiée, à l'époque, en 1907, dans une
-revue française et sous une première forme.
-Les ressemblances qui peuvent se rencontrer
-entre sa fiction et la réalité sont donc purement
-fortuites. Pareille aventure lui était arrivée
-pour <i>le Disciple</i> et pour <i>l'Étape</i>. C'est la preuve
-qu'en s'efforçant d'étudier la vie contemporaine
-avec soin et dans ses causes, on a la
-chance de deviner les effets que produiront ces
-causes. Ce contrôle de l'imagination par la réalité
-est quelquefois tragique. Ce fut le cas pour
-<i>le Disciple</i>. Dans la circonstance actuelle il
-n'est que plaisant, et l'auteur ne le signale que
-par scrupule et pour affirmer une fois de plus
-son horreur de la littérature à clef, même inoffensive.</p>
-
-<p class="signature">P. B.</p>
-<p class="date">7 avril 1910.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_1"> 1</a></span></p>
-
-<div class="header">
-<p><span class="large">LA DAME</span><br />
-<span class="xlarge">QUI A PERDU SON PEINTRE</span></p>
-</div>
-
-<p class="signature"><i>A Madame la Comtesse Serristori.</i></p>
-
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_2"> 2</a></span></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span>
-<i>Le manuscrit que l'on va lire me fut confié par la
-personne à laquelle il avait été adressé: «Vous en ferez
-ce que vous voudrez,» m'avait-elle dit, «je vous demande
-seulement votre parole que vous ne chercherez
-jamais à savoir le nom de l'auteur.» Mme ****&mdash;j'allais
-la nommer elle-même!&mdash;avait dans ses
-yeux bleus et autour de ses lèvres sinueuses une si
-défiante malice, à ce moment-là, que je manquai
-aussitôt à ma promesse. Je me dis, moi, mentalement:
-«L'auteur? Mais c'est elle!...» Et puis, à la
-lecture, il m'a semblé que ce gentil cerveau de femme
-à la mode était un peu bien léger pour avoir enregistré
-tant de détails techniques sur l'authenticité des &oelig;uvres
-d'art, la critique moderne, Morelli, Vasari, Léonard,
-les princes de la maison d'Este, la noblesse Italienne
-d'aujourd'hui... Que sais-je? Ces pages, d'autre
-part, sont étrangement teintées de marivaudage et de
-sentimentalisme pour un peintre. Ces Messieurs,
-d'ordinaire, pensent plus dru et plus net. Je laisse au
-lecteur, qui n'a pas engagé sa parole à la plus coquette
-des paroissiennes de Sainte-Clotilde, le soin de décider
-si la main qui traça les lignes du vrai manuscrit,&mdash;celui
-qui m'a été remis avait été brutalement
-recopié à la machine,&mdash;si cette main donc appartenait
-à une jolie et fine Parisienne de vingt-six ans ou à</i>
-<span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span>
-<i>un portraitiste célèbre, quinquagénaire de par son
-extrait de naissance, et, comme on verra, resté
-trop jeune de c&oelig;ur et de fantaisie. Ils ne sont pas
-très nombreux, les artistes qui répondent à ce signalement.
-J'ai été loyal et n'ai pas posé, aux deux ou
-trois que je connais, les questions qui m'eussent
-éclairé. Telle quelle, l'histoire m'avait amusé, peut-être
-à cause de ce doute sur la réelle identité du narrateur,
-qui a pris pour masque un pseudonyme balzacien,
-Monfrey. Le lecteur en sait autant que moi,
-maintenant, sur l'origine de ce récit, que j'ai pris le
-parti de donner tel quel, en corrigeant deux ou trois
-erreurs de dates, quelques inexactitudes d'orthographe
-italienne, et en lui donnant un titre. Ces
-petites erreurs m'avaient semblé d'abord une garantie
-de sincérité. Il suffisait d'avoir un Baedeker pour
-les rectifier. Mais, Madame **** est si subtile. Elle
-est très capable d'avoir fait ces fautes exprès...
-C'est trop épiloguer, je lui laisse la parole,&mdash;à
-lui?... Ou à elle?...</i></p>
-
-<p class="signature"><i>P. B.</i></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span></p>
-
-<p class="subh">I</p>
-
-<p>Pourquoi j'ai quitté Paris sans vous dire adieu,
-Madame?... Serez-vous dans votre petit salon
-quand vous recevrez cette lettre, et assise dans la
-bergère, auprès de la table encombrée de bibelots
-où je vous ai vue si souvent poser le livre que
-vous étiez occupée à lire, quand je venais vous
-ennuyer de ma présence? Si oui, prenez cette
-petite glace à main, montée dans son cadre d'argent
-ciselé, que vous m'avez permis de vous offrir,
-l'autre premier janvier. Regardez-y vos vingt-six
-ans et votre sourire. Et puis, fermez une seconde
-vos beaux yeux bleus, et revoyez en pensée,&mdash;si
-vous le pouvez,&mdash;le masque creusé, la
-barbe grisonnante, le front dévasté du vieux
-peintre qui s'appelait, comme dans l'Écriture,
-mais très peu chrétiennement, votre serviteur inutile...
-Rappelez-vous aussi une certaine soirée de
-musique, pas très loin de votre rue de Constantine,
-à l'hôtel Nerestaing. Je vais préciser vos
-souvenirs. Une jolie femme peut tout oublier,
-excepté une toilette qui la rendait plus jolie
-encore. Vous portiez le plus délicieux petit habit
-<span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span>
-de soie de nuance changeante sur une robe de
-dentelles. On chantait les vers divins de Hugo:</p>
-
-<p class="quote"><b>...</b> Puisqu'ici bas toute âme<br />
-<span class="i2"><b>Donne à quelqu'un...</b></span></p>
-
-<p>Et vous n'avez pas quitté de la soirée le jeune
-Édouard de Bonnivet!... Vos sourcils se froncent.
-Vos prunelles s'assombrissent. Vous prenez votre
-air «gratin», comme dit votre cousine Madeleine.
-Je vous entends m'interpeller: «Savez-vous bien
-à qui vous parlez, mon pauvre Monfrey?...» Ai-je
-été assez sage de me faire dire cette phrase-là
-de loin, de très loin!&mdash;D'autant plus qu'à distance
-j'ai le courage de passer outre à vos fâcheries,
-et je répète: «Oui, vous n'avez pas quitté
-de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet...»
-C'était certes votre droit. Je tiens à vous déclarer
-tout de suite que je n'en ai rien conclu, rien, sinon
-que le serviteur inutile tournait au serviteur ridicule,
-et j'ai senti s'éveiller en moi la plus injustifiée,
-j'en conviens, mais la plus douloureuse,&mdash;la
-moins légitime, j'en conviens toujours, mais la
-plus irrésistible des jalousies. Quand vous avez
-commencé d'être trop gentille avec moi, l'automne
-dernier,&mdash;à Malenoue, dans ce paisible château
-où nous villégiaturions ensemble,&mdash;je vous ai
-dit, c'était au fumoir après le dîner: «Prenez
-garde. Je me connais. Vous allez me rendre
-amoureux de vous.» Et vous, haussant vos fines
-épaules,&mdash;voulez-vous que je vous décrive cette
-autre toilette, de velours bleu-paon?&mdash;vous avez
-<span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span>
-répondu: «On ne devient pas amoureux de moi.»
-Je la connais aussi, cette phrase. Permettez-moi&mdash;à
-mille kilomètres&mdash;de continuer à penser
-tout haut. C'est un de ces menus et détestables
-compromis de conscience familiers aux coquettes
-loyales. Il y en a. Vous en êtes une. C'est comme
-si vous m'aviez dit: «Vous êtes averti, mon
-pauvre Monfrey, que vous perdez votre temps.
-Quoi qu'il arrive, vous ne me reprocherez rien?...
-Dans ces conditions-là, s'il vous convient de me
-faire la cour, à votre aise. Vous ne me déplaisez
-pas trop dans ce rôle. La preuve, c'est que je ne
-vous ai pas mis à la porte sur cette demi-déclaration...
-Mais vous n'obtiendrez pas ça, entendez-vous,
-pas ça...» Confessez que voilà bien la
-traduction de cet «On ne devient pas amoureux
-de moi,» prononcé avec le plus tendrement
-ensorceleur des sourires. Hélas! amoureux,
-amoureux-transi, amoureux-berné, amoureux-lucide
-aussi, c'est le pire, je le suis devenu... Tant
-et tant, que cette soirée de musique chez les Nerestaing
-fut pour moi un vrai martyre. Je n'ai pas
-pu supporter votre <i>flirt</i> avec le petit Bonnivet, ni
-plus ni moins que si j'avais eu sur votre coquette
-personne les droits que je n'avais pas. Je suis sorti
-de cet hôtel de malheur, comme un fou; sur quoi
-j'ai passé ma nuit à pleurer, comme un imbécile;
-et je vous ai écrit une vingtaine de billets, comme
-un collégien. Tranquillisez-vous, ils sont déchirés,
-vous ne les recevrez jamais. Quarante-huit heures
-plus tard, je prenais le rapide du Mont-Cenis, sans
-<span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span>
-vous avoir revue. On a beau être devenu «mon
-pauvre Monfrey», et porter sur sa tête chauve
-deux fois vos vingt-six ans, on se souvient d'avoir
-été un cheval de race, dans son temps, et on a de
-l'énergie, quand il faut. Les deux fois vingt-six
-ans ont cela pour eux qu'à cet âge un artiste un
-peu connu a peint assez de portraits pour avoir
-gagné l'indépendance. Il peut fermer son atelier
-et courir le monde, quand il se sent trop près des
-trop grosses sottises... Et voilà, Madame, pourquoi
-j'ai quitté Paris.</p>
-
-<p>Vous avez remarqué mon absence,&mdash;après
-six semaines.&mdash;Et vous m'avez écrit la première,
-avec un <i>Faire suivre en cas de départ</i> dont j'ai
-apprécié l'ironie. Voyez. Votre serviteur se sait
-tellement inutile qu'il en est à considérer comme
-un succès que vous daigniez le blaguer sur
-une enveloppe. Ce serait un autre succès, s'il
-pouvait, de son exil, vous faire passer deux heures
-d'amusement. Il a pris la plume en main à cette
-intention, comme s'expriment les conscrits dans
-leurs lettres à leurs payses. Ne froissez donc pas
-ces feuilles dès maintenant. Les madrigaux et les
-plaintes de ces premières pages sont pour n'en
-pas perdre l'habitude, quand je reviendrai. On
-revient toujours de ces voyages d'oubli. Pourquoi
-partir alors? Laissons cela. Ne craignez pas vous
-importuner d'un sentiment que l'exil exaspère au
-lieu de l'assagir. Le hasard a voulu que ce voyage
-improvisé me rendît témoin et un peu acteur dans
-une comédie dont les épisodes ont dû être divertissants,
-<span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span>
-puisqu'ils m'ont un peu diverti de vous,&mdash;oh!
-pas beaucoup!&mdash;La preuve en est que je
-n'ai pas cessé, tandis que les péripéties se déroulaient,
-de me dire: «Comme <i>elle</i> rira, quand je
-lui raconterai cela!» Et <i>elle</i>, c'était vous, Madame,
-à qui je n'écrivais pas, qui ne m'écriviez
-pas. J'avais pris le train pour mettre entre nous
-deux les susdits mille kilomètres, et je nous voyais
-toujours, comme certains soirs de tête-à-tête, moi
-vous narrant des anecdotes de ma vie d'artiste et
-de bohémien, et vous, riant, en effet, à belles
-dents, comme si vous étiez, au lieu d'une dame
-à hôtel et automobile, une simple grisette logée
-en garni et trottant à pied, mais passionnée et
-naturelle. L'espèce existait, voici vingt-six ans,&mdash;à
-l'époque où vous n'étiez pas née. Moi je voyageais
-déjà en Italie, ayant manqué mon prix de
-Rome, et venu là, tout seul, à mes frais. Il fait
-encore partie de l'aventure, ce premier voyage.
-Mais puisque vous voulez bien m'écouter, car
-vous m'écoutez, Madame, je le sais, je le sens,
-commençons par le commencement.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span></p>
-<p class="subh">II</p>
-
-<p>Le commencement fut mon arrivée à Milan,
-par une claire après-midi de la fin d'avril, un
-jeudi. Calculez. La soirée de musique avait eu
-lieu un lundi. Le temps de pleurer, d'écrire les
-vingt billets non envoyés, de régler les affaires
-urgentes, de boucler ma malle. Avouez que je
-n'avais pas traîné. J'attends votre question:
-«Pourquoi Milan?...» Pourquoi? C'est d'abord
-que j'aime cette ville à la passion, son immense
-plaine de rizières, creusée de canaux, la ligne
-bleuâtre des Alpes à l'horizon, ses larges avenues
-où s'étale l'opulence comblée d'une cité moderne,
-et, à côté, ses étroites rues à demi espagnoles sur
-lesquelles ouvrent d'anciens palais. J'aime ce
-parler un peu rude, avec ses <i>u</i> gutturaux. J'aime
-les grands traits de ces visages lombards où l'usure
-de la vieillesse se fait si noble, si sévère, la grâce
-de la jeunesse, si languissante, si douce. Et puis,
-quels trésors d'art, moins déflorés que ceux de
-Rome, de Florence et de Venise! Les touristes
-traversent Milan. Ils ne s'y arrêtent guère. Que
-d'heures j'ai passées, dans le premier voyage dont
-je vous parle, à contempler dans le musée de
-<span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span>
-la Brera les fresques pâles du suave Luini; dans
-celui de l'Ambrosiana, la <i>Vierge couronnée</i> de
-Borgognone; au Poldi Pezzoli, le <i>Sauveur</i> de Solario,
-et les Boltraffio de la maison Borromée,
-et les Gaudenzio Ferrari de l'église de Saronno,
-et les Bernardino de' Conti, les Cesare da Sesto,
-les Marco d'Oggionno, les Giampietrino partout
-épars! Ces noms, Madame, ne vous disent pas
-grand'chose. Ils évoquent, pour moi, tant d'images
-et de si vivantes! Quel symbole! Que de sensations
-nous portons en nous, incommunicables,
-d'esprit à esprit et de c&oelig;ur à c&oelig;ur! Les
-maîtres de l'école Lombarde me représentent de
-si intimes sensations d'art, et j'ai l'air, en vous
-parlant, de réciter un catalogue de musée.
-Madame, reprenez la petite glace sur la petite
-table. Regardez-vous de nouveau. Vous saurez
-l'autre raison pour laquelle j'ai tant aimé, j'aime
-tant et la douce Milan et ses peintres. C'est qu'ils
-ont copié un type de visage qui vous ressemble.
-Leurs femmes ont toutes, comme vous, ce front
-un peu renflé sous des cheveux bruns à reflets
-roux, ces yeux fins aux paupières un peu lourdes,
-ce nez droit rattaché au front par une ligne assez
-large, votre bouche sinueuse, votre menton carré,
-frappé d'une fossette, et votre sourire dans les
-joues. Que de fois vous ai-je dit que vous étiez un
-Vinci? Vous preniez cela pour un compliment de
-vieux rapin. Je le voudrais et que votre beauté
-ne fût pas celle dont j'ai tant rêvé, depuis que je
-l'ai rencontrée sur les toiles et dans les fresques de
-<span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span>
-ces peintres, élèves du divin Léonard. Tous ils
-n'ont jamais dessiné que la même tête. Cette tête
-adorable et la vôtre ont un air de famille, ce je
-ne sais quoi de mystérieux qui se retrouve chez
-tant de Milanaises sous la populaire mantille de
-dentelle noire, la <i>mezzara</i>, et sous le chapeau,
-également. Pourquoi, cherchant à interpréter ce
-mystère d'un certain regard et d'un certain sourire,
-ces disciples du Vinci ont-ils si souvent
-choisi comme thème l'Hérodiade, la cruelle et
-froide danseuse qui porte sur un plat le chef du
-Baptiste? Ont-ils signifié par là au contemplateur
-de leurs chefs-d'&oelig;uvre qu'il ait à se méfier de
-cette langueur, d'autant plus menteuse qu'elle
-semble plus inconsciente, plus voisine du charme
-végétal des fleurs? Ont-ils voulu proclamer que le
-mot de l'énigme qui sommeille autour de ces paupières
-et de ces joues est la perfidie et la mort?
-Ont-ils... Vaines et enfantines questions! Un
-peintre sait-il jamais tout ce qu'il met dans une
-toile? Le maître qui a peint en 1505 un certain
-portrait de femme, lequel est à Milan, lui aussi,
-et dont je vais vous parler, se doutait-il qu'exactement
-quatre cents ans plus tard, un de ses confrères
-barbares d'au delà des Alpes, amoureux
-de quelqu'un qui ne l'aime pas,&mdash;qui ne l'aimera
-jamais,&mdash;viendrait demander à ce profil la force
-de ne pas désespérer?</p>
-
-<p>Je tourne moi-même à la charade, Madame, et
-le mystère n'est une grâce que chez les Hérodiades
-des musées lombards. Ce bavardage est
-<span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span>
-pour vous dire ceci: parmi mes raisons de m'arrêter
-à Milan, la plus importante, dans mon
-désarroi intérieur, était de revoir, non pas une
-toile, mais un panneau autour duquel il y a
-une légende que je vous conterai. Le héros en
-est le maître lui-même, le sublime et incompréhensible
-Léonard. Vers cette année 1505 donc,
-ce grand homme avait cinquante-trois ans. Il
-n'était pas très heureux. Le protecteur de sa jeunesse
-et de son âge mûr, Ludovic Sforza, dit le
-More, duc de Lombardie de par la grâce du
-poison, mais bon connaisseur en tableaux et en
-statues, avait dû s'enfuir de Milan. Léonard,
-pour gagner sa vie, s'était engagé comme ingénieur
-au service d'un autre duc, celui de Valentinois,
-lequel s'y connaissait en &oelig;uvres d'art aussi
-bien que le premier et mieux encore en poisons.
-Ce second patron de Vinci s'appelait César Borgia.
-«Messer Lionardo se trouvait à Florence», dit
-un chroniqueur, que je vous traduis littéralement,
-«où il venait d'achever son célèbre carton sur la
-bataille d'Anghiari, en compétition avec Michel-Ange,
-lorsqu'il entreprit le portrait de très noble
-demoiselle Cassandra dei Rangoni, s&oelig;ur de très
-noble dame Domitilla, la femme de Tito Vespasiano
-di Messer Nanni Strozzi, et c'est une des
-choses les plus extraordinaires qui soient sorties
-de son pinceau. La demoiselle Cassandra est
-représentée de profil, avec une résille de perles
-sur ses cheveux, si ressemblante que vous croiriez
-qu'elle va vous parler. Elle fut si ravie de
-<span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span>
-son portrait qu'elle en conçut un amour singulier
-pour l'incomparable artiste, ne tenant
-compte qu'il avait plus de deux fois son âge, tant
-qu'elle l'aurait épousé s'il n'était parti pour la
-France où il mourut. Elle ne s'est jamais mariée,
-par amour de lui. Ce dont ses parents furent
-bien marris. Ils ont même prétendu que Messer
-Lionardo avait influencé Madonna Cassandra
-par un sortilège. Car il était très curieux de
-ces sortes de pratiques, et beaucoup ont raconté
-qu'il avait passé un pacte avec le démon,
-quand il était en Égypte. Cela expliquerait certaines
-opérations merveilleuses qu'il avait
-faites à la cour du More. Toutefois je ne considère
-pas ces accusations de magie véritables,
-ayant entendu de personnes dignes de créance
-qu'il est mort fort saintement auprès du roi
-très chrétien François de France.»</p>
-
-<p>Vous m'excuserez, Madame, de continuer à
-vous conter mon histoire à la façon d'un <i>catalogue</i>.
-Ce petit extrait appartient au genre des
-notes que l'on imprime en petit texte, au-dessous
-du nom d'un tableau, quand on veut étonner
-les Snobs. Je n'ai pas trouvé de meilleur moyen
-pour vous dire comment ce portrait m'intéressait,
-dans ce voyage, d'un intérêt si particulier. Je ne
-suis pas Léonard, et vous êtes beaucoup plus jolie
-que Madonna Cassandra. Je n'ai pas le pinceau magique
-qui fut le vrai sortilège de «l'incomparable
-artiste». Ce portrait, tout de même, est la preuve
-vivante que la jeunesse n'est pas tout le secret
-<span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span>
-de l'amour, qu'un c&oelig;ur de femme peut se laisser
-prendre à des prestiges d'un ordre idéal. «J'ai,
-moi aussi, mon petit brin de laurier,» pensais-je,
-en m'acheminant, au lendemain de mon arrivée,
-vers le palais Varegnana où je savais qu'était cette
-miraculeuse image de Madonna Cassandra: «On
-cite mon nom. Les quatre toiles que j'ai au Luxembourg
-n'y font pas trop mauvaise figure. Pourquoi
-ne peindrais-je pas quelque jour un portrait
-d'<i>elle</i>, dont elle fût assez fière pour que...» Je
-vous ai averti, Madame, que je vous griffonnais
-ces pages avec le projet de vous égayer.</p>
-
-<p>Ah! comme je voudrais que cet absurde discours,
-dont je vous rapporte humblement la folle
-fatuité, vous touchât un peu à cette place secrète
-et tendre de votre âme, où pousse la petite fleur
-mauve de la pitié. Le ciel du printemps italien
-développait un azur bien lumineux au-dessus de
-la tête grise où ce discours se prononçait. Le
-soleil parait d'une gloire l'adorable cité milanaise,
-les hautes et joyeuses maisons. Il mettait
-comme une auréole aux cheveux des jeunes
-filles qui trottaient d'un pas leste sur le pavé
-sonore, et souriaient du sourire vincien,&mdash;votre
-sourire&mdash;sans le savoir. Une brise où passait
-l'âpreté fraîche des glaciers des Alpes vivifiait la
-tiède atmosphère. Et je vous jure que l'artiste vieillissant&mdash;presque
-l'âge du Léonard du portrait,&mdash;qui
-se tenait ces propos chimériques n'avait
-ni ciel clair, ni soleil brûlant, ni brise réconfortante,
-dans sa déraisonnable et triste pensée!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span></p>
-<p class="subh">III</p>
-
-<p>Le propriétaire actuel de la tendre Cassandra
-dei Rangoni porte un nom, Madame, que vous
-connaissez peut-être, pour avoir rencontré à
-Saint-Moritz quelqu'un de ses neveux ou cousins.
-Il s'appelle le comte Andrea da Varegnana. Il descend
-en très droite ligne d'un Andrea Varegnana,
-décapité sur la place publique de Ferrare, le 12
-du mois d'août de l'année de grâce 1662, en
-compagnie de Giovanni Ludovico Pio di Carpi. Ils
-avaient comploté d'assassiner le duc Borso d'Este.
-L'héritier de ce tragique personnage est un homme
-de soixante et onze ans aujourd'hui, dont la
-haute mine n'aurait pas déparé la cour du tyran
-que voulut tuer son aïeul. Tel je l'avais quitté,
-voici un quart de siècle, tel je le retrouvai quand
-je lui eus fait passer ma carte de visite. Tel, ou
-presque. Il est tout blanc maintenant, mais il se
-tient si droit et il reste si mince. La congestion
-guette son teint trop chaud, d'innombrables rides
-plissent son visage, mais il conserve cette noblesse
-de traits qui donne à ces têtes Italiennes, lorsqu'elles
-ont vraiment de la race, une beauté
-<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span>
-indestructible. Si je maniais la plume comme le
-crayon, je vous dessinerais un fier croquis de ce
-grand seigneur dans le cadre de ce vieux palais,
-rempli de trésors hérités. Ce n'est pas de lui que
-vous diriez, comme de mon pauvre ami Michel
-Mayence et de sa collection, quand nous la visitâmes
-et qu'il était ivre de vous montrer ses
-Primitifs: «Il n'est pas le propriétaire de son
-musée. Il en est le portier.»... Je rectifie. Le
-palais Varegnana n'est pas très vieux,&mdash;pour
-l'Italie. Il date de 1625 et il a été construit par
-le plus célèbre architecte milanais, Francesco
-Maria Richini, dans un style d'un baroque
-hardi et vigoureux. L'escalier énorme tourne
-sous un plafond auquel sont appendus plusieurs
-chapeaux de cardinaux. Les Varegnana en ont
-eu cinq ou six dans leur famille. Des bas-reliefs
-antiques s'encastrent partout dans les murs,
-et, sur la rampe, de place en place, surgissent
-des vases de marbre. Les domestiques abondent,
-attestant la large vie du comte, dépensée
-tout entière entre ce palais, sa villa de Varese
-et ses immenses domaines. Venu lui-même
-au-devant de moi, il se tenait sur le palier du
-premier étage, avec cette politesse un peu cérémonieuse
-des vieilles gens de son pays. Les
-larges portes des salons en enfilade, ouvertes derrière
-sa haute silhouette, laissaient voir la profusion
-de tableaux, de statues, de meubles rares,
-de tapisseries qui décorent cet appartement, où
-il habite à même ses admirables objets, solitaire,
-<span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span>
-car il ne s'est jamais marié. Mais j'imagine qu'il
-aura eu, dans ce facile Milan, quelque liaison à
-l'Italienne, fidèle et passionnée. Si le comte
-Andrea n'est pas un personnage de roman, qui
-donc en est un? S'il n'a pas connu de secrets et
-profonds bonheurs, d'où viendrait cette expression
-songeuse, comme répandue sur cette physionomie
-si mâle, à laquelle un nez en bec d'aigle
-donnerait aisément un accent altier? D'où cette
-douceur attendrie dans ces yeux bruns qui lancent
-si vite d'impérieux éclairs? Et puis, s'il n'avait
-pas été le prisonnier d'une intimité trop chère,
-n'aurait-il pas cherché un autre emploi à ses
-facultés qui sont grandes? Tout son travail aura
-consisté à classer les trésors amassés dans sa maison
-par plusieurs générations de riches patriciens,
-amateurs d'art, à éliminer les douteux, à
-compléter l'ensemble, et à écrire ou faire écrire
-sur eux un livre qui n'est pas dans le commerce.
-J'en ai extrait la petite notice citée plus haut. Elle
-a été recueillie dans une note d'un manuscrit de
-la <i>Biblioteca Estense</i> à Modène. Ce petit détail a
-son importance, vous allez voir. Et maintenant,
-Madame, que je vous ai présenté le digne possesseur
-du Léonard,&mdash;vous aviez raison, certains
-collectionneurs outragent par leur seule existence
-les tableaux qu'ils ont achetés de leur argent,&mdash;j'arrive
-tout de go à notre entretien du premier
-jour. Je vous passe les compliments, qu'en
-sa qualité d'hôte, le comte Varegnana crut devoir
-me faire à l'infini, sur l'illustration de mon nom,
-<span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span>
-ma cravate de commandeur, ma future entrée
-à l'Institut, mes anciennes ou nouvelles &oelig;uvres,
-et c'était des excuses infinies de ne connaître
-tant de merveilles que par la photographie.</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne suis qu'un pauvre provincial,» disait-il.
-«Je ne suis pas allé à Paris deux fois depuis
-que vous êtes venu ici tout jeune homme. Ce n'est
-pas d'hier.»</p>
-
-<p>&mdash;«Comme je vous comprends!...» lui
-répondis-je. «C'est moi qui ne voyagerais jamais
-si j'avais votre palais, vos tableaux, votre
-ciel...»</p>
-
-<p>Le Milanais hocha sa tête, modestement. Les
-Italiens sont ainsi. Ces éternels païens ont-ils
-peur, en se vantant, de provoquer ce mauvais
-sort que leur ancêtres personnifiaient dans Némésis,
-l'exécutrice de la jalousie des dieux?
-Redoutent-ils l'envie plus certaine des hommes?
-J'ai observé qu'ils ont toujours un recul devant
-l'éloge excessif. Dans ce cas, ils déprécient humblement
-ce qu'ils possèdent, et dont, au fond, ils
-sont si fiers.</p>
-
-<p>&mdash;«Mon palais?» dit Varegnana, «mais il
-tombe en ruines!... Ce ciel bleu? mais Milan,
-l'hiver, c'est la Sibérie!... En été, c'est le
-Sahara!... Mes tableaux? je les ai tant vus, et ils
-sont bien ordinaires!...»</p>
-
-<p>&mdash;«Et votre Léonard? Vous osez prétendre
-que votre Léonard est ordinaire?...»</p>
-
-<p>J'eus à peine prononcé cette phrase destinée
-à hâter ma visite dans les salons, et mon
-<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span>
-pèlerinage au portrait de la Dame qui vous ressemble;
-je crus discerner le passage d'une ombre
-sur les traits et dans les yeux de mon interlocuteur.
-Sa main,&mdash;il l'a très belle et il la
-montre volontiers,&mdash;se crispa sur un des bibelots
-posés près de lui, un large poignard de miséricorde
-à poignée ciselée, d'or et d'acier. Sans
-doute, ma question sur le Léonard lui était pénible,
-car mon regard ayant suivi son geste,
-il dit:</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! ce poignard vous intéresse?» Et, me
-le tendant: «J'avoue que lui, du moins, n'est
-pas ordinaire. C'est une <i>langue de b&oelig;uf</i> donnée
-par l'empereur Charles-Quint, après Pavie, à un
-Varegnana qui s'était distingué dans la bataille...»
-Puis, après un silence, et brusquement, comme
-quelqu'un qui juge puéril de ne pas aller droit au
-fait, si pénible soit-il: «Mon Léonard? On ne
-vous a donc pas raconté que ce n'est plus un Léonard?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Ce n'est plus un Léonard?...» demandai-je.
-Ma surprise, qui n'était pas jouée, parut procurer
-à l'aimable homme une impression de soulagement.</p>
-
-<p>&mdash;«Alors,» fit-il, «on ne vous en a pas
-encore parlé?... Cela viendra... D'ailleurs,»&mdash;et
-son visage traduisit la détermination douloureuse
-du collectionneur trop épris de ses objets
-pour ne pas les vouloir tous authentiques.&mdash;«D'ailleurs,
-c'est mieux ainsi. Du moment que
-je sais, moi, que ce n'est pas un Léonard, qu'est-ce
-<span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span>
-que cela me fait que tout le monde dise:
-c'est un Léonard?... Et ce n'en est pas un, hélas!
-Tenez, jugez-en vous-même, maintenant que je
-vous ai parlé...»</p>
-
-<p>Il s'était levé, et, de son pas demeuré alerte,
-il me conduisait à travers son appartement. Nous
-autres peintres, nous avons tous plus ou moins la
-mémoire des yeux. Je me rappelais, après tant
-d'années, la distribution des pièces, avec assez
-d'exactitude pour m'en rendre compte: Varegnana
-avait changé le portrait de place. Il l'avait
-exilé du chevalet où il figurait dans ce qu'il appelait
-sa <i>tribune</i>. Vous êtes allée à Florence, Madame.
-Vous vous rappelez, aux <i>Offices</i>, la salle octogone
-qui porte ce nom, où rayonne, dans la splendeur
-dorée de sa nudité, la Vénus couchée du
-Titien. C'est là que les ducs de Toscane avaient
-réuni les joyaux de leur galerie. Le comte, lui
-aussi, a des merveilles dans sa tribune: un Francesco
-Francia, entre autres, qu'il sera pourtant
-difficile de débaptiser. Il est signé: «<i>Vincentii
-Desiderii Votum&mdash;Francie Expressum Manu</i>...»
-Mais il ne s'agit ni du Francia ni de la tribune du
-palais Varegnana. Il s'agit du Léonard&mdash;ou ex-Léonard.
-Son chevalet,&mdash;une merveille de lutrin
-pieusement adaptée à ce profane usage,&mdash;portait
-son deuil sous la forme d'un vieil infolio relié
-en maroquin noir et clouté d'argent. Le tableau
-lui-même était relégué dans la dernière chambre,
-un réduit plus obscur où s'entassaient pêle-mêle
-des bibelots de second ordre,&mdash;pour cette collection.
-<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span>
-Le panneau, que je reconnus aussitôt,
-était appendu au mur, à contre-jour. Ah! c'était
-bien le profil délicieux dont je me souvenais, et
-il me parut plus délicieux encore, à cause de son
-air de famille avec une autre dame, celle dans la
-compagnie de laquelle j'entendais chanter,&mdash;pas
-beaucoup de jours auparavant:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><b>...</b> Puisqu'ici-bas toute âme</p>
-<p class="i2"> Donne à quelqu'un</p>
-<p class="i1">Sa musique, sa flamme,</p>
-<p class="i2"> Ou son parfum...</p>
-</div></div>
-
-<p>La ligne fine du front si intelligent, du nez
-si délicat, de la bouche si souple, si tendre, se
-détachait sur un fond très sombre, une paroi
-revêtue d'un tapis d'un vert noir dans laquelle
-s'ouvrait une étroite fente. Un paysage, immense
-et miniaturé, s'apercevait par cette baie. Il se
-composait d'une rivière sinueuse entre des châteaux,
-avec des glaciers bleuâtres tout au fond.
-Les perles de la résille luisaient dans les cheveux
-sombres, massés comme ceux d'Aréthuse
-sur les médailles syracusaines. D'autres perles
-mêlées à des rubis, brodaient le velours du corsage.
-Une chaude couleur pâle et ambrée, celle
-qu'a depuis cherchée Henner, était répandue sur
-la chair du visage et sur celle des mains. J'eus de
-nouveau la sensation du chef-d'&oelig;uvre, et je
-m'écriai, après quelques minutes de contemplation
-silencieuse:</p>
-
-<p>&mdash;«Je vous affirme qu'on vous a trompé. De
-<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span>
-qui voulez-vous que ce soit ce miracle d'art, sinon
-du Vinci?...»</p>
-
-<p>&mdash;«<i>Magari!</i><a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">&nbsp;[1]</a>» répliqua le comte Varegnana
-avec un soupir. «Mais déjà mon ami, le
-sénateur Morelli, m'avait donné des doutes...
-Vous ne l'avez pas connu, Morelli? Non?... Mais
-vous avez entendu parler de ses livres?... Non
-encore. Ah! que vous êtes heureux!»</p>
-
-<p>&mdash;«Pourquoi?» interrogeai-je.</p>
-
-<p>&mdash;«Parce que vous pouvez admirer tranquillement
-les &oelig;uvres qui vous plaisent, sans que le
-démon de la critique vous souffle à l'oreille: Es-tu
-bien sûr que ce tableau soit authentique?... Ce
-Morelli était d'ailleurs un homme d'infiniment
-d'esprit et de goût. Que d'après-midi exquises j'ai
-passées avec lui, ici! Je le vois encore, avec son
-sourire caustique perdu entre une moustache et
-une barbiche qui lui donnaient l'aspect d'un officier.
-Sa thèse favorite était que durant les trois
-ou quatre siècles qui nous séparent du Quattrocento
-et de la Renaissance, les actes de baptême
-des tableaux ont dû être falsifiés dans une proportion
-énorme. Une famille avait-elle une toile
-de l'école de Luini? Pour lui donner une valeur,
-elle a dû bien vite arriver à dire que la toile était
-de Luini. Les marchands qui vendaient des
-tableaux aux amateurs ont dû, eux aussi, ennoblir
-de leur mieux leur marchandise, et les
-amateurs insister sur cet ennoblissement, une
-<span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span>
-fois le tableau acheté. Il m'a fallu tout mon honneur
-de gentilhomme pour substituer sur ce cadre
-un nom à un autre...»</p>
-
-<p>J'observai, en effet, qu'une mince bande de
-cuivre gravée était appliquée au bas. On y lisait,
-au lieu du prestigieux: «Lionardo da Vinci», ces
-mots que le comte allait m'expliquer: «Amico
-di Solario. 1515.»</p>
-
-<p>&mdash;«Jusqu'ici rien que de très sage,» continua-t-il,
-«et rien que de très sage non plus dans cette
-autre idée de Morelli que les dessins des maîtres
-ont dû, en revanche, être très peu sophistiqués.
-Ils n'ont été recherchés que par des connaisseurs
-qui prisaient d'abord l'authenticité. Voilà donc
-un procédé tout trouvé pour vérifier les toiles: les
-comparer aux dessins des artistes auxquels elles
-sont attribuées. Dans ces dessins, nous saisissons
-nettement les procédés propres à chaque peintre
-et qui sont sa vraie signature, celle qu'aucun faussaire
-ne saurait contrefaire: les extrémités
-d'abord. Il fallait entendre Morelli vous décrire
-les mains des personnages de Botticelli, tout osseuses,
-avec les ongles coupés carrés!... Et puis
-il y a les oreilles, les cheveux, les plis des étoffes...
-Quand ces particularités, bien observées dans les
-dessins, manquent dans les toiles, les toiles ne
-sont pas du même maître que les dessins, du moment
-que nous sommes sûrs de l'authenticité des
-dessins. Vous saisissez la force du raisonnement...»</p>
-
-<p>&mdash;«J'en saisis surtout la subtilité,» répondis-je.
-<span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span>
-«Un maître peut pourtant varier ses
-manières...»</p>
-
-<p>&mdash;«Sans doute, sans doute...» répliqua le
-comte. «Mais jusqu'à un point, et pas au delà...
-D'ailleurs, les faits sont les faits. Avec ce principe,
-Morelli a renouvelé l'histoire de l'art Italien.
-Je vous prêterai ses ouvrages, vous verrez
-quelle force de logique, quelle pénétration! Il a
-eu des élèves bien remarquables aussi, les Venturi,
-les Frizzoni, les Berenson... Et puis est
-venue, comme toujours, la tourbe des imitateurs.
-Maintenant c'est une fureur, une maladie. Dès
-qu'un tableau n'est pas authentiqué par des
-témoignages contemporains, absolument indiscutables,
-un critique surgit qui en conteste l'auteur.
-A peine si ces messieurs laissent à Léonard,
-pour revenir à lui, la Joconde et deux ou trois
-petites &oelig;uvres. Plus un Giorgione n'est certain.
-Les Titien se transforment tous en des Bonifazio.
-On a imaginé une dynastie: Bonifazio I, Bonifazio
-II, Bonifazio III. J'appelle ces débaptiseurs,
-moi, des iconoclastes. Mais,» acheva-t-il sur un
-soupir, «les iconoclastes ont quelquefois brisé
-des statues de faux dieux...»</p>
-
-<p>&mdash;«Alors, ce tableau?...» demandai-je en lui
-montrant le panneau qui avait servi de prétexte
-à cette dissertation. Vous m'en pardonnerez le
-pédantisme, Madame. Elle était nécessaire pour
-donner son sens à la suite de l'histoire. D'ailleurs,
-vous pourrez, en citant ces quelques noms de critiques
-et ces quelques idées, taquiner les <i>intellectuelles</i>
-<span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span>
-de vos amies qui veulent être dans tous les
-rapides. Le train serait trop modeste.</p>
-
-<p>&mdash;«Ce tableau était un faux dieu,» répartit
-le vieux collectionneur. «Le sénateur Morelli
-l'avait soupçonné, je vous l'ai dit. Vous noterez
-des inexactitudes de dessin. Tenez, dans la ligne
-du cou, dans la forme de la tête visible sous les
-cheveux. Or Léonard avait tant étudié l'anatomie...
-L'étoffe est rigide, sommairement
-traitée. Vous savez comme il a été préoccupé de
-la souplesse des vêtements... Fermez les yeux,
-ici, à cette distance. Ce modelé n'est pas le sien.
-Rouvrez-les, ayez une impression d'ensemble. Il
-y a du Flamand dans cette peinture. Oui, voilà ce
-que me disait Morelli, et puis, je lui rappelais le
-portrait d'Isabelle d'Aragon. C'est même pour
-cette raison qu'il l'a examiné. Il a conclu que
-cette femme de l'Ambrosiana était d'un certain
-Ambrogio de Predis. Mais cela, jamais, jamais!...
-Au lieu que celui-ci... Regardez l'inscription
-d'abord...»</p>
-
-<p>Il prit entre ses vieilles mains,&mdash;elles en
-tremblaient d'émotion&mdash;l'objet contesté, et,
-retournant le panneau, il me montra ces mots
-écrits sur le bois: <i>Di Lionardo pitore fiorentino</i>.</p>
-
-<p>&mdash;«Voilà» continua-t-il, «la preuve que
-Morelli avait deviné juste. Vous ne vous rappelez
-certainement pas que dans mon ancien catalogue
-j'avais fait transcrire une page empruntée à un
-manuscrit du notaire Ferrarais Ugo Caleffino qui
-se trouve à la <i>Biblioteca Estense</i>, de Modène? Il y
-<span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span>
-a le double au <i>British Museum</i>, copié par le
-même personnage, un certain Giulio Mosti. Seulement
-celui du <i>British</i>, ce que je ne savais pas,
-a sa date: 1581. Suivez-moi bien. La page en
-question est une note spéciale à ce manuscrit de
-Modène. Elle manque à celui de Londres. En
-examinant de près ce manuscrit de Modène, on
-a constaté que cette note n'était pas de la même
-écriture que le contexte. Elle est au contraire de
-la même écriture que les mots tracés sur l'envers
-de ce panneau. Donc la note a été écrite par la
-même main qui a indiqué Léonard comme auteur
-du panneau, et, sans doute, postérieurement à
-1581. Quand ces détails m'eurent été rapportés,
-je fis faire des recherches dans mes archives et je
-retrouvai la lettre par laquelle ce tableau a été
-offert en 1745, à mon arrière grand-oncle, le cardinal
-Varegnana, celui qui a vraiment fondé ce
-petit musée. Cette lettre, étudiée à la loupe, a révélé
-la même main qui avait tracé le <i>di Lionardo
-pitore fiorentino</i> et fabriqué la note du manuscrit de
-Modène. Pourquoi? C'est trop clair. C'est un monseigneur
-Pierotto, un abbé peu scrupuleux, lequel,
-ayant en sa possession ce tableau, lui a constitué
-ainsi un état civil, de bonne foi peut-être, je parle
-pour l'attribution, car nous avons aussi découvert
-que le portrait était connu à Modène, où il était
-appelé: <i>La S&oelig;ur de la Joconde</i>.»</p>
-
-<p>&mdash;«Il peut donc être de Léonard, en dépit
-de son faux état civil,» interrompis-je, «et même
-d'une s&oelig;ur de la Joconde.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span>
-&mdash;«Monna Lisa n'avait pas de s&oelig;ur,» reprit le
-comte, «pas plus que Domitilla dei Rangoni.
-C'est établi sur les documents les mieux vérifiés.
-D'ailleurs voici qui coupe court à tout: il existe à
-l'Académie de Venise un dessin de la même tête,&mdash;vous
-entendez, exactement la même,&mdash;avec
-les mêmes perles, ou presque les mêmes. Les
-variantes sont insignifiantes. C'est, sans conteste,
-une étude pour ce portrait. Or les coups de
-crayon, dans ce dessin, vont de droite à gauche, et
-dans tous les dessins de Léonard, ils vont de
-gauche à droite, puisque Léonard dessinait
-comme il écrivait, de la main gauche. Si ce n'est
-pas une démonstration, cela, que vous faut-il?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Ce qu'il me faut? Un auteur pour ce chef-d'&oelig;uvre...»
-répondis-je. «Vous me racontez une
-histoire d'une ingéniosité surprenante, j'en conviens,
-mais je suis peintre. Je sais que les tableaux
-ne se fabriquent pas tout seuls, par génération
-spontanée. Si celui-ci n'est pas du Léonard qui a
-fait la <i>Belle Ferronnière</i> du Louvre et l'<i>Isabelle</i> de
-<i>l'Ambrosienne</i>, de qui est-il? Qu'est-ce que c'est
-que cet <i>Amico</i> qui n'aurait jamais peint que cette
-merveille et puis rien?...»</p>
-
-<p>&mdash;«<i>Amico</i> n'est pas un nom,» dit le comte
-Varegnana. «Un de vos compatriotes, un jeune
-critique d'art de grand avenir, M. Courmansel, a
-suggéré l'existence d'un artiste, très intimement
-lié avec Andrea Solario,&mdash;l'ami par excellence
-de ce peintre. Nous savons que ce maître fut
-<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span>
-appelé de Milan en France, sur l'indication de
-Charles de Chaumont, pour décorer le château de
-Gaillon qui appartenait au cardinal d'Amboise.
-M. Courmansel a retrouvé ici plusieurs lettres
-d'Andrea, où celui-ci parle avec d'extraordinaires
-éloges, d'un élève, un certain Cristoforo, qu'il
-avait emmené avec lui. Or le dessin qui est à
-Venise présente cette particularité, qu'inscrit au
-catalogue sous le nom d'Andrea Solario, il porte
-une signature effacée où M. Courmansel est
-arrivé à déchiffrer un X. C'était la première lettre
-des mots <i>Xofori opus</i>,&mdash;<i>ouvrage de Cristoforo</i>. Ce
-fut un trait de lumière. Andrea quitta la France
-en 1509, pour aller où? A Anvers dont l'école
-exerçait alors une attraction si puissante sur les
-peintres italiens. Son élève était avec lui. Ainsi
-s'explique le mélange de finesse lombarde et de
-précision flamande qui se reconnaît dans ce portrait,
-comme aussi dans les tableaux d'Andrea vers
-cette même époque, par exemple l'<i>Ecce Homo</i> du
-Poldi... Lancé sur cette piste, M. Courmansel
-s'est demandé si ce Cristoforo qui a pu exécuter
-un portrait de cette force n'avait pas produit un
-certain nombre des &oelig;uvres attribuées à Solario.
-J'avoue que je ne le suivais pas sur cette voie, car
-enfin cet X du dessin était douteuse. Je m'étonnais
-qu'aucune autre trace ne se trouvât nulle
-part... Cette trace, elle existe. Nous avons un
-tableau,&mdash;et un très remarquable tableau,&mdash;qui
-rappelle beaucoup ma fausse Cassandra, et
-celui-là est signé en toutes lettres <i>Xoforus Mediolanensis</i>
-<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span>
-et daté, 1517... Il est chez la marquise
-Ariosti, une de mes cousines éloignées. Il lui a
-été légué par un vieux commensal de sa maison,
-une espèce de parasite qui servait de tête de
-Turc à tout le monde, un comte Francesco Pappalardo.
-C'était un vieux maniaque qui dépensait
-ses quelques sous à des achats de tableaux. Il
-n'en avait qu'une douzaine, de premier ordre.
-Tous sont allés au musée de sa ville natale,
-excepté celui-là, un portrait aussi. On l'avait si
-maltraité chez mes cousins, qu'il aurait eu le
-droit de les détester. Et il leur laisse cette peinture,
-qui va être d'un prix inestimable maintenant!...
-Je m'étonne que vous n'ayez pas entendu
-parler de cette découverte de M. Courmansel?
-Toutes les revues d'art, non seulement de France
-et d'Italie, mais d'Allemagne et d'Amérique, ont
-déjà engagé des discussions passionnées, non
-pas sur l'existence de l'<i>Amico di Solario</i>,&mdash;elle
-ne fait plus doute,&mdash;mais sur l'étendue de ses
-travaux. On est en train de lui donner toute une
-partie d'abord de l'&oelig;uvre d'Andrea: la <i>Vierge au
-coussin vert</i> et le portrait de Charles d'Amboise au
-Louvre, des <i>tondi</i> de Cesare da Sesto, de Marco
-d'Oggionno, de Boltraffio. M. Courmansel soutient
-que le portrait de l'Ambrosiana est de lui. Il
-me suffit, à moi, qu'il ait fait ce panneau»,
-ajouta-t-il, et tout en rattachant à son clou
-l'image de la fausse Cassandra, il poussa un profond
-soupir. Puis, avec cette grâce aisée, et si
-humaine que les Italiens expriment d'une manière
-<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span>
-intraduisible quand ils appellent quelqu'un: <i>simpatico</i>:
-«Bah! A quelque chose malheur est bon,
-comme vous dites. Ma pauvre Dame a perdu son
-peintre, mais ce jeune Courmansel, lui, a trouvé
-une femme charmante. Il est fiancé avec une jeune
-fille, une mademoiselle Boudron, que le père ne
-lui aurait certainement pas donnée, sans sa découverte.
-Ce Boudron est un ancien commerçant
-qui s'est improvisé amateur d'art, fortune faite,
-et qui travaille dans les Primitifs,&mdash;un original!...
-Mais vous les rencontrerez, si vous restez un peu
-à Milan. Ils y sont. Le jeune Courmansel y met la
-dernière main à son livre sur Cristoforo Saronno.
-C'est le nom qu'il suggère maintenant. Ses inductions
-l'ont amené à croire que son artiste était de
-cette petite ville. Il en conclut qu'il avait dû en
-prendre le nom, comme Andrea avait pris le
-nom de sa patrie, Solario, un petit village de la
-province de Côme. C'est beaucoup d'hypothèses,
-mais <i>sara</i>!...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span></p>
-
-<p class="subh">IV</p>
-
-<p>Il y a longtemps, Madame, que je nous appelle,
-nous autres Parisiens, les provinciaux de l'Europe.
-Nous passons sans cesse, pour tous les incidents
-de la vie artistique qui ont lieu loin du
-boulevard, par des alternatives d'ignorance et
-d'engouement excessives. Nous avons été ainsi
-pour les musiciens allemands et les préraphaélites
-anglais, pour les romanciers russes et les
-dramaturges norvégiens. J'attends le moment où
-la petite coterie d'esthètes gobeurs et de badauds
-raffinés qui fabrique chez nous la mode se passionnera
-pour les débaptiseurs de chefs-d'&oelig;uvre.
-Alors l'<i>Amico di Solario</i> sera l'auteur de la <i>Joconde</i>,
-et le sieur Courmansel l'invité de tous les salons
-où l'on cause.&mdash;Le vôtre eût été du nombre,
-Madame, si...? Et moi-même je serais peut-être
-devenu le cornac de ce jeune homme et de son
-<i>Amico</i>, auprès de vous et des belles sottes, vos
-amies,&mdash;pardon,&mdash;si...? Toute cette histoire
-n'est que le commentaire de ces <i>si</i> et de ces
-points. Mais il n'y avait ni <i>si</i> ni points dans mon
-esprit, je vous le jure, quand je sortis du palais
-<span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span>
-Varegnana par l'étroite et fraîche via Bagutta où
-il se dresse, un peu humilié de mon total manque
-d'érudition critique, très penaud de m'être hypnotisé
-naïvement, depuis ma jeunesse, sur les
-impostures du Monsignore de Modène, amusé
-malgré tout par le joli travail de furetage, j'allais
-dire de police, auquel s'était livré notre compatriote,
-et, au fond, prêt à oublier Courmansel, le
-comte Varegnana, la Dame qui avait perdu son
-peintre, l'<i>Amico di Solario</i>, bien d'autres choses,
-devant une photographie que je ne vous décrirai
-pas. L'après-midi où vous me l'avez donnée, il
-neigeait. Vous en souvenez-vous? Ce jour m'est
-resté plus clair et plus bleu que celui par lequel
-je me promenais dans Milan, après cette visite.
-C'est cette photographie que je retrouvai sur ma
-table en rentrant, et après m'être abîmé dans la
-contemplation de ce visage que je suis venu fuir,
-je me sentis à Milan si abandonné, si solitaire,
-si «peintre qui a perdu sa Dame»! Tout d'un
-coup, le séjour de cette ville où j'étais depuis la
-veille me parut insupportable. «Si j'allais à
-Florence?...» songeai-je. «Il y a là des fresques
-de Benozzo Gozzoli, de l'Angelico et du Ghirlandajo
-qu'aucun Morelli n'a encore attribuées à
-aucun <i>Amico</i>...» Sur ce nouveau projet,&mdash;je
-vous ai dit que vous m'aviez rendu un peu fou et
-je vous en donne la preuve!&mdash;je descends au
-bureau de l'hôtel demander des renseignements
-et l'horaire des trains. Par hasard, le bureau était
-vide. En attendant le retour du secrétaire, je
-<span class="pagenum"><a id="Page_34"> 34</a></span>
-m'amuse à regarder la pancarte où sont inscrits
-les noms des voyageurs de passage et je lis:
-<i>M. Boudron et famille. Paris.&mdash;M. George Courmansel.
-Paris.</i> C'était de quoi croire à un destin,
-avouez-le. Au moment même où je venais d'apprendre
-le roman de la découverte, faite par ce
-jeune homme, d'un admirable artiste inconnu,
-je découvrais, moi, que le jeune homme était là,
-dans mon hôtel! Oui. La fatalité voulait que je
-fusse mêlé aux aventures posthumes de la Cassandra
-<i>décassandrée</i> et du Vinci <i>dévincisé</i>. Le
-secrétaire arrive. Au lieu de l'interroger sur le
-train de Florence, je lui demande, ce que je
-savais pourtant très bien, si le M. George Courmansel
-descendu à l'hôtel était bien celui qui
-s'occupait de choses d'art.</p>
-
-<p>&mdash;«Lui-même,» me répond le secrétaire; et
-il ajouta en jetant un coup d'&oelig;il dans le <i>hall</i> de
-l'hôtel: «Justement, le voici qui rentre.»</p>
-
-<p>Un grand garçon, de physionomie avenante,
-franchissait le seuil de la porte. Il était très blond,
-presque roux, le teint blanc et rosé, avec de bons
-gros yeux bleus un peu ronds qui regardaient
-ingénument à travers une paire de lunettes
-montées en or. Il me représenta aussitôt le type
-accompli du Français germanisé. J'en ai connu
-un bon nombre depuis la guerre de 70, dans
-la médecine en particulier et dans l'université.
-Le nez de celui-ci, comiquement retroussé,
-sa bouche volontiers souriante, lui donnaient
-un air falot et dadais que sa démarche augmentait
-<span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span>
-encore. Il allait, le buste en avant, de
-ce pas allègre qui décèle un profond contentement
-de soi. Je vous crayonne un fantoche. J'ai
-tort. Il émanait aussi du personnage une candeur
-qui le sauvait du complet ridicule. La bonne foi
-rayonnait de tout son être. Il y avait en lui du
-gobe-mouches et de l'apôtre, de la nigauderie et
-de la flamme. Cela dit, le contraste était vraiment
-trop fort entre cet aspect de niais fervent
-et le miracle de perspicacité que supposait la
-découverte dont le comte Varegnana m'avait
-raconté le sagace détail. C'en fut assez pour piquer
-au vif ma curiosité, et voici qu'impulsivement je
-tire de ma poche mon portefeuille, de ce portefeuille
-une carte de visite, et je prie le secrétaire
-de la remettre à mon jeune compatriote. Je comptais
-sur la petite notoriété de mon nom. Je n'avais
-pas tort. A peine George Courmansel eut-il pris
-connaissance de ma carte qu'il se dirigea vers moi.
-Il avait déjà aux lèvres le banal «cher maître»
-dont vous vous êtes tant moqué, quand des gens
-de votre monde m'en donnaient à qui mieux
-mieux par la figure. Sur cette bouche de jeune
-homme, ces deux syllabes prenaient une sincérité
-qui eût désarmé votre ironie. Visiblement, il était
-heureux, presque ému, de causer avec un artiste
-dont il connaissait les &oelig;uvres. Ne m'accusez pas
-de vanité, Madame. Vous le savez bien: je ne
-suis pas un «m'as-tu vu?» du pinceau. Je vous
-marque là simplement un trait de ce caractère. Cet
-abord suffisait pour révéler quelque chose de si
-<span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span>
-simple, de si frais, de si peu touché par la vie!
-Que ce naïf et ce timide fût en même temps un
-de ces iconoclastes amèrement dénoncés par le
-possesseur du faux Léonard, un de ces intellectuels
-implacables qui professent l'irrespect comme une
-doctrine, qui ne reculent devant aucune autorité,
-aucune tradition, c'était invraisemblable,&mdash;et
-je crois discerner pourquoi&mdash;très naturel. Les
-iconoclastes de cette espèce, tous les iconoclastes,
-peut-être, sont des dévots. Pour eux,
-briser une idole, c'est servir leur foi. Celui-ci, je
-pus m'en convaincre par ce premier entretien,
-avait l'idolâtrie, le fanatisme de <i>La Critique</i>,&mdash;avec
-un L et un C plus que majuscules, gigantesques.
-Avant de rencontrer cet exemplaire, si
-intensément significatif, je n'aurais jamais pensé
-qu'une besogne aussi aride, aussi ingrate que celle
-d'un érudit d'art pût provoquer des exaltations de
-cette violence. Laissez-moi mettre un tout petit l et
-un tout petit c à ces deux mots, la critique,&mdash;et
-vous les traduire: critiquer une toile, au lieu
-d'en jouir, comme vous, comme moi, avec ses
-sens, son imagination, sa rêverie, tout son être
-intime enfin, c'est l'anatomiser, c'est la disséquer
-ligne par ligne, grain par grain. Puis commence,
-pour vérifier son origine et son histoire,
-un patient travail de bureaucrate, une vie de
-rat de bibliothèque, des semaines de fouilles
-dans des paperasses, des établissements de dossiers,
-des expertises d'écriture lettre par lettre,
-point à point, d'indéfinies comparaisons avec des
-<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span>
-photographies. Que sais-je? Le tout pour aboutir
-à une date incertaine et à un nom contestable!
-Voilà ce que c'est que la critique. Mais j'ai bien
-entendu feu le professeur Brouardel,&mdash;j'étais
-allé à la morgue, étudier une nuance de couleur
-sur un cadavre, je peignais alors mon <i>Ophélie</i> que
-vous connaissez,&mdash;oui, je l'ai entendu dire, en
-bourrant sa pipe, d'un pouce joyeux, et avec un
-accent de triomphe: «J'ai fait aujourd'hui ma
-quatre millième autopsie!» Et son visage si fin
-dans sa barbe rousse, déjà grisonnante, exprimait
-une jubilation égale à celle de don Juan dressant
-la liste de ses amoureuses. L'enthousiasme
-du jeune Courmansel était pareil pour me célébrer,
-dix minutes après notre réciproque présentation,
-les ivresses de <i>La Critique</i>, l'excellence de <i>La
-Méthode</i>,&mdash;encore et encore des capitales, hautes
-comme des maisons américaines!&mdash;tandis que
-nous déambulions de long en large à travers le
-hall de l'hôtel. Un Anglais, écroulé dans un fauteuil
-de paille, fumait une courte pipe en bois&mdash;tout
-comme le professeur Brouardel&mdash;et s'intoxiquait
-de soda et de whiskey en lisant le <i>Times</i>.
-Deux dames américaines, vêtues à la mode
-d'après-demain, jacassaient haut en nasillant. Un
-couple allemand se préparait à monter dans une
-automobile rouge arrêtée devant la porte, et le
-mari réglait une note au concierge galonné. Vous
-voyez le décor d'ici. L'iconoclaste, lui, professait.
-J'imaginais, en l'écoutant, qu'un frisson de
-terreur secouait tous les tableaux et toutes les
-<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span>
-fresques de tous les musées et de toutes les églises
-de Milan. A qui le tour de perdre son peintre,
-parmi ces Madones et ces Dames, ces Apôtres et
-ces Rois Mages?</p>
-
-<p>&mdash;«Tout reste à faire, vous m'entendez, cher
-Maître, tout!... Je suis arrivé à la conviction qu'il
-n'y a pas dix tableaux sur cent qui soient de l'auteur
-auquel on les attribue, pas dix... Les plus
-douteux sont les signés... Je sais. Il y a Vasari.
-Mais Vasari, c'est un texte à revoir d'abord, et
-c'est plein de fables... Il y a les archives. C'est
-plein de documents faux... Voyez la note insérée
-par cet abbé Pierotto dans la marge du manuscrit
-Caleffino. Mais La Critique arrive, La Critique
-Reine du monde, comme on devrait l'appeler bien
-plus justement que la fortune, avec ses procédés
-infaillibles. Ce sont ceux de la Science. Que c'est
-passionnant, cette recherche acharnée de la
-vérité, et amusant!... Quand on a La Méthode,
-(décidément ce sont les mots entiers qu'il faudrait
-mettre en majuscules et colorier comme
-faisait Barbey d'Aurevilly pour des manuscrits)
-on est assuré de ne pas se tromper. Quelle joie
-alors que de provoquer les clameurs des ignorants!...
-Le jour où je me suis permis d'insérer
-dans un périodique de Paris un article affirmant
-que le portrait de la femme du palais Varegnana
-n'était pas, ne pouvait pas être de Léonard, vous
-ne vous imaginez pas le <i>tolle</i>. Je n'avais pas toutes
-mes preuves, mais l'analyse bien faite d'une
-&oelig;uvre ne trompe jamais, jamais!... Elles sont
-<span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span>
-venues, ces preuves, et écrasantes: le dessin de
-Venise, le «faux» du Monsignore, les lettres
-d'Andréa Solario, et enfin, et surtout, ce portrait
-que le comte Pappalardo a légué à Mme la marquise
-Ariosti!... En ai-je eu du bonheur? Je
-n'avais pas le droit d'espérer, pour mes débuts,
-une découverte de cette force... Pensez qu'il y a
-cinq ans, je n'étais qu'un petit élève de l'école de
-Rome, ne sachant pas s'il ferait de l'archéologie
-ou de la numismatique... Car vous ne savez pas,
-cher Maître, cette entrée dans la critique d'art,
-ç'a été tout un roman...»</p>
-
-<p>Il s'arrêta quelques secondes. Je venais d'écouter
-l'hymne de guerre du pédant, ivre d'orgueil au
-milieu des ruines, j'allais recevoir les confidences
-du bon jeune homme, si follement amoureux
-qu'il éprouvait le besoin de crier sa joie aux passants
-de la rue:</p>
-
-<p>&mdash;«Oui, un roman», reprit-il, «mais puisque
-M. le comte Varegnana vous a parlé de moi, il a
-dû vous en toucher un mot. Il vous aura dit que
-j'allais me marier... Il a été si bon, si accueillant
-pour ma fiancée! Il a eu du mérite, car, enfin, je
-lui ai démoli son Léonard. Bah! Le jour viendra,
-et bientôt, où il sera tout aussi fier d'avoir un
-Cristoforo Saronno. Je n'aurais pas découvert ce
-peintre que j'affirmerais cela aussi énergiquement,
-parce que c'est certain. Cristoforo comptera, il
-compte déjà, parmi les plus grands... Mais je vous
-parlais de ma fiancée. Elle est aussi ma petite
-cousine. Elle s'appelle Mlle Christiane Boudron.
-<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span>
-Son père est ce M. Jules Boudron, dont vous connaissez
-certainement le nom. Rappelez-vous. Le
-couturier de la place Vendôme... D'ailleurs sa
-collection de primitifs est déjà classée. Vous ne
-l'avez jamais visitée? Non?... A Paris, si vous me
-le permettez, je vous y mènerai. Vous jugerez.
-Rien que des choses du quatorzième ou du quinzième,
-et que les critiques peuvent passer au
-crible, je vous en réponds. C'est drôle, n'est-ce
-pas? Un grand couturier parisien qui travaille
-dans les Siennois et les Florentins de la bonne
-époque! Mais quand M. Boudron vint à Paris tout
-jeune, il commença par fréquenter l'Académie
-Jullian. Il voulait être artiste. Il a eu son roman
-lui aussi. Il a rencontré la mère de Christiane.
-Elle était la beauté et la sagesse même. Elle travaillait
-comme ouvrière chez un couturier en
-vogue d'alors. M. Boudron l'a aimée. Il l'a épousée.
-Pour augmenter un peu les maigres ressources
-du ménage, il a eu l'idée de dessiner des croquis
-de toilettes qu'il a soumis au patron de sa femme.
-Il s'est trouvé qu'il avait le génie pour cela. Ses
-croquis ont si bien réussi que Mme Boudron et lui
-ont eu l'idée de s'établir à leur compte. Ils ont
-fondé une maison. Le succès est venu, et prodigieux...
-Hélas! M. Boudron paya son bonheur
-bien cher. Sa femme mourut subitement, à
-l'époque où ils allaient se reposer, leur fortune
-faite. Il a voyagé en Italie, pour se distraire. L'artiste
-qui sommeillait sous le tailleur pour dames
-s'est réveillé. Il a osé acheter, et ma foi, très
-<span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span>
-bien... Je ne dis pas qu'<i>on</i> ne l'ait pas un peu
-aidé, mais il a su écouter les bons conseils. Cette
-docilité là est aussi rare que la compétence...»</p>
-
-<p>Le pédant avait reparu, dans un sourire d'une
-suffisance suprême. <i>On</i>, c'était lui. L'amoureux
-prit sa revanche par un autre sourire, tout
-attendri, tout reconnaissant, qui me fit lui pardonner
-le premier, le rictus amer et hautain du
-cuistre. Il continuait:</p>
-
-<p>&mdash;«Depuis que je me connais, j'avais cousiné
-avec les Boudron. M. Boudron et ma mère
-avaient le même arrière grand-père. Nous
-sommes tous originaires de Saint-Claude, dans
-le Jura. Mais moi, le troisième fils d'un petit
-greffier de province, menant à Paris la modeste
-existence d'un boursier de licence, puis d'agrégation,
-vous comprendrez que je me sentais
-gêné par les somptuosités de l'hôtel d'un commerçant
-millionnaire!... Je n'osais seulement pas
-regarder ma cousine. C'est à Rome, quand
-M. Boudron y vint, après la mort de sa femme,
-il y a cinq ans, que j'ai découvert Christiane
-et qu'elle m'a découvert. Nous nous sommes
-aimés, sans nous le dire, dès ce moment. Je
-me suis tourné vers la critique d'art, pour ce
-motif. Étant donné les goûts de M. Boudron, j'ai
-vu là une sûre manière d'entrer dans son intimité.
-Et j'ai travaillé!... Il s'en est rendu compte,
-quand je lui ai offert d'écrire sur sa collection un
-livre du genre de celui que M. Adolphe Venturi a
-composé sur la galerie de M. Crespi. Ce livre est
-<span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span>
-achevé. On l'imprime en ce moment. Et puis,
-j'ai déniché pour cette collection deux ou trois
-pièces rares. Enfin, j'ai eu mon &oelig;uf de Colomb,&mdash;j'appelle
-ainsi ma trouvaille, elle était si
-simple!&mdash;cette résurrection de l'<i>Amico di Solario</i>,
-de ce Cristoforo Saronno dont vous ne connaissez
-pas encore le chef-d'&oelig;uvre... Vous verrez! Vous
-verrez!... Christiane a pris cette occasion pour
-déclarer à son père qu'elle m'aimait et qu'elle
-n'épouserait personne que moi. Nous nous
-sommes fiancés ici, où M. Boudron est venu,
-cela entre nous, pour essayer d'acheter ce chef-d'&oelig;uvre
-de l'<i>Amico</i> justement, le portrait de
-femme de la marquise Ariosti. Par malheur, les
-journaux ont déjà polémiqué. La marquise sait
-le prix de son tableau. Elle en demande cinquante
-mille francs. Il en vaudra cent mille,
-quand mon livre sur Cristoforo Saronno aura
-paru. Je compte en offrir le premier exemplaire
-à Mme George Courmansel, née Christiane Boudron,
-le matin de notre mariage. Mais il faut
-que vous voyiez ce tableau, vous. Il le faut.
-Mme Ariosti en est un peu jalouse. Si elle ouvrait
-sa porte, l'Europe défilerait chez elle. A moi, elle
-ne peut rien me refuser. Dès demain j'aurai
-arrangé cette visite...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span></p>
-
-<p class="subh">V</p>
-
-<p>Je devais, en effet, grâce à cette toute puissante
-protection, le voir de tout près, ce portrait
-dont je ne doute pas qu'il ne perpétue à jamais la
-gloire de l'<i>Amico di Solario</i> et de son découvreur,
-mais dans quelles conditions de comique fantasmagorie!
-Cette visite chez Mme Ariosti n'eut lieu
-que le surlendemain. Avant d'y arriver, laissez-moi,
-Madame, prendre le chemin des écoliers et
-vous silhouetter encore deux acteurs essentiels
-dans la petite comédie que je vous raconte. Vous
-avez deviné qu'il s'agit de M. et de Mlle Boudron.
-Je ne connaissais George Courmansel que depuis
-quelques heures; déjà il m'avait présenté à son
-futur beau-père et à la jeune fille, avec la même
-bonhomie cordiale qui lui avait fait me raconter
-aussitôt l'idylle de ses fiançailles. J'étais dans le
-hall de l'hôtel, en train de me balancer sur un fauteuil
-à bascule après dîner, et d'imiter l'Anglais de
-l'après-midi, sauf qu'au lieu de pipe je fumais un
-cigare. Au lieu de whiskey et de soda, je m'empoisonnais
-d'un vitriol savamment jauni dans un
-laboratoire, puis monastiquement baptisé du nom
-<span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span>
-de chartreuse. Je vois apparaître Mons Courmansel,
-le nez à l'évent, comme toujours, et ses gros
-yeux bleus aux aguets derrière ses lunettes serties
-d'or. Il m'aperçoit et il fonce sur moi, comme sur
-un Cristoforo Saronno:</p>
-
-<p>&mdash;«Je vous cherchais,» me dit-il. «M. Boudron
-voudrait tant faire votre connaissance!...
-C'est un de vos grands admirateurs, mon cher
-Maître. Si vous me permettez, je vous conduis
-dans son salon. Il vous attend.»</p>
-
-<p>Vous m'avez souvent reproché, Madame, ce
-que vous appelez irrévérencieusement le «chipisme»
-des artistes et des gens de lettres dans le
-monde. Vous prétendez que nous ne nous trouvons
-jamais traités avec assez de déférence.
-Avons-nous si tort? On nous y donne trop volontiers
-le rôle de la bête savante que l'on promène
-au doigt et à l'&oelig;il pour amuser l'honorable société.
-Sur ce chapitre, les bourgeois valent les
-ducs. M. Boudron trouvait fort naturel de m'inviter
-à monter chez lui, par un tiers, tout comme
-les grandes dames habillées par lui avaient dû trouver
-naturel de le convoquer à domicile. Qu'est-ce
-qu'un peintre pour un millionnaire? Un ouvrier
-en couleurs qu'il paie quinze ou vingt mille francs
-le portrait. Le procédé était si peu cérémonieux
-que j'hésitai une minute, pour céder devant la
-supplication du visage de Courmansel:</p>
-
-<p>&mdash;«J'ai promis de vous amener...» insistait-il.
-«Vous me ferez gronder, si je n'arrive pas
-à vous décider...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span>
-Une terreur passait devant ses yeux, qui excita,
-je dois vous l'avouer, ma curiosité plus que ma
-pitié. On ne devient pas un portraitiste professionnel,
-sans développer en soi un goût de la nature
-humaine qui doit être, j'imagine, celui des
-vrais romanciers. Au fond, cette petite histoire
-sentimentale, si bizarrement emmêlée à des
-préoccupations de critique d'art, m'intéressait
-déjà. Qui donc était cette fille d'un commerçant
-enrichi, assez originale pour vouloir, avec sa dot,
-épouser ce pédantesque maniaque, digne d'enseigner
-l'esthétique à K&oelig;nigsberg ou à Tubingue,
-chez les barbares? Qui, ce commerçant lui-même,
-cet ancien rapin transformé en grand couturier?
-J'acceptai donc de suivre le fiancé. Il m'introduisait
-quelques instants plus tard, dans un salon
-d'hôtel. Devant une table et les débris d'un
-dessert, un homme de mon âge et une jeune
-fille, étaient installés, lui en <i>smoking</i>, elle en
-toilette du soir, au lieu que George Courmansel
-n'avait pas quitté sa jaquette et ses bottines
-jaunes de l'après-midi. Moi-même je m'étais mis
-aussi en <i>smoking</i>, machinalement, parce que
-mon domestique m'avait préparé mes vêtements.
-Je ne prévoyais guère que cette involontaire
-élégance vaudrait à mon barnum un coup de
-boutoir immédiat. J'allais dès la première minute
-savoir le degré de bienveillance avec lequel
-le père de Christiane traiterait son gendre! Les
-phrases de banale politesse étaient à peine échangées
-que M. Bourdron se tournait vers Courmansel,
-<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span>
-et, ironiquement, avec cette gouaillerie brutale
-particulière aux gens riches de médiocre éducation:</p>
-
-<p>&mdash;«Hé bien! George. Il me semble que
-M. Monfrey n'est pas un bourgeois, et vous voyez
-qu'il s'habille le soir?... C'est une vieille querelle
-que je fais à ce grand garçon», ajouta-t-il en se
-retournant vers moi: «Je lui dis toujours: un
-intellectuel peut être un homme du monde...»</p>
-
-<p>&mdash;«George a tant à travailler, en ce moment,
-pour finir son livre,» interrompit la jeune fille,
-d'une voix qui, aussitôt, me la rendit chère,&mdash;la
-voix de ses yeux, si vrais, si loyaux, si tendres!
-J'ai su depuis qu'elle avait vingt-quatre ans déjà.
-Elle en paraissait à peine dix-huit. Tout en elle
-n'était que grâce et fragilité. Elle avait une petite
-tête de statuette grecque sur des épaules un peu
-trop minces, des traits délicats d'une finesse
-comme miniaturée. Si j'avais pu écouter son
-c&oelig;ur, en ce moment, je l'aurais senti palpiter
-d'émotion. La rude apostrophe à son fiancé la
-frappait comme d'un choc. Évidemment le père
-avait pour elle cette affection profonde qu'inspirent
-aux êtres très robustes ces créatures qui
-semblent trop grêles pour la vie. Il ne la comprenait
-pas assez pour lui épargner les secousses
-de ses brusqueries. Il l'aimait trop pour ne pas
-lui céder, dès qu'elle lui parlait avec cette voix, un
-peu étouffée, où son instinct paternel devinait une
-peine, sans que sa grossièreté native lui permît de
-passer de l'effet à la cause et de corriger ses manières
-<span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span>
-trop brusques. Que j'en ai connu, de ces
-pères et de ces maris, d'étoffe rude, de tempérament
-épais, et qui se trouvaient avoir, celui-ci
-pour fille, celui-là pour femme, de ces créatures
-toutes pareilles aux mimosas, à ces plantes animalement
-sensibles, qu'un froissement fait frissonner,
-se contracter! Que j'en ai vu, de ces fleurs
-vivantes, dépérir, se faner, au voisinage constant
-d'êtres trop bruyants, trop affirmatifs, trop forts,
-qui leur faisaient du mal par leur simple existence,
-sans même s'en douter, qui les tuaient,
-quelquefois en les chérissant! Cette différence
-foncière de nature avait dû être la tragédie secrète
-du foyer du veuf. Ainsi s'expliquait l'amour de la
-jeune fille pour son cousin. Elle avait été prise
-par ses manières douces et conciliantes, par ce
-caractère de savant, combatif dans le seul domaine
-des idées, et, pour tout le reste, incertain
-jusqu'à la faiblesse, ennemi de l'action jusqu'à
-la pusillanimité. Devant la phrase agressive de
-M. Boudron, Courmansel demeurait décontenancé,
-très rouge, et il balbutiait avec un sourire
-contraint:</p>
-
-<p>&mdash;«Mais si je ne me suis pas habillé, ç'a été
-pour ne pas vous faire attendre, Christiane et
-vous...»</p>
-
-<p>&mdash;«Et moi,» dis-je à mon tour en m'adressant
-au couturier collectionneur, «si je n'avais
-pas pensé que je pouvais aller ce soir au palais
-Varegnana, je ne me serais certes pas harnaché
-de la sorte...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span>
-&mdash;«Vous connaissez M. le comte Varegnana,
-monsieur?» interrompit de nouveau la jeune
-fille. Elle m'avait coulé un regard d'une reconnaissance
-émue, pour l'appui donné à son fiancé,
-et tout de suite elle s'emparait de la phrase
-que j'avais prononcée, non sans intention. Elle
-essayait de mettre l'entretien sur un terrain où
-M. Boudron et George Courmansel s'entendissent
-et où brillât celui qu'elle aimait. Nul doute qu'elle
-ne fût un peu humiliée du rôle inférieur imposé
-par son père au jeune homme. La facilité de ce
-dernier à l'accepter ne lui plaisait guère plus. Le
-subtil génie féminin est ainsi: on dirait qu'il possède
-un sens spécial pour apprécier, dans les
-rapports d'homme à homme, ces nuances qui
-manifestent les affirmations ou les reculs d'une
-personnalité vis-à-vis d'une autre. Et elle continuait:
-«Vous avez vu chez lui le portrait attribué
-faussement à Léonard de Vinci, et dont George a
-découvert le véritable auteur? N'est-ce pas, l'on
-éprouve une intime satisfaction à voir un génie
-ignoré reconquérir l'honneur qui lui était dû?...»</p>
-
-<p>Ses douces prunelles, si clairement brunes dans
-son teint d'une jolie pâleur, s'étaient tournées,
-cette fois, vers l'initiateur de cette justice posthume.
-Courmansel lui dit merci par le rougissement
-de plaisir avec lequel il accueillit cet éloge.
-Il avait senti qu'elle voulait réparer le procédé par
-trop familier de son père. Il l'aimait autant qu'il
-en était aimé. Le père n'observait pas le manège
-muet des fiancés. Mais à la manière dont il me
-<span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span>
-regarda, de son côté, tandis que sa fille hasardait
-cette allusion directe à la grande découverte de
-son futur gendre, ses sentiments pour le jeune
-homme achevèrent de s'éclairer pour moi. Il
-subissait la suggestion de Christiane, et quelque
-chose en lui luttait encore. Il admirait Courmansel,
-comme il eût accepté un effet de commerce
-douteux, «sous toutes réserves». Il y
-avait entre eux cet antagonisme radical des tempéraments
-qui veut qu'un chat et un chien, mis
-en face l'un de l'autre, s'affrontent aussitôt.
-M. Boudron était un type accompli d'un certain
-bourgeois Parisien de nos jours: par sa tenue,
-très astiquée, la coupe militaire de ses cheveux
-en brosse, une sveltesse relative de ses mouvements,
-due au massage et à l'escrime, il donnait
-l'idée de ce que j'appelle «l'homme des répétitions
-générales»&mdash;«l'homme des premières»
-ayant rejoint depuis longtemps le «boulevardier»
-au pays des vieilles modes. Les personnages de ce
-type, tiennent du viveur, de l'artiste et du <i>sportsman</i>.
-J'eus l'impression très vite que M. Boudron
-copiait quelqu'un. En cherchant bien, je reconnus
-qu'il imitait le genre de mon confrère Maxime
-Fauriel, le pastelliste. Il a pris à Maxime son port
-de tête, ses intonations un peu sèches, sa barbe
-taillée en pointe, à la Henri III, son monocle carré
-et attaché par un large ruban de moire qu'une
-agrafe d'or pique au gilet. Mais Fauriel garde, à
-travers tout ce cabotinage, sa physionomie spirituelle
-et aisée de gamin de Paris, au lieu que son
-<span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span>
-faux-sosie laissait deviner à chaque geste, à
-chaque parole, de la tension à la fois et de l'incertitude.
-Il n'était pas sûr de ses effets. Cependant
-l'habitude des succès dans une carrière ne va
-pas sans de réelles supériorités d'intelligence et
-d'énergie. Le notable commerçant en avait conscience,
-et cette hésitation dans son personnage
-joué n'empêchait pas chez lui l'orgueil profond
-de l'individu habitué à commander. Il avait
-entrepris sa galerie par un curieux mélange de
-sentiments: le ressouvenir de ses premières ambitions
-d'apprenti peintre, la gloriole d'être cité
-dans les journaux et de faire les honneurs de ses
-tableaux à des amateurs célèbres, l'idée aussi de
-la «grande vente» en cas de revers de fortune.
-George Courmansel, en l'aidant de ses conseils,
-comme il s'en vantait, pour quelques achats,
-l'avait tout ensemble subjugué et humilié. Très
-sensible à ce défaut du laisser-aller extérieur que
-l'absorption dans leurs idées entretient aisément
-chez les hommes d'étude, Boudron nourrissait
-contre le talent du fiancé de sa fille une hostilité
-combattue par une involontaire déférence. De là
-cette curiosité aiguë de son regard. Il allait savoir
-comment moi, un peintre arrivé, commandeur de
-la Légion d'honneur, exposé au Luxembourg, je
-jugeais la soi-disant découverte du critique, à la
-veille de révolutionner l'histoire de l'art. Et puis
-mon opinion pouvait avoir son influence sur une
-décision très importante. Le couturier, millionnaire
-mais avisé, hésitait encore à payer cinquante
-<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span>
-mille francs le tableau légué par feu le comte
-Pappalardo à la marquise Ariosti. Son expression
-se fit plus avenante pour le conseilleur de
-cet achat quand j'eus déclaré, appuyant de ma
-complaisance, à demi sincère, l'enthousiasme de
-Christiane:</p>
-
-<p>&mdash;«Oui, Mademoiselle, j'ai vu ou plutôt revu
-ce portrait de femme. Il me restait dans la
-mémoire comme si remarquable, que je me suis
-arrêté à Milan, un peu à cause de lui... Varegnana
-m'a raconté par quelles merveilles d'ingéniosité
-M. Courmansel a déterminé l'origine de
-cette peinture. Je suis de votre avis: redresser
-l'injustice de la postérité envers un artiste
-méconnu, c'est une très noble mission et bien
-digne qu'un homme de c&oelig;ur y consacre sa vie.»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous me comblez, cher Maître,» dit
-George Courmansel, «mais je vous avoue que je
-n'ai pas des ambitions si hautes. Les besognes de
-la Science ne sont ni nobles ni le contraire. Elles
-sont vraies...»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est le point où je me sépare de lui,
-Monsieur Monfrey,» reprit à son tour M. Boudron.
-«Je ne suis qu'un commerçant, mais
-j'aime les tableaux pour eux-mêmes, parce qu'ils
-sont beaux, comme on aime les fleurs, les femmes,
-la musique, le vin, tout ce qui exalte, tout ce
-qui grise. George aime les tableaux comme un
-botaniste aime les plantes, pour les mettre dans
-ses herbiers et les étiqueter. Mon système est le
-bon. Qu'il soit de Léonard ou de Cristoforo, le
-<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span>
-portrait Varegnana n'en est ni plus admirable, ni
-moins. Ai-je raison?»</p>
-
-<p>&mdash;«Tu ne voudrais pourtant pas que ton Jean
-Bellin, celui que George t'a trouvé, ne fût pas
-authentique?» interrogea malicieusement Christiane.
-«Moi aussi papa, ai-je raison?»</p>
-
-<p>&mdash;«Mon Bellin?» s'écria le père. «Il n'y a
-pas moyen de le discuter, celui-là, avec sa signature
-en capitales dans son cartouche et une des
-deux <i>L</i> plus haute que l'autre... Mais voulez-vous
-en voir la photographie?» me demanda-t-il.
-«George, sonnez donc pour que l'on desserve...</p>
-
-<p>&mdash;Bon. Merci...»</p>
-
-<p>La diplomatique jeune fille avait de nouveau
-employé, pour couper court à la discussion, le
-plus sûr moyen. Quand le collectionneur eut
-commencé d'ouvrir, sur la table devenue libre,
-le portefeuille qui contenait, avec la reproduction
-du Bellin, celle de toutes les pièces de son
-musée, il parut oublier jusqu'à l'existence de son
-futur gendre. Ses mains de rhumatisant, aux
-doigts noués par les excès de bonne chère et l'absence
-d'exercice, mettaient, à étaler les épreuves,
-les unes après les autres, le même soin que jadis
-à ouvrir des pièces de soie tissées spécialement à
-Lyon devant les clientes émerveillées.</p>
-
-<p>Il y avait pour moi quelque chose de pathétique,
-et qui me fit lui pardonner ses rudesses,
-dans sa visible piété de demi-ignorant pour les
-&oelig;uvres, vraiment très rares, dont son argent,
-gagné au rebours de sa vocation première, le faisait
-<span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span>
-possesseur. J'admirai aussi que, dans ce commencement
-du vingtième siècle, l'Italie, cette Italie
-fouillée, refouillée, raclée par toutes les avidités
-de tous les amateurs des deux mondes, fût encore
-si riche? En quelques années un nouveau venu
-avait pu y découvrir ce Jean Bellin, une très
-authentique et très saisissante <i>Transfiguration</i>,
-digne de celle du musée Correr, à Venise,&mdash;une
-esquisse d'Andrea del Sarto&mdash;un indiscutable
-<i>Saint Sébastien</i>, de ce sec et vigoureux Ferrarais,
-Cosimo Tura,&mdash;une non moins indiscutable
-<i>Nativité</i>, de Francesco di Giorgio Martini, le Siennois,&mdash;enfin
-une dizaine de merveilles, dont leur
-récent acquéreur était justement fier. De chacune
-il avait sept ou huit photographies, représentant
-l'ensemble et les détails. Tandis qu'il me les
-nommait, tantôt lui-même, tantôt sa fille, tantôt
-Courmansel énonçaient des impressions. Rien
-qu'à ces remarques, j'aurais pu deviner le drame
-latent de ces fiançailles. Les deux hommes manifestaient
-une irréductible antithèse de nature,
-par leur seule façon de réagir devant ces chefs-d'&oelig;uvre.
-Ils les aimaient certes l'un et l'autre,
-mais si différemment! Et quel tact la jeune fille
-mettait à sans cesse éviter les heurts par des questions
-à côté! Rieuse,&mdash;mais un petit tremblement
-de ses lèvres démentait ce rire,&mdash;elle disait:
-«Tu te rappelles, père, quand nous sommes
-allés dans cette villa près de Sienne, où l'on
-nous avait raconté qu'il y avait des tableaux anciens?...
-Et le cocher qui nous expliquait pourquoi
-<span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span>
-un château se nommait <i>Belcaro</i>? Beau, mais cher.&mdash;<i>Bel
-ma caro</i>, aurait dit le général Espagnol qui
-l'avait pris après un sanglant assaut...» C'était
-pour moi qu'elle évoquait ce souvenir,&mdash;en
-apparence. Elle disait encore: «C'était le jour
-anniversaire de ma vingtième année que tu as
-acheté cette <i>Daphné</i> que George attribue aujourd'hui
-à Bramantino? Tu en avais tant de désir
-avant et tant de plaisir après, que tu as oublié de
-me souhaiter ma fête. Est-ce vrai?...»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est vrai,» répondit le père, «mais aussi,
-cher Maître, quelle grâce dans cette Daphné!
-Est-ce une <i>mâtine</i>, hein? Quelle jolie manière
-de poser ses <i>petons</i>! Et dans ses cheveux qui se
-changent en branche, quelle souplesse!... Et cet
-Apollon, quel <i>gaillard</i>!...»</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne l'attribue pas à Bramantino», dit le
-fiancé qui souligna sa certitude: «Elle est de
-Bramantino. Les mains et les oreilles ne permettent
-pas le doute: ces mains aux doigts longs,
-fuselés, maigres, les deux premiers réunis, les
-deux seconds écartés, ces oreilles, longues aussi,
-avec le lobe d'en bas très développé, presque
-pointu... Tenez, je vais vous montrer dans le
-livre de Morelli...» Et, avisant sur une console
-un volume fatigué par un quotidien usage, il me
-désignait une série d'oreilles et de mains, données
-comme exemples par l'auteur. Des notes au crayon
-couvraient les marges. Elles étaient de son écriture.
-«J'ai indiqué plusieurs autres tableaux dont
-Morelli ne parle pas, où les mêmes signes se
-<span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span>
-retrouvent...» Il y avait là tout un symbole.
-Courmansel n'arrivait aux arts qu'à travers le
-document imprimé. Boudron y allait franchement,
-directement, mais sans s'affiner. <i>Mâtine</i>,
-<i>gaillard</i> et <i>petons</i> manquaient par trop de quattro-*centisme.
-Et pourtant comme cette manière un
-peu commune de sentir était un guide plus sûr
-que l'érudition de l'autre! Le tailleur pour dames
-devait, dès ce soir-là, donner de cette sagacité instinctive
-une preuve dont je n'ai saisi la valeur que
-plus tard. A un moment, et comme Christiane
-ramassait les cartons que nous avions fini d'examiner,
-pour les ranger de nouveau dans le porte-*feuille,
-je demandai au fiancé:</p>
-
-<p>&mdash;«Vous ne pourriez pas me montrer une
-reproduction du portrait de la galerie Ariosti?»</p>
-
-<p>&mdash;«Je n'en ai pas», répondit-il, un peu
-penaud. «Cela me gêne beaucoup pour mon
-livre. La marquise refuse d'en donner les photographies,
-même à moi. Je vous ai dit déjà
-qu'elle était un peu jalouse de ses tableaux.»</p>
-
-<p>&mdash;«Et elle laisse vendre dans les boutiques
-des reproductions de tous les autres en
-cartes postales!»... interrompit M. Boudron.
-«Est-ce que cela ne vous paraît pas louche, cher
-Maître?»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est qu'elle n'en a pas un second de cette
-importance», dit vivement Christiane. «Personne
-ne pensait auparavant à visiter sa galerie.
-Il n'y avait là que des choses de second ordre.
-Maintenant, si elle ne fermait pas sa porte, l'Europe
-<span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span>
-et l'Amérique y défileraient. Pensez donc,
-une telle découverte!»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est possible», reprit le père, «mais elle
-ne se conduirait pas autrement, si elle doutait de
-l'authenticité du tableau.»</p>
-
-<p>&mdash;«Ah!» s'écria George Courmansel avec un
-sourire de triomphe, «comme je voudrais qu'elle
-en doutât! Nous aurions ce chef-d'&oelig;uvre pour
-un morceau de pain...»</p>
-
-<p>&mdash;«Au lieu qu'elle en veut cinquante mille
-francs», dit le couturier collectionneur. «Je n'ai
-payé mon Jean Bellin que dix mille.»</p>
-
-<p>&mdash;«On ne savait pas que c'était un Jean Bellin»,
-répliqua le jeune homme... «Mais aussi
-vrai que c'est un Jean Bellin, aussi vrai ce portrait
-du palais Ariosti est de Cristoforo Saronno, et je
-vous l'ai déjà dit, c'est cent mille francs qu'il
-vaudra dans dix ans. Allez, M. Ralph Kennedy ne
-tournerait pas autour, si je me trompais... C'est
-un millionnaire américain qui ravage l'Italie
-depuis cette année. Le mot n'est que juste. Vous
-ne soupçonnez pas ce qu'il a déjà enlevé!»</p>
-
-<p>&mdash;«Mais qui nous a parlé des intentions de
-Kennedy? Mme Ariosti. Nous savons, nous, qu'il
-est à Milan, et c'est tout. Je me défie de cela
-encore... Mais, cher Maître, vous verrez le tableau.
-Que ce soit une bonne chose, je ne dis pas.
-La tiare du Louvre aussi était une bonne chose.»</p>
-
-<p>&mdash;«Je vous l'avais déclarée fausse dès le premier
-jour», interrompit Courmansel, «et ce
-n'était pas ma partie.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span></p>
-
-<p class="subh">VI</p>
-
-<p>Que le jeune homme sentît l'aversion cachée
-du père de sa fiancée, j'en reçus la confidence
-même de sa bouche, ce surlendemain auquel
-j'arrive, et tandis que nous gagnions de compagnie
-le palais Ariosti. La marquise avait fait
-attendre sa réponse vingt-quatre heures. J'avais
-passé ces deux jours à m'exalter et à me meurtrir
-le c&oelig;ur tour à tour, dans les délices et les mélancolies
-des villes <i>revisitées</i>. Vous n'aurez pas toujours
-vos vingt-six ans, Madame, ni cette élasticité
-intérieure. A cet âge on est si nouveau aux
-choses, et les choses vous sont si nouvelles! Dès
-l'heure où l'on aime à se ressouvenir, on vieillit.
-Je suis vieux alors, ah! bien vieux. Excepté pour
-ce qui vous touche, je n'ai plus d'émotions que
-rétrospectives. J'avais donc erré à travers les
-musées et les églises de Milan, y cherchant, y
-retrouvant tant de nobles &oelig;uvres dont je vous ai
-déjà nommé les auteurs,&mdash;y cherchant, y retrouvant
-mon fantôme, un autre moi-même, un Monfrey
-bien différent du désabusé d'aujourd'hui,
-non point par la sensibilité, mais par l'espérance,
-<span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span>
-mais par cette fièvre d'attente, ce frissonnement
-enivré du départ pour la vie.&mdash;Rien n'avait
-changé, au contraire, des tableaux d'autrefois.
-Quelle leçon pour un artiste! Quel conseil d'appuyer
-son être sur son art tout simplement, sur
-cette besogne qui, réussie ou manquée, échappe
-du moins à l'action meurtrière du temps! La sensation
-nous déçoit. Le sentiment nous trompe. Ceux
-ou celles que nous aimons vieillissent et changent.
-La beauté, une fois fixée sur une toile, sur un pan
-de muraille, sur un panneau, survit dans son impérissable
-jeunesse aux yeux qui l'ont contemplée,
-à la main qui l'a copiée, au c&oelig;ur qui l'a idolâtrée.
-C'est vrai, mais la Beauté peinte ou sculptée,
-si elle ne périt pas, n'aime pas. Si les
-bouches de femmes qui sourient dans les tableaux
-ne se fanent pas, si elles ne mentent pas, elles ne
-prononceront jamais de ces paroles qui ouvrent
-devant notre âme extasiée les perspectives infinies
-du bonheur. Toutes ces idées,&mdash;d'autres encore
-que je ne vous dis pas, à quoi bon?&mdash;remuées
-en moi par ces courses à travers cette ville, chère
-à ma première jeunesse, m'avaient attendri profondément.
-Elles faisaient de moi un auditeur de
-choix pour un amoureux, comme ce naïf George
-Courmansel, en plein élan de sa destinée. N'était-il
-pas à l'aube de ce rêve réalisé: un mariage
-d'amour? Je l'écoutais donc me dire, d'un accent
-si frémissant, si vrai:</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! cher Maître, vous ne vous doutez
-pas du service que vous m'avez rendu avant-hier....
-<span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span>
-Je peux bien vous avouer cela: M. Boudron
-n'est pas toujours très juste pour moi.
-C'est si naturel. Il a aimé passionnément sa
-femme. Notre bonheur, à Christiane et à moi,
-l'irrite par instants,&mdash;sans même qu'il s'en
-doute. Nous lui rendons trop présent un passé
-qui lui a été trop cher.&mdash;Alors, tout lui sert de
-prétexte pour me bousculer, vous avez vu,
-depuis mon oubli de m'habiller, l'autre soir,
-jusqu'au refus opposé par la marquise Ariosti
-à mes demandes de photographies... Mais il
-m'aime, au fond, et il est si heureux quand on me
-montre de la bienveillance. Ce que vous avez
-dit de ma découverte, à propos du prétendu
-Léonard, lui est allé au c&oelig;ur. Il en a parlé à
-Christiane. «Décidément,» lui a-t-il dit, «notre
-George est quelqu'un.» Et il a ajouté: «Nous le
-verrons à l'Institut.»... Ah! si je pouvais en être,
-bien des préventions qu'il a, tomberaient! Si
-j'avais seulement le prix Bordin que l'Académie
-des Beaux-Arts décerne au meilleur ouvrage sur
-l'esthétique et l'histoire de la peinture?... Car
-enfin, quand mon <i>Cristoforo</i> paraîtra, ce sera tout
-de même un fier morceau d'histoire de la peinture.
-Tâchez de lui dire combien vous aurez aimé le
-tableau que nous allons voir. Car vous l'aimerez.
-Je me fais d'avance une fête de votre surprise...
-Et si vous étiez déçu,&mdash;on ne sait jamais,&mdash;ne
-le lui dites pas trop. Mais vous ne serez pas
-déçu...»</p>
-
-<p>Il me prononçait cette demi-objurgation devant
-<span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span>
-la porte de la casa Ariosti, une grande bâtisse
-toute neuve au premier étage de laquelle&mdash;le
-<i>piano nobile</i>&mdash;habitait la marquise. J'avais vu,
-l'avant-veille, chez le comte Varegnana, le type
-de la grande existence Italienne historique, pour
-dire le vrai mot. L'appartement de Mme Ariosti
-me représentait la vie Italienne moderne que je
-goûte peu. Elle est trop imitée, trop plaquée. Un
-maître d'hôtel nous reçut, vêtu à la mode anglaise,
-avec le frac noir et le pantalon gris. Le salon où
-nous entrâmes était meublé à la française, avec
-les bois clairs et sobres de notre dix-huitième
-siècle, déplacés ici, alors qu'il est si facile de
-trouver, dans la Vénétie toute voisine, de ces adorables
-mobiliers, d'un <i>rococo</i> un peu baroque,
-mais exquis de fantaisie originale et locale. La
-marquise elle-même trônait là, ayant à sa portée,
-sur sa table, le dernier roman français, et habillée
-dans un demi-deuil suprêmement élégant, qui
-fleurait la rue de la Paix. L'&oelig;il exercé de M. Boudron
-n'y aurait certes pas démêlé une faute
-d'orthographe. J'avais devant moi une Parisienne,
-ou qui se voulait telle. La parfaite
-correction de sa toilette, <i>up to date</i>,&mdash;comme
-disent si drôlement les Yankees, <i>à hauteur de
-date</i>,&mdash;n'empêchait pas que le caractère de
-son visage, plutôt laid d'ailleurs et trop creusé
-pour ses trente-cinq ans, ne restât profondément
-individuel et tout à fait de son pays. Mme Ariosti
-avait ce sérieux du regard, cette réflexion dans le
-pli de la bouche, cette force de la physionomie
-<span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span>
-qui se rencontrent si souvent de ce côté des Alpes
-et si rarement de l'autre. Deux personnages lui
-tenaient compagnie. L'un était un grand et fort
-jeune homme qui n'offrait pas un moindre contraste
-entre sa mise et sa mine que la maîtresse du
-logis: son teint d'une pâleur mate, ses cheveux très
-noirs, ses prunelles sombres et chaudes dénonçaient
-le Méridional, et il n'avait rien sur lui qui ne
-vînt de Londres, depuis ses bottines vernies jusqu'à
-sa cravate, et depuis son veston jusqu'à la cigarette
-à bout de liège qu'il continua de fumer,
-après nous avoir salués, avec un flegme tout britannique.
-Mais quels yeux! La finesse aiguë et
-presque sauvage d'un compatriote de Machiavel y
-avait passé pour me sonder jusqu'au tuf. L'autre
-visiteur, lui, pouvait avoir quarante-cinq ans,
-cinquante, soixante ans. Comment déchiffrer un
-âge sur une face glabre et grise d'Américain et
-dans une physiologie toute en os et en nerfs?
-Seule la nationalité du personnage ne permettait
-pas une minute de doute. Le flegme de celui-là
-n'était pas acquis. Son anglomanie&mdash;lui aussi
-ne portait rien qui ne vînt de Regent Street et
-de Piccadilly&mdash;s'accordait à son type. Ses yeux
-d'un bleu clair et froid ne démentaient pas l'impassibilité
-avec laquelle il nous salua, quand la
-marquise Ariosti nous eut présentés les uns aux
-autres:</p>
-
-<p>&mdash;«Monsieur le prince de San Cataldo...
-Monsieur Ralph Kennedy...»</p>
-
-<p>Ce nom n'eut pas plus tôt été prononcé, que
-<span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span>
-la phrase du défiant M. Boudron me revint à la
-pensée. La rencontre entre le collectionneur
-d'outre-mer et le futur gendre de l'amateur parisien
-était trop évidemment préméditée, et non
-moins préméditée la présence du prince napolitain.
-J'ai su depuis qu'il était l'ami fidèle de la
-marquise. Les deux complices dans la vente du
-tableau en litige se partageaient la surveillance
-des deux acheteurs possibles. Cependant,
-Mme Ariosti commençait, en s'adressant à moi,
-une longue histoire:</p>
-
-<p>&mdash;«C'est un grand honneur pour moi, cher
-Maître (Elle aussi!), que votre visite... M. George
-Courmansel m'a écrit que vous désiriez voir le
-tableau qu'il attribue à l'<i>Amico d'Andrea da Solario</i>...
-Ce n'est pas grand'chose. Mais j'y tiens
-beaucoup. Il m'a été légué par le meilleur ami
-de mon pauvre mari. Le défunt marquis Ariosti
-et le comte Pappalardo s'aimaient comme deux
-frères. Ce tableau me les rappelle tous deux... Il
-m'est cher, bien cher...»</p>
-
-<p>Le visage de la veuve inconsolée exprima
-cette mélancolie sans remède qu'un vieux proverbe
-de je ne sais quelle province française
-raille si gaiement: «Cheveux de veuve coupés,
-remariage dans l'année.» Mme Ariosti avait dû,
-aux funérailles de feu son époux, être admirable
-de tragique. Probablement une grande mèche
-de ses beaux cheveux noirs reposait en effet
-dans le cercueil, roulée autour des mains jointes
-du marquis. Le proverbe avait pourtant menti,
-<span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span>
-grâce à la précaution que le sagace gentilhomme
-avait prise. J'ai encore su cela depuis. Il avait
-légué sa fortune à la marquise, sous condition.
-Une nouvelle union lui aurait coûté cent mille
-francs de rente qui seraient allés à un neveu. Que
-ceci soit une excuse auprès de votre sévérité, Madame,
-et de votre <i>gratin</i>, pour la <i>combinazione</i> qui
-installait chez la veuve un consolateur inavoué!
-Durant cette courte oraison funèbre, le Napolitain
-avait eu d'ailleurs une tenue incomparable. Les
-bouffées de sa cigarette étaient montées vers le
-plafond avec componction, et le silencieux dégoût
-du <i>gentleman</i>, froissé dans sa délicatesse la plus
-intime, contracta son visage expressif quand le
-libre citoyen des États-Unis répondit en français,
-avec un accent qui ajoutait au comique de son
-observation:</p>
-
-<p>&mdash;«<i>Well!</i> Cela, Madame, est le prix du tableau
-pour vous, qui vendez. Cela n'est pas son prix
-pour moi, qui achète.»</p>
-
-<p>Je reconnus à cette réponse qu'en dépit de ses
-élégances vestimentaires et de ses acquisitions
-artistiques, M. Ralph Kennedy appartenait à la
-plus grossière variété des millionnaires de son
-pays. Il n'y a guère de milieu, dans cette étrange
-coterie des magnats du dollar. Ils se raffinent ou
-ils se brutalisent à l'excès. La marquise Ariosti ne
-parut pas avoir entendu cette phrase, qui continuait
-sans doute une conversation commencée
-avant notre arrivée. Elle reprit, en s'adressant
-toujours à moi:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span>
-&mdash;«Vous vous étonnerez, cher Maître, de ce
-que M. Courmansel vous aura dit sans doute, que,
-tenant à ce tableau comme j'y tiens, j'aie pu
-accepter l'idée de m'en défaire. Il vous aura dit
-aussi que le défunt marquis avait créé un Institut
-technique de dentelle, pour restaurer une industrie
-d'art qui fut une des gloires de notre ville.
-Vous connaissez bien le point de Milan?...
-L'avenir de cette fondation était sa constante
-pensée, durant sa dernière maladie. Il lui a par
-son testament attribué les revenus d'une de nos
-terres... Cette année-ci a été très pluvieuse. Une
-inondation a fait des dégâts qui ont compromis
-les récoltes... C'est à ce moment que M. Courmansel
-a découvert la valeur de ce tableau, dont
-nous savions bien qu'il était d'auteur. Nous ne
-savions pas de quel auteur. En même temps, il
-m'a présenté quelqu'un qui m'a fait une offre.
-J'ai cru voir là une coïncidence qui n'était pas
-uniquement naturelle... Vous allez rire, mais
-nous autres Italiens&mdash;que voulez-vous?&mdash;nous
-restons croyants, très croyants... Ah! ce sera un
-déchirement que de me séparer de ce tableau, si
-je m'en sépare... Mais de tous les hommages que
-l'on peut rendre à un mort, ne faut-il pas préférer
-celui qui s'adresse à son &oelig;uvre, au meilleur
-de sa pensée et de son âme?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne m'étais pas permis, Madame la Marquise,»
-dit Courmansel, «de répéter à M. Monfrey
-ces raisons qui font tant d'honneur à votre
-sensibilité.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span>
-Le coquebin scientifique était de bonne foi en
-collaborant ainsi à ce que j'ai su depuis être une
-effrontée comédie. Une voix répéta, comme un
-écho:</p>
-
-<p>&mdash;«Tant d'honneur...»</p>
-
-<p>C'était celle du fumeur de cigarettes, du subtil
-San Cataldo qui jugea sans doute,&mdash;à quels
-signes? je me le demande&mdash;que je n'étais pas
-suffisamment ému par l'hommage rendu aux
-mânes de l'époux. Car il interrompit cette moderne
-matrone d'Éphèse en ajoutant:</p>
-
-<p>&mdash;«Mais, Marquise, le temps de M. Monfrey
-est précieux. Si vous le permettez, je le mènerai
-voir la peinture...»</p>
-
-<p>&mdash;«Non, Berto,» répondit Mme Ariosti. «J'irai
-bien moi-même...»</p>
-
-<p>Elle se leva. Nous la suivîmes dans un salon
-plus petit, aux murs duquel étaient suspendus
-plusieurs tableaux, dont un, voilé d'un rideau de
-soie noire. La marquise vint à lui d'un pas
-presque religieux. De sa fine main blanche, elle
-tira doucement ce rideau, et elle dit avec solennité:</p>
-
-<p>&mdash;«Le voici.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span></p>
-
-<p class="subh">VII</p>
-
-<p>Je vous ai annoncé, Madame, une histoire destinée
-à vous faire rire, et jusqu'ici vous vous serez
-demandé: «Que voit-il de comique là-dedans? la
-débaptisation d'un tableau douteux,&mdash;celui du
-comte Varegnana,&mdash;ou les sentimentalismes par
-hasard bien placés d'un jeune pédant? Les tendres
-délicatesses d'une fiancée, ou les brutalités d'un
-commerçant enrichi, les rudesses d'un Américain
-du même type, ou les hypocrisies d'une veuve?...»
-Mais que direz-vous de ce spectacle: ladite veuve
-esquissant un geste solennel, le <i>patito</i> allumant
-une nouvelle cigarette pour mieux nous observer
-à travers un masque de fumée, M. Ralph Kennedy
-assurant sur son nez carré des besicles à la
-Chardin,&mdash;comme il sied à un amateur artiste,&mdash;George
-Courmansel ouvrant ses yeux, ses
-narines, sa bouche, avec l'attitude d'un saint
-François de fresque en train de recevoir les stigmates,&mdash;et
-moi, dans ce groupe, regardant le
-panneau, et retenant avec peine un cri,&mdash;celui
-d'un étonnement dont, encore aujourd'hui, je ne
-suis pas tout à fait remis? Dans ce portrait de
-<span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span>
-femme, attribué par l'élève de Morelli à l'<i>Amico</i>
-mystérieux d'Andrea Solario, à ce Cristoforo
-ignoré jusqu'alors et désormais illustre, je venais
-de reconnaître&mdash;ou de croire reconnaître&mdash;une
-peinture exécutée voici vingt-cinq ans. Et
-par qui?... Mais par votre serviteur lui-même,
-Madame, par M. Léon Monfrey en personne,
-alors que, simple rapin, ayant manqué son prix
-de Rome&mdash;il vous l'a raconté déjà&mdash;il séjournait,
-petitement, mais librement, à ses frais, dans
-la ville des Césars, des Papes et de Raphaël!...
-Était-ce possible? N'étais-je pas le jouet d'une de
-ces ressemblances qui tiennent de l'hallucination?...
-Ce portrait, immobile dans son cadre
-antique, montrait bien ces tons dorés de la chair,
-ces nuances éteintes des étoffes que peut seule
-donner la patine de l'âge. Il était comme usé,
-comme râpé. Un craquelage de vieille faïence
-vous avertissait de ne pas toucher cet objet fragile,
-de ne pas endommager cette épave arrachée
-à la destruction des temps. Ce panneau était
-criblé de petits trous qui dénonçaient l'acharnement
-séculaire des vers à dévorer cette lamelle
-de bois, comme d'autres vers avaient sans doute
-dévoré le chêne ou le sapin du cercueil dans
-lequel on avait couché la morte dont c'était
-l'image. Les lettres de la signature s'étaient
-effritées en partie... Oui, tous ces détails, merveilleusement
-machinés, me juraient que je me
-trompais... Et pourtant, non, je ne me trompais
-pas. C'était bien là le portrait de la petite Ginevra
-<span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span>
-Ferrari, la pauvre fille qui me servait de modèle,
-voici un quart de siècle. Ce panneau, moins vermiculé
-alors, mais déjà d'un bois très vénérable,
-c'était bien celui que l'antiquaire de la via Condotti
-m'avait apporté un matin. J'avais eu besoin
-de quatre cents francs. Mes camarades m'avaient
-dit que ce personnage, qui répondait au nom
-d'Ignazio Sanfré, procurait volontiers de l'argent
-aux artistes pauvres. Le père Sanfré m'avait accueilli
-par ces mots: «Jeune homme, vous avez
-du talent. Je le sais. Voulez-vous me faire un bon
-tableau du quinzième? Vous aurez vos quatre
-cents francs».&mdash;«Pourquoi pas?» avais-je
-répondu. Je vous accorde, Madame, qu'il eût
-été plus scrupuleux de refuser. Car enfin&mdash;et
-j'en avais la preuve devant moi&mdash;un antiquaire
-ne vous commande pas un tableau faux pour le
-garder dans sa boutique. Il se propose de le
-vendre. A cette époque, je ne raisonnais pas
-tant. Toute ma morale, à moi, c'était mon art.
-Je m'étais dit: «Ça va m'amuser d'exécuter un
-beau pastiche.» Et, me souvenant de la tête du
-palais Varegnana, j'avais essayé de fabriquer mon
-faux dans la manière de Léonard et de ses élèves.
-Par gaminerie, ma besogne achevée, j'avais, en
-lettres majuscules, signé le panneau ainsi:</p>
-
-<p class="quote">P. X. T. F. RIUS. M. PARISIENSIS.</p>
-
-<p><i>Pinxit Falsarius M... Parisiensis.</i> Cette inscription
-latine signifiait: <i>Monfrey, Parisien et faussaire</i>
-<span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span>
-<i>a peint ce portrait</i>. Le père Sanfré n'avait pas pipé
-devant cette signature: «Hé! Hé!» avait-il dit
-simplement, «voilà un métier tout trouvé pour
-vous, jeune homme. Quand j'aurai travaillé cette
-bonne femme à ma façon, vous-même vous ne la
-reconnaîtrez pas...» Il avait tenu parole. C'était
-vrai que je n'osais pas reconnaître, dans ce chef-d'&oelig;uvre
-de truquage, mon «beau pastiche»
-d'autrefois. Ce n'était plus un pastiche, c'était un
-magistral morceau à tromper le regard le plus
-exercé,&mdash;mais pas le mien. Je m'étais amusé à
-copier à la loupe un signe que Ginevra avait au
-coin de la bouche. Le signe y était. J'avais, dans
-le liseré d'or et d'argent qui bordait l'étoffe du
-corsage, dessiné un entrelacs qui faisait monogramme.
-J'y avais mis son petit nom: <i>Ginevra
-Ferrari</i>. Je pus lire presque toutes les lettres. De
-la signature, que la main savante d'Ignazio avait
-particulièrement maquillée, il restait un X, un R,
-la syllabe US, le M, un I, et la terminaison ENSIS.
-C'était de quoi achever de lever tous mes doutes,
-s'il m'en était resté. Ces débris s'encastraient avec
-une exactitude absolue dans mon inscription primitive.
-Donc!... Mon saisissement à retrouver
-cette trace des folies de ma jeunesse,&mdash;c'était
-pour Ginevra les quatre cents francs, vous le
-devinez,&mdash;mon hésitation à en croire mes propres
-yeux, la minutie de mon examen m'avaient,
-pour un instant, fait oublier et le lieu où j'étais
-et dans quelle compagnie. Par bonheur, l'intensité
-de mon attention m'avait empêché de jeter
-<span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span>
-l'exclamation instinctive qu'aurait dû provoquer
-cette fabuleuse reconnaissance. J'étais tombé
-dans un véritable hypnotisme. La voix de George
-Courmansel m'en réveilla. Il prenait mon attitude
-pour celle d'une admiration rendue muette
-par son propre excès:</p>
-
-<p>&mdash;«Ah!» disait-il, «je le savais bien, cher
-Maître, que vous auriez le coup de foudre
-devant cette merveille, et il n'y a pas de doute
-sur l'auteur. Voyez... X. R. US. c'est XOFORUS,
-et le reste, M avec la terminaison c'est MEDIOLANENSIS.
-On peut distinguer au-dessous la
-date: 1507.»&mdash;Je remarquai en effet des
-chiffres arabes qui avaient dû être ajoutés par
-Sanfré.&mdash;«Et savez-vous ce qu'elle prouve,
-cette signature? C'est que le portrait a été peint
-en France, très probablement. <i>L'Amico</i> d'Andrea
-Solario a fait comme Solario lui-même, qui
-signait <i>Milanais</i> quand il était loin d'Italie, et
-<i>da Solario</i> quand il y revenait... Et puis, j'ai une
-autre preuve. J'ai déchiffré le monogramme.
-C'est <i>Genovefa</i> qu'il y avait là, c'est-à-dire
-Geneviève. Vous n'ignorez pas la dévotion que
-l'on avait pour cette sainte à Paris, et sur la
-colline qui porte son nom? Il ne reste plus qu'à
-chercher parmi les femmes de l'entourage de
-Charles d'Amboise s'il y en avait une qui s'appelât
-Geneviève... Or, il y en a une!... J'ai un texte
-de Brantôme. Et qui nous empêcherait de supposer
-que ce portrait a été apporté en Italie
-tout simplement par un seigneur de la cour de
-<span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span>
-France, dont Madame Geneviève était la dame?
-Guerroyant ici, il n'a pas voulu se séparer de ce
-souvenir... Que cette femme ait été une Française,
-en tout cas, la physionomie ne fait pas doute...
-C'est notre avis, cher Maître?...»</p>
-
-<p>&mdash;«C'était l'opinion de Pappalardo, qui appelait
-toujours ce portrait sa Parisienne, <i>la mia
-Parigina</i>, vous vous souvenez, Berto?» dit alors
-la marquise.</p>
-
-<p>&mdash;«Je crois l'entendre...» répondit le complice,
-interpellé ainsi, et il ajouta un <i>Caro conte!</i>
-si naturellement soupiré, si plein d'affectueuse
-componction que je ne suis pas sûr, encore
-aujourd'hui, qu'il mentît. Et pourtant!... Quant
-au citoyen de la libre Amérique, il avait tiré de
-sa poche une forte loupe, et tandis que Courmansel
-parlait, il vérifiait le détail de la signature
-et du monogramme, la tête penchée sur le
-panneau de telle manière qu'il nous en dérobait
-la vue, sans s'excuser. Cependant, les propos
-de «l'éminent critique d'art» avaient commencé
-de me donner une foudroyante envie de
-rire que l'impudente fourberie de Mme Ariosti
-et la badauderie consciencieuse du dilettante de
-Denver (Colorado)&mdash;c'était sa ville&mdash;faillirent
-transporter jusqu'au spasme. Mais à la seconde
-où la convulsion de cet irrésistible fou-rire allait
-me saisir, la scène de famille à laquelle j'avais
-assisté l'avant-veille surgit tout à coup devant
-moi... La douce Christiane Boudron et son terrible
-père étaient là. Je les apercevais, apprenant
-<span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span>
-la vérité... Je ne réfléchis pas. Je ne me demandai
-pas si j'agissais bien ou mal. Aussi distinctement
-que je voyais le masque rasé de Kennedy se
-promener sur le profil du pauvre modèle romain,
-de l'humble Ginevra Ferrari transformée en une
-belle pécheresse de la cour des Valois, je la vis,
-cette scène: M. Boudron apprenant la bourde
-colossale de son futur gendre, celui-ci obligé de
-confesser son déshonneur professionnel aux critiques
-d'art des deux mondes, et le chagrin de la
-jeune fille, son humiliation, la rupture du mariage.
-Comment le couturier collectionneur perdrait-il
-une occasion pareille de clore une aventure
-qui déjà lui déplaisait tant, même alors
-qu'il acceptait comme un dogme la compétence
-technique de Courmansel? Et je répondis à ce
-dernier,&mdash;ce remue-ménage de mes pensées
-n'avait certes pas duré deux minutes:</p>
-
-<p>&mdash;«En effet, c'est un excellent portrait, et
-une physionomie bien française...»</p>
-
-<p>Ces mots ne furent pas plutôt tombés de mes
-lèvres qu'une petite voix intérieure me dit:</p>
-
-<p>&mdash;«Malheureux! Comment vas-tu faire maintenant
-pour te tirer de là, honnêtement?»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span></p>
-<p class="subh">VIII</p>
-
-<p>Vous souvenez-vous, Madame, d'un <i>thé-bridge</i>
-chez vous, cet hiver? Nous ne jouâmes, ni vous
-ni moi, et un de vos cousins nous fit une petite
-conférence, celui qui joue à l'intellectuel, cet
-aimable Adalbert de Rumesnil, malicieusement
-surnommé par vous, <i>Rasekin</i>,&mdash;pour vous avoir
-trop longtemps commenté Ruskin, un jour. Cette
-après-midi-là, il eut l'heur de vous amuser, en
-vous exposant la théorie du professeur Grasset, de
-Montpellier, sur la décomposition du <i>moi</i>. Nous
-avons, dit ce médecin, un <i>moi</i> raisonnable et raisonnant.
-Il le situe dans la partie supérieure de
-notre cerveau en un point qu'il appelle O. Puis
-tout autour, placés dans les replis divers de nos
-lobes, pullulent une série de petits êtres impulsifs,
-inconscients, dont le savant figure les demeures,
-distinctes et pourtant réunies, par les points d'intersection
-des côtés d'un polygone. C'est le petit
-peuple du faubourg de notre âme, dont l'ensemble
-constitue ce qu'il appelle le <i>moi polygonal</i>.
-J'entends votre rire gai, quand Rumesnil vous
-eut cité la phrase de son auteur: «Lorsque
-Archimède sort nu du bain, il crie <i>Eureka</i>
-<span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span>
-avec son O et il court les rues avec son polygone.»
-Je vous entends répondre: «Comme
-c'est commode! Une femme qui trompe son
-mari n'a qu'à lui dire: je vous suis fidèle avec
-mon O. Qu'est-ce que ça vous fait que je vous
-trompe avec mon polygone?...» Au risque de
-m'attirer, quand je vous reverrai, des épigrammes
-peu indulgentes, je ne trouve pas d'autres formules
-que celle du célèbre neurologue, pour
-expliquer ce qui s'est passé en moi, durant et
-après cette scène du portrait. C'était le <i>moi polygonal</i>
-qui avait répondu à Courmansel; le <i>moi
-polygonal</i> qui, machinalement, ensuite, avait pris
-congé de Mme Ariosti; le <i>moi polygonal</i> qui avait
-écouté ledit Courmansel me célébrer les louanges
-de l'<i>Amico di Solario</i> et de son chef-d'&oelig;uvre.
-C'était le <i>moi supérieur</i>, le centre O, qui avait soudain
-jeté à son immoral acolyte ces trois syllabes:
-«Malheureux!» Et quand j'eus quitté le fiancé
-de Christiane, un dialogue commença entre ces
-deux <i>moi</i>. J'avais pris, à la porte de notre hôtel,
-une voiture pour me faire conduire à la délicieuse
-Chartreuse de Chiaravalle qui dresse, à deux lieues
-de Milan, son frêle campanile octogone à colonnettes
-et sa façade de briques. Ma légère victoria
-roulait dans cette plaine large et féconde, où Léonard
-se promenait avec ses jeunes disciples, et,
-s'il rencontrait des marchands d'oiseaux, il achetait
-toute la cage, pour l'ouvrir et rendre la liberté
-à ces petites bêtes. Tendre et sublime respect de
-la vie, si émouvant à constater dans un tel artiste!
-<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span>
-Je ne pensais guère aux oiseaux du Vinci, en allant
-de la sorte, le long des canaux et sous les saulaies,
-à travers cette campagne d'une verdure déjà si
-vigoureuse. J'étais en proie tour à tour, à mon
-fou rire de nouveau,&mdash;cette fois je m'y livrais
-librement,&mdash;et aux scrupules grandissants de
-ma conscience:</p>
-
-<p>&mdash;«Quelle leçon pour ceux que mon ami
-Varegnana dénomme les iconoclastes, quand ils
-sauront cette étonnante histoire!... Tout y est:
-un peintre inventé de toutes pièces, sa biographie,
-ses &oelig;uvres, sa signature, et cette glorieuse
-découverte, le chef-d'&oelig;uvre de la méthode scientifique,
-est fondée, sur quoi? Sur une croûte,
-brossée à la va-vite par un pauvre diable de rapin
-à court d'argent. Un antiquaire pour patiner la
-chose, et le tour est joué!... Non. La vie est vraiment
-par trop farce quelquefois...»</p>
-
-<p>Et le gavroche qui sommeille dans tout artiste,
-malgré les tableaux du Luxembourg, la cravate
-de commandeur, la candidature à l'Institut,
-et les cheveux gris, me faisait m'esclaffer d'une
-façon si retentissante qu'à plusieurs reprises le
-cocher se retourna. Ce monsieur grave et décoré
-d'une rosette qui <i>fouriait</i> ainsi tout seul sur le chemin
-d'un pauvre couvent n'était-il pas un aliéné
-en rupture d'asile? Puis la voix sévère reprenait,
-et je l'écoutais, sans avoir plus l'envie de trouver
-comique une histoire qui risquait de tourner à
-l'escroquerie:</p>
-
-<p>&mdash;«... Cinquante mille francs? Cette marquise
-<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span>
-Ariosti demande cinquante mille francs de
-ce tableau? Le croit-elle vrai seulement? Elle et ce
-jeune prince de San Cataldo ont tellement l'air
-d'une paire d'aigrefins... Non. Ce n'est pas possible
-qu'elle le croie faux. Elle voit seulement un
-beau coup à monter, grâce à la subtile réclame
-que ce nigaud de critique fait à son panneau.....
-Mais moi qui sais que ce panneau ne vaut pas
-un clou, vais-je laisser le Boudron ou le Kennedy
-payer cinquante mille francs l'ânerie de ce pauvre
-Courmansel, et celle du défunt comte Pappalardo?
-Non, non et non. Je n'en ai pas le droit... J'aurais
-dû, là, sur place, quand j'ai reconnu le tableau,
-dénoncer l'erreur... Mais ce hasard était
-si extraordinaire! Qu'après vingt-cinq ans, je
-retrouve le «faux» fabriqué pour le père Sanfré,
-et que ce «faux» soit justement cette soi-disante
-merveille dénichée par ce Courmansel et qui a
-servi à authentiquer l'auteur du portrait Varegnana!...
-Sur le moment, le coup a été trop
-fort... D'ailleurs, cet innocent de fiancé qui voit
-dans cette trouvaille le principe de son bonheur
-était là, qui bêlait de joie. Je n'ai pas pu égorger
-ce mouton, surtout devant ces étrangers...
-Pourquoi ne lui ai-je point parlé à lui-même,
-quand nous sommes sortis?... C'est un honnête
-homme. Il se serait confessé à son beau-père. Il
-aurait dit: «Je me suis trompé»... C'est trop tard.
-Il a trompetté sa découverte dans toutes les revues
-d'art d'Europe et d'Amérique. Il faudrait qu'il
-déclarât son erreur publiquement. Et ce serait sa
-<span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span>
-fin... Ah! Tant pis! Mon honneur avant tout. Il
-s'arrangera comme il pourra avec le couturier et
-les critiques, ses confrères. Il ne sera pas dit que
-j'aurai laissé s'accomplir, devant moi, un marché
-de cette nature. Ni M. Boudron, ni M. Kennedy
-n'achèteront ce tableau faux cinquante mille
-francs, quand bien même Courmansel devrait
-venir se noyer dans ce canal ou se pendre à l'un
-de ces saules...»</p>
-
-<p>Vous vous rendez compte, Madame, que ce
-tumulte de mes pensées ne me permit guère de
-visiter avec profit l'antique église cistercienne, si
-digne de son joli nom:&mdash;Chiaravalle,&mdash;le val
-de lumière. Il y a là un vieux gardien, le même
-que dans ma jeunesse, et il raconte aux touristes,
-avec les mêmes mots, la même mimique&mdash;depuis
-combien d'années?&mdash;ses transes de
-patriote durant la journée du 4 juin 1859, et
-comment, grimpé au sommet de son campanile,
-il écoutait le canon de Magenta. Vous devinez
-aussi que, rentré à Milan, je n'eus plus qu'une
-idée: ne rencontrer ni George Courmansel, ni
-M. Boudron, ni surtout Christiane. J'allai dîner,
-tout seul, dans une petite <i>Trattoria</i>, au bord du
-<i>Naviglio</i>. Trois de ces canaux parcourent la ville,
-reliant la petite rivière de l'Olona au Tessin, au
-Pô et à l'Adda. C'est sur un d'entre eux que
-donnait la terrasse de ma <i>Trattoria</i>, à la naïve
-enseigne de la <i>Rosa Bianca</i>. J'y venais, lors
-de mon premier passage, et je la retrouvai,
-n'ayant pas plus changé que le comte Varegnana,
-<span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span>
-l'église de Chiaravalle et son campanile.
-L'Italie est bien gâtée de modernisme, mais
-tout de même elle reste la terre du passé. Les
-habitants gardent un instinct de durer et de faire
-durer que l'exécrable manie d'être au courant,
-dont meurt l'Europe, ne détruira pas de sitôt.
-Dans une cage d'osier, appendue à une treille où
-pointaient des feuilles, un merle sautelait en sifflant,
-comme autrefois. Comme autrefois, un
-<i>fiascho</i> de Chianti reposait sur chaque table, avec
-sa grosse panse habillée de paille et son fin goulot
-allongé. Comme autrefois, l'onde presque morte
-du <i>Naviglio</i> contournait des façades de palais, des
-fabriques et des masures. Quand j'eus devant moi
-une grande assiette remplie de <i>minestrone</i>, de ce
-potage aux choux, au riz et aux pois que les Milanais
-mangent froid,&mdash;et ils le digèrent!&mdash;j'aurais
-pu me croire revenu au temps des Ginevra, des
-faux tableaux anciens fabriqués pour cinq cents
-francs et des divines frénésies. Je crois bien avoir,
-pour une minute, assis en pensée avec moi, devant
-cette table bohémienne, une Dame de vos bonnes
-amies, qui ne loge pas loin de la place des Invalides.
-Je la voyais, amusée de cette escapade,
-trempant peureusement sa cuiller dans l'épaisseur
-de cette soupe lombarde, mouillant la
-pointe de ses lèvres à l'âpre parfum du vin
-toscan, me souriant avec ses jolies dents... Ah!
-folles chimères auxquelles je me serais déchiré
-l'âme, comme bien souvent, si elles n'avaient été
-exorcisées par le Démon ou l'Ange du scrupule
-<span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span>
-qui, tout de suite, recommença de me tourmenter!</p>
-
-<p>«&mdash;Huit heures du soir... Il en était trois
-quand nous avons quitté le palais Ariosti, Courmansel
-et moi... M. Boudron et M. Kennedy ont
-eu dix fois le temps de conclure avec la marquise.
-Le tableau est peut-être livré, le chèque
-signé, à cet instant... Hé bien! le tableau sera
-rendu. Le chèque ne sera pas payé... Oui. Mais
-un procès peut sortir de là, un affreux scandale,
-et quelle figure ferai-je, en venant déposer devant
-un tribunal que j'ai reconnu le tableau et que je
-n'ai pas parlé?... Par conséquent, il est honteux
-de ne pas avoir parlé... Donc, plus de doute, je
-parlerai... D'ailleurs, je rêve. La marquise est
-bien trop fine pour ne pas jouer du Boudron
-contre le Kennedy et du Kennedy contre le Boudron.
-Si l'un a fait une offre aujourd'hui, elle
-aura reculé sa réponse jusqu'à demain pour presser
-sur l'autre... Je parlerai. Quand?... Dès ce
-soir... Ah! j'ai trouvé!...»</p>
-
-<p>Illustrant la phrase du professeur Grasset, je
-dévorais mon <i>minestrone</i> avec mon polygone, tout
-en criant cet «Eureka», comme Archimède,
-avec mon O. Je venais d'entrevoir le moyen. Si
-le marché restait encore en suspens, je l'empêcherais
-sans provoquer un contre-coup immédiat
-sur les fiançailles de la fine Christiane avec ce
-romanesque badaud de George Courmansel. Il
-fallait avertir la marquise d'une telle manière
-qu'elle ne pût passer outre à cet avertissement.
-<span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span>
-Une intervention obtiendrait certainement ce
-résultat: celle du comte Varegnana. C'était son
-cousin. Dès l'instant qu'il serait venu lui affirmer
-la fausseté du tableau, avec une preuve incontestable
-à l'appui, elle s'inclinerait. La seule question
-était d'obtenir d'elle le silence vis-à-vis de
-l'infortuné Courmansel et de son beau-père. Varegnana
-s'intéressait trop à Christiane pour ne pas
-obtenir de sa parente qu'elle se fît notre complice
-dans la protection de ce jeune bonheur. Il suffirait
-que Mme Ariosti prétextât un changement
-d'idée. Elle dirait à M. Boudron et à M. Ralph
-Kennedy qu'elle ne voulait plus vendre le tableau.
-J'avais un tel désir d'accomplir mon devoir de
-véracité, sans qu'il en coûtât des larmes à la fiancée
-du critique si sincèrement, mais si bouffonnement
-abusé! L'espérance fit certitude devant ma
-pensée. Je me hâtai d'achever mon dîner solitaire,
-et quelques minutes plus tard, je sonnais à
-la porte, maintenant close, du palais Varegnana.
-Si le comte n'avait pas été chez lui, j'aurais vu
-dans son absence le plus funeste des présages. On
-a de ces superstitions quand on souhaite fortement
-le succès d'une entreprise, et cette après-midi
-d'hésitations m'avait donné la petite fièvre de
-l'homme qui veut à tout prix réussir.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span></p>
-
-<p class="subh">IX</p>
-
-<p>L'aimable grand seigneur&mdash;<i>il schiccoso Mecenate
-dell'Aristocrazia Milanese</i>, les journaux du
-cru l'appellent ainsi&mdash;s'était interrompu de son
-dîner pour venir au-devant de moi. L'heure insolite
-de ma visite lui faisait craindre qu'un incident
-désagréable n'en fût la cause. Les Italiens de
-bonne race, comme lui, ont cette coquetterie que
-l'étranger de passage ne rencontre aucune difficulté.
-Ils le considèrent comme un hôte personnel.
-Leur patrie leur est si chère! Ils ont pour elle
-l'amour-propre que nous avons tous pour notre
-maison. Celui-ci parut soulagé d'un poids, quand
-j'eus répondu à son affectueuse enquête:</p>
-
-<p>&mdash;«Non, cher Comte, je n'ai à me plaindre
-de rien ni de personne. Il s'agit d'empêcher quelqu'un
-de votre famille de commettre, à son insu
-d'ailleurs, une de ces actions que l'on regrette
-toute la vie. C'est de la marquise Ariosti que je
-veux parler...»</p>
-
-<p>Et pêle-mêle, sans autre préambule, je commençai
-de lui raconter tout: et ma rencontre
-l'avant-veille avec George Courmansel, et ma
-<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span>
-soirée avec les Boudron, et comment j'avais cru
-remarquer que les rapports du futur beau-père
-avec le futur gendre étaient très tendus, et la
-visite chez Mme Ariosti, et la présence, là, du
-second acheteur invité certainement à notre intention,
-et ma curiosité de voir le fameux portrait
-qui authentiquait définitivement l'existence de
-l'<i>Amico di Solario</i>, et le coup de foudre de surprise
-qui m'avait cloué immobile là devant. J'ajoutai
-où et quand j'avais fabriqué ce tableau faux,
-fantastiquement promu au rang de chef-d'&oelig;uvre
-par la bévue de mon malheureux compatriote. A
-mesure que je parlais, je voyais cette noble physionomie,
-d'ordinaire si amène, s'éclairer d'un
-sourire où il y avait autant d'ironie que de surprise.
-Le possesseur du Léonard débaptisé prenait
-sa revanche, en même temps que l'humoriste
-de bonne compagnie ne pouvait se retenir de
-s'amuser à cette prodigieuse histoire:</p>
-
-<p>&mdash;«Ainsi, <i>l'Amico di Solario</i>, c'est vous, mon
-cher Commandeur?...» Il me donnait le titre de ma
-décoration, à la manière de son pays. «Mais c'est
-délicieux!...» Il répéta: «C'est délicieux!...
-Vous vous rappelez: je m'étonnais que Pappalardo
-eût légué une belle chose à ma cousine. Il
-avait été parasite chez eux, sa vie durant, et parasite
-bafoué. Nourri et moqué, ça lui faisait deux
-sujets de rancune. <i>Per Bacco!</i> Ce legs a été sa vengeance.
-Soyez persuadé qu'il savait le tableau
-faux. Il s'y connaissait beaucoup mieux que moi,
-puisque je me suis laissé tromper... Ah! c'est la
-<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span>
-faute de mon vieil ami Morelli. Ce terrible homme
-m'a donné trop de leçons de doute. Je crois toujours
-entendre sa voix sarcastique, quand je
-m'exaltais devant lui sur une toile: «L'enthousiasme
-n'est pas une méthode», me disait-il, et
-il me citait le mot de votre La Bruyère, qu'il a inscrit
-en épigraphe à la première page de ses <i>Peintres
-Italiens</i>: «Dans les choses du monde, presque
-tout n'est qu'une question de méthode...» Vous
-comprenez, ce Courmansel, avec sa méthode,
-lui aussi, m'a intimidé, suggestionné... J'ai mauvaise
-grâce à dire cela maintenant, mais je
-n'ai jamais été tout à fait tranquille, quand je
-regardais ce portrait de la prétendue Genovefa...
-D'ailleurs, puisque ce panneau était de vous, cher
-Commandeur, je n'avais pas si tort de l'admirer...
-Seulement, à partir d'aujourd'hui, j'enferme sous
-clef tous mes Morelli, tous mes Frizzoni, tous mes
-Berenson. Je ne lis plus jamais un critique d'art,
-je n'en écoute plus. Je ne crois plus qu'aux attributions
-légendaires. Pour moi, tous les Giorgione
-sont des Giorgione, tous les Léonard des Léonard,
-à commencer par le mien... Vous me direz: et la
-lettre du Monsignore Pierotto? Et la note ajoutée
-au manuscrit du notaire ferrarais?... Rien! Je
-vous le répète, je n'écoute plus rien... Hé! Hé!»
-conclut-il en riant haut et gai: «Hé? Ma Dame a
-retrouvé son peintre! Elle doit en être joliment
-contente dans l'autre monde?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Et ma pauvre Genovefa a perdu le
-sien!...» répondis-je en me laissant gagner à
-<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span>
-cette communicative et endiablée gaîté. «Mais,»
-ajoutai-je, «il faut que ni le Boudron ni le Kennedy
-ne perdent leurs cinquante mille francs. Il
-ne faut pas non plus que la signorina Christiane
-perde son mari, puisqu'elle aime ce pauvre Courmansel
-qui, lui-même, au demeurant, est un
-excellent homme... Et j'ai compté sur vous pour
-arranger tout cela...»</p>
-
-<p>&mdash;«Soit,» reprit-il, quand je lui eus expliqué
-le projet, ébauché dans ma pensée devant le <i>minestrone</i>
-de la <i>Trattoria</i>. «Dès demain matin, j'irai
-chez ma cousine. Soyez tranquille. Elle se gardera
-de raconter que Pappalardo lui a joué ce
-mauvais tour. Elle est fine. Elle trouvera le moyen
-d'évincer le Boudron et le Kennedy. Nous nous
-chargerons ensuite, ou vous ou moi, d'avertir
-doucement le Courmansel. Il en sera quitte pour
-ne pas publier son livre sur son Cristoforo Saronno,
-lequel, évidemment, n'a jamais existé...
-Non! Mais, c'est trop drôle! C'est trop drôle!...
-Un beau soir, pendant leur lune de miel, il racontera
-l'histoire de sa bévue à sa jeune femme
-qui l'embrassera très tendrement pour le consoler...
-Cette aventure l'ayant rendu modeste, il
-se contentera d'écrire sur l'art, comme faisaient
-nos pères, et ils avaient bien raison, en n'essayant
-pas d'inventer des <i>alunni</i>, des <i>fratelli</i>, des <i>Bonifazio
-primo, secondo, terzo</i>.&mdash;Revenez demain, à
-midi, voulez-vous? Nous déjeunerons ensemble.
-Mon cuisinier nous fera un vrai <i>risotto</i>. Tout sera
-fini. Et nous mangerons gaiement, en riant de cette
-<span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span>
-étonnante aventure. Quel artiste en vengeance
-que ce Pappalardo!... Si vous aviez lu, comme
-moi, le passage du testament: <i>A mes chers parents
-et amis, l'illustrissime marquis Ariosti et sa digne
-épouse, en échange des attentions si délicates qu'ils
-ont toujours eues pour moi</i>... Il faut dire qu'ils le
-traitaient!... Il leur demanda un jour, devant moi,
-si cela leur ferait plaisir d'avoir son portrait, qu'un
-de nos peintres allait commencer. Je le vois toujours,
-regardant les murs du salon et disant:
-«Vous avez tant de belles choses, je ne vois pas
-trop où vous le mettrez?»&mdash;«Mais à table, mon
-cher ami, à table...» répondit Ariosti. Ils n'ont
-pas eu le portrait de Pappalardo et ils ont celui de
-Ginevra, votre modèle... Ah! c'est une plaisanterie
-excellente!... Mais, vous avez raison, elle
-ne doit pas tourner à l'escroquerie... <i>Ciaô</i>...»</p>
-
-<p>Il y avait tant de belle humeur dans le geste
-d'adieu esquissé par le possesseur du Léonard à
-la veille d'être réhabilité et dans son <i>ciaô</i> (<i>schiavo-serviteur</i>),
-prononcé à la milanaise, que je ne doutai
-pas une minute, ni de sa démarche, ni du succès.
-Aussi, demeurai-je péniblement interloqué,
-le lendemain matin, lorsqu'à midi, je le trouvai
-allant et venant dans ses salons, avec une physionomie
-que je ne lui connaissais pas. Ses atavismes
-passionnés s'étaient réveillés. Les traits
-énergiques de son masque, adoucis d'habitude
-par l'urbanité, s'accusaient avec un relief saisissant.
-Son nez d'aigle semblait se courber de
-colère, ses yeux bruns brillaient d'un feu sombre
-<span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span>
-dans sa face rouge, et sa politesse accomplie fut
-pour une fois en défaut, car il m'accueillit avec
-une demi-brusquerie dont d'ailleurs il s'excusa
-aussitôt:</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! Monsieur Monfrey, pourquoi n'avez-vous
-pas parlé hier, quand vous avez reconnu le
-tableau? Vous m'auriez évité cette scène odieuse,
-la plus odieuse à laquelle j'aie assisté de ma vie,
-et j'ai soixante-dix ans!... Mais pardon. Vous
-aviez vos motifs. Vous ne pouviez pas deviner que
-votre silence serait interprété ainsi... J'ai vu la
-marquise,» continua-t-il, «j'arrive de chez elle...
-Je commence de lui raconter votre visite et votre
-confidence... Dès les premiers mots, elle m'interrompt
-par cette simple phrase: «Je ne vous
-savais pas si naïf, Uccio.»&mdash;«Naïf?» ai-je répété...&mdash;«C'est
-pourtant bien clair,» a-t-elle
-confirmé. «M. Monfrey est venu ici avec M. Courmansel.
-Ils y ont rencontré M. Kennedy. Ils ont
-compris que la vente était imminente. Tous
-deux, ils ont trouvé ce moyen pour l'empêcher.
-Voyons, vous admettez cela, vous, que M. Monfrey
-ait reconnu ce portrait de femme comme
-étant son &oelig;uvre, et qu'il se soit tu?... Mais
-l'étonnement seul lui aurait arraché une exclamation,
-une phrase, un geste... Ai-je eu assez
-raison de ne pas permettre que M. Courmansel
-le photographiât? Leur plan est simple: prétendre
-que le tableau est faux, le faire acheter
-par quelque intermédiaire, au rabais. Puis nouvelle
-man&oelig;uvre: M. Monfrey déclarera qu'il
-<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span>
-s'est trompé et qu'il se rend aux raisons de
-M. Courmansel. Car les deux compères sont
-assez rusés pour n'avoir pas l'air de s'entendre.
-Ils ont déjà commencé...»</p>
-
-<p>&mdash;«Elle a pensé cela de moi?» interrompis-je
-douloureusement. «Ah! que vous avez raison!...
-Si j'avais parlé tout de suite!...»</p>
-
-<p>&mdash;«Elle aurait été plus gênée pour vous accuser,»
-répondit le comte en hochant la tête, «mais
-elle et son Berto auraient bien imaginé quelque
-procédé pour garder son prix au faux tableau.»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous croyez?...» interrompis-je.</p>
-
-<p>&mdash;«Qu'elle le savait tel,» répliqua-t-il. «Parfaitement.
-J'en ai acquis la conviction aujourd'hui...
-Et vous l'auriez acquise aussi, je vous
-l'affirme, si vous l'aviez vue ensuite s'écrier, en
-levant les yeux au ciel:&mdash;«Et notre cher Pappalardo
-nous aurait légué un tableau faux, lui qui
-s'y connaissait si bien, lui qui nous aimait
-tant?...»&mdash;Elle a osé prononcer cette phrase,
-devant moi qui leur ai si souvent reproché, à elle
-et à son mari, leur dureté pour ce parent pauvre!
-Elle a continué:&mdash;«C'est insulter sa mémoire.
-Et vous, Uccio! Vous! Ah! Je ne vous comprends
-pas...»&mdash;Alors la patience m'a manqué.
-Je lui ai servi ses vérités rudement. Je lui ai
-répété qui vous étiez, que je me portais garant
-de votre honneur, et que, si elle vendait le tableau
-comme authentique, après votre affirmation sur
-son origine, elle commettrait un véritable vol...
-Elle s'est dressée sur sa chaise alors. Barnabo Visconti
-<span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span>
-n'est pas plus fier dans la statue équestre
-de son tombeau.&mdash;«Uccio, vous insultez une
-femme sans défense, une pauvre veuve abandonnée,
-c'est lâche!... Et tout cela parce que
-vous ne pouvez pas vous consoler de vous être
-couvert de ridicule en prenant une mauvaise
-copie pour un Léonard...»&mdash;Là-dessus San
-Cataldo est entré, sans frapper, comme chez lui.
-Il avait sans doute tout écouté, derrière la porte,
-car il était fort pâle. Il a remis à la marquise une
-carte de visite. Je pensai aussitôt que c'était celle
-de l'Américain, au regard qu'elle m'a jeté et à
-l'accent de défi dont elle a répondu:&mdash;«C'est
-bien. Dites que l'on m'attende dans le petit
-salon.»&mdash;Si jamais le mot de notre langue qui
-signifie prendre congé: <i>levar l'incommodo</i>, a été
-juste, ç'a été pour moi quand j'ai fait mine de me
-retirer. J'étais tellement irrité que j'ai eu peur de
-ma propre colère... Et me voici! Mais tout Milan
-saura demain ce qui en est. Mme Ariosti ne
-vendra pas son tableau, et son infamie sera connue.
-Cela m'est égal qu'elle soit veuve! Tout
-m'est égal!... Le vol n'aura pas lieu, moi
-vivant...»</p>
-
-<p>&mdash;«Si bon que soit votre cuisinier, mon cher
-comte,» répondis-je, «je ferai mieux de renoncer
-à votre <i>risotto</i> et de courir dare dare à la recherche
-de M. Kennedy. Si vraiment la carte de visite
-était la sienne, il n'y a plus de temps à perdre.
-Après la manière dont elle vous a reçu, la marquise
-est capable d'avoir bâclé l'affaire, là, tout
-<span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span>
-de go. Et qui sait? L'Américain est peut-être
-en route déjà,&mdash;et pour où?&mdash;avec le tableau
-qu'il enlève dans son automobile, en s'imaginant
-dépouiller l'Italie d'un chef-d'&oelig;uvre...»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous avez raison,» fit mon hôte, «mais
-vous me devez une compensation. Je vous attends
-à dîner ce soir, pour sept heures et demie. Nous
-boirons une coupe de vin d'Asti à la Dame qui
-avait perdu son Léonard... Bien entendu, si vous
-avez besoin de moi pour cette affaire, auparavant,
-vous me trouverez à la maison tout l'après-midi.
-Ma porte sera condamnée pour tout le monde
-excepté pour vous... L'Ariosti est ma cousine,
-malgré tout, et c'est une femme. Si le Kennedy
-et le Boudron sont sauvés de ses griffes, le reste
-importe peu. Courmansel est un honnête homme,
-lui. Il fera le nécessaire pour que le tableau
-soit reconnu faux universellement, et la scène
-de tout à l'heure n'aura eu d'autre résultat
-que de me brouiller avec la marquise et son
-Sigisbée. J'aime mieux cela. Allez donc et faites
-vite...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span></p>
-
-<p class="subh">X</p>
-
-<p>Je n'avais pas cru être si bon prophète. Quand,
-après beaucoup de recherches, et en allant
-d'hôtel en hôtel, j'eus trouvé celui où était descendu
-le collectionneur d'outre-mer, une automobile
-chauffait devant la porte, la sienne. Je ne
-m'en rendis pas compte, d'abord, car sur les panneaux
-laqués de jaune s'étalait un blason,&mdash;avec
-des fleurs de lys d'or sur champ d'azur, tout simplement!
-J'ai su depuis que sir Kennedy&mdash;comme
-disent volontiers les journalistes qui ne
-savent pas le premier mot d'anglais&mdash;avait
-remarqué ces armes chez un carrossier. Elles lui
-avaient plu et il se les était attribuées, sans
-hésiter. «<i>Well, you know, I fancy that crest</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">&nbsp;[2]</a>.»
-L'entendez-vous nasiller cette petite phrase? C'est
-le pendant de ce que disait ce grand cynique de
-Casanova quand il s'était fait de Seingalt: «L'alphabet
-est à moi.» Le duc d'Aumale de Denver
-(Colorado) était, au moment où l'on m'introduisit
-dans son salon, occupé à régler sa note. Il vérifiait
-<span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span>
-l'addition avec cette minutie que les milliardaires
-de sa sorte associent aux plus extravagantes
-somptuosités. Ils veulent bien dépenser
-cent mille francs pour un caprice. Ils ne veulent
-pas être volés de quinze centimes. Celui-ci s'était
-fait apporter la carte des vins, et il prouvait,
-pièces en main, au maître d'hôtel confondu, qu'un
-champagne marqué vingt francs sur cette carte,
-lui avait été facturé vingt-cinq.</p>
-
-<p>&mdash;«C'est une cuvée que le propriétaire a fait
-réserver exprès pour lui,» disait l'homme, un
-Italien de l'espèce lourde. Ce sont les plus fins.
-La bonhomie de leur grosse face à bajoues tombantes
-dissimule mieux leur simplicité. «Je ne
-le donne jamais qu'à Son Altesse Royale le duc
-de ***.» Et il nomma un des princes de la Maison
-de Savoie. «Alors, comme Votre Excellence...»</p>
-
-<p>&mdash;«Mon Excellence vous avait demandé du
-champagne à vingt francs,» répondit Kennedy.
-«Vous effacerez les cinq francs sur la note. Vingt-cinq
-fois cinq, cela fait vingt-cinq dollars... Vous
-garderez cela pour vous, avec ceci:» Et il jeta
-sur la table un autre billet&mdash;il y avait un
-témoin,&mdash;que le camérier en chef engloutit
-dans sa poche, et il se retira en faisant à ce moderne
-<i>Magnifique</i> un salut&mdash;d'une profondeur!
-Celle de vos amies que vous appelez si malicieusement
-<i>Snobinette</i>, Madame, n'a jamais plongé
-comme cela devant un grand-duc. Alors Kennedy,
-retrouvant l'ironie d'un citoyen de la libre Amérique
-<span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span>
-pour les servilités de la vieille Europe, dit
-simplement, en s'adressant à moi. Il avait
-observé chez Mme Ariosti que je paraissais savoir
-l'anglais:</p>
-
-<p>&mdash;«<i>The bow comes high</i><a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">&nbsp;[3]</a>.»</p>
-
-<p>L'&oelig;il aigu du personnage traduisait tant de
-finesse avisée, un pli si amèrement sarcastique se
-creusait au coin de sa lèvre que j'en conçus le
-meilleur espoir pour l'issue de ma démarche. Sans
-précaution oratoire aucune, je commençai de lui
-raconter, comme à Varegnana, la veille, toute
-mon histoire. Je ne me crus pas le droit, pourtant,
-de l'initier à mes observations sur les rapports
-de Courmansel, de Christiane et de Boudron,
-non plus qu'à la honteuse comédie jouée le
-matin même par Mme Ariosti. Le millionnaire avait
-tranquillement mis ses pieds sur une chaise pour
-m'écouter, après avoir allumé un énorme cigare
-très noir que décorait une bague de papier rouge,
-aussi armoriée que les panneaux de son automobile.
-Il avait pris, ce que j'appellerais,&mdash;si vous
-n'étiez pas, Madame, de la génération du <i>bridge</i>,&mdash;sa
-physionomie de <i>poker</i>. Vous n'êtes pas sans
-avoir entendu nommer ce jeu de ma jeunesse,
-auquel nous devons trois vocables de notre
-langue: <i>bluff</i>, <i>bluffeur</i> et <i>bluffer</i>? Peut-être bien
-quand vous étiez toute petite fille, avez-vous vu,
-autour d'une table à tapis vert, quatre de vos
-proches illustrer ces mots, en jouant des sommes
-<span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span>
-considérables, «avec sans atouts» comme nous
-disons, nous autres rapins. Il n'y a pas d'atout au
-poker, mais vous me comprenez. Cela veut dire
-sans la moindre carte de valeur. Leurs visages se
-tendaient à demeurer impassibles, en cachant
-même cet effort. Telle la face glabre et grise de
-l'Américain, pendant que je lui démontrais et
-démontais l'escroquerie dont il avait failli être la
-victime. Je le pensais du moins. Comment aurais-je
-supposé que, même milliardaire, il apprît
-avec ce flegme qu'un tableau, payé par lui
-soixante-quinze mille francs&mdash;la machiavélique
-marquise l'avait fait monter à ce bâton de
-l'échelle&mdash;valait cent dollars au plus? Quand
-j'eus terminé, il me répondit en anglais, et
-sans plus se départir de ce flegme que de sa commode
-position:</p>
-
-<p>&mdash;«<i>Well</i>, mon cher monsieur Monfrey, vous
-voyez bien ce cigare?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Oui», répliquai-je, étonné, je vous
-l'avoue, jusqu'à l'ahurissement. Quel rapport le
-<i>cher monsieur Kennedy</i>, pour parler à l'américaine,
-comme lui, pouvait-il bien établir entre le
-portrait du modèle Ginevra, devenu le chef-d'&oelig;uvre
-du fantastique Cristoforo Saronno, et ce
-Havane mirifique, ce tronc d'arbre odorant dont
-il mâchonnait la pointe, du bout de ses dents mosaïquées
-d'or?</p>
-
-<p>&mdash;«Savez-vous combien je le paie ce cigare,
-et pas ici, pas en Amérique, mais à Cuba?...
-Deux dollars. Plus de dix francs, dix francs quarante-huit
-<span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span>
-centimes, au cours d'aujourd'hui...
-<i>Well.</i> Imaginez qu'un monsieur qui n'a pas dans
-sa poche ces dix francs quarante-huit centimes
-ait envie de ce cigare, et veuille m'empêcher de
-l'acheter?... Il essaiera de me persuader qu'il n'a
-pas été fabriqué à La Havane, mais à Hambourg,
-et qu'il devrait porter sur sa bague, à la place de
-cette marque, un simple <i>made in Germany</i>. Au lieu
-de valoir ces dix francs quarante-huit centimes,
-il ne vaudrait plus que huit centimes ou cinq.&mdash;Laissez-moi
-finir. Le monsieur (Je vous traduis
-bien mal, Madame, l'intraduisible <i>dear old chap</i>)
-se rêve déjà, payant les cinq centimes, prenant le
-cigare et le fumant au nez de l'imbécile Ralph
-Kennedy qui l'aura cru sur parole... Malheureusement
-Ralph Kennedy s'y connaît en cigares. Il
-voit que celui-ci est de première classe. (Vous
-reconnaissez, Madame, le <i>first class</i> éternel des
-Anglo-Saxons.) Il s'est payé le cigare de deux dollars
-et il le fume...»</p>
-
-<p>Le sens de cet épilogue était aussi insolent que
-clair. En vous le rapportant, je ne comprends
-pas que je n'aie pas riposté à cette goujaterie du
-pince-sans-rire yankee, par une jolie paire de
-gifles à la française. Kennedy ne me l'envoyait
-pas dire: il me prenait pour le compère de
-Boudron et de Courmansel. A nous trois, nous
-avions, d'après lui, organisé un petit <i>trust</i> de dépréciation,
-autour du tableau que les deux collectionneurs
-s'étaient jusqu'ici disputé à coups de
-chèque. Je jouais dans l'affaire le rôle du faux
-<span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span>
-témoin qui s'est chargé du mensonge initial.
-Que serait-il arrivé, je me le demande, si cette
-couple de soufflets avait été donnée? Le milliardaire
-et moi, nous serions-nous boxés à l'anglo-saxonne?
-J'ai fait le coup de poing dans ma jeunesse
-et même joué de la savate. Je travaillais
-avec un maître, je me rappelle, qui souffrait
-d'une extinction de voix, et rien n'était pittoresque
-comme cet athlète aphone me tendant sa
-poitrine et me disant: «Allez-y de toute votre
-force, monsieur Monfrey», d'une voix éteinte
-comme celle d'un poitrinaire. Oui, que serait-il
-arrivé? Quel fait divers que ce pugilat entre votre
-inutile serviteur et le dilettante Américain! Ou
-bien, en vertu du vieil adage «noblesse oblige»,
-aurait-il cru devoir à son <i>crest</i> de me mener sur
-le pré? Me voyez-vous, à mon âge, dégaînant
-pour les beaux yeux du portrait de Ginevra? N'y
-a-t-il pas dans une comédie de Shakespeare un
-personnage qui dit de lui-même: «Je suis celui
-qui meurt bêtement?» Dans l'espèce, la bêtise
-eût été d'autant plus forte que cette insolence du
-buveur de champagne brut&mdash;vingt-cinq bouteilles
-en une semaine!&mdash;ne s'accompagnait
-d'aucun mépris. Ce fut la raison de ma placidité.
-Je saisis d'instinct cette nuance. Kennedy n'avait
-en aucune manière l'intention de m'insulter, pour
-cette raison, et il me la dit aussitôt, qu'il ne trouvait
-nullement blâmable ce procédé de concurrence.
-Il n'en était pas la dupe, voilà tout, et il
-tenait à bien me le faire savoir. C'était le joueur
-<span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span>
-de poker qui abat un brelan carré d'as devant un
-bluffeur maladroit.</p>
-
-<p>&mdash;«Mais oui», insista-t-il, «j'ai acheté le
-tableau. Voilà. Je comprends très bien, mon cher
-monsieur Monfrey, que M. Boudron et M. Courmansel
-en soient fort ennuyés. Je comprends
-qu'étant leur ami, vous ayiez eu l'idée de me
-dégoûter de cet achat. C'est trop tard. Mes précautions
-sont prises et le tableau sortira d'Italie.
-Il est surveillé. La marquise ne me l'a pas caché,
-mais mon automobile fait du cent à l'heure, et
-je vous défie, vous, M. Boudron et M. Courmansel
-et toutes les Académies des Beaux-Arts de
-la Péninsule, de savoir où J. R. K.»&mdash;Il y avait
-du <i>Moi, le Roi</i> dans sa façon de prononcer ses
-propres initiales,&mdash;toujours le <i>crest</i> et les fleurs
-de lys!&mdash;«où J. R. K. sera demain. Sans rancune,
-mon cher monsieur Monfrey. Annoncez, je
-vous prie, à M. Courmansel que je ne suis pas
-comme la marquise, moi. Je ne suis pas jaloux
-de mes objets. Il aura la photographie qu'il désire,
-pour son livre. Je la lui enverrai de Paris...»</p>
-
-<p>Dieu m'en est témoin, et vous aussi, Madame,&mdash;je
-viens de me confesser à vous si ingénument!&mdash;j'étais
-arrivé à l'hôtel de M. Ralph
-Kennedy avec la volonté bien arrêtée de l'éclairer
-sur la véritable valeur du prétendu Cristoforo
-Saronno. Ma conscience&mdash;mon «moi» scrupuleux,
-le fameux centre O du docteur Grasset&mdash;avait
-fait taire tous les paradoxes des «moi»
-inférieurs, cette anarchie polygonale condamnée
-<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span>
-par le savant professeur à obéir humblement.
-J'avais compté sans le prestigieux entêtement du
-milliardaire. Ne vivant plus depuis des années
-qu'avec des boscards, il avait fini par ne plus
-même concevoir qu'il pût se tromper, lui J. R. K.
-le <i>prominent citizen</i> de Denver (Colorado), le fondateur
-du <i>Musée Kennedy</i> dans cette ville.&mdash;C'est
-le nom dont il a baptisé sa maison destinée
-à devenir une propriété municipale, après sa
-mort.&mdash;Qu'il se fût laissé <i>bluffer</i> par cette petite
-marquise italienne et qu'il eût acheté un tableau
-faux avec cette incroyable surenchère? Allons
-donc! Et cet enlèvement en automobile, ces ruses
-d'apache déployées pour tromper la surveillance
-des douaniers académiques, cet orgueil de raconter
-plus tard cette expédition à un reporter
-du <i>Chicago Mail</i> ou du <i>Minneapolis Herald</i>, dans son
-<i>car</i> privé, à un arrêt de son train spécial, quand
-il rentrerait de son tour d'Europe, comme Jason
-rentra d'Asie, possesseur de la toison d'or&mdash;il eût
-renoncé à toutes ces joies? Allons donc encore!
-Autant aurait valu lui demander de renoncer aux
-cinquante ou cent millions de dollars qu'il avait
-conquis dans les caoutchoucs, les porcs salés,
-les mines de cuivre, je ne sais plus. Devant cette
-étonnante obstination à repousser le plus indiscutable
-des témoignages, voici qu'un des démons
-polygonaux se remit à polissonner dans votre
-serviteur. Un peintre, si arrivé soit-il, garde au
-fond de lui un rapin, qui ne demande qu'à renouveler
-les joyeuses charges d'autrefois. J'avais
-<span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span>
-d'abord trouvé follement gaie, puis sinistrement
-ténébreuse, l'attribution du portrait de la petite
-Ginevra au compagnon imaginaire d'Andrea Solario.
-Elle m'apparut soudain comme une des
-farces les plus drôlatiques dont j'eusse jamais ouï
-parler. Une irrésistible tentation me saisit d'y participer.
-J'avais fait mon devoir en racontant la vérité
-à Kennedy. Il ne voulait pas la croire? Libre
-à lui. Il était le seul à qui cette volontaire erreur
-fît du tort, et combien peu! Les soixante-quinze
-mille francs étaient versés. Il ne s'apercevrait
-même pas que cette somme manquât à son compte-courant,
-chez son banquier. Ce tableau ne serait
-plus revendu, puisqu'il allait passer dans le <i>Musée
-Kennedy</i>. Qu'importait qu'il y figurât avec un cartouche
-où fût gravé le nom d'un peintre qui n'a
-jamais existé? Et je répondis, sans plus discuter,
-bonassement:</p>
-
-<p>&mdash;«Ne pourrai-je pas avoir une photographie
-du tableau pour moi aussi, monsieur Kennedy?»</p>
-
-<p>&mdash;«Pour vous?» fit-il, avec une ironie où il y
-avait tout de même quelque surprise... «Volontiers.
-Mais quel intérêt pouvez-vous bien trouver
-à ce tableau, mon cher monsieur Monfrey, puisque
-vous prétendez qu'il est faux?...»</p>
-
-<p>&mdash;«L'intérêt de l'examiner de plus près»,
-répliquai-je... «J'ai cru au premier moment, je
-viens de vous le dire, reconnaître un portrait de
-ma façon. Mais quand un amateur d'art qui possède
-une collection mondiale, comme vous, s'obstine
-<span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span>
-à m'affirmer l'authenticité d'une peinture, je
-demande à y regarder encore...»</p>
-
-<p>Vous avez lu des réclames américaines, Madame.
-Vous savez que le moindre éloge décerné
-par un inventeur à son produit&mdash;poudre pour
-les dents ou pilules pour le rhume, pneu pour
-bicyclette ou rasoir mécanique,&mdash;est toujours
-celui-ci: <i>beats everything in the world. Il bat n'importe
-quoi dans ce monde!</i> L'épithète dont j'avais
-à tout hasard magnifié la galerie de Kennedy
-n'était donc pas pour lui déplaire. Cette grosse
-flatterie provoqua d'abord une poussée plus vigoureuse
-des bouffées qu'il continuait d'arracher à
-son cigare obélisque. Un sourire amer crispa sa
-bouche rasée. Puis, il me regarda de cet &oelig;il impénétrable
-où il y a du défi, de la goguenardise,
-et cette gêne arrogante que les Américains ont si
-aisément avec les gens de l'Europe.&mdash;Ils méprisent
-nos vieilles races, et elles les intimident.</p>
-
-<p>&mdash;«<i>Well!</i>» répondit-il, «vous vous en tirez
-avec esprit. Vous aurez aussi la photographie. Si
-le tableau n'était pas déjà parti, je vous le montrerais
-tout à loisir. Mais la photographie suffira
-pour vous persuader que c'est bien un original.
-Vous ne vous offenserez pas de ce que je vais
-vous dire...?» ajouta-t-il. Et sur un signe de dénégation:
-«S'il y avait vraiment cette ressemblance
-entre le tableau que vous avez fabriqué à
-Rome, il y a vingt-cinq ans, vous auriez une autre
-place en peinture.»&mdash;Je m'inclinai.&mdash;«Et
-puis, vous l'auriez reconnu, ce tableau, du premier
-<span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span>
-coup. Un cri vous serait échappé hier, un
-geste... N'en parlons plus, les affaires sont les
-affaires. Si je n'avais pas acheté le tableau, vous
-aviez la chance de me faire douter et de me
-l'enlever. Je le tiens.» A ce moment de son discours
-il rit haut, cette fois. Avançant sa mâchoire,
-il fit la mine de happer. «Oui, je le tiens,» répéta-t-il,
-«et je suis comme les dogues, quand
-j'ai mordu, je ne lâche plus le morceau.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span></p>
-<p class="subh">XI</p>
-
-<p>Ainsi ni le voleur ni le volé n'avaient voulu
-reconnaître, Mme Ariosti, son escroquerie, Ralph
-Kennedy&mdash;comment vous dirais-je? Ma foi, le
-rapin risque le mot:&mdash;sa jobarderie.&mdash;Je continuais
-à trouver l'aventure si gaie que la fantaisie
-me vint d'essayer sur Courmansel la même expérience.
-La comédie serait complète, si lui non
-plus, ne voulait pas me croire. Quand on se met
-à gaminer après cinquante ans, on n'a plus de
-mesure. L'hôtel où je venais d'avoir cet extraordinaire
-dialogue avec le collectionneur américain
-n'était pas très loin de mon hôtel. Je déjeunai
-en hâte dans le premier petit restaurant venu. Je
-hélai un fiacre, dans mon impatience de surprendre
-le jeune homme avant qu'il ne fût sorti.
-Je savais que, vers les trois heures, il devait aller
-au Musée Poloti-Pozzoli donner aux membres du
-comité d'achat son opinion sur un tableau qui leur
-était proposé,&mdash;en sa qualité d'«autorité» en
-matière de peinture lombarde! Tandis que le
-<i>Brumista</i>, comme on appelle les cochers à Milan&mdash;le
-célèbre lord Brougham reconnaîtrait-il son
-<span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span>
-nom transposé<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">&nbsp;[4]</a>?&mdash;poussait de son mieux son
-cheval, je me préparais mentalement à me donner
-à moi-même un délicieux plaisir de mystification.
-Il y a quelque chose comme cela dans Musset, je
-crois:</p>
-
-<p class="quote">C'est un chat qui taquine et qui tue à plaisir<br />
-<span class="i2">Un misérable rat dont il a le loisir...</span></p>
-
-<p>Je ne voulais pas renouveler la scène avec
-Kennedy, où mon abrupte franchise avait si mal
-réussi. Je vous l'ai déjà dit, ma conscience était
-désormais tranquille. Le scrupuleux centre O
-avait tout fait pour empêcher le marché. Ce fumiste
-de Polygone pouvait s'amuser en toute
-liberté. Il s'agissait de suggérer le doute au
-«jeune et déjà éminent critique», de le conduire
-par un chemin détourné à un point où il s'écriât
-lui-même: «Mais le tableau est faux!» Tout un
-plan s'ébauchait dans ma pensée qui me divertissait
-par avance, comme autrefois les charges
-d'atelier. Mon c&oelig;ur a souvent battu un peu trop
-fort, Madame, lorsque j'arrivais à Paris, devant
-une certaine porte d'une certaine rue, le long
-d'une certaine place et que je demandais au
-maître d'hôtel: «Madame *** est-elle chez
-elle?» Il battait beaucoup moins fort, mais un
-peu tout de même, à mon débarqué devant ma
-demeure de passage, qui était aussi celle de l'inventeur
-<span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span>
-du Cristoforo Saronno. Quand, à ma
-question, le concierge eut répondu: «Vous pouvez
-monter, monsieur, le numéro 114 n'est pas
-sorti», j'eus un mouvement d'une vraie joie,&mdash;celle
-d'un enfant en train d'exécuter une gaminerie
-défendue:</p>
-
-<p>&mdash;«S'il n'est pas guéri, après cela, de la
-manie de débaptiser les Léonard», songeais-je,
-tandis que l'ascenseur, man&oelig;uvré par un nègre
-en costume égyptien, me hissait au quatrième
-étage, «ce ne sera pas ma faute.» Et tout haut,
-dès que le personnage m'eut ouvert la porte du
-114: «Est-ce un Tiepolo ou un Véronèse?...»
-demandai-je à maître Courmansel en lui montrant
-d'un geste l'Otello de l'<i>élévateur</i>&mdash;style Kennedy.</p>
-
-<p>&mdash;«Vous savez la nouvelle?» me répondit
-l'iconoclaste, sans relever mes plaisanteries sur sa
-manie... «Kennedy a le tableau!... M. Boudron
-n'a pas voulu m'écouter. Ce chef-d'&oelig;uvre part
-pour l'Amérique... La marquise a fini par en
-avoir soixante-quinze mille francs. Il y a quinze
-jours, elle nous le donnait pour cinquante...»</p>
-
-<p>Son visage exprimait un désespoir si comique,
-vue la situation, que j'eus quelque mérite à ne
-pas lui retourner le fer dans la plaie, en lui racontant
-que je quittais à peine l'heureux vainqueur
-dans ce combat autour de mon «faux». Il maniait
-d'un geste fébrile, en se lamentant de la sorte,
-deux grandes photographies où je crus reconnaître
-ma Ginevra, baptisée de par la méchanceté
-vindicative de Pappalardo et sa propre sottise,
-<span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span>
-à lui, Courmansel, princesse de la cour des Valois.
-Je ne me trompais pas. La subtile Mme Ariosti,
-elle non plus, n'était pas pour rien la compatriote
-de l'auteur du <i>Prince</i>. Son premier soin, une fois
-le tableau vendu, avait été d'adresser au critique
-d'art la reproduction, refusée jusqu'alors. Elle
-répondait ainsi, par avance, au témoignage que
-Varegnana et moi pouvions porter contre elle.
-Remettre ce document, d'elle-même, en de
-telles mains, n'était-ce pas déclarer qu'elle ne
-redoutait aucune discussion sur l'authenticité du
-panneau?</p>
-
-<p>&mdash;«La lance d'Ajax guérissait les blessures
-qu'elle faisait», me dit George, après m'avoir
-expliqué le procédé, si correct en sa forme, si
-perfide en son fond, qu'avait employé à son
-égard la subtile femme... «Ce cadeau est destiné
-à opérer le même miracle. Pour l'historien de
-Cristoforo Saronno, ces photographies sont d'un
-prix inestimable. Croiriez-vous que la marquise
-vient d'élargir la blessure, tout au contraire?...
-Examinez-les, ces épreuves,&mdash;et elles ne sont
-pas très bonnes,&mdash;vous verrez quel chef-d'&oelig;uvre
-nous avons perdu. Je dis: nous. La galerie de
-M. Boudron, c'est beaucoup mon &oelig;uvre. J'ai
-vécu parmi ces tableaux, j'y vivrai davantage
-encore... Je les donnerais tous pour celui-ci...»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous auriez bien tort», fis-je en ayant
-l'air d'étudier la photographie, comme il me le
-demandait. Je guignais de l'&oelig;il l'effet de ma
-phrase. Ce fut à peu près comme si j'avais tiré
-<span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span>
-avec un pistolet Flobert sur un rhinocéros. Le
-critique haussa les épaules pour répondre:</p>
-
-<p>&mdash;«Mais non. Je n'aurais pas tort!... Le
-Jean Bellin de M. Boudron est beau. J'en conviens.
-Ce n'est pas le Jean Bellin des Frari. Son
-Cosimo Tura est curieux. Ce n'est pas le Tura
-de la collection Layard. Son Francesco di Giorgio
-ne vaut pas ceux de Sienne... Au lieu que
-ceci...», et il m'avait repris les photographies
-sur lesquelles il s'hypnotisait: «Ceci, c'est la
-pièce unique, le joyau qui ne souffre pas de
-comparaison.»</p>
-
-<p>&mdash;«A condition qu'il n'y ait pas de doute sur
-l'authenticité», répliquai-je. Cette fois, l'insinuation
-était si directe qu'il ne pouvait pas la
-laisser passer. J'essayais la balle de fusil. Le rhinocéros
-ne la distingua pas beaucoup de l'autre.</p>
-
-<p>&mdash;«Plût à Dieu qu'il y eût des doutes!...»
-s'écria Courmansel. «Nous aurions le tableau. Je
-le disais devant vous à M. Boudron. Il était bien
-de cet avis. Je comprends maintenant pourquoi il
-hochait la tête devant cette admirable peinture.
-Ah! Il sait acheter, lui! C'est un commerçant.
-Moi, je ne suis qu'un critique. Je ne peux pas
-cacher ma pensée. Je ne considère pas que j'en
-aie le droit. La Méthode avant tout!...»</p>
-
-<p>&mdash;«Comment?» interrompis-je, «vous supposez
-que M. Boudron...»</p>
-
-<p>&mdash;«Oh!» répondit-il, «je ne suppose rien.
-Il sait acheter, voilà tout. Je vous le répète, il
-s'en vante souvent, et c'est vrai. Vous le verrez,
-<span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span>
-et sa colère. Il est allé de ce pas chez Mme Ariosti
-pour essayer encore de faire rompre le marché...
-Ainsi...»</p>
-
-<p>&mdash;«La comédie est en cinq actes!...»
-pensai-je. «Que lui aura dit la sublime marquise?...»
-Et tout haut: «Eh bien! moi, qui
-n'ai jamais eu d'interviews sur le tableau, et
-dont, par conséquent, vous ne soupçonnerez pas
-la sincérité, je vous affirme que ce prétendu Cristoforo
-m'est suspect, très suspect...»</p>
-
-<p>&mdash;«Je voudrais bien connaître vos raisons»,
-riposta Courmansel avec ironie. Je retrouvais
-enfin l'arrogance qui m'avait tant frappé durant
-la soirée passée entre lui et son futur beau-père,
-chaque fois qu'il s'était agi non pas de lui, mais
-de ses idées, mais de la <i>Méthode</i>. De quel accent
-il avait prononcé les sacro-saintes syllabes! Et il
-me tendait de nouveau les photographies, du geste
-dont les chevaliers croisés jetaient leur gant à un
-infidèle.</p>
-
-<p>&mdash;«Mes raisons? J'en ai plusieurs», répartis-je
-en étudiant sur son visage l'effet de
-mes révélations progressives: «La première est
-tirée du modèle lui-même. La femme représentée
-ici est une Italienne, et une Italienne d'aujourd'hui.
-Jamais cette bouche, ces yeux, ce menton
-n'ont appartenu à une grande dame. Voyez...
-Ma seconde raison est l'évident travail que cette
-peinture a subi. Elle a été éraillée exprès, puis
-passée à une espèce de vernis mastic. La preuve
-en est la symétrie de toutes ces éraillures. C'est
-<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span>
-le grand signe du truquage, cela. Les faussaires
-en remettent. Ils fabriquent un objet trop complètement
-vieilli. Un vrai tableau aurait eu des
-parties très gâtées, et des parties moins gâtées...
-Enfin, les lettres que vous avez supposées dansent
-dans la signature. Vous avez, dans le commencement
-l'inscription X... R... US, avec des intervalles
-entre l'X et l'R, puis l'R et la syllabe US.
-Vous mettez un F dans le premier de ces intervalles.
-Il y a place pour deux lettres et un blanc.
-Vous ne mettez rien entre l'R et l'US. Il y a place
-pour une lettre.&mdash;Tenez.» Et tirant un crayon
-de ma poche, je traçai sur une feuille de papier le
-détail de la véritable inscription, celle que j'avais
-composée moi-même, jadis:</p>
-
-<p class="quote">P. X. T. F. RIUS.</p>
-
-<p>Et je les traduisis.</p>
-
-<p>&mdash;«<i>Pinxit Falsarius...</i>»</p>
-
-<p>&mdash;«<i>Un faussaire a peint?...</i>» répondit-il en
-éclatant d'un rire gai qui me prouva que le boulet&mdash;car
-c'était un boulet, cette fois,&mdash;n'avait
-pas même fait un noir au cuir du rhinocéros.
-«Pardonnez-moi, mon cher Maître... Je n'ai pas
-l'intention de vous offenser. Mais à chacun sa
-partie, n'est-ce pas?... Vous êtes, vous, le rival
-des Ingres et des Delacroix.» Il en était à ces
-noms, pour toute la peinture moderne. «Moi, je
-ne suis qu'un savant, un apprenti savant plutôt,
-mais quand on sait le carré de l'hypnothénuse à
-<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span>
-quatorze ans, on le sait comme on le saura à cinquante,
-à soixante, à soixante-dix... La Critique»
-et sa physionomie exprima de nouveau
-l'irréductible orgueil de tout à l'heure. «La
-Critique a ses certitudes aussi absolues que celles
-de la géométrie. Elle a ses lois, qui ne souffrent
-pas d'exceptions. Une de ces lois, et absolue,
-c'est qu'un faussaire n'a jamais, en fabriquant
-l'objet faux, jamais, entendez-vous, introduit
-volontairement dans cet objet un signe qui en
-prouvât la fausseté. C'est l'évidence même: <i>On
-ne fabrique un objet faux que pour tromper. Sans
-cela on ne le fabriquerait point...</i>»</p>
-
-<p>&mdash;«Et vous n'admettez pas», lui dis-je, «un
-cas pourtant bien simple? Un jeune artiste est
-à Rome, par exemple. Il a une maîtresse et il a
-besoin d'argent. Un antiquaire lui commande un
-faux tableau. L'artiste a bien quelque scrupule.
-Il passe outre, parce qu'il est amoureux. Il ne
-veut voir dans ce pastiche qu'une étude à brosser
-d'après les vieux maîtres. Toutefois, pour mettre
-sa conscience entièrement en repos, il marque son
-&oelig;uvre du petit signe qui doit en dénoncer la fausseté...
-Et nous avons», mon doigt lui complétait
-la démonstration sur la photographie: «P.X.T.F.
-RIUS. M. PARISIENSIS. <i>M. Parisien et faussaire
-a peint le portrait.</i>»</p>
-
-<p>Ce n'était plus un boulet. C'était un bombardement.
-Le rhinocéros n'était toujours pas percé.
-Sa cuirasse était si hermétique, si compacte, si
-totale que ma mimique, le son de ma voix pour
-<span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span>
-prononcer le M., cette première lettre de mon
-nom, mon clignement d'yeux qui signifiaient si
-clairement: «Mais le faussaire, c'est moi,»
-toutes ces indications, multipliées à plaisir, ne lui
-donnaient même pas l'ombre de l'ombre d'un
-doute.</p>
-
-<p>&mdash;«C'est très ingénieux», répondit-il en
-riant plus gaiement encore. Cette conversation
-technique l'avait distrait de son désespoir. Ce
-n'étaient pas les arts qu'il aimait, c'étaient, à
-propos des arts, des discussions comme celle-là.
-«Mais,» continua-t-il, «voilà encore une des
-lois de la Critique et que les ignorants ne soupçonnent
-pas. Encore pardon. Nous causons idées.
-<i>Toutes les explications ingénieuses sont inexactes...</i>
-Je comprends, cher Maître,» et il eut son regard
-le plus fin&mdash;«que vous voulez, comme on dit,
-vous payer la tête d'un de ces pauvres diables de
-critiques d'art que vous n'aimez pas, vous autres
-peintres... Vous estimez que nous nous mêlons
-de ce que nous ne connaissons pas, parce que
-nous ne pratiquons pas la technique... Permettez-moi
-d'entrer dans votre paradoxe, pour
-vous montrer comment nous arrivons à la vérité.
-Examinons votre hypothèse sur l'origine de ce
-tableau. Première impossibilité: on n'est pas
-consciencieux à demi. <i>Il n'y a pas d'honnête
-voleur.</i> Si votre artiste a eu le scrupule de vouloir
-que son tableau faux fût marqué d'un signe,
-il n'a pas fait le tableau. Ou bien il n'y a plus de
-lois de la nature humaine. Et il y en a. De ces
-<span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span>
-lois psychologiques, la Critique d'art doit tenir
-compte aussi. La loi, toujours la loi, c'est la
-Science... Seconde impossibilité: l'antiquaire
-qui commande un faux tableau est un professionnel,
-lui, un expert. Il n'accepte pas une
-peinture signée d'une façon mystificatrice. Et le
-peintre ne se hasarde pas à la lui porter. Donc...
-A quoi se réduit votre objection? A ceci, que les
-lettres de la signature sont trop espacées; hé
-bien! Elles sont trop espacées. C'est un fait, et
-la Méthode.»&mdash;Non, il était trop bouffon de
-solennité.&mdash;«La Méthode consiste à d'abord
-accepter le fait. C'est un autre fait que les éraillures
-de ce panneau sont très régulières. Elles
-sont très régulières. Voilà tout... Quant à la
-physionomie de la femme, allez demain chez
-M. Crespi voir son magnifique portrait de la
-reine Cornaro, attribué par les uns à Titien, pour
-les autres à Giorgione. Pour moi, c'est... Peu
-importe!» Il eut la mine du découvreur de trésors
-qui garde jalousement son secret, afin de ne
-pas en être dépouillé. «En tout cas, c'est la
-reine Cornaro. Et c'est une marchande de poissons
-du quai des Esclavons en 1906!... Vous
-voyez, rien ne tient debout dans vos objections.
-Voici de l'airain, comme disait l'Empereur
-de ses victoires. Nous n'ignorons pas que Léonard
-était une façon d'alchimiste, toujours en train
-d'inventer. Il préparait lui-même ses couleurs.
-Ces fantaisies nous ont coûté cher. S'il n'avait
-pas employé le <i>stucco lucido</i>, au lieu de l'<i>intonaco</i>,
-<span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span>
-nous aurions encore les quatre portraits qu'il
-exécuta pour la grande fresque de Donato Montorfano,
-dans le réfectoire de Sainte-Marie des
-Grâces. Le Montorfano est toujours là. Plus de
-Léonard! Et c'étaient, ces quatre portraits: Ludovic
-le Maure avec son fils aîné Maximilien, et
-Béatrice Sforza avec son plus jeune enfant, Francesco.
-Enfin!... Je me suis dit...&mdash;Oh! c'est
-très simple, mais encore un coup, l'&oelig;uf de
-Colomb!&mdash;Je me suis dit qu'un pareil homme
-préparait certainement, d'une manière à lui, ses
-toiles et ses panneaux... Et j'ai découvert cette
-manière!... Il enduisait d'abord son fond d'une
-substance dont je crois connaître la composition.
-C'est une autre découverte que celle du Cristoforo,
-n'est-ce pas? Pensez: un moyen sûr de distinguer,
-sans contestation possible, tous les
-tableaux authentiques de Léonard d'abord, et
-ensuite de ses élèves directs! Car le Vinci est un
-de ces magnifiques génies, tout générosité, qui
-ne plaignent pas les miettes de leur festin. Tous
-les jeunes peintres qui l'ont approché ont eu son
-procédé et l'ont appliqué. De là, ces tons si particuliers
-à cette école, et qui proviennent de la
-pénétration des couleurs par cette substance. Un
-de mes camarades d'Ecole Normale, qui est chimiste,
-a étudié ce problème pour moi sur un
-Gian Pietrino de la collection Boudron... Mon
-premier soin, quand j'ai pu examiner depuis le
-Cristoforo Saronno de la marquise, a été de vérifier
-si le bois avait subi une préparation antérieure.
-<span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span>
-Or, il en a subi une. Vous me direz: mais est-ce
-la même? Oui c'est la même, puisque chez tous
-les tableaux de cette école on la retrouve, et
-d'ailleurs les tons l'indiquent. Il y a un certain
-vert, dont je ne peux pas plus douter que de votre
-existence. Il n'est possible qu'avec le procédé
-vincien!... Vous objecterez encore que Morelli,
-dont je suis l'élève, était très opposé à ces
-recherches techniques, à cette analyse de la <i>palette</i>,
-c'était son mot? Nous avons dépassé Morelli.
-Nous avons fait la critique de sa critique, avec sa
-propre méthode. Je vous pose donc le dilemme
-suivant: ou bien ce portrait est de l'école de Léonard,
-ou bien il a été fabriqué par un faussaire
-qui avait surpris le secret de la préparation chimique&mdash;vous
-entendez bien, chimique&mdash;dont
-Léonard faisait usage. Mais s'il avait surpris ce
-secret, ce personnage l'aurait raconté. Le bruit
-en serait arrivé à l'un des innombrables critiques
-d'art qui pullulent à Rome et à Londres. C'est
-une découverte d'une conséquence immense. Elle
-est de moi.&mdash;Par conséquent ce tableau n'est
-pas un faux. Il est du commencement du seizième
-siècle. Il est Lombard. Il est de Cristoforo. Ce ne
-sont pas des hypothèses. Ce sont des inductions,
-et aussi certaines dans leur aboutissement que des
-théorèmes de géométrie. Direz-vous encore que
-j'ai tort de déplorer qu'une pièce aussi authentique
-aille chez les sauvages, quand elle pouvait
-être en France, et presque chez moi?»</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne le dirai plus,» répliquai-je, presque
-<span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span>
-ébaubi d'admiration devant le talent extraordinaire
-qu'il venait de déployer pour se mettre le
-doigt dans l'&oelig;il&mdash;passez-moi la vulgarité de
-cette image, Madame,&mdash;jusqu'au coude. Il
-s'était levé. Et, protecteur:</p>
-
-<p>&mdash;«Au moins,» fit-il, «vous êtes de bonne
-foi, vous... Ce n'est pas comme certaines personnes...
-Ah! cela m'a remis un peu de m'escrimer
-avec vous. J'en avais besoin. Vous m'excusez?...
-Je n'ai que le temps d'arriver au musée
-Poldi où l'on m'attend... Je crains bien qu'ils ne
-se soient laissé flouer et qu'ils n'aient acheté pour
-un Foppa une copie ultra-moderne... Ces marchands
-sont d'une habileté aujourd'hui!...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span></p>
-
-<p class="subh">XII</p>
-
-<p>&mdash;«Et de trois!» me disais-je, redescendu
-dans le <i>hall</i> de l'hôtel. «Si cela continue, j'arriverai
-à croire moi-même que Ginevra fut dame
-d'honneur à la Cour du roi François I<sup>er</sup>, d'héroïque
-et galante mémoire, et que j'ai rêvé....»
-Faut-il vous avouer, Madame, qu'en me balançant
-de nouveau sur un <i>rocking-chair</i>, avec le
-sans-gêne d'un compatriote de Kennedy, et en
-savourant l'ironie intense de toute cette aventure,
-je n'avais d'yeux que pour la porte de l'hôtel?
-Et j'attendais... Qui? Vous avez deviné: M. Boudron
-en personne, le nouvel arbitre auquel il fallait,
-vous entendez, Madame, il <i>fallait</i> que je racontasse
-mon histoire et soumisse mon témoignage.
-Pourquoi? Poussé par quel génie de perversité? A
-ma première rencontre avec le prétendu Cristoforo
-et quand mon cri de reconnaissance eût été
-la preuve indiscutable, celle dont ni Mme Ariosti,
-ni l'Américain, ni Courmansel lui-même n'eussent
-méconnu la vérité, j'avais ravalé ce cri. La seule
-idée d'un conflit entre le jeune homme et le père
-de Christiane, puis de ces fiançailles rompues,
-<span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span>
-avait scellé mes lèvres. Mes raisons pour me taire
-étaient identiques. Seulement je ne les sentais
-plus. J'avais un désir trop vif d'entendre le couturier
-collectionneur me dire lui aussi à sa manière:
-«Ce tableau-là, un tableau faux? Vous
-voulez rire!...» D'ailleurs il venait d'avoir un
-entretien avec cette incomparable menteuse, la
-fourbe des fourbes...&mdash;<i>Vivat Mascarilla, fourbûm
-imperatrix!</i> l'étonnante, la sublime marquise!
-Comment résister à la curiosité de connaître la
-man&oelig;uvre de cette maîtresse femme dans cette
-passe difficile? Quelle attitude ce Machiavel-femelle
-aurait-il adoptée avec un amateur notoire,
-futur beau-père d'un critique d'art plus notoire
-encore, et qui me connaissait, qui connaissait
-Varegnana? Elle devait s'être dit que nous
-parlerions à M. Boudron, que nous le féliciterions
-d'avoir perdu cette occasion d'annexer
-à son musée un faux caractérisé. De telles révélations,
-tombant dans l'oreille d'un acheteur
-évincé et furieux, risquaient d'avoir des conséquences
-plutôt désagréables. La marquise et son
-Sigisbée princier, le subtil et dangereux San Cataldo,
-avaient certainement prévu ces possibilités.
-Comment y avaient-ils paré? J'allais le savoir et
-m'en désintéresser aussitôt, pour ne plus avoir
-qu'un sentiment: l'admiration devant ce miracle
-vivant que sera toujours un sincère amour. Cela
-rime presque et je vous vois d'ici, Madame, ayant
-sur vos lèvres ce sourire qui les a effleurées si souvent,
-lorsque votre inutile et déraisonnable serviteur
-<span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span>
-vous laissait deviner, non pas même son
-culte pour vous, mais sa foi profonde, indestructible,
-dans la divinité de l'amour. Vous
-y croirez peut-être, vous aussi, comme tant
-d'autres, quand il sera trop tard. Je vous disais,
-en vous commençant ce récit, que je voulais uniquement
-vous amuser une heure. Ce n'est pas
-vrai. Je ne vous ai griffonné toutes ces pages que
-pour arriver à celle-ci, qui contient toute la <i>moralité</i>
-de cette histoire. Elle aurait pu s'intituler,
-comme un proverbe du théâtre de Madame:
-«On ne trompe pas un c&oelig;ur qui aime». Écoutez
-plutôt, et ne soyez plus trop moqueuse, quoique
-le sentimentalisme d'un peintre quinquagénaire,
-en train de <i>rocker</i> à l'américaine, dans le <i>hall</i>
-d'un hôtel cosmopolite, prête à la raillerie, j'en
-conviens. Riez de moi alors, mais pas de Christiane.
-Car vous avez deviné déjà qu'elle va rentrer
-en scène.... J'étais donc là, guettant la
-porte, quand je vis apparaître Boudron, et derrière
-lui, la silhouette de la fiancée de George
-Courmansel. Le père parlait à la fille, avec un
-visage et une gesticulation qui trahissaient une
-fureur mal contenue. Il était si absorbé dans sa
-pensée qu'il semblait ne plus comprendre où il
-était. Il me frôla sans me voir. Je l'entendais qui
-disait: «Je te répète qu'il est sans excuse!...»
-Christiane, elle, toute bouleversée qu'elle fût
-par cette scène, m'avait aperçu. Je compris, à un
-mouvement de sa part aussitôt réprimé, qu'elle
-avait failli venir droit à moi. Et puis elle suivit
-<span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span>
-M. Boudron dans l'ascenseur, dont la cage se
-trouvait&mdash;heureusement&mdash;à l'autre extrémité
-du <i>hall</i>. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées,
-et avec une stupeur qui se changea vite en
-une pitié profonde, je la voyais reparaître. Elle
-descendait en courant les marches de l'escalier.
-Elle avait pris juste le temps d'entrer dans sa
-chambre et de s'en échapper. Elle m'arrivait,
-toute rouge de pudeur émue. La démarche
-qu'elle tentait auprès d'un inconnu, ou presque,
-était si hardie, et cependant elle ne pouvait pas ne
-pas la tenter:</p>
-
-<p>&mdash;«Monsieur,» commença-t-elle d'un accent
-implorateur: «pardonnez-moi si je me permets
-de vous adresser une question... Est-ce vrai, ce
-que Madame la marquise Ariosti a dit à mon
-père? Vous l'auriez avertie que le tableau dont
-nous voulions faire l'acquisition, ce Cristoforo
-Saronno... n'était pas authentique?...»</p>
-
-<p>Elle me regardait, en prononçant cette phrase,
-avec ses douces prunelles dont le brun était
-devenu noir, tant l'émotion en dilatait le point
-central. Et une pensée était au fond, que
-je lisais distinctement: <i>elle savait, elle, que le
-tableau était faux, et elle ne voulait pas le savoir!</i>
-Le voilà, Madame, ce miracle vivant de l'Amour
-dont je vous parlais. Cette ignorante, mais qui
-chérissait son fiancé d'une tendresse passionnée,
-ne pouvait pas ne pas y voir clair, du moment qu'il
-s'agissait de lui. Et comme toutes les amoureuses
-de tous les temps, elle implorait, elle conjurait
-<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span>
-qu'on lui mentît contre sa propre évidence. Ce
-tableau reconnu faux, c'était son fiancé désespéré,
-c'était aussi, c'était surtout son père déchaîné
-et qui prendrait prétexte de cette erreur pour
-retirer sa parole. C'était l'antipathie secrète entre
-les deux hommes soudain découverte, une brouille
-peut-être irrémédiable. La terreur de cette tragédie
-domestique emplissait ses beaux yeux, et&mdash;toujours
-le miracle!&mdash;une espérance. <i>De
-même qu'elle savait que le tableau était faux, elle
-savait que j'étais l'ami de son amour.</i> Nous avions
-causé ensemble une fois, à peine, et cette certitude
-de son instinct était absolue. Dans la crise
-qu'elle sentait venir, cette divination la faisait
-s'adresser à ma sympathie, pour obtenir quoi?
-Elle eût été bien embarrassée de formuler une
-demande précise. Mais elle était sûre que j'agirais
-dans la mesure du possible et sans attendre ma
-réponse, elle continuait à me mettre au courant
-des événements:</p>
-
-<p>&mdash;«Oui», disait-elle, «Madame Ariosti prétend
-que M. le comte Varegnana est venu de votre
-part l'informer que le tableau était un faux, et
-que vous en donneriez la preuve. Cette démarche,&mdash;c'est
-toujours la marquise qui parle,&mdash;l'a
-indignée. Elle a cru y voir une man&oelig;uvre de
-notre part pour avoir le portrait au rabais. Elle
-était quasi engagée avec mon père. Elle s'est
-considérée comme libre et elle a accepté l'offre
-de M. Kennedy... Oh! Elle n'a pas dit cela
-d'abord. Elle a commencé par nous recevoir très
-<span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span>
-froidement, avec des sous-entendus qui ont exaspéré
-papa. Il est si loyal! Il lui a arraché cet
-aveu... Alors»&mdash;et sa voix se fit plus tremblante&mdash;«alors
-il a eu un accès d'un véritable chagrin
-à la seule idée d'être soupçonné d'un pareil procédé.
-Il savait que vous avez été conduit chez
-Madame Ariosti par M. Courmansel. Il s'est dit que
-vous aviez certainement communiqué à celui-ci
-vos doutes sur ce tableau. Il s'imagine que
-M. Courmansel lui a caché votre témoignage,
-pour ne pas avouer qu'il pouvait s'être trompé...
-Ah! monsieur Monfrey, je suis bien malheureuse!»</p>
-
-<p>Elle avait mis sa petite main sur ses paupières,
-d'où je vis deux larmes jaillir,&mdash;deux grosses
-larmes qui tracèrent deux raies sur ses joues brûlantes.
-Elle se domina aussitôt et sa bouche se
-contraignit à un frémissant sourire, tandis que je
-lui répondais:</p>
-
-<p>&mdash;«Madame Ariosti est une femme abominable.»
-J'insistai: «abominable...» Si j'avais
-vu un fusil braqué sur cette charmante enfant,
-aurais-je hésité à détourner le canon de l'arme?
-Je n'hésitai pas davantage pour ajouter: «Elle a
-manqué de parole à votre père, et elle a inventé
-toute cette histoire pour se justifier...»</p>
-
-<p>&mdash;«Inventé?...» répéta Christiane. C'était
-une stupeur que je lisais maintenant dans ses
-beaux yeux. Qu'avait-elle espéré en s'adressant à
-moi? Pas cette radicale dénégation, à coup sûr.
-Et moi-même, je me serais certes récrié si l'on
-<span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span>
-m'avait annoncé, dix minutes plus tôt, que j'annulerais
-à jamais mon témoignage sur l'origine
-du faux Cristoforo et que j'entrerais dans cette
-vaste conspiration organisée pour doter Solario
-d'un élève imaginaire et l'art Italien d'un peintre
-mythique! Pourtant, j'écoutais la jeune fille continuer,
-frémissante: «George ne s'est pas trompé
-alors?... Vous pensez que le tableau est authentique....
-Vous êtes prêt à l'affirmer à mon
-père?...»</p>
-
-<p>&mdash;«J'y suis prêt,» répondis-je. J'avais brûlé
-mes vaisseaux, et sans remords. J'aurais incendié
-une <i>armada</i> pour voir la joie illuminer ainsi ce
-gracieux visage... «Voulez-vous que je monte
-chez M. Boudron tout de suite?... Je me rends
-compte de ce qui s'est passé. Le comte Varegnana
-et moi, nous avons causé du tableau à
-propos du portrait qu'il possède...»</p>
-
-<p>&mdash;«La Cassandra dei Rangoni, celle que
-M. Courmansel a tant étudiée?» interrogea-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;«Précisément. J'ai émis des doutes sur
-l'identité entre le peintre de ce portrait et le
-peintre du portrait Ariosti. La marquise l'aura su,
-et, je vous le répète, elle a trouvé commode de
-manquer à sa parole en ayant l'air de croire que
-ces doutes portaient sur l'authenticité même du
-portrait. Quant à M. Courmansel, je ne l'ai plus
-revu, entre la visite que nous avons faite ensemble
-au palais Ariosti et le moment où M. Kennedy a
-acheté le tableau. Je ne lui avais donc pas parlé
-de mon idée. Il n'aurait, en aucun cas, pu avertir
-<span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span>
-monsieur votre père... Tout cela sera rapporté,
-comme je vous le raconte... Encore une fois, j'y
-vais de ce pas...»</p>
-
-<p>&mdash;«Non,» répondit-elle, «laissez-moi causer
-avec papa, seule, d'abord... Mais que je suis contente!
-Mon Dieu!...» Et ses deux mains se joignirent
-dans un mouvement de reconnaissance
-presque enfantin. «Vous savez, monsieur Monfrey,
-on se fait souvent des idées, tout un monde...
-L'on a si peur qu'elles ne soient vraies que l'on
-n'ose pas les croire fausses... Quand Madame
-Ariosti a commencé de parler, une terreur m'a
-saisie. Ah! c'est mal! Mais on n'est pas toujours
-maîtresse de sa pensée... Je me suis dit que les
-plus habiles connaisseurs s'abusent. Je me suis
-rappelé cette tiare du Louvre que mon père vous
-citait, avant-hier encore. Si George s'était trompé
-cependant?... J'ai senti là, par avance, tout le
-chagrin qu'il éprouverait... Et il y avait mon
-père! Je le connais. J'ai redouté un éclat entre
-lui et mon fiancé... Je peux bien tout vous dire,
-monsieur Monfrey, quand ce ne serait que pour
-vous expliquer comment j'ai osé vous aborder, et
-pour que vous ne me jugiez pas mal... Quand
-mon cousin m'a demandée, mon père n'a pas
-consenti aussitôt. Il a fallu bien des jours pour
-le décider. A de certains moments, j'ai cru
-m'apercevoir qu'il regrettait ce consentement...
-Mais j'ai rêvé. Dieu! que je suis contente! Ah!
-monsieur Monfrey, vous venez de m'enlever un
-poids du c&oelig;ur!... Merci et pardon!...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span>
-Vous êtes allée à Venise, Madame, et vous
-avez visité la petite chapelle de Saint-Georges-des-Esclavons,
-décorée par Carpaccio? Oui. Nous
-en avons parlé ensemble un jour. C'était au
-début de ma faveur, quand la nouveauté de notre
-relation vous donnait un peu d'indulgence pour
-ma pauvre personne. Alors vous ne me taquiniez
-pas trop. Vous vous souvenez du panneau où le
-Saint est représenté fonçant sur le dragon, la
-lance basse? Quelle allégresse dans sa poussée
-en avant! Quelle aisance! C'est qu'il n'a qu'à se
-retourner pour voir, enchaînée au roc, la princesse
-qu'il a juré de délivrer. Quelle gêne au contraire,
-quelle gaucherie dans le panneau d'à côté,
-où il est figuré auprès du dragon mort, très sottement
-embarrassé de sa monstrueuse victime,
-qu'il ne sait comment traîner! Toute proportion
-gardée, je me retrouvai, Mlle Boudron une fois
-partie et devant l'action que je venais de commettre
-pour elle, aussi empêtré que le saint
-Georges du maître vénitien après son exploit.
-Mentir à cette charmante enfant, quand il s'agissait
-d'effacer le pli d'angoisse, creusé entre ses
-blonds sourcils, n'avait été un bien facile effort.
-Mentir à son père, quand nous nous retrouverions face
-à face, me serait déjà plus malaisé. L'embarras
-était ailleurs. Je n'avais pas menti pour moi seulement.
-J'avais menti aussi pour Varegnana. La
-comédie que je venais de jouer dans l'intérêt de
-la jeune fille comportait, pour réussir, la complicité
-du grand seigneur, et de cette complicité je
-<span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span>
-n'étais rien moins que sûr. Madame Ariosti avait
-nommé au père de Christiane le possesseur du
-Léonard débaptisé. Elle l'avait fait par un suprême
-coup d'audace, se disant que ni le comte
-ni moi ne nous tairions, et préférant venir au
-devant de notre dénonciation, afin de la mieux
-déjouer. En toute circonstance, il eût été immanquable
-que M. Boudron et Varegnana se rencontrassent,
-immanquable qu'ils en vinssent à causer
-du prétendu Cristoforo et de l'achat fait par Kennedy.
-C'était plus certain encore maintenant.
-Point n'était même besoin de cette rencontre et
-de cet entretien pour que M. Boudron fût averti de
-l'opinion du comte sur le faux Cristoforo. «Tout
-Milan saura demain ce qui en est... Son infamie
-sera connue...» Ces phrases du vieux gentilhomme
-résonnaient dans mes oreilles. C'était
-à mon tour d'éprouver, devant la catastrophe
-imminente, la terreur qui précipitait vers moi,
-tout à l'heure, la fiancée du malencontreux critique
-d'art, surpris en flagrant délit d'une si
-épique ânerie! Un petit détail redoubla l'inquiétude
-soudain éveillée, je peux bien dire dans
-mon c&oelig;ur, tant la pitié pour la jeune fille m'avait
-pris tout entier. Au moment même où Christiane
-remontait dans l'ascenseur, j'avais remarqué
-qu'un domestique descendait l'escalier, une lettre
-à la main. Il avait posé quelques questions au
-bureau, et on lui avait fait avancer une voiture.
-Je demandai au concierge si cet homme était le
-valet de chambre de M. Boudron. Sa réponse
-<span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span>
-affirmative, changea mon doute en certitude. Ce
-message était pour Varegnana. Dans son premier
-spasme d'irritation, M. Boudron avait écrit
-au comte. Pourquoi? Sinon pour avoir de lui la
-vérité sur le tableau qu'il avait tant désiré
-acheter. C'était le signe, entre parenthèses, que
-Courmansel ne s'était pas mépris sur ce point.
-Avec ces attitudes sceptiques, M. Boudron avait
-cru profondément à l'authenticité du Cristoforo.
-La lettre était portée et non envoyée par la
-poste. On devait donc attendre la réponse, au
-cas où Varegnana serait à la maison. Et il y
-serait, il me l'avait promis. Là-dessus, moi-même
-je hélai, en hâte, un nouveau <i>brumista</i>, et dix
-minutes plus tard, je descendais devant la porte du
-palais de la rue Bagutta. Le fiacre qui m'avait
-précédé attendait encore. J'aperçus en entrant
-dans l'antichambre le domestique de M. Boudron.
-La réponse n'était pas encore donnée.
-J'arrivais à temps.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span></p>
-<p class="subh">XIII</p>
-
-<p>Le comte se tenait, quand on m'introduisit,
-dans le plus petit des salons, celui qui lui servait
-de cabinet de travail. Au premier coup d'&oelig;il je
-vis que le Léonard&mdash;c'en est un, je le jurerais
-sur votre tête, Madame,&mdash;avait repris sa
-place d'honneur sur son précieux lutrin. Varegnana
-écrivait, assis à son bureau, si l'on peut
-donner ce nom bourgeois à un pareil chef-d'&oelig;uvre
-de marqueterie et de sculpture sur bois.
-Des plumes de cygne au long empennage faisaient
-bouquet, auprès de lui, dans une coupe de la
-Renaissance. Ce sont les seules qu'il emploie, et
-il les plonge dans un encrier ciselé par Benvenuto
-Cellini, s'il vous plaît. Je vous ai dit que c'est un
-Seigneur, un noble et vieux Seigneur, un de ces
-types d'un autre âge que nos ignobles démocraties
-modernes rangeraient volontiers dans le dictionnaire
-des monstres antédiluviens, entre le
-<i>Mammouth</i> et l'<i>Epiornis</i>, le <i>Plésiosaure</i> et le <i>Diplodocus</i>.
-Il était si occupé à sa besogne, qu'il ne
-m'entendit même pas entrer. Plusieurs feuilles de
-papier déchirées et jetées dans un vaste bassin
-<span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span>
-de cuivre repoussé, un antique <i>brasero</i> aux armes
-de sa famille&mdash;encore le Seigneur!&mdash;attestaient
-sa difficulté à composer cette lettre, la
-réponse à celle de M. Boudron. Je demeurai
-quelques instants à le regarder. Je cherchais à
-discerner, sur son altière physionomie et dans
-son attitude, un indice de ses dispositions présentes.
-Il me sembla que sa colère de la matinée
-était, sinon passée, au moins diminuée. Enfin,
-d'un geste où je crus reconnaître l'énergie d'une
-résolution définitive, sa main crispée traça au
-bas de la feuille sa large et claire signature.
-Comme il relevait la tête, il m'aperçut:</p>
-
-<p>&mdash;«Vous arrivez bien», me dit-il. «Si je ne
-vous avais pas promis de ne pas sortir, je serais
-allé chez vous... J'ai une question à vous poser.
-Mais, d'abord, voulez-vous prendre connaissance
-de cette lettre?»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est une réponse à M. Boudron?»,
-m'écriai-je étourdiment.</p>
-
-<p>&mdash;«Oui», fit-il, «d'où le savez-vous?»</p>
-
-<p>Je me sentis rougir, comme la pauvre Christiane
-tout à l'heure, oh! moins joliment! Mon
-imprudente demande prenait un mauvais air
-d'espionnage devant ce personnage d'ancien régime,
-si parfaitement bien élevé. J'eus le courage
-de mon indiscrétion. Le motif en était par trop
-désintéressé. Je lui dis donc:</p>
-
-<p>&mdash;«J'ai vu le domestique sortir avec une
-lettre et monter en voiture. J'ai pensé, sachant
-la scène que M. Boudron venait d'avoir avec
-<span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span>
-Madame Ariosti, qu'il voulait avoir par vous des
-renseignements plus précis... Et me voici...»</p>
-
-<p>&mdash;«Ne vous excusez pas», interrompit-il
-avec sa grâce habituelle, «et écoutez ma lettre.
-C'est en effet une réponse à celle de M. Boudron:
-«<i>Monsieur, J'ai été très sensible à la marque de
-confiance que vous avez bien voulu me donner.
-Mais vous comprendrez que Madame la marquise
-Ariosti étant une de mes parentes, je m'impose la
-règle absolue de me taire sur l'incident auquel
-vous faites allusion. Tout ce que je peux vous en
-dire, c'est qu'il ne vous a pas été exactement rapporté.
-Vous trouverez ici, avec mes regrets pour
-une fin de non-recevoir à laquelle je vous demande
-de ne voir aucun autre motif, l'expression de mes
-sentiments bien distingués. Comte Andrea Varegnana...</i>»
-«Il n'y a pas trop de fautes de
-français?...» ajouta-t-il. Toujours le Seigneur!
-Il entendait bien que je ne me permettrais pas
-d'apprécier le bien ou le mal fondé d'une de ses
-démarches. Il désirait que je fusse au courant.
-Rien de plus.</p>
-
-<p>&mdash;«Si j'écrivais votre langue comme vous la
-mienne...» répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;«Alors, j'envoie le billet?...» dit-il.</p>
-
-<p>Vous jugez, Madame, si je m'abstins de toute
-réflexion. Dans le temps que j'avais mis à franchir
-l'assez longue distance qui séparait mon
-hôtel du palais Varegnana, j'avais ébauché ou
-rejeté quatre ou cinq plans, tous destinés à conduire
-le comte juste au point où il était venu
-<span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span>
-tout seul: donner une explication qui me laissât
-le champ libre. Comment en était-il arrivé là?...
-J'y ai beaucoup réfléchi depuis et je n'ai pas résolu
-ce petit problème. Mais qui a jamais vu clair dans
-l'intention d'un Italien, quand une fois il s'est
-fermé? Si leurs peintres nous ont laissé tant
-d'admirables portraits, la cause en est dans le
-caractère, si impénétrable à la fois et si expressif,
-des physionomies de ce pays. Elles sont ardentes
-et secrètes, passionnées et elles ne disent pas
-leur mot. Quand je me souviens de l'accent ému
-avec lequel Varegnana m'avait parlé de Christiane
-Boudron, je me dis qu'il a eu tout simplement
-pitié d'elle et de son bonheur,&mdash;comme
-votre serviteur, Madame.&mdash;On est si près d'aimer
-l'amour des autres quand on a aimé soi-même,
-et vous savez mon opinion sur l'hôte du
-palais de la via Bagutta et son roman caché.&mdash;Puis,
-je me souviens de l'hypnotisme exercé
-sur lui par la critique d'art, soi-disant scientifique.
-Je me rends compte qu'au fond, tout au
-fond, ce possesseur de tant de merveilles n'est
-qu'un amateur. Il n'a jamais tenu le crayon et le
-pinceau. Devant une toile ou une statue, il n'a
-pas cette intuition de l'outil, qui ne s'apprend
-que par la pratique. Je vois distinctement, moi,
-un Titien et un Raphaël, un Mantegna et un
-Longhi travailler, broyer leurs couleurs sur leur
-palette, attaquer leur tableau. Pour employer une
-locution vulgaire, mais très juste, je sais comment
-c'est fait. Varegnana, non. Il n'a donc pas
-<span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span>
-de certitudes, ne jugeant pas vraiment par lui-même.
-Pour qu'il eût débaptisé sur le cadre le
-Léonard&mdash;son Léonard!&mdash;il fallait qu'il fût,&mdash;j'allais
-parler d'une façon plus vulgaire
-encore, et dire <i>épaté</i>,&mdash;mettons médusé par
-Courmansel, son bagou de pédant, son érudition
-affirmée. Courmansel, pour Varegnana, c'était
-Morelli lui faisant peur du fond de sa tombe, et
-l'on n'est pas un Seigneur sans être un peu
-timide. Ces traits semblent contradictoires, mais
-être un Seigneur, c'est se vouloir toujours le premier,
-ou du moins à part. C'est donc avoir un
-amour-propre toujours en éveil. C'est craindre,
-par-dessus tout, le ridicule d'une prétention mal
-justifiée. Je cherche à expliquer une volte-face
-au demeurant moins étonnante que la mienne.
-Mais l'on connaît, ou l'on croit connaître, la
-logique de ses illogismes, au lieu que les brusques
-changements des autres nous déconcertent
-jusqu'à l'ahurissement. Je me comparais au saint
-Georges de Carpaccio, Madame, tout à l'heure&mdash;sans
-trop de modestie. Ne me le dites pas, je le
-sais. Imaginez ce brave chevalier sentant soudain
-venir à lui la corde avec laquelle il traînait son
-dragon. Il constate que le cadavre de l'énorme
-bête a disparu!... Il ne serait pas plus étonné que
-je ne le fus, le billet du comte à M. Boudron une
-fois envoyé. Désormais tout dépendrait de ce
-que je raconterais au père de Christiane. Mon
-parti était pris. En tout cas, je ne m'attendais
-guère à entendre Varegnana me dire:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span>
-&mdash;«Ainsi le portrait est vendu à M. Ralph
-Kennedy? Vous êtes arrivé trop tard?»&mdash;Et
-comme je lui faisais signe que oui... «C'est
-peut-être mieux,» continua-t-il et après un court
-silence: «Car enfin, êtes-vous sûr, bien sûr, que
-vous ne vous êtes pas trompé?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Trompé?» répétai-je. «En reconnaissant
-mon tableau?»</p>
-
-<p>&mdash;«En vous imaginant le reconnaître», rectifia
-le comte. «Vous n'avez eu que quelques
-minutes pour l'examiner, et une ressemblance
-est si perfide... Vous-même, vous m'avez dit que
-vous avez failli n'en pas croire vos yeux, tant
-ce panneau avait une physionomie de vieille
-chose... Sur le premier moment, je n'ai pas
-pensé plus que vous à la possibilité que vous
-fissiez erreur. Je vous l'ai dit. Je n'ai jamais été
-tranquille devant ce portrait... Je lui en voulais
-d'avoir servi à débaptiser celui-ci...» Et il me
-montrait son Léonard réinstallé à sa place d'honneur.
-Il ne lui avait pas encore enlevé son brevet
-de déchéance, le cartouche sur lequel figurait un
-des noms de l'usurpateur, cet Amico di Solario,
-mélancoliquement suivi d'un signe interrogateur,&mdash;dernier
-et faible essai de protestation!</p>
-
-<p>&mdash;«Enfin», reprit-il, «après avoir eu la scène
-que vous savez avec la marquise, et une fois seul,
-je me suis demandé: n'avons-nous pas été un
-peu vite, M. Monfrey et moi? Madame Ariosti est
-ma cousine, comme je l'écrivais à M. Boudron.
-<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span>
-Quand je vous eus laissé partir, je ne me sentis
-pas la conscience entièrement en paix. Je n'avais
-pas fait un assez long crédit à cette femme, qui
-pouvait être de bonne foi... Et elle l'était, témoin
-les photographies qu'elle vient de m'envoyer de
-son tableau, sans un mot. Je lui ai manqué très
-gravement. Cet envoi n'était-il pas un appel à un
-examen, auquel j'ai procédé? J'ai là une autre
-photographie, celle du dessin de l'Académie de
-Venise, dont je vous ai déjà parlé, et qui est une
-étude pour mon ex-Cassandra.» Ici un soupir,
-et fermement: «Eh bien! Il n'y a pas à dire,
-l'X dont est signé ce dessin est exactement le
-même que l'X qui figure au bas du portrait où
-vous avez cru reconnaître votre &oelig;uvre de jeunesse...
-Est-il admissible que cette particularité
-soit un pur hasard?... Voyez: les deux petites
-barres d'en bas et d'en haut allant ainsi, d'un
-seul côté et se relevant un peu à la pointe... Or
-vous n'aviez pas vu le dessin de Venise quand
-vous avez peint votre tableau. Donc...»</p>
-
-<p>Il me tendait les deux épreuves, où il y avait
-en effet une identité entre les deux lettres,
-dont l'explication était trop naturelle. Le père
-Sanfré avait savamment retouché ou fait retoucher
-dans le style du quinzième siècle les lettres
-de la signature destinées à subsister. Ce dessin
-de Venise était de cette époque. A moins
-que... Depuis cette aventure j'en suis à me demander,
-moi, s'il ne fonctionne pas, en Italie,
-un immense <i>camorra</i> artistique dont tous les associés
-<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span>
-sont dressés à estampiller de marques, savamment
-choisies, les dix mille objets faux qui
-émigrent chaque année de la Péninsule. Je regardais
-le profil de l'inconnue qui avait posé
-pour ce crayon. Je regardais l'image de Ginevra.
-L'intense comique de la situation me ressaisissait.
-Même Varegnana ne croyait plus à mon
-témoignage! J'aurais pu, comme j'avais fait avec
-Courmansel, discuter point par point. Dans ma
-confidence hâtive de la veille, je n'avais pas
-insisté sur les irréfutables indices, notamment
-sur le petit signe du coin de la lèvre que je connaissais
-si bien et qui me rappelait de délicieux
-souvenirs d'amours bohémiennes. A quoi bon?
-Je levai les yeux sur le Comte. Il me sembla
-qu'une angoisse contractait son visage. Dans le
-doute sur l'authenticité d'un tableau, estimait-il
-que mieux valait faire pencher la balance du
-côté qui favoriserait un jeune et profond amour?
-Le possesseur du Léonard éprouvait-il un suprême
-regret? Le gentilhomme désirait-il abriter
-ses scrupules derrière mon affirmation? Il est
-certain que son visage se détendit lorsque j'acquiesçai
-à sa nouvelle opinion en lui répondant:</p>
-
-<p>&mdash;«C'est vrai, je ne reconnais plus bien mon
-tableau. A vingt-huit ans de distance, vous savez!...
-D'ailleurs, Madame Ariosti, Kennedy et
-Courmansel ont été prévenus...»</p>
-
-<p>&mdash;«Ah!» fit-il, «Courmansel aussi... Et il
-pense?...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span>
-&mdash;«Que son Cristoforo est plus vrai que jamais...»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous voyez!...» s'écria Varegnana, et
-regardant le portrait jadis attribué au Vinci avec
-une tristesse singulière... «Décidément, ma
-Dame aura perdu son peintre, mais elle ne nous
-en voudra pas... Nous aurons fait une heureuse...
-Ne soyez pas en retard pour le dîner», ajouta-t-il;
-«vous aurez un plat milanais dont je veux
-vous faire la surprise et qui ne peut pas attendre...»</p>
-
-<p class="space">... Voilà pourquoi, Madame et amie, si jamais
-Adalbert de Rumesnil, ou quelque autre Snob
-de cette lignée, vient vous raconter que l'on a
-découvert le véritable auteur de la <i>Joconde</i> et que
-cet auteur s'appelle Cristoforo Saronno, n'en
-croyez pas un traître mot. Et si vous apprenez
-qu'un collectionneur de nos amis se prépare,
-dans une grande vente, à enrichir sa galerie
-d'un panneau du même Cristoforo, engagez-le
-à se méfier. Et puis, permettez à votre serviteur
-de vous offrir pour votre fête, qui tombe le
-17 du mois, une médiocre reproduction de
-la Cassandra du palais Varegnana: qu'il a exécutée
-pour vous&mdash;<i>con amore</i>.&mdash;Vous placerez
-cette aquarelle dans un des coins de votre salon,
-et quand on vous demandera quelle est cette tête
-adorable, vous répondrez hardiment que c'est
-une copie d'un Léonard. Ce sera vrai, aussi vrai
-que vous êtes un Vinci, vous-même, pour le
-<span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span>
-malheur de celui qui vient de vous raconter cette
-trop longue histoire et qui s'excuse, en mettant
-à vos pieds une fois de plus votre passionné, votre
-fidèle, votre inutile serviteur.</p>
-
-<p class="signature">L. M.</p>
-
-<p class="i4"><i>Pour copie conforme.</i></p>
-
-<p class="dater">Thoune. Août 1906.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span></p>
-
-<h2 class="normal">I<br />
-<span class="medium">LA SECONDE MORT</span><br />
-<span class="xs">DE</span><br />
-<span class="large">BROGGI-MEZZASTRIS</span><br />
-<span class="signature xs"><i>A Arrigo Boïto.</i></span></h2>
-
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_136"> 136</a></span></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span></p>
-
-<p class="subh">I</p>
-
-<p>C'était la première fois que Michel Steno visitait
-le petit musée Broggi-Mezzastris, que connaissent
-bien tous les voyageurs qui se sont
-arrêtés quelques jours à Bologne. Cette admirable
-capitale de l'Émilie mérite beaucoup mieux
-que de servir de halte, comme c'est l'habitude,
-une matinée où un après-midi, entre Florence,
-Milan et Venise. Le comte Steno&mdash;le nom l'indique
-assez&mdash;était originaire de cette dernière
-ville. Ce voisinage aurait dû lui rendre familière
-la galerie que le défunt commandeur Broggi-Mezzastris
-a léguée à sa cité, d'autant plus que
-ledit commandeur était son très proche parent.
-La comtesse Steno, sa mère, celle qu'on appelait
-à Venise, de son vivant, l'Andryana, pour la distinguer
-de l'autre comtesse Steno, la Catarina,
-était une demoiselle Broggi et la propre s&oelig;ur du
-généreux collectionneur. Mais la s&oelig;ur et le frère
-étant brouillés depuis des années, le neveu n'avait
-jamais passé le seuil du palais de son oncle. Ce
-malentendu familial expliquait le codicille par
-lequel l'opulent Bolonais avait institué sa patrie
-<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span>
-sa légataire universelle, sous cette condition expresse
-que tous les meubles et objets d'art ramassés
-dans sa maison y demeureraient et que les
-salles seraient ouvertes au public trois jours de la
-semaine, de dix heures à quatre. Visiblement,
-Broggi-Mezzastris s'était proposé comme modèle
-la fondation Poldi-Pezzoli à Milan, pour le plus
-grand dam de cet unique neveu, son naturel
-héritier. Il est juste de dire que Michel n'avait,
-après la mort de son père et de sa mère, jamais
-rien fait pour se rapprocher de son oncle. Il suffisait
-que celui-ci fût riche pour que le neveu
-répugnât à toute démarche de réconciliation. Il
-avait donc trouvé tout naturel, à l'époque, d'être
-privé de ce considérable héritage. C'était un véritable
-descendant des «Magnifiques» que Michel,
-et qui n'avait jamais eu besoin d'affecter le mépris
-de l'argent. Le malheur est que l'argent se
-venge toujours de ces dédains-là. Un bourgeois
-l'a dit sagement: il ne mérite, ce nécessaire et
-dangereux métal, ni d'être méprisé, ni d'être
-adoré. Il mérite d'être compté. Ayant manqué à
-cette maxime, le dernier représentant de l'illustre
-doge Steno avait, à trente-cinq ans&mdash;c'était son
-âge, lors de cette aventure qui date de 1890&mdash;dépensé
-plus de la moitié de sa fortune. De ses
-soixante mille francs de rente, il lui en restait
-vingt-cinq. Ce million s'était fondu à mener cette
-existence cosmopolite pour laquelle les Italiens ont
-tant de goût et tant d'aptitude. Observateurs et
-souples, surveillés et impressionnables, très réfléchis
-<span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span>
-et très sensitifs, ils excellent à s'harmoniser
-avec des milieux nouveaux, et ils se sentent attirés
-vers les plus élégants, par cette crainte du
-provincialisme, un des traits singuliers de ces
-natures à la fois si fières de leur passé et si
-défiantes de leur présent. Michel avait payé cher
-le droit de se considérer un peu comme chez lui
-à Nice, à Londres, à Paris, à Saint-Moritz, à Aix,
-dans tous les endroits de fête mondiale où il
-avait promené sa belle mine d'ancien portrait.
-Avec ses trente-cinq ans, il ressemblait encore
-d'une façon saisissante à ce jeune seigneur de la
-galerie de Buda-Pest, attribué par les critiques à
-Giorgione tour à tour et au Pordenone. Qu'importe?
-C'est une tête au front hautain, aux yeux
-profonds, à la bouche passionnée, à l'expression
-sensuelle et grave, et qui semble garder un secret
-tragique de volupté et de mélancolie. Il se trouve
-aisément des curieuses pour essayer de déchiffrer
-ces secrets-là, quand une pareille physionomie
-s'associe aux jolies manières d'un gentilhomme
-ultra-moderne, et la compagnie des curieuses est
-d'autant plus coûteuse que leur nom figure en
-meilleure place sur le «Gotha» ou le «Peerage».
-Un amant digne de ce nom ne se pardonnerait
-pas de ne pas suivre le train de sa
-maîtresse. Cela soit dit pour expliquer et la demi-ruine
-si rapide de Michel Steno, et aussi comment
-son indifférence à la succession de son oncle
-s'était petit à petit, trois ans après la disparition
-du collectionneur, changée en un regret, d'abord
-<span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span>
-très vague, puis plus précis. L'inauguration solennelle
-du musée, retardée par des nécessités
-d'aménagement intérieur, avait eu lieu, il y avait
-seulement six mois. A cette occasion, tous les
-journaux de la Péninsule avaient publié des
-articles qui célébraient la générosité du commandeur
-Broggi, avec chiffres à l'appui. Il avait été
-parlé de quatre millions de francs, rien que pour
-les tableaux. Le palais, construit par Baldassare
-Peruzzi, un peu avant et dans le même style que
-le Prosperi, à Ferrare, valait bien de son côté
-un million. Mettons un million encore pour les
-tapisseries et les meubles. Le capital immobilisé
-pour suffire à l'entretien et au traitement des gardiens
-représentait deux autres millions. Il était
-assez naturel que Michel eût additionné ces
-sommes avec un mécontentement grandissant, et
-qu'il eût poussé la mauvaise humeur jusqu'à ne
-pas assister à cette séance d'inauguration. Il ne
-l'était pas moins qu'ayant l'occasion de traverser
-Bologne, la fantaisie lui fût venue d'inventorier par
-lui-même ce trésor dont il avait été frustré, un peu
-par la faute de ses parents, qui eussent dû, à cause
-de lui, se rapprocher du commandeur; un peu par
-sa propre faute&mdash;il se blâmait, à présent, d'avoir
-mis son amour-propre à ne pas capter un oncle
-riche et célibataire&mdash;beaucoup par la faute d'une
-troisième personne. Le vieux Broggi-Mezzastris,
-devenu hypocondriaque, avait eu, comme unique
-commensal, durant la dernière période de sa vie,
-un mauvais peintre, un certain Luigi Gambara,
-<span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span>
-dont la comtesse Steno avait toujours parlé à son fils
-comme du plus dangereux intrigant. Tandis qu'il
-payait la taxe d'entrée, au bas du grand escalier,
-Michel avait pu lire ce nom suspect au bas du
-règlement du musée: «Luigi Gambara, conservateur
-général.» Ce renseignement n'était pas
-pour lui une nouveauté. Il savait la fondation de
-son oncle mise sous la surveillance du peintre, le
-confident le plus intime de la pensée du vieillard.
-Ce signe visible que cet homme existait, surpris
-par le neveu déshérité, en avait pourtant donné
-un sursaut soudain de ses secrètes rancunes.</p>
-
-<p>&mdash;«Conservateur général?...» avait-il répété
-tout bas, en commençant de gravir les marches.
-«Ce Gambara a joliment man&oelig;uvré. Il ne pouvait
-pas se faire léguer les dix millions. La captation eût
-été trop flagrante et le testament trop attaquable.
-Le drôle a été plus fin. Il s'est fait donner l'usufruit,
-tout simplement, sous un prétexte qui le
-mettait à l'abri des procès. Conservateur général?
-Cela signifie une belle et bonne rente, un logement
-sans doute...» Et, comme il était sur le
-palier où se tenait écroulé sur un divan un gardien,
-somptueusement habillé à la livrée de feu
-le commandeur: «Monsieur le professeur Gambara
-habite ici?» demanda-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;«Oui, monsieur,» répondit cet autre sinécuriste;
-«au second étage. Mais il est sorti.»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est bien cela,» reprit Michel qui continuait
-mentalement son monologue. «Le palais
-est à lui, puisqu'il y demeure en maître. Il est
-<span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span>
-payé pour se promener au milieu des chefs-d'&oelig;uvre
-et y faire figure d'amateur d'art. Je me
-suis laissé raconter qu'avant d'être recueilli par
-mon oncle, il besognait chez les antiquaires. Il y
-restaurait des tableaux à cinq francs la journée
-peut-être. Et maintenant!... Oui. C'est joliment
-man&oelig;uvré. Et penser que mon oncle a eu
-assez d'intelligence pour découvrir et acheter
-toutes ces peintures, pas assez pour deviner la
-grossière entreprise de ce coquin sur sa fortune?...
-Il m'aurait seulement légué ces tableaux
-avec interdiction de les vendre, quelle parure
-pour la grande salle du palais Steno! Ils y auraient
-été vivants. Au lieu qu'ici, à quoi servent-ils? A
-nourrir l'insolence paresseuse de ce flandrin de
-gardien et la gredinerie triomphante du sieur
-Gambara... Qui vient les visiter? Trois ou quatre
-Anglaises, de temps à autre, comme celles-ci,
-qui prononcent devant eux, du bout de leurs
-longues dents, l'inévitable <i>Very fine aindeed!</i>...
-Et tout le reste de la journée, personne... Y
-a-t-il rien de plus lamentable que ce musée, de
-plus délaissé, de plus désert?... Était-ce la peine
-de tant aimer les arts, pour aboutir à cette nécropole?...»</p>
-
-<p>L'aspect des salles justifiait cette boutade. Le
-pas énervé du jeune homme résonnait à présent
-sur leur parquet désert. Elles développaient leur
-longue enfilade vide, autour d'une cour intérieure,
-plantée en jardin, que décorait un
-énorme fleuve de pierre épanchant de son urne
-<span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span>
-une masse d'eau jaillissante. La sonorité de cette
-cascade arrivait dans la galerie, par les fenêtres
-ouvertes&mdash;on était en mai.&mdash;Elle rendait plus
-sensible la solitude de ces vastes chambres abandonnées,
-où rien ne trahissait la vie personnelle
-de l'ancien propriétaire. Plus de meubles et plus
-de tapis. Il ne restait que les murs, tendus d'un
-damas rouge, visiblement neuf, sur lequel se détachaient,
-de place en place, dans leurs cadres
-presque tous anciens, les tableaux célèbres de
-cette collection, une des plus remarquables qui
-ait été formée ces dernières années. Les artistes
-de l'Émilie surtout y sont représentés par des
-merveilles: l'Ortolano par une <i>Nativité</i> d'un
-charme d'autant plus prenant que la Vierge, le
-saint Joseph et l'Enfant se groupent, par un symbolisme
-d'une rare poésie, entre les colonnes
-doriques d'un temple ruiné. On y voit six <i>tondi</i> de
-Francia, série incomparable. Elle illustre l'histoire
-d'Orphée. De l'opulent coloriste Dosso Dossi
-est une <i>Médée</i>, le pendant de la <i>Circé</i> de la villa
-Borghèse, à Rome. Et ce ne sont là que des peintures
-du second ordre, par rapport aux cinq pièces
-capitales du musée: la <i>Cavalcade héroïque</i> de Lorenzo
-Costa, un <i>Prieur de Malte</i> d'Antonello de
-Messine, un <i>Christ passant</i> de Romanino, un
-<i>Concert champêtre</i> de Paris Bordone, et enfin le
-plus délicieux des Gianpietrino, une <i>Madone avec
-un enfant</i>, une des perles de l'école lombarde.
-Les anneaux crespelés de la chevelure de la
-Vierge, brune avec des reflets d'or, les lourdes
-<span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span>
-paupières un peu renflées, le sourire sinueux
-des joues, la noblesse des longues mains, le
-coloris verdâtre du ciel et le mirage des glaciers
-au fond, tout dans cette toile porte l'empreinte
-du rêve léonardesque et de sa langueur
-mystérieuse. Quoique Michel Steno n'eût jamais
-mené qu'une existence très frivole d'homme à
-la mode et de délicat épicurien, il était de
-Venise. Il avait respiré dans l'air de la lagune
-ce goût des belles choses qui fait de n'importe
-quel oisif de la place Saint-Marc un connaisseur-né.
-Il n'eut pas plus tôt commencé de parcourir
-les salles&mdash;où se trouvent, notez-le,
-soixante-seize numéros de cette force&mdash;qu'il
-oublia ses déceptions d'héritier évincé, pour
-s'extasier, tout simplement, devant une telle profusion
-de chefs-d'&oelig;uvre. Il allait, plus étonné à
-chaque pas, envahi, quoi qu'il en eût, par le
-charme émané de ces toiles et de ces panneaux.
-Le génie des vieux maîtres avait su les animer,
-pour toujours, d'une vie tantôt gracieuse ou tantôt
-sublime, voluptueuse ou douloureuse, mystique
-ou païenne. Michel parvint ainsi jusqu'à la dernière
-chambre, au fond de laquelle se trouvait, comme
-relégué dans un recoin où la lumière lui arrivait
-mal, un portrait de date récente. C'était celui
-du commandeur Broggi-Mezzartris lui-même, du
-donateur magnifique. Une plaque de marbre,
-placée sur la surface du palais, célébrait son goût
-exquis: «Ici vécut et mourut le très illustre et
-très érudit&mdash;commandeur Broggi-Mezzastris,&mdash;qui
-<span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span>
-sut,&mdash;comme autrefois les Médicis,&mdash;chercher
-dans l'art le repos et le soulagement&mdash;de
-travaux plus mercenaires.&mdash;La cité de
-Bologne&mdash;a placé là cette pierre,&mdash;comme un
-témoignage de la haute culture&mdash;de ce grand
-citoyen.» «Très érudit...» «haute culture...»
-«les Médicis»... De telles paroles sonnaient
-très étrangement associées au personnage devant
-lequel Michel Steno s'hypnotisait maintenant. Il
-n'avait jamais vu de son oncle que des photographies
-de jeunesse, où l'inachevé de la vingtième
-année dissimulait les traits caractéristiques
-du masque. Il demeurait stupéfié devant cette
-physionomie de vieillard, si révélatrice. C'était
-une face terne, prosaïque, sans lumière. Des favoris
-bêtes&mdash;n'y a-t-il pas des barbes spirituelles?&mdash;l'encadraient
-bourgeoisement. Jamais aucune
-pensée n'avait allumé sa flamme dans ces gros
-yeux à fleur de tête, où résidait une joie béate
-de vanité satisfaite. La bouche exprimait une
-bonhomie importante, la suffisance niaise du
-richard qui, ne vivant plus qu'au milieu des flatteurs,
-prend leur servilité complaisante pour une
-preuve de sa propre excellence. Comment concevoir,
-derrière ce visage de vulgarité, la distinction
-d'esprit et de c&oelig;ur que supposait l'établissement
-de cet admirable musée? Il y a, certes, de l'exagération
-dans le mot prêté par la légende à
-Raphaël: «Comprendre, c'est égaler.» Et,
-pourtant, l'intelligence des &oelig;uvres d'art, à ce
-degré, comporte bien une espèce de génie. Le
-<span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span>
-médiocre individu, portraituré sur cette toile,
-avait-il eu ce génie? Les tableaux de la galerie
-avaient beau affirmer que oui; ce portrait-là jurait
-que non, et mille souvenirs se levaient dans l'esprit
-de Michel Steno qui donnaient raison au
-portrait.</p>
-
-<p>&mdash;«Quelle figure de <i>minus habens</i>!» se disait-il.
-«Ma mère ne parlait jamais de lui sans répéter:
-Peppino est un pauvre homme. Il ne faut le
-tenir responsable de rien.» Ce portrait est vraiment
-celui d'un pauvre homme, d'un très pauvre
-homme... A-t-il dû être facile à capter! Comment
-a-t-il fait pour arriver à une grosse fortune, bête
-comme cette peinture le raconte?... Parbleu, c'est
-très simple. Le grand-père Broggi lui a laissé la
-fabrique de soieries. Bien montée, elle a continué
-de marcher. Le mérite de celui-ci aura été de se savoir
-incapable. Et c'est un mérite. L'on ne touche
-à rien alors. L'on ne gâte rien... Quel mystère que
-l'hérédité! Ma mère, qui était si fine, si délicate,
-si grande dame, malgré sa naissance,&mdash;et ce frère,
-si commun, si plat!... Décidément j'aime tout
-autant n'avoir pas connu cet oncle. Ça me coûte
-tout de même un peu cher. J'ai eu tort de venir
-ici. Je vais me mettre à trop regretter quelques-uns
-de ces tableaux. Allons-nous-en sans les
-revoir...»</p>
-
-<p>Le jeune homme reprenait le chemin de la
-porte de sortie en se tenant ce discours. Il traversa
-la longue suite des salons, sans jeter un nouveau
-regard aux merveilles, qu'il aurait pu et dû
-<span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span>
-avoir à lui, dans le palais Steno. Tandis que ses
-yeux, détournés des toiles, erraient de-ci, de-là,
-au hasard, la singularité dont j'ai parlé déjà, le
-frappa tout d'un coup: cette absence totale de
-mobilier dans ces pièces, qui avaient pourtant
-servi d'appartement privé au Commandeur. Dans
-chacune se trouvait simplement une banquette
-cannée, pour le repos des visiteurs. La mémoire
-lui revint soudain, du testament qu'il avait lu
-jadis avec beaucoup d'attention, en compagnie et
-sur la prière instante de son homme d'affaires.
-Se trompait-il? Ne s'y rencontrait-il pas cette
-phrase, il croyait en voir encore les mots devant
-lui: «Je lègue le palais avec tout ce qu'il contient
-d'objets d'art et de meubles?...»</p>
-
-<p>&mdash;«De meubles?» se répéta Michel, à mi-voix,
-et, parcourant de nouveau les salons d'un coup
-d'&oelig;il circulaire: «Voilà qui est bien extraordinaire...»
-Comme il se trouvait derechef sur le
-palier de l'escalier, il interrogea le gardien auquel
-il s'était adressé tout à l'heure: «Dites-moi.
-C'était bien dans ces chambres du <i>piano nobile</i>
-qu'habitait M. Broggi-Mezzastris?...» Et, sur une
-réponse affirmative: «Il y avait des meubles dans
-ce temps-là?»</p>
-
-<p>&mdash;«<i>Chi lo sa?</i>» répartit flegmatiquement
-l'homme à la prétentieuse livrée rouge et jaune.
-«Je ne suis pas du temps du Commandeur. C'est
-M. Gambara qui m'a placé ici, l'an dernier. J'ai
-toujours vu le musée comme il est.»</p>
-
-<p>&mdash;«Il n'y a pas de salles au rez-de-chaussée,
-<span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span>
-où l'on aurait pu mettre ces meubles?» insista le
-questionneur.</p>
-
-<p>&mdash;«Mais oui,» fit le gardien, en haussant les
-épaules. «Il y en a, et des meubles dedans, en
-quantité, je vous en réponds. Mais ces salles-là,
-on ne les visite pas. C'est M. Gambara qui en a
-les clefs.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span></p>
-
-<p class="subh">II</p>
-
-<p>Ce n'était rien, cette réponse. Il était plus que
-légitime, nécessaire, que le surveillant en chef
-des trésors du musée Broggi-Mezzastris conservât
-par devers lui ces clefs d'un garde-meubles
-où se trouvaient sans doute des objets de grande
-valeur, et non encore classés. Le temps mis à
-organiser et à ouvrir les galeries s'expliquait par
-un fait bien naturel. Le Commandeur était mort
-très âgé. Il avait sans doute laissé les appartements
-où il avait fini ses jours et leur mobilier,
-dans un état d'usure qui exigeait de longues réparations.
-Cette hypothèse n'était pas seulement la
-plus vraisemblable. Elle était la seule. Elle ne se
-présenta même pas une seconde à l'esprit du
-neveu dépossédé.</p>
-
-<p>&mdash;«Oui,» se répétait-il au contraire, une
-fois franchi le seuil du palais. «Voilà qui est
-bien extraordinaire... Cet appartement dégarni?
-Ces meubles sous clef? Qu'est-ce que cela signifie?...
-Ce Gambara, aurait-il profité de sa situation
-pour exécuter un coup de brocantage?...
-Pourquoi non? Qu'il soit un gredin, comment en
-<span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span>
-douter, après cette savante captation? Quel scrupule
-l'aurait retenu? Qui donc ira vérifier, quand
-on remettra le tout en place, s'il manque un fauteuil,
-une table, une chaise? Le sieur Gambara
-sera chargé de surveiller le réaménagement.
-Ah! la bonne farce!... Parbleu, il aura vendu à
-quelque antiquaire, un de ceux qui l'ont placé
-<i>casa</i> Broggi, pour une centaine de mille francs
-d'objets. Avec le goût de mon oncle, et à en
-juger d'après les tableaux, des meubles de premier
-ordre remplissaient ce palais. Au prix où sont
-les bois aujourd'hui, il ne faut pas beaucoup de
-fauteuils pour faire cent mille francs... On a
-dû dresser un inventaire, à la mort du Commandeur.
-Où est-il? Chez les gens de loi. Qui s'avisera
-d'aller l'y consulter?... Qui? Et pourquoi pas
-moi?... Quelle idée!... Mais si je mettais mon
-bon ami Cantoni sur cette piste? Il voulait attaquer
-le testament sous n'importe quel prétexte.
-Je l'en ai empêché à l'époque. Ce procès ne me
-semblait pas juste... Les choses changent, dès
-l'instant que le testament n'est appliqué, ni dans
-sa lettre, ni dans son esprit. Car il ne l'est pas.
-Mon oncle a voulu laisser à Bologne, sa maison,
-comme il l'habitait. Il ne l'habitait pas telle que
-je viens de la voir... Donc le testament est
-faussé... Décidément j'en parlerai à Cantoni...»</p>
-
-<p class="space">Ce roman de soupçon, pris et repris, avait fait
-certitude dans l'imagination de Michel Steno,
-quand il débarqua sur le quai de la gare à Venise,
-<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span>
-vingt-quatre heures après sa visite au palais
-Broggi-Mezzastris. Le soir même, il allait, suivant
-l'invariable coutume de ses compatriotes nobles
-ou plébéiens, riches ou pauvres, prendre des
-glaces <i>in piazza</i>. Dix minutes plus tard il retrouvait
-l'avocat Cantoni, et tout de suite il lui communiquait
-ses doutes, qui n'en étaient déjà plus,
-sur la gestion du captateur Gambara. Cette consultation,
-prolongée indéfiniment, en allant et
-venant, sous les arcades, eut pour conséquence
-immédiate, vingt-quatre autres petites heures
-plus tard, l'expédition officielle par le dit Cantoni
-d'une lettre sur papier timbré. Au nom du «très
-noble homme» Michel Steno, patricien Vénitien,
-l'avocat signalait au «très illustre» marquis Bellini,
-de Bologne, président du conseil du musée
-Broggi-Mezzastris, la grave infraction faite au
-testament. Cantoni citait le texte du codicille
-qui portait très exactement que «rien ne devait
-être changé dans le palais». Il ajoutait que si les
-pièces n'étaient pas, dans un délai normal,
-remises en l'état consigné sur l'inventaire après
-décès, M. le comte Michel Steno se croirait obligé,
-à son très grand regret, en sa qualité de plus
-proche héritier, d'introduire une action en justice.</p>
-
-<p>&mdash;«Aucun doute,» avait conclu le subtil homme
-d'affaires, «que le marquis Bellini ne donne des
-ordres pour réparer une irrégularité qu'il ignore
-certainement. Il faudra que le Gambara représente
-les meubles. Il les représentera. Pas tous,
-et pour cause. C'est là que je l'attends. J'écris
-<span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span>
-par le même courrier à mon confrère de Bologne,
-qui a été chargé de la succession, de me faire
-tenir le double de l'inventaire. C'est de droit.
-Sitôt averti que le mobilier a été remis dans
-les salles, je me transporte là-bas en personne,
-cet inventaire en main. Je vérifie fauteuil après
-fauteuil, clou après clou. Le Gambara est convaincu
-de vol. Mais s'il a volé, il a capté... Voyez-vous
-la suite, monsieur le Comte?... Le procès est
-au bout, et un bon procès. La ville transigera. Je
-vous l'avais dit, il y a deux ans.»</p>
-
-<p>&mdash;«Que le Gambara soit seulement châtié,»
-avait répondu Michel. «Ce sera déjà une petite
-satisfaction.»</p>
-
-<p>&mdash;«Il le sera,» avait repris l'avocat. «J'en fais
-mon affaire, et du procès aussi. Mais le personnage
-est évidemment très retors. Il ne se laissera
-pas prendre sans avoir essayé quelque tour de son
-métier. Il est de Bologne, le pays des <i>glossateurs</i>.
-Nous sommes de Venise, nous, celui des Inquisiteurs
-d'État. Nous aurons le bon bout. Je voudrais
-le voir sortir de là, s'il a vendu des meubles et s'il
-ne peut les représenter!... Et qu'il en ait vendu,
-c'est trop clair. Ça pue l'escroquerie, cette affaire,
-à plein nez. Patience, mon cher Comte, patience.
-Nous aurons notre procès. Et je parle de transaction?
-Mais pourquoi en accepterions-nous, si
-l'on a capté? Nous n'en accepterons pas, et le
-testament sera cassé... Et alors...» Et il eut le
-clignement d'yeux d'un chicaneur devant la perspective
-d'un de ces litiges qui, d'appel en appel,
-<span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span>
-durent des années et font la gloire des basochiens,&mdash;et
-leur fortune.</p>
-
-<p class="space">&mdash;«Cantoni aurait-il vraiment raison?» se
-demandait Steno, une semaine plus tard, en
-tournant et retournant entre ses doigts une carte
-de visite trouvée sur le plateau de la table dans
-le vestibule de son palais, au retour d'une promenade
-en gondole. Cette carte portait le nom
-de «Luigi Gambara, conservateur général du
-musée Broggi-Mezzastris.» Au-dessous de ce titre,
-qui tenait deux lignes, le visiteur avait écrit au
-crayon quelques mots. Ils justifiaient trop les
-soupçons de Michel lui-même et les accusations de
-l'avocat: «Aura l'honneur de se présenter de nouveau
-aujourd'hui, à cinq heures, et prie instamment
-monsieur le comte Steno, de lui accorder un
-entretien personnel, pour une communication
-extrêmement importante.» Une adresse suivait,
-celle de l'hôtel où le voleur était descendu à
-Venise. N'était-ce pas un aveu de vol en effet que
-cette démarche, tentée en dehors et à côté des
-hommes de loi, alors que la plainte de Cantoni
-au marquis Bellini posait la question sur un terrain
-purement juridique? Le conservateur général
-du musée Broggi, qui aurait dû plutôt s'appeler
-le dévaliseur, venait implorer la pitié de l'héritier
-dépouillé jadis par ses soins, afin d'arrêter une
-enquête dont l'issue menaçait d'être trop redoutable.</p>
-
-<p>&mdash;«Ça va être une scène grotesque,» se dit Michel.
-<span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span>
-«Je ne le recevrai pas. Ou mieux, je le
-recevrai, deux minutes, pour qu'il sache bien que
-je n'agis poussé par personne et que ma résolution
-ne bougera pas... Il est perdu, et c'est bien fait.»</p>
-
-<p>Le descendant des doges était dans ces dispositions
-peu bienveillantes, lorsqu'à l'heure dite le
-gondolier, qui lui servait de valet de chambre&mdash;à
-la Vénitienne, toujours&mdash;introduisit le personnage
-attendu. Michel vit entrer un petit homme,
-âgé, chétif, de pauvre mine, tout blanc, tout
-voûté, avec un de ces visages à la fois délicats et
-humbles, fins et craintifs, où se devine ce mélange
-singulier d'une intelligence très vive et d'une incurable
-défiance de soi, qui fait le «raté supérieur»,
-pour emprunter à un humoriste une expression
-qui mériterait de passer dans la langue, tant elle
-est exacte. Les yeux de Gambara étaient brûlants
-de fièvre et très bleus. Ils paraissaient plus clairs
-par le contraste avec le teint jaune et brouillé, qui
-révélait des années de misère physiologique, de
-nourriture insuffisante, de travaux excessifs, d'inquiétudes
-sans cesse renouvelées. La mise était
-pauvre, mais décente. Cet ensemble était malheureux&mdash;si
-l'on peut dire. Il ne dégageait rien de
-commun, rien surtout qui s'accordât aux accusations
-que Michel avait portées, dans son esprit,
-d'abord contre le talent d'intrigue, puis contre la
-probité de cet étrange visiteur. L'idée préconçue
-était trop forte pour que le neveu du commandeur
-Broggi n'interprétât pas aussitôt, dans le
-sens le plus défavorable, cette attitude presque
-<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span>
-douloureusement gênée. Lui, qui avait pour les
-mendiants de sa ville des courtoisies dignes de son
-nom, il n'invita même pas le nouveau venu à
-s'asseoir, et il l'accueillit d'une phrase où le mépris
-ne se dissimulait guère:</p>
-
-<p>&mdash;«Vous avez tenu à me parler, monsieur
-Gambara, et je vous ai reçu, pour couper court dès
-maintenant à toute autre démarche de ce genre.
-Vous vous proposez, n'est-il pas vrai, de m'entretenir
-du message que mon avocat, M. Cantoni, a
-fait parvenir en mon nom à M. le marquis Bellini?
-C'est inutile. J'entends que cette affaire, si affaire
-il y a, passe par la voie légale.»</p>
-
-<p>&mdash;«Il n'y a pas d'affaire, monsieur le Comte,»
-répondit Gambara, «et il n'y en aura pas. C'est
-votre droit strict, comme neveu de mon regretté
-bienfaiteur, de tenir la main à ce que son testament
-soit exécuté à la lettre. J'ai donné des ordres
-en conséquence. Si vous persistez dans cette
-volonté, après ces quelques minutes d'entretien,
-les appartements seront remis exactement dans
-l'état où ils se trouvaient le jour de la mort de
-M. le commandeur Broggi-Mezzastris... Seulement,
-cet entretien est si confidentiel! J'ai peur...»</p>
-
-<p>&mdash;«Que l'on ne nous écoute?» interrompit
-Steno. Il avait en effet reçu le peintre dans
-l'immense pièce qui sert d'antichambre aux
-palais de Venise et que l'on appelle la <i>Sala</i>.
-«Mais, monsieur, je n'ai rien à vous dire, et
-je prétends ne rien entendre que tous mes gens,
-et tous mes compatriotes au besoin, ne puissent
-<span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span>
-écouter, s'ils le veulent. Je n'accepte pas d'entretien
-confidentiel... Vous semblez croire que je
-peux revenir sur ma décision. Je n'y reviendrai
-pas. Permettez-moi de m'étonner que vous ayez
-même pu concevoir une telle idée. Un testament
-ne s'interprète pas. Il s'exécute. J'ai voulu que
-celui de mon oncle fût exécuté. Il le sera. Convenez-en:
-il est assez étrange que le bénéficiaire le
-plus favorisé force un parent déshérité à lui rappeler
-un principe d'ordre si élémentaire. Vous
-y avez gravement manqué. Vous avez sans doute
-un motif pour cela. Ce n'est pas à moi que vous
-avez à dire ce motif. C'est à M. le marquis Bellini,
-qui vous priera peut-être de le dire à quelqu'un
-d'autre.»</p>
-
-<p>&mdash;«A quelqu'un d'autre?» balbutia Gambara,
-comme stupéfié.</p>
-
-<p>&mdash;«Mais oui, monsieur,» insista durement
-Michel Steno. «Au procureur du Roi, par
-exemple.»</p>
-
-<p>La brutalité de cette allusion si directe ne
-permettait pas l'équivoque. Le vieillard pâlit
-affreusement. Ce fut au tour de Michel Steno de
-demeurer étonné: il vit soudain un éclair d'indignation
-jaillir de ces prunelles, tout à l'heure
-implorantes, une révolte de fierté transfigurer
-ce visage humilié. La secousse avait été si violente
-que l'infortuné ne trouva pas de souffle
-d'abord pour articuler ses mots. Ses lèvres s'agitèrent
-sans émettre un son. Enfin, d'une voix
-étouffée, il put répondre:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span>
-&mdash;«Alors, monsieur le Comte, vous croyez
-cela de moi, que j'ai commis quelque action qui
-pourrait me conduire devant les tribunaux, que
-j'ai abusé du dépôt dont j'avais la garde, sans
-doute?... C'est le sens de vos paroles. Elles ne sauraient
-pas en avoir un autre... Je comprends,»
-continua-t-il, d'un accent saccadé maintenant.
-«Si les meubles ne sont pas dans les appartements,
-c'est parce que j'en ai vendu une partie...
-Voilà ce que vous croyez, n'est-ce pas?... S'il en
-est ainsi, vous avez raison, monsieur le Comte,
-toute conversation entre nous est inutile...
-Adieu, monsieur. Adieu. J'ai l'honneur de vous
-saluer...»</p>
-
-<p>Il avait marché vers la porte, après avoir jeté
-ce cri de protestation, où frémissait la souffrance
-presque sauvage de l'honnête homme outragé.
-Arrivé au bout de la <i>Sala</i>, et la main sur la poignée
-de la porte, Gambara s'arrêta. Il revint
-droit sur son insulteur, et, les prunelles dans
-ses prunelles:</p>
-
-<p>&mdash;«Non, monsieur le Comte,» commença-t-il.
-«Je ne m'en irai pas de la sorte. A cause de votre
-oncle, qui a été si bon envers moi, qui nous a
-sauvés de la misère, les miens et moi, je parlerai.
-Vous saurez la vérité, toute la vérité. Je vous la
-dirai, non pas pour moi, pour lui, pour sa mémoire.
-C'était pour vous adjurer de m'aider dans
-mon &oelig;uvre de piété envers cette chère mémoire
-que j'étais venu. J'accomplirai mon dessein. Vous
-agirez ensuite comme vous jugerez devoir agir...
-<span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span>
-si seulement vous m'avez cru!» ajouta-t-il avec
-un sourire, un rictus plutôt, d'une amertume infinie.
-«Ne m'interrompez pas,» fit-il sur un geste
-de Michel Steno. «Quand M. Broggi-Mezzastris
-m'a nommé le conservateur de son musée, j'ai
-bien supposé que la famille me soupçonnerait
-d'avoir inspiré le testament... Hé bien! monsieur
-le Comte, sur mon salut éternel, ce n'est pas vrai.
-De son vivant j'ai tout ignoré des dispositions de
-votre oncle... Tout? Non...» rectifia-t-il. «J'ai
-toujours cru qu'il formait sa galerie pour la
-laisser à la ville, au moins la plus grande partie.
-J'ai toujours cru aussi qu'il en serait comme des
-tableaux donnés par M. le sénateur Morelli à Bergame&mdash;que
-ce legs figurerait dans une des salles
-de la Pinacothèque publique... Mon rôle auprès
-de votre oncle, monsieur le Comte, s'est borné à
-ceci. Il y a vingt ans, j'en avais quarante-cinq.
-J'étais dans la misère la plus noire. Après avoir
-eu de grandes ambitions d'artiste, j'en étais
-réduit à restaurer des tableaux pour le compte
-d'un antiquaire. M. Broggi-Mezzastris commençait
-alors sa collection. Mon antiquaire entre en pourparlers
-avec lui, afin de lui vendre un tableau
-faux, que je savais tel. Le hasard veut que je sois
-témoin du débat entre eux. M. Broggi-Mezzastris parti, je
-préviens mon patron que je ne me rendrais pas
-complice d'un vol par mon silence. Cet homme
-crut que je voulais simplement ma part dans
-l'affaire. Elle était grosse. Il ne s'agissait de rien
-moins que d'un prétendu Giorgione et de quarante
-<span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span>
-mille francs. Il m'offre de me payer ma
-discrétion. Je refuse son argent. Il me menace
-de sa vengeance si je parlais. Je bravai sa
-menace et je prévins M. Broggi-Mezzartris. Vous
-penserez sans doute que j'espérais trouver de ce
-côté plus d'avantages. Pensez-le, monsieur le
-Comte... Votre oncle, lui, ne le pensa point.
-Cet homme excellent jugeait le c&oelig;ur des autres
-d'après le sien. Ma démarche le toucha. Il m'interrogea
-sur mon existence. Me voyant si pauvre,
-il me donna du travail. J'eus à restaurer pour lui
-quelques toiles. Il s'en trouvait quatre de fausses
-sur six, dans le nombre. Je le lui prouvai. Frappé
-de mes connaissances techniques, il m'offrit un
-traitement fixe, si je voulais l'aider dorénavant
-dans ses achats... J'acceptai... Mon service, auprès
-de lui, a duré jusqu'à sa mort.»</p>
-
-<p>A ce moment de son discours, une hésitation
-se montra sur le visage contracté du vieil artiste,
-comme un scrupule d'aller plus avant dans son
-récit. Puis un sourire indigné crispa de nouveau
-ses lèvres. Il frappa du pied, et, avec une ironie
-singulière, il continua:</p>
-
-<p>&mdash;«Si j'étais celui que vous supposez, monsieur
-le Comte, je n'aurais pas eu besoin de dicter
-un testament à M. Broggi-Mezzastris pour avoir
-des rentes, je vous le jure. M. Broggi-Mezzastris était un
-habile industriel, paraît-il, et un spéculateur très
-avisé. La grande fortune qu'il a laissée le prouve
-bien... Quant aux tableaux...» Il répéta «Quant
-aux tableaux...» Et faisant un visible effort:
-<span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span>
-«Hé bien! monsieur, il n'a jamais su distinguer
-un Mantegna d'un Raphaël ou un Pérugin d'un
-Véronèse!... D'où lui était venue l'idée d'une
-galerie, alors? Je me le suis demandé bien souvent,
-dans les débuts de nos relations, quand il
-me signait, sans discuter, des chèques de soixante
-mille lires pour notre Dosso-Dossi, par exemple.
-Ensuite, j'ai compris qu'il était mû par les plus
-nobles motifs. Il aimait la gloire et il aimait
-Bologne. Il voulait que son nom restât pour toujours
-attaché à une grande chose et que cette
-chose fût civique. L'exemple de Poldi-Pezzoli à
-Milan lui avait suggéré cette &oelig;uvre, si peu conforme,
-semblait-il, à ses facultés: la création
-d'une galerie. J'étais moi-même Bolonais. J'aimais
-passionnément ma ville. J'étais peintre, et à
-défaut d'un beau talent, j'avais l'adoration du
-génie des grands maîtres... Non, ce ne fut point
-par intérêt que je me dévouai à aider M. Broggi-Mezzastris
-dans son entreprise. Ce fut poussé par
-un sentiment aussi pur que le sien. Je dirais
-presque plus pur. Je savais, moi, que mon pauvre
-nom disparaîtrait derrière son nom. Mon nom a
-disparu. Il y a un musée Broggi-Mezzastris et
-quand Luigi Gambara sera mort, il sombrera
-tout entier. Mais j'ai trouvé, je trouve une joie
-profonde à me dire que j'ai payé ma dette à ce
-protecteur généreux... Tout de suite, il nous avait
-logés, ma femme et moi. Il avait placé mes deux
-enfants au collège, à ses frais... D'ailleurs, je
-n'aurais pas cette raison de lui être reconnaissant
-<span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span>
-que je lui devrais encore de la gratitude. Grâce à
-lui j'ai eu le plus admirable emploi de mon activité.
-Vingt années durant, j'ai connu l'ivresse
-de la chasse aux chefs-d'&oelig;uvre à travers toute
-l'Italie. Il y a des tableaux de musée, tenez, les
-Tondi du Francia, dont la découverte et l'achat
-furent tout un roman. J'y ai dépensé autant
-d'émotion qu'un Roger à la poursuite d'Angélique.
-Songez qu'ils étaient perdus dès l'époque de Vasari.
-Quelle fièvre quand je les ai retrouvés,
-quand j'ai acquis la certitude de leur authenticité,
-quand je les ai emportés de ces mains, oui,
-de ces mains!...»</p>
-
-<p>Il tendait ses doigts, fiévreux et maigres, en
-parlant ainsi. Ses yeux se fermaient à demi. Des
-sensations anciennes lui remontaient au c&oelig;ur. Il
-avait presque oublié qu'il n'était pas seul, et son
-plaidoyer en faveur de sa probité. Il eut comme
-un réveil de sa propre hypnose, et, sèchement:</p>
-
-<p>&mdash;«Je vous demande pardon, monsieur le
-Comte, il ne s'agit pas de moi. Pourtant cela aussi
-était nécessaire à dire. Je n'ai pensé qu'aux tableaux,
-durant ces années-là. Je courais de Venise
-à Palerme et de Lecce à Turin, pour en
-acheter. Je ne prenais pas garde aux autres objets
-dont M. Broggi-Mezzastris remplissait le palais.
-Je les aurais remarqués, je ne me serais
-permis aucune observation. Encore un coup, je
-ne soupçonnais pas le testament. J'imaginais
-qu'après la mort du Commandeur, tout serait
-dispersé, à l'exception des peintures. Après l'ouverture
-<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span>
-de ce testament, et quand je sus quelles
-fonctions mon vénéré bienfaiteur m'avait réservées,
-j'ouvris les yeux. Je regardai, pour la première
-fois, le détail des choses, et je reconnus avec
-épouvante quel mobilier mon pauvre cher ami
-avait amassé dans les salles. Ce n'était que fauteuils
-ignoblement somptueux, avec des bois
-sculptés dans l'effroyable goût Italien d'aujourd'hui,
-avec des revêtements de peluche sur des
-canapés outrageusement cloisonnés et dorés, et
-quelles tentures, quels rideaux! J'eus l'évidence
-qu'une fois les portes du palais ouvertes au public,
-la vérité apparaîtrait aux plus ignorants. Il
-n'était pas possible que le même homme eût acheté
-le lit de la chambre à coucher, par exemple, ce lit
-à colonnettes en troncs de palmiers en haut desquelles
-se grattaient des singes&mdash;et le divin
-Gianpietrino de cette même chambre. Je me souviens.
-Cette angoisse s'empara de moi dès la
-veillée qui précéda la mise en bière. M. Broggi
-avait fait venir le notaire pour que le testament
-fût lu devant témoins, avant d'entrer en agonie.
-Ensuite, quand nous avions été seuls, avec des
-gentillesses de langage qui me tirent des larmes&mdash;voyez&mdash;il
-m'avait remercié de l'avoir aidé à
-réaliser son rêve, celui de laisser une trace durable
-de son passage sur la terre. «Ce musée,» avait-il
-dit, «ce sera la seconde vie de Broggi-Mezzastris.»
-Et voici que, durant cette veillée, et
-comme je regardais, à la lueur des cierges allumés,
-ce Gianpietrino tour à tour et ce monstrueux
-<span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span>
-lit, ces paroles me revinrent avec une force qui
-donna tout d'un coup un sens prophétique à
-d'autres paroles, prononcées tout bas à mon
-côté, par un petit prêtre qui aurait certes mieux
-fait de prier:</p>
-
-<p>&mdash;«Le Commandeur avait un goût si fin pour
-les tableaux,» me dit-il. «Comment se fait-il
-qu'il en eut un si mauvais pour les meubles?»
-Ces quelques mots me traduisaient à moi-même
-ma pensée avec une précision dont je me sentis
-soudain consterné. Cette terrible phrase, tous
-les visiteurs du musée Broggi-Mezzastris la prononceraient,
-dès qu'il s'ouvrirait. Cette question,
-tous se la poseraient. Elle ne comporterait qu'une
-réponse, la vraie, hélas! M. Broggi-Mezzastris
-n'avait pas acheté ses tableaux lui-même. Sa galerie
-n'était pas son &oelig;uvre. Son &oelig;uvre, c'était
-cet arrangement, disposé pour son usage, de ces
-meubles si hideusement vulgaires, si barbarement
-prétentieux. C'était ces étoffes abominables, ces
-atroces garnitures de cheminée. C'était ce luxe
-criard et de mauvais aloi, auquel mon innocent
-protecteur s'était tant complu. C'était là son
-Idéal, il faut le dire, à ce cher et digne ami,
-exquis par le c&oelig;ur. Mais pour les choses de
-l'art, il avait reçu de la nature la négative...
-Oui. Je me souviens. Je contemplais son visage,
-rendu par la mort, maintenant que la bonté de
-son visage ne l'éclairait plus, il faut le dire encore,
-à une insignifiance trop dénonciatrice, elle
-aussi, de la cruelle vérité... J'eus l'intuition que,
-<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span>
-par une ironie affreuse, ce musée dont il avait
-voulu faire l'instrument de <i>sa seconde vie</i>, allait
-devenir celui de <i>sa seconde mort</i>. Tant qu'il avait
-habité le palais, il avait été très jaloux de ses trésors.
-Il n'y admettait que de rares amateurs, trop
-intéressés par les peintures pour s'occuper du
-reste. Maintenant tous allaient rentrer, tous. La
-voix publique allait parler... C'est dans cette pénible
-nuit, et agenouillé devant cette dépouille,
-auguste pour moi, que je fis à M. Broggi-Mezzastris
-le serment de lui éviter cette seconde
-mort... Il n'y avait qu'un moyen. C'était d'isoler
-la galerie, de ramasser tous les tableaux dans un
-étage et d'enfermer tous les meubles dans un
-autre, dont la clef ne me quitterait plus. Moi
-mort, mon successeur ne changerait certes rien
-à des dispositions dont il croirait qu'elles avaient
-été celles du fondateur... Le motif de ma conduite,
-vous le savez maintenant, monsieur le
-Comte. Je ne soupçonnais pas que ma piété pour
-la mémoire de M. Broggi me vaudrait un sanglant
-affront de son neveu. Quel affront!... Et de
-vous, de vous?... Mais c'est fini. Cette fois je n'ai
-plus rien à vous dire, monsieur, et c'est moi qui
-ne veux pas, entendez-vous, qui ne veux pas
-d'un entretien avec vous... Votre religion est
-éclairée. Vous agirez, je vous le répète, comme
-vous jugerez devoir agir...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span></p>
-
-<p class="subh">III</p>
-
-<p>&mdash;«Et vous avez cru une minute à toute cette
-histoire,» s'écria Cantoni, en s'esclaffant de
-rire, lorsque Michel lui eut rapporté l'étonnante
-déclaration du vieux peintre, et comment
-celui-ci s'était échappé sans lui laisser le temps
-d'une réponse: «Je vous avais dit que ces <i>glossateurs</i>
-sont retors. Mais cette invention-là dépasse
-tout. C'est du Goldoni de la meilleure manière...»</p>
-
-<p>&mdash;«Et si c'était vrai, cependant?» insinua
-Steno.</p>
-
-<p>&mdash;«Et si les chevaux de Saint-Marc se mettaient
-à galoper?» reprit l'avocat. «D'ailleurs nous le
-saurons bien. Je vous ai déjà dit que je vérifierai
-le remeublement du palais, fauteuil à fauteuil et
-clou à clou, l'inventaire en main.»</p>
-
-<p>&mdash;«Enfin supposons que ce soit vrai. Alors,
-mon oncle...»</p>
-
-<p>&mdash;«Subirait sa seconde mort,» interrompit
-Cantoni qui bouffonna davantage. «Qu'est-ce que
-cela peut bien lui faire, là où il est, et à vous, mon
-cher Comte? Cette seconde mort de Broggi-Mezzastris,
-<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span>
-ce serait la revanche du testament. Voilà
-tout... Soyez tranquille, vous ne l'aurez pas sur
-la conscience. Ne bougeons plus. Maintenons fermement
-les termes de ma lettre et voyons venir.
-Quoi? Mais quelques millions peut-être...»</p>
-
-<p>En dépit des assurances du jovial homme de
-loi, Michel avait gardé de son entretien avec
-l'énigmatique Gambara une impression trop forte.
-Il n'accepta ce conseil de maintenir ses revendications
-qu'après une véritable lutte intérieure.
-Il l'accepta, cependant, parce qu'il était
-faible. Puis il éprouva un nouveau tourment de
-conscience, lorsqu'un mois plus tard, Cantoni fut
-parti pour Bologne, sur un avis reçu du marquis
-Bellini: toutes choses étaient rétablies dans le
-musée Broggi d'après la lettre du testament.
-Qu'allait découvrir l'avocat? Le c&oelig;ur du neveu
-déshérité battait un peu quand, trois jours après,
-ledit Cantoni reparut, ne s'étant fait annoncer
-que par une dépêche, et l'air passablement décontenancé.</p>
-
-<p>&mdash;«Le Gambara a-t-il trouvé le moyen de tout
-racheter?» fit-il en hochant sa tête, toujours
-gouailleuse mais moins triomphante. «Tous les
-meubles sont à leur place... J'avais découvert
-dans la ville un ancien valet de chambre du Commandeur
-qui les a reconnus. Du reste, M. Broggi
-avait beaucoup d'ordre. Il collectionnait aussi
-les factures. J'ai constaté que c'étaient bien les
-mêmes objets. Le Gambara avait raison. C'est un
-musée d'horreurs, au milieu duquel les tableaux
-<span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span>
-ont des tristesses de prisonniers, d'exilés. Et le
-coup de la seconde mort a bien failli avoir
-lieu. Car j'ai entendu, entre autres discours des
-visiteurs, cette phrase d'une anglaise à son
-époux: <i>What an awful cockney this old Broggi-Mezzastris
-must have been, to buy such a lot of rubbish!</i>»</p>
-
-<p>&mdash;«Quelle vilaine figure vous m'avez fait
-faire!» dit Michel qui, lui, ne riait pas: «Ah!
-Cantoni, je ne vous pardonnerai pas...»</p>
-
-<p>&mdash;«Patience!» interrompit l'avocat. Il avait
-tiré de sa poche une petite brochure. «Voilà de
-quoi vous éviter ce remords... C'est le catalogue
-du musée, réimprimé il y a quinze jours et augmenté
-d'une biographie du Commandeur par le
-Gambara, dans laquelle je vous prie de déguster
-cette phrase: «<i>Et ce n'était pas uniquement par ses
-qualités d'esprit que le défunt commandeur Broggi-Mezzastris
-était admirable. C'était aussi par les
-qualités du c&oelig;ur...</i>» Écoutez: «<i>On peut voir dans
-son palais jusqu'à quel point il a poussé le culte des
-souvenirs. Il a tenu à ne rien changer aux meubles
-qui lui venaient de sa famille et dont l'aspect seul
-fera comprendre aux plus aveugles combien cet
-homme de tant de finesse, cet amateur si éclairé,
-au sens si exquis, a dû souffrir au milieu d'un décor
-si peu en harmonie avec son goût...</i>» Ce n'est pas
-tout... Il y a douze pages, oui, douze, qui contiennent
-des extraits de lettres du Commandeur,
-authentiquant ses tableaux et en donnant les raisons...
-Si l'on envoyait l'huissier à notre homme
-<span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span>
-pour le sommer de fournir les originaux de cette
-correspondance?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Ne plaisantez plus, Cantoni,» répondit
-Steno, dont le visage aux nobles traits exprimait
-une émotion grandissante. «Vous et moi, nous
-avons traité ce Gambara de captateur et de voleur.
-J'irai lui faire des excuses, entendez-vous. C'est
-tout simplement un c&oelig;ur sublime de reconnaissance
-et de dévouement.»</p>
-
-<p>&mdash;«Il me gâte mes notions de la nature
-humaine,» dit l'avocat avec une demi-colère.
-«C'est bien la peine d'avoir plaidé vingt ans pour
-en arriver là!... Il faut que j'aie vu les inventaires
-de mes yeux, de ces deux yeux, et ils sont
-bons, pour que je croie que nous ne sommes pas
-mystifiés... Ma seule consolation, c'est que les
-«Tedeschi» ne vont pas manquer de citer dans
-leurs pédantesques bouquins, qu'ils prennent pour
-de la critique d'art, les opinions du connaisseur
-émérite que fut le commandeur Broggi-Mezzastris!
-C'est le point d'ironie, comme on disait
-jadis dans les écoles... Avouez que la consolation
-est maigre, quand on pense que si le Gambara
-avait vraiment brocanté quelques meubles, nous
-aurions peut-être fait casser le testament...» Et
-se reprenant à rire: «Espérons que le prochain
-conservateur du musée découvrira la fraude des
-lettres et cette fois ce sera la troisième et définitive
-mort de Broggi-Mezzastris.»</p>
-
-<p class="date">1904.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span></p>
-<h2 class="normal">II<br />
-<span class="large">UNE NUIT DE NOËL</span><br />
-<span class="medium">SOUS LA TERREUR</span><br />
-<span class="medium signature"><i>A Henri Gervex.</i></span></h2>
-</div>
-
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_170"> 170</a></span></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span>
-Le hasard d'une villégiature à Nemours m'avait
-amené à visiter un château bien connu de tous
-ceux qui s'intéressent à l'architecture du seizième
-siècle en France, celui de Fleury-les-Tours. On
-l'a nommé ainsi pour le distinguer de l'autre
-Fleury, célèbre par le séjour du prétendant
-Charles-Édouard, et qui dresse dans le voisinage
-de Courance sa jolie construction de briques. Je
-ne discuterai pas le point controversé entre archéologues:
-ce charmant bijou de pierre, construit
-par les ordres du premier duc de Fleury,
-le favori de Louis XII, a-t-il servi de modèle à
-cet autre bijou, qui le reproduit quasi-exactement,
-et qui est Azay-le-Rideau, ou bien est-ce
-l'inverse? Je ne discuterai pas non plus cet autre
-problème débattu indéfiniment dans les clubs: le
-propriétaire actuel de Fleury-les-Tours a-t-il
-vraiment le droit de s'appeler le duc de Fleury
-tout court, comme le jeune héros d'Agnadel? La
-contestation dure avec l'autre branche de la
-famille depuis quelque cent cinquante ans. Que
-son titre soit très authentique ou non, l'actuel duc
-de Fleury le porte de manière à justifier toutes
-ses prétentions. Il emploie admirablement une
-très grande fortune, héritée de sa mère, fille elle-même
-<span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span>
-d'un de ces gentilshommes verriers dont
-une tradition séculaire se perpétue dans nos départements
-du nord. Le duc a eu le bon esprit
-de ne pas confier à des intermédiaires la gérance
-de ses intérêts. Quarante ans durant, il a
-dirigé en personne les vastes usines qu'il possède
-près de Saint-Quentin. Son fils aîné s'en occupe
-maintenant. Ce maniement direct de ses propres
-affaires a eu un résultat: le châtelain de Fleury-les-Tours
-appuie ses prétentions sur douze cent
-mille francs de revenu sans mésalliance, et le
-château est habité aussi noblement que le méritent
-les sculptures des portes et les meneaux
-des fenêtres. Le seigneur de cette exquise et
-grandiose demeure en a un très légitime orgueil.
-Ceci soit dit pour expliquer comment il avait tenu,
-m'ayant rencontré chez des amis communs, à
-m'en faire les honneurs, malgré mon manque
-absolu de compétence dans la partie où il excelle.
-Il a réuni là une collection d'armes à rivaliser celle
-du Palais-Royal à Madrid. Un trait définira la
-parfaite politesse de ce vrai gentilhomme: durant
-la visite à laquelle je fais allusion, il m'épargna le
-détail de son musée. Un autre trait encore définira
-l'incompétence que je viens d'avouer: de
-toutes les pièces incomparables, éparses dans les
-salles du château,&mdash;que dis-je?&mdash;de tout le
-château lui-même, je ne me rappelle vraiment
-qu'une petite toile, suspendue dans la chambre à
-coucher du maître du logis, et cela moins pour
-elle-même, quoique ce soit une excellente peinture
-<span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span>
-d'un maître anonyme du dix-septième siècle
-français, qu'à cause de l'anecdote qui s'y rattache.
-Cette prédominance de l'intérêt moral sur la
-beauté et le pittoresque distingue essentiellement
-les écrivains des artistes. Une grande erreur du
-romantisme fut d'avoir voulu unir ces deux types
-d'intelligence, irréductibles l'un à l'autre.</p>
-
-<p>Ce tableau, devant lequel je tombai aussitôt en
-arrêt, représentait un sujet bien banal: une Nativité.
-La peinture avait la solidité qui décèle un
-faire très exercé, cette minutie forte, dont la valeur
-reste indiscutable à travers les variations du
-goût. Le saint Joseph, la Vierge, le B&oelig;uf, l'Ane,
-l'Enfant sur sa paille, étaient traités avec une robustesse
-de touche où se reconnaissait l'influence
-de Philippe de Champaigne, et une précision
-apprise en Flandre. Un détail d'une extrême originalité
-trahissait une imagination de poète. La
-scène était placée, comme d'habitude, dans une
-pauvre étable, éclairée par une fenêtre dont le
-châssis se composait de deux barreaux, coupés
-l'un par l'autre à angle droit. L'ombre de ce
-châssis se projetait sur le mur du fond, de telle
-manière qu'une croix se dessinait sur le crépi blanc,
-démesurée, fantomatique et pourtant distincte.
-Cet instrument du futur supplice posait sa base
-juste au-dessus du berceau de l'enfant divin,
-endormi si doucement! Entre cette croix et ce
-sommeil, entre cette menace et cette sécurité, le
-contraste était poignant. J'avais un motif pour être
-intéressé doublement par ce tableau. Je venais,
-<span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span>
-en le regardant, de le reconnaître. Oui, j'avais
-déjà vu cette disposition des personnages, et ce
-reflet du châssis de fenêtre projeté en croix sur le
-mur blanc du fond. Un nom me vint aux lèvres,
-que je prononçai étourdiment. Il est rare qu'un
-collectionneur aime à posséder une réplique, et
-les quelques autres tableaux réunis là prouvaient
-que le duc, spécialisé dans les armes, ébauchait
-aussi un tout petit commencement de galerie.</p>
-
-<p>&mdash;«Votre mémoire vous sert très bien», me
-répondit-il; «une copie de ce tableau existe en
-effet chez Mme de ***.» Il répéta le nom que
-j'avais dit, et qu'il est inutile de transcrire ici.
-«Ce sont des cousins à moi. Vous auriez pu en
-voir une autre chez les ***» (je ne transcris pas
-non plus cet autre nom) «et une autre chez
-les ***. Ceci est l'original, que mon grand-père
-a laissé par testament à l'aîné de ses quatre
-enfants, qui était mon père. Il a voulu que trois
-autres copies fussent faites pour mes deux oncles
-et ma tante... Mme de *** ne vous a pas dit
-pourquoi?» Et, sur ma réponse négative: «C'est
-naturel», reprit-il avec une amertume hautaine.
-«Quand on a consenti à servir la Révolution, certains
-souvenirs vous font honte.» Le père de
-Mme de *** a été, en effet, dans la diplomatie
-sous Napoléon III. J'ai oublié d'indiquer que le
-duc verrier est un de ces légitimistes intransigeants
-auxquels il a fallu l'ordre du prince qui
-dort à G&oelig;ritz pour qu'ils acceptassent la fusion.
-Il continua: «Je n'ai pas les mêmes motifs pour
-<span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span>
-vous taire l'épisode qui donne à ce petit tableau
-une valeur de relique. Vous me permettrez de vous
-offrir la plaquette où j'ai fait imprimer le passage
-du testament de mon grand-père dans lequel il
-explique cette volonté. Vous lirez ces pages en vous
-en allant. Elles seront toujours aussi intéressantes
-qu'un article de journal. Et du train dont nous
-marchons, elles risquent fort de ressembler à ce
-que vous lirez dans les journaux de demain!...»</p>
-
-<p class="space">Le possesseur de cette «Nativité» s'était-il
-trompé en m'annonçant un récit aussi saisissant
-que l'idée même de cette toile, associée à une
-crise décisive de l'histoire de son aïeul? Le lecteur
-en jugera. Le duc, m'ayant donné la permission
-d'utiliser ce document, je le copie tel quel.
-Par les époques troublées comme celles que nous
-traversons, il est toujours sain de se rappeler
-quelles terribles épreuves l'expérience de certaines
-doctrines sociales imposa aux destinées
-privées, il n'y a pas beaucoup plus d'un siècle.
-Ce n'est pas une raison pour croire, comme
-M. de Fleury, à des identités absolues entre
-les événements. Mais la Commune est si près
-de nous! Comment les sentiments traversés par
-les hommes qui ont vécu sous la Terreur nous
-seraient-ils étrangers? Ce récit a donc un certain
-intérêt d'actualité. Le voici, sous le titre
-que le duc lui avait donné. <i>Note laissée par mon
-grand-père pour son fils aîné et qui explique le
-codicille de son testament relatif à un tableau d'auteur</i>
-<span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span>
-<i>inconnu, représentant une Nativité.</i> A partir de
-maintenant c'est le Fleury de 1793 qui tient la
-plume<b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b>
-</p>
-
-<p class="subh">I</p>
-
-<p>Quarante ans se sont écoulés entre le jour de
-Noël où j'écris ces lignes (1833) et celui dont je
-veux retracer l'angoisse (1793). Pourtant aucune
-des émotions traversées alors ne s'est effacée de
-mon esprit. Je n'ai qu'à fermer les yeux pour
-revoir, distinctement, une plaine blanche de
-neige, entre des montagnes, une route déserte, où
-de rares piétons et de plus rares cavaliers cheminent,
-entre des arbres nus, sous un ciel livide,
-dans lequel le soleil découpe un disque rouge. Je
-revois une voiture roulant à travers ce morne
-paysage, sinistre comme l'atmosphère qui planait
-alors sur la France. Ce véhicule cahotait sur
-un sol dont le ravinage dénonçait l'incurie de la
-Révolution. Il emportait un homme de trente ans
-et une jeune femme de vingt. Cet homme, mon
-fils, était votre père, cette femme était votre mère.
-Elle était à la veille de vous avoir. Son état de grossesse
-avancée lui rendait ce voyage bien douloureux.
-A chaque secousse ses traits se décomposaient
-<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span>
-comme si elle allait mourir. Ses paupières
-se fermaient sur ses prunelles, mouillées de
-larmes. Puis sa volonté de ne pas ajouter à mes
-anxiétés lui donnait le courage de me sourire, et
-elle me disait:</p>
-
-<p>&mdash;«Ne vous tourmentez pas, mon ami. Dites
-au cocher de pousser les chevaux. Dieu nous protège
-depuis notre départ. Il ne permettra pas que
-nous échouions au moment d'arriver...»</p>
-
-<p>Il était en effet assez extraordinaire que nous
-eussions parcouru sans être inquiétés la distance
-entre Fleury-les-Tours et la petite ville de la
-Franche-Comté dont nous approchions. C'était
-Morteau, à huit lieues seulement de Locle, à
-moins d'une journée de La Chaux-de-Fonds et
-de la Suisse. Nous avions choisi pour sortir de
-France, ce chemin détourné, après avoir pris
-ostensiblement la route naturelle, celle de Châlons
-et de Nancy. Je me souviens. Tandis que nous
-avancions péniblement, glacés par le froid de cet
-après-midi, dans notre voiture achetée d'occasion
-et à peine close, épiant, sans en avoir l'air, la physionomie
-de chaque passant, avec quels remords
-je me reprochais de n'avoir pas émigré plus tôt!
-Ce n'est pas que je me fusse laissé endormir,
-comme tant d'insensés, par les illusions de la nuit
-du 4 août. J'avais toujours pensé que la tempête
-déchaînée sur le pays serait sans pitié et qu'elle
-me frapperait aussi, moi et les miens. Mais, en
-91, j'avais rencontré Mlle de Miossens. J'en étais
-devenu amoureux, et je n'étais pas parti. Henriette
-<span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span>
-n'avait plus son père. Elle habitait avec une mère
-malade un petit château pas très éloigné du mien.
-Je m'étais tout de suite considéré comme le protecteur
-de ces dames. D'ailleurs, ni elles ni moi
-n'avions encore été menacés. J'avais demandé la
-main d'Henriette. Nous nous étions fiancés, puis
-mariés. Ces événements nous avaient menés, de
-semaine en semaine, jusqu'au terrible mois de
-janvier où le procès et l'exécution du Roi inaugurèrent
-vraiment cette crise d'universelle consternation,
-si bien nommée la Terreur. Aussitôt
-connue l'affreuse nouvelle, j'avais dit: «Il faut
-partir.» A ce moment même Mme de Miossens
-était devenue plus souffrante. La paralysie la rendait
-intransportable. Nous étions restés. Je n'avais
-pas eu le courage de démontrer à sa fille qu'en
-agissant ainsi nous nous perdions, sans espérance
-de sauver sa mère. La malade était morte en août.
-Redevenus libres, nous avions remis de partir
-cette fois, en constatant que Fleury continuait
-d'être ignoré par les Jacobins de Nemours. Il en
-était de lui comme il en fut de Dampierre et de
-quelques autres demeures seigneuriales, situées
-un peu à l'écart, dans des contrées où ne se
-trouvait aucun meneur très énergique. Les lois
-sur les biens des émigrés étaient implacables.
-Nous n'avions d'autre fortune que nos deux châteaux
-et leurs dépendances. A la veille du premier
-enfant, Henriette avait hésité à le ruiner d'avance.
-Très pieuse, elle avait voulu voir une protection
-de la Providence dans la tranquillité exceptionnelle
-<span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span>
-où nous venions de vivre. J'avais cédé à son
-désir de ne pas quitter notre manoir. Combien je
-me le reprochais maintenant! Un coup de foudre
-nous avait réveillés de cette folle sécurité. Un
-représentant du peuple avait débarqué à Nemours
-un matin. Il s'était fait remettre la liste des propriétaires
-de la ville et des environs. C'était une
-table de proscription toute dressée. Un vieux serviteur
-de ma famille l'avait appris: des mandats
-d'amener allaient être lancés contre les suspects,
-et naturellement contre moi d'abord.
-L'urgence du péril n'avait plus permis l'hésitation.
-C'est ainsi que nous nous trouvions sur la
-route de Suisse par cet après-midi de la fin de
-décembre. Un passeport, au nom du citoyen
-et de la citoyenne Chardon, procuré par le fidèle
-avertisseur, nous avait permis les étapes de ce
-long et dangereux voyage. Ce papier, revêtu du
-timbre de la municipalité de Nemours, me qualifiait
-de citoyen suisse retournant dans son pays, à
-cause de la santé de sa femme. La grossièreté
-de cette ruse en avait jusqu'ici fait la réussite.
-Comment imaginer qu'un duc de Fleury n'eût pas
-pris plus de précautions pour dépister les limiers
-lancés à ses trousses? A l'approche de la frontière,
-ce misérable chiffon de papier suffirait-il?
-Je me posais cette question avec une épouvante
-grandissante, tandis que je cherchais à l'horizon
-la silhouette de cette petite ville de Morteau où
-se jouerait le dernier acte du drame de notre
-salut... Vers quatre heures, elle se dessina sur le
-<span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span>
-ciel, maintenant presque noir. La masse sombre
-des maisons offrait une physionomie si étrangement
-sinistre que mon appréhension d'affronter là
-un dernier examen de mon faux passeport devint
-intolérable. Le désir d'y échapper me suggéra
-l'idée la plus évidemment déraisonnable que je
-pusse concevoir:</p>
-
-<p>&mdash;«Vous sentez-vous assez bien pour marcher
-deux heures?» dis-je à ma compagne.</p>
-
-<p>&mdash;«Oui,» répondit-elle. L'expression de
-ses yeux aurait dû m'avertir. Mais dans ces
-fièvres de fuite on ne voit rien que l'issue possible.</p>
-
-<p>&mdash;«Ce sera le dernier effort,» repris-je. «Il
-est nécessaire.» En même temps, par des coups
-frappés à la vitre, j'avertissais le cocher d'arrêter.
-J'avais engagé ce gros garçon sur sa mine nigaude,
-à Dijon, en achetant la voiture. Qu'avait-il pensé
-des voyageurs qu'il conduisait ainsi? Je me l'étais
-souvent demandé, et je m'étais comporté de
-manière à dissiper de mon mieux ses doutes, s'il
-en avait. Il était fou, presqu'au terme du voyage,
-de démentir d'un coup cette attitude. C'est pourtant
-ce que je fis, en descendant de voiture à une
-demi-lieue peut-être de Morteau, et je lui déclarai:</p>
-
-<p>&mdash;«Je n'ai plus besoin de vos services, mon
-ami. Ma femme et moi préférons continuer la
-route à pied. La voiture est à vous avec les chevaux
-et ceci par-dessus le marché (je lui mettais
-dans la main un rouleau de louis), si vous repartez
-<span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span>
-de ce côté (je lui montrai la route par où
-nous étions venus). Sinon...» J'avais tiré de ma
-poche un pistolet que j'armai d'un geste déterminé.
-Le malheureux se mit à trembler de tous
-ses membres:</p>
-
-<p>&mdash;«Je vous obéirai, monsieur,» répondit-il,
-«je vous obéirai...»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est à l'instant qu'il faut partir,» insistai-je.
-«J'ai votre nom. Je vous écrirai l'endroit
-où vous devez faire adresser les objets qui resteront
-dans la voiture. Si dans six mois vous n'avez
-rien reçu, gardez tout.»</p>
-
-<p>L'homme balbutia un remerciement. Il m'aida,
-d'une main qui continuait de trembler, à mettre
-sur mes épaules une espèce de havre-sac qui contenait
-quelques effets indispensables. J'avais dans
-ma ceinture une dizaine d'autres rouleaux d'or et
-des diamants. Il remonta sur son siège, sans
-presque oser me parler. Je tenais toujours à la
-main mon pistolet levé. Les chevaux tournèrent,
-avec l'accablement de bêtes fatiguées qui
-comptaient coucher à l'écurie. Mais leur conducteur
-était si impatient de n'être plus à la
-portée de mon arme qu'il trouva le moyen de les
-lancer au grand trot. Mme de Fleury et moi, nous
-étions seuls. Nous n'avions plus qu'à marcher en
-contournant la ville, pour arriver en Suisse. Elle
-me dit: «Je suis prête.» Et nous commençâmes à
-nous diriger vers Morteau, avec l'intention d'obliquer
-par le premier sentier à droite ou à gauche
-pour rejoindre la grand'route de l'autre côté.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span></p>
-
-<p class="subh">II</p>
-
-<p>Nous n'avions pas fait cinq cents pas, le
-ralentissement de la démarche de ma compagne
-me prouva que son énergie avait préjugé de ses
-forces. Encore cinq cents autres pas, elle s'arrêta:
-«Je ne peux plus,» dit-elle, et, se laissant
-tomber sur une pierre, elle éclata en sanglots.</p>
-
-<p>&mdash;«Je souffre trop,» gémit-elle. Ses mains
-s'étaient portées sur sa ceinture. Quoiqu'elle fût
-enveloppée d'un manteau, la déformation de son
-pauvre corps était trop visible pour que cette
-exclamation et ce geste ne donnassent pas à ce cri
-de douleur la signification d'une menace, à
-laquelle je n'avais pas voulu songer. Henriette
-était tout près d'achever le huitième mois de sa
-grossesse. Si elle allait accoucher avant terme, là,
-sous cette bise froide, sur cette neige gelée, loin
-de tout secours!... J'essayai de la soulever de terre
-pour l'emporter, où?... où? Mais vers la ville dont
-la silhouette toujours dressée sur l'horizon m'avait
-épouvanté tout à l'heure, et maintenant elle
-m'apparaissait comme l'asile où du moins ma
-bien aimée aurait un toit pour protéger sa chair
-frissonnante, un lit pour étendre ses membres
-secoués par le grand travail, des langes pour
-<span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span>
-recevoir notre enfant, s'il devait naître! J'étais
-robuste alors et jeune. Je lui demandai d'assurer
-ses bras autour de mon cou et je marchai encore
-deux cents pas avec cet adoré fardeau... Et puis,
-je sentis moi-même ma vigueur défaillir. Je dus
-m'arrêter à mon tour.</p>
-
-<p>&mdash;«Tu vois bien,» reprit-elle, quand je l'eus
-reposée à terre, et d'une voix si faible que je
-l'entendais à peine: «Tu vois bien que c'est
-impossible. Embrasse-moi, mon ami, et dis-moi
-adieu... Oui, <i>à Dieu</i>,» répéta-t-elle en séparant
-les deux mots, «laisse-moi à Lui, qui me sauvera
-s'il veut me sauver. Et s'Il ne le veut pas, Il sait
-pourquoi et je ferai mon sacrifice... Mais toi, va-t'en,
-va-t'en, mon amour! Qu'ils ne te prennent
-pas! Qu'ils ne te lient pas tes chères mains!
-Qu'ils ne te...» Agenouillé devant elle, j'essayais
-de l'apaiser. Le geste passionné, par lequel elle
-serra ma tête contre son c&oelig;ur, avait une horrible
-éloquence. Elle voyait la guillotine et le couperet.
-«Allons, adieu... Et va-t'en!»</p>
-
-<p>&mdash;«Non,» lui répondis-je. «Je ne te quitterai
-pas... Mais que faire, que faire?»</p>
-
-<p>&mdash;«Partir,» insista-t-elle, «leur échapper,
-toi, du moins...»</p>
-
-<p>&mdash;«Oui,» m'écriai-je, «mais avec toi...
-Écoute...» Un petit bruit de grelots se faisait
-entendre au loin. «C'est une voiture qui approche.
-Notre homme revient pour aller nous dénoncer...
-Ah! si c'était lui! Mais qui que ce soit, il faudra
-bien qu'il nous prenne!»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span>
-Ainsi, moins d'une heure après avoir renvoyé,
-au risque de la vie, une voiture qui était à moi
-et un cocher dont j'étais presque sûr, j'allais
-comme un voleur de grand chemin, arrêter, à la
-nuit tombante, l'équipage d'un voyageur inconnu
-avec lequel je devrais sans doute me battre! L'incohérence
-de mes résolutions dans des circonstances
-si graves eût mérité un châtiment. Il me
-fut épargné. Ce voyageur se trouvait être une
-femme d'un certain âge qui conduisait à la ville,
-non sans redouter elle-même une mauvaise rencontre,
-au trot d'un mauvais bidet, une carriole
-chargée de légumes. Cinq minutes de conversation
-suffirent pour qu'elle devinât la vérité:</p>
-
-<p>&mdash;«Montez, madame,» dit-elle à Henriette
-après les premiers pourparlers, «et vous aussi,
-monsieur. Mais ne répondez pas à la barrière.
-On reconnaîtrait que vous n'êtes pas d'ici, ni de
-Suisse,» ajouta-t-elle. «Je dirai que vous êtes
-des cousins à moi... Je vous mènerai chez ma
-s&oelig;ur qui vous logera. Avant de partir, son maître
-lui a recommandé de recueillir tous les ci-devants
-qui passeraient...»</p>
-
-<p>J'aime à rapporter ces discours de la mère
-Poirier&mdash;et à écrire cet humble nom&mdash;comme
-un témoignage qu'il restait encore de braves gens
-dans ce qui avait été le doux pays de France. S'ils
-avaient osé se soulever tous, hommes et femmes,
-et faire bloc, qu'ils auraient eu vite raison des
-brigands au pouvoir,&mdash;une poignée et combien
-lâches! On l'a trop vu quand ils se sont trouvés
-<span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span>
-devant Bonaparte. Mais en 93, les braves gens ne
-savaient que mourir et pardonner. La mère Poirier
-devait m'en donner aussitôt une preuve saisissante:</p>
-
-<p>&mdash;«Qui était le maître de votre s&oelig;ur?» lui
-demandai-je, comme la carriole s'ébranlait. Je
-n'avais pas protesté contre le mot de ci-devant. De
-quoi m'eût-il servi de discuter avec la maraîchère?
-J'étais tellement à sa merci!</p>
-
-<p>&mdash;«C'était M. François, le curé de Morteau,»
-répondit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;«Et il est parti?» interrogeai-je.</p>
-
-<p>&mdash;«Ils l'ont arrêté, monsieur, et ils l'ont guillotiné.»</p>
-
-<p>Mme de Fleury poussa un petit cri, et elle
-se serra contre moi. La mère Poirier, préoccupée
-de bien diriger sa bête dans la nuit, enfin venue,
-ne remarqua pas ces deux signes d'une épouvante
-qu'elle augmenta en continuant:</p>
-
-<p>&mdash;«Ils ne sont pourtant pas trop mauvais à
-Morteau, mais il y a Raillard...»</p>
-
-<p>&mdash;«Qui est Raillard?» demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;«Vous ne connaissez pas Raillard?» reprit-elle.
-«C'est vrai, vous n'êtes pas du pays. Mais
-on prétend qu'il fait tout ce qu'il veut, même à
-Paris. C'est le médecin... ou c'était...» rectifia-t-elle.
-«Presque personne ne s'adresse plus à lui.
-On va chez M. Couturier.»</p>
-
-<p>&mdash;«M. Raillard est le chef des Jacobins de
-Morteau?» insistai-je. «Il est le président du
-club?»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span>
-&mdash;«Pourquoi faites-vous comme si vous ne le
-connaissiez pas alors?» dit-elle, et dans l'ombre
-je vis poindre aux yeux de la paysanne une lueur
-de défiance. La s&oelig;ur de la servante du curé guillotiné
-soupçonnant d'espionnage un duc de
-Fleury, quel symbole d'une époque dont la plus
-triste caractéristique fut celle-là, les persécutés
-s'évitant les uns les autres! Cette impression ne
-se dissipa qu'une fois la porte de la petite ville
-franchie et quand Mme Poirier eut constaté, au
-tremblement presque convulsif de ma femme,
-que nous étions bien des fugitifs en proie aux
-affres d'un mortel danger.</p>
-
-<p>&mdash;«Pardi, madame,» s'écria-t-elle, ingénûment,
-«ça n'a pas l'air gracieux, mais ça m'a fait
-plaisir de sentir que vous aviez peur quand j'ai crié
-au garde: «C'est mon cousin et ma cousine...»
-S'ils savaient ce que je vous ai dit sur Raillard,
-ils m'enverraient rejoindre ce bon M. François.
-Et dame, j'ai un mari et deux enfants, et je voudrais
-bien voir avec eux de meilleurs temps!...
-Mais nous approchons de chez ma s&oelig;ur. Ils la
-laissent tranquille, elle, parce qu'elle a été la
-s&oelig;ur de lait de défunte Mme Raillard. Rapport à
-çà, <i>il</i> ne l'a pas fait arrêter... Ç'a été un brave
-homme autrefois, vous savez, et savant!... Ce
-sera le chagrin de cette mort qui lui aura troublé
-la cervelle; et puis ces nouvelles idées. Il ne boit
-que de l'eau, cet homme-là. Il ne mange pas. Il
-ne vit que dans ses livres. Il en a deux chambres
-toutes pleines. Je vous demande un peu: tant
-<span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span>
-savoir, pour devenir si méchant!... Tenez, monsieur,
-voyez Jeannot...» Elle désignait son cheval
-du bout de son fouet. «Il ne sait pas lire, lui, et
-il connaît tout ce qu'il a besoin de connaître...
-C'est la porte de ma s&oelig;ur. Voyez. Il s'arrête
-seul. Je ne remue pas les guides. Oui, mon
-garçon, tu es arrivé... Tu vas manger l'avoine
-dans un quart d'heure.»</p>
-
-<p class="subh">III</p>
-
-<p>Ç'avait été mon tour de trembler: à travers ces
-propos naïfs, j'avais entrevu le type le plus redoutable
-des révolutionnaires d'alors, et de tous les
-temps&mdash;le fanatique d'idées, honnête homme
-dans sa vie privée, délicat même et sensible. Le
-chagrin que ce Raillard avait eu de son veuvage
-l'attestait. Et puis, lorsqu'il s'agit de l'application
-de leur système d'idées, la vie des autres ne
-compte pas pour eux. Quant à expliquer par le
-souvenir de sa femme morte l'espèce de tolérance
-accordée par celui-ci à la servante de l'abbé François,
-cette hypothèse était bonne pour des simples
-d'esprit, comme Mme Poirier. Très probablement
-la maison de Mlle Bouveron&mdash;ainsi s'appelait
-la vieille fille&mdash;servait de traquenard. Une
-surveillance étroite devait permettre de suivre les
-allées et venues de tous les visiteurs. Je tiens à
-<span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span>
-répéter que ni à ce moment, ni depuis, je n'ai
-admis une seconde que les deux demi-s&oelig;urs&mdash;c'était
-leur degré de parenté&mdash;eussent la moindre
-idée d'un pareil rôle. C'étaient deux loyales et
-pitoyables créatures. Dieu ait leurs âmes, et
-puissent-elles avoir reçu là-haut la récompense
-du Bon Samaritain! Émissaires ou non de la
-police jacobine, d'ailleurs, je n'avais plus le choix.
-Les souffrances aiguës dont ma femme se plaignait
-sur le bord de la route s'étaient apaisées un
-moment dans la voiture. L'accueil de Mlle Bouveron,
-qui nous reçut comme si nous avions été
-réellement envoyés par M. François, avait paru lui
-rendre du courage. Cette accalmie ne dura pas.
-Henriette ne fut pas plutôt assise au coin de l'âtre
-qu'elle recommença de gémir. Sa réponse à mes
-questions me convainquit que mon pressentiment
-ne m'avait pas trompé. Un accouchement avant
-terme se préparait, et sans doute pour cette nuit.
-J'expliquai mes craintes à notre hôtesse, et je lui
-demandai l'adresse d'une sage-femme. Il n'en restait
-plus dans Morteau. Des deux qui exerçaient
-encore l'année précédente, l'une avait été guillotinée,
-l'autre avait fui. Force allait être de
-m'adresser à un médecin, à ce M. Couturier qui
-avait pris la clientèle de Raillard. Qui était-ce? Je
-pris le parti de me rendre chez lui en personne et
-sur-le-champ. Je voulais voir de mes yeux l'homme
-à qui je confierais le soin de mettre au monde
-mon premier-né, peut-être un fils, l'héritier de
-mon nom. Je ne trouve pas de mots pour traduire
-<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span>
-l'émotion qui m'étreignit le c&oelig;ur quand la
-porte du médecin se fut ouverte à mon coup de
-marteau. Je revois la rue montante et toute
-blanche de neige, où se dressait ce logis du praticien
-de province, et la cotte sombre de la petite
-fille qu'on m'avait donnée pour guide. Je revois le
-pan de ciel apparu entre les toits, et surtout j'entends
-l'accent d'une femme de charge, qui ne se
-montrait pas, sans doute par prudence, et elle
-répondait à ma demande, formulée dans le vocabulaire
-obligatoire:</p>
-
-<p>&mdash;«Le citoyen Couturier n'est pas chez lui.»</p>
-
-<p>&mdash;«Mais quand rentrera-t-il?» demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;«Pas avant demain,» reprit la voix. «Il
-est parti cet après-midi pour le Valdahon voir un
-de ses clients, qui est à la mort. Il le veillera toute
-la nuit...»</p>
-
-<p>&mdash;«Mais il s'agit d'une personne qui ne peut
-pas attendre non plus. Ma femme est en mal d'enfant.
-Combien y a-t-il d'ici au Valdahon?»</p>
-
-<p>&mdash;«Huit lieues et demie. Ce n'est pas la peine
-d'essayer. Il faut le cheval du docteur pour aller
-par des chemins comme ceux-là, et la nuit
-encore. Et puis, il ne quitterait pas son malade.
-Il a remis ses visites à demain pour se rendre
-libre...»</p>
-
-<p>&mdash;«Mais à qui s'adresse-t-on dans les cas
-pressés?» insistai-je. «M. Couturier n'a donc
-personne pour le suppléer quand il y a urgence
-et qu'il est absent? En cas de danger, encore une
-fois, à qui s'adresse-t-on?»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span>
-&mdash;«Au citoyen Raillard,» répondit mon
-interlocutrice. Sa voix s'étouffait pour prononcer
-ce nom, qui me glaça plus que la bise de cette
-nuit où j'étais sorti sans manteau. La servante
-avait descendu quelques marches. La lampe
-qu'elle élevait par-dessus sa tête sculptait ses
-traits avec un relief qui en accusait l'expression.
-Visiblement elle était elle-même bouleversée, à
-cette seule mention du terroriste. «Le citoyen
-Raillard n'exerce plus depuis trois ans,» continua-t-elle,
-«mais il est convenu avec mon
-maître que dans les circonstances urgentes on
-peut envoyer chez lui... Si vous attendez jusqu'à
-demain, Monsieur Couturier sera revenu vers
-neuf heures...»</p>
-
-<p>Attendre jusqu'à demain? Le pourrais-je?... Et
-si je ne le pouvais pas, que devenir? Laisserais-je
-ma femme, ma chère femme, mourir peut-être
-devant moi, et avec elle l'enfant, sans avoir
-appelé le seul médecin qu'il y eût à cette heure
-dans cette ville? Et l'appeler, c'était ce faux passeport
-montré à ses yeux d'inquisiteur, c'était des
-questions posées auxquelles il faudrait répondre.
-Au moindre soupçon, c'était l'arrestation, c'était
-la mort, pour moi certainement, pour Mme de
-Fleury sans doute, et sans doute pour les deux
-humbles s&oelig;urs dont l'une nous avait recueillis
-gisant sur la neige, dont l'autre nous logeait
-maintenant. Dévoré par cette inquiétude, de
-quelle course hâtive je redescendis vers le faubourg
-où habitait Mlle Bouveron, et avec quelle
-<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span>
-angoisse je vis s'avancer la vieille fille au-devant
-de moi sur le pas de la porte! Déjà elle m'interrogeait:</p>
-
-<p>&mdash;«Madame vient d'être bien mal...» disait-elle.
-«C'est pour cette nuit, j'en suis sûre. Vous
-n'amenez pas M. Couturier?...» Et quand je lui eus
-expliqué le résultat de ma visite. «M. Raillard?»
-s'écria-t-elle en joignant ses mains avec un geste
-d'horreur. Elle répéta: «M. Raillard?... C'est
-lui qui a fait arrêter et guillotiner M. François...
-Ah! monsieur, s'il sait seulement que vous êtes
-ici, vous et madame, vous êtes morts.»</p>
-
-<p>C'est sur ce cri de détresse que j'entrai dans
-la chambre. Henriette, couchée à présent dans
-un lit, me montra un visage où je lus l'agonie.
-Ses traits décomposés, son teint livide, la fixité
-hagarde de son regard, le battement de ses
-paupières, ses doigts crispés sur la couverture
-annonçaient l'imminence d'une de ces crises nerveuses
-dont s'accompagnent souvent les accouchements
-prématurés. Elle me reconnut et me
-fit signe qu'elle ne pouvait pas parler. Son
-souffle était court, sa mâchoire contractée. Elle
-eut la force de prendre ma main, qu'elle mit sur
-sa poitrine. Je sentais aux pulsations de son
-corps, comme à la chaleur de ses doigts, que la
-fièvre la brûlait. Ma présence pourtant lui fit du
-bien. Les secousses dont ses membres étaient
-agités s'arrêtèrent pour quelques instants. Elle
-respira plus régulièrement, et elle se retourna vers
-le mur, comme si elle allait essayer de dormir.
-<span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span>
-Après dix minutes de ce faux sommeil, de nouveaux
-phénomènes se manifestèrent qui ne pouvaient
-plus laisser cette espérance d'une attente
-jusqu'au lendemain. Les convulsions reprenaient
-plus violentes. Elles se calmèrent encore, pour
-revenir, plus fortes chaque fois. La bonne Bouveron
-allait et venait entre la cuisine et sa chambre,
-me proposant tour à tour tous les remèdes que
-lui suggérait son expérience de commère de village.
-Son épouvante augmentait la mienne, à
-cause d'un très petit détail, mais trop significatif:
-évidemment elle croyait que ma femme allait
-mourir, et elle continuait à ne pas même prononcer
-le nom de Raillard. Le connaissant, elle considérait
-donc comme inutile tout appel à la pitié
-du révolutionnaire. Que pouvait-il arriver pourtant
-si je m'adressais à lui? Qu'il me fît arrêter sur
-le champ comme suspect, que ma femme agonisât
-toute seule. Notre situation était bien terrible.
-Séparés, elle serait pire. Non, je ne devais pas
-courir ce risque, plus effrayant que tout le reste;
-et je répétais mon cri d'avant la rencontre avec
-Mme Poirier: «Que faire? que faire?...»</p>
-
-<p class="subh">IV</p>
-
-<p>A ce moment, et dans l'intervalle d'une de ces
-crises de douleur aiguë, devant lesquelles mon
-<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span>
-ignorance et mon impuissance me désespéraient,
-une idée abominable traversa ma pensée. Je
-n'étais pas très croyant à cette époque. Comme
-la plupart des hommes de ma classe, l'esprit
-de scepticisme émané de Voltaire et de l'Encyclopédie
-m'avait touché. Je comprends aujourd'hui
-que j'ai subi là une de ces tentations,
-comme l'éternel ennemi&mdash;l'<i>antiquus hostis</i> dont
-parlent les Pères,&mdash;nous en inflige aux heures
-décisives de notre existence. J'avais posé mes
-pistolets sur une table, en revenant de mon
-inutile visite chez M. Couturier. Comme je
-m'accoudais pour prendre ma tête dans mes
-mains,&mdash;le geste instinctif du désespoir,&mdash;un
-de mes coudes se heurta contre une des crosses.
-J'eus un sursaut soudain de tout mon être. J'avais
-oublié que ces armes étaient là, et chargées. Arrivé
-à l'extrémité du malheur, il y a toujours un
-moyen sûr de s'en affranchir. J'avais à ma portée
-de quoi faire taire cette plainte de bête blessée
-que poussait ma pauvre Henriette et qui dénonçait
-ses intolérables souffrances; de quoi faire
-taire aussi la plainte de mon c&oelig;ur, c&oelig;ur d'amoureux,
-c&oelig;ur de Français,&mdash;cette agonie de ma
-jeune femme, dans cette maison inconnue, à
-quelques lieues de la frontière, après cette fuite
-loin du foyer ancestral, qu'était-ce qu'un sinistre
-épisode de l'immense désastre public? Malgré
-tout, car la nature a de ces énergies qui défient
-les craintes les plus justifiées, malgré tout, un
-enfant pouvait naître. Pour quel sort? Destiné à
-<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span>
-quelles misères? Avec cette rapidité dans le raisonnement
-qui nous découvre, à de certaines minutes,
-et d'un seul coup d'&oelig;il, tout le passé et tout l'avenir,
-je vis cet enfant, si c'était un garçon, grandir
-dans l'exil, revenir dans son pays chargé du poids
-inutile d'un grand nom, sans fortune pour le soutenir,
-étranger à la France issue de la Révolution,&mdash;un
-Émigré à l'intérieur. Si c'était une fille, les
-difficultés ne seraient pas moindres. Que deviendrait-elle?
-Comment l'élever? Où? Pour quel
-mariage?... J'avais pris un des pistolets, puis
-l'autre... Une petite pression sur une des gâchettes,
-et cet enfant ne naissait pas, et sa mère
-cessait de souffrir. Une seconde pression sur la seconde
-gâchette, et le malheureux homme qui avait
-commis la folie de se marier en pleine Terreur, se
-reposait, lui aussi, pour jamais. Je dis tout haut:
-«Oui, cela vaut mieux.» Une horrible volonté
-s'exprimait dans ce cri. Il faut que cette confession
-soit écrite, et je l'écris avec horreur, avec
-remords. Cette heure a été vraie. Je l'ai vécue.
-Durant cette nuit du 24 au 25 décembre 1793 il
-y eut un instant où j'ai été un assassin et un suicide.
-Oui. J'ai résolu de tuer ma femme et avec elle
-le fruit de notre mariage. J'ai résolu de me tuer.
-J'ai armé mes pistolets pour cela. J'en ai vérifié
-la charge et la pierre. Voilà pourquoi, mon fils,
-je veux que vous gardiez toujours auprès de vous
-ce tableau de piété dont Dieu s'est servi pour me
-sauver du plus hideux, du plus inexpiable des
-crimes...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span>
-Je m'étais levé, cette résolution prise. Car elle
-était prise. Je m'étais dit: «Dans un quart
-d'heure j'agirai. Je la tuerai et je me tuerai ensuite.»
-Une tranquillité, que je n'hésite plus à
-qualifier de diabolique, avait succédé en moi
-à l'atroce agitation de tout à l'heure. La malade
-aussi traversait des moments moins agités. Elle
-avait cessé de gémir. Je saisis la misérable
-chandelle dont s'éclairait cette scène de désespoir,
-afin de revoir ces traits qui m'avaient été si chers,
-une dernière fois. Comme je m'approchais du lit,
-la lumière porta sur une toile suspendue dans
-l'alcôve, qui avait été celle du prêtre-martyr.
-Cette toile était cette «Nativité» que je vous
-lègue. Comment expliquer, sinon par une faveur
-providentielle, que je n'y eusse prêté aucune attention
-jusqu'alors, et que, tout d'un coup, à
-cette place, j'aie regardé cette peinture et que
-j'en sois demeuré si profondément saisi? Je vous
-l'ai dit: je n'avais pas gardé intacte la foi de
-mes premières années. Pourtant je l'avais eue, et
-très fervente. Sans doute j'avais aussi subi, à mon
-insu, une autre influence: la piété de celle que
-je me préparais à assassiner par excès d'amour...
-Mais à quoi bon tenter d'expliquer un de ces
-retournements intimes de l'âme, aussi mystérieux
-qu'ils sont irrésistibles? Entre le sujet traité par
-cette toile et l'épreuve que je traversais dans cet
-instant même, il y avait une analogie trop frappante
-pour que je ne la sentisse pas: «<i>Et Marie enfanta
-son Fils premier-né. Elle l'enveloppa de langes et le</i>
-<span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span>
-<i>coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait pas de
-place pour eux dans l'hôtellerie.</i>» Je lus à mi-voix
-ces mots écrits sur le cadre, et je me mis à songer...
-L'enfant dont la venue prochaine arrachait
-à ma femme ces gémissements, c'était, lui aussi,
-un premier-né. Nous aussi, ses parents, nous
-étions errants, sans place où nous reposer, abrités
-dans un asile de hasard. Je regardai de plus près
-la toile. Le peintre avait voulu qu'en levant les
-yeux Joseph et Marie pussent reconnaître, au-dessus
-du berceau de leur fils, l'instrument de
-son futur supplice. La singulière idée qu'il avait
-eue de dessiner ainsi une croix sur le mur par
-l'ombre portée des barreaux n'aurait peut-être
-intéressé dans d'autres circonstances que ma
-curiosité. Remué comme j'étais dans les fibres
-les plus secrètes de ma personne, ce symbole me
-révéla soudain son enseignement avec une force
-souveraine... Combien de temps passai-je ainsi
-à contempler tour à tour ce groupe des parents,
-le Sauveur endormi, la silhouette de cette croix
-dressée auprès de ce sommeil? Je n'en sais rien.
-A les regarder? Non. A écouter une voix échappée
-d'une bouche invisible et qui me disait: «<i>Ecce
-homo!</i> Voilà l'homme. Auprès de toutes les
-naissances, il y a une menace, puisqu'auprès
-de toutes il y a une certitude de mort et que
-nous ne venons au monde dans la douleur que
-pour en sortir dans la douleur. Cette menace,
-ces parents l'acceptent. Ils sont agenouillés.
-Ils prient. Cet enfant l'accepte. Il dort. Les
-<span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span>
-uns et les autres acceptent la vie, avec ce
-qu'elle a d'inconnu et de redoutable, et pour
-ceux qui la donnent, et pour celui qui la reçoit.
-Cette mère sera crucifiée dans la chair de son fils.
-Elle le sait et elle ne se révolte pas. Cet époux
-sera crucifié dans le c&oelig;ur de son épouse. Il le
-sait et il ne se révolte pas. Cet enfant connaîtra
-les tortures de la plus cruelle agonie, la sueur de
-sang, l'abandon de ses amis, la trahison de
-Judas et son baiser, l'outrage d'un peuple, les
-soufflets, les crachats, les clous dans ses pieds,
-les clous dans ses mains, l'éponge de fiel, le coup
-de lance. Son martyre est là, prédit sur ce mur
-par ce jeu de lumière et d'ombre qui dessine là
-cette croix. Il le sait et il ne se révolte pas... Et
-toi?... Ah! lâche, lâche!...» En rédigeant ces
-phrases à la distance de tant d'années, je leur
-donne une précision qu'elles n'ont certes pas
-eue. Je suis très sûr cependant qu'elles expriment
-les pensées qui s'agitèrent en moi tandis que je
-regardais le tableau. Puis revenu auprès du lit
-de ma femme, je m'abandonnai à une méditation
-dont je sortis pour dire à mon hôtesse, brusquement:</p>
-
-<p>&mdash;«Où habite M. Raillard? Je veux aller le
-chercher.»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous voulez aller chercher M. Raillard?»
-répéta la Bouveron, épouvantée. «Oh! mon bon
-monsieur, ne faites pas cela! Nous sommes morts,
-tous les trois, s'il sait que vous êtes ici, madame
-et vous, et que je vous cache...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span>
-&mdash;«Où habite-t-il?» insistai-je. «Ne voyez-vous
-pas que ma femme va mourir, s'il ne vient
-pas de médecin? Vous avez été si bonne pour
-nous,» continuai-je, «que je ne veux pas vous
-avoir mise en danger... Je dirai que je suis entré
-chez vous en vous menaçant... Et si je suis arrêté,
-vous trouverez là de quoi vous récompenser.»
-J'avais tiré de ma poche un des sachets où étaient
-cousus mes diamants. La bonne femme esquissa
-un geste de refus. A cette seconde, un cri plus
-aigu d'Henriette déchira l'air.</p>
-
-<p>&mdash;«Je vais vous indiquer la maison de M. Raillard...,»
-dit la vieille fille. «Je vous aurai averti.
-Si vous ne revenez pas, je ferai ce que je pourrai
-pour Madame. C'est la nuit de Noël...» Et elle
-aussi regardant du côté du tableau, elle ajouta:
-«La bonne Mère et M. François nous protégeront...»</p>
-
-<p class="subh">V</p>
-
-<p>Le simple prêtre de province, le curé martyr
-de Morteau ne s'était guère douté jadis, en achetant
-cette <i>Naissance du Christ</i> d'un confrère
-besogneux, comme j'ai su depuis, qu'il suspendait
-au mur de sa chambre une image de piété
-destinée à s'associer à un drame moral comme
-celui que je traversais, et capable en même temps
-<span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span>
-de rendre de la force à l'humble servante qui en
-avait hérité. Tout bon chrétien que je suis devenu,
-je ne crois pas à cette action directe des morts sur
-les vivants à laquelle la dévotion de cette âme
-primitive faisait appel. De l'entendre exprimer
-cette foi si profonde me fut cependant un réconfort.
-J'en avais besoin dans la démarche que
-j'osais entreprendre. Je ne réalisai la folie de ma
-témérité qu'à l'instant où je me trouvai introduit
-dans le cabinet du redoutable partisan dont
-j'allais implorer l'aide médicale. Mais était-il
-encore un médecin, un pitoyable guérisseur
-de la misère humaine, le dur personnage qui se
-tenait là dans le silence de la nuit, assis à une
-table encombrée de dossiers? Voilà encore un
-détail que j'ai su depuis: les Jacobins avaient
-organisé leur police secrète en un petit nombre
-de circonscriptions auxquelles présidaient les
-plus sûrs de leurs adeptes. Ces inquisiteurs inconnus,
-et qui, pour la plupart, n'exerçaient aucune
-fonction apparente, furent les vrais dictateurs de
-ces terribles années. Un Danton, un Saint-Just, un
-Robespierre pliaient devant eux. De sa chambre
-de Morteau, Raillard avait de la sorte sous sa surveillance
-toute la Franche-Comté. Il venait sans
-doute de recevoir un document qui satisfaisait sa
-haine furieuse contre les ennemis de la Révolution,
-car une joie sauvage éclairait son front lorsqu'il
-se retourna pour me dévisager. Par quel mystère
-une physionomie comme celle-là, si intelligente
-et si fière, s'associait-elle à cette besogne de
-<span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span>
-haine et de sang? Comment ces yeux, d'où émanait
-une telle ardeur d'enthousiasme, se consacraient-ils,
-sans en verser des larmes de
-remords, à des enquêtes d'ignoble mouchardise?
-Mon intuition ne m'avait pas trompé. Raillard
-n'était ni un jouisseur comme l'immonde Danton,
-ni un envieux comme le sinistre Robespierre, ni
-un bas coquin comme l'abject Fouquier-Tinville.
-Il était de bonne foi dans sa criminelle
-aberration. Il croyait vraiment régénérer la France
-en extirpant l'élément empoisonné de la vie
-nationale. Faire guillotiner un aristocrate, c'était
-pour lui une opération légitime, pareille à celles
-qu'il avait si souvent exécutées dans sa profession
-première: l'amputation d'un membre gangrené.
-C'était sa mission en ce monde, sa pensée fixe
-que cette monstrueuse mutilation du pays. Il y
-voyait un redressement. Il m'accueillit, en effet,
-comme quelqu'un qui n'a pas trop de tout son
-temps pour une tâche de conscience.</p>
-
-<p>&mdash;«Je suis occupé, citoyen,» me dit-il, «très
-occupé. Je travaille pour la patrie. Si tu as
-quelque chose à me communiquer qui puisse
-servir la nation, fais vite. Sinon...»</p>
-
-<p>&mdash;«Ma femme est mourante», lui répondis-je,
-simplement, «et le citoyen Couturier est absent.
-On m'a envoyé chez vous...»</p>
-
-<p>&mdash;«Qui, on?» répliqua-t-il, d'une voix dure.
-Cet appel à son métier lui était odieux. Et puis,
-ce «vous» que j'avais employé par habitude...
-«Et toi-même?» continua-t-il. «Qui es-tu?»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span>
-Mon regard ne plia pas sous le sien. Pourtant
-ses prunelles étaient terribles à soutenir.
-La perspicacité de l'homme habitué au diagnostic
-s'y devinait, mise au service du fanatisme le plus
-passionné. Mais je venais de revoir mentalement
-la scène de tout à l'heure: ma femme à l'agonie
-sur ce grabat que dominait le tableau de la «Naissance
-du Christ», avec sa muette éloquence, la
-Bouveron tremblante à la seule idée de ma visite
-chez le bourreau de son maître. Manquer de sang-froid,
-c'était trahir Henriette et mon hôtesse. Je
-sortis de ma poche avec le calme le plus absolu
-le chiffon de papier qui me faisait Suisse et
-je débitai mon histoire. Raillard m'écoutait en
-m'enveloppant, en me perçant toujours de ces
-formidables prunelles. Dans leur éclat bleu
-passait la dureté coupante de l'acier. Quand
-j'eus fini, il me demanda, non moins brusquement:</p>
-
-<p>&mdash;«Tu es arrivé à Morteau ce soir? Et où as-tu
-couché hier?»</p>
-
-<p>&mdash;«Près de Besançon,» répondis-je. «Je ne
-sais pas le nom de l'endroit.» J'étais arrivé par
-la direction opposée.</p>
-
-<p>&mdash;«Et avant?»</p>
-
-<p>&mdash;«A Besançon.»</p>
-
-<p>&mdash;«A quelle auberge?»</p>
-
-<p>En me posant ces questions, sa main s'était
-avancée vers la table. Ses soupçons étaient déjà
-éveillés. Un des papiers épars devant lui contenait
-sans doute l'indication de notre départ et de
-<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span>
-notre signalement. La grossesse avancée de ma
-compagne la désignait trop. Je ne connaissais le
-nom d'aucun hôtel à Besançon. J'étais perdu
-cependant, si je me troublais. Je répondis:
-«A l'hôtel de la Poste». Quel soulagement lorsque
-Raillard me répondit à son tour:</p>
-
-<p>&mdash;«Et ici, où es-tu descendu?»</p>
-
-<p>Il y avait donc un hôtel de la Poste à Besançon,
-comme je l'avais imaginé à tout hasard. Fort de
-ce succès, j'ose nommer la Bouveron, en racontant
-un roman mêlé de vérité: que ma chaise
-avait cassé à un moment de la route, que j'étais
-monté dans la voiture de Mme Poirier, que cette
-femme nous avait déposés chez sa demi-s&oelig;ur.
-Tout cela n'était pas bien vraisemblable, mais
-quelque chose était plus invraisemblable encore:
-l'audace de ma présence volontaire chez le chef
-de la police secrète des Jacobins, si je mentais.
-Raillard avait froncé les sourcils, et son visage
-était devenu comme noir, quand j'avais mentionné
-mon hôtesse. Il chercha une feuille parmi des
-centaines d'autres, qu'il lut tout bas, en me
-regardant par intervalles pour comparer les
-détails donnés par son correspondant. Était-ce
-une circulaire dénonçant mon départ de Fleury?
-Le signalement se trouvait, sans doute, avoir été
-mal fait, et mon passage par Besançon contredisait
-les autres indications. L'instinct de défense
-qui se développe chez nous, à notre insu, dans
-les heures de danger, m'avait fait deviner le piège
-tendu par cette question si simple sur mon itinéraire.
-<span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span>
-Ce même instinct m'avertit que le Jacobin
-hésitait. Une impression forte le déterminerait
-dans un sens ou dans l'autre.</p>
-
-<p>&mdash;«Tu vérifieras tout ce que je t'ai dit demain»,
-repris-je, sur le même ton que lui, rude et brutal,
-et en employant le tutoiement civique qu'il avait
-adopté avec moi. «Pour le moment, pense que
-chaque minute de retard peut coûter la vie à une
-femme...» Et je commençai de lui rapporter les
-symptômes que j'avais observés, avec d'autant
-plus d'insistance que dès les premiers mots je vis
-distinctement le médecin se réveiller en lui. On
-n'a pas impunément exercé un métier toute sa vie
-durant. Au fur et à mesure de mes indications, ce
-métier revenait, remontait en lui des profondeurs
-de ses anciennes habitudes. Il allait s'établir une
-lutte entre le politicien sectaire qu'il était devenu
-et le physiologiste de jadis. C'était sur la malade
-qu'il m'interrogeait maintenant, sur son âge, son
-tempérament, ses habitudes, ses antécédents, la
-date de notre mariage. Peu à peu, sa physionomie
-changeait d'expression. Elle s'humanisait et se
-détendait. Quand enfin, il me dit: «Hé bien,
-allons. Il n'y a, en effet pas de temps à perdre...»
-Il avait oublié, s'il l'avait reçue, la note qui lui
-annonçait la disparition du ci-devant duc de
-Fleury avec sa femme enceinte de plusieurs mois.
-J'avais souvent constaté cette sorte de dualité
-dans les quelques Révolutionnaires que j'avais
-approchés. J'avais discerné chez tous des réapparitions
-de leur personnalité d'avant 89. Jamais
-<span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span>
-comme chez Raillard. Quand, une demi-heure
-plus tard, il s'assit au chevet de ma femme pour
-se rendre compte de son état, le Jacobin avait
-disparu totalement. Il ne restait plus que le praticien.
-On eût dit qu'il avait oublié de la manière la
-plus complète dans quelle maison il était et son rôle
-dans l'arrestation de M. François. Il s'adressait à
-la Bouveron pour lui demander du linge, un bassin,
-de l'eau chaude, comme si elle eût été une
-religieuse d'hôpital dans une salle de chirurgie. Il
-ne remarquait même pas qu'elle ne lui répondait
-point, et qu'en lui tendant les objets, les doigts
-de la servante du curé guillotiné frémissaient
-d'horreur.</p>
-
-<p>&mdash;«Je redoute tout si l'éclampsie éclate,»
-m'avait-il dit. «Il faut provoquer la délivrance.
-J'ai eu raison d'emporter ma boîte d'instruments...»</p>
-
-<p class="space">Il pouvait être minuit quand il m'avait tenu ce
-discours, tout en introduisant, avec cette énergie
-délicate qui caractérise les vrais médecins, un
-coin de mouchoir entre les dents de la patiente,
-«afin d'éviter,» m'avait-il dit encore, «les morsures
-de la langue». Quel souper de réveillon, que
-le bol de bouillon apporté à ce moment pour soutenir
-nos forces, à l'accoucheur et à moi, par la
-pauvre Bouveron! A dix heures du matin, le travail
-durait encore. L'accoucheur m'avait ordonné de
-me tenir dans une pièce voisine, pour que mon
-émotion n'eût son contre-coup ni sur lui, ni sur la
-<span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span>
-malade. Dieu! Quelle nuit je passais là! Enfin,
-un dernier cri de ma pauvre femme, suivi d'un
-silence, m'avertit que le suprême effort avait eu
-lieu. J'entendis presque aussitôt la voix de Raillard
-m'interpeller. Il avait cessé de me tutoyer,
-depuis qu'il n'était plus vis-à-vis de moi qu'un
-médecin:</p>
-
-<p>&mdash;«Un garçon!» s'écria-t-il. Vous avez un
-gros garçon!... Est-il vivant, ce petit crapaud?...
-Tu m'as coûté bien du mal, morveux, mais tu
-feras un gaillard robuste...» Ses bras ensanglantés
-me tendaient mon fils aîné, et il ajoutait,
-en nettoyant ce lambeau de chair où palpitait déjà
-un homme:</p>
-
-<p>&mdash;«Et la mère aussi vivra pour le nourrir.
-Elle vivra... J'en réponds... Mais j'ai eu bien
-peur!...»</p>
-
-<p>Et ce coupeur de têtes avait un sourire de
-triomphe ému pour proclamer cette victoire sur
-la mort. O inexplicables contradictions du c&oelig;ur
-de l'homme!...</p>
-
-<p class="subh">VI</p>
-
-<p>Raillard nous avait quittés vers midi, après
-avoir donné les instructions nécessaires, en
-annonçant qu'il reviendrait sûrement vers le soir
-avec son collègue Couturier. Il n'eut pas plutôt
-<span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span>
-passé le seuil de la porte que la Bouveron me
-supplia de nouveau:</p>
-
-<p>&mdash;«Sauvez-vous, monsieur! Qu'il ne vous
-retrouve pas!... C'est de voir souffrir madame
-comme elle souffrait, qui l'a un peu ému... Quand
-il la saura guérie, il ne connaîtra plus rien. Il avait
-soigné M. François aussi dans le temps, et très
-bien, et puis vous savez ce qu'il lui a fait... Sauvez-vous!...
-Il ne pourra toujours pas envoyer madame
-en prison dans l'état où elle est. Mais vous,
-comment voulez-vous que vous lui échappiez,
-quand il a vu cela?...» Et elle me montra sur les
-linges que j'avais pris dans le havre-sac comme
-plus fins, pour les donner à l'opérateur, une couronne
-ducale brodée à même la toile. Dans la précipitation
-de notre fuite, Henriette et moi avions
-oublié ce détail, implacablement révélateur.
-A cette simple réflexion de mon hôtesse, mon sang
-se glaça. Une seule espérance me restait: j'avais
-vu tour à tour apparaître en Raillard deux hommes
-si différents, selon que je m'étais adressé au
-démagogue ou au médecin,&mdash;deux moralités
-fonctionner, si contradictoires! Il avait sans aucun
-doute remarqué ces couronnes, en maniant ces
-linges dont il avait déchiré lui-même quelques-uns.
-Il avait pourtant agi comme si de rien n'était.
-C'était là ma chance de salut, qu'il se considérât
-comme obligé de ne pas utiliser au service de sa
-besogne politique un renseignement surpris dans
-sa besogne d'opérateur. En tout cas, et que le
-Jacobin dût, ou non, se conformer à ce scrupule
-<span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span>
-professionnel, je ne pouvais pas, moi, abandonner
-ma femme et mon enfant ainsi. Je fis donc
-taire la Bouveron, et j'attendis, au chevet de l'accouchée,
-le retour annoncé du terrible personnage.
-J'éprouvais envers lui des sentiments plus contradictoires
-encore que sa conduite. Il avait sauvé
-ma femme d'une mort imminente en la délivrant.
-Sans son intervention, mon fils mourait dans le
-sein de sa mère; et ce sauveur était le plus impitoyable
-ennemi de toutes mes idées. Il avait fait
-tuer par centaines des nobles comme moi, des
-prêtres comme l'abbé François. Demain, peut-être,
-monterais-je à l'échafaud à cause de lui.
-Il me faisait horreur, et son dévouement de cette
-nuit m'attendrissait, quoique j'en eusse. L'énigme
-de cette double nature m'épouvantait, en même
-temps, comme une difformité monstrueuse.
-J'y ai bien souvent pensé depuis lors, et j'ai
-détesté davantage la Révolution,&mdash;toutes les
-révolutions. Le voilà, leur pire malheur: d'un
-bourgeois qui eût été comme Barnave, un bon
-avocat, comme Bailly, un bon académicien,
-comme Collot d'Herbois, un bon acteur peut-être,
-comme Louis David, un bon peintre, comme
-ce Raillard, un bon médecin, elles font un criminel
-par égarement d'orgueil. Libre de tenter l'application
-de ses utopies à même la vie, à même les
-autres hommes, il pouvait servir, il détruit. En
-vaquant auprès de ma femme et de mon fils aux
-menus soins que notre redoutable bienfaiteur de
-cette nuit et de cette matinée avait indiqués, je
-<span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span>
-méditais sur ce problème. Tout mon avenir
-dépendait de la solution. Qui l'emporterait dans
-cette nature d'une effrayante ambiguïté, le métier
-ou le fanatisme? Malgré moi, accablé de sombres
-pressentiments, je revenais à ce petit tableau religieux,
-dont la composition simple et chargée de
-sens m'avait rendu, la veille, le courage d'aller
-droit au danger. Ce prêtre dont nous occupions la
-chambre avait dû, lui aussi, contempler cette toile
-avec la volonté d'en absorber tout l'esprit. Je me
-forçais à prier mentalement, devant cette croix
-dessinée sur ce mur par cette ombre des barreaux,
-comme si cette croix eût été la vraie, l'enfant
-endormi vraiment le Sauveur, et j'attendais...</p>
-
-<p class="space">Vers quatre heures Raillard parut, accompagné
-d'un autre homme, le docteur Couturier, revenu de
-son expédition nocturne et dans les mains duquel
-il allait remettre la malade. Il me suffit d'une
-seconde pour le comprendre: la Bouveron ne
-s'était pas trompée. Raillard savait qui j'étais, et
-déjà le médecin avait cédé la place au Jacobin.
-Pas tout à fait encore, puisque au lieu de m'avoir
-dépêché ses estafiers, il venait lui-même, avec
-son confrère. Il ne m'adressa pas la parole,
-mais je retrouvai dans ses yeux clairs le sinistre
-reflet d'acier de notre première rencontre. Couturier,
-lui, avait une honnête physionomie d'officier
-de santé. Son expression habituelle devait
-être la bonhomie craintive. Visiblement, il tremblait
-devant Raillard. Il avait été son concurrent
-<span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span>
-timide avant 89. Depuis il était son suppléant
-épouvanté, en attendant qu'il devînt sa victime.
-Il n'était, en aucune manière, son complice. Je
-l'aurais deviné rien qu'au salut par lequel il répondit
-au mien, alors que la raideur significative de
-l'autre ne laissait aucun doute sur ses sentiments
-à mon égard. J'avais pris le parti, décidé à tenir
-mon rôle jusqu'au bout, de me présenter moi-même.
-A m'entendre proférer les syllabes de
-mon nom supposé, Raillard esquissa un geste
-réprimé aussitôt. Il venait de voir les yeux de la
-malade fixés sur lui. Le médecin avait de nouveau
-dompté le révolutionnaire. Il allait le dompter
-encore, après quelle lutte intérieure? L'événement
-m'a permis d'en mesurer l'intensité.</p>
-
-<p class="space">Je m'étais retiré pour permettre à ces messieurs
-une consultation qui dura une longue heure. Je
-ne fus pas peu étonné, quand la porte se rouvrit,
-de voir le docteur Couturier reparaître seul.</p>
-
-<p>&mdash;«Raillard est parti par l'autre sortie,» me
-dit-il. Puis, à voix basse, comme s'il eût appréhendé
-d'être entendu par le terroriste à travers
-l'espace: «Monsieur,» continua-t-il, «je ne
-veux pas savoir qui vous êtes. Raillard, lui, le
-sait. S'il ne vous a pas fait arrêter aujourd'hui,
-c'est que le devoir médical l'en a empêché... Devant
-son insistance à me demander si je croyais
-que la malade pût supporter une grande émotion
-sans être reprise d'accidents nerveux, peut-être
-mortels, j'ai compris qu'il se faisait un
-<span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span>
-scrupule, appelé auprès d'elle comme médecin,
-de lui infliger une secousse morale qui la tuerait...
-Ah! c'est un homme bien étrange, et qui
-n'est pas ce que l'on croirait d'après certaines
-choses!... Il y a cinq ans seulement, il n'avait
-jamais fait que du bien à Morteau, et même à
-présent, voyez, par souvenir pour sa femme, il
-n'a inquiété personne ici, dans cette maison que
-l'ancien curé a léguée à sa servante.»</p>
-
-<p>&mdash;«Et il a fait guillotiner M. François!»
-interrompis-je.</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! on vous a raconté?... Oui, c'est abominable,
-abominable!... Mais Raillard a cru que
-c'était son devoir. Il est persuadé que l'on assurera
-le bonheur de l'humanité pour toujours, avec
-certaines exécutions... D'ailleurs, il ne s'agit pas
-de cela... Il s'agit de vous... Tant qu'il croira
-votre femme en danger, il vous épargnera...
-Ensuite?...»</p>
-
-<p>Il avait hoché la tête d'un geste sinistre.</p>
-
-<p>&mdash;«Merci, monsieur,» lui répondis-je en lui
-serrant la main. «Je devine que vous avez exagéré
-certains symptômes observés chez la malade
-pour impressionner M. Raillard... A moi,
-vous direz la vérité. Ma femme est-elle vraiment
-en danger?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne le crois pas,» répliqua-t-il. «Contrairement
-à Raillard, je suis persuadé que le
-système nerveux est très intact et qu'aucun accident
-cérébral n'est plus à craindre...»</p>
-
-<p>&mdash;«Croyez-vous qu'elle pourrait partir d'ici,
-<span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span>
-cette nuit, sur une civière?» demandai-je brusquement.</p>
-
-<p>&mdash;«Ce serait bien dangereux,» répliqua-t-il
-après un instant de réflexion... «Oui, bien dangereux...»</p>
-
-<p>&mdash;«Est-ce absolument impossible?» insistai-je.</p>
-
-<p>&mdash;«Impossible?... Non,» fit-il après un nouveau
-silence. «Sauvez-vous plutôt seul,» ajouta-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;«La laisser entre les mains de cet homme
-pour qu'une fois guérie, il lui fasse couper le
-cou?...» m'écriai-je. «Jamais!... Oui ou non, le
-considérez-vous comme capable de l'envoyer à
-la guillotine, quand il ne verra plus en elle
-une malade, surtout si je me suis échappé. Répondez?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Oui,» répondit le médecin. Puis, comme
-effrayé de sa propre audace, il prétexta la nécessité
-de retourner auprès de l'accouchée faire un
-pansement avant la nuit. Quant à moi, mon parti
-était pris. Raillard m'avait épargné, sûr que je ne
-m'enfuirais jamais seul. Dans cette certitude, il
-était probable que la surveillance de la maison ne
-serait pas très étroite. Sitôt Couturier parti, j'obtins
-de Mlle Bouveron l'adresse de quelqu'un sur
-lequel je pusse absolument compter. A la nuit
-tombante, je m'échappai par une fenêtre de derrière
-qui donnait sur une étroite ruelle, après
-avoir constaté qu'il n'y avait, pour épier les allées
-et venues, qu'un seul individu, attablé dans un
-cabaret à quelques pas de la porte. A prix d'or,
-<span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span>
-j'obtins de l'homme chez qui la Bouveron m'avait
-envoyé, qu'un de ses camarades et lui se trouvassent
-dans la ruelle en question, vers minuit,
-avec un brancard. Je réveillai ma femme, que je
-mis au courant de mon projet, en lui disant la
-vérité. Alors, et cela me rend ce tableau de la
-<i>Nativité</i> plus cher encore, cette créature héroïque
-me demanda cinq minutes pour faire une suprême
-prière si elle devait passer dans cette fuite, et elle
-la fit, tournée vers cette image de la Vierge et du
-Sauveur. Je regardai une dernière fois dans la
-rue. Le cabaret était toujours éclairé. L'espion
-dormait, les bras sur la table et la tête sur les
-bras. Ce pouvait être un sommeil simulé... J'étais
-dans un de ces moments où l'on risque le tout pour
-le tout. La civière que nos complices s'étaient
-procurée chez le fossoyeur,&mdash;un autre fidèle de
-la mémoire de M. François, mais quel symbole!&mdash;fut
-introduite par la fenêtre. Nous y plaçâmes la
-mère et l'enfant et nous la sortîmes par la même
-voie. Il était convenu que si nous rencontrions
-une patrouille, les porteurs diraient qu'ils allaient
-avec une malade à l'hôpital. Je devais les rejoindre
-sur une route où Mlle Bouveron me conduirait
-une demi-heure plus tard. La ville n'étant pas
-close de murs, cette évasion pouvait s'exécuter
-par un jardin abandonné de ses propriétaires. Il y
-avait quatre-vingt-neuf chances contre une pour
-que nous fussions pris. Les médecins à qui j'ai
-raconté depuis ce tragique épisode m'ont tous dit
-que la mort d'une femme accouchée de la veille,
-<span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span>
-était, non pas probable, mais certaine, dans des
-circonstances pareilles. Il n'en est pas moins vrai
-que le lendemain, à midi, je me trouvais avec
-Henriette dans une chambre d'un petit village de
-la frontière suisse: elle couchée, son fils suspendu
-à son sein, et vivante, bien vivante, et l'enfant
-vivant, bien vivant. La Providence avait permis
-que ma folie fût une sagesse. Nous étions sauvés.</p>
-
-<p class="subh">VII</p>
-
-<p>... Je viens de regarder ce tableau de la <i>Nativité</i>,
-une fois encore, après avoir repassé en
-esprit les heures effroyables de ce Noël 1793, et
-j'ai dit devant lui une prière pour les âmes des
-cinq personnes qui payèrent de la vie leur charité
-envers nous: le docteur Couturier d'abord, puis
-Mlle Bouveron, Mme Poirier, enfin Jean Nadaud
-et Louis Fauverteix, les porteurs de la civière.
-Que leurs noms vous restent à jamais vénérables,
-mes enfants! C'est sur eux que la colère
-de Raillard s'exerça, quand il sut que sa proie lui
-échappait. L'implacabilité avec laquelle il fit emprisonner,
-juger et exécuter même son confrère
-d'hôpital, même la s&oelig;ur de lait de sa femme,
-l'atteste: cette conscience faussée prétendit expier
-ainsi sa faiblesse d'un moment, devenue à ses
-yeux un crime de lèse-nation. Il ne s'est point
-<span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span>
-pardonné de ne pas m'avoir fait moi-même arrêter
-sitôt découvert. Je viens de prier aussi pour lui,
-pour que ses forfaits lui soient remis, à cause de
-cette faiblesse, et, après tout, de sa sincérité. Je
-l'aurais certes envoyé à l'échafaud, comme on a
-fait justement, après la chute de Robespierre. Mais
-je l'aurais condamné sans le mépriser. Je ne le
-méprise pas encore aujourd'hui. Je le plains. Je
-suis sans doute le seul au monde à éprouver ce sentiment.
-Cet homme, d'une telle bonne foi pourtant,
-a laissé à Morteau et dans tout le pays de Doubs un
-souvenir exécré. Quand je revins dans cette petite
-ville au retour de l'émigration, son nom n'était
-prononcé, comme de son vivant, qu'avec épouvante.
-J'entreprenais ce voyage pour essayer
-de retrouver les traces de mes sauveurs. J'appris
-leur supplice. J'ai été récompensé de ce pèlerinage
-par la découverte, chez le fils de la mère Poirier,
-de cette toile, dont il avait hérité. Ce pauvre paysan
-me céda cette relique que j'ai eue toujours avec
-moi depuis. Je veux qu'elle ne vous quitte jamais
-non plus, mon fils. Les copies que j'en ai fait faire
-sont pour rester toujours auprès de mes autres
-enfants. Je vous répète, et à eux, que, sans elle,
-j'aurais sans doute fini assassin et suicide. Puissiez-vous,
-vos frères et vous, recevoir d'elle la même
-leçon de foi dans la Providence et d'acceptation
-chrétienne qu'elle m'a donnée dans une heure
-affreuse!</p>
-
-<p class="date">Septembre 1907.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span></p>
-<h2 class="normal">III<br />
-<span class="small">LES</span><br />
-<span class="large">COUSINS D'ADOLPHE</span></h2>
-<p><span class="signature"><i>A Charles Du Bos.</i></span></p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_216"> 216</a></span></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span>
-Parmi les dîners périodiques qui réunissent à
-Paris, dans un cabinet de restaurant, des artistes,
-des écrivains, les compatriotes d'une même province,
-des camarades de lycée, d'école, d'atelier,
-d'anciens collègues de ministère, que sais-je?
-aucun n'a passé plus inaperçu que celui qui s'intitulait
-énigmatiquement: <i>les Cousins d'Adolphe</i>.
-Il fut fondé, voici quelques années déjà, par une
-demi-douzaine de fanatiques du célèbre roman de
-Benjamin Constant. C'était l'époque où M. Maurice
-Barrès venait de publier <i>Un Homme libre</i>, et
-cette <i>Méditation spirituelle</i> sur l'amoureux de
-Mme Récamier qui commence: «J'aime qu'il
-cherche avec fureur la solitude où il ne pourra
-pas se contenir... J'aime les saccades de son
-existence qui fut menée par la générosité et le
-scepticisme, par l'exaltation et le calcul...» et
-la suite, jusqu'à l'<i>Oraison</i>: «Ainsi, Benjamin
-Constant, comme Simon et moi, tu ne demandais
-à l'existence que d'être perpétuellement
-nouvelle et agitée...» Ces pages subtiles et passionnées
-donnèrent à six ou sept jeunes gens
-l'idée d'une réunion bi-annuelle, sous l'invocation
-du chef-d'&oelig;uvre de cet homme supérieur,
-mais incohérent, auquel ils auraient volontiers
-<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span>
-dit, comme l'<i>Homme libre</i>: «Je te salue avec un
-amour sans égal, grand Saint, l'un des plus
-illustres de ceux qui, par orgueil de leur vrai <i>moi</i>,
-qu'ils ne parviennent pas à dégager, meurtrissent,
-souillent et renient sans cesse ce qu'ils
-ont de commun avec la masse des hommes...» Ces
-jeunes gens s'appelèrent les <i>cousins d'Adolphe</i>, et il
-faut croire qu'en dépit du paradoxe un peu enfantin
-qui les avait décidés à cette parenté imaginaire,
-ils avaient réellement entre eux des points de sympathie
-d'esprit très intimes. Fondé en 1889, le
-dîner des <i>Adolphes</i> dure encore en 1909. La demi-douzaine
-n'est plus qu'un <i>quatuor</i>. Les cheveux
-noirs ou blonds sont devenus gris, ou s'en sont
-allés. Les trente ans sont devenus le demi-siècle.
-Et cependant les <i>Adolphes</i> continuent de <i>sodaliser</i>&mdash;pour
-employer le mot d'un d'entre eux&mdash;au
-printemps et à l'automne. Je ne sais plus s'ils professent
-la même adoration pour la fin d'existence
-de Benjamin et son désarroi: «Toi-même, vieillard
-célèbre et mécontent, tu ne pus résister au
-plaisir de te déconsidérer...» Deux sont membres
-de l'Institut. Je ne sais pas non plus s'ils continuent
-d'admirer les «détours un peu brusques»
-des convictions de leur grand cousin, lors des Cent-Jours.
-Un des <i>Adolphes</i> est à la Chambre le chef
-intransigeant d'un des groupes de l'opposition.
-Mais ce dîner au surnom naïvement agressif, c'est
-leur jeunesse, et ils s'obstinent à maintenir le rite
-de la fondation. Il y a toujours à leur table deux
-couverts mis pour deux <i>cousins d'Adolphe</i>:
-<span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span>
-MM. Dominique et Muller, qui ne sont jamais
-venus,&mdash;et pour cause. Dominique, c'est Beyle
-qui signait ainsi ses lettres! Muller, c'est le pseudonyme
-que G&oelig;the avait pris pour voyager <i>incognito</i>
-en Italie!</p>
-
-<p>Ce n'est pas manquer à la discrétion que de
-donner ces détails. Ils ne trahiront pas l'individualité
-vraie de ces inconnus. Ils prouvent seulement
-que ces fidèles de Benjamin étaient fortement
-teintés de littérature, quoiqu'il n'y ait
-jamais eu parmi eux qu'un homme de lettres
-professionnel. Mais tous, diplomates ou officiers,
-peintres ou simples oisifs, écrivaient peu ou prou.
-Ils étaient convenus, dès le premier dîner, de
-raconter chacun une anecdote à toutes les réunions,
-et ils sont demeurés fidèles à cette règle.
-Un d'eux, ce n'était pas l'homme de lettres,&mdash;autre
-paradoxe&mdash;s'avisa de tenir les archives de
-ces agapes et de transcrire le lendemain les récits
-de la veille. Les pages se sont accumulées. Les
-archives font aujourd'hui, à quatorze anecdotes
-par an, puis douze, puis dix, puis huit, un recueil
-d'une centaine d'historiettes, les unes, véritablement
-<i>Adolphiennes</i>, ainsi qu'il convenait à des
-jeunes gens adonnés à la culture de leur <i>moi</i>, les
-autres d'une plus large humanité,&mdash;c'est l'âge
-qui veut cela. Ayant eu entre les mains les gros
-cahiers où ces documents sont consignés, j'ai
-demandé au complaisant <i>cousin d'Adolphe</i> qui me
-les avait prêtés, la permission de copier moi-même
-quelques-uns de ces récits et de les publier.
-<span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span>
-Voici donc, prises un peu au hasard, six de ces
-<i>chroniques</i> d'aujourd'hui, toutes empreintes de ce
-que l'analyste de l'<i>Homme libre</i> appelait «le vif
-sentiment du précaire». Oh! la saisissante image
-qu'il a trouvée et qui pourrait servir d'épigraphe
-à ces archives, si elles sont jamais données dans
-leur entier: «J'ai vu un boa mourir de faim
-autour d'une cloche de verre qui abritait un
-agneau. Moi aussi, j'ai enroulé ma vie autour
-d'un rêve intangible...»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span></p>
-<h2 class="normal">IV<br />
-<span class="medium">UNE RESSEMBLANCE</span></h2>
-</div>
-
-<p>Vous avez certainement lu, ces temps derniers,
-dans les journaux, la mort du comte Michel
-Steno, tué l'autre semaine dans une collision
-d'automobiles, comme il allait de Mestre à sa
-villa du Frioul. Cette nouvelle n'a été pour vous
-qu'un fait divers de l'ordre le plus banal. Pour
-moi, elle a évoqué une image d'autant plus saisissante
-que le caractère tragique de cet accident
-contrastait davantage avec le souvenir que je garde
-de lui. J'ai raconté ailleurs une des aventures de
-ce charmant Italien que j'ai<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">&nbsp;[5]</a> beaucoup fréquenté
-à Venise, sa patrie, à Rome, à Saint-Moritz,
-à Madrid.&mdash;Je m'y trouvais avec lui dans
-le délicieux printemps de 1886,</p>
-
-<p class="quote">... O gioventù, primavera della vita!<br />
-O primavera, gioventù dell'anno!...&mdash;</p>
-
-<p>à Paris enfin. Ces simples noms de villes, ainsi
-mis à côté les uns des autres, révèlent assez les
-<span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span>
-goûts cosmopolites de ce fils des doges, que vous
-eussiez pris, à le rencontrer, pour un Anglais
-d'une haute classe. Ce faisant, vous lui eussiez
-procuré le plus naïf et le plus vif plaisir. Au fond,
-très au fond, Michel était, comme tous les Italiens,
-passionnément de son pays et de sa ville.
-Mais comme tous les Italiens aussi, il avait une
-terreur morbide, une <i>phobie</i> presque du provincialisme,
-un désir exaspéré de participer à cette
-grande vie Européenne dont la péninsule a été
-longtemps comme exclue. Cette furie d'<i>Européanisme</i>,
-que Mazzini a le premier formulée en politique
-est le trait dominant de l'Italie actuelle. Ses
-vastes efforts collectifs en sont marqués, et les
-petites ambitions individuelles de chacun de ses
-représentants. En voulant que le comte Steno fût
-<i>a casa</i>, au <i>Cercle de l'Union</i> à Paris, au <i>Turf</i> ou
-au <i>Traveller's</i> à Londres, au <i>Veloz</i> à Madrid, à la
-<i>Cascia</i> à Rome, Michel réalisait ce programme
-patriotique à sa manière. Sans doute, cette nouvelle
-direction de l'âme italienne était dans la
-nature des choses. Mais comment ne pas regretter
-la forte saveur locale d'autrefois? Que j'ai souvent
-pensé, par exemple, à frayer avec cet élégant
-Steno, qu'il avait déformé son type en le <i>cosmopolisant</i>!
-Je l'aimais pourtant, précisément à
-cause des linéaments tout Vénitiens que je discernais
-en lui. Sous l'anglomane, je démêlais le
-patricien qu'il eût été au dix-huitième siècle, le
-Magnifique, friand de voluptés fines, tel qu'il
-apparaît dans les peintures de Guardi et de
-<span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span>
-Longhi, ou dans les mémoires de ce génial ruffian
-de Casanova. Il en avait le je ne sais quoi de délicat
-et de noble, même dans la galanterie; une
-espèce de lenteur, comme une sérénité aristocratique,
-même dans la passion. Avec son grand air
-d'ancien portrait, sa belle mine à la Titien, ou
-mieux à la Morone, il avait eu bien des liaisons.
-Ses succès de femme ne l'avaient rendu ni fat,
-ni vulgaire, comme il arrive si souvent. C'est
-qu'il avait su <i>penser ses plaisirs</i>. Je me le rappelle,
-surtout dans les longues soirées de ce printemps
-Madrilène auquel je faisais allusion, s'abandonnant
-à des demi-confidences. Il me contait alors
-de ces anecdotes significatives, pour lesquelles je
-donnerais bien des romans célèbres. Il y a dans
-les lettres de Stendhal une phrase qui caractérise
-joliment cette conversation de certains séducteurs:
-«On admirait chez lui une foule d'idées
-fines et justes, si l'on venait à parler des femmes.
-<i>Il les connaissait parce qu'il avait eu besoin de leur
-plaire et de les tromper.</i>» Je voudrais rapporter
-une de ces anecdotes. Elle caractérise assez exactement
-le tour d'esprit et la sensibilité de ce
-personnage original. Et puis, elle illustre une
-théorie qui lui était très chère&mdash;il y est revenu
-devant moi souvent&mdash;sur ce que j'appellerai,
-d'un mot pédant: la loi des ressemblances.
-Steno prétendait que deux êtres, s'ils ont entre
-eux des similitudes profondes de traits, de regard,
-de gestes, de voix, ont aussi des similitudes
-profondes de destinée. «Les gens de la
-<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span>
-même espèce animale,» disait-il, «font toujours
-en toute circonstance la même espèce d'actions.»
-Mon expérience m'a conduit à croire qu'il avait
-raison. Il aurait eu tort, que ce petit récit conserverait
-encore, me semble-t-il, un intérêt de
-curiosité sentimentale. Je le transcris, tel qu'il
-me le faisait, ou à peu près, par une douce nuit
-d'été, non plus à Madrid, mais sur la terrasse
-d'un restaurant des Champs-Élysées, où j'ai tant
-causé avec lui, avec Barbey d'Aurevilly, Lord
-Lytton, Georges Brinquant, le sculpteur Maurice
-Ferrari, Luigi Gualdo... Que d'ombres!</p>
-
-<p class="space">«... Il y a de cela dix ans déjà» avait commencé
-Steno, «J'étais très jeune et quoique je
-m'efforçasse de dissimuler cette faiblesse sous
-le plus imperturbable des aplombs, très timide,
-de cette timidité qui vient, à cet âge, de l'excès
-de l'émotion. Ai-je besoin d'ajouter que j'étais
-très amoureux? L'objet de cet amour était une
-grande dame Anglaise qui avait eu la fantaisie
-d'un établissement à Venise. Je ne sais pas si
-vous l'y avez rencontrée. Après y être venue
-pendant des saisons et des saisons, elle n'y a plus
-paru du tout. Je pourrais vous dire que c'est à
-cause de moi. Je n'ai pas la vanité de le penser.
-Lady Cynthia S... est une Anglaise. Cela suffit
-pour tout expliquer. Il n'y a que les Anglais pour
-se faire des <i>home</i> de passage où vous les croyez
-fixés à jamais, tant ils y ont déployé de génie
-d'installation. Un jour, ils défont ces demeures
-<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span>
-comme ils les ont faites, et ils les reconstruisent
-ailleurs. Aux dernières nouvelles, Lady Cynthia
-habitait une ferme dans l'Afrique du Sud. Il y a
-quinze ans, elle occupait le premier étage du
-colossal palais Navagero, pas très loin de la <i>Madonna
-dell'Orto</i>, avec un de ces étroits jardins
-ombreux comme il n'y en a guère qu'à Venise.
-On en goûte plus délicieusement la fraîcheur et
-la couleur, dans ce paysage d'eaux mortes et de
-pierres. On trouve là un charme émouvant à un
-feuillage qui bouge, à une touffe d'&oelig;illets qui
-frissonne sur la lagune, au chant d'un oiseau qui
-volète dans les branches. C'est la poésie de la vie
-évoquée dans une ville où tout raconte la poésie
-de la mort. Durant mon enfance, j'avais connu
-ce jardin abandonné, comme le palais. Mon cousin,
-le vieil Alvise Navagero, habitait cette glorieuse
-maison <i>a la buona</i>, comme nous disons.
-Dès l'instant où Lady Cynthia eut eu le caprice
-de louer «l'étage noble», le <i>piano nobile</i>, l'endroit
-changea de physionomie. Rien ne fut gâté
-pourtant de ce qu'il avait de vénérable. L'énergie
-britannique eut tôt fait de nettoyer la façade, les
-chambres et les allées. Des meubles, des tapisseries,
-des tableaux reparurent sous les plafonds
-peints à fresque&mdash;par Tiepolo, s'il vous plaît.
-Des bancs de marbre et des statues surgirent
-dans le jardin. Ce fut une de ces restaurations
-qui n'altèrent pas la touchante vétusté des
-choses... Je vous dis cela pour vous faire comprendre,
-à vous qui connaissez Venise, quel cadre
-<span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span>
-exquis faisait ce coin retiré de la ville:&mdash;les
-pierres rouges du palais, l'eau glauque et dormante
-du mince canal, les groupes épais des
-chênes verts&mdash;et dans ce décor la merveilleuse
-fleur d'aristocratie qu'était alors cette admirable
-jeune femme! Elle avait vingt-neuf ans, des
-cheveux blonds, de cet or à reflets bruns que
-Giorgione a su peindre. Grande, la taille haute,
-ses grands yeux bleus, couleur de pervenche,
-presque violets, regardaient d'un regard à la fois
-enfantin et fier. Ses traits étaient délicats, tout
-menus dans un visage de Diane chasseresse. Et
-quel teint, invraisemblable de fraîcheur, un de
-ces teints de fille des flots que l'existence au grand
-air a gardés si blancs, si roses, si transparents, en
-y fouettant le sang au lieu de le brûler! Et aussi
-quelle allure! Lady Cynthia déployait dans ses
-moindres gestes cette audace naturelle à une
-caste habituée, depuis des siècles, à la domination,
-cette aisance hautaine qui distingue les
-femmes nées comme elle, parmi tous les privilèges
-de la préséance héréditaire et de la fortune
-assurée. Souvent, à la voir qui passait dans sa
-gondole, j'ai eu l'évidence physique de l'identité
-entre ces deux reines des mers: l'Angleterre
-d'aujourd'hui et la Venise de jadis, hélas! Appuyée
-sur les coussins, la masse de ses cheveux
-fauves éclairée par le soleil, vêtue d'étoffes aux
-couleurs vives où se plaisait son goût hardi, elle
-m'apparaissait comme la s&oelig;ur de ces dogaresses
-illustres, une Zélia Priuli, une Loredana Mocenigo,
-<span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span>
-une Morosina Morosini, que les chroniqueurs
-nous décrivent allant de leur palais au
-Bucentaure dans des costumes splendides tout
-brodés de pierres précieuses. «<i>Rendeva luce dove si
-trovava</i>,» disait un de ces chroniqueurs à propos
-d'une d'elles. «Elle rayonnait de lumière là où
-elle se trouvait...» Je ne me rappelle jamais ces
-mots sans revoir Lady Cynthia. Ah! qu'elle était
-belle!</p>
-
-<p>«Je vous ai dit que, moi, j'étais timide. Je
-vous en donnerai une preuve saisissante quand
-j'aurai ajouté qu'habitant Venise, reçu chez Lady
-Cynthia et la rencontrant partout dans la société,
-je suis demeuré un an, vous m'entendez, un an
-sans oser lui montrer la passion dont j'avais été
-pris pour elle à première vue.</p>
-
-<p class="quote">Quando m'apparve Amor subitamente...</p>
-
-<p>Je me souviens. Je me répétais ce vers de Dante,
-indéfiniment, à cette époque. C'était toute mon
-histoire. J'avais reçu le coup de foudre, je m'en
-souviens si bien aussi, au théâtre de la <i>Fenice</i>, à
-l'une des toutes premières représentations de
-l'<i>Otello</i> de Verdi, chanté par Tamagno comme il
-ne sera plus chanté. Je revenais d'une fugue en
-France. Les lettres de mes amis m'avaient appris
-la présence d'une Lady Cynthia S... à Venise,
-mais sans détails. Je ne l'avais jamais vue. J'entre
-dans la loge de ma mère. Je lorgne la salle au
-hasard, et voici que je rencontre, dans le champ
-de ma jumelle, ces cheveux d'or, ces yeux bleus,
-<span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span>
-ce visage de rêve, ces épaules. «Qui est-ce?»
-demandai-je. Déjà de poser cette question insignifiante
-me troublait le c&oelig;ur, comme si le
-timbre seul de ma voix devait me trahir. On me
-répond tout naturellement: «Mais c'est Lady
-Cynthia S...» Me croirez-vous? Pendant des
-années, je ne pouvais même penser à cette minute
-sans que l'émotion m'étouffât. Maintenant, voyez,
-je vous la raconte, comme s'il s'agissait d'un
-autre, en souriant. Quelle leçon de désenchantement,
-ces contrastes entre nos anciens désespoirs
-et nos tranquillités actuelles! Du jour où l'on sait
-qu'il n'y a pas d'éternels regrets, on sait aussi
-qu'il n'y a pas d'éternel bonheur, et alors c'est
-bien fini d'être jeune...</p>
-
-<p>»Hélas encore!... Dès ce temps-là, ma jeunesse
-était déjà très entamée. Je le constate à
-distance, en me rappelant que mon premier soin
-après cette soirée, fut d'interroger prudemment
-le tiers et le quart sur cette femme dont la
-beauté m'avait bouleversé de la sorte. Venise est,
-vous ne l'ignorez pas, la ville par excellence des
-<i>pettegolezze</i>, notre mot pittoresque pour traduire
-votre vilain mot, à vous: <i>potins</i>. Ma bonne chance
-voulut que cette petite enquête ne me révélât
-rien que de très simple. Je me serais tant fait
-mal autour du moindre mauvais propos! Je n'en
-recueillis aucun. Depuis son arrivée chez nous,
-Lady Cynthia ne s'était laissé faire la cour par
-personne. Elle était mariée et mal mariée, avec
-un colonel qui résidait aux Indes. Elle n'avait pas
-<span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span>
-d'enfant, et, très riche de son propre chef&mdash;son
-père était lord V..., permettez-moi de vous taire
-encore son nom&mdash;elle vivait dans une absolue
-indépendance, qu'elle défendait jalousement. Sa
-physionomie altière, presque virginale et un peu
-sauvage, s'accordait si bien avec cette légende!
-Il suffit d'avoir regardé autour de soi pour savoir
-qu'une première désillusion physique dans le
-mariage donne presque toujours à la femme qui
-l'a subie une appréhension invincible de l'amour.
-Était-ce le cas pour Lady Cynthia? Je ne tardai
-pas à m'en convaincre à de tout petits signes,
-quand je lui eus été présenté: sa façon de causer
-avec les hommes d'abord, plus rude que gracieuse,
-et si distante, si surveillée,&mdash;le retrait de ses
-doigts dans sa poignée de main,&mdash;la froideur
-de son regard, moins défiant cependant que
-voilé,&mdash;le soin qu'elle avait d'éviter, dans ses
-entretiens, toute allusion aux choses de la vie
-sentimentale. Quarante-huit heures ne s'étaient
-pas écoulées depuis cette présentation, et cette
-certitude s'était déjà imposée à moi: au premier
-mot hardi prononcé en sa présence, elle ne me
-recevrait plus. A chacune de mes nouvelles visites
-au palais Navagero, cette conviction grandit
-en moi. Je les multipliai pendant les mois d'été,
-puis d'automne, que Lady Cynthia passa dans ce
-palais, devenu pour moi le centre du monde.
-Toutes mes journées furent bientôt combinées en
-vue du moment où je me retrouverais auprès
-d'elle, chez elle quand je pouvais, et, sinon, au
-<span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span>
-théâtre, dans quelque maison amie, au Lido, sur
-la Place. L'instant si passionnément désiré arrivait.
-Cynthia était là auprès de moi. Je l'écoutais
-parler. Je la regardais respirer, bouger, et l'intensité
-de mon désir me paralysait, en même temps
-qu'une terreur qu'elle le devinât. Cent fois je me
-suis dit après ces rencontres: «Il faut la fuir»,
-tant cette impression me devint tout de suite
-horriblement douloureuse! Je restais. Elle quittait Venise,
-et les semaines de son absence étaient
-pour moi des siècles. Je n'avais pas de cesse que
-je ne fusse dans le voisinage de l'endroit qu'elle
-habitait, à Londres, en Écosse, en Norvège. Je la
-revoyais, et c'était de nouveau cet incompréhensible
-mélange d'ardeur passionnée et d'épouvante,
-cette certitude surtout que je n'existais
-pas pour elle. Tantôt je me répétais: «Mais,
-c'est impossible qu'elle n'ait pas compris que je
-l'aime, et, si elle ne m'a pas renvoyé, c'est que
-cet amour ne lui déplaît pas. Si j'osais cependant?...»
-Tantôt je me répondais à moi-même:
-«Non. Elle ne voit rien. Elle ne comprend rien.
-Elle est si indifférente qu'elle ne prend pas plus
-garde à moi qu'au monsieur qui passe. A quoi
-bon me faire dire ce que je sais, ce que je vois,
-qu'elle ne m'aime pas, qu'elle ne m'aimera
-jamais?... Quand je ne pourrai réellement plus
-supporter cela, je m'en irai...» Et je ne m'en
-allais pas...</p>
-
-<p>»Il y avait donc un an que je menais cette
-existence, la plus misérable de toutes celles que
-<span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span>
-j'aie connues. L'amour trahi, mais qui a goûté
-l'ivresse de la possession, vous déchire d'une
-affreuse douleur, du moins farouche, celle d'une
-blessure qui saigne. L'amour repoussé, mais qui
-s'est déclaré, trouve une force dans le fait d'avoir
-agi. Ce désastre est une vérité. On peut s'y
-appuyer pour prendre un parti. Mais cet amour
-sans bonheurs et sans malheurs, tel que je
-l'éprouvais, cet éternel recul devant l'aveu, ces
-alternatives, passionnées et silencieuses, de volontés
-aussitôt abandonnées et de renoncements
-jamais sincères, ce va-et-vient de la sensibilité
-toujours trompée dans son élan et le recommençant
-toujours, quelle usure, et, après des mois
-et des mois, quelle lassitude! Je vous épargne
-une élégie rétrospective, d'autant moins intéressante
-que la fin de cette agonie intime dépendait
-de moi. J'en ai eu un signe trop évident depuis.
-Je n'avais qu'à mieux regarder... Écoutez. Nous
-touchions de nouveau à la fin du mois de mai,
-qui fut étouffant cette année-là chez nous. Lady
-Cynthia venait de partir pour Londres, et naturellement
-je m'étais mis en route vers l'Angleterre,
-avec escale à Paris pour n'avoir pas trop
-l'air de la suivre. Je n'étais pas ici depuis huit
-jours que je rencontre, rue de la Paix, un
-matin, en sortant de mon hôtel, quelqu'un que
-vous avez bien connu et avec qui je m'étais lié
-à Venise ce printemps même, votre confrère et
-ami feu Claude Larcher. Vous savez qu'il était
-l'amant de Colette Rigaud.&mdash;Était-elle jolie dans
-<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span>
-le <i>Sigisbée</i>!&mdash;Vous savez aussi comme il était
-impulsif. Je ne m'étonnai donc pas trop, quoique
-nous soyons, nous, plus cérémonieux, de la
-fougue avec laquelle il me dit:</p>
-
-<p>&mdash;«Vous êtes à Paris, cher comte? Quelle
-bonne chance! Il y a une répétition générale au
-Théâtre-Français. J'ai une loge. Je vous emmène,
-voulez-vous? C'est la fin de la saison et
-la pièce n'est pas trop bonne, je crois. Tout de
-même, c'est une petite curiosité...»</p>
-
-<p>»J'accepte. Je ne vous ferai pas de phrases
-sur la destinée. Nous avons en Italie un proverbe
-qui dit: «Quand on doit se rompre le cou, on
-trouve toujours un escalier.» (<i>Quando s'ha a
-rumpere il collo, si trova la scala.</i>) Vers les deux
-heures, j'entrais à la Comédie. Jugez de mon
-émotion en reconnaissant&mdash;je ne trouve pas
-d'autre mot&mdash;une des artistes. Je l'appellerai
-Lucienne, avec votre permission. Elle est retirée
-du théâtre aujourd'hui, et mariée. C'était, à travers
-toutes les différences de toilette, de race, de
-condition sociale, une sosie de Lady Cynthia:
-même beauté enfantine et un peu farouche,
-même chevelure d'or à chauds reflets, même
-fierté des yeux, du port de tête, de la bouche,
-et moi, je m'entendis prononcer de la même
-voix étouffée que j'avais eue à Venise, dans la
-loge de la <i>Fenice</i>. Quelle étrange analogie
-encore!</p>
-
-<p>&mdash;«Qui est-ce?</p>
-
-<p>&mdash;«Mais c'est Lucienne,» me répondit
-<span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span>
-Claude, et il ajouta, me prouvant ainsi que ma
-passion ne me rendait pas la dupe d'un mirage:
-«Ne trouvez-vous pas qu'elle ressemble
-beaucoup à notre amie de Venise, la belle Lady
-Cynthia?...</p>
-
-<p>&mdash;«Un peu, en effet,» répliquai-je, la voix
-ferme et claire cette fois. Je défendais mon secret.
-Et j'écoutais Larcher continuer:</p>
-
-<p>&mdash;«C'est une fille singulière... Que lui est-il
-arrivé dans sa vie? On dirait qu'elle a, trop jeune,
-traversé quelque chose de trop amer, qu'elle a
-été brutalisée, martyrisée, et qu'elle a peur de
-l'amour... Oh! ce n'est pas une vertu. Il s'en
-faut. Elle est entretenue par un des Mosé, <i>ad
-pompam</i>, pour parler comme nos pères. Il vient
-chez elle se faire raconter les ragots du jour,
-tous les matins, une heure. Il approche des
-soixante-dix ans, mais avec deux millions de
-rente.&mdash;Et il a Lucienne comme il a des chevaux de
-courses. Tenez, regardez-le, dans cette baignoire
-d'avant-scène, à droite. Est-il vilain! Dieu! est-il
-vilain!... Mais elle?... Qu'elle est belle!...» Et
-comme il voyait que je continuais à ne pas la
-quitter de ma lorgnette: «Elle est assez liée
-avec Colette. Voulez-vous que j'essaie de la faire
-dîner avec nous, ce soir, après la répétition?
-Vous êtes libre? Parbleu, si elle l'est aussi, nous
-mangerons tous quatre au Café Anglais. Oh! ce
-ne sera pas la <i>Calcina</i>, avec sa treille, le merle qui
-siffle dans sa cage de bois, et ce vin de Valpolicella
-que le garçon nous qualifiait gentiment
-<span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span>
-d'<i>amabile</i>! Vous rappelez-vous? Ne vous faites pas
-d'illusion, Lucienne n'a rien de commun non
-plus avec la Véronèse, et vous perdrez votre
-temps si vous lui faites la cour. Mais elle est
-agréable à regarder de près...»</p>
-
-<p>»Larcher ne se doutait pas combien cette
-évocation de Venise en ce moment, et tandis que
-j'avais devant moi cette s&oelig;ur par le visage de
-celle que j'aimais, me remuait profondément. Ce
-n'était, comme vous le pensez, ni le souvenir de
-ce petit restaurant sur les <i>fondamenta alle Zattere</i>,
-ni celui d'une assez jolie danseuse très
-galante et qui n'avait pas fait languir Claude. Non.
-C'était cette ressemblance, plus intime encore et
-plus profonde que je ne l'avais imaginée, puisqu'elle
-allait des traits et de l'expression du visage
-jusqu'au caractère et jusqu'à la destinée. Moi-même,
-une sorte de trouble, très analogue à celui
-qui m'avait toujours saisi devant Lady Cynthia,
-commençait à m'envahir. Je désirais et je redoutais
-à la fois ce dîner, improvisé soudain par la
-complaisance de Claude Larcher. J'aurais voulu
-que Lucienne fût libre de s'y rendre. Je souhaitais
-qu'elle ne le fût pas, et quand, après l'entr'-acte,
-Claude revint me dire qu'elle acceptait et
-que le dîner aurait lieu, en eus-je du plaisir ou du
-regret? Je n'aurais su le dire. Je me vois encore,
-à la toute dernière minute, assis à ma table et
-griffonnant pour mon amphitryon un billet d'excuse.
-Je sonnai, avec l'intention d'expédier ce
-message au Café Anglais. Le <i>boy</i> de l'hôtel
-<span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span>
-arriva, et je l'envoyai me quérir un fiacre, pour
-ne pas manquer le dîner. Cinq minutes plus tard,
-cette voiture m'emportait vers le restaurant et
-je jetais par la croisée de la portière les fragments
-déchirés de ma lettre d'excuse.</p>
-
-<p>»N'attendez pas que je vous raconte une de
-ces substitutions de femmes, comme il s'en produit
-si souvent, lorsqu'un amoureux rencontre
-dans le demi-monde, ou plus bas encore, une
-créature qui lui <i>pose</i> celle qu'il aime. Non.
-Ce fut plus compliqué tout ensemble et plus
-simple. A un moment de ce dîner où j'admirais
-combien Lucienne avait, dans ses moindres
-gestes, la réserve et la sauvagerie de Lady Cynthia,
-un mouvement involontaire me fit toucher son
-pied de mon pied, sous la table. Elle me regarda.
-Ses yeux exprimaient cette sorte d'étonnement un
-peu ému qui est comme l'anxiété animale de la
-femelle, quand elle sent qu'elle va être poursuivie
-par le mâle. Elle avait retiré son pied. J'osai
-approcher de nouveau le mien, volontairement
-cette fois. Elle me regarda encore, mais elle ne
-se retira plus. Elle tomba dans un silence sur
-lequel Colette Rigaud, plus savant psychologue
-que son ami et que moi, ne se trompa point. Car,
-deux heures plus tard, elle avait trouvé le moyen
-de me mettre en voiture avec sa camarade, et
-minuit n'avait pas sonné que cette femme, dont
-Claude m'avait annoncé qu'on ne lui connaissait
-pas d'aventures et qu'elle avait horreur de l'amour,
-se donnait à moi avec une sauvagerie dans l'ardeur
-<span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span>
-aussi passionnée qu'avait été sa réserve au
-premier abord. Je lui avais été présenté à huit
-heures!</p>
-
-<p>»La conclusion de cette histoire, vous la
-devinez? Je quittai Lucienne en lui promettant
-d'aller la rejoindre, le soir, à la Comédie, où elle
-jouait dans la pièce répétée généralement la veille.
-Je n'étais pas plutôt à mon hôtel que je donnai
-ordre à mon valet de chambre de faire ma malle,
-et de réclamer ma note. Le temps de passer chez un
-bijoutier et d'envoyer un souvenir à ma conquête
-de la nuit, avec une lettre de regrets prétextant
-un télégramme reçu et la nécessité d'un départ
-immédiat, j'étais dans le rapide de Calais. C'est la
-seule circonstance de ma vie où j'aurai été brutal
-dans une rupture, mais je n'avais plus qu'une
-idée dans l'esprit et dans le c&oelig;ur: <i>je me trompais
-depuis un an sur Lady Cynthia</i>. Que j'eusse plu
-avec cette foudroyante rapidité à sa sosie et que
-celle-ci me l'eût d'abord caché sous ce masque de
-fierté froide pour céder à mon premier geste
-d'audace, c'était pour moi la certitude que Lady
-Cynthia m'aimait aussi. C'en était au moins la
-possibilité... Ah! je serai bien vieux, bien usé,
-quand je ne frémirai plus au souvenir de mon
-arrivée à Londres et de mon acheminement vers
-la maison qu'elle habitait près de Hyde Park.
-Dans cette jolie demeure décorée par Adams, elle
-cessait d'être le Giorgione qu'elle était à Venise,
-pour devenir le plus charmant des Reynolds...
-Elle était seule. Elle me reçut, comme toujours,
-<span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span>
-au palais Navagero, avec ce visage impassible, ces
-yeux ailleurs, cette farouche pudeur... A une
-minute, me ressouvenant de Lucienne et de leur
-ressemblance, j'ose commencer de lui parler de
-mes sentiments. Je surprends dans ses prunelles
-<i>le regard de l'autre</i>, quand nos pieds s'étaient rencontrés.
-Je lui prends la main. Elle ne la retire
-pas. La folie m'emporte. Mes lèvres se posent sur
-ses lèvres. Elle met la main sur son c&oelig;ur, comme
-pour en comprimer les battements. Elle devient
-pâle, à me faire croire qu'elle allait mourir. Mais
-elle m'avait rendu mon baiser!...</p>
-
-<p>«Que de fois j'ai cherché à savoir de Cynthia
-depuis,» conclut Michel Steno après un silence,
-«pourquoi elle m'avait caché ses sentiments si
-longtemps. Car elle m'avoua bien vite qu'elle
-m'aimait depuis le premier jour:</p>
-
-<p>&mdash;«Et toi-même?» m'a-t-elle toujours répondu.</p>
-
-<p>&mdash;«Tu me faisais peur, lui disais-je alors.</p>
-
-<p>&mdash;«Et moi aussi, j'avais peur!» reprenait-elle.
-«Si peur!...» Et elle ne manquait jamais
-de me questionner sur le moment où j'avais pris
-tout d'un coup de l'audace et pourquoi. Je me
-suis souvent demandé ce qui serait arrivé si je
-lui avais dit la vérité. En aurait-elle été indignée
-ou touchée? Et je me suis aussi souvent
-demandé si je n'aurais pas mieux fait d'user
-ma passion pour elle auprès de sa sosie et de prolonger
-mon aventure avec la pauvre actrice, qui
-ne m'eût donné que du plaisir, au lieu que
-<span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span>
-ma liaison avec Lady Cynthia eut des épisodes
-si cruels. Mais on n'aime pas pour être heureux.
-C'est encore un proverbe de mon pays: «L'amour
-ne fait honneur à personne et à tous il fait
-douleur.» (<i>L'amore a nessuno fa onore é a
-tutti fa dolore.</i>) Et pourtant, sans cette douleur,
-vaudrait-il la peine d'avoir vécu?...»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span></p>
-<h2 class="normal">V<br />
-<span class="medium">LE VENIN</span></h2>
-</div>
-
-<p class="subh">I</p>
-
-<p>Ce soir-là, Frédéric Moysset avait dîné au
-cercle. On était au commencement du mois
-d'août. Rentré en France vers la mi-juillet, après
-une longue absence,&mdash;sept mois passés sur le
-yacht d'un ami dans l'Océan Indien et les mers
-du Japon,&mdash;Moysset se trouvait retenu à Paris
-par le règlement de quelques affaires. Ce séjour
-dans cette ville, presque vide à ce moment de
-l'année, ne lui déplaisait pas. Bien qu'il appartînt
-au monde le plus banal, celui des viveurs riches,
-Frédéric était précisément le contraire d'un être
-banal. Fils d'un très grand industriel du nord, il
-avait dans sa physiologie d'homme très brun,
-l'évidence d'une hérédité espagnole. Les Flandres
-ont appartenu à Charles Quint et à Philippe II.
-C'est de quoi expliquer un atavisme qui
-donnait à ce simple bourgeois, originaire de
-Lille, le teint pâle et les yeux noirs d'un cavalier
-des <i>Caprices</i>. Il y avait du Maure dans ce garçon
-<span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span>
-aux os fins, petit de taille, souple de mouvements
-et qui prenait naturellement l'attitude calme et
-fière des Arabes de grande race. Ce masque
-sérieux, presque tragique, semblait démenti par
-la bonhomie habituelle à Moysset, qui n'avait
-guère d'autre conversation que celle d'un homme
-de club et de sport, et par son train d'existence,
-celui d'un célibataire de son âge et de sa classe.
-A de certains signes, pourtant, on démêlait en
-lui des touches inattendues de caractère: un fond
-d'ardeur, presque de sauvagerie, qui se traduisait
-par le goût du danger, une sensibilité tout près
-d'être violente, qui le rendait parfois très dur
-dans les discussions, du romanesque enfin, de
-quoi justifier ce profil d'Abencerage. Il avait toujours
-déployé, même vis-à-vis des filles, une
-susceptibilité de c&oelig;ur et des délicatesses de
-façons, bien singulières dans son monde. L'aventure
-que je veux raconter ne se comprendrait
-guère chez un Parisien de 1907,&mdash;c'est sa date,&mdash;sans
-cette hypothèse qu'une goutte de sang est
-venue du pays de Cervantes dans les veines de
-cet oisif et de ce sportsman, à travers et par-dessus
-combien de générations? L'entreprise de
-filature à laquelle Frédéric doit ses quatre-vingt
-mille francs de rente, remonte au commencement
-du dix-huitième siècle. Presque une noblesse!
-Aussi bien le cercle où se joue la première scène
-de ce petit drame, n'est rien moins que le Jockey-Club.
-Frédéric en fait partie tout naturellement,
-malgré son nom peu aristocratique, comme le
-<span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span>
-beau-fils du marquis de Fontenay-Gauvain.
-Mme Moisset demeurée veuve, avec cet enfant
-unique et tout jeune, a redoré le blason d'un
-très authentique descendant du Fontenay-coup-d'épée,
-lieutenant colonel de Navarre, tué si bravement
-au siège de Saint-Omer, en 1638.</p>
-
-<p>Le cercle était presque vide, et, Frédéric, son
-dîner achevé, fumait son cigare, paisiblement,
-quand il fut interpellé par un de ses camarades de
-fête, un certain Robert de Mauvilliers, qu'il n'avait
-pas rencontré depuis son retour. Celui-là sortait
-d'un restaurant, où il avait dîné en tête-à-tête avec
-un Musigny un peu trop capiteux. Il avait cette face
-allumée, cet &oelig;il brillant, ce geste hardi, ce parler
-haut de l'homme bien élevé qui se tient encore.
-Deux cock-tails de plus, il sera parfaitement ivre.</p>
-
-<p>&mdash;«Ai-je bien fait de monter!» commença-t-il.
-«Toi ici?... Ah! Mon vieux Frédéric, ce que
-c'est bon de se revoir!... Tu vas me conter ton
-voyage... Que fais-tu, ce soir?... Rien?... Valet
-de pied... Un Brandy-Soda...»</p>
-
-<p>Et Mauvilliers de s'installer à côté du compagnon
-merveilleusement offert à sa solitude, et de
-l'interroger, en faisant lui-même une réponse sur
-deux avec une loquacité que l'excitation de l'eau-de-vie,
-ajoutée à celle du Bourgogne, n'était pas
-pour calmer. Comment s'en plaindre, quand on
-a été absent de Paris durant des jours, et que
-l'on a auprès de soi, une chronique causée de
-tous les incidents qui se sont produits dans votre
-milieu familier pendant cette absence? Vraiment?
-<span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span>
-Auguste n'est plus avec Lucie?... Le
-petit de Pleures épouserait une Mosè? Est-ce possible?...
-Alors Machault s'est laissé mourir?...
-Manicamp s'est refait à la Bourse?... Tant qu'un
-second Brandy-Soda ayant succédé au premier,
-et un troisième au second...</p>
-
-<p>&mdash;«Alors, tu pars pour Dieppe après-demain.
-C'est drôle, quand j'en arrive... Où descends-tu?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Chez ma tante de Russy...»</p>
-
-<p>&mdash;«Charlotte de Russy? Ta tante?»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est-à-dire qu'elle est la s&oelig;ur de mon
-beau-père. Je l'appelle ma tante, quoiqu'elle soit
-à peu près de mon âge. Nous avons été élevés
-ensemble.»</p>
-
-<p>&mdash;«Alors tu t'intéresses à elle?» demanda
-Mauvilliers.</p>
-
-<p>&mdash;«Quelle question? Pourquoi?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Parce que... On ne devrait jamais se
-mêler des histoires des jolies femmes... Mais,
-tout de même... C'est un service à lui rendre, et
-tu n'es ni son mari ni son amant... Enfin, fais-lui
-savoir qu'elle se défie de Grécourt.»</p>
-
-<p>&mdash;«Quel Grécourt?»</p>
-
-<p>&mdash;«Antoine. Il parle d'elle, et il en fait
-parler.»</p>
-
-<p>&mdash;«Voyons, Mauvilliers,» demanda Frédéric,
-devenu tout d'un coup très sérieux, et prenant
-son interlocuteur par le bras... «Tu ne veux pas
-dire?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Qu'il y a quelque chose entre eux? Je n'en
-<span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span>
-sais rien, et je le saurais que je ne m'estimerais pas
-de te le dire. Mais je sais qu'il fait parler
-d'elle, et, cela j'ai bien le droit de te le dire,
-comme je le lui dirais à elle, si je la connaissais
-autrement que pour dîner chez elle une fois par
-an... Ah! çà,» continua-t-il en regardant Moysset,
-dont le masque devenait si sombre que même
-l'ivrogne s'en apercevait. «Aurais-je fait une
-gaffe?»</p>
-
-<p>&mdash;«Non,» répondit Moysset, «mais j'ai pour
-Charlotte une bonne amitié, et tu m'en as trop dit
-pour t'arrêter... Grécourt fait parler d'elle? En
-quoi? Comment?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Si, si! J'ai fait une gaffe,» insista Mauvilliers.
-«Encore une fois, je ne sais rien de plus...
-Quelqu'un dont on parle, ça se comprend de soi.
-Il l'affiche, comme toutes les femmes qui ont la
-sottise de se laisser prendre à ses jolies manières.
-Car il a de l'allure, l'animal; mais n'en est pas
-moins un mufle... D'ailleurs, puisque tu vas à
-Dieppe, ouvre tes yeux.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span></p>
-
-<p class="subh">II</p>
-
-<p>Mauvilliers avait changé de conversation, aussitôt
-ces paroles prononcées. Il les avait senties
-imprudentes. Les demi-ivresses alternent ainsi
-entre l'aveugle impulsion et la lucidité. Frédéric
-Moysset, de son côté, interrompit son enquête, et
-les deux camarades finirent leur soirée dans un
-café-concert, l'un, ayant oublié déjà ses propos
-de tout à l'heure sur Charlotte de Russy et Antoine
-de Grécourt, l'autre paraissant les avoir oubliés.
-Ils riaient tous deux gaiement quand ils se séparèrent,
-sur le coup d'une heure du matin, après
-s'être encore promenés et avoir devisé indéfiniment
-le long de l'avenue des Champs-Élysées.
-Le pas un peu trop appuyé de Mauvilliers n'eut
-pas plutôt tourné l'angle du boulevard de la Madeleine,
-où ils se quittèrent, que le visage de Frédéric
-prenait une autre expression. Quand il franchit
-le seuil du petit hôtel qu'il habitait, près du parc
-Monceau, une véritable anxiété contractait ses
-traits. Cette même anxiété se lisait au fond de
-ses yeux, sur son front, autour de sa bouche, lorsqu'il
-s'installa dans le train de Dieppe, non pas le
-<span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span>
-surlendemain de cette conversation avec son
-camarade, comme il l'avait annoncé, mais le lendemain
-même. Ce petit voyage avancé de vingt-quatre
-heures, c'était la preuve que l'autre ne
-s'était pas trompé en se reprochant sa «gaffe».
-Pourtant, le neveu par alliance de la jolie Mme de
-Russy n'avait pas menti quand il avait dit n'avoir
-pour elle qu'une bonne amitié. Jamais, depuis le
-jour, où le futur beau-fils du marquis de Fontenay,
-alors petit garçon, s'était trouvé en présence
-de Charlotte, alors petite fille, non, jamais le
-pseudo-neveu et la pseudo-tante n'avaient eu entre
-eux d'autres rapports qu'une camaraderie, familière
-mais si absolument innocente, si étrangère
-à toute nuance de coquetterie! Il y a certes
-des sentiments qui s'ignorent entre jeunes gens,
-élevés ensemble, et ils découvrent subitement
-s'être aimés sans le savoir, trompés, pendant
-des années, par le mirage de leur compagnonnage
-d'enfance. Était-ce le cas pour Frédéric
-et Charlotte? Si oui, le mariage de celle-ci, huit
-ans auparavant, aurait été l'occasion de cette
-découverte, ou pour l'un ou pour l'autre. Bien
-au contraire, jamais la jeune fille n'avait été
-plus sincère qu'en demandant à son «frère-neveu»
-comme elle l'appelait gentiment, d'être
-son témoin, et jamais le jeune homme n'avait
-donné une plus loyale, une plus cordiale poignée
-de main que celle qu'ils échangèrent, Édouard de
-Russy et lui, à l'annonce des fiançailles. Non, Frédéric
-n'était pas amoureux de Charlotte. Quand
-<span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span>
-ils s'étaient quittés, lors de son départ pour les
-Indes, leur adieu avait été aussi tranquille que
-leur revoir à son retour.</p>
-
-<p>&mdash;«Tu m'écriras, petite tante, et pas seulement
-des cartes postales?»</p>
-
-<p>&mdash;«Une discrétion que c'est toi qui ne me
-répondras pas, monsieur mon neveu...»</p>
-
-<p>&mdash;«Hé bien! La discrétion? C'est moi qui l'ai
-gagnée, madame ma tante.»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est pourtant vrai! On n'a le temps de
-rien, à Paris...»</p>
-
-<p>Ces propos échangés sur le quai de la gare,
-à sept mois de distance, étaient-ils donc simulés?
-Non encore. Pourtant Moysset gardait sur le
-c&oelig;ur, depuis que Mauvilliers lui avait parlé, ce
-poids que les jaloux connaissent trop bien. Il
-avait mal dormi le reste de la nuit, et, maintenant,
-à mesure que son train approchait de
-Dieppe, ce c&oelig;ur battait, à l'idée de sa rencontre
-avec Mme de Russy. A l'image souriante et gaie
-qu'il gardait de sa tante-s&oelig;ur, une autre commençait
-de se substituer. Vingt petits signes, auxquels
-il n'avait pas pris garde, se présentaient à sa
-pensée: un amaigrissement de ce joli visage,
-comme aminci, comme fondu. Ce n'étaient plus
-ces joues fraîches et pleines de grande petite fille
-qu'elle avait encore l'autre année. Son regard
-non plus n'était pas tout à fait le même. Il avait
-une profondeur singulière. Sa voix prenait par
-instants une note plus grave, comme sa conversation
-se traversait de silences.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span>
-&mdash;«Où avais-je la tête?» se disait Frédéric.
-«Elle aime, c'est évident. Mais cet Antoine de
-Grécourt?... Est-ce possible?...»</p>
-
-<p>Si le jeune homme eût lu clairement dans sa
-propre sensibilité, il se serait un peu méprisé
-d'éprouver une impression au demeurant assez
-vulgaire. Nous voyons, tous les jours, tous les
-hommes ou presque, la ressentir auprès des
-femmes connues pour avoir eu des galanteries.
-Charlotte jeune fille était restée pour Moysset la
-compagne d'enfance. Il ne s'était pas permis de
-la sentir devenir femme. Mariée, il avait continué
-de respecter, dans sa pensée, leur commune adolescence.
-La seule idée qu'elle avait un amant
-venait de changer tout d'un coup cette quiétude
-absolue en un trouble, encore inconscient, encore
-indéfinissable pour lui-même, mais si étrange. Il
-ne pouvait pas s'empêcher de subir une petite
-émotion sensuelle qu'il n'avait jamais connue
-auparavant, à se répéter ces mots: «Charlotte a
-un amant, et ce Grécourt!...» Une espèce d'âcreté
-inondait son âme, en même temps qu'une pitié
-l'envahissait, non moins indistincte, tout aussi
-informulée,&mdash;celle qui nous prend devant la
-déchéance d'un être que nous connûmes délicat,
-intact et pur. Les hommes les plus accoutumés à
-fréquenter les milieux de libertinage sont souvent
-ceux qui éprouvent le plus vivement cette pitié.
-Ils se rendent mieux compte du niveau auquel
-s'abaisse une honnête femme qui cesse de l'être.</p>
-
-<p>&mdash;«S'il en est encore temps, je la tirerai de là...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span>
-C'est sur cette résolution que Frédéric acheva
-ce voyage, qui lui sembla bien long. Il n'avait pas
-envoyé de dépêche à Charlotte, en sorte qu'aucune
-voiture ne l'attendait à la gare. «Pourquoi
-déranger ses projets d'emploi de journée?» avait-il
-prétexté à ses propres yeux. En réalité, cette
-arrivée à l'improviste lui ménageait des possibilités
-de surprise. Il eut honte de cette demi-ruse,
-quand, descendu de son fiacre à la porte de la
-villa, il se trouva brusquement en face de Mme de
-Russy. Elle se promenait seule dans son jardin:</p>
-
-<p>&mdash;«Tiens! Tu as avancé ta visite? Ah! C'est
-gentil! D'autant plus que je suis veuve. Oui. Mon
-maître et seigneur est parti en Angleterre pour
-une huitaine, une quinzaine. Je ne sais pas. C'est
-comme çà...»</p>
-
-<p>La charmante femme disait ces mots, en souriant
-à demi, toute mince dans sa robe claire.
-Ses cheveux massés sous son chapeau de dentelle
-se nuançaient de reflets fauves dans leur épaisseur
-blonde. Un point noir luisait au centre de
-ses prunelles bleues, et, de tout son être, comme
-pour démentir la gaieté insouciante de ses paroles
-d'accueil, se dégageait une nervosité dont Moysset
-eut aussitôt la preuve. Tandis qu'il lui répondait,
-elle tenait à la main un bouquet de roses
-qu'elle portait sans cesse à son visage, comme
-pour les respirer, et, chaque fois, ses dents saisissaient
-un pétale, le déchiquetaient, puis en
-mordillaient tout de suite un autre, si bien qu'au
-moment de la rentrée dans la villa, après un quart
-<span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span>
-d'heure de cette promenade à pas lents, le bouquet
-ne montrait plus que des tiges vertes et
-feuillues, terminées à leurs pointes par des lambeaux
-de fleurs, fièvreusement détruites. Charlotte
-jeta ce débris dans l'allée d'un geste dégoûté.
-Ses doigts crispés trompèrent leur impatience en
-tournant et retournant le manche en Saxe de son
-ombrelle. La conversation avait consisté, durant
-ces quelques minutes, en des monosyllabes distraits,
-par lesquels elle répondait à son interlocuteur,
-sans l'écouter:</p>
-
-<p>&mdash;«Tu viens aux courses après le déjeuner?»
-lui demanda-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;«Oui,» répondit-il, et, curieux de savoir
-si elle prononcerait un certain nom: «Est-ce
-qu'il y a beaucoup de monde à Dieppe, cette
-année?» demanda-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;«Tout Paris,» fit-elle. Puis, comme distraite,
-après un silence: «Est-ce que tu as rencontré
-une petite princesse Ardea?»</p>
-
-<p>&mdash;«Non,» répondit-il: «Pourquoi?»</p>
-
-<p>&mdash;«Pour rien. Pour savoir ton opinion sur
-elle. Elle a beaucoup de succès... Mais je t'empêche
-de monter à ta chambre. Le déjeuner est à
-une heure, les courses à deux et demi...»</p>
-
-<p>Rien de mystérieux dans ces propos, sinon un
-imperceptible changement d'accent pour prononcer
-le nom de cette princesse Italienne, qui, évidemment,
-était la triomphatrice éphémère de
-cette saison, dans cette élégante ville de bains de
-mer. Frédéric ne devait pas tarder à connaître le
-<span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span>
-motif pour lequel cette vogue de la grande dame
-étrangère était insupportable à Charlotte de Russy.
-Il devait, du même coup, apprendre, à n'en pas
-douter, que l'indication donnée par Mauvilliers
-n'était pas une simple étourderie de ce peu sobre,
-mais loyal camarade. Le déjeuner avait donc eu
-lieu, et, par extraordinaire, la jeune femme avait
-été exacte à table, ce dont son pseudo-neveu
-l'avait complimentée, comme de sa toilette:</p>
-
-<p>&mdash;«Alors tu me trouves bien?...» avait-elle
-demandé, et, autre nuance singulière, presqu'avec
-supplication. Moysset n'osa pas lui dire
-qu'elle avait eu seulement le tort de se mettre un
-peu trop de rouge. A la regarder, il se rendit
-compte qu'elle eût été par trop pâle, sans cet
-artifice. Sa physionomie dénonçait une fatigue
-profonde. A peine si elle toucha aux plats, et,
-quand une heure plus tard, ils s'assirent l'un à
-côté de l'autre dans l'automobile qui les emportait
-vers le champ de courses, il put constater
-qu'elle avait la fièvre. En arrangeant les plis de
-la couverture qui les gardait tous deux de la poussière,
-il lui effleura le bras par hasard. Ce bras
-était brûlant.</p>
-
-<p>&mdash;«Tu n'es pas souffrante?» interrogea-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;«Moi?» dit-elle. «Quelle idée! Pourquoi
-serais-je souffrante? Je me sens très bien, très
-bien...»</p>
-
-<p>Elle riait en prononçant ces mots, d'un rire qui
-sonnait si faux! Frédéric se dit en lui-même:
-«J'ai bien fait de venir.» Ses sentiments complexes
-<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span>
-et troublés de la veille et du matin remuèrent
-en lui. Ils se firent plus intenses lorsque,
-entrés sur la pelouse du champ de courses, sa
-compagne et lui, il observa l'agitation grandissante
-de la jeune femme. Ils s'étaient arrêtés
-dans un premier groupe de gens de leur connaissance,
-puis dans un second. Ce fut alors qu'une
-phrase, dite à Charlotte par une des personnes de
-ce groupe, fit tressaillir Frédéric.</p>
-
-<p>&mdash;«Nicoletta Ardea est-elle belle aujourd'hui?
-Vous ne l'avez pas vue?... Tenez, là, à droite,
-avec Grécourt, naturellement...»</p>
-
-<p>Dans un même coup d'&oelig;il et avec la rapidité
-presque électrique du regard à de pareils moments,
-le jeune homme vit à la fois le groupe
-désigné par la perfide amie qui dénonçait l'attitude
-d'Antoine de Grécourt à la femme jalouse,
-et le bouleversement à peine dominé de celle-ci.
-Charlotte éclata de nouveau du rire aigu qu'elle
-avait eu tout à l'heure dans l'automobile, puis
-elle dit d'une voix très haute, mais où tremblait
-sa rancune:</p>
-
-<p>&mdash;«Pour moi, c'est l'Italienne des boîtes d'allumettes
-bougies.»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est pour cela sans doute qu'Antoine a
-pris feu si vite,» repartit l'autre. «On ne croirait
-jamais qu'ils ne se connaissaient pas, voici quinze
-jours...»</p>
-
-<p>La princesse et son attentif semblaient engagés
-en effet, dans une conversation si intime qu'ils
-ne prenaient pas garde à la surveillance du petit
-<span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span>
-monde réuni dans l'enceinte du pesage. Ils marchaient
-d'un pas lent: elle, superbe de lignes
-et d'allures, avec cette grande et puissante beauté
-propre aux femmes de son pays, et qui fait
-paraître si aisément un peu pauvres les grâces
-fines de la Française, lui, charmant de souplesse
-féline. Il réalisait si bien le type de ce qu'il était
-réellement: le séducteur spirituel et implacable
-du dix-huitième siècle, le roué aux jolies manières,
-féroce de légèreté! Il la prouvait, à cette
-minute, cette férocité, en affichant, sur ce champ
-de course, sa conquête du jour, sous les yeux de
-sa maîtresse de la veille. Car il était l'amant de
-Mme de Russy: le changement remarqué par
-Frédéric chez sa compagne d'enfance, ne faisait
-que révéler la métamorphose accomplie dans cette
-destinée par cette aventure sentimentale. Si Moysset
-avait conservé quelques doutes, il les eût perdus
-à voir cette Charlotte qu'il avait connue réservée,
-presque timide, se permettre tout à coup la plus
-extraordinaire action, la plus compromettante.
-Mais de quelle folie n'est pas capable une femme
-amoureuse et bravée en face?</p>
-
-<p>&mdash;«Monsieur de Grécourt!» cria-t-elle soudain
-à l'infidèle, et, d'une voix très haute, impérieuse,
-colère, quand le couple se trouva plus
-rapproché encore, elle répéta: «Monsieur de
-Grécourt!...» Et, comme celui-ci, un peu décontenancé,
-malgré sa fatuité, s'arrêtait, hésitant:
-«J'ai à vous parler cinq minutes.»</p>
-
-<p>&mdash;«Allez,» fit l'Italienne du geste à son cavalier.
-<span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span>
-Grécourt hésita encore, puis d'un pas décidé,
-il vint au devant de Mme de Russy, qui, de son
-côté, avait marché vers lui. Les deux amants
-firent ensemble quelques pas, sans qu'aucun des
-témoins de cette étrange scène se permît d'émettre
-une remarque. Frédéric était là, et sa parenté
-avec l'héroïne de cette algarade, suffisait pour imposer
-ce silence. Il tremblait que Charlotte, évidemment
-exaspérée, n'achevât de se perdre en
-laissant par trop deviner qu'elle faisait à Antoine
-une scène de jalousie. Cette crainte fut heureusement
-trompée. Quelles que fussent les plaintes
-ou les menaces proférées dans ce tête-à-tête par
-Mme de Russy, du moins sa voix n'eut aucun
-éclat, aucune larme ne coula sur ses joues. Antoine
-de Grécourt ne cessa pas non plus d'avoir
-la tenue correcte d'un homme bien élevé qui
-parle de choses indifférentes avec une femme de
-son monde. Seulement, quand ils se séparèrent,
-lui, pour retourner auprès de la princesse Ardea,
-Charlotte de Russy pour revenir à sa société, il
-tiraillait sa moustache d'un geste très nerveux,
-et elle, son émotion était si vive, que sa voix
-s'étouffait pour dire à Moysset:</p>
-
-<p>&mdash;«Frédéric, je crois que j'ai pris un peu
-froid. Je ne me sens pas très bien. Je voudrais
-rentrer...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span></p>
-
-<p class="subh">III</p>
-
-<p>Durant le temps très court que mit l'automobile
-à revenir du champ de courses à la villa, le
-«neveu» et la «tante» n'échangèrent pas une
-parole. Elle paraissait ne pas même se rappeler
-que quelqu'un fût là, auprès d'elle. La douleur
-de l'affront subi l'hypnotisait dans une fixité
-d'hallucination. Elle regardait devant elle, avec
-des yeux qui s'absorbaient, qui s'abîmaient dans
-cette image, son amant retournant auprès de
-sa rivale, après lui avoir dit: «J'entends être
-libre, et si cela ne vous convient pas, quittons-nous.»
-Frédéric, lui, au contraire, étudiait,
-avec une attention douloureuse, ce visage
-où la passion mettait son égarement. Une évidence
-s'imposait à lui. Dans l'état d'exaltation
-où Charlotte de Russy se trouvait, tout était à
-craindre. Cet imprudent éclat n'était qu'un commencement.
-Ce soir, demain, la frénésie de la
-colère jalouse lui mettrait peut-être une arme à
-la main. Sinon, elle affronterait sa rivale, elle
-l'injurierait en public. A quelque excès qu'elle
-se laissât emporter, son honneur y sombrerait,&mdash;
-<span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span>
-et pas seulement son honneur, sa sécurité.
-Édouard de Russy avait beau être le mari insouciant
-et aveugle qu'annonçait son voyage en
-Angleterre, dans un tel moment, le bruit de ce
-scandale pouvait lui arriver. Supporterait-il un
-ridicule affiché? Ne se vengerait-il pas, et comment?
-Toutes ces réflexions tourbillonnaient dans
-la tête du jeune homme, en même temps qu'un
-sentiment nouveau et très délicat pointait dans
-son c&oelig;ur. Cette tragédie mondaine réveillait le
-don Quichotte qui dormait en lui. Avait-il réellement,
-parmi ses lointains aïeux quelqu'un de
-ces hidalgos comme ceux qu'évoque le théâtre
-de Calderon, un Luis Perez de Galice par exemple?
-Qu'est-il besoin d'ailleurs d'imaginer des causes
-mystérieuses à un élan de générosité qu'un
-frère aurait eu pour sa s&oelig;ur, et n'y avait-il pas
-toujours eu, entre lui et Charlotte, un lien très
-analogue à celui de l'affection fraternelle? Il lui
-avait suffi d'entrevoir le rôle de sauveur pour
-qu'il l'adoptât aussitôt. La résolution d'arracher
-cette créature, si désarmée dans cet instant, à un
-péril certain était arrêtée chez lui avant même
-qu'ils ne fussent arrivés à la villa, et le moyen
-trouvé:</p>
-
-<p>&mdash;«Je vais me mettre au lit,» dit-elle, quand
-ils furent dans le petit salon. Comme tout y parlait
-de repos et de bonheur: la vérandah ouverte
-sur la mer, les fleurs dans les vases, les gaies tentures,
-les meubles luxueusement rustiques!</p>
-
-<p>&mdash;«Non, Charlotte,» répondit Moysset. «Tu
-<span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span>
-vas sonner ta femme de chambre et lui commander
-de faire tes malles.»</p>
-
-<p>&mdash;«Mes malles?» répéta la jeune femme stupéfiée.</p>
-
-<p>&mdash;«Oui. Il est trois heures. A cinq nous prenons
-le rapide. Je t'emmène à Maligny.»</p>
-
-<p>C'était le nom d'un petit château en Seine-et-Marne
-que le marquis de Fontenay avait cédé à
-sa s&oelig;ur, quand celle-ci s'était mariée.</p>
-
-<p>&mdash;«Tu télégraphieras à ton mari que l'air de
-la mer te fait du mal. Ton maître d'hôtel déménagera
-la villa. Dans dix jours, dans quinze, si tu
-t'ennuies à Maligny, tu voyageras. Mais je ne
-veux pas que tu restes à Dieppe, un jour de plus.
-Entends-tu. Je ne veux pas. De toi à moi, pas
-d'équivoques. Elles sont inutiles. Tu aimes Grécourt.
-Il ne t'aime pas. Il se moque de toi en
-public, et tu as tellement perdu la tête, que tu ne
-sais littéralement plus ce que tu fais. Encore deux
-scènes comme celle d'aujourd'hui, tu es déshonorée.
-Je ne le permettrai pas. Entends-tu?...»</p>
-
-<p>Charlotte s'était laissé tomber sur un fauteuil.
-Elle se prit la tête dans les mains et elle éclata en
-sanglots. Les mots de Frédéric étaient si directs,
-si vrais, ils débridaient si brutalement la plaie
-dont saignait son c&oelig;ur, qu'elle en criait de douleur.
-Elle n'essaya pas de nier. Elle n'avait pas la
-force. Elle était trop misérable.</p>
-
-<p>&mdash;«C'est vrai,» dit-elle à travers ses larmes.
-«Je l'aime et il ne m'aime plus. Qu'est-ce que
-cela me fait qu'on parle de moi? Qu'est-ce que
-<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span>
-tu veux que cela me fasse?... Je souffre tant,
-mon bon Frédéric! Je souffre tant!... Oui.
-Emmène-moi. Emmène-moi... Que je ne voie
-plus cette femme!... Mais alors,» continua-t-elle
-en se levant, «je le laisse à elle? Moi ici, ma
-présence le retient encore. Moi partie, plus rien
-ne les gênera... Non. Je ne veux pas, je ne peux
-pas partir.»</p>
-
-<p>&mdash;«Tu partiras,» dit Frédéric. «Ma pauvre
-enfant, ne comprends-tu pas que c'est le seul
-moyen de le ramener, s'il a encore quelque chose
-pour toi dans le c&oelig;ur? En ce moment, ta passion
-avouée flatte trop la vanité de cet homme pour
-qu'il te plaigne. Tu pars. C'est, pour tout le
-monde, et pour lui le premier, la preuve que tu
-n'es pas sa chose autant qu'il le croit, le signe
-que tu te reprends. Une minute de courage, et
-tu es sauvée. Laisse-moi donner les ordres, si tu
-n'en as pas la force.»</p>
-
-<p>Déjà il appuyait sur le timbre électrique, en
-demandant:</p>
-
-<p>&mdash;«Combien de fois pour la femme de
-chambre?»</p>
-
-<p>&mdash;«Deux fois,» répondit-elle, retombée sur le
-fauteuil. Dans son état de détresse nerveuse, comment
-eût-elle résisté à la suggestion émanée de
-son camarade d'enfance?</p>
-
-<p>&mdash;«Préparez tout de suite les malles de Madame
-la comtesse, Marceline,» dit Frédéric à la femme
-de chambre. «Mme la comtesse prend le train de
-cinq heures. Mon domestique a défait ma malle?»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span>
-&mdash;«Oui, monsieur,» répondit la femme de
-chambre, aussi stupéfiée que sa maîtresse avait
-pu l'être tout à l'heure.</p>
-
-<p>&mdash;«Dites-lui qu'il la refasse. Envoyez quelqu'un
-mettre tout de suite cette dépêche au télégraphe...
-Quelle est l'adresse d'Édouard?» continua-t-il
-en s'adressant à Charlotte, et il libella,
-le télégramme annonçant, comme il l'avait dit,
-que la jeune femme quittait Dieppe pour Maligny,
-parce que l'air de la mer l'éprouvait trop.</p>
-
-<p>&mdash;«Est-ce bien comme cela?» ajouta-t-il, en
-tendant la feuille à la malheureuse, qui répondit:
-« Oui» d'un geste brisé. Marceline, dont l'étonnement
-grandissait encore, prit la dépêche. Elle
-regardait sa maîtresse, comme pour demander
-une explication que celle-ci ne lui donna point.
-Quand elle fut hors de la chambre, Frédéric vint
-à Charlotte, et lui dit en lui prenant la main:</p>
-
-<p>&mdash;«Tu me remercieras un jour, car je te
-sauve tout simplement...»</p>
-
-<p>&mdash;«Tu me tues,» répondit-elle en éclatant de
-nouveau en sanglots, «mais tu as raison. Si je
-peux le reprendre, c'est comme cela. Ah! Que
-c'est dur! Ne me quitte pas d'une minute, je t'en
-prie. Toi là, j'aurai encore de la force. Mais
-seule?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne te quitterai pas,» dit Frédéric.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span></p>
-
-<p class="subh">IV</p>
-
-<p>Il était minuit, quand le «neveu» et la «tante»
-arrivèrent à Paris. Impossible de gagner Maligny,
-sinon le lendemain matin. Ils étaient convenus
-que Mme de Russy coucherait à l'hôtel et que
-Frédéric reviendrait la prendre dès la première
-heure. Il dormit à peine, persuadé qu'une fois
-seule, comme elle l'avait prévu, la fièvre de sa
-passion la reconquerrait. Et alors?... Aussi son
-c&oelig;ur battait-il, quand il vint la demander à cet
-hôtel vers les dix heures. Sa joie fut égale à ce
-qu'avait été sa crainte. Mme de Russy était là,
-prête à partir, pâle mais résolue. Quand elle
-aperçut Frédéric, un peu de rose lui revint aux
-joues, un peu de lumière aux yeux, un peu de
-sourire aux lèvres.</p>
-
-<p>&mdash;«Tu vois!...» dit-elle enfantinement. Puis
-lui prenant la main d'un mouvement caressant
-de petite fille: «Que tu as été bon pour moi, mon
-ami! Je n'ai fait que penser à cela cette nuit.
-Merci, et merci de m'avoir comprise. Tu ne m'as
-pas fait de reproche. Je t'aimais bien auparavant,
-pas assez encore...» Elle répéta: «Pas assez...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span>
-&mdash;«Ne suis-je pas ton neveu-frère?» répondit-il:
-«Regarde, nous avons un si joli ciel, couleur
-de tes yeux... Maligny sera charmant par ce
-beau jour bleu...»</p>
-
-<p>Cette bonne humeur un peu jouée ne cessa pas
-durant tout le trajet, qui fut en effet délicieux,
-par le bois de Boulogne, le parc de Saint-Cloud,
-la fraîche vallée de Marnes, Versailles et les bois.
-Il semblait que Charlotte, si raidie, si crispée la
-veille, se reprît, se détendît dans la douceur de
-ce matin d'été, et dans l'atmosphère de cette
-amitié fraternelle qui la protégeait contre elle-même.
-Fraternelle? Oui, Frédéric avait été de
-bonne foi, en expliquant son dévouement ainsi.
-Pourtant la câlinerie émue qu'il avait dans la voix,
-depuis ce matin, était-elle vraiment d'un frère?
-Un frère aurait-il eu, auprès d'une s&oelig;ur, cette
-demi-fièvre à chaque mouvement de la jeune
-femme qui, toute familière, toute confiante, se
-rapprochait sans cesse de lui? Était-ce d'un frère
-surtout, cette curiosité, à la fois amère et passionnée,
-qui le dévorait d'en savoir davantage
-sur les détails de cette liaison avec Grécourt à
-laquelle il venait d'arracher cette charmante
-femme? Pour combien de temps? Cette question
-non plus n'était pas d'un frère, posée comme
-elle se posait dans la sensibilité de cet homme.
-Il s'en rendait tellement compte lui-même, qu'il
-causait de tout avec Charlotte, excepté de ce
-sujet. Oui. Toute cette matinée et toute l'après-midi
-qu'ils passèrent à se promener dans le parc
-<span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span>
-de Maligny, pas une fois le nom d'Antoine de
-Grécourt ne fut prononcé entre eux. Un invisible
-témoin de leur tête-à-tête aurait cru qu'il ne
-s'était rien passé la veille, que réellement le soi-disant
-neveu et la prétendue tante étaient venus
-faire un pèlerinage à leurs souvenirs d'enfance
-dans ce paisible endroit. Et c'était vrai pour elle.
-La maîtresse du roué semblait s'appliquer de
-toutes ses forces à mettre, entre elle et les impressions
-d'un trop douloureux amour pour un
-amant indigne, les plus fraîches images de sa
-plus heureuse jeunesse.</p>
-
-<p>&mdash;«Te rappelles-tu?» disait-elle sans cesse
-à Frédéric, «une promenade que nous avons
-faite là, tiens, dans cette allée avec...» Et elle
-évoquait des fantômes: «Il y avait un bouquet
-d'arbres ici, qui n'y est plus... C'est peut-être
-mieux. On voit le château avec sa jolie nuance
-rouge, se refléter tout entier dans la pièce
-d'eau... Je regrette tout de même nos arbres!...
-Te souviens-tu, quand je me suis échappée,
-tiens, dans ce fourré, parce que Casal était venu
-de Paris avec un phaéton et un petit groom anglais,
-son tigre, comme on avait dit devant moi?
-Et, stupide, je m'imaginais qu'il s'agissait d'un
-tigre véritable!... Te souviens-tu?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Oui, je me souviens,» répondait le jeune
-homme et sa mémoire lui montrait en effet, par
-delà les années, l'enfant rieuse qu'il avait connue,
-avec laquelle il avait grandi, et cette enfant
-s'épanouissait maintenant dans la femme adorable
-<span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span>
-qu'il avait auprès de lui, dont les mouvements
-s'harmonisaient aux siens, qui le regardait avec
-ses prunelles humides, qui lui souriait avec sa
-bouche voluptueuse, qui posait dans le sable des
-allées l'empreinte légère de ses pieds si fins. Et
-de ce même pas souple, cette femme avait couru
-à des rendez-vous cachés, ces lèvres fines s'étaient
-pâmées sous les baisers d'un amant, ces longues
-paupières aux cils blonds avaient palpité de plaisir
-sur ces prunelles extasiées dans des minutes de
-complet abandon. Cette femme s'était donnée.
-Avec quelle passion, sa folle incartade de la veille
-le prouvait trop, ses larmes et le frémissement
-dont elle était, maintenant encore, toute vibrante!...
-Et voici que le compagnon d'adolescence
-de cette amoureuse trahie et désespérée
-découvrait, avec un inexprimable mélange de
-regrets et d'espérance, qu'à son insu, il avait toujours
-eu pour elle des sentiments bien différents
-de la simple amitié. Du moins, il croyait le découvrir.
-Peut-être, par une illusion rétrospective,
-l'image de Charlotte enfant et jeune fille s'éclairait-elle
-pour lui des feux du désir qui le possédait
-à présent. Car il se sentait, avec épouvante,
-la désirer passionnément, éperdument. Qu'était
-devenue sa noble et chevaleresque résolution
-d'hier, celle de la sauver de son affolement? D'où
-cette convoitise soudain déchaînée en lui, rien
-qu'à cette idée que Charlotte avait été la maîtresse
-d'un autre? Toutes les vagues émotions sensuelles
-qu'il avait pu éprouver, sans les admettre, sans
-<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span>
-même les soupçonner, durant leur dangereuse
-mais innocente intimité de jeunesse, se réveillaient
-à chacun de ces: «Te souviens-tu?»... En
-même temps, une curiosité malsaine et violente le
-poignait, celle de tout savoir de cette aventure qui
-avait fait d'elle, entre les bras d'Antoine de Grécourt,
-ce qu'elle était aujourd'hui. Frédéric reculait
-devant cette basse et salissante enquête, il en
-avait honte, et il essayait de s'étourdir en répondant
-aux évocations de sa compagne, par des évocations
-pareilles. Lui aussi, reprenait, quand elle
-se taisait: «Te rappelles-tu?...» Ah! Ce n'étaient
-pas les chastes, les gracieuses réminiscences de
-leur commune naïveté qu'il aurait voulu qu'elle
-se rappelât et qu'elle lui rappelât... C'étaient les
-scènes qu'elle avait traversées pour en arriver à
-son action d'hier, ses joies, ses douleurs, tout un
-passé dont Frédéric était jaloux maintenant,
-comme s'il eût aimé Charlotte... Mais oui. Il l'aimait!
-Il l'avait toujours aimée! Il s'en apercevait
-quand il était trop tard,&mdash;trop tard pour l'épouser,&mdash;trop
-tard pour avoir d'elle ce premier
-baiser qu'il aurait pu cueillir, alors qu'ils erraient
-tous deux dans la liberté de leur demi-parenté,
-sous les branches de ces arbres,&mdash;trop tard
-pour avoir d'elle-même cette virginité de la sensation
-passionnée, qui peut faire l'orgueil du premier
-amant. C'était un tumulte en lui qu'il finit
-par ne plus dominer. Il tomba dans un silence
-qu'elle ne pouvait pas ne pas remarquer. Le soir
-arrivait. Ils étaient assis sur un banc de pierre
-<span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span>
-dans un coin du parc aménagé pour avoir une
-vue sur une partie de cette divine vallée de Chevreuse,
-aux horizons sauvages et doux comme
-son nom. Pas un souffle d'air ne remuait les feuillages
-des bouleaux et des chênes, autour d'eux:</p>
-
-<p>&mdash;«Qu'as-tu?» demanda Charlotte à Frédéric,
-après être restée un peu de temps taciturne, elle-même.</p>
-
-<p>&mdash;«Tu veux le savoir?» répondit-il, d'une
-voix qui s'étouffait.</p>
-
-<p>&mdash;«Oui,» fit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;«J'ai que je t'aime,» dit-il, «et que je ne
-le sais que depuis vingt-quatre heures. Oui,» continua-t-il
-sauvagement, «je t'aime...» Et, l'attirant
-contre lui, toute saisie, toute paralysée par
-cet éclat brutal d'une passion si complètement
-inattendue, il appuya sa bouche sur la bouche
-de la jeune femme qui essaya une seconde de se
-débattre, et elle finit par lui rendre pourtant son
-baiser, en disant:</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! c'est mal, Frédéric, c'est si mal!...»</p>
-
-<p>Puis, brusquement, sauvagement, elle aussi,
-elle s'arracha de cette étreinte. Elle s'était levée,
-frissonnante, et, comme pour secouer son égarement,
-elle passa les mains sur ses yeux:</p>
-
-<p>&mdash;«C'est moi maintenant, qui te dis ce que tu
-me disais hier. Frédéric, il faut que tu partes...
-Il le faut, pour notre honneur à tous deux...»</p>
-
-<p>&mdash;«Hé bien!» répondit-il, en se levant à son
-tour, «je partirai.»</p>
-
-<p>Ils se regardèrent, après s'être prononcé ces
-<span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span>
-paroles de courage,&mdash;et ils reprirent le chemin
-du château, sans ajouter un mot. Ils venaient de
-lire dans les yeux l'un de l'autre, qu'en dépit de
-cette résolution, le jeune homme ne partirait pas.
-Ils y lisaient aussi ce qui devait arriver, et ce qui
-est arrivé: cette folie du désir allumé dans les
-veines du «sauveur», s'était communiquée,
-dans cet ardent baiser, à la femme trahie et trop
-émue au plus intime de son être, pour que sa
-volonté n'en fût pas toute troublée, toute déconcertée.
-Ils avaient lu encore, dans cet ardent et
-terrible regard, qu'ils allaient être l'un à l'autre,
-d'une possession douloureuse et comme criminelle.
-L'amour le plus empoisonné est celui qui
-naît d'une rencontre entre des rancunes affolées
-d'une maîtresse outragée et les sensualités d'une
-jalousie. Où est l'antidote contre ce venin?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span></p>
-<p class="subh">III<br />
-<span class="xs">LE PASSÉ</span></p>
-
-<p>J'avais dîné, ce soir-là, dans une maison où
-l'on mange bien.&mdash;(Cherchez. Vous n'aurez pas
-trop de peine à trouver. Elles se comptent.)&mdash;Et
-pas très loin de l'Arc de Triomphe. Un des
-convives était un diplomate récemment accrédité
-à Paris. Je l'appellerai, pour lui garder l'<i>incognito</i>
-qui me permettra de raconter cette histoire, le
-Ministre, tout court. C'était, et c'est encore, grâce
-à Dieu, un homme de quarante à cinquante ans,
-très beau cavalier, qu'avait précédé, à Paris, un
-renom de séduction, justifié par ses manières
-charmantes, sa fière tournure, son élégance souveraine,
-ce je ne sais quel air à la fois alangui et
-viril qui fait naturellement dire de quelqu'un:
-«Voilà un héros de roman.» Ses aventures, s'il
-avait eu toutes celles que lui prêtait la légende,
-appartenaient au passé. Le Ministre était marié
-avec une très jolie femme, très insignifiante
-d'ailleurs, à laquelle il était irréprochablement
-fidèle. Il passait pour être devenu, ou redevenu,
-dévot, avec l'âge et le mariage. En outre, il prenait
-<span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span>
-les affaires de sa légation,&mdash;ou de son ambassade,
-cherchez encore,&mdash;très au sérieux.
-C'est dire qu'il n'avait ni le goût, ni le temps, de
-suivre le mouvement de notre littérature contemporaine.
-Aussi avais-je été assez étonné, pendant
-le dîner, de le voir se mêler à une discussion
-sur la dernière &oelig;uvre de Lucien Desportes. On
-sait la place occupée par ce robuste mais dur écrivain
-dans le roman actuel, et quelles campagnes
-révolutionnaires représentent les livres qui ont
-fait son succès: <i>Foyer Libre</i>, <i>la Revanche de
-l'Amour</i>, <i>Féminisme</i>, <i>le Justicier</i>. Desportes a tour
-à tour défendu, et avec un talent incontestable,
-les thèses qui doivent le plus évidemment répugner
-à un diplomate de carrière, et au représentant
-d'une monarchie, ne professât-il pas,
-comme le ministre en question, des principes
-ardemment religieux. Chacun de ces quatre romans
-est un assaut contre la famille traditionnelle,
-soit que Desportes s'attaque, comme dans le premier,
-à son indissolubilité, soit qu'il prêche,
-comme dans le quatrième, et le plus retentissant,
-l'égalité absolue des droits entre les enfants de la
-faute et les autres, soit enfin qu'il discute, comme
-dans <i>la Revanche de l'Amour</i>, le principe même
-de l'héritage. Avec cela, c'est le côté déplaisant
-de ce vigoureux écrivain, ce révolutionnaire en
-théorie est, en fait, un homme très élégant, qui
-fréquente dans la société la plus choisie. Il est du
-monde, par sa naissance. Son père siégeait au
-conseil d'État, sous l'Empire. Sa mère est née
-<span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span>
-Prosny, de la vieille famille de ce nom. Et il
-suffit de voir Lucien Desportes pour démêler,
-dans cet intellectuel de l'anarchie, la finesse
-héréditaire d'un aristocrate de sang. Les salons,
-qu'aurait dû lui fermer à jamais le scandale de
-ses livres, s'ouvrent au contraire à deux battants
-devant lui. C'est la mode du jour, ces indulgences,
-voire ces engouements d'une société qui
-se meurt pour les pires agents de cette mort. Le
-Ministre s'était-il laissé gagner à cette mode? Je
-ne l'aurais pas cru, d'après ce que je savais de lui,
-et les quelques conversations que nous avions eues
-ensemble, notamment une où il s'était déclaré le
-disciple d'un maître de la sociologie traditionnelle,
-qu'il avait connu attaché militaire à Vienne, le
-marquis de La Tour du Pin. Aussi demeurai-je
-très étonné de l'entendre, ce soir-là, qui vantait
-le talent de Lucien Desportes, avec une chaleur
-de sympathie presque enthousiaste. Je m'ouvris
-de cet étonnement à l'un de mes vieux amis avec
-qui je sortais de ce dîner, et tout en remontant
-de compagnie, la place de la Concorde. Vous le
-connaissez cet ami. C'est Raymond Casal. Aujourd'hui
-vieilli, il est plus près, lui, de soixante ans
-que de cinquante. Mais cet ancien Beau a la sagesse
-de se laisser grisonner très simplement. Et
-il n'a jamais été plus plaisant pour moi que dans
-cette automne commençante. Il a gardé, cet
-homme de plaisir, aujourd'hui assagi, une expérience
-si avisée des choses et des gens, une telle
-connaissance des dessous vrais de la vie! Il me le
-<span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span>
-prouva, une fois de plus, en me donnant le mot
-de cette petite énigme.</p>
-
-<p>&mdash;«Alors!» me dit-il avec son sourire des
-heures de confidence, «vous avez remarqué
-cela? Elle est, en effet, assez remarquable, cette
-défense de ce libertaire de Desportes, par un
-homme qui pense comme Georges. (Il nomma
-le Ministre d'un prénom que je change. J'ai
-négligé de dire que Casal l'avait connu intimement
-autrefois. On verra où et comment.) Mais
-le motif en est encore plus remarquable. J'ai
-envie de vous conter cette histoire... Vous êtes
-bien d'avis, n'est-ce pas,» continua-t-il après un
-silence, «qu'il n'y a rien de tel que la jalousie
-pour séparer deux hommes jusqu'à les faire se
-détester?</p>
-
-<p>&mdash;«C'est classique,» répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;«Vous êtes très persuadé aussi que rien
-n'éveille cette jalousie comme le fait d'être remplacé
-auprès d'une femme que l'on a passionnément
-aimée?»</p>
-
-<p>&mdash;«La haine pour le successeur, c'est classique
-encore.»</p>
-
-<p>&mdash;«Hé bien! écoutez,» reprit Casal.</p>
-
-<p>Il avait allumé un cigare, et nous marchâmes,
-par cette belle nuit claire, le long du trottoir des
-Champs-Élysées, le temps à peu près de me
-détailler une anecdote d'amour cosmopolite rendue
-plus pittoresque, par le contraste, dans ce
-décor parisien. Les automobiles, les voitures, les
-bicyclettes croisaient leur mille feux mouvants
-<span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span>
-dans l'avenue. Sur toutes les façades des maisons,
-des rais de lumière aperçus derrière les volets
-fermés, attestaient ce prolongement nocturne de
-l'existence qui ne se rencontre qu'à Paris. Les
-passants foisonnaient, et surtout les passantes,
-dont les galanteries vénales n'avaient certes rien
-de commun avec l'anecdote narrée par mon
-compagnon.</p>
-
-<p class="space">&mdash;«Je commence par le commencement,»
-m'avait-il dit. «Vous savez quelle femme a été le
-grand événement de la jeunesse de Georges,
-n'est-ce pas?»</p>
-
-<p>&mdash;«J'ai entendu nommer plusieurs personnes,»
-répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;«Une seule a compté,» reprit Casal.
-«D'ailleurs, il n'y en a jamais qu'une seule qui
-compte. Georges a eu pas mal d'aventures avant
-de s'être remisé dans le mariage. Il n'a jamais
-aimé que lady Julia Wadham.»</p>
-
-<p>&mdash;«On me l'avait nommée aussi, mais dans le
-tas.»</p>
-
-<p>&mdash;«Le tas, c'est le tas. Lady Julia, c'est lady
-Julia. J'ai été mêlé au début de cette aventure...
-Vous ne voyez pas surgir Desportes?» continua-t-il,
-en me prenant ma question aux lèvres, si l'on
-peut dire. «Attendez... Cela se passait, il y a
-seize ans. J'étais allé chasser en Angleterre, à
-Melton. Georges y était aussi. Il occupait alors à
-Londres le poste de deuxième secrétaire. Il avait
-amené, dans cette charmante petite ville du Leicestershire,
-<span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span>
-six ou sept chevaux, dont il se servait
-à merveille. Les affaires de la chancellerie semblaient
-peu l'occuper, car, tout en faisant sans
-cesse la navette entre Melton et Londres, il trouvait
-le moyen de chasser avec nous, trois ou quatre
-fois la semaine. Nous montions presque toujours
-ensemble. C'est là que j'appris à le connaître. Il
-passait pour hautain et même pour fat, je me
-rendis compte qu'il était passionné et timide;&mdash;pour
-libertin, il était romanesque et tourmenté de
-scrupules;&mdash;pour frivole, il avait, au contraire,
-beaucoup étudié, et il s'intéressait, dès lors, à sa
-carrière, avec une ambition que contrariait un
-amour naissant dont je ne tardai pas à pénétrer le
-secret. Aussi n'ai-je pas été trop surpris quand je
-l'ai retrouvé à Paris, dans ce rôle de diplomate
-très appliqué à sa besogne, d'époux très fidèle à
-sa femme et de catholique très pratiquant.»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous connaissez la charmante épigramme
-du dix-septième siècle?» lui demandai-je.</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>«Pour être divine et humaine,»</p>
-<p>«Il faut, en jeunesse, sentir»</p>
-<p>«Les plaisirs de la Madeleine»</p>
-<p>«Et puis, vieille, s'en repentir...»</p>
-</div></div>
-
-<p>&mdash;«Il y a une très malpropre anecdote qui
-signifie à peu près la même chose,» fit-il, en
-riant. «C'est celle de l'ivrogne en train d'imiter
-les Romains de Pétrone, et de transformer le coin
-de la rue en <i>vomitorium</i>. Et il dit:&mdash;Ce petit
-bordeaux! il est bon, même en repassant.&mdash;Il y
-<span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span>
-a du souvenir dans tous les remords, et du
-regret. C'est mon opinion de mécréant, et nous
-revoici à Desportes. Mais patience encore, et
-retournons à Melton. L'existence que nous y
-menions était délicieuse. Il n'y a qu'en Angleterre
-où l'on jouisse ainsi de la campagne. Nous
-chassions tout le jour, avec les gens les plus
-agréables. Le soir, nous n'avions qu'à choisir
-entre deux ou trois invitations à dîner, soit dans
-la ville voisine, soit dans les châteaux ou les
-<i>hunting boxes</i> du voisinage. Je constatai vite que
-parmi ces invitations qui nous étaient prodiguées,
-aucune n'était plus volontiers acceptée par
-Georges que celles qui lui venaient de sir John
-et de lady Overstone, lesquels avaient chez eux,
-à demeure, à Overstone-Lodge, le colonel et
-lady Julia Wadham. Elle est encore charmante
-aujourd'hui. Mais alors!...»</p>
-
-<p>&mdash;«Je l'ai rencontrée, alors ou à peu près»,
-interrompis-je, «chez son père, le duc de Killarney,
-à mon voyage en Irlande. Je ne pense jamais
-à ces beaux lacs, sans la revoir parmi les ruines de
-Muncross-Abbey, avec ses cheveux bruns à reflets
-roux, ses yeux d'un bleu foncé, son teint de fleur,
-le mot est banal, mais il n'y en a pas d'autre, sa
-haute et souple taille, et l'air audacieux de ces
-grandes dames anglaises qui semblent porter en
-elles, et jusque dans leurs caprices les plus extravagants,
-toute l'autorité de la pairie. Elle m'a fait une
-telle impression à cette époque-là, que je souffre
-presque de la rencontrer à présent, quoiqu'elle
-<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span>
-soit encore admirable. Mais dix-sept années, c'est
-un bail!...»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous comprendrez donc,» fit Casal, «que
-nous en fussions tous un peu amoureux, y compris
-votre serviteur. Quant à elle, à peine paraissait-elle
-y prendre garde. Elle était familière
-et indifférente avec nous tous, comme avec
-Georges. Il était déjà son amant. Voici comment
-je le devinai. Nous approchions de la fin de la
-saison des chasses. L'on organisa ce que l'on
-appelle, en termes de sport anglais, le <i>Point to
-Point</i>. C'est la traditionnelle course au clocher.
-Un parcours de six milles à travers le pays était
-tracé en forme de triangle. Trois drapeaux en
-marquaient les extrémités, qu'il fallait laisser à sa
-droite. Georges montait son cheval favori, un
-Irlandais bai. Ah! quel sauteur que ce cheval! Il
-avait toutes les chances de gagner, en dépit d'une
-quinzaine de concurrents, tous de durs cavaliers.
-Quand on vous dira d'un Anglais qu'il monte dur,
-très dur, <i>he rides very hard</i>, soyez sûr qu'il s'agit
-d'un fier casse-cou. Nous étions un lot de spectateurs
-à suivre la course, les uns sur des <i>hacks</i>, les
-autres sur des <i>poneys</i>. Je vous fais grâce des péripéties.
-A un moment, comme si j'y étais, je revois
-le tableau: la course débouchait sur un plateau
-tout découpé en carrés par de petites haies. Les
-chevaux étaient encore bien ensemble. Georges
-se tenait bon troisième. Il se ménageait pour la
-fin. Son cheval allait à son aise, galopait et sautait
-sans se fatiguer, quand, au milieu d'un champ,
-<span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span>
-les sabots lui manquèrent tout à coup. Il roula,
-puis se releva, et repartit à vide, laissant son
-cavalier étendu. Je me trouvais, par hasard, près
-de lady Julia. Elle se retourna vers moi, pour me
-dire, d'une voix que l'émotion rendait rauque:
-«Il a du mal.» Et elle mit son cheval au galop,
-dans la direction de l'endroit où s'était produit
-l'accident. Je la suivis. Après avoir franchi deux
-haies, nous arrivâmes à une barrière refermée.
-Je m'élançai à bas de mon cheval, pour l'ouvrir.
-Comme je m'effaçais et laissais passer ma compagne,
-je vis des larmes couler sur ses joues. Elle
-voulut m'expliquer son trouble. «S'il lui arrivait
-malheur,» dit-elle, «je ne me le pardonnerais
-pas. C'est moi qui l'ai poussé à courir. J'étais si
-sûre qu'il gagnerait...» Je remontai à cheval,
-tandis qu'elle balbutiait cette maladroite excuse.
-Nous repartîmes au galop. Encore quelques foulées,
-et nous approchions de l'endroit où l'habit
-rouge de Georges, toujours immobile, mort peut-être,
-faisait une tache sinistre sur le gazon. De
-tous côtés, des cavaliers accouraient, parmi lesquels
-le colonel Wadham. A l'instant où je me
-retournais vers ma compagne, pour l'avertir que
-son mari était là, je m'aperçus que ses larmes
-de tout à l'heure avaient fait déteindre par place
-sa voilette. Ce signe de l'émotion qu'elle avait
-éprouvée pouvait la perdre. «Une branche a
-déchiré votre voilette,» lui dis-je; «ôtez-la.»
-Elle me regarda de ses grands yeux, encore
-humides. Tout son sang lui monta au visage. Elle
-<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span>
-avait compris que j'avais compris, et que je l'avertissais
-pour que d'autres ne comprissent pas.
-Quelques minutes plus tard, je la regardai de
-nouveau à mon tour. Elle avait ôté son voile, et
-allait à visage découvert.»</p>
-
-<p>&mdash;«Et elle ne vous en a pas voulu de ce secret
-ainsi surpris?» m'enquis-je.</p>
-
-<p>&mdash;«Un peu,» répondit-il. «Ce secret d'ailleurs
-cessa bien vite d'en être un, précisément à
-cause de cet accident. Georges s'était réellement
-fait beaucoup de mal. Il fut transporté à <i>Overstone-Lodge</i>,
-par les soins de lady Julia qui mit à le soigner,
-pendant les jours qui suivirent, cette ardeur
-dont vous parliez. A partir de cette époque, elle
-commença de négliger les précautions dont le
-début de leur liaison avait été entouré. Les bavardages
-de quelques rivaux évincés firent le reste.
-Et mon ex-ami, car lui aussi eut la petitesse de me
-battre froid, à cause de ma perspicacité, devint le
-<i>fancy-man</i> en titre de la belle lady. Cette aventure
-trop affichée lui a valu une renommée de Don Juan
-peu méritée. Il en a été, de lui, comme de ces
-femmes qu'une liaison très notoire compromet
-plus que cinquante secrètes. Celle-ci dura, je vous
-l'ai dit, six années entières. Que se passa-t-il à la
-fin de ces six années? Je n'en sais rien. Un beau
-jour, Georges, qui était devenu premier secrétaire
-puis conseiller d'ambassade sur place, fut
-envoyé en Perse. Sur sa demande, ou non? Je
-l'ignore. De Perse, il est allé à Washington. Il
-s'est marié, et le voilà.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span>
-&mdash;«Et nous voilà, nous, bien loin de Desportes
-et de ses romans,» insinuai-je.</p>
-
-<p>&mdash;«J'y arrive,» reprit Casal. «En même
-temps que Georges quittait l'Angleterre, le colonel
-Wadham quittait les <i>guards</i> et se présentait au
-Parlement. J'ai toujours vu un rapport entre ces
-deux faits, en apparence très étrangers l'un à
-l'autre. Lady Julia voulait se consoler. Elle avait
-eu l'idée de lancer son mari dans la politique,
-pour y trouver une distraction au chagrin d'une
-rupture dont je n'ai jamais pénétré les détails. Le
-colonel fut nommé. Il dut son élection à sa
-femme. Il a couru sur elle et sur son rôle dans
-cette campagne, toutes sortes d'anecdotes, à
-l'époque. Je ne vous en dirai qu'une. Lady Julia
-était dans un taudis du Shropshire,&mdash;le comté où
-se présentait le colonel,&mdash;à demander, pour lui,
-la voix d'un électeur. Celui-ci se faisait prier,
-objectant que le colonel était un richard, un paresseux.&mdash;«Détrompez-vous,»
-dit Lady Julia.
-«Le colonel ne cesse de penser à vous tous. Il se
-lève à six heures, tous les matins, pour étudier
-vos réclamations.»&mdash;«A six heures?» s'écria
-le rustre. «Alors, s'il vous quitte d'aussi bonne
-heure, madame, belle comme vous êtes, c'est un
-imbécile.»</p>
-
-<p>&mdash;«Ce qui prouve,» fis-je, «que, par tous
-pays, Jacques Bonhomme est Jacques faux-Bonhomme.»</p>
-
-<p>&mdash;«Lady Julia ne fut pas de votre avis. Du
-moins il faut le croire. Cette campagne électorale,
-<span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span>
-au lieu de la dégoûter du peuple, fit d'elle une
-socialiste convaincue. Elle n'a pas cessé, depuis
-lors, de s'associer au mouvement de ce parti du
-travail, qui va grandissant Outre-Manche...»</p>
-
-<p>&mdash;«Et d'une manière,» interrompis-je, «que
-je jugerais inintelligible, si je ne savais pas que
-l'homme est un animal déraisonnable. Être né
-Anglais, et vouloir toucher à l'Angleterre, ce chef-d'&oelig;uvre
-de la nature politique! Et la fille d'un
-duc!...»</p>
-
-<p>&mdash;«Ne l'en blâmons pas,» reprit Casal en
-hochant la tête avec une indulgente philosophie.
-«Si lady Julia n'avait pas eu la toquade du socialisme,
-ce <i>fad</i>, comme disent ses compatriotes,
-elle n'aurait pas connu Lucien Desportes. C'est
-par la communauté des idées que ces deux pseudo-anarchistes,
-le romancier élégant et la grande
-dame, ont été rapprochés. Tant et si bien que Desportes,
-quand il va à Londres, descend chez les
-Wadham, qu'il passe des semaines entières dans
-leur château du Shropshire, et qu'il est devenu
-l'amant d'une des jolies cousines de lady Julia.
-Pour lady Julia elle-même, elle n'a jamais aimé et
-n'aura jamais aimé, dans sa vie, que Georges. Seulement,
-cela, moi, je le sais, et Georges ne le sait
-pas. Pourquoi? Parce qu'il n'a pas cessé, lui non
-plus, d'être amoureux de lady Julia, ce qu'il ne
-sait pas davantage. Il a beau s'être marié avec une
-femme qu'il croit chérir, être devenu ambitieux,
-et s'écraser de besogne pour arriver plus haut
-encore, dévot et craindre l'enfer, chaque fois qu'il
-<span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span>
-pense à son ancienne maîtresse. Il ne fait que
-penser à elle. Comme il arrive quand l'imagination
-travaille autour de quelqu'un, il se construit des
-romans à son sujet d'autant moins vérifiés qu'il ne
-prononce jamais son nom. Lucien Desportes est
-un de ces romans. Voilà tout...»</p>
-
-<p>&mdash;«Alors il croit qu'entre lady Julia et
-Lucien...»</p>
-
-<p>&mdash;«... Il y a une liaison? Oui. Avez-vous
-observé comme le hasard semble, quelquefois,
-vouloir nous mêler à la vie de certaines personnes?
-Il était écrit que j'assisterais comme
-témoin aux divers épisodes de cette histoire-là.
-Pas à tous, puisque je ne connais rien du plus intéressant:
-la rupture. Mais j'ai vu naître l'incident
-Desportes. L'automne dernier, j'allai aux Granges,
-chez Candale, pour tirer quelques faisans, et passer
-deux jours. Georges s'y trouvait avec sa femme.
-Le premier jour, la chasse fut très belle, et la
-Ministresse chassa avec nous. Le soir, arrivèrent
-pour dîner, par le même train, lady Julia Wadham
-et Desportes. A dîner, le ministre et sa femme
-furent placés, naturellement, à droite, lui, de notre
-hôtesse, elle, de notre hôte. Lady Julia était à
-gauche de celui-ci, en sorte qu'elle se trouvait en
-face de Georges. Desportes, qui lui avait donné le
-bras pour la conduire à table, était assis à côté
-d'elle. De ma place, je les apercevais tous les
-quatre, et les souvenirs que je viens de vous raconter
-me remontaient à la pensée. Je revoyais le
-paysage de chasse des environs de Melton, et les
-<span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span>
-deux jeunes gens d'alors devenus les personnages
-mûrs d'aujourd'hui. Elle avait beaucoup changé.
-Elle était plus forte, plus haute en couleur, le
-buste plus opulent, les cheveux plus <i>auburn</i> encore.
-Heureusement elle ne s'était rien mis dans
-les yeux. Ils étaient bien demeurés les mêmes,
-avec ce regard hardi et candide, profond et enfantin,
-que je lui avais toujours connu. Chez lui,
-au contraire, le regard s'était le plus modifié. Il
-était à peine vieilli, un peu maigri, mais ses prunelles
-avaient pris une expression réfléchie qu'elles
-n'avaient pas jadis. L'homme de Sport avait cédé
-la place à l'homme d'État. Sachant ce que ces
-deux êtres avaient été l'un pour l'autre, je me
-demandais ce qu'ils ressentaient à figurer ainsi,
-vis-à-vis l'un de l'autre, à ce dîner d'apparat. Et
-je fus tout près de conclure qu'ils ne ressentaient
-rien du tout. A maintes reprises leurs yeux se
-rencontrèrent sans que je pusse y saisir la trace
-d'une gêne. Vers la fin du repas, cependant,
-je crus remarquer que le diplomate causait
-bien distraitement avec Mme de Candale, et que
-son attention se concentrait sur lady Julia et son
-voisin Desportes, lesquels bavardaient, en effet,
-avec une extrême familiarité. Quand une Anglaise
-se met à être <i>informal</i>, elle est très <i>informal</i>. Et
-vous ne vous offenserez pas si je vous dis que les
-artistes ne sont jamais tout à fait des hommes du
-monde.»</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne prendrai pas cela pour une critique,»
-fis-je, en riant.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span>
-&mdash;«Ce n'est pas une critique non plus que j'ai
-entendu formuler,» dit Casal. «Je voulais vous
-faire comprendre comment l'éveil fut donné à
-Georges. Un ministre d'une grande cour étrangère
-n'a pas eu beaucoup d'occasions d'être renseigné
-sur ces grands enfants gâtés que sont, à Paris,
-les écrivains à la mode. Il était donc trop naturel
-qu'il interprétât l'attitude de Desportes auprès de
-lady Julia, dans un sens parfaitement faux. Je vis
-nettement une teinte de tristesse se répandre sur
-son visage. Jusqu'ici, rien que de très simple. Ce
-qui m'étonna, ce fut de le voir, après le dîner,
-qui s'approchait de Desportes, avec une expression
-de bienveillance dont je pensais d'abord
-qu'elle était jouée. «Il a fait des progrès dans son
-métier,» me dis-je. Mais non. Je dus me convaincre
-bientôt que cette expression était sincère.
-Dès ce soir-là, j'acquis ces deux évidences: Georges
-était absolument persuadé que Desportes était son
-successeur dans les bonnes grâces de la belle lady,
-et, au lieu d'en vouloir à ce rival posthume, il
-éprouvait pour lui une irrésistible et profonde
-sympathie. <i>Le nouvel amant lui représentait cette
-femme à laquelle il n'avait jamais cessé de rêver.</i>
-J'aurais mille preuves à vous donner de cette
-anomalie sentimentale. Quand vous rencontrerez
-ces deux hommes, dans le monde, observez-les.
-L'ancien amant man&oelig;uvre toujours pour arriver
-à causer avec celui qu'il croit l'amant actuel.
-Vous l'avez entendu défendre, à table, des livres
-qui devraient lui faire horreur. Vous le verrez
-<span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span>
-serrer la main de leur auteur, et vous appréciez
-le comique de cette étreinte. C'est comme s'il
-voulait lui dire: «N'est-ce pas qu'elle est charmante?»
-Je m'attends qu'un de ces jours, il
-fasse donner, à Desportes, un des ordres de son
-pays. Est-ce curieux, avouez?»</p>
-
-<p>&mdash;«J'avoue surtout que c'est une amusante
-construction,» fis-je, malicieusement.</p>
-
-<p>Je connais Casal. J'étais sûr qu'en ayant l'air
-de douter de son diagnostic, je le piquerais au vif
-de son amour-propre, et qu'il s'ingénierait à me
-donner une preuve indiscutable de sa perspicacité.
-Et puis, s'il disait vrai, il y avait là, réellement,
-un petit problème de nature humaine à
-regarder de plus près. Pourquoi l'ancien amant
-de lady Julia réagissait-il, devant celui qu'il
-croyait son successeur, d'une manière si paradoxale?
-L'écrivain était un animal moral, social
-et même physique d'une tout autre espèce que le
-diplomate. Cette radicale différence expliquait-elle
-cette absence de jalousie? Peut-être le ministre
-eût-il détesté un successeur qui lui eût ressemblé
-en quelque point. N'y a-t-il pas aussi des
-hommes totalement réfractaires à la jalousie, et
-que le partage ne bouleverse pas de ce frisson
-qui jette Othello dans une crise d'hystéro-épilepsie?
-Le Ministre était-il du nombre? Mais
-d'abord Casal ne se trompait-il pas?</p>
-
-<p>&mdash;«Oui,» insistai-je, «êtes-vous très sûr, en
-premier lieu, qu'il n'y a rien entre lady Julia et
-Desportes?»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span>
-&mdash;«Sûr comme nous sommes place de la Concorde,»
-répondit-il.</p>
-
-<p>&mdash;«Êtes-vous sûr, bien sûr que le Ministre
-croit qu'il y a quelque chose?»</p>
-
-<p>&mdash;«Tout aussi sûr. Il en a parlé à une de mes
-amies, pour la faire causer. Elle n'était pas renseignée,
-et elle l'a laissé dans le vague. Mais,»
-ajouta-t-il, en regardant sa montre, «je dois
-monter au cercle. Je n'ai pas le temps de discuter
-le cas plus longtemps avec vous. D'ailleurs les
-phrases sont les phrases, et je suis pour les faits.
-Pouvez-vous dîner avec moi, un des soirs de la
-semaine qui vient? Oui? Hé bien! je vous écrirai
-le jour. Il y aura le Ministre. Vous serez à côté de
-lui. Vous lui parlerez de Desportes. Vous me le
-promettez?...»</p>
-
-<p class="space">Je promis. Et dix jours plus tard, je dînais en
-effet au Petit Club avec l'ancien amant de lady
-Julia et quelques autres seigneurs sans importance,
-priés par Casal. Il m'avait placé à côté de
-son ancien compagnon des chasses de Melton, auquel
-je ne manquai pas, sur un clignement d'yeux
-de notre amphitryon, de poser, à ce moment, la
-question convenue. Je le fis, j'ai honte d'en convenir,
-de la façon la plus gauche. Et mon interlocuteur
-m'aurait professionnellement méprisé,
-à fort juste titre, s'il avait pu soupçonner la
-vérité.</p>
-
-<p>&mdash;«Je viens de lire <i>le Justicier</i> de Lucien Desportes,»
-lui dis-je, à brûle-pourpoint. «Croiriez-vous,
-<span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span>
-monsieur le Ministre, que je ne connaissais
-pas ce roman?»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous n'y perdiez guère,» me répondit-il.
-«C'est une drôle de coïncidence. Je l'ai, moi aussi,
-non pas lu, mais relu, cette semaine. J'avais
-trouvé cela bien, une première fois. Je m'étais
-trompé. Décidément, c'est très médiocre, et, vraiment,
-le sujet a quelque chose de répugnant.»</p>
-
-<p>Je regardai Casal, qui me regardait. A travers
-la table, il n'avait pas perdu un mot de notre
-conversation, et il souriait à son verre de champagne
-sec, qu'il leva en signe de triomphe, pour
-le vider d'un trait, en esquissant un geste imperceptible,
-qui me disait: «A votre santé!»</p>
-
-
-<p class="space">&mdash;«Était-ce une construction, cette fois?» me
-souffla-t-il à l'oreille, comme nous nous levions
-pour passer au salon où l'on fume. Il m'avait pris
-le bras, en me retenant, une minute en arrière.
-«J'ai trouvé le moyen de causer de lady Julia
-Wadham avec lui.» Et il me montrait le dos du
-diplomate qui nous précédait. «J'ai fait la bête,
-et tout en me laissant questionner, je lui ai
-démontré qu'il n'y avait jamais rien eu, entre elle
-et Desportes, que de la simple camaraderie. C'est
-le mot propre pour deux anarchistes. Et vous avez
-vu ce qu'est devenue sa sympathie pour votre
-confrère?»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est Desportes qui sera étonné, quand
-ils se rencontreront, et que la poignée de main
-aura changé!»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_284"> 284</a></span>
-&mdash;«Il y aurait quelqu'un de bien plus étonné,»
-conclut Casal, en montrant le Ministre, de la
-pointe du cigare qu'il venait de tirer de sa poche.
-«Ce serait lui, si on lui racontait pourquoi il a
-aimé les romans de ce Monsieur, et pourquoi il
-ne les aime déjà plus. Demain, il les exécrera...
-Et c'est heureux qu'il ne sache le secret ni de
-sa sympathie passée ni de son aversion présente.
-Il serait capable d'aller se confesser des deux
-comme d'un péché.»</p>
-
-<p>&mdash;«Aurait-il si tort? Rappelez-vous l'anecdote
-que vous m'avez contée sur le petit bordeaux...»</p>
-
-<p>&mdash;«Juste!» dit-il, et pour me rendre ma
-politesse, il murmura le dernier vers de l'épigramme
-sur la Madeleine:</p>
-
-<p class="quote">«Et puis vieille, s'en repentir...»</p>
-
-<p>en tirant une longue bouffée de son havane...</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_285"> 285</a></span></p>
-<h2 class="normal">VI<br />
-<span class="medium">DAISY</span></h2>
-</div>
-
-<p class="subh">I</p>
-
-<p>Quand Mme Fauvel pensait à Pierre Vivien,
-elle éprouvait une douceur singulière à se ressouvenir
-d'un très humble détail de leurs relations.
-Elle y voyait le signe que l'amitié de
-Pierre pour elle n'était pas un amour déguisé.
-Cette évidence lui permettait de se livrer sans
-défense à son goût pour la conversation de ce
-charmant homme. Elle ne pouvait pas l'aimer:
-elle avait trente ans à peine, et lui, il était
-bien près d'en avoir soixante. Mais, à soixante
-ans, un c&oelig;ur d'homme peut encore être victime
-de ces passions tardives, d'autant plus violentes,
-d'autant plus douloureuses, qu'elles sont sans
-espoir, et Brigitte Fauvel n'était pas une coquette.
-Elle n'appartenait, ni de près ni de loin,
-à la catégorie de ces Célimènes que l'argot de
-notre époque dépeint du nom cyniquement expressif
-d'allumeuses. Il y avait de la loyauté dans
-<span class="pagenum"><a id="Page_286"> 286</a></span>
-ses clairs yeux bleus, qui n'auraient pas eu pour
-l'hôte quasi-quotidien de son petit salon de l'avenue
-Montaigne ce regard tendre et caressant, si
-elle n'avait pas été très certaine que les assiduités
-de Vivien chez elle décelaient une sympathie très
-partiale, très vive, mais absolument étrangère à
-toute émotion sentimentale. En eût-elle jamais
-douté, elle en aurait trouvé la preuve dans les
-gâteries que son visiteur prodiguait à un autre
-familier du salon,&mdash;plus favorisé encore que
-lui; car celui-là ne quittait guère la jolie Mme Fauvel.&mdash;Celui-là,
-ou mieux celle-là. C'était une
-petite épagneule de race anglaise, de cette variété
-que l'on appelle des Blenheim, par allusion au
-château historique des Marlborough, où se conserve
-le type le plus pur de la race. La fine et
-intelligente bête ne représentait pas seulement
-un exemplaire choisi de son espèce, avec ses
-grands yeux noirs, d'une expression presque
-humaine, en saillie des deux côtés de son nez
-écrasé, son front bombé, ses oreilles pendantes,
-et les soies blanches de son pelage tachetées de
-fauve. Elle avait été donnée autrefois à Brigitte
-par quelqu'un qui, lui aussi, pendant des années,
-avait paru tous les jours avenue Montaigne, pour
-des motifs moins désintéressés que ceux de Pierre
-Vivien. Mal mariée avec un homme d'affaires qui
-ne l'avait épousée que pour sa fortune, et dont
-elle était complètement séparée en fait, quoiqu'ils
-vécussent officiellement sous le même toit,
-Mme Fauvel avait eu, dans sa vie, une liaison,
-<span class="pagenum"><a id="Page_287"> 287</a></span>
-commencée, comme tant d'autres, sur la coupable,
-mais romanesque espérance d'une durée
-indéfinie, et brutalement terminée par un abandon.
-Le héros de cette banale aventure avait
-quitté Brigitte pour une amie de la jeune femme,
-et dans des conditions cruelles. Celle-ci n'avait
-pu assez bien cacher sa souffrance à l'implacable
-inquisition du monde. Elle avait été tout à la fois
-délaissée et déshonorée. La délicate et respectueuse
-pitié dont Vivien avait su l'entourer dans
-ces durs moments avait rendu plus intimes entre
-eux des relations, jusque-là plutôt superficielles.
-L'homme de cinquante-six ans avait deviné le
-drame moral traversé par l'abandonnée. Et celle-ci
-en avait éprouvé une reconnaissance si émue
-qu'elle s'était laissé aller à cette douceur d'être
-plainte.</p>
-
-<p>&mdash;«Quand vous reverra-t-on?» avait-elle
-commencé de dire à Pierre, au terme de chaque
-visite.</p>
-
-<p>&mdash;«Mais, cette semaine,» avait-il commencé
-de répondre. Puis: «Mais, après-demain.»
-Puis: «Mais, demain.»</p>
-
-<p>Puis elle ne lui avait plus rien demandé. Et il
-était tout naturellement venu, chaque jour, vers
-deux heures. Il était presque sûr, à cet instant-là,
-de trouver Mme Fauvel encore seule. C'était,
-pour le célibataire vieillissant, une impression
-délicieuse que l'approche du petit hôtel où il
-était sûr de rencontrer une telle grâce d'accueil.
-Le seul aspect de la maison lui était comme
-<span class="pagenum"><a id="Page_288"> 288</a></span>
-une promesse d'amitié. Tout lui plaisait de ces
-visites: le salut familier du concierge l'avertissant
-par une petite inclinaison de tête que
-Mme Fauvel était chez elle; le geste du valet
-de chambre le débarrassant de sa canne et de
-son pardessus avec l'empressement des vieux
-serviteurs pour un intime du logis; la physionomie
-des choses autour de lui, tandis qu'il
-montait les marches de l'escalier, parmi les tableaux,
-les tapisseries et les plantes vertes,&mdash;oui,
-tout, jusqu'aux bonds affectueux par lesquels
-Daisy, c'était le nom de la petite chienne,
-lui souhaitait la bienvenue. Elle le regardait de
-ses larges prunelles, dressée sur ses pattes de
-derrière, et appuyant sur lui celles de devant.
-Elle mendiait ainsi une caresse que Pierre Vivien
-lui donnait indulgemment, et il s'asseyait sur le
-même fauteuil&mdash;son fauteuil,&mdash;dans le même
-angle de fenêtre si c'était l'été, de foyer si
-c'était l'hiver, tandis que Brigitte Fauvel, clignant
-un peu ses paupières, frangées de cils
-blonds comme ses cheveux, lui disait:</p>
-
-<p>&mdash;«Daisy vous aime plus qu'elle ne m'aime.
-Elle ne me fait jamais de ces fêtes.»</p>
-
-<p>&mdash;«Elle m'aime parce qu'elle voit combien
-je suis votre ami,» répondait Pierre, et il mettait
-à flatter la tête dressée du joli animal, une complaisance
-qu'il n'aurait pas eue, si Daisy lui eût
-représenté un rival heureux dans le passé. Donc il
-n'était pas amoureux de Mme Fauvel. S'il l'avait
-été, le fantôme de l'autre se serait dressé devant
-<span class="pagenum"><a id="Page_289"> 289</a></span>
-lui. Il savait que la petite épagneule avait été rapportée
-d'Angleterre à Brigitte par Albert Dehandy,
-l'ancien amant. Ces déraisonnables jalousies autour
-des objets les plus insignifiants sont la signature
-vraie des passions cachées, et l'ancienne
-maîtresse de Dehandy avait le droit de se dire:</p>
-
-<p>&mdash;«C'est vrai qu'il est réellement mon ami,
-rien que mon ami.» Et, songeant aux heures de
-détresse qu'elle avait subies, par le fait de celui
-de qui elle tenait la fine Daisy, elle ajoutait mentalement:</p>
-
-<p>&mdash;«Et comme les hommes sont meilleurs
-dans l'amitié que dans l'amour!»</p>
-
-<p>Peu s'en fallait que le souvenir de ses chagrins
-passés&mdash;si passés et pourtant si présents, même
-après trois années,&mdash;ne lui donnât un mouvement
-d'humeur contre l'innocent animal.</p>
-
-<p>&mdash;«Mais non,» se disait-elle; «la pauvre n'y
-est pour rien.»</p>
-
-<p>Et elle caressait rêveusement la petite Blenheim,
-à son tour.</p>
-
-<p class="subh">II</p>
-
-<p>Était-ce une anomalie que cette affection de la
-femme outragée et trahie pour le seul témoignage
-qu'elle gardât de la liaison rompue? Non.
-C'était la preuve qu'elle n'oubliait pas les heures
-<span class="pagenum"><a id="Page_290"> 290</a></span>
-d'ivresse goûtées avec l'amant infidèle. L'anomalie
-était ailleurs, dans cette affection de
-Pierre pour la vivante relique d'un passé qu'il
-ne pouvait pas ne pas haïr. Car il savait bien, lui,
-ce que Brigitte Fauvel ne voulait pas savoir, qu'il
-était profondément épris d'elle. Hélas! il l'était
-avec cette affreuse lucidité de l'homme vieillissant,
-lorsque la vanité ne lui fait pas désapprendre,
-pour son propre compte, les vérités les
-plus certaines, celles qu'il a constatées tant de
-fois chez les autres. A un certain âge, on n'est
-plus jamais aimé d'amour. Cette évidence n'avait
-pas empêché que Pierre ne se laissât toucher
-jusqu'au plus intime de son c&oelig;ur par le charme
-prenant de Brigitte. Mais ç'avait été sans illusion.
-Il y avait, chez lui, une extrême maîtrise de soi,
-jointe à une expérience très avertie. Son métier
-et sa nature s'étaient réunis pour en faire un
-homme très surveillé, très désenchanté et cependant
-très tendre. Ancien diplomate, il avait,
-dans une carrière un peu errante, beaucoup
-observé et peu vécu. Il n'avait pas rencontré,
-durant sa jeunesse, la femme à côté de laquelle
-les autres femmes s'effacent pour toujours, dans
-l'avenir comme dans le passé. Il avait aimé,
-jamais complètement, absolument. Ces sensibilités
-masculines déçues par les circonstances,
-semblent garder une réserve d'émotion qu'elles
-dépensent, sur le tard, en dévouements romanesques,
-comme celui de Vivien pour Mme Fauvel.
-D'entrer dans l'intimité morale de cette
-<span class="pagenum"><a id="Page_291"> 291</a></span>
-délicieuse femme lui avait été une douceur
-qu'il s'était juré de ne pas gâter, en y mêlant
-des aveux et des désirs qui l'eussent mise,
-vis-à-vis de lui, à l'état de défense. Quand
-il lui avait posé, pour la première fois, cette
-question, en flattant de la main la tête de
-Daisy afin de l'apprivoiser: «Oh! la jolie bête!
-Où l'avez-vous eue?» son c&oelig;ur s'était serré à
-entendre la réponse: «C'est Dehandy qui me l'a
-rapportée d'Angleterre.» Et, tout de suite, il
-s'était tendu à ne pas montrer son secret déplaisir.
-Il avait affecté d'attirer à lui la petite chienne.
-Celle-ci, inconsciente du motif d'une sympathie si
-compliquée, s'était frottée à sa jambe, avec la
-grâce souple qu'ont ces animaux, dressés de génération
-en génération à vivre sur des meubles de
-salon, dans une atmosphère de gâterie et de sociabilité.
-Puis le geste voulu était devenu un geste
-instinctif. Vivien avait fini par ne plus séparer
-l'image de Daisy et celle de Brigitte Fauvel. Il
-avait pardonné son origine à ce bibelot animé.
-Accompagnait-il Mme Fauvel dans quelque
-course? Il portait la Blenheim entre ses bras,
-pour lui faire traverser sans danger une rue
-trop passante, et il ne pensait pas au ridicule dont
-il eût été couvert à ses propres yeux, si Dehandy,
-debout de l'autre côté du trottoir, l'eût regardé
-de ce regard de l'ancien amant, insupportable
-au nouveau. Il l'est plus encore à l'amoureux
-qui n'a rien eu de cette femme dont l'autre sait
-tout. Sensations si âcres! Les imaginer seulement
-<span class="pagenum"><a id="Page_292"> 292</a></span>
-est une souffrance. Vivien ne se les figurait
-même plus quand il s'agissait de Daisy!</p>
-
-
-<p class="space">Cette amitié pour la petite bête, donnée cependant
-par l'homme qu'il haïssait le plus au monde,
-était donc très sincère, et ce fut pour lui un réel
-chagrin quand un jour, arrivé avenue Montaigne,
-le concierge lui dit, du seuil de sa loge, avec une
-voix importante d'homme du peuple qui annonce
-une grave nouvelle:</p>
-
-<p>&mdash;«Monsieur Vivien sait que notre chienne a
-été volée?»</p>
-
-<p>&mdash;«Daisy?» interrogea Pierre, avec autant
-d'anxiété que s'il se fût agi d'une vraie catastrophe.</p>
-
-<p>&mdash;«Oui,» reprit l'homme. «Ce matin Joseph,
-le valet de pied, l'avait sortie comme d'habitude
-pour lui faire faire sa petite promenade... Voilà
-qu'il laisse la bête dehors pour venir me raconter
-une bêtise dans ma loge... Je ne savais pas, moi,
-qu'il ne l'avait pas remontée... Nous causons un
-peu...&mdash;«Faut que j'aille chercher Daisy,» qu'il
-me dit. Il ressort. Plus de Daisy. Il l'appelle. Il
-siffle. Plus de Daisy... Et le maître d'hôtel qui
-nous raconte qu'il était à regarder par la fenêtre,
-au second étage et qu'il a vu une dame qui caressait
-une petite chienne blanche et feu! Tiens,
-qu'il s'est dit: «Une chienne comme la nôtre.»
-Et la dame a pris la chienne sous son bras, elle est
-partie, et lui qui est resté là, passif, au lieu de
-descendre et de courir!... C'est seulement quand
-Joseph est monté, en demandant: «Vous n'avez
-<span class="pagenum"><a id="Page_293"> 293</a></span>
-pas vu Daisy? qu'il a dit: «alors c'est elle
-qu'on a volée devant moi?...» Enfin, monsieur,
-elle est volée, et bien volée!»</p>
-
-<p>&mdash;«Comment? vous avez laissé voler
-Daisy?...» En adressant cette phrase deux
-minutes plus tard à l'infortuné Joseph, penaud
-et décontenancé sous sa livrée d'antichambre,
-Pierre Vivien avait dans la voix le tremblement
-d'une rancune presque personnelle. Il faillit en
-vouloir à Mme Fauvel en constatant qu'elle
-supportait sans désespoir la disparition de la
-délicate petite bête, associée pour lui à toutes
-les minutes de leur intimité.</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne me tourmente pas trop,» disait-elle.
-«On l'a prise pour avoir une récompense
-en la rapportant. C'est si simple! Elle a son
-collier avec son adresse. Ce soir ou demain matin
-je verrai arriver quelqu'un qui racontera qu'il a
-trouvé la bête dans la rue. Il aura ses cinquante
-francs et le tour sera joué.»</p>
-
-<p>&mdash;«Alors, vous ne la faites pas afficher tout
-de suite?» interrogea Pierre.</p>
-
-<p>&mdash;«Il sera toujours temps demain ou après
-demain...» Et, secouant sa jolie tête avec un
-geste d'enfant, comme pour se faire pardonner,
-par la grâce de son aveu, un sentiment bien près
-d'être mesquin. «Que voulez-vous? ça me fâche
-toujours d'être exploitée... Pas pour l'argent,
-mais par amour-propre. J'ai l'idée qu'en n'ayant
-pas l'air trop pressée de ravoir ma chienne, les
-voleurs se diront: On n'y tient pas tant que
-<span class="pagenum"><a id="Page_294"> 294</a></span>
-cela!... Et alors, ils auront moins de bénéfice.
-Ils seront un peu <i>chocolat</i>, comme ils disent dans
-leur joli langage. Ce sera toujours autant de
-repris sur eux!»...</p>
-
-<p>&mdash;«Vous ne voulez pas me permettre d'aller
-faire une déclaration chez le commissaire?»
-insista-t-il. «Pensez que la pauvre petite bête
-s'est peut-être échappée des mains de la voleuse.
-Alors, si quelqu'un l'a ramassée et portée simplement
-à la police?... Son collier peut s'être détaché...
-Enfin, cela ne vous engage à rien... Elle
-est si sensible, si impressionnable!... Quand on
-n'aurait qu'une chance de lui éviter une nuit à la
-Fourrière, ça vaudrait la peine d'essayer...»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous avez raison,» fit Brigitte. «Mais,
-vous savez, je ne suis pas du tout mère aux
-chiens. Tout de même celle-là était vraiment une
-petite personne. Et si vous me la retrouviez
-aujourd'hui, je serais très contente.»</p>
-
-<p class="space">Chez le commissaire du quartier, aucune nouvelle.
-Il fallait s'y attendre. Aucune à la Fourrière,
-où Vivien se transporta aussitôt. Aucune
-à l'asile de Genneviliers. Il s'y rendit le même
-jour, quoique la présence de la chienne volée fût
-littéralement impossible là, quelques heures après
-sa disparition. Le lendemain, mêmes recherches,
-même résultat absolument négatif. Mme Fauvel
-s'était enfin adressée à une agence de recherches,
-et, sur tous les murs du quartier des Champs-Élysées,
-de petites affiches se multipliaient, promettant
-<span class="pagenum"><a id="Page_295"> 295</a></span>
-une forte récompense à qui rapporterait
-à l'hôtel de l'avenue Montaigne une chienne de
-l'espèce dite Blenheim, âgée, répondant au nom
-de Daisy. Brigitte commençait, en effet, si peu
-«mère aux chiens» qu'elle se déclarât, à partager
-un peu l'inquiétude de son familier. C'était
-un sujet de conversation toujours pris et repris
-entre eux maintenant: où pouvait être Daisy?
-Que faisait-elle? L'avait-on vendue à quelqu'un
-qui la traitait doucement? Était-elle au contraire
-tombée entre des mains brutales?</p>
-
-<p>&mdash;«Il est pourtant bien invraisemblable qu'on
-l'ait volée pour rien? Elle n'est plus assez jeune
-pour qu'un marchand en offre un prix supérieur à
-la récompense annoncée,» disait Mme Fauvel.</p>
-
-<p>&mdash;«On vous l'aura volée par vengeance,»
-disait Pierre. «Ce sera la femme de chambre que
-vous avez renvoyée l'année dernière.»</p>
-
-<p>&mdash;«Mais elle est placée en Amérique!» reprenait
-Brigitte toujours plus raisonnable que son
-vieil ami.</p>
-
-<p>&mdash;«Elle aura profité d'un voyage de ses
-maîtres à Paris,» insistait-il, et les suppositions
-succédaient aux suppositions jusqu'à un certain
-jour,&mdash;il y avait déjà quatre mois depuis la
-disparition de Daisy,&mdash;où Vivien allant à pied
-à son cercle rue Boissy-d'Anglas, fut arrêté par
-la pluie sous les arcades de la rue de Rivoli. Un
-homme promenait, pour tenter les passants, deux
-de ces minuscules loups-loups de Poméranie,
-véritables diablotins dans un manchon de poils.
-<span class="pagenum"><a id="Page_296"> 296</a></span>
-C'étaient, ces deux petits chiens, le contraire
-même de Daisy: long museau aigu, oreilles
-dressées, pattes hautes et nerveuses, la queue
-relevée en panache sur le dos, et de petits yeux
-enfoncés, dardant un regard de feu follet, agile et
-rapide. Cette comparaison par antithèse fut la
-cause que l'attention du promeneur se fixa sur
-ces deux bijoux vivants. Un des loups-loups, se
-voyant regardé, et comme s'il eût voulu solliciter
-une délivrance, celle de la tyrannie évidemment
-exercée par l'affreux personnage qui les tenait
-en laisse, lui et son compagnon, se dressa sur
-ses pattes de derrière. Il appuyait ses petites
-pattes de devant le long de la jambe du promeneur
-compatissant&mdash;comme faisait jadis Daisy&mdash;et
-il cherchait fièvreusement, de ses naseaux
-frais, une main que Vivien abaissa vers la tête
-intelligente levée vers lui. Il se prit à penser
-soudain que la jolie bête pouvait bien avoir été,
-comme Daisy, la victime de quelque rôdeur.
-Peut-être avait-elle été arrachée à un intérieur
-de gâterie pour être maltraitée? Elle était toute
-maigre et chétive, même dans son ardeur de
-vitalité, et, lui-même étonné par le son de sa
-voix et ses propres paroles, Pierre s'entendit dire
-au marchand:</p>
-
-<p>&mdash;«Combien demandez-vous de ce Poméranien?»</p>
-
-<p>&mdash;«Deux cents francs,» répondit l'autre.</p>
-
-<p>&mdash;«Les voici,» fit Vivien, et dix minutes plus
-tard, au lieu de s'asseoir au cercle à sa table de
-<span class="pagenum"><a id="Page_297"> 297</a></span>
-bridge, il descendait d'un fiacre à la porte de
-l'hôtel de l'avenue Montaigne. Brigitte n'était pas
-là. Le temps d'écrire sur sa carte: «Ce n'est pas
-Daisy, mais faites bon accueil tout de même à ce
-pauvre Fu-Fu.» C'est ainsi qu'il avait baptisé soudain
-le petit chien, lequel n'avait cessé, dans ce
-court trajet, de trembler de tout son fragile corps,
-entre les mains de son nouveau maître. Et cependant,
-comme s'il eût déjà compris que cet inconnu
-lui était un ami, il commença d'aboyer furieusement
-quand Pierre eut refermé la porte, en
-recommandant de bien soigner le petit animal
-jusqu'à ce que Mme Fauvel rentrât.</p>
-
-<p>&mdash;«Soyez tranquille, monsieur Vivien»,
-avait répondu le concierge. «Si ce Fu-Fu n'est
-pas Daisy, moi je ne suis pas Joseph.»</p>
-
-<p class="subh">III</p>
-
-<p>Avez-vous lié dans votre vie commerce d'amitié
-avec un chien, un de ces humbles compagnons
-dont un poète a pu écrire:</p>
-
-<p class="quote">Frère à quelque degré qu'ait voulu la nature</p>
-
-<p>Alors vous comprendrez le demi-remords dont
-Vivien fut saisi en recevant le soir même, un
-billet de Mme Fauvel. La jeune femme le remerciait
-de lui avoir, disait-elle, «remplacé» Daisy.
-Il se sentit vaguement coupable envers la disparue
-<span class="pagenum"><a id="Page_298"> 298</a></span>
-pour avoir introduit dans la maison dont elle
-avait été l'heureuse et unique habitante, cet hôte
-inattendu. Ce nouveau venu allait coucher sur le
-coussin de l'autre, boire du lait dans le bassinet
-d'argent réservé à l'autre,&mdash;un de ses présents,&mdash;sauter
-sur les genoux de Brigitte, comme
-l'autre. Et le sens de la superstition, ce legs de
-tous nos atavismes, est si prompt à se réveiller en
-nous: Pierre éprouva cette obscure et pénible
-appréhension que les gens du peuple résument si
-bien, dans cette formule vulgaire: «Cela me
-portera malheur.»</p>
-
-<p>&mdash;«Voilà qui est vraiment par trop enfantin,»
-fit-il, en haussant les épaules. Et un autre adage
-populaire lui revint, qu'il se répéta, pour exorciser
-le fantôme de la pauvre Daisy, soudain
-apparue devant sa pensée: «Les bêtes ne sont
-pas des gens...»</p>
-
-<p class="space">Quand nous sommes dans cette disposition singulière,
-qui nous découvre, derrière le hasard des
-événements, l'action possible des causes occultes,
-la moindre coïncidence l'avive et l'approfondit.
-Vingt-quatre heures après avoir acheté, sous
-les arcades de la rue de Rivoli, le petit loup-loup
-Poméranien, et comme Pierre remontait
-les Champs-Élysées, il se heurta au coin de
-la rue de la Boëtie, contre l'un de ses anciens
-collègues de la Carrière, perdu de vue depuis
-des années. Vous entendez d'ici les: «Comment?
-Vous à Paris?...&mdash;Oui, ministre plénipotentiaire,
-<span class="pagenum"><a id="Page_299"> 299</a></span>
-mon cher ami, me voici ministre!...&mdash;Comme
-ça nous pousse!...&mdash;Vous rappelez-vous
-quand...» Et de «vous rappelez-vous» en
-«vous rappelez-vous,» les deux diplomates de
-marcher ensemble quelques pas, puis quelques
-pas encore, jusqu'à un moment où le ministre dit
-à Pierre:</p>
-
-<p>&mdash;«Prenons-nous une tasse de thé? J'ai
-déjeuné très tôt, et il est cinq heures.»</p>
-
-<p>Un des innombrables <i>tea-rooms</i> que l'invasion
-Anglaise de ces dernières années multiplie dans
-Paris, montrait sa porte peinte en vert pâle, et
-décorée avec la complication, déjà démodée, du
-«modern-style». Quel fut le saisissement de
-Pierre Vivien lorsqu'il aperçut, assise à l'une des
-tables, et goûtant gaiement, Mme Fauvel, en
-compagnie d'un homme de leur monde, M. Victor
-Arnoult, dont elle n'avait pas prononcé le nom
-deux fois devant lui! Il ne la savait pas liée avec
-ce personnage, et ils étaient assez intimes pour
-s'installer ainsi, l'un et l'autre, en tête-à-tête.
-Mme Fauvel n'avait pas vu entrer Pierre. Et celui-ci,
-de la table d'angle où le ministre et lui
-s'étaient mis, pouvait l'étudier, sans qu'elle le
-remarquât. Il voyait ses gestes, la façon dont elle
-remuait la tête. Une glace voisine, lui montrait le
-reflet de ce visage dont il connaissait si bien l'expression
-amusée ou ennuyée, distraite ou intéressée.
-Arnoult racontait à la jeune femme une histoire,
-qui la divertissait, sans doute, infiniment,
-car elle riait, en portant sa tasse de thé à ses
-<span class="pagenum"><a id="Page_300"> 300</a></span>
-lèvres, de son rire d'enfant, le même qu'elle avait
-eu avec lui, deux heures auparavant. Il lui avait
-fait sa visite, comme d'habitude, à trois heures.
-Et elle ne lui avait pas parlé de ce goûter! Cette
-rencontre lui fut si complètement insupportable,
-qu'à peine la première gorgée de thé avalée, il
-tira sa montre, et, laissant là son camarade, un
-peu étonné d'un si brusque départ:</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! mon ami, quel étourdi je fais!... J'ai
-oublié que j'avais un rendez-vous. Pourvu que je
-n'arrive pas trop tard!... Vous m'excusez?»</p>
-
-<p class="space">&mdash;«Où avais-je la tête?» se dit-il, quand il fut
-dehors, et seul, de nouveau. «Cet Arnoult ne lui
-fait pas la cour; je le saurais.... Il la lui ferait
-d'ailleurs? Je n'ai aucun droit sur elle. Mais il
-ne la lui fait pas. Elle l'a rencontré par hasard,
-comme moi le ministre. Elle sera entrée dans ce
-<i>tea-room</i>. Il n'y avait pas de table libre. Il lui
-aura offert de s'asseoir à la sienne. Demain elle
-m'en parlera. Et d'ailleurs, cela ne me regardera
-pas. Je ne vais pas me mettre à l'ennuyer de mes
-jalousies. Ce serait trop grotesque....»</p>
-
-<p>Ce raisonnement était la sagesse même. Il
-n'empêcha pas que, le lendemain, le c&oelig;ur de
-l'ami désintéressé ne battît un peu trop vite quand
-il pénétra dans le salon où Brigitte se tenait après
-le déjeuner, comme à l'ordinaire. Un arome de
-tabac attestait que le mari avait allumé un cigare,
-en prenant son café, dans cette pièce, avant de
-s'en aller à la Bourse, ou ailleurs, abandonnant
-<span class="pagenum"><a id="Page_301"> 301</a></span>
-sa femme, qui lui était parfaitement indifférente,
-aux intimités, innocentes ou coupables, qu'elle
-pouvait avoir. Jusqu'alors, Pierre Vivien avait
-trouvé si commode cet effacement absolu de
-Fauvel. Il en éprouva soudain une impression
-désagréable. C'était la preuve que Brigitte était
-très libre, trop libre. Une première fois déjà elle
-avait abusé de cette liberté. Allait-elle en abuser
-une seconde fois? Arnoult ne lui ferait-il pas la
-cour? Et, tandis que Fu-Fu, ne reconnaissant plus
-son acheteur de l'avant-veille, jappait contre lui
-avec la colère d'un chien dépaysé, cette question
-se posait dans l'esprit de Vivien. Il riait cependant.
-Il racontait sa journée d'hier, moins l'épisode
-de son entrée dans le <i>tea-room</i>, afin de provoquer
-des confidences pareilles. Et son amie commençait
-de lui raconter aussi son après-midi et sa
-soirée, en se taisant également du goûter pris en
-compagnie de Victor Arnoult. Pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash;«Oui, pourquoi?...» se demandait Pierre,
-en descendant l'escalier. Ce point d'interrogation
-une fois surgi dans sa pensée n'en devait plus disparaître.
-Comment en secouer l'obsession grandissante?
-Il avait beau se dire qu'il n'était pas
-jaloux, il l'était, et tout de suite il commença de
-s'adonner à cette inquisition involontaire, la
-plus douloureuse de toutes et la plus lucide,
-qui ne peut se retenir d'interpréter les moindres
-signes. On croirait qu'une puissance maligne se
-complaît à les multiplier, ces signes! Une semaine
-s'était à peine écoulée, et Pierre était
-<span class="pagenum"><a id="Page_302"> 302</a></span>
-arrivé à savoir que Mme Fauvel voyait Arnoult
-presque tous les jours, à son insu, qu'elle visitait
-avec lui des musées et des expositions,
-qu'elle le retrouvait dans des maisons, où lui,
-Vivien, n'allait pas, enfin qu'elle avait, dans
-sa vie, une amitié d'homme, à côté de la
-sienne. Il apprit aussi que cette amitié était toute
-récente. C'était l'explication du silence gardé
-vis-à-vis de lui. Il eût dû, s'il avait été logique
-avec son parti pris d'une affection désintéressée,
-y voir une preuve de l'extrême délicatesse de
-Brigitte. Elle avait trouvé le moyen d'être toujours
-pareille à son égard. Elle l'avait vu aux
-mêmes heures qu'autrefois, aussi longtemps.
-Elle s'était tue de cette amitié nouvelle, parce
-qu'elle avait bien prévu qu'il en prendrait de
-l'ombrage. Et elle avait tout naturellement adopté
-le procédé habituel aux femmes quand elles
-veulent concilier des choses inconciliables, celui
-des tiroirs. Elles mettent bien, quand elles rangent
-un meuble à secret, certains bijoux dans un tiroir,
-et d'autres, dans un autre. De quoi pouvait se
-plaindre Pierre? L'avait-on changé de tiroir? Et
-cela n'empêchait pas qu'un mois après la découverte
-du tiroir Arnoult, il était le plus malheureux
-des hommes, sans avoir d'ailleurs osé rien
-en faire paraître à Brigitte Fauvel. Il avait trop
-peur de découvrir que le tiroir Arnoult n'était
-autre que l'ancien tiroir Dehandy, et que la
-jeune femme avait pris un nouvel amant. Encore
-une fois, il ne se fût pas reconnu le droit de
-<span class="pagenum"><a id="Page_303"> 303</a></span>
-s'en offenser. Le seul indice de son intime mécontentement
-était une aversion, presque une horreur,
-pour qui? pour la petite bête qu'il avait
-lui-même offerte à sa subtile amie, pour le loup-loup
-de Poméranie, dont l'entrée avenue Montaigne
-avait coïncidé exactement avec la révélation
-dont il souffrait. Cette antipathie se
-manifestait si comiquement que Mme Fauvel ne
-pouvait s'empêcher de s'en amuser.</p>
-
-<p>&mdash;«C'est pourtant vous qui me l'avez donné»,
-disait-elle, «et vous avez l'air d'en être
-jaloux!...»</p>
-
-<p>Hélas! ce n'était pas du preste et charmant
-animal, si léger dans ses élans, si vif, si spirituel,
-que le titulaire du tiroir Amitié A était jaloux.
-C'était du tiroir Amitié B. Mais était-ce bien
-Amitié qu'il fallait lire sur l'étiquette? En constatant
-que Mme Fauvel ne voulait pas comprendre
-sa mélancolie évidente, Pierre se le demandait
-souvent, trop souvent, et chaque fois avec une
-peine plus profonde.</p>
-
-<p class="subh">IV</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites, il se produisit un incident
-absolument inespéré. Un matin la femme de
-chambre entra chez Mme Fauvel, les yeux
-brillants, le visage bouleversé par une émotion
-joyeuse:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_304"> 304</a></span>
-&mdash;«Madame, madame,» balbutiait-elle, dans
-son saisissement de cette nouvelle extraordinaire,
-«Daisy est retrouvée!»</p>
-
-<p>&mdash;«Daisy est retrouvée?» fit Brigitte, tout en
-flattant de la main Fu-Fu, qui mordillait le ruban
-rose pâle passé aux poignets de la chemise de soie
-de sa maîtresse. Il ne soupçonnait guère la
-menace que le retour de l'ancienne favorite représentait
-pour sa volontaire et capricieuse petite
-personne.</p>
-
-<p>&mdash;«Oui, madame. C'est toute une histoire.
-Madame sait qu'hier elle a dit à Joseph d'aller de
-grand matin porter un paquet de livres chez la
-s&oelig;ur de madame, rue de Varenne. Il s'est mis en
-retard. Arrivé place des Invalides, il a vu à l'horloge
-de la gare qu'il n'avait plus trop le temps
-d'aller et de revenir. Alors il appelle un fiacre, et
-qu'est-ce qu'il voit sur le siège, entre les jambes
-du cocher? Une tête de chien qui lui fait dire:&mdash;«On
-croirait Daisy.»&mdash;Il va pour caresser la
-bête, elle le lèche! Il regarde davantage. Il se dit:
-«Mais c'est elle.» Il demande au cocher: «Comment
-l'avez-vous eue?»&mdash;«Je l'ai trouvée couchée
-sous une porte de hangar à Billancourt! un soir
-qu'il pleuvait en vrai déluge. Elle était maigre.
-Elle avait l'air de mourir de faim et de froid. Je l'ai
-ramassée et gardée. Mais si elle est à vous... C'est
-une gentille bête et bien douce... Seulement elle
-ne joue jamais...» Alors Joseph est allé chez la
-s&oelig;ur de madame avec la voiture. Il est revenu
-avec. Il n'y a pas de doute. Madame, c'est Daisy.
-<span class="pagenum"><a id="Page_305"> 305</a></span>
-Elle a cette petite déchirure à son oreille que lui
-avait fait Tom. Madame se rappelle? Madame
-veut-elle qu'on la lui amène? Madame verra
-comme elle est changée, comme elle a souffert!»</p>
-
-<p>&mdash;«Mais oui; amenez-la tout de suite, tout de
-suite,» s'écria Brigitte Fauvel. «Et prenez Fu-Fu.
-Mettez-le dans la lingerie qu'ils ne se disputent
-pas aussitôt...»</p>
-
-<p>Quelques instants plus tard, la camériste rentrait,
-apportant dans ses bras la pauvre chose,
-souillée de boue, déjetée de misère, qu'était devenue
-la coquette, la fine, la souple Daisy, la
-jolie Blenheim, habituée à prélasser ses poils
-soyeux sur les coussins de l'automobile. La robe
-crottée, les yeux chassieux, les oreilles garnies
-de touffes en grumeaux, la bête de luxe se présentait
-avec la physionomie lamentable d'un
-chien d'aveugle. Elle s'était ignoblement salie à
-se tenir entre les sabots fangeux du cocher, à se
-vautrer dans la paille de l'écurie. Maintenant,
-stupéfiée du miracle qui la faisait soudain se
-retrouver dans le décor de son ancienne existence,
-elle regardait autour d'elle, comme hébétée de
-ce fantastique changement. Elle hésitait, ne
-sachant pas si elle rêvait ou non. Toutes les
-images de ces quatre derniers mois passaient
-sous son front bombé, que décorait toujours la
-tache fauve&mdash;signe de sa noble race. Où était-elle
-allée depuis que la voleuse l'avait ramassée
-sur le trottoir de l'avenue Montaigne? Pour
-qu'elle ne fût restée entre aucune des mains qui
-<span class="pagenum"><a id="Page_306"> 306</a></span>
-avaient dû la posséder, il fallait que ces mains
-eussent été brutales et méchantes. Avait-elle été
-vendue à des gens qui l'avaient livrée en pâture à
-des enfants tourmenteurs? L'avait-on confiée à
-des domestiques qui lui allongeaient des coups de
-pied, emprisonnée dans des chenils de marchands,
-où d'autres bêtes plus fortes la mordaient?
-Avait-elle erré à travers les rues, éperdue, attaquée
-au passage par de cruels caniches, cherchant
-sa vie à même les tas d'ordures, grelottant de
-froid par les nuits mauvaises, comme celle où le
-cocher charitable avait eu pitié d'elle? Quelles
-visions hantaient ses larges et profondes prunelles,
-au regard plus humain encore, tandis que
-sa douce maîtresse de jadis l'appelait par ce nom
-qu'elle n'avait plus jamais entendu: «Daisy!
-Daisy!» Et tout d'un coup, le flot des souvenirs
-de son existence heureuse lui envahissant le cerveau,
-l'exilée se précipita vers le lit avec des
-aboiements d'ivresse et des bonds de reconnaissance
-émue, et elle déchirait les draps de ses
-ongles trop longs, tachant la fine batiste, s'accrochant
-aux dentelles, griffant la soie fragile du
-couvre-pied, au désespoir de la femme de
-chambre, qui s'écriait:</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! non, madame! Non!... Que madame
-ne la laisse pas monter sur le lit. Elle va tout
-salir, tout gâter...»</p>
-
-<p>&mdash;«Ça ne fait rien», disait Mme Fauvel, en
-souriant. «Pauvre petite Daisy! Oui, comme
-elle a souffert!... Faites donner cent francs au
-<span class="pagenum"><a id="Page_307"> 307</a></span>
-cocher... Vous reviendrez vite et on la lavera...
-J'espère qu'elle fera bon ménage avec Fu-Fu.
-Pauvre Daisy! Mais elle est vraiment trop sale...
-Tenez, prenez-la, et que Joseph la lave tout de
-suite...»</p>
-
-<p>&mdash;«Eh bien!» disait-elle quelques heures
-plus tard à Pierre Vivien stupéfait, en lui montrant
-la chienne couchée sur le tapis du petit
-salon. «Vous la reconnaissez? C'est votre amie
-Daisy. On l'a retrouvée... Elle n'a pas pris bon
-caractère dans ses aventures. Elle n'a rien voulu
-manger. Et voyez, elle s'est mise dans ce coin de
-la fenêtre, cachée derrière les plis des rideaux.
-Elle m'avait fait fête au premier moment. Elle ne
-me regarde plus. Elle ne me répond plus. Tout
-cela depuis qu'elle a découvert l'existence de
-Fu-Fu... Et lui, au contraire, il est si gentil avec
-elle! Il ne demande qu'à jouer...»</p>
-
-<p>Et comme s'il eût voulu fournir un commentaire
-indiscutable à ce témoignage de sa maîtresse,
-le Poméranien allongeait ses pattes à
-terre, et, posant son museau aigu sur elles, il
-jappa doucement d'abord, puis vivement, du
-côté de la boudeuse. Celle-ci, roulée en boule,
-son mufle caché à demi dans sa fourrure maintenant
-toute blanche, ouvrit un instant les yeux
-sans bouger, pour les refermer. Sur le tapis,
-à côté d'elle était un morceau de sucre que
-Mme Fauvel lui avait tendu et qu'elle n'avait pas
-pris. Celle-ci le ramassa et le tendit de nouveau
-à l'animal.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_308"> 305</a></span>
-&mdash;«C'est extraordinaire,» dit-elle. «Fi! la
-vilaine jalouse! On ne te prend rien, pourtant,
-ma Daisy. Je te gâterai comme je te gâtais.
-Allons, mange ce sucre. Sois douce...»</p>
-
-<p>Vaines flatteries de langage et de geste, auxquelles
-la bête continua d'opposer une attitude
-non pas d'hostilité, car sa queue remua lentement,
-mais d'indifférence systématique. Visiblement,
-tant que l'autre animal serait là, elle ne
-consentirait pas à communiquer avec leur commune
-maîtresse. Elle lui donnait à choisir entre
-elle et l'étranger.</p>
-
-<p>&mdash;«Non,» reprit Mme Fauvel, répondant
-tout haut au reproche muet de ce refus et de
-cette immobilité. «Non. Je ne le renverrai pas.
-Tu entends. Je ne le renverrai pas...» Et, prenant
-dans ses bras le loup-loup, elle l'embrassa
-câlinement en l'emportant avec elle pour aller
-s'asseoir dans son fauteuil accoutumé, tandis que
-Vivien lui disait:</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne me pardonnerai jamais de vous
-avoir apporté cet affreux Fu-Fu.»</p>
-
-<p>&mdash;«Et moi, je suis trop contente de l'avoir,»
-répondit la jeune femme. «Je déteste la jalousie.
-Il n'y a pas de sentiment qui me paraisse plus
-mesquin et plus bas,&mdash;surtout,» insista-t-elle,
-«surtout quand on ne vous prend rien.»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous appelez cela ne lui rien prendre?»
-dit Pierre en regardant, tour à tour, du côté de la
-petite Blenheim puis du petit Poméranien.</p>
-
-<p>&mdash;«Mais quoi?» fit-elle.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_309"> 309</a></span>
-&mdash;«Vous lui prenez la douceur de vous suffire,»
-osa-t-il répondre. «Ah! ne pas suffire à
-quelqu'un,» répéta-t-il, «je comprends comme
-c'est dur, allez, depuis que... moi non plus... je
-ne vous suffis plus...»</p>
-
-<p>&mdash;«Et moi,» dit-elle en rougissant, «je ne
-vous comprends pas.» Elle avait dans les yeux
-pour lui répondre une si invincible obstination!
-Le pli creusé entre ses fins sourcils blonds exprimait
-un mécontentement si près d'être une colère!
-L'ami jaloux ne continua pas. Oh! Si! Elle
-l'avait compris, mais elle ne voulait pas plus le
-comprendre, qu'elle ne voulait comprendre les
-susceptibilités de la chienne revenue au gîte.
-Cette réplique et ce regard, c'était le double tour
-de clef donné au tiroir.</p>
-
-<p class="subh">V</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! monsieur Vivien,» disait, le jour suivant,
-le concierge de l'hôtel, avec un visage
-bouleversé, comme Pierre se préparait à entrer
-dans le vestibule. «Vous ne savez pas le malheur?
-Notre Daisy? Qui est-ce qui aurait cru
-cela? Elle s'est sauvée. Oui, monsieur. Ce matin,
-comme j'ouvrais la porte, je l'ai vue qui filait,
-filait... Il faut croire qu'elle avait été bien
-heureuse chez son cocher, car elle s'est arrêtée
-<span class="pagenum"><a id="Page_310"> 310</a></span>
-devant une voiture, pour essayer de sauter sur
-le siège. Elle croyait que c'était lui. C'était une
-brute, celui-là, monsieur, et qui lui a allongé un
-coup de fouet. Elle a roulé sur le pavé. Juste à
-ce moment une automobile arrivait à toute vitesse.
-Et alors...»</p>
-
-<p>&mdash;«Elle a été écrasée?»</p>
-
-<p>&mdash;«Oui, monsieur. Une si jolie bête, et juste
-après qu'on nous l'avait rapportée! On n'a pas
-osé le dire à madame. On a pensé que monsieur
-Vivien la préparerait mieux...»</p>
-
-<p>&mdash;«Moi?» dit Pierre. «Et justement je
-venais vous demander de prévenir madame
-qu'elle ne m'attende pas aujourd'hui. Nous
-devions sortir ensemble, et j'ai un empêchement...»</p>
-
-<p class="space">&mdash;«En voilà un drôle de pistolet,» fit le
-concierge, redevenu sincère, quand son interlocuteur
-fut reparti sans entrer. «J'ai cru
-qu'il allait pleurer, lui, sur cette sale petite
-chienne!... L'imbécile! Il ne sait pas!...» Et, se
-ressouvenant de l'époque où Dehandy avait apporté
-Daisy dans la maison, le mauvais serviteur,
-qui avait l'esprit aussi malveillant que simpliste,
-se mit à rire. «Et Dehandy était un beau gars
-au moins, au lieu que celui-ci!... Ah! comment
-madame a-t-elle pu le prendre?...» Puis, regardant
-le dos un peu voûté de Vivien, qui s'éloignait
-le long de l'avenue Montaigne, il haussa
-les épaules. Qu'aurait-ce été s'il avait pu deviner
-<span class="pagenum"><a id="Page_311"> 311</a></span>
-que les assiduités du visiteur quotidien n'avaient
-jamais été récompensées, même d'un baiser, et
-ce que représentait de si délicatement jeune dans
-ce c&oelig;ur de plus de cinquante ans, cette pitié
-pour la jalouse et pauvre Daisy?</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_312"> 312</a></span></p>
-<h2 class="normal"><span class="large">VII</span><br />
-<span class="medium">LE DERNIER ROLE</span></h2>
-</div>
-
-<p class="subh">I</p>
-
-<p>&mdash;«Il est bien mal, n'est-ce pas, monsieur le
-docteur?» demanda le vieil homme au jeune
-médecin.</p>
-
-<p>Celui-ci, un grand garçon roux, au regard
-hardi, à la bouche heureuse, se préparait à monter
-dans la voiturette automobile qui lui servait à
-ses visites et qu'il conduisait lui-même. Il eut un
-hochement d'épaules, regarda du côté de la maison
-dont il sortait, pour s'assurer qu'il n'était pas
-épié. Puis, brutalement:</p>
-
-<p>&mdash;«Fichu!» répondit-il. Et, sans autre
-commentaire, il empoigna de son bras robuste le
-levier d'embrayage et le tira vers lui. Le moteur
-commença de haleter en grinçant, et le médecin,
-installé sur le siège, les mains au volant,
-partit en faisant de la tête un signe d'adieu à
-son interlocuteur qui demeurait là, immobile, à
-regarder lui aussi la petite maison, gaie et
-<span class="pagenum"><a id="Page_313"> 313</a></span>
-claire sous le soleil de cette matinée de printemps.
-C'était la classique demeure du rentier
-dans une vieille cité de l'Ile de France. Elle
-était située dans une des rues de Nemours, pas
-très loin de la Halle et tout près de ce bras du
-Loing, dit des <i>Petits-Fossés</i>, qui sillonne la ville et
-longe l'hospice, avec son campanile mi-gothique
-et mi-Renaissance. Cette maison avait deux
-étages, chacun percé de trois fenêtres. Les volets
-peints en brun se rabattaient sur des feuillages
-de plantes grimpantes si fraîchement vertes à
-cette époque de l'année! Un jardinet s'étendait
-devant le perron. Deux grands lilas épanouis y
-dressaient leurs branches chargées de grappes de
-fleurs violettes qui frémissaient dans l'air bleu.
-Une énorme boule déformante et un jeu de tonneau
-se voyaient dans une allée. L'arrêt de mort
-prononcé par le médecin contre l'hôte de cet
-asile, prenait, par le contraste, une signification
-plus sinistre. Quelle cruauté gratuite de la nature
-que cette condamnation d'un être auquel suffisait
-une existence vouée à des divertissements de
-cette innocence! L'ami fidèle qui contemplait
-cette maison sentait ce contraste plus vivement
-encore, par les souvenirs que cette fin prochaine
-d'un compagnon de sa jeunesse évoquait
-en lui. Leur première rencontre remontait à un
-demi-siècle. Ils étaient alors élèves au Conservatoire.
-L'un et l'autre avaient, depuis, fait
-carrière de comédien, dans des voies un peu
-différentes. Les noms de guerre qu'ils avaient
-<span class="pagenum"><a id="Page_314"> 314</a></span>
-pris résumaient, à eux seuls, ces différences.
-L'un, le propriétaire condamné de la petite maison,
-avait eu un prix de tragédie. Il était entré à
-l'Odéon d'abord, puis au Théâtre-Français, où il
-avait vieilli dans les emplois subalternes, faute
-d'un vrai tempérament. Sur son extrait de baptême,
-il s'appelait très modestement Dubois;
-pour le public, il était Brizard. Il avait relevé le
-nom de cet illustre tragédien vanté par Lemercier:
-«Le vieux Brizard, dont la stature était
-théâtrale, la tête majestueuse, les mains paternelles,
-et qui, sans art, faisait sortir le pathétique
-de ses entrailles...» L'autre, celui qui
-allait survivre, avait mué en Valville son nom
-peu reluisant de Dupin. Cette étiquette de l'ancien
-répertoire ne l'avait pas empêché d'aller de
-plus en plus dans un sens opposé à celui de son
-camarade. Lui aussi était entré à l'Odéon, mais
-pour passer de là au Vaudeville et aux Variétés.
-On se rappelle les triomphes que son étourdissante
-fantaisie lui valut d'abord dans les jeunes premiers,
-puis dans les amoureux quinquagénaires
-d'Halévy et de Meilhac. Il avait été l'incarnation
-même du viveur sentimental et ironique, naïf et
-blasé, délicat et quasi-falot de ce spirituel théâtre,&mdash;image
-d'une société qui déjà n'est plus, celle
-du second Empire prolongée dans la troisième
-République. Tout finit, même la vogue des comédiens,
-et l'illustre Valville avait connu, comme
-l'obscur Brizard, la mélancolie de la représentation
-d'adieux. Les deux acteurs étaient demeurés
-<span class="pagenum"><a id="Page_315"> 315</a></span>
-des amis intimes, malgré la diversité de leur
-genre, et, ce qui fait l'éloge de leur c&oelig;ur, celle
-de leur succès. Tout jeunes encore, ils avaient
-épousé les deux s&oelig;urs, alliance qui les avait encore
-rapprochés. Devenus veufs l'un et l'autre,
-ils avaient adopté, pour s'y retirer, la même ville,
-cette antique Nemours qui exerce sur la gent
-théâtrale un inexplicable et tout puissant attrait.
-Ils avaient acheté deux maisons dans la même rue,
-il y avait à peine dix-huit mois, comptant bien
-installer là, sur le bord du Loing, une petite province
-du pays de Monomotapa, comme dans la
-fable:</p>
-
-<p class="quote">Deux vrais amis vivaient<b>...</b></p>
-
-<p>Et presque tout de suite, Dubois, dit Brizard,
-avait commencé de donner les signes d'un de
-ces dépérissements progressifs que les plus ignorants
-en pathologie doivent remarquer. Son teint
-était devenu jaunâtre, la saillie des veines sur son
-front s'était faite plus forte et plus flexueuse; ses
-joues se creusaient; sa parole hésitait. Le docteur
-consulté,&mdash;ce même médecin automobiliste qui
-venait de dire son laconique «fichu!»&mdash;avait
-prononcé un nom de maladie redoutable et mystérieux:</p>
-
-<p>&mdash;«Il fait de l'<i>artério-sclérose</i>. Il a beaucoup
-fumé sans doute?»</p>
-
-<p>&mdash;«Lui, docteur Marmier? Il avait déjà l'horreur
-du cigare au Conservatoire...»</p>
-
-<p>&mdash;«Le petit verre, alors? Hein! Avouez...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_316"> 306</a></span>
-&mdash;«Il n'a jamais bu que de l'eau.»</p>
-
-<p>&mdash;«Et les belles dames? Les coulisses?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! docteur, Brizard était un mari parfait...
-Et je vous jure que les coulisses ne sont pas
-ce que vous croyez.»</p>
-
-<p>&mdash;«Il a eu des émotions, alors, de grands
-chagrins, ou bien il s'est surmené?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Une montre, docteur Marmier, c'était
-une montre! Lever à la même heure, déjeuner à
-la même heure, et rue de Richelieu, vous savez,
-il ne se la foulait pas... Ah! si ç'avait été boulevard
-Montmartre!... Mais dans la boîte à
-Molière...»</p>
-
-<p>Et le vieux comédien du boulevard avait eu un
-geste. Quel geste! Celui d'un grognard de la
-Grande-Armée parlant d'un garde national.</p>
-
-<p>&mdash;«Alors, ce sera simplement la rouille de la
-vie, comme a dit si justement Peter,» avait repris
-Marmier. Quand les médecins ne comprennent
-rien aux causes d'une maladie, ils prononcent
-sentencieusement une formule. Du temps de ce
-Molière, dont Valville faisait sans respect le
-patron d'une «boîte», cette formule était en
-latin. Aujourd'hui, c'est quelque citation d'un
-maître, rédigée dans cette rhétorique d'un pittoresque
-brutal que la Faculté emprunte volontiers
-à la littérature réaliste. «Mais l'athérome permet
-une longue survie,» continua-t-il, «et M. Brizard
-est à Nemours dans des conditions idéales: vie
-paisible, bon air, régime sobre, laitages, viandes
-blanches, légumes, un peu d'hydrothérapie modérée.
-<span class="pagenum"><a id="Page_317"> 317</a></span>
-Avec vingt jours par mois d'iodure de
-sodium, je vous le retape, vous verrez...»</p>
-
-<p>Valville avait vu, tout au contraire, son camarade
-jaunir davantage, les joues du malheureux
-se creuser encore, son dos se voûter. Puis brusquement
-était apparu l'un des symptômes les plus
-terrifiants pour l'entourage de ces malades-là: des
-accès répétés d'angine de poitrine, Brizard immobilisé
-soudain par une atroce douleur irradiant du
-c&oelig;ur vers le cou et le bras gauche, pâle, trempé
-de sueur, incapable de respirer, de parler, et, dans
-ses prunelles, l'angoisse de la mort imminente. Le
-docteur Marmier appelé d'urgence, avait ausculté
-longuement le vieux tragédien, puis il avait prononcé
-de nouveau une parole, trop claire et trop
-obscure à la fois, pour ne pas porter à leur comble
-les appréhensions de Valville:</p>
-
-<p>&mdash;«J'ai peur d'un anévrisme de l'aorte,»
-avait-il dit. «Pas d'émotions, surtout. Il n'en a
-pas eu ces temps-ci?»</p>
-
-<p>&mdash;«Et quelles émotions voulez-vous qu'il
-ait?» avait demandé le fidèle ami.</p>
-
-<p>&mdash;«Tant mieux! Allons, tant mieux!» avait
-répondu le médecin d'un air incrédule. «Il ne va
-pas trop souvent à Paris?»</p>
-
-<p>&mdash;«Lui? Une ou deux fois par mois, quand
-on donne une tragédie dans son ancien théâtre.
-Ç'a été sa seule passion, la tragédie, la seule... Je
-vous affirme, docteur, que vous vous faites une
-idée très fausse de l'existence des artistes.»</p>
-
-<p>Marmier avait hoché la tête. Rien de sommaire
-<span class="pagenum"><a id="Page_318"> 318</a></span>
-comme la psychologie d'un médecin qui n'est
-pas très intelligent. Ce métier, dont on croirait
-qu'il doit développer au suprême degré le sens de
-l'observation, semble au contraire l'oblitérer chez
-les praticiens médiocres, qui ne pensent plus que
-par cases. La nécessité de se décider vite sur des
-individus qu'ils n'ont matériellement pas le temps
-d'étudier explique cette disposition d'esprit. Marmier
-s'était fait son type «acteur». Bon gré, mal
-gré, il fallait que Brizard y rentrât. Il ne croyait
-donc pas aux protestations de Valville. Il y avait
-aussi en lui une autre case, celle des visites à dix
-francs. Il avait commencé de les multiplier, de
-plus en plus inquiet,&mdash;disons-le pour ne pas trop
-calomnier la fréquence de ses auscultations.&mdash;Les
-crises d'<i>angor pectoris</i> s'étaient d'ailleurs multipliées,
-elles aussi, chez le malade. Marmier,
-assez bon diagnosticien, avait vite reconnu que
-l'aortite chronique, révélée par ces crises, approchait
-du dénouement. Ce matin-ci, l'extrême
-angoisse de Brizard, le refroidissement des extrémités,
-la petitesse et l'irrégularité du pouls, lui
-avaient paru annoncer une rupture imminente du
-c&oelig;ur. Il avait tenu parole à Valville, qui, dès les
-premiers jours, lui avait demandé de ne pas lui
-cacher la vérité:</p>
-
-<p>&mdash;«J'ai peut-être eu tort,» songeait-il, tandis
-que sa voiturette l'emportait à travers la campagne
-verdoyante du mois de mai, du côté de
-Château-Landon et de ses pittoresques rochers. «Il
-va lui parler, et à quoi bon?... Mais ce sont leurs
-<span class="pagenum"><a id="Page_319"> 319</a></span>
-affaires... Il est capable de vouloir que son camarade
-meure dans le giron, pour faire croire aux
-gens d'ici que MM. Valville et Brizard sont de
-vertueux bourgeois. Ces cabots, quels mythomanes!»</p>
-
-<p class="subh">II</p>
-
-<p>Hélas! personne au monde ne méritait moins
-que le pauvre comédien des <i>Variétés</i> ce qualificatif
-créé par un maître de la psychiatrie, le
-docteur Ernest Dupré, pour désigner les menteurs
-professionnels. Oui. Il était bien un peu «cabot».
-On n'échappe pas à son métier. On n'a pas
-impunément figuré, des années durant, tous les
-La Musardière, les Boisgommeux, les Montflambert,
-les La Goupillière. Vous reconnaissez les
-noms dont cet aimable Meilhac et ce spirituel
-Halévy baptisaient volontiers leurs viveurs vieillissants.&mdash;C'est
-ainsi que, retiré dans cette villégiature
-de Nemours, il avait «pioché», pour parler
-son style, une tenue de Parisien à la campagne:&mdash;guêtres
-grises sur des souliers jaunes, pantalons
-gris à petits carreaux, veston bleu boutonné d'un
-seul bouton, cravate Lavallière en foulard souple
-à bouts lâchement noués, chapeau de feutre mou
-au bord de devant rabattu savamment, gants de
-fil souple, parasol de soie bise doublée de soie
-verte. Et quand il se promenait le long du Loing,
-<span class="pagenum"><a id="Page_320"> 320</a></span>
-la ligne de sa silhouette projetée sur le sol clair
-lui faisait se dire mentalement, avec un orgueil
-professionnel:</p>
-
-<p>&mdash;«Ce que ça y est, tout de même! Ce que
-c'est le bonhomme!»</p>
-
-<p>Mais le c&oelig;ur qui battait sous ce gilet de coutil,&mdash;choisi
-avec quel art!&mdash;était un c&oelig;ur tout
-simple, un c&oelig;ur d'enfant, et quand il traversa le
-petit jardin pour aller rendre visite à son ami,
-après avoir entendu le verdict cruel du médecin,
-de véritables larmes roulaient sur les joues du
-pauvre Valville. Elles mouillaient sa moustache
-toute blanche, qu'il arborait fièrement, comme
-une revanche du masque glabre qu'il avait dû
-garder si longtemps. Il les essuya d'un coin de son
-mouchoir, quand la servante fut venue à son coup
-de sonnette. Le visage de cette fille exprimait
-les sentiments contradictoires qu'éprouvent les
-domestiques à la veille du décès probable d'un
-maître. Ils vont perdre une place et ils n'osent
-pas faire des démarches pour en trouver déjà une
-autre. La commune humanité s'émeut en eux
-devant l'approche de l'agonie, et il s'y mélange
-une curiosité involontairement cruelle, la naïve
-importance de participer à un événement dont le
-voisinage s'occupe. Un fond d'indifférence persiste,&mdash;car
-enfin c'est un étranger que le maître
-qui va mourir.&mdash;«Me mettra-t-il sur son testament?»
-Cette idée allume un petit éclair de cupidité
-dans le regard et en complique encore l'expression
-déjà si obscure. La Mariette, c'était le
-<span class="pagenum"><a id="Page_321"> 321</a></span>
-nom de la femme de charge promue chez Brizard
-au rang de gouvernante, devança les questions du
-visiteur, en lui disant:</p>
-
-<p>&mdash;«Il n'y a pas moyen de le faire se tenir au
-lit. Il s'est levé...»</p>
-
-<p>&mdash;«Je vais l'obliger à se recoucher,» répondit
-Valville, qui gravit prestement l'escalier intérieur,&mdash;quelques
-marches, mais Brizard pouvait
-à peine les descendre et les remonter depuis
-plusieurs semaines. Il refusait cependant d'habiter
-la pièce du rez-de-chaussée qu'il appelait pompeusement
-le salon. Les murs de l'escalier racontaient,
-pour qui le connaissait bien, la raison de
-ce refus. Ils étaient garnis, du haut en bas, de gravures
-qui représentaient ou des portraits d'acteurs
-ou des scènes de théâtre: les Lekain, les Clairon,
-les Adrienne Lecouvreur, les Talma, faisaient de
-cet escalier en pierre grise une humble succursale
-des couloirs et du foyer de la célèbre Maison
-de la rue de Richelieu. Cette passion du
-métier se révélait davantage encore dans la
-chambre à coucher où se tenait le malade. Elle
-était littéralement tapissée avec les souvenirs de sa
-carrière, si peu glorieuse. Ah! Ce n'avait pas été
-faute de foi et de persévérant labeur. Tous les
-Horace et les Félix, les Titus et les Manlius,
-les Flaminius et les Sertorius, les Burrhus et les
-Héraclius de la tragédie classique avaient été
-consciencieusement tenus à chaque occasion par
-ce dévot de ce genre démodé, et il pouvait se
-regarder dans vingt portraits à tout âge, ici vêtu
-<span class="pagenum"><a id="Page_322"> 322</a></span>
-du laticlave, là en cuirasse et une main sur une
-épée courte, ailleurs siégeant sur la chaise curule,
-plus loin haranguant des conjurés. Quelques-uns
-de ces portraits étaient de simples photographies,
-agrandies démesurément; d'autres, des peintures.
-Le soin que Dubois, dit Brizard, avait pris
-de les commander et de les conserver, achevait
-de démontrer l'importance attachée par lui aux
-soirées où il avait réalisé un peu de son rêve de
-jeune homme, conçu à l'époque où il obtenait
-son second prix au Conservatoire. Le glorieux
-diplôme était là, encadré, comme aussi deux couronnes
-en métal doré offertes au tragédien au
-cours de tournées en province. Des bouquets
-séchés et fanés, avec des rubans à inscriptions,
-remémoraient quelques représentations plus brillantes.
-Des glaives en faisceaux et des casques
-romains, astiqués comme des pièces d'argenterie,
-reflétaient le soleil qui entrait par la fenêtre. Il
-miroitait encore, ce gai soleil, sur des plaques de
-verre à l'abri desquelles jaunissaient des cartes
-de visite, portant le nom de personnages connus
-et des formules de félicitations bien banales. Elles
-ne l'étaient pas pour Dubois, dit Brizard, qui
-s'occupait en ce moment à la besogne dont avait
-parlé la ménagère. A coups de ciseau, il avait
-commencé de taillader la longue barbe blanche
-poussée depuis sa retraite, et qui lui donnait l'air
-vénérable d'un Joad toujours sur le point de
-s'écrier:</p>
-
-<p class="quote">Où suis-je? De Baal ne vois-je pas le prêtre?...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_323"> 323</a></span>
-Puis il avait pris le blaireau, et il se savonnait
-la face aussi vigoureusement que le lui permettait
-sa faiblesse. A chaque instant, il devait
-abaisser son bras. Cet effort pour tenir sa main
-levée épuisait son pauvre c&oelig;ur. Pourtant, il était
-bien décidé à exécuter jusqu'au bout cette opération
-qui lui rendrait pour un jour le menton
-bleu de sa profession. La lame d'un rasoir ouvert
-luisait, à portée de sa main, auprès d'un cuir à
-repasser. Ce vieux comédien, au maigre corps
-drapé dans une espèce de peignoir de toile rayée,
-les pieds pris dans des pantoufles sans quartier,
-absorbé ainsi dans ces soins d'une inexplicable
-toilette,&mdash;pour qui et pour quoi se rasait-il avec
-ce soin minutieux, malgré sa douleur?&mdash;paraissait
-d'autant plus sinistre qu'il avait étalé sur sa
-table tous les instruments d'un complet maquillage:
-patte de lièvre, boîtes de rouge,
-crayons pour les cils. Et la mort était dans
-les yeux sinistres d'éclat, dans les pochettes
-gonflées des paupières, dans le creux des joues,
-à la fois rentrées et tombantes, dans le cou
-dont la peau flétrie se plissait comme en des
-fanons, dans l'essoufflement du maigre torse
-sans cesse tendu pour aspirer un peu d'air,
-dans la fatigue infinie de l'attitude et du geste.
-Oui, Dubois, dit Brizard, allait mourir et il le
-savait. Il salua Valville d'un mot qui ne permettait
-pas le doute. C'était, coïncidence ironique,
-précisément celui dont le docteur Marmier s'était
-servi.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_324"> 324</a></span>
-&mdash;«Le médecin sort d'ici. Fichu, mon bon!...
-Je suis fichu, tu m'entends...»</p>
-
-<p>&mdash;«Je l'ai rencontré,» répliqua Valville, «et
-il m'a justement affirmé le contraire. Tu vas
-mieux...»</p>
-
-<p>&mdash;«Je te dirai comme Pylade, et ce sera deux
-fois vrai:</p>
-
-<p class="quote">Seigneur, vous me trompiez...»</p>
-
-<p>&mdash;«Alors, je te répondrai comme Oreste:</p>
-
-<p class="quote">... Je me trompais moi-même.»</p>
-
-<p>&mdash;«Non,» reprit le tragédien en regardant
-son ami avec des prunelles si aiguës que l'autre
-détourna les yeux. «Tu ne te trompes pas. Marmier
-t'a dit la vérité... Mais, mon pauvre vieux,
-j'ai entendu ton pas dans l'escalier. Il était
-lourd!... Tu prenais le temps de te composer un
-visage... Tu as pleuré. Ne dis pas non. Ta moustache
-est mouillée... Va, ça y est. Plus de Brizard!
-<i>Sacqué</i> une fois pour toutes!...»</p>
-
-<p>Il eut un sourire courageux pour prononcer ce
-mot d'argot, qui signifie congédier, au théâtre
-comme à l'atelier. Un Allemand en délire a trouvé
-qu'il venait de <i>zucken</i>, forme intensive de <i>ziehen</i>,
-tirer. C'est tout simplement l'ouvrier renvoyé
-qui reprend son sac. L'acteur, plus savant étymologiste
-dans son simple geste que le philologue
-d'Outre-Rhin, esquissa le mouvement de quelqu'un
-qui prend ses cliques et ses claques, et il
-ajouta un: «Enlevez! c'est pesé!...» emprunté
-<span class="pagenum"><a id="Page_325"> 325</a></span>
-au <i>Courrier de Lyon</i>, qui mit de nouveau les larmes
-aux paupières de Valville. Le «Parisien en villégiature»
-avait cette bonne grosse sensibilité des
-coulisses, prompte aux expansions. Il se tut pour
-ne pas se trahir, tandis que le moribond recommençait
-de se raser avec une énergie sans cesse
-défaillante. De minute en minute sa main retombait
-sur ses genoux. Et il disait, expliquant son
-étrange acharnement à cette suprême toilette:</p>
-
-<p>&mdash;«Je n'ai pas peur, Valville... J'ai été un
-brave homme d'artiste qui n'a fait de mal à personne.
-Quand j'arriverai devant le bon Dieu, il
-me lira dans le c&oelig;ur. Il n'y verra rien que de
-propre. J'ai fait ma lessive, hier. Je ne te l'ai pas
-raconté pour ne pas t'affliger, ma vieille. J'ai vu
-le prêtre. Enfin, je suis paré... Mais avant de
-passer, je voudrais... Tu vas te payer ma tête,
-toi, l'homme des <i>Variétés</i>. Je voudrais jouer la
-tragédie encore une fois. Ça m'est venu, en me
-regardant ce matin dans la glace. Quand je me
-suis vu si maigre, si blanc, j'ai pensé: «Quel
-dommage de ne pas avoir eu cette gueule-là
-pour mon <i>Mithridate</i>!... Ah! Ce que j'y étais
-bon! Tu ne m'y as pas vu... C'était le rôle
-que je préférais, à cause de Brizard, mon patron,
-le vrai, le grand... Mais tu ne comprends
-pas, tu ne peux pas comprendre. Tu n'as jamais
-senti la tragédie, toi, Valville...» Il répéta ce
-mot emphatiquement, en séparant chaque syllabe:
-«<i>La Tra-gé-die!</i> Il n'y a qu'elle qui soit de
-l'art, Valville, du théâtre... Le reste...» Il eut
-<span class="pagenum"><a id="Page_326"> 326</a></span>
-un: «Pfutt!» d'un indicible mépris. «Pardon,
-mon ami, tu sais comme j'ai eu de plaisir à tes
-succès. Tu avais du talent, Valville, un charmant
-talent... Mais la Tragédie, mon ami! <i>La Tra-gé-die!</i>
-Lekain, Brizard, Talma!... Enfin, ç'a été la
-foi de ma vie, ma religion. Je l'ai défendue souvent
-contre toi. Tu m'appelais <i>poncif</i> et <i>pompier</i>.
-Je ne discutais pas. A quoi bon? Quand on ne
-sent pas cela, on ne le sent pas. Moi je le sentais...
-Ah! ce que je le sentais!... J'avais la tradition.
-Je l'avais reçue de Fleuret, mon premier
-maître. Il la tenait de Barrias, qui la tenait de
-Talma. Enfin, Valville, j'ai tant aimé la tragédie
-que je serais content, mieux que content,
-heureux, tu m'entends, heureux, si je pouvais la
-jouer encore une fois, avant de mourir... Ne me
-crois pas fou, Valville, je ne le suis pas. Je voudrais
-jouer <i>Mithridate</i>... Oh! pas tout, la fin seulement,
-avec cette figure... Alors j'ai pensé: mon
-petit Valville voudra bien m'y aider...»</p>
-
-<p>&mdash;«Moi?» interrompit l'homme des <i>Variétés</i>,
-comme l'avait appelé l'autre, à moitié attendri, à
-moitié goguenard, devant une fantaisie qui lui
-paraissait si baroque tout ensemble et si macabre...
-«Mais comment?»</p>
-
-<p>&mdash;«En me donnant la réplique, voilà tout.
-Tu as bonne mémoire encore... Ce que je te
-demande, c'est de m'apprendre, d'ici à deux
-heures, le rôle de Monime... Ah! ça te changera.
-Mais les vers sont si beaux... Tu verras que
-ça ne sera pas comique... Et tu m'apprendras
-<span class="pagenum"><a id="Page_327"> 327</a></span>
-aussi ceux d'Arbate et d'Arcas dans les scènes
-quatre, cinq, six et sept du quatre et dans la
-scène cinquième du cinq... Mais il faut que tu
-saches tout ça d'ici à deux heures. C'est tout juste
-si je durerai jusque-là... Est-ce promis, Valville?»</p>
-
-<p>Il émanait du vieil artiste une telle suggestion,
-cette extravagante et suprême imploration d'un
-mourant était formulée d'une voix si émue, avec
-une ardeur si frémissante que Valville répondit
-simplement:</p>
-
-<p>&mdash;«C'est promis. Donne-moi ton Racine. Dans
-deux heures, je saurai tout ce bout de rôle de
-Mme Monime... Valville-Monime, tu avoueras que
-c'est un peu <i>loufoque</i>... Mais...» et il dissimula
-derrière cette autre plaisanterie professionnelle
-l'émotion qui lui serrait la gorge, «il n'y aura
-personne pour <i>m'emboîter</i>.»</p>
-
-<p class="subh">III</p>
-
-<p>&mdash;«Valville-Monime!» se répétait l'excellent
-homme comme deux heures sonnaient, en reprenant,
-le volume de Racine sous le bras, le chemin
-de la petite maison où l'attendait son camarade.
-«Monime, Arcas, Xipharès... Quels noms, messeigneurs!
-Moi qui n'ai jamais pu écouter une de
-ces grandes machines sans avoir envie ou de
-dormir ou d'éclater de rire!... Je ne rirai pas et
-je ne dormirai pas, cette fois. C'est trop triste.
-<span class="pagenum"><a id="Page_328"> 328</a></span>
-Quelqu'un qui nous verrait trouverait-il ça farce,
-tout de même? Et dire que ce brave Dubois est
-arrivé à soixante-sept ans avec des idées aussi <i>coco</i>
-que celles-là dans la cervelle! La tragédie! Il croit
-à la tragédie!... Ah! s'il n'était pas si malade!...
-Non, je ne lui dirai rien. Quand il se portait
-comme le Pont-Neuf, je n'osais déjà pas le remoucher
-là-dessus, pour ne pas le peiner. Ma femme
-m'avait tant demandé de ne pas discuter ça
-ensemble! «C'est son dada, qu'est-ce que tu
-veux?» Je crois l'entendre... Pauvre femme!
-Morte aussi, comme sa s&oelig;ur, comme Brizard
-demain, comme moi après-demain... Est-ce
-drôle? Voir des gens souffrir vraiment, mourir
-vraiment, avec de vrais mots, bien familiers, bien
-nature, les dire soi-même, ces mots nature, et ne
-pas éprouver du dégoût devant des bonhommes en
-peplum qui débitent de grands diables d'alexandrins
-en style noble? Mais quand tu parles de ta
-figure, Brizard, tu dis: ma gueule, tu ne dis pas:</p>
-
-<p class="quote">Et mon front, dépouillé d'un si noble avantage,<br />
-Du temps qui l'a flétri laisse voir tout l'outrage...</p>
-
-<p>«Tout l'outrage? Tu dis: flappi, vanné, vaseux...
-En ai-je eu de la chance, tout jeune,
-d'avoir eu le goût de la chose vue, du coudoyé!
-Sans cela, j'aurais vieilli dans mon emploi,
-comme Brizard dans le sien, à jouer quoi? des
-Scapin, des Crispin, des Jodelet, des Mascarille!
-Est-ce bête encore, ces noms-là! Et ces domestiques
-qui causent en vers, eux aussi! Je les donnerais
-<span class="pagenum"><a id="Page_329"> 329</a></span>
-tous pour le concierge de la <i>Mi-Carême</i>, le
-père Mitaine, qui me répondait si drôlement
-quand j'étais Boislambert et que je me lamentais,
-après l'avoir remplacé dans sa loge de portier
-quelques instants. Je lui disais: «J'ai été l'amant
-de Marguerite pendant vingt-deux mois, j'ai été
-son portier pendant cinq minutes. Il me semble
-que j'en ai beaucoup plus appris sur elle, en étant
-son portier pendant cinq minutes, qu'en étant
-son amant pendant vingt-deux mois...» Et sa
-réplique, à lui! «Jugez un peu, monsieur, jugez
-ce que vous auriez appris, si vous aviez été son
-amant pendant cinq minutes et son portier pendant
-vingt-deux mois...» Dieu! Lhéritier était-il
-bon dans ce rôle-là! Et moi...? Oh! moi, je
-n'étais pas mal.»</p>
-
-<p>Et Valville-Monime, redevenu pour une seconde
-le vrai Valville, le Valville-Boislambert, mima
-son camarade de 1874, se mima lui-même, et
-il débita tout haut ces deux phrases de cette
-<i>folie-vaudeville</i>,&mdash;comme le sous-titre de l'affiche
-désignait cette géniale pochade,&mdash;à la stupeur
-de deux laveuses qui s'interrompirent de battre
-leur linge, et elles regardaient ce monsieur bien
-mis, en guêtres, en gilet de piqué et en cravate
-bleue à pois, qui se parlait tout seul à voix haute.
-Soudain, se rappelant son pauvre Brizard, le
-vieux comédien eut un remords et hâtant le
-pas:</p>
-
-<p>«&mdash;Allons jouer Monime et Arcas, Arbate et
-Xipharès, puisque ça lui fait plaisir. Après tout,
-<span class="pagenum"><a id="Page_330"> 330</a></span>
-ça l'occupera toujours un peu. Pendant ce temps-là
-il ne pensera plus à sa mort... Il est vrai qu'il
-a choisi <i>Mithridate</i>. Il a eu la main heureuse!...
-Tout de même, c'est incompréhensible...»</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! monsieur,» fit la servante quand
-il eut de nouveau sonné à la porte, et d'une
-voix épouvantée: «Je crois que Monsieur est
-devenu fou... Si vous voyiez comme il s'est costumé?
-Un vrai mardi-gras, monsieur, et quelqu'un
-de si malade! Ah! monsieur, faites-le coucher,
-je vous en prie... Et il est excité!... Il ne
-fait qu'appeler les Romains, monsieur. Enfin, ça
-fait peur...»</p>
-
-<p>Le saisissement de la domestique s'expliqua
-pour Valville dès son entrée dans la chambre du
-malade. Celui-ci avait revêtu une tunique en
-laine brunâtre, sur des braies de même étoffe et
-de même couleur. Une ceinture orientale de soie
-rouge, avec de petits morceaux de miroirs cousus
-à même et de fausses pierreries, serrait sa taille.
-Une chlamyde de pourpre s'agrafait à son épaule.
-Il avait suspendu à un baudrier un de ces cimeterres
-que les anciens appelaient <i>acinaces</i>, et le
-bonnet phrygien coiffait sa tête. C'était l'attirail
-dans lequel il avait joué jadis Mithridate. La
-fascination de ce rôle devait avoir été bien grande
-sur l'acteur, pour qu'il eût conservé cette défroque.
-Il apparaissait comme le spectre même
-de cette vieille tragédie à laquelle il avait voué ce
-culte si passionné que même l'approche de la
-mort ne l'en guérissait pas. La maigreur de son
-<span class="pagenum"><a id="Page_331"> 331</a></span>
-corps, jadis vigoureux et râblé, se reconnaissait
-au flottement de ce fantastique costume. Il avait
-«fait» sa figure, pour en accentuer encore la
-flétrissure quasi-cadavérique, passé ses paupières
-au noir, ses lèvres au violet, ses joues au blanc
-gras avec de la poudre d'ocre. Et ses prunelles
-brillaient d'une ardeur qui passa dans sa voix
-pour dire avec une demi-gouaillerie, comme s'il
-voulait devancer et désarmer l'ironie de son
-camarade:</p>
-
-<p>&mdash;«Vous vous faites attendre, princesse... Tu
-sais ton rôle, ou plutôt tes rôles?»</p>
-
-<p>&mdash;«Je les sais,» dit Valville, «mais ce costume...»</p>
-
-<p>Il montra sa cravate et son veston, avec un
-air de gouaillerie, lui aussi, la gorge serrée par
-ce qu'il y avait de grotesque à la fois et de terrible
-dans cette apparition de l'agonisant dans cet
-attirail. Dubois, dit Brizard, avait dû s'asseoir.
-Ses efforts pour se vêtir ainsi et seul, l'avaient
-épuisé. Il répondit:</p>
-
-<p>&mdash;«Ce n'est pas pour la salle que nous allons
-jouer, c'est pour moi...» Et montrant son front:
-«<i>Je vois Monime, je vois Arbate, je vois Arcas</i>...»</p>
-
-<p>&mdash;«Est-ce que vraiment il deviendrait fou?» se
-demanda Valville.</p>
-
-<p>Mais non. Ce n'était pas une hallucination
-morbide qui possédait Dubois, dit Brizard; c'était
-l'enthousiasme de l'art qui l'illuminait. Se dressant
-sur ses pieds, il attaqua la quatrième scène
-du quatre, comme il avait dit, celle où le vieux
-<span class="pagenum"><a id="Page_332"> 332</a></span>
-Mithridate, qui sait les sentiments de Monime
-pour un autre, la presse de l'épouser:</p>
-
-<p class="quote">Venez, et qu'à l'autel ma promesse accomplie<br />
-Par des n&oelig;uds éternels l'un à l'autre nous lie<b>...</b></p>
-
-<p>Était-ce la fièvre d'une vie exaltée avant de
-s'éteindre par un suprême sursaut d'énergie?
-Était-ce l'émotion éprouvée par Valville, qui le
-rendait lui-même sensible à l'excès? Il lui sembla
-que ces vers, lus tout à l'heure avec indifférence,
-avec ennui, s'animaient soudain en passant par
-la bouche de son camarade. Ce n'était plus le roi
-du Pont qui parlait en alexandrins conventionnels,
-c'était la plainte du vieillard malheureux, le
-gémissement d'un c&oelig;ur qui va s'arrêter de battre
-et qui dit adieu à toutes les choses de la vie, à
-l'amour, à l'espérance, au printemps,&mdash;ce
-printemps épanoui dans les lilas du petit jardin,
-sous la fenêtre! Et Valville écoutait, après avoir
-débité machinalement ses propres tirades, Dubois,
-dit Brizard, sangloter: «Elle me quitte!...»
-et se maudire:</p>
-
-<p class="quote">
-D'avoir laissé remplir d'ardeurs empoisonnées<br />
-Un c&oelig;ur déjà glacé par le froid des années<b>...</b></p>
-
-<p>Il l'écoutait se ressaisir, et, quand on lui
-annonce:</p>
-
-<p class="quote">Les Romains sont en foule autour de cette place.</p>
-
-<p>jeter le célèbre cri: «Les Romains!...» Et ôtant
-son bonnet, pour imiter le geste légendaire
-<span class="pagenum"><a id="Page_333"> 333</a></span>
-du vrai Brizard, le moribond s'élança sur un
-casque préparé à l'avance et posé sur un fauteuil,
-sans que le spectateur unique pour lequel
-il jouait ainsi, pensât maintenant à sourire. Ce
-fut enfin le célèbre morceau de la fin, la «cinquième
-scène du cinq». Valville-Monime était si
-bouleversé qu'à peine s'il put prononcer le vers
-par lequel la princesse salue le retour de Mithridate
-mourant:</p>
-
-<p class="quote">Ah! que vois-je, Seigneur, et quel sort est le vôtre...</p>
-
-<p>Dubois-Brizard, lui, avait toute la fermeté d'une
-agonie magnanime pour répondre:</p>
-
-<p class="quote">Cessez et retenez vos larmes l'un et l'autre...</p>
-
-<p>Quel succès, si jadis, quand il jouait ce personnage
-sur les planches de la Comédie-Française,
-il avait eu cet accent de héros vaincu pour
-dire:</p>
-
-<p class="quote">Et ma gloire, plutôt digne d'être admirée,<br />
-Ne doit point par des pleurs être déshonorée!...</p>
-
-<p>s'il avait trouvé cette tendresse pour gémir:</p>
-
-<p class="quote">Mais vous me tenez lieu d'empire, de couronne<b>...</b></p>
-
-<p>cette fierté résignée pour s'écrier:</p>
-
-<p class="quote"><b>...</b> C'en est fait, madame, et j'ai vécu!</p>
-
-<p>s'il avait ainsi murmuré:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="i6">... Approchez-vous, mon fils,</span></p>
-<p>Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,</p>
-<p>Venez et recevez l'âme de Mithridate...</p>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_334"> 334</a></span>
-Mais que se passait-il? Était-ce un jeu encore?
-Était-ce une réalité? Cet affaissement, ces paupières
-battantes, ce râle?...</p>
-
-<p>&mdash;«Brizard?» cria Valville d'une voix angoissée,
-«Brizard? Tu m'entends, Brizard?»</p>
-
-<p class="space">Le vieil acteur eut la force d'ouvrir ses yeux.
-Il regarda son ami. Une dernière phrase lui vint
-aux lèvres, qu'il ne prononça pas tout entière.
-Valville distingua pourtant ce mot: «talent».
-Puis, les yeux se voilèrent, la bouche s'ouvrit
-pour quelques souffles encore. Dubois, dit Brizard,
-venait de mourir,&mdash;et, pour la première
-fois et la dernière, il avait eu, en effet, du
-talent.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_335"> 335</a></span></p>
-<h2 class="normal"><span class="large">VIII</span><br />
-<span class="medium">LE PÈRE THEURIOT</span></h2>
-</div>
-
-<p>La conversation avait roulé ce soir-là, pendant
-et après le dîner, uniquement sur une grève en
-train de bouleverser un de nos plus grands services
-publics. Le syndicalisme est très à la mode,
-cette année. Les belles dames, habillées par
-Worth et par Doucet, qui figuraient autour de
-la table délicieusement parée d'orchidées et de
-groupes de Saxe, avaient donc <i>syndicalisé</i>, comme
-André Chénier était athée, d'après Rivarol&mdash;avec
-délices. Les hommes avaient protesté, assez
-doucement. Puis tout ce monde élégant s'était
-accordé pour rire des perspectives ainsi ouvertes
-sur l'avenir. Les Parisiens riches semblent avoir
-perdu aujourd'hui jusqu'à cette énergie de la
-peur, cette dernière forme que prend l'instinct
-de conservation chez les animaux les moins courageux.
-Je les regardais, avec l'impression que ce
-même Rivarol dut avoir, quand, en 1789, il soupait
-avec des grands seigneurs qui lui disaient:
-«Vous exagérez. En France, tout finit par des
-chansons.» Un seul des convives m'avait semblé,
-<span class="pagenum"><a id="Page_336"> 336</a></span>
-par son silence désapprobateur et sa physionomie
-soucieuse, posséder une juste conscience
-des réalités prochaines, sans doute parce qu'il
-était dans les affaires. Lesquelles? Je n'aurais pu
-le dire et je le connaissais depuis vingt ans!
-Est-ce Parisien encore, cela? Je m'expliquai sa
-visible préoccupation par des motifs d'intérêt,
-et je l'en estimais. Notre époque est tellement
-infestée d'idéologie, et de la pire, que l'on
-éprouve une satisfaction d'esprit à rencontrer
-quelqu'un qui pense à son <i>fait</i>. Aussi lorsqu'Amédée
-Morand&mdash;c'est son nom&mdash;se leva
-pour s'en aller, je le suivis. Je comptais échanger
-avec lui quelques-uns de ces pronostics, d'un
-pessimisme d'ailleurs inutile, qui servent d'exutoire
-aux inquiétudes impuissantes. J'eus la surprise
-de l'entendre me raconter un souvenir personnel,
-une anecdote de guerre civile que j'ai
-notée, aussitôt rentré. Ces épisodes privés vous
-rendent si réels, si concrets les désastres sociaux!
-C'est une leçon de choses, et les convives de tout
-à l'heure avaient vraiment besoin d'en recevoir
-une.</p>
-
-<p class="subh">I</p>
-
-<p>&mdash;«... Les avez-vous entendus, tous ces
-<i>snobs</i>?» commença Morand, en s'arrêtant sur le
-seuil de la porte pour allumer son cigare. «Ce
-<span class="pagenum"><a id="Page_337"> 337</a></span>
-sera peut-être amusant!... Voilà ce qu'ils disent
-quand on leur parle du <i>grand soir</i>.» Il répéta par
-trois fois: «Amusant! Amusant! Amusant!...
-Cela me rappelle une aventure qui m'est arrivée,
-quand j'avais dix-sept ans. Elle m'a donné, à moi,
-pour la vie, l'horreur et la terreur des révolutions...
-Voulez-vous que je vous la dise? Nous
-marcherons un peu. Cette avenue des Champs-Élysées
-est encore possible, sur le trottoir...»
-Nous étions à la hauteur de la rue Bassano. Puis,
-sans attendre ma réponse: «Où étiez-vous pendant
-la Commune, vous?»</p>
-
-<p>&mdash;«A Sainte-Barbe», dis-je, «d'où je suivais
-la classe de philosophie de Louis-le-Grand.»</p>
-
-<p>&mdash;«Alors nous étions tout voisins», reprit-il.
-«C'est drôle. J'étais en philosophie aussi, moi.
-Je suivais la classe de Napoléon et j'étais à l'institution
-Vanaboste, rue de la Vieille-Estrapade, de
-l'autre côté du Panthéon. Je ne sais pas ce que
-vous pensiez dans votre collège, mais dans ma
-pension à moi, notre état d'esprit était celui des
-convives de ce soir. Nous trouvions tout ça très
-amusant, nous aussi. Nous étions seize élèves, au
-lieu de cent. Nos maîtres d'étude se réduisaient
-au père Theuriot, un vétéran du pionicat, qui
-dormait la moitié du jour sur des romans empruntés
-à un cabinet de lecture situé rue Soufflot,
-disparu, comme la pension. Le père Theuriot
-était surnommé «La Pipe», à cause d'une
-de ses formules favorites: «Je vous parie une
-pipe de tabac que...» Nos répétiteurs n'étaient
-<span class="pagenum"><a id="Page_338"> 338</a></span>
-plus qu'au nombre de deux, un pour les sciences,
-un pour les lettres. Celui-ci s'appelait Paumelle.
-Il était à l'École normale. Les trois quarts du
-temps, l'heure de sa conférence se passait à nous
-lire des auteurs modernes, avec une insouciance
-égale à la nôtre. Encore aujourd'hui, tant d'inconscience
-reste pour moi une énigme. La déclaration
-de guerre, Sedan, le siège, ces terribles
-épreuves s'étaient succédé coup sur coup. Elles
-ne nous étaient pas <i>vraies</i>, je ne trouve pas d'autre
-mot, pas plus qu'aux caillettes de tout à l'heure
-l'effrayante montée d'un prolétariat sans pitié.
-Paumelle préparait son agrégation, comme nous
-notre baccalauréat, comme le père Theuriot lisait
-les &oelig;uvres d'Alexandre Dumas, aussi paisiblement
-que si la grande voix des canons des forts
-ne nous avait pas avertis tout le long du jour que
-nous étions en état de guerre, et quelle guerre!</p>
-
-<p>&mdash;«Messieurs,» nous dit-il pourtant un matin,
-vers les premiers jours de mai, «je prends
-congé de vous pour quelque temps. J'ai de mauvaises
-nouvelles de la santé de mon père. Je pars
-pour la Bourgogne ce soir.» Il achevait sa conférence
-sur cet adieu. Comme je lui demandais,
-sur le seuil de l'étude, si je ne pourrais pas le
-revoir dans la journée pour quelques indications
-de lectures. «Mais sortez avec moi, Morand, j'ai
-une course à faire. Vous m'accompagnerez et
-nous causerons.» Je nous vois encore, cet aimable
-professeur et moi passant la porte de la pension.
-Il n'y avait plus besoin de permission pour aller
-<span class="pagenum"><a id="Page_339"> 339</a></span>
-et venir. Oui, je nous vois nous dirigeant vers le
-Luxembourg et le traversant. Je nous vois gagnant
-la rue des Saints-Pères. Nous obliquons
-à droite, par la rue Saint-Dominique alors intacte
-et nous nous arrêtons devant le ministère de la
-guerre.</p>
-
-<p>&mdash;«Me voici arrivé», dit Paumelle. «Je vais
-demander un passeport à mon ancien cacique<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">&nbsp;[6]</a>.
-Il est chef du cabinet du ministre de la guerre.
-Est-ce drôle, hein?... Vous n'avez pas envie de
-voir ce qui se passe dans cette boîte? Ce sera peut-être
-amusant...» Amusant! Lui aussi, vous
-voyez!... «Montez donc.»</p>
-
-<p>«J'acceptai. Les moindres détails de cette
-visite me seraient restés présents, même si je
-n'avais pas fait dans l'escalier une rencontre qui
-eut de si tragiques conséquences. Je suis entré
-dans ce ministère cette seule fois. Deux fédérés
-à mine farouche montaient la garde devant les
-guérites qui flanquaient la porte. Ils avaient plus
-de quarante ans. Leur barbe en broussaille grisonnait.
-Leur face était plaquée de rouge, et leurs
-yeux luisaient d'un mauvais regard. Et quelles
-capotes, déchirées et loqueteuses! Quels képis déformés,
-délacés, cassés! En revanche, les officiers
-pullulaient sur les marches de l'escalier, tous plus
-pimpants les uns que les autres, avec des femmes
-qui riaient haut, peintes, teintes, quelques-unes
-portant des uniformes de vivandières d'opéracomique.
-<span class="pagenum"><a id="Page_340"> 340</a></span>
-Ce monde fumait, caquetait, flirtait,
-réalisant à merveille la phrase prêtée à Danton:
-«J'ai bien <i>ribaudé</i>, bien caressé les filles...» et
-le reste. Je me sentais terriblement intimidé, moi,
-pauvre petit garçon bourgeois, dans cet étrange
-pandémonium, et plus encore quand un de ces
-officiers de cirque m'interpella par mon nom:</p>
-
-<p>&mdash;«Morand?... Oh! ça, par exemple! Tu ne
-me reconnais pas?»</p>
-
-<p>&mdash;«Courlet?...» m'écriai-je. «Est-ce possible?»</p>
-
-<p>&mdash;«Hé bien! oui, c'est moi... Mais toi,
-qu'est-ce que tu fiches à Paris?»</p>
-
-<p>&mdash;«Je suis toujours chez Vanaboste, où je
-prépare mon bachot.»</p>
-
-<p>&mdash;«Ton bachot?...» fit Courlet en s'esclaffant.
-«En temps de révolution!... Regarde-moi.
-A vingt ans, je suis déjà colonel... Est-ce farce?
-Mais dis: Est-ce farce?»</p>
-
-<p>«Le jeune homme avec qui j'échangeais ces
-propos portait, en effet, un uniforme orné de
-cinq galons d'or au col et aux manches. Son képi
-les avait aussi. Des aiguillettes d'or brillaient sur
-sa poitrine, le tout flambant neuf et d'une largeur
-fort au-dessus de l'ordinaire. Se trouvant encore
-trop peu chamarré, il s'était fait coudre sur les
-bras, depuis les poignets jusqu'à l'emmanchure,
-de petits boutons de métal doré. Il avait des
-bandes d'or à sa culotte et des éperons dorés sur
-des bottes reluisantes comme un métal. Avec
-cela une large face rosée, qu'encadrait un floconnement
-<span class="pagenum"><a id="Page_341"> 341</a></span>
-blond d'une barbe déjà fournie, de petits
-yeux bleus malicieux, et un air de grand gosse.
-Le soleil entrant par la fenêtre le faisait étinceler
-comme la devanture d'une boutique d'orfèvrerie.</p>
-
-<p>&mdash;«Oui,» répétait-il. «Est-ce farce?... Quand
-je pense que j'étais encore à <i>potasser</i> à côté de
-toi chez le Vanaboste, il y a un an et demi!... En
-ai-je eu une fière idée de me sauver par-dessus
-les murs pour aller rejoindre Margot? Tu te rappelles,
-quand elle me rendait jaloux et que je ne
-pouvais plus travailler? Tu me faisais mes thèmes
-et mes versions pour m'empêcher d'être collé le
-dimanche. Toi, mon petit, tu es un bon zigue.
-Il faudra que je te paie ça.&mdash;Veux-tu entrer
-dans la diplomatie? Tu es fin, distingué. Demain
-on te nomme secrétaire d'ambassade.»</p>
-
-<p>&mdash;«Laisse-moi le temps de consulter ma
-famille,» répondis-je en riant à mon tour.</p>
-
-<p>&mdash;«Tu te défies et tu te défiles,» dit Courlet
-non moins jovial. «Tu n'as peut-être pas tort.
-Mais que ça dure ou non, je m'en serai offert une,
-de bombe!... J'en ai eu une chance que le père
-Theuriot m'ait pincé comme je rentrais le matin
-et sautais du mur dans le préau. Il est toujours là,
-ce coquin de La Pipe?»</p>
-
-<p>«En dépit de sa belle humeur, une mauvaise
-flamme de rancune avait passé dans ses prunelles
-claires. Entre Theuriot et le vieux pion, ç'avait été
-une longue lutte à coups de pensums et de retenues
-d'un côté, d'insolences de l'autre, jusqu'à l'expulsion,
-<span class="pagenum"><a id="Page_342"> 342</a></span>
-laquelle avait eu pour conséquence de jeter
-Courlet en plein quartier Latin de la fin de l'Empire.
-Il n'avait plus ni père ni mère. Son tuteur,
-découragé, l'avait laissé libre de préparer ses
-examens à sa guise. C'était le sixième établissement
-qui se séparait de son difficile pupille. Le
-jeune homme, abandonné à lui-même, avait fait
-de la politique et de la plus active. Le quatre septembre
-l'avait trouvé en prison, et le trente et
-un octobre l'y avait remis. Le dix-huit mars l'en
-avait tiré de nouveau. J'avais devant moi le résultat
-de ces diverses escapades.</p>
-
-<p>&mdash;«C'est égal,» conclut-il, après m'avoir mis
-au courant en quelques mots, «je garde une dent
-au Theuriot... Il faudra que je descende rue de
-la Vieille-Estrapade, un de ces jours, et que je lui
-donne un trac, mais là, un de ces tracs!... Sois
-tranquille. Il en sera quitte pour la peur... Quand
-je dis que je lui garde une dent, histoire de parler...
-J'en tiens toujours pour le mandarin... Tu
-te rappelles?...»</p>
-
-<p>«C'était une allusion à un sobriquet qu'il se
-donnait volontiers à lui-même, quand il était mon
-voisin d'étude, par un déplorable jeu de mots. De
-l'expression <i>Je m'en f...</i>, qui lui était familière,
-il avait fait, à cause de la désinence <i>ou</i>, le nom
-d'un Chinois: <i>Je-Man-F</i>..., et de ce Chinois un
-mandarin. Il ne se vantait pas. Il fallait qu'il en
-eût une santé,&mdash;comme il disait encore&mdash;pour
-garder cette gouaillerie et cette goguenardise
-dans la plus criminelle et la plus périlleuse
-<span class="pagenum"><a id="Page_343"> 343</a></span>
-des situations. Vous étonnerai-je si je vous avoue
-que sa verve me médusa, au lieu de m'indigner?
-Je lui enviais un peu et cette hardie philosophie
-et ses galons tandis que je rentrais, une heure
-plus tard, dans ma boîte à bachot, ayant pris
-congé de lui et de Paumelle. Il m'avait à ce point
-suggestionné que ma première action fut de raconter
-cette rencontre au père Theuriot. Je devançais
-ainsi la farce annoncée par mon camarade.
-Je savais si bien que l'innocent «La Pipe» ferait
-une maladie de terreur à la seule idée que la
-vengeance de son ancien justiciable était suspendue
-sur lui!...</p>
-
-<p class="subh">II</p>
-
-<p>&mdash;«Quelle honte!» gémit le maître d'études.
-«Un ancien <i>Napoléon</i> enrôlé dans cette bande de
-brigands! Pensez, mon enfant, le lycée de Casimir-Delavigne!...
-Avais-je raison quand je disais à
-M. Vanaboste: «Monsieur le directeur, savez-vous
-ce que c'est que Courlet? Un membre
-gangrené, et un membre gangrené, on le
-coupe.» Morand, je vous parie une pipe de
-tabac que nous n'en avons pas fini avec lui... Et
-colonel? Vous dites qu'il est colonel? Un garnement
-qui n'était même pas sûr de la règle des
-participes passés!...»</p>
-
-<p>&mdash;«C'est un brave garçon, allez, monsieur
-<span class="pagenum"><a id="Page_344"> 344</a></span>
-Theuriot,» insistai-je méchamment, «et la preuve
-c'est qu'il m'a promis de venir nous voir un de
-ces jours.»</p>
-
-<p>&mdash;«Ici? Courlet va venir ici?...» Le digne
-homme était tout pâle. Il n'ajouta pas un mot, et
-s'en alla vaquer à sa besogne habituelle, dont
-vous aurez jugé par ses remarques sur les participes.
-Elle consistait à regarder nos diverses
-copies au point de vue le plus humble, celui de
-l'orthographe. Il s'en acquitta, les jours qui suivirent,
-avec une évidente distraction. Je regrettai
-ma stupide malice, tant je devinai d'anxiété chez
-lui. Cette menace d'une descente de Courlet à la
-pension le terrorisait littéralement. Quand il se
-promenait dans le préau, maintenant, chaque
-sonnerie à la porte d'entrée lui donnait un sursaut.
-En étude, au lieu de rêver ou de dormir sur
-le <i>Vicomte de Bragelonne</i>, <i>Joseph Balsamo</i>, ou <i>les
-Mohicans de Paris</i>, il taillait fébrilement un crayon
-et dessinait des figures de géométrie sur une
-feuille de papier, avec la nervosité machinale
-d'une attente à tromper. Au réfectoire, les portions
-de viande demeuraient dans son assiette, à
-peine entamées. Il maigrissait. Je le surpris qui
-consultait un indicateur de chemins de fer, pour
-quitter Paris et fuir son ennemi. Mais où serait
-allé l'infortuné La Pipe? Il était le fils de l'ancien
-concierge de la pension Vanaboste. Son père mort,
-il avait été élevé là, par charité. C'était, comme il
-le disait dans ses jours de pédantisme, son <i>ultima
-Thule</i> que ce four à bachots. D'ailleurs, les jours
-<span class="pagenum"><a id="Page_345"> 345</a></span>
-succédaient aux jours, et Courlet ne paraissait
-pas. Avait-il oublié l'institution et le projet de sa
-mauvaise farce? Avait-il été blessé et tué dans
-une des escarmouches où les fédérés se hasardaient
-de temps à autre? Sans doute cette idée
-avait traversé aussi la tête de Theuriot, car sa
-fébrile appréhension sembla se dissiper. Canif
-et crayon reposèrent. Les feuillets crasseux de
-<i>Joseph Balsamo</i> tournèrent de nouveau sous ses
-doigts, jaunes d'avoir trop fumé. Nous vîmes de
-nouveau ses paupières en poches de cabriolet se
-fermer derrière ses lunettes, sa bouche édentée
-s'ouvrir, son crâne chauve s'incliner et sa barbe
-hirsute traîner sur les livres, avec un ronflement
-significatif. Ses assiettes du déjeuner et du dîner
-furent de nouveau nettoyées à fond, par un procédé
-de sauçage au morceau de pain qui nous eût
-valu, à nous, de jolis sermons dans nos familles.
-Enfin il en était mieux qu'à la sécurité, à la joie
-et la plus épanouie, quand il me dit, par un beau
-matin de la fin de mai, en se frottant les mains:</p>
-
-<p>&mdash;«Il y a longtemps que je ne vous ai gagné
-une pipe de tabac, mon cher Morand. Je vous en
-parie une que ces brigands n'en ont pas pour plus
-d'une semaine. Hé! Hé! La godaille va finir,
-messieurs les pourceaux de la Commune!»</p>
-
-<p>«Je l'entends me prononcer cette phrase,
-comme s'il était là, avec un sifflement qui lui
-venait de sa gencive dégarnie. D'où tenait-il ces
-renseignements? Il m'énonçait cette prophétie le
-vendredi. Le dimanche, les Versaillais entraient.
-<span class="pagenum"><a id="Page_346"> 346</a></span>
-Était-il content de m'apprendre la bonne nouvelle!</p>
-
-<p>&mdash;«Ma pipe de tabac, Morand... J'ai gagné.»
-Il se faisait consciencieusement, dans ces cas-là,
-donner par son <i>partner</i> de quoi bourrer le fourneau
-d'une pipe d'écume amoureusement culottée,
-qu'il appelait Cléopâtre, sous le prétexte que
-la reine d'Égypte avait dû être une Éthiopienne.
-«Oui. J'ai gagné. Les Versaillais sont là. Le
-colonel Courlet ne doit pas en mener large, hein?
-A moins qu'il ne se soit sauvé, vous vous rappelez
-Horace: <i>relictâ non bene parmulâ</i>... Allons, mon
-tabac!»</p>
-
-<p>«Il me tendait sa pipe, tout en faisant sa citation,
-d'un geste si gai, si cordial! Ses yeux bruns
-avaient un éclair si joyeux. Tenez. J'en frissonne.
-Que de fois depuis j'ai constaté, dans la vie,
-cette cécité morale, ce salut empressé à l'événement
-qui nous sera le plus funeste. Je vous
-épargne mes réflexions, pour arriver au fait.
-Puisque vous étiez là, vous vous rappelez le tragique
-changement qui se fit soudain, et quelle
-atmosphère d'attente redoutable s'abattit sur
-la ville. Les boutiques s'entr'ouvraient, toutes
-prêtes à rabattre leurs volets de métal, à la première
-alerte. Plus de promeneurs. Les gardes
-nationaux circulaient par escouades d'un pas
-précipité. L'encerclement de la bataille se resserrait.
-On s'en rendait compte au crépitement des
-coups de fusils plus distincts d'heure en heure,
-presque de minute en minute. Des sonneries de
-<span class="pagenum"><a id="Page_347"> 347</a></span>
-clairons les accompagnaient. Elles rendaient plus
-menaçantes les lueurs des incendies qui empourpraient
-le ciel: en face le Louvre brûlait, à
-gauche la rue de Lille. Les obus sifflaient,
-d'abord très lointains, puis rapprochés. Enfin
-la tourmente atteignit la paisible montagne
-Sainte-Geneviève. L'explosion de la poudrière
-du Luxembourg l'annonça. L'effroyable vague
-d'air fit voler en éclats toutes les vitres. A
-peine remis de cette secousse, des appels de
-crosse résonnent contre la porte que notre
-directeur avait fermée au verrou. Pas de
-réponse. Les coups de crosse redoublent. Le
-Vanaboste va parlementer lui-même. J'étais derrière
-lui à ce moment. Il tremblait si fort qu'il
-eut du mal à introduire la grosse clef dans la serrure.
-A son «Qui êtes-vous?» épouvanté, répliqua
-un vigoureux: «Des amis, monsieur Vanaboste,
-des amis...» Je crois reconnaître la voix
-de Courlet. La porte s'ouvre. C'était lui. Oh! un
-Courlet moins flambant que celui du ministère.
-Son magnifique uniforme n'avait été ni brossé ni
-astiqué depuis plusieurs jours. Les galons en
-étaient ternis et décousus par places. La poussière
-blanchissait ses merveilleuses bottes. Une déchirure
-bâillait dans le drap de son képi: éraflure
-de balle? coup de pointe de sabre? D'où qu'il
-vînt, à ce moment, de la barricade ou du café&mdash;avec
-lui tout était possible&mdash;une chose n'avait
-pas changé, sa physionomie. C'était toujours le
-gigantesque potache émancipé, le disciple goguenard
-<span class="pagenum"><a id="Page_348"> 348</a></span>
-du mandarin. Il me vit. Sa main esquissa un
-geste de salutation. Puis, avec sa gouaillerie
-usuelle et son argot:</p>
-
-<p>&mdash;«Ça vous en bouche un coin de me voir,
-citoyen Vanaboste? Pas de frousse, petit père. Je
-ne vous en veux pas. Je comprends parfaitement
-que vous en ayez eu plein le dos d'un lascar de
-mon espèce... Laissons ça,» continua-t-il, sur
-une protestation du malheureux directeur. «Voici
-ce qui se passe...» Clignant de l'&oelig;il de mon
-côté, il bouffonna: «Comme a dit un judicieux
-auteur: <i>Voiciski</i>, c'est un Polonais. <i>Paz</i>, c'est son
-petit nom...» Et grave: «Le Panthéon va sauter,
-monsieur Vanaboste. Il est plein de poudre. Je
-l'ai su. Je me suis dit: J'ai des <i>camaros</i> là-bas,
-dans la boîte. Allons prévenir le patron... Voulez-vous
-mon conseil? Tirez-vous et tout de suite,
-vous et toute la turne. Allez à l'hôpital de la
-Pitié... C'est en bas de la montagne Sainte-Geneviève.
-Il y a des cours et plus de catacombes.
-Quand le tas s'écroulera, vous serez à l'abri... Ne
-me remerciez pas et sortez vite...»</p>
-
-<p class="subh">III</p>
-
-<p>«Il allait se retirer. Une lueur de gaminerie
-traversa de nouveau ses yeux bleus. Le Vanaboste
-était déjà pendu à la cloche du préau
-qu'il tirait à tour de bras pour convoquer tous
-<span class="pagenum"><a id="Page_349"> 349</a></span>
-les hôtes de l'institution. Courlet vint à moi:</p>
-
-<p>&mdash;«Dis donc, Morand,» interrogea-t-il, «La
-Pipe est toujours là?»</p>
-
-<p>&mdash;«Toujours», répondis-je, «mais pourquoi?»</p>
-
-<p>&mdash;«Parce que je veux tout de même m'être
-un peu payé sa bobine. Voyons. Pour aller d'ici
-à la Pitié, vous passez par la rue Lacépède...
-Tâche d'être avec lui. On rigolera. C'est le cas de
-dire comme sur les voitures des remplaçants:
-«Ça ne durera pas toujours...»</p>
-
-<p>&mdash;«Si tu endossais un des costumes de la pension
-plutôt,» lui dis-je, «et si tu restais avec
-nous? Vanaboste ne te dénoncera pas maintenant,
-ni personne. Et puisque la Commune est
-perdue...»</p>
-
-<p>&mdash;«Mes précautions sont prises,» interrompit-il.
-«Margot...» Et sur mon geste: «Ma
-foi oui, je me suis remis avec elle... Je l'ai logée
-dans une maison très sûre, tout près d'ici. Pas de
-pipelet. Il ne mangera pas le morceau. J'y serais
-déjà, sans toi. Mais oui. Me vois-tu laissant mon
-petit Morand finir, enterré tout vif?... Et puis,
-je te répète que je veux m'offrir le profil à Theuriot...
-Hein, est-ce gosse de penser à ça dans
-de pareils moments? J'ai bien le droit de <i>farcer</i>
-un peu. J'ai risqué ma peau comme un zouave
-tous ces temps, ce matin encore. Et ce que les
-gens me dégoûtent!...» Il désignait du coin de
-l'&oelig;il les quatre fédérés en haillons, le fusil au
-poing, qui l'attendaient. «Ce que j'en ai vu de
-<span class="pagenum"><a id="Page_350"> 350</a></span>
-cochonneries dans cette clique!... Mais <i>alea jacta
-est</i>, comme dirait La Pipe. Traduction libre:
-<i>Le Pale-ale est jeté</i>. A tout à l'heure, mon garçon.
-Sois là...» Il insista en s'en allant: «Sois
-là!...»</p>
-
-<p>«Pourquoi me suis-je, dans des circonstances
-aussi terribles, prêté à cette sotte gaminerie?
-Parce que j'étais un gamin, tout simplement,
-avec mes dix-huit ans, et malgré ses galons, sa
-belle barbe blonde et sa haute taille, Courlet lui
-aussi n'était qu'un gamin... Bref, un quart
-d'heure après cette conversation, tous les Vanaboste
-filaient par petits paquets, pour ne pas
-trop se faire remarquer, du côté de la rue Lacépède.
-Le père Theuriot et moi formions l'arrière-garde.
-Nous débouchions bons derniers sur la
-place Mouffetard, transformée en une forteresse
-par une énorme barricade qui s'appuyait d'un
-côté sur l'entrée de la rue du Cardinal-Lemoine,
-et de l'autre sur l'angle de la place. On franchissait
-l'énorme redan par deux ouvertures, l'une
-ménagée à l'issue de la rue Mouffetard, l'autre
-qui donnait vers la rue Rollin. Tous ces détails
-me sont affreusement présents. Il ne se passe
-pas d'année que je ne retourne dans ce sinistre
-endroit. Des tas de pierres amoncelées auprès de
-ces deux brèches les combleraient à la première
-alerte. Nous arrivons donc, Theuriot et moi, sur la
-place. Nous voyons ceux des Vanaboste qui nous
-précédaient s'engouffrer par la première des deux
-ouvertures. Nous suivons le même chemin. A
-<span class="pagenum"><a id="Page_351"> 351</a></span>
-peine sommes-nous dans l'intérieur de la barricade
-que l'incorrigible Courlet surgit devant
-nous, dans une attitude menaçante, une main
-posée sur le pommeau de son sabre, la pointe du
-fourreau plantée en terre, la visière du képi bas
-sur les yeux, la bouche boudeuse, et de ses mains
-libres, il tirait sa barbe d'un geste irrité. Il fallait
-être dans le secret de la comédie pour ne pas
-prendre au sérieux cette mine redoutable d'un
-insurgé, ainsi campé sur un champ de bataille,
-au bruit du canon et de la fusillade. Le père
-Theuriot n'eut pas plus tôt aperçu cette effrayante
-apparition qu'il poussa un cri de terreur et se
-rejeta en arrière. La main du cruel mystificateur
-s'était déjà abattue sur l'épaule du maître
-d'études, et il lui disait:</p>
-
-<p>&mdash;«Vous voudriez nous fausser compagnie?
-Pas de ça, papa! Je vous parie une bonne pipe
-de tabac que nous allons vous faire rigoler comme
-un petit fou... Quel âge avez-vous, père Theuriot?...»</p>
-
-<p>«Le vieux chien de cour eut la force de répondre,
-et il était sincère, j'en suis sûr, dans ce
-rappel du devoir professionnel:</p>
-
-<p>&mdash;«Laissez-moi aller, monsieur, et rejoindre
-ces enfants, dont j'ai la garde.»</p>
-
-<p>&mdash;«Ils ne vous réclameront pas,» répliqua
-ironiquement le gouailleur. «Soyez bien tranquille
-là-dessus... Donc, vous ne voulez pas nous
-dire votre âge. Mais je le sais, moi: trente-neuf
-ans...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_352"> 350</a></span>
-&mdash;«Quarante-neuf, monsieur», protesta le
-maître d'études qui se rappela soudain l'affreux
-décret par lequel la Commune enjoignait de marcher
-à tous les Parisiens au-dessous de quarante
-ans. Il répéta: «Quarante-neuf et sept mois...»</p>
-
-<p>&mdash;«Vous vous en expliquerez devant le conseil
-de guerre», dit l'implacable Courlet. «D'ici
-là, au bloc. Qu'on le fourre dans le petit local,»
-continua-t-il en s'adressant à un groupe de soldats.
-Il leur montrait une porte sur laquelle
-étaient écrits à la craie ces mots: poste de police.
-Avant que le pauvre diable n'eût crié: ouf, il
-était saisi par les épaules, et bouclé dans cette
-geôle improvisée. Courlet se laissa tomber sur
-un gros tas de pavés en s'esclaffant de son
-gros rire. Il tira sa montre et dit: «Deux
-heures?... A deux heures quinze, je lui rends la
-clef des champs. Blague pour blague. Il m'en a
-fait une en me pinçant, lorsque je rentrais à la
-pension par-dessus le mur, si gentiment. Je viens
-de lui en faire une autre, en le cueillant au passage.
-Nous serons quittes... Mais nous avons le
-temps. Nous sommes justement près de chez
-Margot. Elle est logée rue Gracieuse. Viens-y,
-que tu saches où me trouver quand je serai proscrit,
-comme feu Marius... C'est égal. On ne s'embête
-pas dans ces grands chambardements... Le
-tout est de ne pas y rester.» Et gaiement: «Et
-Bibi n'y restera pas!»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_353"> 353</a></span></p>
-
-<p class="subh">IV</p>
-
-<p>«J'avais bien un peu de remords de laisser
-M. Theuriot dans une situation si précaire. Les
-fédérés auxquels mon camarade avait confié sa
-garde n'avaient pas l'air de jouer une comédie,
-eux, ni de prendre à la blague la révolution où ils
-risquaient leur peau. Je vous l'ai déjà confessé,
-la verve endiablée de mon ancien copain
-m'hypnotisait, et il ne s'agissait que d'aller à
-deux pas. Là, dans une vieille maison à l'aspect
-minable de cette vieille rue au joli nom,&mdash;elle
-le mérite si peu!&mdash;habitait la jeune femme
-pour laquelle Courlet s'était fait chasser de la pension.
-C'était à cause d'elle encore, afin de ne pas
-quitter Paris, qu'il était entré dans la Commune.
-Le logement de Margot se composait de quatre
-chambres, tenues avec une propreté bourgeoise:
-aux murs, des gravures encadrées qui avaient
-servi de primes à des journaux illustrés, des
-meubles achetés à tempérament, des photographies
-sur la cheminée, celles de la dame du lieu
-et de ses parents et parentes, enfin le gîte
-classique de la grue du quartier Latin qui a été
-ouvrière, mais qui rêve de devenir bourgeoise.
-Imaginez là dedans une créature de trente ans
-environ, encore jolie, quoique fanée, et qui ne pratiquait
-pas, elle non plus, la philosophie du mandarinat.
-<span class="pagenum"><a id="Page_354"> 354</a></span>
-Je comprends si bien la chose à distance:
-elle jouait avec Courlet à l'amour dévoué et au
-désintéressement. Le sauver maintenant, c'était
-le mariage certain, d'autant plus qu'après sa
-folle équipée de la Commune, il en aurait pour
-des années à reprendre pied dans son vrai milieu
-social. Mais il fallait le sauver. On était à l'heure
-décisive. La fille s'en rendait compte. Elle avait,
-dans son inquiétude, oublié de friser ses cheveux
-jaunes dont les mèches, amaigries déjà, étaient
-mal retenues par le peigne. La taille lourde et
-prise dans une matinée en jaconas, les pieds
-chaussés de larges pantoufles éculées, elle n'avait
-plus rien de commun avec la personne huppée,
-nippée, sanglée, harnachée, à qui j'avais été présenté,
-dans un restaurant du Quartier, un an et
-demi auparavant. Elle me reconnut, et ma présence
-chez elle lui apparut comme un gage de
-salut:</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! monsieur Morand,» dit-elle, «vous
-me le ramenez. N'est-ce pas qu'il faut qu'il se
-cache dès à présent? Tout est perdu... Je te jure
-que tout est perdu, mon ami... Ah! je ne vis
-plus. Tous ces coups de canon me font trop
-battre le c&oelig;ur... Maintenant, n'est-ce pas, monsieur
-Morand, il faut qu'il se cache maintenant!
-Ce soir, il sera trop tard...»</p>
-
-<p>&mdash;«Donne-nous toujours un verre de fine
-champagne, Margot,» répondit Courlet, «afin
-de nous soutenir. Je ne t'ai pas amené Morand
-pour que tu l'embêtes de gyries, mais pour qu'il
-<span class="pagenum"><a id="Page_355"> 355</a></span>
-sache où me trouver la semaine prochaine...»</p>
-
-<p>&mdash;«La semaine prochaine?» dit la fille.
-«Est-ce qu'il y en aura une pour toi, si tu continues?...»</p>
-
-<p>&mdash;«Il y en aura une,» reprit-il, «et Morand
-viendra tailler des bavettes avec moi ici. Pendant
-un temps je ne pourrai pas sortir. Et encore!...
-Regarde, Morand. J'ai ma malle déjà,
-et tout un déguisement. Je mets bas ce fourbi.»
-Il montrait son uniforme. «J'ai une cachette,
-mais là, étonnante. Je te dirai laquelle. Je me
-rase la barbe. Je me teins les cheveux. J'ai la
-fiole. Quant au petit Thiers et à ses mouchards,
-je suis leur mandarin, et combien!... Tu vois
-que nous avons des provisions. J'ai eu cette eau-de-vie
-à la Guerre, qui l'avait de la cave des
-Tuileries. Ainsi...&mdash;Et toi, Margot, embrasse
-ton homme. Il était venu te dire qu'il dîne ici
-ce soir et qu'il lâche la barricade... C'est décidé.
-On est dans le lac. Pas la peine de s'entêter pour
-se noyer. Je me suis assez bien battu pour qu'on
-ne dise pas que je suis un lâche...»</p>
-
-<p>&mdash;«Alors, tu restes?...» implora-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;«Un petit quart d'heure et je reviens,»
-répondit-il, sans plus bouffonner cette fois. «J'ai
-un dernier ordre à donner. N'est-ce pas, Morand?...
-Il s'agit d'un vieux gâteux à qui je
-viens d'en faire une bien bonne. Je te conterai
-ça... Allons, Margot, un bécot et à se
-revoir...»</p>
-
-<p>«Nous voilà dévalant le long de l'escalier, et
-<span class="pagenum"><a id="Page_356"> 356</a></span>
-nous acheminant derechef vers la barricade, et
-lui, derechef goguenardant:</p>
-
-<p>&mdash;«Elle est gentille, ma grosse Margot, pas?
-Ce que c'est que l'existence tout de même! Si je
-n'étais pas rentré chez le Vanaboste à dix heures,
-un soir qu'il y avait permission de minuit, et si le
-concierge ne me l'avait pas rappelé, en me disant:
-«Si tôt que ça, monsieur Courlet?» je ne me
-serais pas trouvé sur le trottoir, n'ayant rien à
-faire. Je ne serais pas entré dans ce petit café de
-la rue Cujas où Margot servait. Nous ne nous
-serions sans doute jamais rencontrés. Je n'en
-serais pas devenu amoureux comme une bête, et
-le reste... Est-ce loufoque, hein, voyons?... Et
-dire que tous les gars qui sont dans la Commune y
-sont pour des raisons aussi abracadabrantes, et
-ceux qui sont de l'autre côté, c'est <i>kif kif</i>, d'ailleurs...
-Ah! que c'est farce, tout ça, mais que
-c'est farce!... Tiens?... Qu'y a-t-il? Un feu de
-peloton?...»</p>
-
-<p>«Une décharge de fusils venait d'éclater dans
-une cour, à quelques pas de nous. Sa brusquerie
-était d'autant plus sinistre que le tumulte encore
-distant de la bataille faisait paraître silencieux
-ce versant de la montagne Sainte-Geneviève où
-nous nous trouvions. C'était le moment où les
-troupes régulières débouchaient du Luxembourg
-et attaquaient le bas de la rue Soufflot. Ce mouvement
-avait déterminé la retraite, par delà le
-Panthéon, de quelques-uns des chefs de la résistance,
-et leur présence le drame que le feu de
-<span class="pagenum"><a id="Page_357"> 357</a></span>
-peloton nous annonçait. Nous allions en apprendre
-le tragique détail.</p>
-
-<p>&mdash;«Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il donc?» répétait
-Courlet à deux soldats qui sortaient, le canon
-encore fumant, de la cour d'où s'était échappé le
-terrible bruit.</p>
-
-<p>&mdash;«Oh! pas grand'chose!» dit un des fédérés,
-«un bonhomme qui a essayé de sauter par la
-fenêtre du poste. Le général X... arrivait. Comme
-l'autre faisait de la rouspétance, le général a dit:
-Au mur, pour l'exemple... Il en a sa claque, le
-pèlerin. Il n'y pipera plus...»</p>
-
-<p class="subh">V</p>
-
-<p>&mdash;«Et c'était le père Theuriot que l'on venait
-de fusiller ainsi?» demandai-je, comme mon
-compagnon se taisait.</p>
-
-<p>&mdash;«Oui,» répondit Amédée Morand. «Vous
-me voyez. J'ai cinquante-sept ans. J'ai traversé
-des heures sévères, dans ma vie, comme tout le
-monde. Je n'ai jamais rien ressenti de comparable
-à ce que j'ai éprouvé en entrant dans cette
-cour, et en voyant étendu à terre, la face sur le
-sol, avec du sang qui engluait les pavés autour de
-lui, mon pauvre maître d'études, à qui un de ses
-anciens élèves avait voulu «en faire une bien
-bonne». Et il était là, lui, Courlet, livide comme
-le mort, s'appuyant au mur pour ne pas tomber.
-<span class="pagenum"><a id="Page_358"> 358</a></span>
-Oh! il ne s'agissait plus de mandarin ni de Margot,
-à présent. Nous demeurâmes quelques instants
-sans parler. Tout d'un coup, je le vis se
-redresser.</p>
-
-<p>&mdash;«Adieu, Morand,» me dit-il d'une voix
-toute changée: «Voilà ton chemin... Conduisez
-mon ami à la Pitié,» commanda-t-il à un des
-hommes, et, tirant son portefeuille de sa poche,
-il griffonna sur un papier quelques mots au
-crayon: «Prends ce sauf-conduit. C'est toujours
-plus sûr. Tu vois...» Et il montrait du geste la
-porte de la cour que nous avions quittée en proie
-à cette inexprimable horreur.</p>
-
-<p>&mdash;«Mais toi,» lui demandai-je, «que vas-tu
-faire?»</p>
-
-<p>&mdash;«Ce que je dois,» répondit-il d'un accent
-plus étouffé encore. «C'est moi, moi qui suis
-cause de ça!...»</p>
-
-<p>&mdash;«Toi?» m'écriai-je, «mais non, c'est la
-fatalité».</p>
-
-<p>&mdash;«C'est moi, te dis-je, c'est moi!»</p>
-
-<p>&mdash;«Citoyen,» fit le garde national qui devait
-me servir de guide, «la générale bat. Partons, il
-n'est que temps... C'est sans doute que le Panthéon
-va sauter...»</p>
-
-<p>Je suivis cet homme machinalement. Il arriva
-ce que vous savez. Le Panthéon ne sauta pas. Ces
-barbares étaient en même temps des ignorants.
-Ils avaient oublié d'isoler le fil qui devait mettre
-le feu aux poudres. La montagne Sainte-Geneviève
-fut prise, rue par rue, puis le Jardin des
-<span class="pagenum"><a id="Page_359"> 359</a></span>
-Plantes. Nous rentrâmes à la pension le même
-soir. Vous devinez dans quel état j'y revins.
-On avait logé chez nous des infirmiers. Je voulus
-les accompagner, à la nuit, dans la visite qu'ils
-firent aux cadavres de la place du Panthéon. Et
-là, derrière la barricade, je trouvai le corps de
-Courlet, étendu dans la même pose que tout à
-l'heure celui du père Theuriot. En proie au délire
-du remords, le malheureux garçon était venu se
-battre en désespéré et se faire tuer là. Il n'avait
-été coupable pourtant que d'avoir voulu badiner
-avec la Révolution. On badine encore moins avec
-la Révolution qu'avec l'Amour. Voilà pourquoi
-les propos des belles dames et des beaux messieurs
-de ce soir m'étaient intolérables. J'y retrouvais
-un tour d'esprit que j'ai vu mon camarade payer
-trop cher,&mdash;et pas lui seul.»</p>
-
-<p class="i2">1907-1910.</p>
-
-<p class="end">FIN</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_360"> 360</a></span></p>
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_361"> 362</a></span></p>
-
-<h2 class="normal">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-<table id="ToC" summary="contents">
-<tr>
-<td class="tdr">&nbsp;</td>
-<td class="tdr">Pages</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><span class="smallc">AVERTISSEMENT</span></td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_I"> <span class="i08">I</span></a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_1"> <span class="i08">1</span></a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">LA SECONDE MORT DE BROGGI-MEZZASTRIS</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_135">135</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">I.&mdash;UNE NUIT DE NOEL SOUS LA TERREUR</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_169">169</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">II.&mdash;LES COUSINS D'ADOLPHE</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_215">215</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">III.&mdash;UNE RESSEMBLANCE</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_221">221</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">IV.&mdash;LE VENIN</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_239">239</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">V.&mdash;LE PASSÉ</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_266">266</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">VI.&mdash;DAISY</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_285">285</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">VII.&mdash;LE DERNIER RÔLE</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_312">312</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">VIII.&mdash;LE PÈRE THEURIOT</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_335">335</a></td>
-</tr>
-</table>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_362"> 362</a></span></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_363"> 363</a></span></p>
-
-<div class="frontmatter">
-<p><span class="large">PARIS</span><br />
-<span class="sper xs">TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup></span><br />
-<span class="xs">Rue Garancière, 8</span></p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_364"> 364</a></span><br />
-<span class="pagenumh"><a id="Page_365"> 365</a></span><br />
-<span class="pagenumh"><a id="Page_366"> 366</a></span></p>
-
-<p class="ad"><span class="medium"><b>A LA MÊME LIBRAIRIE</b></span><br />
-<span class="sper large">&OElig;UVRES COMPLÈTES</span><br />
-<span class="xlarge">DE PAUL BOURGET</span></p>
-
-<p class="ad"><span class="medium"><b>CRITIQUE. 2 volumes in-8º</b>.</span></p>
-
-<p><span class="xs">*I. Essais de psychologie contemporaine. (Baudelaire, Renan,<br />
-Flaubert, Taine, Stendhal, Dumas fils, Leconte de Lisle,<br />
-les Goncourt, Tourguéniev, Amiel.)&mdash;Appendices.</span></p>
-
-<p><span class="xs">*II. Études et Portraits.</span></p>
-
-<p class="ad"><span class="medium"><b>ROMANS. 7 volumes in-8º</b>.</span></p>
-<p><span class="xs">*I. Cruelle Énigme.&mdash;Un Crime d'amour.&mdash;André Cornélis.</span><br />
-<span class="xs">*II. Mensonges.&mdash;Physiologie de l'amour moderne.</span><br />
-<span class="xs">*III. Le Disciple.&mdash;Un C&oelig;ur de femme.</span><br />
-<span class="xs">*IV. Terre promise.&mdash;Cosmopolis.</span><br />
-<span class="xs">*V. Une Idylle tragique.&mdash;La Duchesse bleue.</span><br />
-<span class="xs">*VI. Le Luxe des autres.&mdash;Le Fantôme.&mdash;L'Eau profonde.</span><br />
-<span class="xs">VII. L'Étape.&mdash;Un Divorce.</span></p>
-
-<p class="ad"><span class="medium"><b>NOUVELLES. 4 volumes in-8º.</b></span></p>
-
-<p><span class="xs">I. L'Irréparable.&mdash;Deuxième Amour.&mdash;Profils perdus.&mdash;François
-Vernantes.</span><br />
-<span class="xs">II. Pastels.&mdash;Nouveaux Pastels.</span><br />
-<span class="xs">III. Recommencements.&mdash;Voyageuses.&mdash;Complications sentimentales.</span><br />
-<span class="xs">IV. Drames de famille.&mdash;Les Pas dans les pas.</span></p>
-
-<p class="ad"><span class="medium"><b>VOYAGES. 1 volume in-8<sup>º</sup>.</b></span></p>
-<p><span class="xs">Sensations d'Italie.&mdash;Outre-Mer.</span></p>
-
-<p class="ad"><span class="medium"><b>POÉSIES. 1 volume in-8º.</b></span></p>
-<p><span class="xs">La Vie inquiète.&mdash;Édel.&mdash;Les Aveux.</span></p>
-
-<p><i>En cours de publication.&mdash;Chaque volume, <b>8</b> francs.</i></p>
-
-<p>Les volumes précédés d'un astérisque sont en vente (avril 1910).</p>
-
-<div class="frontmatter">
-<hr class="deco" />
-<span class="i8">PARIS.&mdash;TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE.&mdash;13397.</span>
-<hr class="deco" />
-</div>
-
-<div class="topspace footnotes">
-<h2 class="normal">NOTES</h2>
-<div class="footnote">
-<p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1" class="label">[1]</a> Plût à Dieu!</p>
-<p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2" class="label">[2]</a> Bon, vous savez, j'ai la fantaisie de ce blason.</p>
-<p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3" class="label">[3]</a> «Le salut coûte cher,» mot à mot «revient haut».</p>
-<p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4" class="label">[4]</a> Lord <i>Brougham</i>&mdash;prononcez <i>Broum</i>&mdash;a donné son nom
-à une voiture, d'où les Milanais ont fait <i>Brumista</i>,&mdash;prononcez
-<i>Broumista</i>.</p>
-<p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5" class="label">[5]</a>Voir la seconde mort de <i>Broggi-Messastrice</i> dans le présent volume.</p>
-<p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6" class="label">[6]</a> Nom du chef de section dans l'argot de la rue d'Ulm.</p>
-</div></div>
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's La dame qui a perdu son peintre, by Paul Bourget
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE ***
-
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