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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: La dame qui a perdu son peintre - -Author: Paul Bourget - -Release Date: July 8, 2017 [EBook #55072] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE *** - - - - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - -Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le -typographe ont été corrigées. - -L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. - -Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine -sont marqués =ainsi=. - - -_Il a été tiré de cet ouvrage:_ - - -_20 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 1 à 20;_ -_10 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de 21 à 30;_ -_70 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 31 à 100._ - - - - - PAUL BOURGET - - DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE - - - LA DAME - - QUI A PERDU SON PEINTRE - - [Logo] - - - PARIS - LIBRAIRIE PLON - PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS - - 8, RUE GARANCIÈRE--6e - - _Tous droits réservés_ - - -Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. - -Copyright 1910 by Plon-Nourrit et Cie. - - - - -AVERTISSEMENT - - -Le petit roman qui donne son nom à ce volume et que complètent quelques -nouvelles d'un ton un peu différent, est l'histoire d'un faux tableau. Il -met en scène quelques représentants de ce monde des amateurs, des -marchands et des critiques d'art qui va se développant avec la manie du -bibelot et de la collection, si particulière à notre âge. Le -dilettantisme et le sens du bon placement, le goût du joli décor et de la -vente fructueuse y trouvent également leur compte. Le hasard a voulu -qu'un épisode retentissant, celui de l'achat par le musée de Berlin d'un -buste attribué à Léonard et fortement contesté, offrît une curieuse -analogie avec l'histoire de _la Dame qui a perdu son peintre_. L'auteur -tient à faire observer que l'épisode en question date de ces tout -derniers mois et que son Å“uvre a été composée, voici plusieurs années. -Elle a même été publiée, à l'époque, en 1907, dans une revue française et -sous une première forme. Les ressemblances qui peuvent se rencontrer -entre sa fiction et la réalité sont donc purement fortuites. Pareille -aventure lui était arrivée pour _le Disciple_ et pour _l'Étape_. C'est la -preuve qu'en s'efforçant d'étudier la vie contemporaine avec soin et dans -ses causes, on a la chance de deviner les effets que produiront ces -causes. Ce contrôle de l'imagination par la réalité est quelquefois -tragique. Ce fut le cas pour _le Disciple_. Dans la circonstance actuelle -il n'est que plaisant, et l'auteur ne le signale que par scrupule et pour -affirmer une fois de plus son horreur de la littérature à clef, même -inoffensive.</p> - - P. B. - - 7 avril 1910. - - - - -LA DAME - -QUI A PERDU SON PEINTRE - - _A Madame la Comtesse Serristori._ - - -_Le manuscrit que l'on va lire me fut confié par la personne à laquelle -il avait été adressé: «Vous en ferez ce que vous voudrez,» m'avait-elle -dit, «je vous demande seulement votre parole que vous ne chercherez -jamais à savoir le nom de l'auteur.» Mme ****--j'allais la nommer -elle-même!--avait dans ses yeux bleus et autour de ses lèvres sinueuses -une si défiante malice, à ce moment-là , que je manquai aussitôt à ma -promesse. Je me dis, moi, mentalement: «L'auteur? Mais c'est elle!...» Et -puis, à la lecture, il m'a semblé que ce gentil cerveau de femme à la -mode était un peu bien léger pour avoir enregistré tant de détails -techniques sur l'authenticité des Å“uvres d'art, la critique moderne, -Morelli, Vasari, Léonard, les princes de la maison d'Este, la noblesse -Italienne d'aujourd'hui... Que sais-je? Ces pages, d'autre part, sont -étrangement teintées de marivaudage et de sentimentalisme pour un -peintre. Ces Messieurs, d'ordinaire, pensent plus dru et plus net. Je -laisse au lecteur, qui n'a pas engagé sa parole à la plus coquette des -paroissiennes de Sainte-Clotilde, le soin de décider si la main qui traça -les lignes du vrai manuscrit,--celui qui m'a été remis avait été -brutalement recopié à la machine,--si cette main donc appartenait à une -jolie et fine Parisienne de vingt-six ans ou à un portraitiste -célèbre, quinquagénaire de par son extrait de naissance, et, comme on -verra, resté trop jeune de cÅ“ur et de fantaisie. Ils ne sont pas très -nombreux, les artistes qui répondent à ce signalement. J'ai été loyal et -n'ai pas posé, aux deux ou trois que je connais, les questions qui -m'eussent éclairé. Telle quelle, l'histoire m'avait amusé, peut-être à -cause de ce doute sur la réelle identité du narrateur, qui a pris pour -masque un pseudonyme balzacien, Monfrey. Le lecteur en sait autant que -moi, maintenant, sur l'origine de ce récit, que j'ai pris le parti de -donner tel quel, en corrigeant deux ou trois erreurs de dates, quelques -inexactitudes d'orthographe italienne, et en lui donnant un titre. Ces -petites erreurs m'avaient semblé d'abord une garantie de sincérité. Il -suffisait d'avoir un Baedeker pour les rectifier. Mais, Madame **** est -si subtile. Elle est très capable d'avoir fait ces fautes exprès... C'est -trop épiloguer, je lui laisse la parole,--à lui?... Ou à elle?..._ - - _P. B._ - - -I - -Pourquoi j'ai quitté Paris sans vous dire adieu, Madame?... Serez-vous -dans votre petit salon quand vous recevrez cette lettre, et assise dans -la bergère, auprès de la table encombrée de bibelots où je vous ai vue si -souvent poser le livre que vous étiez occupée à lire, quand je venais -vous ennuyer de ma présence? Si oui, prenez cette petite glace à main, -montée dans son cadre d'argent ciselé, que vous m'avez permis de vous -offrir, l'autre premier janvier. Regardez-y vos vingt-six ans et votre -sourire. Et puis, fermez une seconde vos beaux yeux bleus, et revoyez en -pensée,--si vous le pouvez,--le masque creusé, la barbe grisonnante, le -front dévasté du vieux peintre qui s'appelait, comme dans l'Écriture, -mais très peu chrétiennement, votre serviteur inutile... Rappelez-vous -aussi une certaine soirée de musique, pas très loin de votre rue de -Constantine, à l'hôtel Nerestaing. Je vais préciser vos souvenirs. Une -jolie femme peut tout oublier, excepté une toilette qui la rendait plus -jolie encore. Vous portiez le plus délicieux petit habit de soie de -nuance changeante sur une robe de dentelles. On chantait les vers divins -de Hugo: - - ... Puisqu'ici bas toute âme - Donne à quelqu'un... - -Et vous n'avez pas quitté de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet!... -Vos sourcils se froncent. Vos prunelles s'assombrissent. Vous prenez -votre air «gratin», comme dit votre cousine Madeleine. Je vous entends -m'interpeller: «Savez-vous bien à qui vous parlez, mon pauvre -Monfrey?...» Ai-je été assez sage de me faire dire cette phrase-là de -loin, de très loin!--D'autant plus qu'à distance j'ai le courage de -passer outre à vos fâcheries, et je répète: «Oui, vous n'avez pas quitté -de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet...» C'était certes votre droit. -Je tiens à vous déclarer tout de suite que je n'en ai rien conclu, rien, -sinon que le serviteur inutile tournait au serviteur ridicule, et j'ai -senti s'éveiller en moi la plus injustifiée, j'en conviens, mais la plus -douloureuse,--la moins légitime, j'en conviens toujours, mais la plus -irrésistible des jalousies. Quand vous avez commencé d'être trop gentille -avec moi, l'automne dernier,--à Malenoue, dans ce paisible château où -nous villégiaturions ensemble,--je vous ai dit, c'était au fumoir après -le dîner: «Prenez garde. Je me connais. Vous allez me rendre amoureux de -vous.» Et vous, haussant vos fines épaules,--voulez-vous que je vous -décrive cette autre toilette, de velours bleu-paon?--vous avez répondu: -«On ne devient pas amoureux de moi.» Je la connais aussi, cette phrase. -Permettez-moi--à mille kilomètres--de continuer à penser tout haut. C'est -un de ces menus et détestables compromis de conscience familiers aux -coquettes loyales. Il y en a. Vous en êtes une. C'est comme si vous -m'aviez dit: «Vous êtes averti, mon pauvre Monfrey, que vous perdez votre -temps. Quoi qu'il arrive, vous ne me reprocherez rien?... Dans ces -conditions-là , s'il vous convient de me faire la cour, à votre aise. Vous -ne me déplaisez pas trop dans ce rôle. La preuve, c'est que je ne vous ai -pas mis à la porte sur cette demi-déclaration... Mais vous n'obtiendrez -pas ça, entendez-vous, pas ça...» Confessez que voilà bien la traduction -de cet «On ne devient pas amoureux de moi,» prononcé avec le plus -tendrement ensorceleur des sourires. Hélas! amoureux, amoureux-transi, -amoureux-berné, amoureux-lucide aussi, c'est le pire, je le suis -devenu... Tant et tant, que cette soirée de musique chez les Nerestaing -fut pour moi un vrai martyre. Je n'ai pas pu supporter votre _flirt_ avec -le petit Bonnivet, ni plus ni moins que si j'avais eu sur votre coquette -personne les droits que je n'avais pas. Je suis sorti de cet hôtel de -malheur, comme un fou; sur quoi j'ai passé ma nuit à pleurer, comme un -imbécile; et je vous ai écrit une vingtaine de billets, comme un -collégien. Tranquillisez-vous, ils sont déchirés, vous ne les recevrez -jamais. Quarante-huit heures plus tard, je prenais le rapide du -Mont-Cenis, sans vous avoir revue. On a beau être devenu «mon pauvre -Monfrey», et porter sur sa tête chauve deux fois vos vingt-six ans, on se -souvient d'avoir été un cheval de race, dans son temps, et on a de -l'énergie, quand il faut. Les deux fois vingt-six ans ont cela pour eux -qu'à cet âge un artiste un peu connu a peint assez de portraits pour -avoir gagné l'indépendance. Il peut fermer son atelier et courir le -monde, quand il se sent trop près des trop grosses sottises... Et voilà , -Madame, pourquoi j'ai quitté Paris. - -Vous avez remarqué mon absence,--après six semaines.--Et vous m'avez -écrit la première, avec un _Faire suivre en cas de départ_ dont j'ai -apprécié l'ironie. Voyez. Votre serviteur se sait tellement inutile qu'il -en est à considérer comme un succès que vous daigniez le blaguer sur une -enveloppe. Ce serait un autre succès, s'il pouvait, de son exil, vous -faire passer deux heures d'amusement. Il a pris la plume en main à cette -intention, comme s'expriment les conscrits dans leurs lettres à leurs -payses. Ne froissez donc pas ces feuilles dès maintenant. Les madrigaux -et les plaintes de ces premières pages sont pour n'en pas perdre -l'habitude, quand je reviendrai. On revient toujours de ces voyages -d'oubli. Pourquoi partir alors? Laissons cela. Ne craignez pas vous -importuner d'un sentiment que l'exil exaspère au lieu de l'assagir. Le -hasard a voulu que ce voyage improvisé me rendît témoin et un peu acteur -dans une comédie dont les épisodes ont dû être divertissants, puisqu'ils -m'ont un peu diverti de vous,--oh! pas beaucoup!--La preuve en est que je -n'ai pas cessé, tandis que les péripéties se déroulaient, de me dire: -«Comme _elle_ rira, quand je lui raconterai cela!» Et _elle_, c'était -vous, Madame, à qui je n'écrivais pas, qui ne m'écriviez pas. J'avais -pris le train pour mettre entre nous deux les susdits mille kilomètres, -et je nous voyais toujours, comme certains soirs de tête-à -tête, moi vous -narrant des anecdotes de ma vie d'artiste et de bohémien, et vous, riant, -en effet, à belles dents, comme si vous étiez, au lieu d'une dame à hôtel -et automobile, une simple grisette logée en garni et trottant à pied, -mais passionnée et naturelle. L'espèce existait, voici vingt-six ans,--à -l'époque où vous n'étiez pas née. Moi je voyageais déjà en Italie, ayant -manqué mon prix de Rome, et venu là , tout seul, à mes frais. Il fait -encore partie de l'aventure, ce premier voyage. Mais puisque vous voulez -bien m'écouter, car vous m'écoutez, Madame, je le sais, je le sens, -commençons par le commencement. - - -II - -Le commencement fut mon arrivée à Milan, par une claire après-midi de la -fin d'avril, un jeudi. Calculez. La soirée de musique avait eu lieu un -lundi. Le temps de pleurer, d'écrire les vingt billets non envoyés, de -régler les affaires urgentes, de boucler ma malle. Avouez que je n'avais -pas traîné. J'attends votre question: «Pourquoi Milan?...» Pourquoi? -C'est d'abord que j'aime cette ville à la passion, son immense plaine de -rizières, creusée de canaux, la ligne bleuâtre des Alpes à l'horizon, ses -larges avenues où s'étale l'opulence comblée d'une cité moderne, et, à -côté, ses étroites rues à demi espagnoles sur lesquelles ouvrent -d'anciens palais. J'aime ce parler un peu rude, avec ses _u_ gutturaux. -J'aime les grands traits de ces visages lombards où l'usure de la -vieillesse se fait si noble, si sévère, la grâce de la jeunesse, si -languissante, si douce. Et puis, quels trésors d'art, moins déflorés que -ceux de Rome, de Florence et de Venise! Les touristes traversent Milan. -Ils ne s'y arrêtent guère. Que d'heures j'ai passées, dans le premier -voyage dont je vous parle, à contempler dans le musée de la Brera les -fresques pâles du suave Luini; dans celui de l'Ambrosiana, la _Vierge -couronnée_ de Borgognone; au Poldi Pezzoli, le _Sauveur_ de Solario, et -les Boltraffio de la maison Borromée, et les Gaudenzio Ferrari de -l'église de Saronno, et les Bernardino de' Conti, les Cesare da Sesto, -les Marco d'Oggionno, les Giampietrino partout épars! Ces noms, Madame, -ne vous disent pas grand'chose. Ils évoquent, pour moi, tant d'images et -de si vivantes! Quel symbole! Que de sensations nous portons en nous, -incommunicables, d'esprit à esprit et de cÅ“ur à cÅ“ur! Les maîtres de -l'école Lombarde me représentent de si intimes sensations d'art, et j'ai -l'air, en vous parlant, de réciter un catalogue de musée. Madame, -reprenez la petite glace sur la petite table. Regardez-vous de nouveau. -Vous saurez l'autre raison pour laquelle j'ai tant aimé, j'aime tant et -la douce Milan et ses peintres. C'est qu'ils ont copié un type de visage -qui vous ressemble. Leurs femmes ont toutes, comme vous, ce front un peu -renflé sous des cheveux bruns à reflets roux, ces yeux fins aux paupières -un peu lourdes, ce nez droit rattaché au front par une ligne assez large, -votre bouche sinueuse, votre menton carré, frappé d'une fossette, et -votre sourire dans les joues. Que de fois vous ai-je dit que vous étiez -un Vinci? Vous preniez cela pour un compliment de vieux rapin. Je le -voudrais et que votre beauté ne fût pas celle dont j'ai tant rêvé, depuis -que je l'ai rencontrée sur les toiles et dans les fresques de ces -peintres, élèves du divin Léonard. Tous ils n'ont jamais dessiné que la -même tête. Cette tête adorable et la vôtre ont un air de famille, ce je -ne sais quoi de mystérieux qui se retrouve chez tant de Milanaises sous -la populaire mantille de dentelle noire, la _mezzara_, et sous le -chapeau, également. Pourquoi, cherchant à interpréter ce mystère d'un -certain regard et d'un certain sourire, ces disciples du Vinci ont-ils si -souvent choisi comme thème l'Hérodiade, la cruelle et froide danseuse qui -porte sur un plat le chef du Baptiste? Ont-ils signifié par là au -contemplateur de leurs chefs-d'Å“uvre qu'il ait à se méfier de cette -langueur, d'autant plus menteuse qu'elle semble plus inconsciente, plus -voisine du charme végétal des fleurs? Ont-ils voulu proclamer que le mot -de l'énigme qui sommeille autour de ces paupières et de ces joues est la -perfidie et la mort? Ont-ils... Vaines et enfantines questions! Un -peintre sait-il jamais tout ce qu'il met dans une toile? Le maître qui a -peint en 1505 un certain portrait de femme, lequel est à Milan, lui -aussi, et dont je vais vous parler, se doutait-il qu'exactement quatre -cents ans plus tard, un de ses confrères barbares d'au delà des Alpes, -amoureux de quelqu'un qui ne l'aime pas,--qui ne l'aimera -jamais,--viendrait demander à ce profil la force de ne pas désespérer? - -Je tourne moi-même à la charade, Madame, et le mystère n'est une grâce -que chez les Hérodiades des musées lombards. Ce bavardage est pour vous -dire ceci: parmi mes raisons de m'arrêter à Milan, la plus importante, -dans mon désarroi intérieur, était de revoir, non pas une toile, mais un -panneau autour duquel il y a une légende que je vous conterai. Le héros -en est le maître lui-même, le sublime et incompréhensible Léonard. Vers -cette année 1505 donc, ce grand homme avait cinquante-trois ans. Il -n'était pas très heureux. Le protecteur de sa jeunesse et de son âge mûr, -Ludovic Sforza, dit le More, duc de Lombardie de par la grâce du poison, -mais bon connaisseur en tableaux et en statues, avait dû s'enfuir de -Milan. Léonard, pour gagner sa vie, s'était engagé comme ingénieur au -service d'un autre duc, celui de Valentinois, lequel s'y connaissait en -Å“uvres d'art aussi bien que le premier et mieux encore en poisons. Ce -second patron de Vinci s'appelait César Borgia. «Messer Lionardo se -trouvait à Florence», dit un chroniqueur, que je vous traduis -littéralement, «où il venait d'achever son célèbre carton sur la bataille -d'Anghiari, en compétition avec Michel-Ange, lorsqu'il entreprit le -portrait de très noble demoiselle Cassandra dei Rangoni, sÅ“ur de très -noble dame Domitilla, la femme de Tito Vespasiano di Messer Nanni -Strozzi, et c'est une des choses les plus extraordinaires qui soient -sorties de son pinceau. La demoiselle Cassandra est représentée de -profil, avec une résille de perles sur ses cheveux, si ressemblante que -vous croiriez qu'elle va vous parler. Elle fut si ravie de son portrait -qu'elle en conçut un amour singulier pour l'incomparable artiste, ne -tenant compte qu'il avait plus de deux fois son âge, tant qu'elle -l'aurait épousé s'il n'était parti pour la France où il mourut. Elle ne -s'est jamais mariée, par amour de lui. Ce dont ses parents furent bien -marris. Ils ont même prétendu que Messer Lionardo avait influencé Madonna -Cassandra par un sortilège. Car il était très curieux de ces sortes de -pratiques, et beaucoup ont raconté qu'il avait passé un pacte avec le -démon, quand il était en Égypte. Cela expliquerait certaines opérations -merveilleuses qu'il avait faites à la cour du More. Toutefois je ne -considère pas ces accusations de magie véritables, ayant entendu de -personnes dignes de créance qu'il est mort fort saintement auprès du roi -très chrétien François de France.» - -Vous m'excuserez, Madame, de continuer à vous conter mon histoire à la -façon d'un _catalogue_. Ce petit extrait appartient au genre des notes -que l'on imprime en petit texte, au-dessous du nom d'un tableau, quand on -veut étonner les Snobs. Je n'ai pas trouvé de meilleur moyen pour vous -dire comment ce portrait m'intéressait, dans ce voyage, d'un intérêt si -particulier. Je ne suis pas Léonard, et vous êtes beaucoup plus jolie que -Madonna Cassandra. Je n'ai pas le pinceau magique qui fut le vrai -sortilège de «l'incomparable artiste». Ce portrait, tout de même, est la -preuve vivante que la jeunesse n'est pas tout le secret de l'amour, -qu'un cÅ“ur de femme peut se laisser prendre à des prestiges d'un ordre -idéal. «J'ai, moi aussi, mon petit brin de laurier,» pensais-je, en -m'acheminant, au lendemain de mon arrivée, vers le palais Varegnana où je -savais qu'était cette miraculeuse image de Madonna Cassandra: «On cite -mon nom. Les quatre toiles que j'ai au Luxembourg n'y font pas trop -mauvaise figure. Pourquoi ne peindrais-je pas quelque jour un portrait -d'_elle_, dont elle fût assez fière pour que...» Je vous ai averti, -Madame, que je vous griffonnais ces pages avec le projet de vous égayer. - -Ah! comme je voudrais que cet absurde discours, dont je vous rapporte -humblement la folle fatuité, vous touchât un peu à cette place secrète et -tendre de votre âme, où pousse la petite fleur mauve de la pitié. Le ciel -du printemps italien développait un azur bien lumineux au-dessus de la -tête grise où ce discours se prononçait. Le soleil parait d'une gloire -l'adorable cité milanaise, les hautes et joyeuses maisons. Il mettait -comme une auréole aux cheveux des jeunes filles qui trottaient d'un pas -leste sur le pavé sonore, et souriaient du sourire vincien,--votre -sourire--sans le savoir. Une brise où passait l'âpreté fraîche des -glaciers des Alpes vivifiait la tiède atmosphère. Et je vous jure que -l'artiste vieillissant--presque l'âge du Léonard du portrait,--qui se -tenait ces propos chimériques n'avait ni ciel clair, ni soleil brûlant, -ni brise réconfortante, dans sa déraisonnable et triste pensée! - - -III - -Le propriétaire actuel de la tendre Cassandra dei Rangoni porte un nom, -Madame, que vous connaissez peut-être, pour avoir rencontré à -Saint-Moritz quelqu'un de ses neveux ou cousins. Il s'appelle le comte -Andrea da Varegnana. Il descend en très droite ligne d'un Andrea -Varegnana, décapité sur la place publique de Ferrare, le 12 du mois -d'août de l'année de grâce 1662, en compagnie de Giovanni Ludovico Pio di -Carpi. Ils avaient comploté d'assassiner le duc Borso d'Este. L'héritier -de ce tragique personnage est un homme de soixante et onze ans -aujourd'hui, dont la haute mine n'aurait pas déparé la cour du tyran que -voulut tuer son aïeul. Tel je l'avais quitté, voici un quart de siècle, -tel je le retrouvai quand je lui eus fait passer ma carte de visite. Tel, -ou presque. Il est tout blanc maintenant, mais il se tient si droit et il -reste si mince. La congestion guette son teint trop chaud, d'innombrables -rides plissent son visage, mais il conserve cette noblesse de traits qui -donne à ces têtes Italiennes, lorsqu'elles ont vraiment de la race, une -beauté indestructible. Si je maniais la plume comme le crayon, je vous -dessinerais un fier croquis de ce grand seigneur dans le cadre de ce -vieux palais, rempli de trésors hérités. Ce n'est pas de lui que vous -diriez, comme de mon pauvre ami Michel Mayence et de sa collection, quand -nous la visitâmes et qu'il était ivre de vous montrer ses Primitifs: «Il -n'est pas le propriétaire de son musée. Il en est le portier.»... Je -rectifie. Le palais Varegnana n'est pas très vieux,--pour l'Italie. Il -date de 1625 et il a été construit par le plus célèbre architecte -milanais, Francesco Maria Richini, dans un style d'un baroque hardi et -vigoureux. L'escalier énorme tourne sous un plafond auquel sont appendus -plusieurs chapeaux de cardinaux. Les Varegnana en ont eu cinq ou six dans -leur famille. Des bas-reliefs antiques s'encastrent partout dans les -murs, et, sur la rampe, de place en place, surgissent des vases de -marbre. Les domestiques abondent, attestant la large vie du comte, -dépensée tout entière entre ce palais, sa villa de Varese et ses immenses -domaines. Venu lui-même au-devant de moi, il se tenait sur le palier du -premier étage, avec cette politesse un peu cérémonieuse des vieilles gens -de son pays. Les larges portes des salons en enfilade, ouvertes derrière -sa haute silhouette, laissaient voir la profusion de tableaux, de -statues, de meubles rares, de tapisseries qui décorent cet appartement, -où il habite à même ses admirables objets, solitaire, car il ne s'est -jamais marié. Mais j'imagine qu'il aura eu, dans ce facile Milan, quelque -liaison à l'Italienne, fidèle et passionnée. Si le comte Andrea n'est pas -un personnage de roman, qui donc en est un? S'il n'a pas connu de secrets -et profonds bonheurs, d'où viendrait cette expression songeuse, comme -répandue sur cette physionomie si mâle, à laquelle un nez en bec d'aigle -donnerait aisément un accent altier? D'où cette douceur attendrie dans -ces yeux bruns qui lancent si vite d'impérieux éclairs? Et puis, s'il -n'avait pas été le prisonnier d'une intimité trop chère, n'aurait-il pas -cherché un autre emploi à ses facultés qui sont grandes? Tout son travail -aura consisté à classer les trésors amassés dans sa maison par plusieurs -générations de riches patriciens, amateurs d'art, à éliminer les douteux, -à compléter l'ensemble, et à écrire ou faire écrire sur eux un livre qui -n'est pas dans le commerce. J'en ai extrait la petite notice citée plus -haut. Elle a été recueillie dans une note d'un manuscrit de la -_Biblioteca Estense_ à Modène. Ce petit détail a son importance, vous -allez voir. Et maintenant, Madame, que je vous ai présenté le digne -possesseur du Léonard,--vous aviez raison, certains collectionneurs -outragent par leur seule existence les tableaux qu'ils ont achetés de -leur argent,--j'arrive tout de go à notre entretien du premier jour. Je -vous passe les compliments, qu'en sa qualité d'hôte, le comte Varegnana -crut devoir me faire à l'infini, sur l'illustration de mon nom, ma -cravate de commandeur, ma future entrée à l'Institut, mes anciennes ou -nouvelles Å“uvres, et c'était des excuses infinies de ne connaître tant -de merveilles que par la photographie. - ---«Je ne suis qu'un pauvre provincial,» disait-il. «Je ne suis pas allé à -Paris deux fois depuis que vous êtes venu ici tout jeune homme. Ce n'est -pas d'hier.» - ---«Comme je vous comprends!...» lui répondis-je. «C'est moi qui ne -voyagerais jamais si j'avais votre palais, vos tableaux, votre ciel...» - -Le Milanais hocha sa tête, modestement. Les Italiens sont ainsi. Ces -éternels païens ont-ils peur, en se vantant, de provoquer ce mauvais sort -que leur ancêtres personnifiaient dans Némésis, l'exécutrice de la -jalousie des dieux? Redoutent-ils l'envie plus certaine des hommes? J'ai -observé qu'ils ont toujours un recul devant l'éloge excessif. Dans ce -cas, ils déprécient humblement ce qu'ils possèdent, et dont, au fond, ils -sont si fiers. - ---«Mon palais?» dit Varegnana, «mais il tombe en ruines!... Ce ciel bleu? -mais Milan, l'hiver, c'est la Sibérie!... En été, c'est le Sahara!... Mes -tableaux? je les ai tant vus, et ils sont bien ordinaires!...» - ---«Et votre Léonard? Vous osez prétendre que votre Léonard est -ordinaire?...» - -J'eus à peine prononcé cette phrase destinée à hâter ma visite dans les -salons, et mon pèlerinage au portrait de la Dame qui vous ressemble; je -crus discerner le passage d'une ombre sur les traits et dans les yeux de -mon interlocuteur. Sa main,--il l'a très belle et il la montre -volontiers,--se crispa sur un des bibelots posés près de lui, un large -poignard de miséricorde à poignée ciselée, d'or et d'acier. Sans doute, -ma question sur le Léonard lui était pénible, car mon regard ayant suivi -son geste, il dit: - ---«Ah! ce poignard vous intéresse?» Et, me le tendant: «J'avoue que lui, -du moins, n'est pas ordinaire. C'est une _langue de bÅ“uf_ donnée par -l'empereur Charles-Quint, après Pavie, à un Varegnana qui s'était -distingué dans la bataille...» Puis, après un silence, et brusquement, -comme quelqu'un qui juge puéril de ne pas aller droit au fait, si pénible -soit-il: «Mon Léonard? On ne vous a donc pas raconté que ce n'est plus un -Léonard?...» - ---«Ce n'est plus un Léonard?...» demandai-je. Ma surprise, qui n'était -pas jouée, parut procurer à l'aimable homme une impression de -soulagement. - ---«Alors,» fit-il, «on ne vous en a pas encore parlé?... Cela viendra... -D'ailleurs,»--et son visage traduisit la détermination douloureuse du -collectionneur trop épris de ses objets pour ne pas les vouloir tous -authentiques.--«D'ailleurs, c'est mieux ainsi. Du moment que je sais, -moi, que ce n'est pas un Léonard, qu'est-ce que cela me fait que tout le -monde dise: c'est un Léonard?... Et ce n'en est pas un, hélas! Tenez, -jugez-en vous-même, maintenant que je vous ai parlé...» - -Il s'était levé, et, de son pas demeuré alerte, il me conduisait à -travers son appartement. Nous autres peintres, nous avons tous plus ou -moins la mémoire des yeux. Je me rappelais, après tant d'années, la -distribution des pièces, avec assez d'exactitude pour m'en rendre compte: -Varegnana avait changé le portrait de place. Il l'avait exilé du chevalet -où il figurait dans ce qu'il appelait sa _tribune_. Vous êtes allée à -Florence, Madame. Vous vous rappelez, aux _Offices_, la salle octogone -qui porte ce nom, où rayonne, dans la splendeur dorée de sa nudité, la -Vénus couchée du Titien. C'est là que les ducs de Toscane avaient réuni -les joyaux de leur galerie. Le comte, lui aussi, a des merveilles dans sa -tribune: un Francesco Francia, entre autres, qu'il sera pourtant -difficile de débaptiser. Il est signé: «_Vincentii Desiderii -Votum--Francie Expressum Manu_...» Mais il ne s'agit ni du Francia ni de -la tribune du palais Varegnana. Il s'agit du Léonard--ou ex-Léonard. Son -chevalet,--une merveille de lutrin pieusement adaptée à ce profane -usage,--portait son deuil sous la forme d'un vieil infolio relié en -maroquin noir et clouté d'argent. Le tableau lui-même était relégué dans -la dernière chambre, un réduit plus obscur où s'entassaient pêle-mêle des -bibelots de second ordre,--pour cette collection. Le panneau, que je -reconnus aussitôt, était appendu au mur, à contre-jour. Ah! c'était bien -le profil délicieux dont je me souvenais, et il me parut plus délicieux -encore, à cause de son air de famille avec une autre dame, celle dans la -compagnie de laquelle j'entendais chanter,--pas beaucoup de jours -auparavant: - - ... Puisqu'ici-bas toute âme - Donne à quelqu'un - Sa musique, sa flamme, - Ou son parfum... - -La ligne fine du front si intelligent, du nez si délicat, de la bouche si -souple, si tendre, se détachait sur un fond très sombre, une paroi -revêtue d'un tapis d'un vert noir dans laquelle s'ouvrait une étroite -fente. Un paysage, immense et miniaturé, s'apercevait par cette baie. Il -se composait d'une rivière sinueuse entre des châteaux, avec des glaciers -bleuâtres tout au fond. Les perles de la résille luisaient dans les -cheveux sombres, massés comme ceux d'Aréthuse sur les médailles -syracusaines. D'autres perles mêlées à des rubis, brodaient le velours du -corsage. Une chaude couleur pâle et ambrée, celle qu'a depuis cherchée -Henner, était répandue sur la chair du visage et sur celle des mains. -J'eus de nouveau la sensation du chef-d'Å“uvre, et je m'écriai, après -quelques minutes de contemplation silencieuse: - ---«Je vous affirme qu'on vous a trompé. De qui voulez-vous que ce soit -ce miracle d'art, sinon du Vinci?...» - ---«_Magari!_[1]» répliqua le comte Varegnana avec un soupir. «Mais déjà -mon ami, le sénateur Morelli, m'avait donné des doutes... Vous ne l'avez -pas connu, Morelli? Non?... Mais vous avez entendu parler de ses -livres?... Non encore. Ah! que vous êtes heureux!» - - [1] Plût à Dieu! - ---«Pourquoi?» interrogeai-je. - ---«Parce que vous pouvez admirer tranquillement les Å“uvres qui vous -plaisent, sans que le démon de la critique vous souffle à l'oreille: -Es-tu bien sûr que ce tableau soit authentique?... Ce Morelli était -d'ailleurs un homme d'infiniment d'esprit et de goût. Que d'après-midi -exquises j'ai passées avec lui, ici! Je le vois encore, avec son sourire -caustique perdu entre une moustache et une barbiche qui lui donnaient -l'aspect d'un officier. Sa thèse favorite était que durant les trois ou -quatre siècles qui nous séparent du Quattrocento et de la Renaissance, -les actes de baptême des tableaux ont dû être falsifiés dans une -proportion énorme. Une famille avait-elle une toile de l'école de Luini? -Pour lui donner une valeur, elle a dû bien vite arriver à dire que la -toile était de Luini. Les marchands qui vendaient des tableaux aux -amateurs ont dû, eux aussi, ennoblir de leur mieux leur marchandise, et -les amateurs insister sur cet ennoblissement, une fois le tableau -acheté. Il m'a fallu tout mon honneur de gentilhomme pour substituer sur -ce cadre un nom à un autre...» - -J'observai, en effet, qu'une mince bande de cuivre gravée était appliquée -au bas. On y lisait, au lieu du prestigieux: «Lionardo da Vinci», ces -mots que le comte allait m'expliquer: «Amico di Solario. 1515.» - ---«Jusqu'ici rien que de très sage,» continua-t-il, «et rien que de très -sage non plus dans cette autre idée de Morelli que les dessins des -maîtres ont dû, en revanche, être très peu sophistiqués. Ils n'ont été -recherchés que par des connaisseurs qui prisaient d'abord l'authenticité. -Voilà donc un procédé tout trouvé pour vérifier les toiles: les comparer -aux dessins des artistes auxquels elles sont attribuées. Dans ces -dessins, nous saisissons nettement les procédés propres à chaque peintre -et qui sont sa vraie signature, celle qu'aucun faussaire ne saurait -contrefaire: les extrémités d'abord. Il fallait entendre Morelli vous -décrire les mains des personnages de Botticelli, tout osseuses, avec les -ongles coupés carrés!... Et puis il y a les oreilles, les cheveux, les -plis des étoffes... Quand ces particularités, bien observées dans les -dessins, manquent dans les toiles, les toiles ne sont pas du même maître -que les dessins, du moment que nous sommes sûrs de l'authenticité des -dessins. Vous saisissez la force du raisonnement...» - ---«J'en saisis surtout la subtilité,» répondis-je. «Un maître peut -pourtant varier ses manières...» - ---«Sans doute, sans doute...» répliqua le comte. «Mais jusqu'à un point, -et pas au delà ... D'ailleurs, les faits sont les faits. Avec ce principe, -Morelli a renouvelé l'histoire de l'art Italien. Je vous prêterai ses -ouvrages, vous verrez quelle force de logique, quelle pénétration! Il a -eu des élèves bien remarquables aussi, les Venturi, les Frizzoni, les -Berenson... Et puis est venue, comme toujours, la tourbe des imitateurs. -Maintenant c'est une fureur, une maladie. Dès qu'un tableau n'est pas -authentiqué par des témoignages contemporains, absolument indiscutables, -un critique surgit qui en conteste l'auteur. A peine si ces messieurs -laissent à Léonard, pour revenir à lui, la Joconde et deux ou trois -petites Å“uvres. Plus un Giorgione n'est certain. Les Titien se -transforment tous en des Bonifazio. On a imaginé une dynastie: Bonifazio -I, Bonifazio II, Bonifazio III. J'appelle ces débaptiseurs, moi, des -iconoclastes. Mais,» acheva-t-il sur un soupir, «les iconoclastes ont -quelquefois brisé des statues de faux dieux...» - ---«Alors, ce tableau?...» demandai-je en lui montrant le panneau qui -avait servi de prétexte à cette dissertation. Vous m'en pardonnerez le -pédantisme, Madame. Elle était nécessaire pour donner son sens à la suite -de l'histoire. D'ailleurs, vous pourrez, en citant ces quelques noms de -critiques et ces quelques idées, taquiner les _intellectuelles_ de vos -amies qui veulent être dans tous les rapides. Le train serait trop -modeste. - ---«Ce tableau était un faux dieu,» répartit le vieux collectionneur. «Le -sénateur Morelli l'avait soupçonné, je vous l'ai dit. Vous noterez des -inexactitudes de dessin. Tenez, dans la ligne du cou, dans la forme de la -tête visible sous les cheveux. Or Léonard avait tant étudié l'anatomie... -L'étoffe est rigide, sommairement traitée. Vous savez comme il a été -préoccupé de la souplesse des vêtements... Fermez les yeux, ici, à cette -distance. Ce modelé n'est pas le sien. Rouvrez-les, ayez une impression -d'ensemble. Il y a du Flamand dans cette peinture. Oui, voilà ce que me -disait Morelli, et puis, je lui rappelais le portrait d'Isabelle -d'Aragon. C'est même pour cette raison qu'il l'a examiné. Il a conclu que -cette femme de l'Ambrosiana était d'un certain Ambrogio de Predis. Mais -cela, jamais, jamais!... Au lieu que celui-ci... Regardez l'inscription -d'abord...» - -Il prit entre ses vieilles mains,--elles en tremblaient -d'émotion--l'objet contesté, et, retournant le panneau, il me montra ces -mots écrits sur le bois: _Di Lionardo pitore fiorentino_. - ---«Voilà » continua-t-il, «la preuve que Morelli avait deviné juste. Vous -ne vous rappelez certainement pas que dans mon ancien catalogue j'avais -fait transcrire une page empruntée à un manuscrit du notaire Ferrarais -Ugo Caleffino qui se trouve à la _Biblioteca Estense_, de Modène? Il y a -le double au _British Museum_, copié par le même personnage, un certain -Giulio Mosti. Seulement celui du _British_, ce que je ne savais pas, a sa -date: 1581. Suivez-moi bien. La page en question est une note spéciale à -ce manuscrit de Modène. Elle manque à celui de Londres. En examinant de -près ce manuscrit de Modène, on a constaté que cette note n'était pas de -la même écriture que le contexte. Elle est au contraire de la même -écriture que les mots tracés sur l'envers de ce panneau. Donc la note a -été écrite par la même main qui a indiqué Léonard comme auteur du -panneau, et, sans doute, postérieurement à 1581. Quand ces détails -m'eurent été rapportés, je fis faire des recherches dans mes archives et -je retrouvai la lettre par laquelle ce tableau a été offert en 1745, à -mon arrière grand-oncle, le cardinal Varegnana, celui qui a vraiment -fondé ce petit musée. Cette lettre, étudiée à la loupe, a révélé la même -main qui avait tracé le _di Lionardo pitore fiorentino_ et fabriqué la -note du manuscrit de Modène. Pourquoi? C'est trop clair. C'est un -monseigneur Pierotto, un abbé peu scrupuleux, lequel, ayant en sa -possession ce tableau, lui a constitué ainsi un état civil, de bonne foi -peut-être, je parle pour l'attribution, car nous avons aussi découvert -que le portrait était connu à Modène, où il était appelé: _La SÅ“ur de la -Joconde_.» - ---«Il peut donc être de Léonard, en dépit de son faux état civil,» -interrompis-je, «et même d'une sÅ“ur de la Joconde.» - ---«Monna Lisa n'avait pas de sÅ“ur,» reprit le comte, «pas plus que -Domitilla dei Rangoni. C'est établi sur les documents les mieux vérifiés. -D'ailleurs voici qui coupe court à tout: il existe à l'Académie de Venise -un dessin de la même tête,--vous entendez, exactement la même,--avec les -mêmes perles, ou presque les mêmes. Les variantes sont insignifiantes. -C'est, sans conteste, une étude pour ce portrait. Or les coups de crayon, -dans ce dessin, vont de droite à gauche, et dans tous les dessins de -Léonard, ils vont de gauche à droite, puisque Léonard dessinait comme il -écrivait, de la main gauche. Si ce n'est pas une démonstration, cela, que -vous faut-il?...» - ---«Ce qu'il me faut? Un auteur pour ce chef-d'Å“uvre...» répondis-je. -«Vous me racontez une histoire d'une ingéniosité surprenante, j'en -conviens, mais je suis peintre. Je sais que les tableaux ne se fabriquent -pas tout seuls, par génération spontanée. Si celui-ci n'est pas du -Léonard qui a fait la _Belle Ferronnière_ du Louvre et l'_Isabelle_ de -_l'Ambrosienne_, de qui est-il? Qu'est-ce que c'est que cet _Amico_ qui -n'aurait jamais peint que cette merveille et puis rien?...» - ---«_Amico_ n'est pas un nom,» dit le comte Varegnana. «Un de vos -compatriotes, un jeune critique d'art de grand avenir, M. Courmansel, a -suggéré l'existence d'un artiste, très intimement lié avec Andrea -Solario,--l'ami par excellence de ce peintre. Nous savons que ce maître -fut appelé de Milan en France, sur l'indication de Charles de Chaumont, -pour décorer le château de Gaillon qui appartenait au cardinal d'Amboise. -M. Courmansel a retrouvé ici plusieurs lettres d'Andrea, où celui-ci -parle avec d'extraordinaires éloges, d'un élève, un certain Cristoforo, -qu'il avait emmené avec lui. Or le dessin qui est à Venise présente cette -particularité, qu'inscrit au catalogue sous le nom d'Andrea Solario, il -porte une signature effacée où M. Courmansel est arrivé à déchiffrer un -X. C'était la première lettre des mots _Xofori opus_,--_ouvrage de -Cristoforo_. Ce fut un trait de lumière. Andrea quitta la France en 1509, -pour aller où? A Anvers dont l'école exerçait alors une attraction si -puissante sur les peintres italiens. Son élève était avec lui. Ainsi -s'explique le mélange de finesse lombarde et de précision flamande qui se -reconnaît dans ce portrait, comme aussi dans les tableaux d'Andrea vers -cette même époque, par exemple l'_Ecce Homo_ du Poldi... Lancé sur cette -piste, M. Courmansel s'est demandé si ce Cristoforo qui a pu exécuter un -portrait de cette force n'avait pas produit un certain nombre des Å“uvres -attribuées à Solario. J'avoue que je ne le suivais pas sur cette voie, -car enfin cet X du dessin était douteuse. Je m'étonnais qu'aucune autre -trace ne se trouvât nulle part... Cette trace, elle existe. Nous avons un -tableau,--et un très remarquable tableau,--qui rappelle beaucoup ma -fausse Cassandra, et celui-là est signé en toutes lettres _Xoforus -Mediolanensis_ et daté, 1517... Il est chez la marquise Ariosti, une de -mes cousines éloignées. Il lui a été légué par un vieux commensal de sa -maison, une espèce de parasite qui servait de tête de Turc à tout le -monde, un comte Francesco Pappalardo. C'était un vieux maniaque qui -dépensait ses quelques sous à des achats de tableaux. Il n'en avait -qu'une douzaine, de premier ordre. Tous sont allés au musée de sa ville -natale, excepté celui-là , un portrait aussi. On l'avait si maltraité chez -mes cousins, qu'il aurait eu le droit de les détester. Et il leur laisse -cette peinture, qui va être d'un prix inestimable maintenant!... Je -m'étonne que vous n'ayez pas entendu parler de cette découverte de M. -Courmansel? Toutes les revues d'art, non seulement de France et d'Italie, -mais d'Allemagne et d'Amérique, ont déjà engagé des discussions -passionnées, non pas sur l'existence de l'_Amico di Solario_,--elle ne -fait plus doute,--mais sur l'étendue de ses travaux. On est en train de -lui donner toute une partie d'abord de l'Å“uvre d'Andrea: la _Vierge au -coussin vert_ et le portrait de Charles d'Amboise au Louvre, des _tondi_ -de Cesare da Sesto, de Marco d'Oggionno, de Boltraffio. M. Courmansel -soutient que le portrait de l'Ambrosiana est de lui. Il me suffit, à moi, -qu'il ait fait ce panneau», ajouta-t-il, et tout en rattachant à son clou -l'image de la fausse Cassandra, il poussa un profond soupir. Puis, avec -cette grâce aisée, et si humaine que les Italiens expriment d'une manière -intraduisible quand ils appellent quelqu'un: _simpatico_: «Bah! A -quelque chose malheur est bon, comme vous dites. Ma pauvre Dame a perdu -son peintre, mais ce jeune Courmansel, lui, a trouvé une femme charmante. -Il est fiancé avec une jeune fille, une mademoiselle Boudron, que le père -ne lui aurait certainement pas donnée, sans sa découverte. Ce Boudron est -un ancien commerçant qui s'est improvisé amateur d'art, fortune faite, et -qui travaille dans les Primitifs,--un original!... Mais vous les -rencontrerez, si vous restez un peu à Milan. Ils y sont. Le jeune -Courmansel y met la dernière main à son livre sur Cristoforo Saronno. -C'est le nom qu'il suggère maintenant. Ses inductions l'ont amené à -croire que son artiste était de cette petite ville. Il en conclut qu'il -avait dû en prendre le nom, comme Andrea avait pris le nom de sa patrie, -Solario, un petit village de la province de Côme. C'est beaucoup -d'hypothèses, mais _sara_!...» - - -IV - -Il y a longtemps, Madame, que je nous appelle, nous autres Parisiens, les -provinciaux de l'Europe. Nous passons sans cesse, pour tous les incidents -de la vie artistique qui ont lieu loin du boulevard, par des alternatives -d'ignorance et d'engouement excessives. Nous avons été ainsi pour les -musiciens allemands et les préraphaélites anglais, pour les romanciers -russes et les dramaturges norvégiens. J'attends le moment où la petite -coterie d'esthètes gobeurs et de badauds raffinés qui fabrique chez nous -la mode se passionnera pour les débaptiseurs de chefs-d'Å“uvre. Alors -l'_Amico di Solario_ sera l'auteur de la _Joconde_, et le sieur -Courmansel l'invité de tous les salons où l'on cause.--Le vôtre eût été -du nombre, Madame, si...? Et moi-même je serais peut-être devenu le -cornac de ce jeune homme et de son _Amico_, auprès de vous et des belles -sottes, vos amies,--pardon,--si...? Toute cette histoire n'est que le -commentaire de ces _si_ et de ces points. Mais il n'y avait ni _si_ ni -points dans mon esprit, je vous le jure, quand je sortis du palais -Varegnana par l'étroite et fraîche via Bagutta où il se dresse, un peu -humilié de mon total manque d'érudition critique, très penaud de m'être -hypnotisé naïvement, depuis ma jeunesse, sur les impostures du Monsignore -de Modène, amusé malgré tout par le joli travail de furetage, j'allais -dire de police, auquel s'était livré notre compatriote, et, au fond, prêt -à oublier Courmansel, le comte Varegnana, la Dame qui avait perdu son -peintre, l'_Amico di Solario_, bien d'autres choses, devant une -photographie que je ne vous décrirai pas. L'après-midi où vous me l'avez -donnée, il neigeait. Vous en souvenez-vous? Ce jour m'est resté plus -clair et plus bleu que celui par lequel je me promenais dans Milan, après -cette visite. C'est cette photographie que je retrouvai sur ma table en -rentrant, et après m'être abîmé dans la contemplation de ce visage que je -suis venu fuir, je me sentis à Milan si abandonné, si solitaire, si -«peintre qui a perdu sa Dame»! Tout d'un coup, le séjour de cette ville -où j'étais depuis la veille me parut insupportable. «Si j'allais à -Florence?...» songeai-je. «Il y a là des fresques de Benozzo Gozzoli, de -l'Angelico et du Ghirlandajo qu'aucun Morelli n'a encore attribuées à -aucun _Amico_...» Sur ce nouveau projet,--je vous ai dit que vous m'aviez -rendu un peu fou et je vous en donne la preuve!--je descends au bureau de -l'hôtel demander des renseignements et l'horaire des trains. Par hasard, -le bureau était vide. En attendant le retour du secrétaire, je m'amuse à -regarder la pancarte où sont inscrits les noms des voyageurs de passage -et je lis: _M. Boudron et famille. Paris.--M. George Courmansel. Paris._ -C'était de quoi croire à un destin, avouez-le. Au moment même où je -venais d'apprendre le roman de la découverte, faite par ce jeune homme, -d'un admirable artiste inconnu, je découvrais, moi, que le jeune homme -était là , dans mon hôtel! Oui. La fatalité voulait que je fusse mêlé aux -aventures posthumes de la Cassandra _décassandrée_ et du Vinci -_dévincisé_. Le secrétaire arrive. Au lieu de l'interroger sur le train -de Florence, je lui demande, ce que je savais pourtant très bien, si le -M. George Courmansel descendu à l'hôtel était bien celui qui s'occupait -de choses d'art. - ---«Lui-même,» me répond le secrétaire; et il ajouta en jetant un coup -d'Å“il dans le _hall_ de l'hôtel: «Justement, le voici qui rentre.» - -Un grand garçon, de physionomie avenante, franchissait le seuil de la -porte. Il était très blond, presque roux, le teint blanc et rosé, avec de -bons gros yeux bleus un peu ronds qui regardaient ingénument à travers -une paire de lunettes montées en or. Il me représenta aussitôt le type -accompli du Français germanisé. J'en ai connu un bon nombre depuis la -guerre de 70, dans la médecine en particulier et dans l'université. Le -nez de celui-ci, comiquement retroussé, sa bouche volontiers souriante, -lui donnaient un air falot et dadais que sa démarche augmentait encore. -Il allait, le buste en avant, de ce pas allègre qui décèle un profond -contentement de soi. Je vous crayonne un fantoche. J'ai tort. Il émanait -aussi du personnage une candeur qui le sauvait du complet ridicule. La -bonne foi rayonnait de tout son être. Il y avait en lui du gobe-mouches -et de l'apôtre, de la nigauderie et de la flamme. Cela dit, le contraste -était vraiment trop fort entre cet aspect de niais fervent et le miracle -de perspicacité que supposait la découverte dont le comte Varegnana -m'avait raconté le sagace détail. C'en fut assez pour piquer au vif ma -curiosité, et voici qu'impulsivement je tire de ma poche mon -portefeuille, de ce portefeuille une carte de visite, et je prie le -secrétaire de la remettre à mon jeune compatriote. Je comptais sur la -petite notoriété de mon nom. Je n'avais pas tort. A peine George -Courmansel eut-il pris connaissance de ma carte qu'il se dirigea vers -moi. Il avait déjà aux lèvres le banal «cher maître» dont vous vous êtes -tant moqué, quand des gens de votre monde m'en donnaient à qui mieux -mieux par la figure. Sur cette bouche de jeune homme, ces deux syllabes -prenaient une sincérité qui eût désarmé votre ironie. Visiblement, il -était heureux, presque ému, de causer avec un artiste dont il connaissait -les Å“uvres. Ne m'accusez pas de vanité, Madame. Vous le savez bien: je -ne suis pas un «m'as-tu vu?» du pinceau. Je vous marque là simplement un -trait de ce caractère. Cet abord suffisait pour révéler quelque chose de -si simple, de si frais, de si peu touché par la vie! Que ce naïf et ce -timide fût en même temps un de ces iconoclastes amèrement dénoncés par le -possesseur du faux Léonard, un de ces intellectuels implacables qui -professent l'irrespect comme une doctrine, qui ne reculent devant aucune -autorité, aucune tradition, c'était invraisemblable,--et je crois -discerner pourquoi--très naturel. Les iconoclastes de cette espèce, tous -les iconoclastes, peut-être, sont des dévots. Pour eux, briser une idole, -c'est servir leur foi. Celui-ci, je pus m'en convaincre par ce premier -entretien, avait l'idolâtrie, le fanatisme de _La Critique_,--avec un L -et un C plus que majuscules, gigantesques. Avant de rencontrer cet -exemplaire, si intensément significatif, je n'aurais jamais pensé qu'une -besogne aussi aride, aussi ingrate que celle d'un érudit d'art pût -provoquer des exaltations de cette violence. Laissez-moi mettre un tout -petit l et un tout petit c à ces deux mots, la critique,--et vous les -traduire: critiquer une toile, au lieu d'en jouir, comme vous, comme moi, -avec ses sens, son imagination, sa rêverie, tout son être intime enfin, -c'est l'anatomiser, c'est la disséquer ligne par ligne, grain par grain. -Puis commence, pour vérifier son origine et son histoire, un patient -travail de bureaucrate, une vie de rat de bibliothèque, des semaines de -fouilles dans des paperasses, des établissements de dossiers, des -expertises d'écriture lettre par lettre, point à point, d'indéfinies -comparaisons avec des photographies. Que sais-je? Le tout pour aboutir à -une date incertaine et à un nom contestable! Voilà ce que c'est que la -critique. Mais j'ai bien entendu feu le professeur Brouardel,--j'étais -allé à la morgue, étudier une nuance de couleur sur un cadavre, je -peignais alors mon _Ophélie_ que vous connaissez,--oui, je l'ai entendu -dire, en bourrant sa pipe, d'un pouce joyeux, et avec un accent de -triomphe: «J'ai fait aujourd'hui ma quatre millième autopsie!» Et son -visage si fin dans sa barbe rousse, déjà grisonnante, exprimait une -jubilation égale à celle de don Juan dressant la liste de ses amoureuses. -L'enthousiasme du jeune Courmansel était pareil pour me célébrer, dix -minutes après notre réciproque présentation, les ivresses de _La -Critique_, l'excellence de _La Méthode_,--encore et encore des capitales, -hautes comme des maisons américaines!--tandis que nous déambulions de -long en large à travers le hall de l'hôtel. Un Anglais, écroulé dans un -fauteuil de paille, fumait une courte pipe en bois--tout comme le -professeur Brouardel--et s'intoxiquait de soda et de whiskey en lisant le -_Times_. Deux dames américaines, vêtues à la mode d'après-demain, -jacassaient haut en nasillant. Un couple allemand se préparait à monter -dans une automobile rouge arrêtée devant la porte, et le mari réglait une -note au concierge galonné. Vous voyez le décor d'ici. L'iconoclaste, lui, -professait. J'imaginais, en l'écoutant, qu'un frisson de terreur secouait -tous les tableaux et toutes les fresques de tous les musées et de toutes -les églises de Milan. A qui le tour de perdre son peintre, parmi ces -Madones et ces Dames, ces Apôtres et ces Rois Mages? - ---«Tout reste à faire, vous m'entendez, cher Maître, tout!... Je suis -arrivé à la conviction qu'il n'y a pas dix tableaux sur cent qui soient -de l'auteur auquel on les attribue, pas dix... Les plus douteux sont les -signés... Je sais. Il y a Vasari. Mais Vasari, c'est un texte à revoir -d'abord, et c'est plein de fables... Il y a les archives. C'est plein de -documents faux... Voyez la note insérée par cet abbé Pierotto dans la -marge du manuscrit Caleffino. Mais La Critique arrive, La Critique Reine -du monde, comme on devrait l'appeler bien plus justement que la fortune, -avec ses procédés infaillibles. Ce sont ceux de la Science. Que c'est -passionnant, cette recherche acharnée de la vérité, et amusant!... Quand -on a La Méthode, (décidément ce sont les mots entiers qu'il faudrait -mettre en majuscules et colorier comme faisait Barbey d'Aurevilly pour -des manuscrits) on est assuré de ne pas se tromper. Quelle joie alors que -de provoquer les clameurs des ignorants!... Le jour où je me suis permis -d'insérer dans un périodique de Paris un article affirmant que le -portrait de la femme du palais Varegnana n'était pas, ne pouvait pas être -de Léonard, vous ne vous imaginez pas le _tolle_. Je n'avais pas toutes -mes preuves, mais l'analyse bien faite d'une Å“uvre ne trompe jamais, -jamais!... Elles sont venues, ces preuves, et écrasantes: le dessin de -Venise, le «faux» du Monsignore, les lettres d'Andréa Solario, et enfin, -et surtout, ce portrait que le comte Pappalardo a légué à Mme la marquise -Ariosti!... En ai-je eu du bonheur? Je n'avais pas le droit d'espérer, -pour mes débuts, une découverte de cette force... Pensez qu'il y a cinq -ans, je n'étais qu'un petit élève de l'école de Rome, ne sachant pas s'il -ferait de l'archéologie ou de la numismatique... Car vous ne savez pas, -cher Maître, cette entrée dans la critique d'art, ç'a été tout un -roman...» - -Il s'arrêta quelques secondes. Je venais d'écouter l'hymne de guerre du -pédant, ivre d'orgueil au milieu des ruines, j'allais recevoir les -confidences du bon jeune homme, si follement amoureux qu'il éprouvait le -besoin de crier sa joie aux passants de la rue: - ---«Oui, un roman», reprit-il, «mais puisque M. le comte Varegnana vous a -parlé de moi, il a dû vous en toucher un mot. Il vous aura dit que -j'allais me marier... Il a été si bon, si accueillant pour ma fiancée! Il -a eu du mérite, car, enfin, je lui ai démoli son Léonard. Bah! Le jour -viendra, et bientôt, où il sera tout aussi fier d'avoir un Cristoforo -Saronno. Je n'aurais pas découvert ce peintre que j'affirmerais cela -aussi énergiquement, parce que c'est certain. Cristoforo comptera, il -compte déjà , parmi les plus grands... Mais je vous parlais de ma fiancée. -Elle est aussi ma petite cousine. Elle s'appelle Mlle Christiane Boudron. -Son père est ce M. Jules Boudron, dont vous connaissez certainement le -nom. Rappelez-vous. Le couturier de la place Vendôme... D'ailleurs sa -collection de primitifs est déjà classée. Vous ne l'avez jamais visitée? -Non?... A Paris, si vous me le permettez, je vous y mènerai. Vous -jugerez. Rien que des choses du quatorzième ou du quinzième, et que les -critiques peuvent passer au crible, je vous en réponds. C'est drôle, -n'est-ce pas? Un grand couturier parisien qui travaille dans les Siennois -et les Florentins de la bonne époque! Mais quand M. Boudron vint à Paris -tout jeune, il commença par fréquenter l'Académie Jullian. Il voulait -être artiste. Il a eu son roman lui aussi. Il a rencontré la mère de -Christiane. Elle était la beauté et la sagesse même. Elle travaillait -comme ouvrière chez un couturier en vogue d'alors. M. Boudron l'a aimée. -Il l'a épousée. Pour augmenter un peu les maigres ressources du ménage, -il a eu l'idée de dessiner des croquis de toilettes qu'il a soumis au -patron de sa femme. Il s'est trouvé qu'il avait le génie pour cela. Ses -croquis ont si bien réussi que Mme Boudron et lui ont eu l'idée de -s'établir à leur compte. Ils ont fondé une maison. Le succès est venu, et -prodigieux... Hélas! M. Boudron paya son bonheur bien cher. Sa femme -mourut subitement, à l'époque où ils allaient se reposer, leur fortune -faite. Il a voyagé en Italie, pour se distraire. L'artiste qui -sommeillait sous le tailleur pour dames s'est réveillé. Il a osé acheter, -et ma foi, très bien... Je ne dis pas qu'_on_ ne l'ait pas un peu aidé, -mais il a su écouter les bons conseils. Cette docilité là est aussi rare -que la compétence...» - -Le pédant avait reparu, dans un sourire d'une suffisance suprême. _On_, -c'était lui. L'amoureux prit sa revanche par un autre sourire, tout -attendri, tout reconnaissant, qui me fit lui pardonner le premier, le -rictus amer et hautain du cuistre. Il continuait: - ---«Depuis que je me connais, j'avais cousiné avec les Boudron. M. Boudron -et ma mère avaient le même arrière grand-père. Nous sommes tous -originaires de Saint-Claude, dans le Jura. Mais moi, le troisième fils -d'un petit greffier de province, menant à Paris la modeste existence d'un -boursier de licence, puis d'agrégation, vous comprendrez que je me -sentais gêné par les somptuosités de l'hôtel d'un commerçant -millionnaire!... Je n'osais seulement pas regarder ma cousine. C'est à -Rome, quand M. Boudron y vint, après la mort de sa femme, il y a cinq -ans, que j'ai découvert Christiane et qu'elle m'a découvert. Nous nous -sommes aimés, sans nous le dire, dès ce moment. Je me suis tourné vers la -critique d'art, pour ce motif. Étant donné les goûts de M. Boudron, j'ai -vu là une sûre manière d'entrer dans son intimité. Et j'ai travaillé!... -Il s'en est rendu compte, quand je lui ai offert d'écrire sur sa -collection un livre du genre de celui que M. Adolphe Venturi a composé -sur la galerie de M. Crespi. Ce livre est achevé. On l'imprime en ce -moment. Et puis, j'ai déniché pour cette collection deux ou trois pièces -rares. Enfin, j'ai eu mon Å“uf de Colomb,--j'appelle ainsi ma trouvaille, -elle était si simple!--cette résurrection de l'_Amico di Solario_, de ce -Cristoforo Saronno dont vous ne connaissez pas encore le chef-d'Å“uvre... -Vous verrez! Vous verrez!... Christiane a pris cette occasion pour -déclarer à son père qu'elle m'aimait et qu'elle n'épouserait personne que -moi. Nous nous sommes fiancés ici, où M. Boudron est venu, cela entre -nous, pour essayer d'acheter ce chef-d'Å“uvre de l'_Amico_ justement, le -portrait de femme de la marquise Ariosti. Par malheur, les journaux ont -déjà polémiqué. La marquise sait le prix de son tableau. Elle en demande -cinquante mille francs. Il en vaudra cent mille, quand mon livre sur -Cristoforo Saronno aura paru. Je compte en offrir le premier exemplaire à -Mme George Courmansel, née Christiane Boudron, le matin de notre mariage. -Mais il faut que vous voyiez ce tableau, vous. Il le faut. Mme Ariosti en -est un peu jalouse. Si elle ouvrait sa porte, l'Europe défilerait chez -elle. A moi, elle ne peut rien me refuser. Dès demain j'aurai arrangé -cette visite...» - - - - -V - - -Je devais, en effet, grâce à cette toute puissante protection, le voir de -tout près, ce portrait dont je ne doute pas qu'il ne perpétue à jamais la -gloire de l'_Amico di Solario_ et de son découvreur, mais dans quelles -conditions de comique fantasmagorie! Cette visite chez Mme Ariosti n'eut -lieu que le surlendemain. Avant d'y arriver, laissez-moi, Madame, prendre -le chemin des écoliers et vous silhouetter encore deux acteurs essentiels -dans la petite comédie que je vous raconte. Vous avez deviné qu'il s'agit -de M. et de Mlle Boudron. Je ne connaissais George Courmansel que depuis -quelques heures; déjà il m'avait présenté à son futur beau-père et à la -jeune fille, avec la même bonhomie cordiale qui lui avait fait me -raconter aussitôt l'idylle de ses fiançailles. J'étais dans le hall de -l'hôtel, en train de me balancer sur un fauteuil à bascule après dîner, -et d'imiter l'Anglais de l'après-midi, sauf qu'au lieu de pipe je fumais -un cigare. Au lieu de whiskey et de soda, je m'empoisonnais d'un vitriol -savamment jauni dans un laboratoire, puis monastiquement baptisé du nom -de chartreuse. Je vois apparaître Mons Courmansel, le nez à l'évent, -comme toujours, et ses gros yeux bleus aux aguets derrière ses lunettes -serties d'or. Il m'aperçoit et il fonce sur moi, comme sur un Cristoforo -Saronno: - ---«Je vous cherchais,» me dit-il. «M. Boudron voudrait tant faire votre -connaissance!... C'est un de vos grands admirateurs, mon cher Maître. Si -vous me permettez, je vous conduis dans son salon. Il vous attend.» - -Vous m'avez souvent reproché, Madame, ce que vous appelez -irrévérencieusement le «chipisme» des artistes et des gens de lettres -dans le monde. Vous prétendez que nous ne nous trouvons jamais traités -avec assez de déférence. Avons-nous si tort? On nous y donne trop -volontiers le rôle de la bête savante que l'on promène au doigt et à -l'Å“il pour amuser l'honorable société. Sur ce chapitre, les bourgeois -valent les ducs. M. Boudron trouvait fort naturel de m'inviter à monter -chez lui, par un tiers, tout comme les grandes dames habillées par lui -avaient dû trouver naturel de le convoquer à domicile. Qu'est-ce qu'un -peintre pour un millionnaire? Un ouvrier en couleurs qu'il paie quinze ou -vingt mille francs le portrait. Le procédé était si peu cérémonieux que -j'hésitai une minute, pour céder devant la supplication du visage de -Courmansel: - ---«J'ai promis de vous amener...» insistait-il. «Vous me ferez gronder, -si je n'arrive pas à vous décider...» - -Une terreur passait devant ses yeux, qui excita, je dois vous l'avouer, -ma curiosité plus que ma pitié. On ne devient pas un portraitiste -professionnel, sans développer en soi un goût de la nature humaine qui -doit être, j'imagine, celui des vrais romanciers. Au fond, cette petite -histoire sentimentale, si bizarrement emmêlée à des préoccupations de -critique d'art, m'intéressait déjà . Qui donc était cette fille d'un -commerçant enrichi, assez originale pour vouloir, avec sa dot, épouser ce -pédantesque maniaque, digne d'enseigner l'esthétique à KÅ“nigsberg ou à -Tubingue, chez les barbares? Qui, ce commerçant lui-même, cet ancien -rapin transformé en grand couturier? J'acceptai donc de suivre le fiancé. -Il m'introduisait quelques instants plus tard, dans un salon d'hôtel. -Devant une table et les débris d'un dessert, un homme de mon âge et une -jeune fille, étaient installés, lui en _smoking_, elle en toilette du -soir, au lieu que George Courmansel n'avait pas quitté sa jaquette et ses -bottines jaunes de l'après-midi. Moi-même je m'étais mis aussi en -_smoking_, machinalement, parce que mon domestique m'avait préparé mes -vêtements. Je ne prévoyais guère que cette involontaire élégance vaudrait -à mon barnum un coup de boutoir immédiat. J'allais dès la première minute -savoir le degré de bienveillance avec lequel le père de Christiane -traiterait son gendre! Les phrases de banale politesse étaient à peine -échangées que M. Bourdron se tournait vers Courmansel, et, ironiquement, -avec cette gouaillerie brutale particulière aux gens riches de médiocre -éducation: - ---«Hé bien! George. Il me semble que M. Monfrey n'est pas un bourgeois, -et vous voyez qu'il s'habille le soir?... C'est une vieille querelle que -je fais à ce grand garçon», ajouta-t-il en se retournant vers moi: «Je -lui dis toujours: un intellectuel peut être un homme du monde...» - ---«George a tant à travailler, en ce moment, pour finir son livre,» -interrompit la jeune fille, d'une voix qui, aussitôt, me la rendit -chère,--la voix de ses yeux, si vrais, si loyaux, si tendres! J'ai su -depuis qu'elle avait vingt-quatre ans déjà . Elle en paraissait à peine -dix-huit. Tout en elle n'était que grâce et fragilité. Elle avait une -petite tête de statuette grecque sur des épaules un peu trop minces, des -traits délicats d'une finesse comme miniaturée. Si j'avais pu écouter son -cÅ“ur, en ce moment, je l'aurais senti palpiter d'émotion. La rude -apostrophe à son fiancé la frappait comme d'un choc. Évidemment le père -avait pour elle cette affection profonde qu'inspirent aux êtres très -robustes ces créatures qui semblent trop grêles pour la vie. Il ne la -comprenait pas assez pour lui épargner les secousses de ses brusqueries. -Il l'aimait trop pour ne pas lui céder, dès qu'elle lui parlait avec -cette voix, un peu étouffée, où son instinct paternel devinait une peine, -sans que sa grossièreté native lui permît de passer de l'effet à la cause -et de corriger ses manières trop brusques. Que j'en ai connu, de ces -pères et de ces maris, d'étoffe rude, de tempérament épais, et qui se -trouvaient avoir, celui-ci pour fille, celui-là pour femme, de ces -créatures toutes pareilles aux mimosas, à ces plantes animalement -sensibles, qu'un froissement fait frissonner, se contracter! Que j'en ai -vu, de ces fleurs vivantes, dépérir, se faner, au voisinage constant -d'êtres trop bruyants, trop affirmatifs, trop forts, qui leur faisaient -du mal par leur simple existence, sans même s'en douter, qui les tuaient, -quelquefois en les chérissant! Cette différence foncière de nature avait -dû être la tragédie secrète du foyer du veuf. Ainsi s'expliquait l'amour -de la jeune fille pour son cousin. Elle avait été prise par ses manières -douces et conciliantes, par ce caractère de savant, combatif dans le seul -domaine des idées, et, pour tout le reste, incertain jusqu'à la -faiblesse, ennemi de l'action jusqu'à la pusillanimité. Devant la phrase -agressive de M. Boudron, Courmansel demeurait décontenancé, très rouge, -et il balbutiait avec un sourire contraint: - ---«Mais si je ne me suis pas habillé, ç'a été pour ne pas vous faire -attendre, Christiane et vous...» - ---«Et moi,» dis-je à mon tour en m'adressant au couturier collectionneur, -«si je n'avais pas pensé que je pouvais aller ce soir au palais -Varegnana, je ne me serais certes pas harnaché de la sorte...» - ---«Vous connaissez M. le comte Varegnana, monsieur?» interrompit de -nouveau la jeune fille. Elle m'avait coulé un regard d'une reconnaissance -émue, pour l'appui donné à son fiancé, et tout de suite elle s'emparait -de la phrase que j'avais prononcée, non sans intention. Elle essayait de -mettre l'entretien sur un terrain où M. Boudron et George Courmansel -s'entendissent et où brillât celui qu'elle aimait. Nul doute qu'elle ne -fût un peu humiliée du rôle inférieur imposé par son père au jeune homme. -La facilité de ce dernier à l'accepter ne lui plaisait guère plus. Le -subtil génie féminin est ainsi: on dirait qu'il possède un sens spécial -pour apprécier, dans les rapports d'homme à homme, ces nuances qui -manifestent les affirmations ou les reculs d'une personnalité vis-à -vis -d'une autre. Et elle continuait: «Vous avez vu chez lui le portrait -attribué faussement à Léonard de Vinci, et dont George a découvert le -véritable auteur? N'est-ce pas, l'on éprouve une intime satisfaction à -voir un génie ignoré reconquérir l'honneur qui lui était dû?...» - -Ses douces prunelles, si clairement brunes dans son teint d'une jolie -pâleur, s'étaient tournées, cette fois, vers l'initiateur de cette -justice posthume. Courmansel lui dit merci par le rougissement de plaisir -avec lequel il accueillit cet éloge. Il avait senti qu'elle voulait -réparer le procédé par trop familier de son père. Il l'aimait autant -qu'il en était aimé. Le père n'observait pas le manège muet des fiancés. -Mais à la manière dont il me regarda, de son côté, tandis que sa fille -hasardait cette allusion directe à la grande découverte de son futur -gendre, ses sentiments pour le jeune homme achevèrent de s'éclairer pour -moi. Il subissait la suggestion de Christiane, et quelque chose en lui -luttait encore. Il admirait Courmansel, comme il eût accepté un effet de -commerce douteux, «sous toutes réserves». Il y avait entre eux cet -antagonisme radical des tempéraments qui veut qu'un chat et un chien, mis -en face l'un de l'autre, s'affrontent aussitôt. M. Boudron était un type -accompli d'un certain bourgeois Parisien de nos jours: par sa tenue, très -astiquée, la coupe militaire de ses cheveux en brosse, une sveltesse -relative de ses mouvements, due au massage et à l'escrime, il donnait -l'idée de ce que j'appelle «l'homme des répétitions générales»--«l'homme -des premières» ayant rejoint depuis longtemps le «boulevardier» au pays -des vieilles modes. Les personnages de ce type, tiennent du viveur, de -l'artiste et du _sportsman_. J'eus l'impression très vite que M. Boudron -copiait quelqu'un. En cherchant bien, je reconnus qu'il imitait le genre -de mon confrère Maxime Fauriel, le pastelliste. Il a pris à Maxime son -port de tête, ses intonations un peu sèches, sa barbe taillée en pointe, -à la Henri III, son monocle carré et attaché par un large ruban de moire -qu'une agrafe d'or pique au gilet. Mais Fauriel garde, à travers tout ce -cabotinage, sa physionomie spirituelle et aisée de gamin de Paris, au -lieu que son faux-sosie laissait deviner à chaque geste, à chaque -parole, de la tension à la fois et de l'incertitude. Il n'était pas sûr -de ses effets. Cependant l'habitude des succès dans une carrière ne va -pas sans de réelles supériorités d'intelligence et d'énergie. Le notable -commerçant en avait conscience, et cette hésitation dans son personnage -joué n'empêchait pas chez lui l'orgueil profond de l'individu habitué à -commander. Il avait entrepris sa galerie par un curieux mélange de -sentiments: le ressouvenir de ses premières ambitions d'apprenti peintre, -la gloriole d'être cité dans les journaux et de faire les honneurs de ses -tableaux à des amateurs célèbres, l'idée aussi de la «grande vente» en -cas de revers de fortune. George Courmansel, en l'aidant de ses conseils, -comme il s'en vantait, pour quelques achats, l'avait tout ensemble -subjugué et humilié. Très sensible à ce défaut du laisser-aller extérieur -que l'absorption dans leurs idées entretient aisément chez les hommes -d'étude, Boudron nourrissait contre le talent du fiancé de sa fille une -hostilité combattue par une involontaire déférence. De là cette curiosité -aiguë de son regard. Il allait savoir comment moi, un peintre arrivé, -commandeur de la Légion d'honneur, exposé au Luxembourg, je jugeais la -soi-disant découverte du critique, à la veille de révolutionner -l'histoire de l'art. Et puis mon opinion pouvait avoir son influence sur -une décision très importante. Le couturier, millionnaire mais avisé, -hésitait encore à payer cinquante mille francs le tableau légué par feu -le comte Pappalardo à la marquise Ariosti. Son expression se fit plus -avenante pour le conseilleur de cet achat quand j'eus déclaré, appuyant -de ma complaisance, à demi sincère, l'enthousiasme de Christiane: - ---«Oui, Mademoiselle, j'ai vu ou plutôt revu ce portrait de femme. Il me -restait dans la mémoire comme si remarquable, que je me suis arrêté à -Milan, un peu à cause de lui... Varegnana m'a raconté par quelles -merveilles d'ingéniosité M. Courmansel a déterminé l'origine de cette -peinture. Je suis de votre avis: redresser l'injustice de la postérité -envers un artiste méconnu, c'est une très noble mission et bien digne -qu'un homme de cÅ“ur y consacre sa vie.» - ---«Vous me comblez, cher Maître,» dit George Courmansel, «mais je vous -avoue que je n'ai pas des ambitions si hautes. Les besognes de la Science -ne sont ni nobles ni le contraire. Elles sont vraies...» - ---«C'est le point où je me sépare de lui, Monsieur Monfrey,» reprit à son -tour M. Boudron. «Je ne suis qu'un commerçant, mais j'aime les tableaux -pour eux-mêmes, parce qu'ils sont beaux, comme on aime les fleurs, les -femmes, la musique, le vin, tout ce qui exalte, tout ce qui grise. George -aime les tableaux comme un botaniste aime les plantes, pour les mettre -dans ses herbiers et les étiqueter. Mon système est le bon. Qu'il soit de -Léonard ou de Cristoforo, le portrait Varegnana n'en est ni plus -admirable, ni moins. Ai-je raison?» - ---«Tu ne voudrais pourtant pas que ton Jean Bellin, celui que George t'a -trouvé, ne fût pas authentique?» interrogea malicieusement Christiane. -«Moi aussi papa, ai-je raison?» - ---«Mon Bellin?» s'écria le père. «Il n'y a pas moyen de le discuter, -celui-là , avec sa signature en capitales dans son cartouche et une des -deux _L_ plus haute que l'autre... Mais voulez-vous en voir la -photographie?» me demanda-t-il. «George, sonnez donc pour que l'on -desserve... - ---Bon. Merci...» - -La diplomatique jeune fille avait de nouveau employé, pour couper court à -la discussion, le plus sûr moyen. Quand le collectionneur eut commencé -d'ouvrir, sur la table devenue libre, le portefeuille qui contenait, avec -la reproduction du Bellin, celle de toutes les pièces de son musée, il -parut oublier jusqu'à l'existence de son futur gendre. Ses mains de -rhumatisant, aux doigts noués par les excès de bonne chère et l'absence -d'exercice, mettaient, à étaler les épreuves, les unes après les autres, -le même soin que jadis à ouvrir des pièces de soie tissées spécialement à -Lyon devant les clientes émerveillées. - -Il y avait pour moi quelque chose de pathétique, et qui me fit lui -pardonner ses rudesses, dans sa visible piété de demi-ignorant pour les -Å“uvres, vraiment très rares, dont son argent, gagné au rebours de sa -vocation première, le faisait possesseur. J'admirai aussi que, dans ce -commencement du vingtième siècle, l'Italie, cette Italie fouillée, -refouillée, raclée par toutes les avidités de tous les amateurs des deux -mondes, fût encore si riche? En quelques années un nouveau venu avait pu -y découvrir ce Jean Bellin, une très authentique et très saisissante -_Transfiguration_, digne de celle du musée Correr, à Venise,--une -esquisse d'Andrea del Sarto--un indiscutable _Saint Sébastien_, de ce sec -et vigoureux Ferrarais, Cosimo Tura,--une non moins indiscutable -_Nativité_, de Francesco di Giorgio Martini, le Siennois,--enfin une -dizaine de merveilles, dont leur récent acquéreur était justement fier. -De chacune il avait sept ou huit photographies, représentant l'ensemble -et les détails. Tandis qu'il me les nommait, tantôt lui-même, tantôt sa -fille, tantôt Courmansel énonçaient des impressions. Rien qu'à ces -remarques, j'aurais pu deviner le drame latent de ces fiançailles. Les -deux hommes manifestaient une irréductible antithèse de nature, par leur -seule façon de réagir devant ces chefs-d'Å“uvre. Ils les aimaient certes -l'un et l'autre, mais si différemment! Et quel tact la jeune fille -mettait à sans cesse éviter les heurts par des questions à côté! -Rieuse,--mais un petit tremblement de ses lèvres démentait ce rire,--elle -disait: «Tu te rappelles, père, quand nous sommes allés dans cette villa -près de Sienne, où l'on nous avait raconté qu'il y avait des tableaux -anciens?... Et le cocher qui nous expliquait pourquoi un château se -nommait _Belcaro_? Beau, mais cher.--_Bel ma caro_, aurait dit le général -Espagnol qui l'avait pris après un sanglant assaut...» C'était pour moi -qu'elle évoquait ce souvenir,--en apparence. Elle disait encore: «C'était -le jour anniversaire de ma vingtième année que tu as acheté cette -_Daphné_ que George attribue aujourd'hui à Bramantino? Tu en avais tant -de désir avant et tant de plaisir après, que tu as oublié de me souhaiter -ma fête. Est-ce vrai?...» - ---«C'est vrai,» répondit le père, «mais aussi, cher Maître, quelle grâce -dans cette Daphné! Est-ce une _mâtine_, hein? Quelle jolie manière de -poser ses _petons_! Et dans ses cheveux qui se changent en branche, -quelle souplesse!... Et cet Apollon, quel _gaillard_!...» - ---«Je ne l'attribue pas à Bramantino», dit le fiancé qui souligna sa -certitude: «Elle est de Bramantino. Les mains et les oreilles ne -permettent pas le doute: ces mains aux doigts longs, fuselés, maigres, -les deux premiers réunis, les deux seconds écartés, ces oreilles, longues -aussi, avec le lobe d'en bas très développé, presque pointu... Tenez, je -vais vous montrer dans le livre de Morelli...» Et, avisant sur une -console un volume fatigué par un quotidien usage, il me désignait une -série d'oreilles et de mains, données comme exemples par l'auteur. Des -notes au crayon couvraient les marges. Elles étaient de son écriture. -«J'ai indiqué plusieurs autres tableaux dont Morelli ne parle pas, où les -mêmes signes se retrouvent...» Il y avait là tout un symbole. Courmansel -n'arrivait aux arts qu'à travers le document imprimé. Boudron y allait -franchement, directement, mais sans s'affiner. _Mâtine_, _gaillard_ et -_petons_ manquaient par trop de quattro-*centisme. Et pourtant comme -cette manière un peu commune de sentir était un guide plus sûr que -l'érudition de l'autre! Le tailleur pour dames devait, dès ce soir-là , -donner de cette sagacité instinctive une preuve dont je n'ai saisi la -valeur que plus tard. A un moment, et comme Christiane ramassait les -cartons que nous avions fini d'examiner, pour les ranger de nouveau dans -le porte-feuille, je demandai au fiancé: - ---«Vous ne pourriez pas me montrer une reproduction du portrait de la -galerie Ariosti?» - ---«Je n'en ai pas», répondit-il, un peu penaud. «Cela me gêne beaucoup -pour mon livre. La marquise refuse d'en donner les photographies, même à -moi. Je vous ai dit déjà qu'elle était un peu jalouse de ses tableaux.» - ---«Et elle laisse vendre dans les boutiques des reproductions de tous les -autres en cartes postales!»... interrompit M. Boudron. «Est-ce que cela -ne vous paraît pas louche, cher Maître?» - ---«C'est qu'elle n'en a pas un second de cette importance», dit vivement -Christiane. «Personne ne pensait auparavant à visiter sa galerie. Il n'y -avait là que des choses de second ordre. Maintenant, si elle ne fermait -pas sa porte, l'Europe et l'Amérique y défileraient. Pensez donc, une -telle découverte!» - ---«C'est possible», reprit le père, «mais elle ne se conduirait pas -autrement, si elle doutait de l'authenticité du tableau.» - ---«Ah!» s'écria George Courmansel avec un sourire de triomphe, «comme je -voudrais qu'elle en doutât! Nous aurions ce chef-d'Å“uvre pour un morceau -de pain...» - ---«Au lieu qu'elle en veut cinquante mille francs», dit le couturier -collectionneur. «Je n'ai payé mon Jean Bellin que dix mille.» - ---«On ne savait pas que c'était un Jean Bellin», répliqua le jeune -homme... «Mais aussi vrai que c'est un Jean Bellin, aussi vrai ce -portrait du palais Ariosti est de Cristoforo Saronno, et je vous l'ai -déjà dit, c'est cent mille francs qu'il vaudra dans dix ans. Allez, M. -Ralph Kennedy ne tournerait pas autour, si je me trompais... C'est un -millionnaire américain qui ravage l'Italie depuis cette année. Le mot -n'est que juste. Vous ne soupçonnez pas ce qu'il a déjà enlevé!» - ---«Mais qui nous a parlé des intentions de Kennedy? Mme Ariosti. Nous -savons, nous, qu'il est à Milan, et c'est tout. Je me défie de cela -encore... Mais, cher Maître, vous verrez le tableau. Que ce soit une -bonne chose, je ne dis pas. La tiare du Louvre aussi était une bonne -chose.» - ---«Je vous l'avais déclarée fausse dès le premier jour», interrompit -Courmansel, «et ce n'était pas ma partie.» - - - - -VI - -Que le jeune homme sentît l'aversion cachée du père de sa fiancée, j'en -reçus la confidence même de sa bouche, ce surlendemain auquel j'arrive, -et tandis que nous gagnions de compagnie le palais Ariosti. La marquise -avait fait attendre sa réponse vingt-quatre heures. J'avais passé ces -deux jours à m'exalter et à me meurtrir le cÅ“ur tour à tour, dans les -délices et les mélancolies des villes _revisitées_. Vous n'aurez pas -toujours vos vingt-six ans, Madame, ni cette élasticité intérieure. A cet -âge on est si nouveau aux choses, et les choses vous sont si nouvelles! -Dès l'heure où l'on aime à se ressouvenir, on vieillit. Je suis vieux -alors, ah! bien vieux. Excepté pour ce qui vous touche, je n'ai plus -d'émotions que rétrospectives. J'avais donc erré à travers les musées et -les églises de Milan, y cherchant, y retrouvant tant de nobles Å“uvres -dont je vous ai déjà nommé les auteurs,--y cherchant, y retrouvant mon -fantôme, un autre moi-même, un Monfrey bien différent du désabusé -d'aujourd'hui, non point par la sensibilité, mais par l'espérance, mais -par cette fièvre d'attente, ce frissonnement enivré du départ pour la -vie.--Rien n'avait changé, au contraire, des tableaux d'autrefois. Quelle -leçon pour un artiste! Quel conseil d'appuyer son être sur son art tout -simplement, sur cette besogne qui, réussie ou manquée, échappe du moins à -l'action meurtrière du temps! La sensation nous déçoit. Le sentiment nous -trompe. Ceux ou celles que nous aimons vieillissent et changent. La -beauté, une fois fixée sur une toile, sur un pan de muraille, sur un -panneau, survit dans son impérissable jeunesse aux yeux qui l'ont -contemplée, à la main qui l'a copiée, au cÅ“ur qui l'a idolâtrée. C'est -vrai, mais la Beauté peinte ou sculptée, si elle ne périt pas, n'aime -pas. Si les bouches de femmes qui sourient dans les tableaux ne se fanent -pas, si elles ne mentent pas, elles ne prononceront jamais de ces paroles -qui ouvrent devant notre âme extasiée les perspectives infinies du -bonheur. Toutes ces idées,--d'autres encore que je ne vous dis pas, à -quoi bon?--remuées en moi par ces courses à travers cette ville, chère à -ma première jeunesse, m'avaient attendri profondément. Elles faisaient de -moi un auditeur de choix pour un amoureux, comme ce naïf George -Courmansel, en plein élan de sa destinée. N'était-il pas à l'aube de ce -rêve réalisé: un mariage d'amour? Je l'écoutais donc me dire, d'un accent -si frémissant, si vrai: - ---«Ah! cher Maître, vous ne vous doutez pas du service que vous m'avez -rendu avant-hier.... Je peux bien vous avouer cela: M. Boudron n'est pas -toujours très juste pour moi. C'est si naturel. Il a aimé passionnément -sa femme. Notre bonheur, à Christiane et à moi, l'irrite par -instants,--sans même qu'il s'en doute. Nous lui rendons trop présent un -passé qui lui a été trop cher.--Alors, tout lui sert de prétexte pour me -bousculer, vous avez vu, depuis mon oubli de m'habiller, l'autre soir, -jusqu'au refus opposé par la marquise Ariosti à mes demandes de -photographies... Mais il m'aime, au fond, et il est si heureux quand on -me montre de la bienveillance. Ce que vous avez dit de ma découverte, à -propos du prétendu Léonard, lui est allé au cÅ“ur. Il en a parlé à -Christiane. «Décidément,» lui a-t-il dit, «notre George est quelqu'un.» -Et il a ajouté: «Nous le verrons à l'Institut.»... Ah! si je pouvais en -être, bien des préventions qu'il a, tomberaient! Si j'avais seulement le -prix Bordin que l'Académie des Beaux-Arts décerne au meilleur ouvrage sur -l'esthétique et l'histoire de la peinture?... Car enfin, quand mon -_Cristoforo_ paraîtra, ce sera tout de même un fier morceau d'histoire de -la peinture. Tâchez de lui dire combien vous aurez aimé le tableau que -nous allons voir. Car vous l'aimerez. Je me fais d'avance une fête de -votre surprise... Et si vous étiez déçu,--on ne sait jamais,--ne le lui -dites pas trop. Mais vous ne serez pas déçu...» - -Il me prononçait cette demi-objurgation devant la porte de la casa -Ariosti, une grande bâtisse toute neuve au premier étage de laquelle--le -_piano nobile_--habitait la marquise. J'avais vu, l'avant-veille, chez le -comte Varegnana, le type de la grande existence Italienne historique, -pour dire le vrai mot. L'appartement de Mme Ariosti me représentait la -vie Italienne moderne que je goûte peu. Elle est trop imitée, trop -plaquée. Un maître d'hôtel nous reçut, vêtu à la mode anglaise, avec le -frac noir et le pantalon gris. Le salon où nous entrâmes était meublé à -la française, avec les bois clairs et sobres de notre dix-huitième -siècle, déplacés ici, alors qu'il est si facile de trouver, dans la -Vénétie toute voisine, de ces adorables mobiliers, d'un _rococo_ un peu -baroque, mais exquis de fantaisie originale et locale. La marquise -elle-même trônait là , ayant à sa portée, sur sa table, le dernier roman -français, et habillée dans un demi-deuil suprêmement élégant, qui -fleurait la rue de la Paix. L'Å“il exercé de M. Boudron n'y aurait certes -pas démêlé une faute d'orthographe. J'avais devant moi une Parisienne, ou -qui se voulait telle. La parfaite correction de sa toilette, _up to -date_,--comme disent si drôlement les Yankees, _à hauteur de -date_,--n'empêchait pas que le caractère de son visage, plutôt laid -d'ailleurs et trop creusé pour ses trente-cinq ans, ne restât -profondément individuel et tout à fait de son pays. Mme Ariosti avait ce -sérieux du regard, cette réflexion dans le pli de la bouche, cette force -de la physionomie qui se rencontrent si souvent de ce côté des Alpes et -si rarement de l'autre. Deux personnages lui tenaient compagnie. L'un -était un grand et fort jeune homme qui n'offrait pas un moindre contraste -entre sa mise et sa mine que la maîtresse du logis: son teint d'une -pâleur mate, ses cheveux très noirs, ses prunelles sombres et chaudes -dénonçaient le Méridional, et il n'avait rien sur lui qui ne vînt de -Londres, depuis ses bottines vernies jusqu'à sa cravate, et depuis son -veston jusqu'à la cigarette à bout de liège qu'il continua de fumer, -après nous avoir salués, avec un flegme tout britannique. Mais quels -yeux! La finesse aiguë et presque sauvage d'un compatriote de Machiavel y -avait passé pour me sonder jusqu'au tuf. L'autre visiteur, lui, pouvait -avoir quarante-cinq ans, cinquante, soixante ans. Comment déchiffrer un -âge sur une face glabre et grise d'Américain et dans une physiologie -toute en os et en nerfs? Seule la nationalité du personnage ne permettait -pas une minute de doute. Le flegme de celui-là n'était pas acquis. Son -anglomanie--lui aussi ne portait rien qui ne vînt de Regent Street et de -Piccadilly--s'accordait à son type. Ses yeux d'un bleu clair et froid ne -démentaient pas l'impassibilité avec laquelle il nous salua, quand la -marquise Ariosti nous eut présentés les uns aux autres: - ---«Monsieur le prince de San Cataldo... Monsieur Ralph Kennedy...» - -Ce nom n'eut pas plus tôt été prononcé, que la phrase du défiant M. -Boudron me revint à la pensée. La rencontre entre le collectionneur -d'outre-mer et le futur gendre de l'amateur parisien était trop -évidemment préméditée, et non moins préméditée la présence du prince -napolitain. J'ai su depuis qu'il était l'ami fidèle de la marquise. Les -deux complices dans la vente du tableau en litige se partageaient la -surveillance des deux acheteurs possibles. Cependant, Mme Ariosti -commençait, en s'adressant à moi, une longue histoire: - ---«C'est un grand honneur pour moi, cher Maître (Elle aussi!), que votre -visite... M. George Courmansel m'a écrit que vous désiriez voir le -tableau qu'il attribue à l'_Amico d'Andrea da Solario_... Ce n'est pas -grand'chose. Mais j'y tiens beaucoup. Il m'a été légué par le meilleur -ami de mon pauvre mari. Le défunt marquis Ariosti et le comte Pappalardo -s'aimaient comme deux frères. Ce tableau me les rappelle tous deux... Il -m'est cher, bien cher...» - -Le visage de la veuve inconsolée exprima cette mélancolie sans remède -qu'un vieux proverbe de je ne sais quelle province française raille si -gaiement: «Cheveux de veuve coupés, remariage dans l'année.» Mme Ariosti -avait dû, aux funérailles de feu son époux, être admirable de tragique. -Probablement une grande mèche de ses beaux cheveux noirs reposait en -effet dans le cercueil, roulée autour des mains jointes du marquis. Le -proverbe avait pourtant menti, grâce à la précaution que le sagace -gentilhomme avait prise. J'ai encore su cela depuis. Il avait légué sa -fortune à la marquise, sous condition. Une nouvelle union lui aurait -coûté cent mille francs de rente qui seraient allés à un neveu. Que ceci -soit une excuse auprès de votre sévérité, Madame, et de votre _gratin_, -pour la _combinazione_ qui installait chez la veuve un consolateur -inavoué! Durant cette courte oraison funèbre, le Napolitain avait eu -d'ailleurs une tenue incomparable. Les bouffées de sa cigarette étaient -montées vers le plafond avec componction, et le silencieux dégoût du -_gentleman_, froissé dans sa délicatesse la plus intime, contracta son -visage expressif quand le libre citoyen des États-Unis répondit en -français, avec un accent qui ajoutait au comique de son observation: - ---«_Well!_ Cela, Madame, est le prix du tableau pour vous, qui vendez. -Cela n'est pas son prix pour moi, qui achète.» - -Je reconnus à cette réponse qu'en dépit de ses élégances vestimentaires -et de ses acquisitions artistiques, M. Ralph Kennedy appartenait à la -plus grossière variété des millionnaires de son pays. Il n'y a guère de -milieu, dans cette étrange coterie des magnats du dollar. Ils se -raffinent ou ils se brutalisent à l'excès. La marquise Ariosti ne parut -pas avoir entendu cette phrase, qui continuait sans doute une -conversation commencée avant notre arrivée. Elle reprit, en s'adressant -toujours à moi: - ---«Vous vous étonnerez, cher Maître, de ce que M. Courmansel vous aura -dit sans doute, que, tenant à ce tableau comme j'y tiens, j'aie pu -accepter l'idée de m'en défaire. Il vous aura dit aussi que le défunt -marquis avait créé un Institut technique de dentelle, pour restaurer une -industrie d'art qui fut une des gloires de notre ville. Vous connaissez -bien le point de Milan?... L'avenir de cette fondation était sa constante -pensée, durant sa dernière maladie. Il lui a par son testament attribué -les revenus d'une de nos terres... Cette année-ci a été très pluvieuse. -Une inondation a fait des dégâts qui ont compromis les récoltes... C'est -à ce moment que M. Courmansel a découvert la valeur de ce tableau, dont -nous savions bien qu'il était d'auteur. Nous ne savions pas de quel -auteur. En même temps, il m'a présenté quelqu'un qui m'a fait une offre. -J'ai cru voir là une coïncidence qui n'était pas uniquement naturelle... -Vous allez rire, mais nous autres Italiens--que voulez-vous?--nous -restons croyants, très croyants... Ah! ce sera un déchirement que de me -séparer de ce tableau, si je m'en sépare... Mais de tous les hommages que -l'on peut rendre à un mort, ne faut-il pas préférer celui qui s'adresse à -son Å“uvre, au meilleur de sa pensée et de son âme?...» - ---«Je ne m'étais pas permis, Madame la Marquise,» dit Courmansel, «de -répéter à M. Monfrey ces raisons qui font tant d'honneur à votre -sensibilité.» - -Le coquebin scientifique était de bonne foi en collaborant ainsi à ce que -j'ai su depuis être une effrontée comédie. Une voix répéta, comme un -écho: - ---«Tant d'honneur...» - -C'était celle du fumeur de cigarettes, du subtil San Cataldo qui jugea -sans doute,--à quels signes? je me le demande--que je n'étais pas -suffisamment ému par l'hommage rendu aux mânes de l'époux. Car il -interrompit cette moderne matrone d'Éphèse en ajoutant: - ---«Mais, Marquise, le temps de M. Monfrey est précieux. Si vous le -permettez, je le mènerai voir la peinture...» - ---«Non, Berto,» répondit Mme Ariosti. «J'irai bien moi-même...» - -Elle se leva. Nous la suivîmes dans un salon plus petit, aux murs duquel -étaient suspendus plusieurs tableaux, dont un, voilé d'un rideau de soie -noire. La marquise vint à lui d'un pas presque religieux. De sa fine main -blanche, elle tira doucement ce rideau, et elle dit avec solennité: - ---«Le voici.» - - - - -VII - -Je vous ai annoncé, Madame, une histoire destinée à vous faire rire, et -jusqu'ici vous vous serez demandé: «Que voit-il de comique là -dedans? la -débaptisation d'un tableau douteux,--celui du comte Varegnana,--ou les -sentimentalismes par hasard bien placés d'un jeune pédant? Les tendres -délicatesses d'une fiancée, ou les brutalités d'un commerçant enrichi, -les rudesses d'un Américain du même type, ou les hypocrisies d'une -veuve?...» Mais que direz-vous de ce spectacle: ladite veuve esquissant -un geste solennel, le _patito_ allumant une nouvelle cigarette pour mieux -nous observer à travers un masque de fumée, M. Ralph Kennedy assurant sur -son nez carré des besicles à la Chardin,--comme il sied à un amateur -artiste,--George Courmansel ouvrant ses yeux, ses narines, sa bouche, -avec l'attitude d'un saint François de fresque en train de recevoir les -stigmates,--et moi, dans ce groupe, regardant le panneau, et retenant -avec peine un cri,--celui d'un étonnement dont, encore aujourd'hui, je ne -suis pas tout à fait remis? Dans ce portrait de femme, attribué par -l'élève de Morelli à l'_Amico_ mystérieux d'Andrea Solario, à ce -Cristoforo ignoré jusqu'alors et désormais illustre, je venais de -reconnaître--ou de croire reconnaître--une peinture exécutée voici -vingt-cinq ans. Et par qui?... Mais par votre serviteur lui-même, Madame, -par M. Léon Monfrey en personne, alors que, simple rapin, ayant manqué -son prix de Rome--il vous l'a raconté déjà --il séjournait, petitement, -mais librement, à ses frais, dans la ville des Césars, des Papes et de -Raphaël!... Était-ce possible? N'étais-je pas le jouet d'une de ces -ressemblances qui tiennent de l'hallucination?... Ce portrait, immobile -dans son cadre antique, montrait bien ces tons dorés de la chair, ces -nuances éteintes des étoffes que peut seule donner la patine de l'âge. Il -était comme usé, comme râpé. Un craquelage de vieille faïence vous -avertissait de ne pas toucher cet objet fragile, de ne pas endommager -cette épave arrachée à la destruction des temps. Ce panneau était criblé -de petits trous qui dénonçaient l'acharnement séculaire des vers à -dévorer cette lamelle de bois, comme d'autres vers avaient sans doute -dévoré le chêne ou le sapin du cercueil dans lequel on avait couché la -morte dont c'était l'image. Les lettres de la signature s'étaient -effritées en partie... Oui, tous ces détails, merveilleusement machinés, -me juraient que je me trompais... Et pourtant, non, je ne me trompais -pas. C'était bien là le portrait de la petite Ginevra Ferrari, la pauvre -fille qui me servait de modèle, voici un quart de siècle. Ce panneau, -moins vermiculé alors, mais déjà d'un bois très vénérable, c'était bien -celui que l'antiquaire de la via Condotti m'avait apporté un matin. -J'avais eu besoin de quatre cents francs. Mes camarades m'avaient dit que -ce personnage, qui répondait au nom d'Ignazio Sanfré, procurait -volontiers de l'argent aux artistes pauvres. Le père Sanfré m'avait -accueilli par ces mots: «Jeune homme, vous avez du talent. Je le sais. -Voulez-vous me faire un bon tableau du quinzième? Vous aurez vos quatre -cents francs».--«Pourquoi pas?» avais-je répondu. Je vous accorde, -Madame, qu'il eût été plus scrupuleux de refuser. Car enfin--et j'en -avais la preuve devant moi--un antiquaire ne vous commande pas un tableau -faux pour le garder dans sa boutique. Il se propose de le vendre. A cette -époque, je ne raisonnais pas tant. Toute ma morale, à moi, c'était mon -art. Je m'étais dit: «Ça va m'amuser d'exécuter un beau pastiche.» Et, me -souvenant de la tête du palais Varegnana, j'avais essayé de fabriquer mon -faux dans la manière de Léonard et de ses élèves. Par gaminerie, ma -besogne achevée, j'avais, en lettres majuscules, signé le panneau ainsi: - - P. X. T. F. RIUS. M. PARISIENSIS. - -_Pinxit Falsarius M... Parisiensis._ Cette inscription latine signifiait: -_Monfrey, Parisien et faussaire a peint ce portrait_. Le père Sanfré -n'avait pas pipé devant cette signature: «Hé! Hé!» avait-il dit -simplement, «voilà un métier tout trouvé pour vous, jeune homme. Quand -j'aurai travaillé cette bonne femme à ma façon, vous-même vous ne la -reconnaîtrez pas...» Il avait tenu parole. C'était vrai que je n'osais -pas reconnaître, dans ce chef-d'Å“uvre de truquage, mon «beau pastiche» -d'autrefois. Ce n'était plus un pastiche, c'était un magistral morceau à -tromper le regard le plus exercé,--mais pas le mien. Je m'étais amusé à -copier à la loupe un signe que Ginevra avait au coin de la bouche. Le -signe y était. J'avais, dans le liseré d'or et d'argent qui bordait -l'étoffe du corsage, dessiné un entrelacs qui faisait monogramme. J'y -avais mis son petit nom: _Ginevra Ferrari_. Je pus lire presque toutes -les lettres. De la signature, que la main savante d'Ignazio avait -particulièrement maquillée, il restait un X, un R, la syllabe US, le M, -un I, et la terminaison ENSIS. C'était de quoi achever de lever tous mes -doutes, s'il m'en était resté. Ces débris s'encastraient avec une -exactitude absolue dans mon inscription primitive. Donc!... Mon -saisissement à retrouver cette trace des folies de ma jeunesse,--c'était -pour Ginevra les quatre cents francs, vous le devinez,--mon hésitation à -en croire mes propres yeux, la minutie de mon examen m'avaient, pour un -instant, fait oublier et le lieu où j'étais et dans quelle compagnie. Par -bonheur, l'intensité de mon attention m'avait empêché de jeter -l'exclamation instinctive qu'aurait dû provoquer cette fabuleuse -reconnaissance. J'étais tombé dans un véritable hypnotisme. La voix de -George Courmansel m'en réveilla. Il prenait mon attitude pour celle d'une -admiration rendue muette par son propre excès: - ---«Ah!» disait-il, «je le savais bien, cher Maître, que vous auriez le -coup de foudre devant cette merveille, et il n'y a pas de doute sur -l'auteur. Voyez... X. R. US. c'est XOFORUS, et le reste, M avec la -terminaison c'est MEDIOLANENSIS. On peut distinguer au-dessous la date: -1507.»--Je remarquai en effet des chiffres arabes qui avaient dû être -ajoutés par Sanfré.--«Et savez-vous ce qu'elle prouve, cette signature? -C'est que le portrait a été peint en France, très probablement. _L'Amico_ -d'Andrea Solario a fait comme Solario lui-même, qui signait _Milanais_ -quand il était loin d'Italie, et _da Solario_ quand il y revenait... Et -puis, j'ai une autre preuve. J'ai déchiffré le monogramme. C'est -_Genovefa_ qu'il y avait là , c'est-à -dire Geneviève. Vous n'ignorez pas -la dévotion que l'on avait pour cette sainte à Paris, et sur la colline -qui porte son nom? Il ne reste plus qu'à chercher parmi les femmes de -l'entourage de Charles d'Amboise s'il y en avait une qui s'appelât -Geneviève... Or, il y en a une!... J'ai un texte de Brantôme. Et qui nous -empêcherait de supposer que ce portrait a été apporté en Italie tout -simplement par un seigneur de la cour de France, dont Madame Geneviève -était la dame? Guerroyant ici, il n'a pas voulu se séparer de ce -souvenir... Que cette femme ait été une Française, en tout cas, la -physionomie ne fait pas doute... C'est notre avis, cher Maître?...» - ---«C'était l'opinion de Pappalardo, qui appelait toujours ce portrait sa -Parisienne, _la mia Parigina_, vous vous souvenez, Berto?» dit alors la -marquise. - ---«Je crois l'entendre...» répondit le complice, interpellé ainsi, et il -ajouta un _Caro conte!_ si naturellement soupiré, si plein d'affectueuse -componction que je ne suis pas sûr, encore aujourd'hui, qu'il mentît. Et -pourtant!... Quant au citoyen de la libre Amérique, il avait tiré de sa -poche une forte loupe, et tandis que Courmansel parlait, il vérifiait le -détail de la signature et du monogramme, la tête penchée sur le panneau -de telle manière qu'il nous en dérobait la vue, sans s'excuser. -Cependant, les propos de «l'éminent critique d'art» avaient commencé de -me donner une foudroyante envie de rire que l'impudente fourberie de Mme -Ariosti et la badauderie consciencieuse du dilettante de Denver -(Colorado)--c'était sa ville--faillirent transporter jusqu'au spasme. -Mais à la seconde où la convulsion de cet irrésistible fou-rire allait me -saisir, la scène de famille à laquelle j'avais assisté l'avant-veille -surgit tout à coup devant moi... La douce Christiane Boudron et son -terrible père étaient là . Je les apercevais, apprenant la vérité... Je -ne réfléchis pas. Je ne me demandai pas si j'agissais bien ou mal. Aussi -distinctement que je voyais le masque rasé de Kennedy se promener sur le -profil du pauvre modèle romain, de l'humble Ginevra Ferrari transformée -en une belle pécheresse de la cour des Valois, je la vis, cette scène: M. -Boudron apprenant la bourde colossale de son futur gendre, celui-ci -obligé de confesser son déshonneur professionnel aux critiques d'art des -deux mondes, et le chagrin de la jeune fille, son humiliation, la rupture -du mariage. Comment le couturier collectionneur perdrait-il une occasion -pareille de clore une aventure qui déjà lui déplaisait tant, même alors -qu'il acceptait comme un dogme la compétence technique de Courmansel? Et -je répondis à ce dernier,--ce remue-ménage de mes pensées n'avait certes -pas duré deux minutes: - ---«En effet, c'est un excellent portrait, et une physionomie bien -française...» - -Ces mots ne furent pas plutôt tombés de mes lèvres qu'une petite voix -intérieure me dit: - ---«Malheureux! Comment vas-tu faire maintenant pour te tirer de là , -honnêtement?» - - - - -VIII - - -Vous souvenez-vous, Madame, d'un _thé-bridge_ chez vous, cet hiver? Nous -ne jouâmes, ni vous ni moi, et un de vos cousins nous fit une petite -conférence, celui qui joue à l'intellectuel, cet aimable Adalbert de -Rumesnil, malicieusement surnommé par vous, _Rasekin_,--pour vous avoir -trop longtemps commenté Ruskin, un jour. Cette après-midi-là , il eut -l'heur de vous amuser, en vous exposant la théorie du professeur Grasset, -de Montpellier, sur la décomposition du _moi_. Nous avons, dit ce -médecin, un _moi_ raisonnable et raisonnant. Il le situe dans la partie -supérieure de notre cerveau en un point qu'il appelle O. Puis tout -autour, placés dans les replis divers de nos lobes, pullulent une série -de petits êtres impulsifs, inconscients, dont le savant figure les -demeures, distinctes et pourtant réunies, par les points d'intersection -des côtés d'un polygone. C'est le petit peuple du faubourg de notre âme, -dont l'ensemble constitue ce qu'il appelle le _moi polygonal_. J'entends -votre rire gai, quand Rumesnil vous eut cité la phrase de son auteur: -«Lorsque Archimède sort nu du bain, il crie _Eureka_ avec son O et il -court les rues avec son polygone.» Je vous entends répondre: «Comme c'est -commode! Une femme qui trompe son mari n'a qu'à lui dire: je vous suis -fidèle avec mon O. Qu'est-ce que ça vous fait que je vous trompe avec mon -polygone?...» Au risque de m'attirer, quand je vous reverrai, des -épigrammes peu indulgentes, je ne trouve pas d'autres formules que celle -du célèbre neurologue, pour expliquer ce qui s'est passé en moi, durant -et après cette scène du portrait. C'était le _moi polygonal_ qui avait -répondu à Courmansel; le _moi polygonal_ qui, machinalement, ensuite, -avait pris congé de Mme Ariosti; le _moi polygonal_ qui avait écouté -ledit Courmansel me célébrer les louanges de l'_Amico di Solario_ et de -son chef-d'Å“uvre. C'était le _moi supérieur_, le centre O, qui avait -soudain jeté à son immoral acolyte ces trois syllabes: «Malheureux!» Et -quand j'eus quitté le fiancé de Christiane, un dialogue commença entre -ces deux _moi_. J'avais pris, à la porte de notre hôtel, une voiture pour -me faire conduire à la délicieuse Chartreuse de Chiaravalle qui dresse, à -deux lieues de Milan, son frêle campanile octogone à colonnettes et sa -façade de briques. Ma légère victoria roulait dans cette plaine large et -féconde, où Léonard se promenait avec ses jeunes disciples, et, s'il -rencontrait des marchands d'oiseaux, il achetait toute la cage, pour -l'ouvrir et rendre la liberté à ces petites bêtes. Tendre et sublime -respect de la vie, si émouvant à constater dans un tel artiste! Je ne -pensais guère aux oiseaux du Vinci, en allant de la sorte, le long des -canaux et sous les saulaies, à travers cette campagne d'une verdure déjà -si vigoureuse. J'étais en proie tour à tour, à mon fou rire de -nouveau,--cette fois je m'y livrais librement,--et aux scrupules -grandissants de ma conscience: - ---«Quelle leçon pour ceux que mon ami Varegnana dénomme les iconoclastes, -quand ils sauront cette étonnante histoire!... Tout y est: un peintre -inventé de toutes pièces, sa biographie, ses Å“uvres, sa signature, et -cette glorieuse découverte, le chef-d'Å“uvre de la méthode scientifique, -est fondée, sur quoi? Sur une croûte, brossée à la va-vite par un pauvre -diable de rapin à court d'argent. Un antiquaire pour patiner la chose, et -le tour est joué!... Non. La vie est vraiment par trop farce -quelquefois...» - -Et le gavroche qui sommeille dans tout artiste, malgré les tableaux du -Luxembourg, la cravate de commandeur, la candidature à l'Institut, et les -cheveux gris, me faisait m'esclaffer d'une façon si retentissante qu'à -plusieurs reprises le cocher se retourna. Ce monsieur grave et décoré -d'une rosette qui _fouriait_ ainsi tout seul sur le chemin d'un pauvre -couvent n'était-il pas un aliéné en rupture d'asile? Puis la voix sévère -reprenait, et je l'écoutais, sans avoir plus l'envie de trouver comique -une histoire qui risquait de tourner à l'escroquerie: - ---«... Cinquante mille francs? Cette marquise Ariosti demande cinquante -mille francs de ce tableau? Le croit-elle vrai seulement? Elle et ce -jeune prince de San Cataldo ont tellement l'air d'une paire -d'aigrefins... Non. Ce n'est pas possible qu'elle le croie faux. Elle -voit seulement un beau coup à monter, grâce à la subtile réclame que ce -nigaud de critique fait à son panneau..... Mais moi qui sais que ce -panneau ne vaut pas un clou, vais-je laisser le Boudron ou le Kennedy -payer cinquante mille francs l'ânerie de ce pauvre Courmansel, et celle -du défunt comte Pappalardo? Non, non et non. Je n'en ai pas le droit... -J'aurais dû, là , sur place, quand j'ai reconnu le tableau, dénoncer -l'erreur... Mais ce hasard était si extraordinaire! Qu'après vingt-cinq -ans, je retrouve le «faux» fabriqué pour le père Sanfré, et que ce «faux» -soit justement cette soi-disante merveille dénichée par ce Courmansel et -qui a servi à authentiquer l'auteur du portrait Varegnana!... Sur le -moment, le coup a été trop fort... D'ailleurs, cet innocent de fiancé qui -voit dans cette trouvaille le principe de son bonheur était là , qui -bêlait de joie. Je n'ai pas pu égorger ce mouton, surtout devant ces -étrangers... Pourquoi ne lui ai-je point parlé à lui-même, quand nous -sommes sortis?... C'est un honnête homme. Il se serait confessé à son -beau-père. Il aurait dit: «Je me suis trompé»... C'est trop tard. Il a -trompetté sa découverte dans toutes les revues d'art d'Europe et -d'Amérique. Il faudrait qu'il déclarât son erreur publiquement. Et ce -serait sa fin... Ah! Tant pis! Mon honneur avant tout. Il s'arrangera -comme il pourra avec le couturier et les critiques, ses confrères. Il ne -sera pas dit que j'aurai laissé s'accomplir, devant moi, un marché de -cette nature. Ni M. Boudron, ni M. Kennedy n'achèteront ce tableau faux -cinquante mille francs, quand bien même Courmansel devrait venir se noyer -dans ce canal ou se pendre à l'un de ces saules...» - -Vous vous rendez compte, Madame, que ce tumulte de mes pensées ne me -permit guère de visiter avec profit l'antique église cistercienne, si -digne de son joli nom:--Chiaravalle,--le val de lumière. Il y a là un -vieux gardien, le même que dans ma jeunesse, et il raconte aux touristes, -avec les mêmes mots, la même mimique--depuis combien d'années?--ses -transes de patriote durant la journée du 4 juin 1859, et comment, grimpé -au sommet de son campanile, il écoutait le canon de Magenta. Vous devinez -aussi que, rentré à Milan, je n'eus plus qu'une idée: ne rencontrer ni -George Courmansel, ni M. Boudron, ni surtout Christiane. J'allai dîner, -tout seul, dans une petite _Trattoria_, au bord du _Naviglio_. Trois de -ces canaux parcourent la ville, reliant la petite rivière de l'Olona au -Tessin, au Pô et à l'Adda. C'est sur un d'entre eux que donnait la -terrasse de ma _Trattoria_, à la naïve enseigne de la _Rosa Bianca_. J'y -venais, lors de mon premier passage, et je la retrouvai, n'ayant pas plus -changé que le comte Varegnana, l'église de Chiaravalle et son campanile. -L'Italie est bien gâtée de modernisme, mais tout de même elle reste la -terre du passé. Les habitants gardent un instinct de durer et de faire -durer que l'exécrable manie d'être au courant, dont meurt l'Europe, ne -détruira pas de sitôt. Dans une cage d'osier, appendue à une treille où -pointaient des feuilles, un merle sautelait en sifflant, comme autrefois. -Comme autrefois, un _fiascho_ de Chianti reposait sur chaque table, avec -sa grosse panse habillée de paille et son fin goulot allongé. Comme -autrefois, l'onde presque morte du _Naviglio_ contournait des façades de -palais, des fabriques et des masures. Quand j'eus devant moi une grande -assiette remplie de _minestrone_, de ce potage aux choux, au riz et aux -pois que les Milanais mangent froid,--et ils le digèrent!--j'aurais pu me -croire revenu au temps des Ginevra, des faux tableaux anciens fabriqués -pour cinq cents francs et des divines frénésies. Je crois bien avoir, -pour une minute, assis en pensée avec moi, devant cette table bohémienne, -une Dame de vos bonnes amies, qui ne loge pas loin de la place des -Invalides. Je la voyais, amusée de cette escapade, trempant peureusement -sa cuiller dans l'épaisseur de cette soupe lombarde, mouillant la pointe -de ses lèvres à l'âpre parfum du vin toscan, me souriant avec ses jolies -dents... Ah! folles chimères auxquelles je me serais déchiré l'âme, comme -bien souvent, si elles n'avaient été exorcisées par le Démon ou l'Ange du -scrupule qui, tout de suite, recommença de me tourmenter! - -«--Huit heures du soir... Il en était trois quand nous avons quitté le -palais Ariosti, Courmansel et moi... M. Boudron et M. Kennedy ont eu dix -fois le temps de conclure avec la marquise. Le tableau est peut-être -livré, le chèque signé, à cet instant... Hé bien! le tableau sera rendu. -Le chèque ne sera pas payé... Oui. Mais un procès peut sortir de là , un -affreux scandale, et quelle figure ferai-je, en venant déposer devant un -tribunal que j'ai reconnu le tableau et que je n'ai pas parlé?... Par -conséquent, il est honteux de ne pas avoir parlé... Donc, plus de doute, -je parlerai... D'ailleurs, je rêve. La marquise est bien trop fine pour -ne pas jouer du Boudron contre le Kennedy et du Kennedy contre le -Boudron. Si l'un a fait une offre aujourd'hui, elle aura reculé sa -réponse jusqu'à demain pour presser sur l'autre... Je parlerai. Quand?... -Dès ce soir... Ah! j'ai trouvé!...» - -Illustrant la phrase du professeur Grasset, je dévorais mon _minestrone_ -avec mon polygone, tout en criant cet «Eureka», comme Archimède, avec mon -O. Je venais d'entrevoir le moyen. Si le marché restait encore en -suspens, je l'empêcherais sans provoquer un contre-coup immédiat sur les -fiançailles de la fine Christiane avec ce romanesque badaud de George -Courmansel. Il fallait avertir la marquise d'une telle manière qu'elle ne -pût passer outre à cet avertissement. Une intervention obtiendrait -certainement ce résultat: celle du comte Varegnana. C'était son cousin. -Dès l'instant qu'il serait venu lui affirmer la fausseté du tableau, avec -une preuve incontestable à l'appui, elle s'inclinerait. La seule question -était d'obtenir d'elle le silence vis-à -vis de l'infortuné Courmansel et -de son beau-père. Varegnana s'intéressait trop à Christiane pour ne pas -obtenir de sa parente qu'elle se fît notre complice dans la protection de -ce jeune bonheur. Il suffirait que Mme Ariosti prétextât un changement -d'idée. Elle dirait à M. Boudron et à M. Ralph Kennedy qu'elle ne voulait -plus vendre le tableau. J'avais un tel désir d'accomplir mon devoir de -véracité, sans qu'il en coûtât des larmes à la fiancée du critique si -sincèrement, mais si bouffonnement abusé! L'espérance fit certitude -devant ma pensée. Je me hâtai d'achever mon dîner solitaire, et quelques -minutes plus tard, je sonnais à la porte, maintenant close, du palais -Varegnana. Si le comte n'avait pas été chez lui, j'aurais vu dans son -absence le plus funeste des présages. On a de ces superstitions quand on -souhaite fortement le succès d'une entreprise, et cette après-midi -d'hésitations m'avait donné la petite fièvre de l'homme qui veut à tout -prix réussir. - - -IX - -L'aimable grand seigneur--_il schiccoso Mecenate dell'Aristocrazia -Milanese_, les journaux du cru l'appellent ainsi--s'était interrompu de -son dîner pour venir au-devant de moi. L'heure insolite de ma visite lui -faisait craindre qu'un incident désagréable n'en fût la cause. Les -Italiens de bonne race, comme lui, ont cette coquetterie que l'étranger -de passage ne rencontre aucune difficulté. Ils le considèrent comme un -hôte personnel. Leur patrie leur est si chère! Ils ont pour elle -l'amour-propre que nous avons tous pour notre maison. Celui-ci parut -soulagé d'un poids, quand j'eus répondu à son affectueuse enquête: - ---«Non, cher Comte, je n'ai à me plaindre de rien ni de personne. Il -s'agit d'empêcher quelqu'un de votre famille de commettre, à son insu -d'ailleurs, une de ces actions que l'on regrette toute la vie. C'est de -la marquise Ariosti que je veux parler...» - -Et pêle-mêle, sans autre préambule, je commençai de lui raconter tout: et -ma rencontre l'avant-veille avec George Courmansel, et ma soirée avec -les Boudron, et comment j'avais cru remarquer que les rapports du futur -beau-père avec le futur gendre étaient très tendus, et la visite chez Mme -Ariosti, et la présence, là , du second acheteur invité certainement à -notre intention, et ma curiosité de voir le fameux portrait qui -authentiquait définitivement l'existence de l'_Amico di Solario_, et le -coup de foudre de surprise qui m'avait cloué immobile là devant. -J'ajoutai où et quand j'avais fabriqué ce tableau faux, fantastiquement -promu au rang de chef-d'Å“uvre par la bévue de mon malheureux -compatriote. A mesure que je parlais, je voyais cette noble physionomie, -d'ordinaire si amène, s'éclairer d'un sourire où il y avait autant -d'ironie que de surprise. Le possesseur du Léonard débaptisé prenait sa -revanche, en même temps que l'humoriste de bonne compagnie ne pouvait se -retenir de s'amuser à cette prodigieuse histoire: - ---«Ainsi, _l'Amico di Solario_, c'est vous, mon cher Commandeur?...» Il -me donnait le titre de ma décoration, à la manière de son pays. «Mais -c'est délicieux!...» Il répéta: «C'est délicieux!... Vous vous rappelez: -je m'étonnais que Pappalardo eût légué une belle chose à ma cousine. Il -avait été parasite chez eux, sa vie durant, et parasite bafoué. Nourri et -moqué, ça lui faisait deux sujets de rancune. _Per Bacco!_ Ce legs a été -sa vengeance. Soyez persuadé qu'il savait le tableau faux. Il s'y -connaissait beaucoup mieux que moi, puisque je me suis laissé tromper... -Ah! c'est la faute de mon vieil ami Morelli. Ce terrible homme m'a donné -trop de leçons de doute. Je crois toujours entendre sa voix sarcastique, -quand je m'exaltais devant lui sur une toile: «L'enthousiasme n'est pas -une méthode», me disait-il, et il me citait le mot de votre La Bruyère, -qu'il a inscrit en épigraphe à la première page de ses _Peintres -Italiens_: «Dans les choses du monde, presque tout n'est qu'une question -de méthode...» Vous comprenez, ce Courmansel, avec sa méthode, lui aussi, -m'a intimidé, suggestionné... J'ai mauvaise grâce à dire cela maintenant, -mais je n'ai jamais été tout à fait tranquille, quand je regardais ce -portrait de la prétendue Genovefa... D'ailleurs, puisque ce panneau était -de vous, cher Commandeur, je n'avais pas si tort de l'admirer... -Seulement, à partir d'aujourd'hui, j'enferme sous clef tous mes Morelli, -tous mes Frizzoni, tous mes Berenson. Je ne lis plus jamais un critique -d'art, je n'en écoute plus. Je ne crois plus qu'aux attributions -légendaires. Pour moi, tous les Giorgione sont des Giorgione, tous les -Léonard des Léonard, à commencer par le mien... Vous me direz: et la -lettre du Monsignore Pierotto? Et la note ajoutée au manuscrit du notaire -ferrarais?... Rien! Je vous le répète, je n'écoute plus rien... Hé! Hé!» -conclut-il en riant haut et gai: «Hé? Ma Dame a retrouvé son peintre! -Elle doit en être joliment contente dans l'autre monde?...» - ---«Et ma pauvre Genovefa a perdu le sien!...» répondis-je en me laissant -gagner à cette communicative et endiablée gaîté. «Mais,» ajoutai-je, «il -faut que ni le Boudron ni le Kennedy ne perdent leurs cinquante mille -francs. Il ne faut pas non plus que la signorina Christiane perde son -mari, puisqu'elle aime ce pauvre Courmansel qui, lui-même, au demeurant, -est un excellent homme... Et j'ai compté sur vous pour arranger tout -cela...» - ---«Soit,» reprit-il, quand je lui eus expliqué le projet, ébauché dans ma -pensée devant le _minestrone_ de la _Trattoria_. «Dès demain matin, -j'irai chez ma cousine. Soyez tranquille. Elle se gardera de raconter que -Pappalardo lui a joué ce mauvais tour. Elle est fine. Elle trouvera le -moyen d'évincer le Boudron et le Kennedy. Nous nous chargerons ensuite, -ou vous ou moi, d'avertir doucement le Courmansel. Il en sera quitte pour -ne pas publier son livre sur son Cristoforo Saronno, lequel, évidemment, -n'a jamais existé... Non! Mais, c'est trop drôle! C'est trop drôle!... Un -beau soir, pendant leur lune de miel, il racontera l'histoire de sa bévue -à sa jeune femme qui l'embrassera très tendrement pour le consoler... -Cette aventure l'ayant rendu modeste, il se contentera d'écrire sur -l'art, comme faisaient nos pères, et ils avaient bien raison, en -n'essayant pas d'inventer des _alunni_, des _fratelli_, des _Bonifazio -primo, secondo, terzo_.--Revenez demain, à midi, voulez-vous? Nous -déjeunerons ensemble. Mon cuisinier nous fera un vrai _risotto_. Tout -sera fini. Et nous mangerons gaiement, en riant de cette étonnante -aventure. Quel artiste en vengeance que ce Pappalardo!... Si vous aviez -lu, comme moi, le passage du testament: _A mes chers parents et amis, -l'illustrissime marquis Ariosti et sa digne épouse, en échange des -attentions si délicates qu'ils ont toujours eues pour moi_... Il faut -dire qu'ils le traitaient!... Il leur demanda un jour, devant moi, si -cela leur ferait plaisir d'avoir son portrait, qu'un de nos peintres -allait commencer. Je le vois toujours, regardant les murs du salon et -disant: «Vous avez tant de belles choses, je ne vois pas trop où vous le -mettrez?»--«Mais à table, mon cher ami, à table...» répondit Ariosti. Ils -n'ont pas eu le portrait de Pappalardo et ils ont celui de Ginevra, votre -modèle... Ah! c'est une plaisanterie excellente!... Mais, vous avez -raison, elle ne doit pas tourner à l'escroquerie... _Ciaô_...» - -Il y avait tant de belle humeur dans le geste d'adieu esquissé par le -possesseur du Léonard à la veille d'être réhabilité et dans son _ciaô_ -(_schiavo-serviteur_), prononcé à la milanaise, que je ne doutai pas une -minute, ni de sa démarche, ni du succès. Aussi, demeurai-je péniblement -interloqué, le lendemain matin, lorsqu'à midi, je le trouvai allant et -venant dans ses salons, avec une physionomie que je ne lui connaissais -pas. Ses atavismes passionnés s'étaient réveillés. Les traits énergiques -de son masque, adoucis d'habitude par l'urbanité, s'accusaient avec un -relief saisissant. Son nez d'aigle semblait se courber de colère, ses -yeux bruns brillaient d'un feu sombre dans sa face rouge, et sa -politesse accomplie fut pour une fois en défaut, car il m'accueillit avec -une demi-brusquerie dont d'ailleurs il s'excusa aussitôt: - ---«Ah! Monsieur Monfrey, pourquoi n'avez-vous pas parlé hier, quand vous -avez reconnu le tableau? Vous m'auriez évité cette scène odieuse, la plus -odieuse à laquelle j'aie assisté de ma vie, et j'ai soixante-dix ans!... -Mais pardon. Vous aviez vos motifs. Vous ne pouviez pas deviner que votre -silence serait interprété ainsi... J'ai vu la marquise,» continua-t-il, -«j'arrive de chez elle... Je commence de lui raconter votre visite et -votre confidence... Dès les premiers mots, elle m'interrompt par cette -simple phrase: «Je ne vous savais pas si naïf, Uccio.»--«Naïf?» ai-je -répété...--«C'est pourtant bien clair,» a-t-elle confirmé. «M. Monfrey -est venu ici avec M. Courmansel. Ils y ont rencontré M. Kennedy. Ils ont -compris que la vente était imminente. Tous deux, ils ont trouvé ce moyen -pour l'empêcher. Voyons, vous admettez cela, vous, que M. Monfrey ait -reconnu ce portrait de femme comme étant son Å“uvre, et qu'il se soit -tu?... Mais l'étonnement seul lui aurait arraché une exclamation, une -phrase, un geste... Ai-je eu assez raison de ne pas permettre que M. -Courmansel le photographiât? Leur plan est simple: prétendre que le -tableau est faux, le faire acheter par quelque intermédiaire, au rabais. -Puis nouvelle manÅ“uvre: M. Monfrey déclarera qu'il s'est trompé et -qu'il se rend aux raisons de M. Courmansel. Car les deux compères sont -assez rusés pour n'avoir pas l'air de s'entendre. Ils ont déjà -commencé...» - ---«Elle a pensé cela de moi?» interrompis-je douloureusement. «Ah! que -vous avez raison!... Si j'avais parlé tout de suite!...» - ---«Elle aurait été plus gênée pour vous accuser,» répondit le comte en -hochant la tête, «mais elle et son Berto auraient bien imaginé quelque -procédé pour garder son prix au faux tableau.» - ---«Vous croyez?...» interrompis-je. - ---«Qu'elle le savait tel,» répliqua-t-il. «Parfaitement. J'en ai acquis -la conviction aujourd'hui... Et vous l'auriez acquise aussi, je vous -l'affirme, si vous l'aviez vue ensuite s'écrier, en levant les yeux au -ciel:--«Et notre cher Pappalardo nous aurait légué un tableau faux, lui -qui s'y connaissait si bien, lui qui nous aimait tant?...»--Elle a osé -prononcer cette phrase, devant moi qui leur ai si souvent reproché, à -elle et à son mari, leur dureté pour ce parent pauvre! Elle a -continué:--«C'est insulter sa mémoire. Et vous, Uccio! Vous! Ah! Je ne -vous comprends pas...»--Alors la patience m'a manqué. Je lui ai servi ses -vérités rudement. Je lui ai répété qui vous étiez, que je me portais -garant de votre honneur, et que, si elle vendait le tableau comme -authentique, après votre affirmation sur son origine, elle commettrait un -véritable vol... Elle s'est dressée sur sa chaise alors. Barnabo Visconti -n'est pas plus fier dans la statue équestre de son tombeau.--«Uccio, -vous insultez une femme sans défense, une pauvre veuve abandonnée, c'est -lâche!... Et tout cela parce que vous ne pouvez pas vous consoler de vous -être couvert de ridicule en prenant une mauvaise copie pour un -Léonard...»--Là -dessus San Cataldo est entré, sans frapper, comme chez -lui. Il avait sans doute tout écouté, derrière la porte, car il était -fort pâle. Il a remis à la marquise une carte de visite. Je pensai -aussitôt que c'était celle de l'Américain, au regard qu'elle m'a jeté et -à l'accent de défi dont elle a répondu:--«C'est bien. Dites que l'on -m'attende dans le petit salon.»--Si jamais le mot de notre langue qui -signifie prendre congé: _levar l'incommodo_, a été juste, ç'a été pour -moi quand j'ai fait mine de me retirer. J'étais tellement irrité que j'ai -eu peur de ma propre colère... Et me voici! Mais tout Milan saura demain -ce qui en est. Mme Ariosti ne vendra pas son tableau, et son infamie sera -connue. Cela m'est égal qu'elle soit veuve! Tout m'est égal!... Le vol -n'aura pas lieu, moi vivant...» - ---«Si bon que soit votre cuisinier, mon cher comte,» répondis-je, «je -ferai mieux de renoncer à votre _risotto_ et de courir dare dare à la -recherche de M. Kennedy. Si vraiment la carte de visite était la sienne, -il n'y a plus de temps à perdre. Après la manière dont elle vous a reçu, -la marquise est capable d'avoir bâclé l'affaire, là , tout de go. Et qui -sait? L'Américain est peut-être en route déjà ,--et pour où?--avec le -tableau qu'il enlève dans son automobile, en s'imaginant dépouiller -l'Italie d'un chef-d'Å“uvre...» - ---«Vous avez raison,» fit mon hôte, «mais vous me devez une compensation. -Je vous attends à dîner ce soir, pour sept heures et demie. Nous boirons -une coupe de vin d'Asti à la Dame qui avait perdu son Léonard... Bien -entendu, si vous avez besoin de moi pour cette affaire, auparavant, vous -me trouverez à la maison tout l'après-midi. Ma porte sera condamnée pour -tout le monde excepté pour vous... L'Ariosti est ma cousine, malgré tout, -et c'est une femme. Si le Kennedy et le Boudron sont sauvés de ses -griffes, le reste importe peu. Courmansel est un honnête homme, lui. Il -fera le nécessaire pour que le tableau soit reconnu faux universellement, -et la scène de tout à l'heure n'aura eu d'autre résultat que de me -brouiller avec la marquise et son Sigisbée. J'aime mieux cela. Allez donc -et faites vite...» - - -X - -Je n'avais pas cru être si bon prophète. Quand, après beaucoup de -recherches, et en allant d'hôtel en hôtel, j'eus trouvé celui où était -descendu le collectionneur d'outre-mer, une automobile chauffait devant -la porte, la sienne. Je ne m'en rendis pas compte, d'abord, car sur les -panneaux laqués de jaune s'étalait un blason,--avec des fleurs de lys -d'or sur champ d'azur, tout simplement! J'ai su depuis que sir -Kennedy--comme disent volontiers les journalistes qui ne savent pas le -premier mot d'anglais--avait remarqué ces armes chez un carrossier. Elles -lui avaient plu et il se les était attribuées, sans hésiter. «_Well, you -know, I fancy that crest_[2].» L'entendez-vous nasiller cette petite -phrase? C'est le pendant de ce que disait ce grand cynique de Casanova -quand il s'était fait de Seingalt: «L'alphabet est à moi.» Le duc -d'Aumale de Denver (Colorado) était, au moment où l'on m'introduisit dans -son salon, occupé à régler sa note. Il vérifiait l'addition avec cette -minutie que les milliardaires de sa sorte associent aux plus -extravagantes somptuosités. Ils veulent bien dépenser cent mille francs -pour un caprice. Ils ne veulent pas être volés de quinze centimes. -Celui-ci s'était fait apporter la carte des vins, et il prouvait, pièces -en main, au maître d'hôtel confondu, qu'un champagne marqué vingt francs -sur cette carte, lui avait été facturé vingt-cinq. - - [2] Bon, vous savez, j'ai la fantaisie de ce blason. - ---«C'est une cuvée que le propriétaire a fait réserver exprès pour lui,» -disait l'homme, un Italien de l'espèce lourde. Ce sont les plus fins. La -bonhomie de leur grosse face à bajoues tombantes dissimule mieux leur -simplicité. «Je ne le donne jamais qu'à Son Altesse Royale le duc de -***.» Et il nomma un des princes de la Maison de Savoie. «Alors, comme -Votre Excellence...» - ---«Mon Excellence vous avait demandé du champagne à vingt francs,» -répondit Kennedy. «Vous effacerez les cinq francs sur la note. Vingt-cinq -fois cinq, cela fait vingt-cinq dollars... Vous garderez cela pour vous, -avec ceci:» Et il jeta sur la table un autre billet--il y avait un -témoin,--que le camérier en chef engloutit dans sa poche, et il se retira -en faisant à ce moderne _Magnifique_ un salut--d'une profondeur! Celle de -vos amies que vous appelez si malicieusement _Snobinette_, Madame, n'a -jamais plongé comme cela devant un grand-duc. Alors Kennedy, retrouvant -l'ironie d'un citoyen de la libre Amérique pour les servilités de la -vieille Europe, dit simplement, en s'adressant à moi. Il avait observé -chez Mme Ariosti que je paraissais savoir l'anglais: - ---«_The bow comes high_[3].» - - [3] «Le salut coûte cher,» mot à mot «revient haut». - -L'Å“il aigu du personnage traduisait tant de finesse avisée, un pli si -amèrement sarcastique se creusait au coin de sa lèvre que j'en conçus le -meilleur espoir pour l'issue de ma démarche. Sans précaution oratoire -aucune, je commençai de lui raconter, comme à Varegnana, la veille, toute -mon histoire. Je ne me crus pas le droit, pourtant, de l'initier à mes -observations sur les rapports de Courmansel, de Christiane et de Boudron, -non plus qu'à la honteuse comédie jouée le matin même par Mme Ariosti. Le -millionnaire avait tranquillement mis ses pieds sur une chaise pour -m'écouter, après avoir allumé un énorme cigare très noir que décorait une -bague de papier rouge, aussi armoriée que les panneaux de son automobile. -Il avait pris, ce que j'appellerais,--si vous n'étiez pas, Madame, de la -génération du _bridge_,--sa physionomie de _poker_. Vous n'êtes pas sans -avoir entendu nommer ce jeu de ma jeunesse, auquel nous devons trois -vocables de notre langue: _bluff_, _bluffeur_ et _bluffer_? Peut-être -bien quand vous étiez toute petite fille, avez-vous vu, autour d'une -table à tapis vert, quatre de vos proches illustrer ces mots, en jouant -des sommes considérables, «avec sans atouts» comme nous disons, nous -autres rapins. Il n'y a pas d'atout au poker, mais vous me comprenez. -Cela veut dire sans la moindre carte de valeur. Leurs visages se -tendaient à demeurer impassibles, en cachant même cet effort. Telle la -face glabre et grise de l'Américain, pendant que je lui démontrais et -démontais l'escroquerie dont il avait failli être la victime. Je le -pensais du moins. Comment aurais-je supposé que, même milliardaire, il -apprît avec ce flegme qu'un tableau, payé par lui soixante-quinze mille -francs--la machiavélique marquise l'avait fait monter à ce bâton de -l'échelle--valait cent dollars au plus? Quand j'eus terminé, il me -répondit en anglais, et sans plus se départir de ce flegme que de sa -commode position: - ---«_Well_, mon cher monsieur Monfrey, vous voyez bien ce cigare?...» - ---«Oui», répliquai-je, étonné, je vous l'avoue, jusqu'à l'ahurissement. -Quel rapport le _cher monsieur Kennedy_, pour parler à l'américaine, -comme lui, pouvait-il bien établir entre le portrait du modèle Ginevra, -devenu le chef-d'Å“uvre du fantastique Cristoforo Saronno, et ce Havane -mirifique, ce tronc d'arbre odorant dont il mâchonnait la pointe, du bout -de ses dents mosaïquées d'or? - ---«Savez-vous combien je le paie ce cigare, et pas ici, pas en Amérique, -mais à Cuba?... Deux dollars. Plus de dix francs, dix francs -quarante-huit centimes, au cours d'aujourd'hui... _Well._ Imaginez qu'un -monsieur qui n'a pas dans sa poche ces dix francs quarante-huit centimes -ait envie de ce cigare, et veuille m'empêcher de l'acheter?... Il -essaiera de me persuader qu'il n'a pas été fabriqué à La Havane, mais à -Hambourg, et qu'il devrait porter sur sa bague, à la place de cette -marque, un simple _made in Germany_. Au lieu de valoir ces dix francs -quarante-huit centimes, il ne vaudrait plus que huit centimes ou -cinq.--Laissez-moi finir. Le monsieur (Je vous traduis bien mal, Madame, -l'intraduisible _dear old chap_) se rêve déjà , payant les cinq centimes, -prenant le cigare et le fumant au nez de l'imbécile Ralph Kennedy qui -l'aura cru sur parole... Malheureusement Ralph Kennedy s'y connaît en -cigares. Il voit que celui-ci est de première classe. (Vous reconnaissez, -Madame, le _first class_ éternel des Anglo-Saxons.) Il s'est payé le -cigare de deux dollars et il le fume...» - -Le sens de cet épilogue était aussi insolent que clair. En vous le -rapportant, je ne comprends pas que je n'aie pas riposté à cette -goujaterie du pince-sans-rire yankee, par une jolie paire de gifles à la -française. Kennedy ne me l'envoyait pas dire: il me prenait pour le -compère de Boudron et de Courmansel. A nous trois, nous avions, d'après -lui, organisé un petit _trust_ de dépréciation, autour du tableau que les -deux collectionneurs s'étaient jusqu'ici disputé à coups de chèque. Je -jouais dans l'affaire le rôle du faux témoin qui s'est chargé du -mensonge initial. Que serait-il arrivé, je me le demande, si cette couple -de soufflets avait été donnée? Le milliardaire et moi, nous serions-nous -boxés à l'anglo-saxonne? J'ai fait le coup de poing dans ma jeunesse et -même joué de la savate. Je travaillais avec un maître, je me rappelle, -qui souffrait d'une extinction de voix, et rien n'était pittoresque comme -cet athlète aphone me tendant sa poitrine et me disant: «Allez-y de toute -votre force, monsieur Monfrey», d'une voix éteinte comme celle d'un -poitrinaire. Oui, que serait-il arrivé? Quel fait divers que ce pugilat -entre votre inutile serviteur et le dilettante Américain! Ou bien, en -vertu du vieil adage «noblesse oblige», aurait-il cru devoir à son -_crest_ de me mener sur le pré? Me voyez-vous, à mon âge, dégaînant pour -les beaux yeux du portrait de Ginevra? N'y a-t-il pas dans une comédie de -Shakespeare un personnage qui dit de lui-même: «Je suis celui qui meurt -bêtement?» Dans l'espèce, la bêtise eût été d'autant plus forte que cette -insolence du buveur de champagne brut--vingt-cinq bouteilles en une -semaine!--ne s'accompagnait d'aucun mépris. Ce fut la raison de ma -placidité. Je saisis d'instinct cette nuance. Kennedy n'avait en aucune -manière l'intention de m'insulter, pour cette raison, et il me la dit -aussitôt, qu'il ne trouvait nullement blâmable ce procédé de concurrence. -Il n'en était pas la dupe, voilà tout, et il tenait à bien me le faire -savoir. C'était le joueur de poker qui abat un brelan carré d'as devant -un bluffeur maladroit. - ---«Mais oui», insista-t-il, «j'ai acheté le tableau. Voilà . Je comprends -très bien, mon cher monsieur Monfrey, que M. Boudron et M. Courmansel en -soient fort ennuyés. Je comprends qu'étant leur ami, vous ayiez eu l'idée -de me dégoûter de cet achat. C'est trop tard. Mes précautions sont prises -et le tableau sortira d'Italie. Il est surveillé. La marquise ne me l'a -pas caché, mais mon automobile fait du cent à l'heure, et je vous défie, -vous, M. Boudron et M. Courmansel et toutes les Académies des Beaux-Arts -de la Péninsule, de savoir où J. R. K.»--Il y avait du _Moi, le Roi_ dans -sa façon de prononcer ses propres initiales,--toujours le _crest_ et les -fleurs de lys!--«où J. R. K. sera demain. Sans rancune, mon cher monsieur -Monfrey. Annoncez, je vous prie, à M. Courmansel que je ne suis pas comme -la marquise, moi. Je ne suis pas jaloux de mes objets. Il aura la -photographie qu'il désire, pour son livre. Je la lui enverrai de -Paris...» - -Dieu m'en est témoin, et vous aussi, Madame,--je viens de me confesser à -vous si ingénument!--j'étais arrivé à l'hôtel de M. Ralph Kennedy avec la -volonté bien arrêtée de l'éclairer sur la véritable valeur du prétendu -Cristoforo Saronno. Ma conscience--mon «moi» scrupuleux, le fameux centre -O du docteur Grasset--avait fait taire tous les paradoxes des «moi» -inférieurs, cette anarchie polygonale condamnée par le savant professeur -à obéir humblement. J'avais compté sans le prestigieux entêtement du -milliardaire. Ne vivant plus depuis des années qu'avec des boscards, il -avait fini par ne plus même concevoir qu'il pût se tromper, lui J. R. K. -le _prominent citizen_ de Denver (Colorado), le fondateur du _Musée -Kennedy_ dans cette ville.--C'est le nom dont il a baptisé sa maison -destinée à devenir une propriété municipale, après sa mort.--Qu'il se fût -laissé _bluffer_ par cette petite marquise italienne et qu'il eût acheté -un tableau faux avec cette incroyable surenchère? Allons donc! Et cet -enlèvement en automobile, ces ruses d'apache déployées pour tromper la -surveillance des douaniers académiques, cet orgueil de raconter plus tard -cette expédition à un reporter du _Chicago Mail_ ou du _Minneapolis -Herald_, dans son _car_ privé, à un arrêt de son train spécial, quand il -rentrerait de son tour d'Europe, comme Jason rentra d'Asie, possesseur de -la toison d'or--il eût renoncé à toutes ces joies? Allons donc encore! -Autant aurait valu lui demander de renoncer aux cinquante ou cent -millions de dollars qu'il avait conquis dans les caoutchoucs, les porcs -salés, les mines de cuivre, je ne sais plus. Devant cette étonnante -obstination à repousser le plus indiscutable des témoignages, voici qu'un -des démons polygonaux se remit à polissonner dans votre serviteur. Un -peintre, si arrivé soit-il, garde au fond de lui un rapin, qui ne demande -qu'à renouveler les joyeuses charges d'autrefois. J'avais d'abord trouvé -follement gaie, puis sinistrement ténébreuse, l'attribution du portrait -de la petite Ginevra au compagnon imaginaire d'Andrea Solario. Elle -m'apparut soudain comme une des farces les plus drôlatiques dont j'eusse -jamais ouï parler. Une irrésistible tentation me saisit d'y participer. -J'avais fait mon devoir en racontant la vérité à Kennedy. Il ne voulait -pas la croire? Libre à lui. Il était le seul à qui cette volontaire -erreur fît du tort, et combien peu! Les soixante-quinze mille francs -étaient versés. Il ne s'apercevrait même pas que cette somme manquât à -son compte-courant, chez son banquier. Ce tableau ne serait plus revendu, -puisqu'il allait passer dans le _Musée Kennedy_. Qu'importait qu'il y -figurât avec un cartouche où fût gravé le nom d'un peintre qui n'a jamais -existé? Et je répondis, sans plus discuter, bonassement: - ---«Ne pourrai-je pas avoir une photographie du tableau pour moi aussi, -monsieur Kennedy?» - ---«Pour vous?» fit-il, avec une ironie où il y avait tout de même quelque -surprise... «Volontiers. Mais quel intérêt pouvez-vous bien trouver à ce -tableau, mon cher monsieur Monfrey, puisque vous prétendez qu'il est -faux?...» - ---«L'intérêt de l'examiner de plus près», répliquai-je... «J'ai cru au -premier moment, je viens de vous le dire, reconnaître un portrait de ma -façon. Mais quand un amateur d'art qui possède une collection mondiale, -comme vous, s'obstine à m'affirmer l'authenticité d'une peinture, je -demande à y regarder encore...» - -Vous avez lu des réclames américaines, Madame. Vous savez que le moindre -éloge décerné par un inventeur à son produit--poudre pour les dents ou -pilules pour le rhume, pneu pour bicyclette ou rasoir mécanique,--est -toujours celui-ci: _beats everything in the world. Il bat n'importe quoi -dans ce monde!_ L'épithète dont j'avais à tout hasard magnifié la galerie -de Kennedy n'était donc pas pour lui déplaire. Cette grosse flatterie -provoqua d'abord une poussée plus vigoureuse des bouffées qu'il -continuait d'arracher à son cigare obélisque. Un sourire amer crispa sa -bouche rasée. Puis, il me regarda de cet Å“il impénétrable où il y a du -défi, de la goguenardise, et cette gêne arrogante que les Américains ont -si aisément avec les gens de l'Europe.--Ils méprisent nos vieilles races, -et elles les intimident. - ---«_Well!_» répondit-il, «vous vous en tirez avec esprit. Vous aurez -aussi la photographie. Si le tableau n'était pas déjà parti, je vous le -montrerais tout à loisir. Mais la photographie suffira pour vous -persuader que c'est bien un original. Vous ne vous offenserez pas de ce -que je vais vous dire...?» ajouta-t-il. Et sur un signe de dénégation: -«S'il y avait vraiment cette ressemblance entre le tableau que vous avez -fabriqué à Rome, il y a vingt-cinq ans, vous auriez une autre place en -peinture.»--Je m'inclinai.--«Et puis, vous l'auriez reconnu, ce tableau, -du premier coup. Un cri vous serait échappé hier, un geste... N'en -parlons plus, les affaires sont les affaires. Si je n'avais pas acheté le -tableau, vous aviez la chance de me faire douter et de me l'enlever. Je -le tiens.» A ce moment de son discours il rit haut, cette fois. Avançant -sa mâchoire, il fit la mine de happer. «Oui, je le tiens,» répéta-t-il, -«et je suis comme les dogues, quand j'ai mordu, je ne lâche plus le -morceau.» - - -XI - -Ainsi ni le voleur ni le volé n'avaient voulu reconnaître, Mme Ariosti, -son escroquerie, Ralph Kennedy--comment vous dirais-je? Ma foi, le rapin -risque le mot:--sa jobarderie.--Je continuais à trouver l'aventure si -gaie que la fantaisie me vint d'essayer sur Courmansel la même -expérience. La comédie serait complète, si lui non plus, ne voulait pas -me croire. Quand on se met à gaminer après cinquante ans, on n'a plus de -mesure. L'hôtel où je venais d'avoir cet extraordinaire dialogue avec le -collectionneur américain n'était pas très loin de mon hôtel. Je déjeunai -en hâte dans le premier petit restaurant venu. Je hélai un fiacre, dans -mon impatience de surprendre le jeune homme avant qu'il ne fût sorti. Je -savais que, vers les trois heures, il devait aller au Musée -Poloti-Pozzoli donner aux membres du comité d'achat son opinion sur un -tableau qui leur était proposé,--en sa qualité d'«autorité» en matière de -peinture lombarde! Tandis que le _Brumista_, comme on appelle les cochers -à Milan--le célèbre lord Brougham reconnaîtrait-il son nom -transposé[4]?--poussait de son mieux son cheval, je me préparais -mentalement à me donner à moi-même un délicieux plaisir de mystification. -Il y a quelque chose comme cela dans Musset, je crois: - - C'est un chat qui taquine et qui tue à plaisir - Un misérable rat dont il a le loisir... - - [4] Lord _Brougham_--prononcez _Broum_--a donné son nom à une - voiture, d'où les Milanais ont fait _Brumista_,--prononcez - _Broumista_. - -Je ne voulais pas renouveler la scène avec Kennedy, où mon abrupte -franchise avait si mal réussi. Je vous l'ai déjà dit, ma conscience était -désormais tranquille. Le scrupuleux centre O avait tout fait pour -empêcher le marché. Ce fumiste de Polygone pouvait s'amuser en toute -liberté. Il s'agissait de suggérer le doute au «jeune et déjà éminent -critique», de le conduire par un chemin détourné à un point où il -s'écriât lui-même: «Mais le tableau est faux!» Tout un plan s'ébauchait -dans ma pensée qui me divertissait par avance, comme autrefois les -charges d'atelier. Mon cÅ“ur a souvent battu un peu trop fort, Madame, -lorsque j'arrivais à Paris, devant une certaine porte d'une certaine rue, -le long d'une certaine place et que je demandais au maître d'hôtel: -«Madame *** est-elle chez elle?» Il battait beaucoup moins fort, mais un -peu tout de même, à mon débarqué devant ma demeure de passage, qui était -aussi celle de l'inventeur du Cristoforo Saronno. Quand, à ma question, -le concierge eut répondu: «Vous pouvez monter, monsieur, le numéro 114 -n'est pas sorti», j'eus un mouvement d'une vraie joie,--celle d'un enfant -en train d'exécuter une gaminerie défendue: - ---«S'il n'est pas guéri, après cela, de la manie de débaptiser les -Léonard», songeais-je, tandis que l'ascenseur, manÅ“uvré par un nègre en -costume égyptien, me hissait au quatrième étage, «ce ne sera pas ma -faute.» Et tout haut, dès que le personnage m'eut ouvert la porte du 114: -«Est-ce un Tiepolo ou un Véronèse?...» demandai-je à maître Courmansel en -lui montrant d'un geste l'Otello de l'_élévateur_--style Kennedy. - ---«Vous savez la nouvelle?» me répondit l'iconoclaste, sans relever mes -plaisanteries sur sa manie... «Kennedy a le tableau!... M. Boudron n'a -pas voulu m'écouter. Ce chef-d'Å“uvre part pour l'Amérique... La marquise -a fini par en avoir soixante-quinze mille francs. Il y a quinze jours, -elle nous le donnait pour cinquante...» - -Son visage exprimait un désespoir si comique, vue la situation, que j'eus -quelque mérite à ne pas lui retourner le fer dans la plaie, en lui -racontant que je quittais à peine l'heureux vainqueur dans ce combat -autour de mon «faux». Il maniait d'un geste fébrile, en se lamentant de -la sorte, deux grandes photographies où je crus reconnaître ma Ginevra, -baptisée de par la méchanceté vindicative de Pappalardo et sa propre -sottise, à lui, Courmansel, princesse de la cour des Valois. Je ne me -trompais pas. La subtile Mme Ariosti, elle non plus, n'était pas pour -rien la compatriote de l'auteur du _Prince_. Son premier soin, une fois -le tableau vendu, avait été d'adresser au critique d'art la reproduction, -refusée jusqu'alors. Elle répondait ainsi, par avance, au témoignage que -Varegnana et moi pouvions porter contre elle. Remettre ce document, -d'elle-même, en de telles mains, n'était-ce pas déclarer qu'elle ne -redoutait aucune discussion sur l'authenticité du panneau? - ---«La lance d'Ajax guérissait les blessures qu'elle faisait», me dit -George, après m'avoir expliqué le procédé, si correct en sa forme, si -perfide en son fond, qu'avait employé à son égard la subtile femme... «Ce -cadeau est destiné à opérer le même miracle. Pour l'historien de -Cristoforo Saronno, ces photographies sont d'un prix inestimable. -Croiriez-vous que la marquise vient d'élargir la blessure, tout au -contraire?... Examinez-les, ces épreuves,--et elles ne sont pas très -bonnes,--vous verrez quel chef-d'Å“uvre nous avons perdu. Je dis: nous. -La galerie de M. Boudron, c'est beaucoup mon Å“uvre. J'ai vécu parmi ces -tableaux, j'y vivrai davantage encore... Je les donnerais tous pour -celui-ci...» - ---«Vous auriez bien tort», fis-je en ayant l'air d'étudier la -photographie, comme il me le demandait. Je guignais de l'Å“il l'effet de -ma phrase. Ce fut à peu près comme si j'avais tiré avec un pistolet -Flobert sur un rhinocéros. Le critique haussa les épaules pour répondre: - ---«Mais non. Je n'aurais pas tort!... Le Jean Bellin de M. Boudron est -beau. J'en conviens. Ce n'est pas le Jean Bellin des Frari. Son Cosimo -Tura est curieux. Ce n'est pas le Tura de la collection Layard. Son -Francesco di Giorgio ne vaut pas ceux de Sienne... Au lieu que ceci...», -et il m'avait repris les photographies sur lesquelles il s'hypnotisait: -«Ceci, c'est la pièce unique, le joyau qui ne souffre pas de -comparaison.» - ---«A condition qu'il n'y ait pas de doute sur l'authenticité», -répliquai-je. Cette fois, l'insinuation était si directe qu'il ne pouvait -pas la laisser passer. J'essayais la balle de fusil. Le rhinocéros ne la -distingua pas beaucoup de l'autre. - ---«Plût à Dieu qu'il y eût des doutes!...» s'écria Courmansel. «Nous -aurions le tableau. Je le disais devant vous à M. Boudron. Il était bien -de cet avis. Je comprends maintenant pourquoi il hochait la tête devant -cette admirable peinture. Ah! Il sait acheter, lui! C'est un commerçant. -Moi, je ne suis qu'un critique. Je ne peux pas cacher ma pensée. Je ne -considère pas que j'en aie le droit. La Méthode avant tout!...» - ---«Comment?» interrompis-je, «vous supposez que M. Boudron...» - ---«Oh!» répondit-il, «je ne suppose rien. Il sait acheter, voilà tout. Je -vous le répète, il s'en vante souvent, et c'est vrai. Vous le verrez, et -sa colère. Il est allé de ce pas chez Mme Ariosti pour essayer encore de -faire rompre le marché... Ainsi...» - ---«La comédie est en cinq actes!...» pensai-je. «Que lui aura dit la -sublime marquise?...» Et tout haut: «Eh bien! moi, qui n'ai jamais eu -d'interviews sur le tableau, et dont, par conséquent, vous ne -soupçonnerez pas la sincérité, je vous affirme que ce prétendu Cristoforo -m'est suspect, très suspect...» - ---«Je voudrais bien connaître vos raisons», riposta Courmansel avec -ironie. Je retrouvais enfin l'arrogance qui m'avait tant frappé durant la -soirée passée entre lui et son futur beau-père, chaque fois qu'il s'était -agi non pas de lui, mais de ses idées, mais de la _Méthode_. De quel -accent il avait prononcé les sacro-saintes syllabes! Et il me tendait de -nouveau les photographies, du geste dont les chevaliers croisés jetaient -leur gant à un infidèle. - ---«Mes raisons? J'en ai plusieurs», répartis-je en étudiant sur son -visage l'effet de mes révélations progressives: «La première est tirée du -modèle lui-même. La femme représentée ici est une Italienne, et une -Italienne d'aujourd'hui. Jamais cette bouche, ces yeux, ce menton n'ont -appartenu à une grande dame. Voyez... Ma seconde raison est l'évident -travail que cette peinture a subi. Elle a été éraillée exprès, puis -passée à une espèce de vernis mastic. La preuve en est la symétrie de -toutes ces éraillures. C'est le grand signe du truquage, cela. Les -faussaires en remettent. Ils fabriquent un objet trop complètement -vieilli. Un vrai tableau aurait eu des parties très gâtées, et des -parties moins gâtées... Enfin, les lettres que vous avez supposées -dansent dans la signature. Vous avez, dans le commencement l'inscription -X... R... US, avec des intervalles entre l'X et l'R, puis l'R et la -syllabe US. Vous mettez un F dans le premier de ces intervalles. Il y a -place pour deux lettres et un blanc. Vous ne mettez rien entre l'R et -l'US. Il y a place pour une lettre.--Tenez.» Et tirant un crayon de ma -poche, je traçai sur une feuille de papier le détail de la véritable -inscription, celle que j'avais composée moi-même, jadis: - - P. X. T. F. RIUS. - -Et je les traduisis. - ---«_Pinxit Falsarius..._» - ---«_Un faussaire a peint?..._» répondit-il en éclatant d'un rire gai qui -me prouva que le boulet--car c'était un boulet, cette fois,--n'avait pas -même fait un noir au cuir du rhinocéros. «Pardonnez-moi, mon cher -Maître... Je n'ai pas l'intention de vous offenser. Mais à chacun sa -partie, n'est-ce pas?... Vous êtes, vous, le rival des Ingres et des -Delacroix.» Il en était à ces noms, pour toute la peinture moderne. «Moi, -je ne suis qu'un savant, un apprenti savant plutôt, mais quand on sait le -carré de l'hypnothénuse à quatorze ans, on le sait comme on le saura à -cinquante, à soixante, à soixante-dix... La Critique» et sa physionomie -exprima de nouveau l'irréductible orgueil de tout à l'heure. «La Critique -a ses certitudes aussi absolues que celles de la géométrie. Elle a ses -lois, qui ne souffrent pas d'exceptions. Une de ces lois, et absolue, -c'est qu'un faussaire n'a jamais, en fabriquant l'objet faux, jamais, -entendez-vous, introduit volontairement dans cet objet un signe qui en -prouvât la fausseté. C'est l'évidence même: _On ne fabrique un objet faux -que pour tromper. Sans cela on ne le fabriquerait point..._» - ---«Et vous n'admettez pas», lui dis-je, «un cas pourtant bien simple? Un -jeune artiste est à Rome, par exemple. Il a une maîtresse et il a besoin -d'argent. Un antiquaire lui commande un faux tableau. L'artiste a bien -quelque scrupule. Il passe outre, parce qu'il est amoureux. Il ne veut -voir dans ce pastiche qu'une étude à brosser d'après les vieux maîtres. -Toutefois, pour mettre sa conscience entièrement en repos, il marque son -Å“uvre du petit signe qui doit en dénoncer la fausseté... Et nous avons», -mon doigt lui complétait la démonstration sur la photographie: «P.X.T.F. -RIUS. M. PARISIENSIS. _M. Parisien et faussaire a peint le portrait._» - -Ce n'était plus un boulet. C'était un bombardement. Le rhinocéros n'était -toujours pas percé. Sa cuirasse était si hermétique, si compacte, si -totale que ma mimique, le son de ma voix pour prononcer le M., cette -première lettre de mon nom, mon clignement d'yeux qui signifiaient si -clairement: «Mais le faussaire, c'est moi,» toutes ces indications, -multipliées à plaisir, ne lui donnaient même pas l'ombre de l'ombre d'un -doute. - ---«C'est très ingénieux», répondit-il en riant plus gaiement encore. -Cette conversation technique l'avait distrait de son désespoir. Ce -n'étaient pas les arts qu'il aimait, c'étaient, à propos des arts, des -discussions comme celle-là . «Mais,» continua-t-il, «voilà encore une des -lois de la Critique et que les ignorants ne soupçonnent pas. Encore -pardon. Nous causons idées. _Toutes les explications ingénieuses sont -inexactes..._ Je comprends, cher Maître,» et il eut son regard le plus -fin--«que vous voulez, comme on dit, vous payer la tête d'un de ces -pauvres diables de critiques d'art que vous n'aimez pas, vous autres -peintres... Vous estimez que nous nous mêlons de ce que nous ne -connaissons pas, parce que nous ne pratiquons pas la technique... -Permettez-moi d'entrer dans votre paradoxe, pour vous montrer comment -nous arrivons à la vérité. Examinons votre hypothèse sur l'origine de ce -tableau. Première impossibilité: on n'est pas consciencieux à demi. _Il -n'y a pas d'honnête voleur._ Si votre artiste a eu le scrupule de vouloir -que son tableau faux fût marqué d'un signe, il n'a pas fait le tableau. -Ou bien il n'y a plus de lois de la nature humaine. Et il y en a. De ces -lois psychologiques, la Critique d'art doit tenir compte aussi. La loi, -toujours la loi, c'est la Science... Seconde impossibilité: l'antiquaire -qui commande un faux tableau est un professionnel, lui, un expert. Il -n'accepte pas une peinture signée d'une façon mystificatrice. Et le -peintre ne se hasarde pas à la lui porter. Donc... A quoi se réduit votre -objection? A ceci, que les lettres de la signature sont trop espacées; hé -bien! Elles sont trop espacées. C'est un fait, et la Méthode.»--Non, il -était trop bouffon de solennité.--«La Méthode consiste à d'abord accepter -le fait. C'est un autre fait que les éraillures de ce panneau sont très -régulières. Elles sont très régulières. Voilà tout... Quant à la -physionomie de la femme, allez demain chez M. Crespi voir son magnifique -portrait de la reine Cornaro, attribué par les uns à Titien, pour les -autres à Giorgione. Pour moi, c'est... Peu importe!» Il eut la mine du -découvreur de trésors qui garde jalousement son secret, afin de ne pas en -être dépouillé. «En tout cas, c'est la reine Cornaro. Et c'est une -marchande de poissons du quai des Esclavons en 1906!... Vous voyez, rien -ne tient debout dans vos objections. Voici de l'airain, comme disait -l'Empereur de ses victoires. Nous n'ignorons pas que Léonard était une -façon d'alchimiste, toujours en train d'inventer. Il préparait lui-même -ses couleurs. Ces fantaisies nous ont coûté cher. S'il n'avait pas -employé le _stucco lucido_, au lieu de l'_intonaco_, nous aurions encore -les quatre portraits qu'il exécuta pour la grande fresque de Donato -Montorfano, dans le réfectoire de Sainte-Marie des Grâces. Le Montorfano -est toujours là . Plus de Léonard! Et c'étaient, ces quatre portraits: -Ludovic le Maure avec son fils aîné Maximilien, et Béatrice Sforza avec -son plus jeune enfant, Francesco. Enfin!... Je me suis dit...--Oh! c'est -très simple, mais encore un coup, l'Å“uf de Colomb!--Je me suis dit qu'un -pareil homme préparait certainement, d'une manière à lui, ses toiles et -ses panneaux... Et j'ai découvert cette manière!... Il enduisait d'abord -son fond d'une substance dont je crois connaître la composition. C'est -une autre découverte que celle du Cristoforo, n'est-ce pas? Pensez: un -moyen sûr de distinguer, sans contestation possible, tous les tableaux -authentiques de Léonard d'abord, et ensuite de ses élèves directs! Car le -Vinci est un de ces magnifiques génies, tout générosité, qui ne plaignent -pas les miettes de leur festin. Tous les jeunes peintres qui l'ont -approché ont eu son procédé et l'ont appliqué. De là , ces tons si -particuliers à cette école, et qui proviennent de la pénétration des -couleurs par cette substance. Un de mes camarades d'Ecole Normale, qui -est chimiste, a étudié ce problème pour moi sur un Gian Pietrino de la -collection Boudron... Mon premier soin, quand j'ai pu examiner depuis le -Cristoforo Saronno de la marquise, a été de vérifier si le bois avait -subi une préparation antérieure. Or, il en a subi une. Vous me direz: -mais est-ce la même? Oui c'est la même, puisque chez tous les tableaux de -cette école on la retrouve, et d'ailleurs les tons l'indiquent. Il y a un -certain vert, dont je ne peux pas plus douter que de votre existence. Il -n'est possible qu'avec le procédé vincien!... Vous objecterez encore que -Morelli, dont je suis l'élève, était très opposé à ces recherches -techniques, à cette analyse de la _palette_, c'était son mot? Nous avons -dépassé Morelli. Nous avons fait la critique de sa critique, avec sa -propre méthode. Je vous pose donc le dilemme suivant: ou bien ce portrait -est de l'école de Léonard, ou bien il a été fabriqué par un faussaire qui -avait surpris le secret de la préparation chimique--vous entendez bien, -chimique--dont Léonard faisait usage. Mais s'il avait surpris ce secret, -ce personnage l'aurait raconté. Le bruit en serait arrivé à l'un des -innombrables critiques d'art qui pullulent à Rome et à Londres. C'est une -découverte d'une conséquence immense. Elle est de moi.--Par conséquent ce -tableau n'est pas un faux. Il est du commencement du seizième siècle. Il -est Lombard. Il est de Cristoforo. Ce ne sont pas des hypothèses. Ce sont -des inductions, et aussi certaines dans leur aboutissement que des -théorèmes de géométrie. Direz-vous encore que j'ai tort de déplorer -qu'une pièce aussi authentique aille chez les sauvages, quand elle -pouvait être en France, et presque chez moi?» - ---«Je ne le dirai plus,» répliquai-je, presque ébaubi d'admiration -devant le talent extraordinaire qu'il venait de déployer pour se mettre -le doigt dans l'Å“il--passez-moi la vulgarité de cette image, -Madame,--jusqu'au coude. Il s'était levé. Et, protecteur: - ---«Au moins,» fit-il, «vous êtes de bonne foi, vous... Ce n'est pas comme -certaines personnes... Ah! cela m'a remis un peu de m'escrimer avec vous. -J'en avais besoin. Vous m'excusez?... Je n'ai que le temps d'arriver au -musée Poldi où l'on m'attend... Je crains bien qu'ils ne se soient laissé -flouer et qu'ils n'aient acheté pour un Foppa une copie ultra-moderne... -Ces marchands sont d'une habileté aujourd'hui!...» - - -XII - ---«Et de trois!» me disais-je, redescendu dans le _hall_ de l'hôtel. «Si -cela continue, j'arriverai à croire moi-même que Ginevra fut dame -d'honneur à la Cour du roi François Ier, d'héroïque et galante mémoire, -et que j'ai rêvé....» Faut-il vous avouer, Madame, qu'en me balançant de -nouveau sur un _rocking-chair_, avec le sans-gêne d'un compatriote de -Kennedy, et en savourant l'ironie intense de toute cette aventure, je -n'avais d'yeux que pour la porte de l'hôtel? Et j'attendais... Qui? Vous -avez deviné: M. Boudron en personne, le nouvel arbitre auquel il fallait, -vous entendez, Madame, il _fallait_ que je racontasse mon histoire et -soumisse mon témoignage. Pourquoi? Poussé par quel génie de perversité? A -ma première rencontre avec le prétendu Cristoforo et quand mon cri de -reconnaissance eût été la preuve indiscutable, celle dont ni Mme Ariosti, -ni l'Américain, ni Courmansel lui-même n'eussent méconnu la vérité, -j'avais ravalé ce cri. La seule idée d'un conflit entre le jeune homme et -le père de Christiane, puis de ces fiançailles rompues, avait scellé mes -lèvres. Mes raisons pour me taire étaient identiques. Seulement je ne les -sentais plus. J'avais un désir trop vif d'entendre le couturier -collectionneur me dire lui aussi à sa manière: «Ce tableau-là , un tableau -faux? Vous voulez rire!...» D'ailleurs il venait d'avoir un entretien -avec cette incomparable menteuse, la fourbe des fourbes...--_Vivat -Mascarilla, fourbûm imperatrix!_ l'étonnante, la sublime marquise! -Comment résister à la curiosité de connaître la manÅ“uvre de cette -maîtresse femme dans cette passe difficile? Quelle attitude ce -Machiavel-femelle aurait-il adoptée avec un amateur notoire, futur -beau-père d'un critique d'art plus notoire encore, et qui me connaissait, -qui connaissait Varegnana? Elle devait s'être dit que nous parlerions à -M. Boudron, que nous le féliciterions d'avoir perdu cette occasion -d'annexer à son musée un faux caractérisé. De telles révélations, tombant -dans l'oreille d'un acheteur évincé et furieux, risquaient d'avoir des -conséquences plutôt désagréables. La marquise et son Sigisbée princier, -le subtil et dangereux San Cataldo, avaient certainement prévu ces -possibilités. Comment y avaient-ils paré? J'allais le savoir et m'en -désintéresser aussitôt, pour ne plus avoir qu'un sentiment: l'admiration -devant ce miracle vivant que sera toujours un sincère amour. Cela rime -presque et je vous vois d'ici, Madame, ayant sur vos lèvres ce sourire -qui les a effleurées si souvent, lorsque votre inutile et déraisonnable -serviteur vous laissait deviner, non pas même son culte pour vous, mais -sa foi profonde, indestructible, dans la divinité de l'amour. Vous y -croirez peut-être, vous aussi, comme tant d'autres, quand il sera trop -tard. Je vous disais, en vous commençant ce récit, que je voulais -uniquement vous amuser une heure. Ce n'est pas vrai. Je ne vous ai -griffonné toutes ces pages que pour arriver à celle-ci, qui contient -toute la _moralité_ de cette histoire. Elle aurait pu s'intituler, comme -un proverbe du théâtre de Madame: «On ne trompe pas un cÅ“ur qui aime». -Écoutez plutôt, et ne soyez plus trop moqueuse, quoique le -sentimentalisme d'un peintre quinquagénaire, en train de _rocker_ à -l'américaine, dans le _hall_ d'un hôtel cosmopolite, prête à la -raillerie, j'en conviens. Riez de moi alors, mais pas de Christiane. Car -vous avez deviné déjà qu'elle va rentrer en scène.... J'étais donc là , -guettant la porte, quand je vis apparaître Boudron, et derrière lui, la -silhouette de la fiancée de George Courmansel. Le père parlait à la -fille, avec un visage et une gesticulation qui trahissaient une fureur -mal contenue. Il était si absorbé dans sa pensée qu'il semblait ne plus -comprendre où il était. Il me frôla sans me voir. Je l'entendais qui -disait: «Je te répète qu'il est sans excuse!...» Christiane, elle, toute -bouleversée qu'elle fût par cette scène, m'avait aperçu. Je compris, à un -mouvement de sa part aussitôt réprimé, qu'elle avait failli venir droit à -moi. Et puis elle suivit M. Boudron dans l'ascenseur, dont la cage se -trouvait--heureusement--à l'autre extrémité du _hall_. Cinq minutes ne -s'étaient pas écoulées, et avec une stupeur qui se changea vite en une -pitié profonde, je la voyais reparaître. Elle descendait en courant les -marches de l'escalier. Elle avait pris juste le temps d'entrer dans sa -chambre et de s'en échapper. Elle m'arrivait, toute rouge de pudeur émue. -La démarche qu'elle tentait auprès d'un inconnu, ou presque, était si -hardie, et cependant elle ne pouvait pas ne pas la tenter: - ---«Monsieur,» commença-t-elle d'un accent implorateur: «pardonnez-moi si -je me permets de vous adresser une question... Est-ce vrai, ce que Madame -la marquise Ariosti a dit à mon père? Vous l'auriez avertie que le -tableau dont nous voulions faire l'acquisition, ce Cristoforo Saronno... -n'était pas authentique?...» - -Elle me regardait, en prononçant cette phrase, avec ses douces prunelles -dont le brun était devenu noir, tant l'émotion en dilatait le point -central. Et une pensée était au fond, que je lisais distinctement: _elle -savait, elle, que le tableau était faux, et elle ne voulait pas le -savoir!_ Le voilà , Madame, ce miracle vivant de l'Amour dont je vous -parlais. Cette ignorante, mais qui chérissait son fiancé d'une tendresse -passionnée, ne pouvait pas ne pas y voir clair, du moment qu'il -s'agissait de lui. Et comme toutes les amoureuses de tous les temps, elle -implorait, elle conjurait qu'on lui mentît contre sa propre évidence. Ce -tableau reconnu faux, c'était son fiancé désespéré, c'était aussi, -c'était surtout son père déchaîné et qui prendrait prétexte de cette -erreur pour retirer sa parole. C'était l'antipathie secrète entre les -deux hommes soudain découverte, une brouille peut-être irrémédiable. La -terreur de cette tragédie domestique emplissait ses beaux yeux, -et--toujours le miracle!--une espérance. _De même qu'elle savait que le -tableau était faux, elle savait que j'étais l'ami de son amour._ Nous -avions causé ensemble une fois, à peine, et cette certitude de son -instinct était absolue. Dans la crise qu'elle sentait venir, cette -divination la faisait s'adresser à ma sympathie, pour obtenir quoi? Elle -eût été bien embarrassée de formuler une demande précise. Mais elle était -sûre que j'agirais dans la mesure du possible et sans attendre ma -réponse, elle continuait à me mettre au courant des événements: - ---«Oui», disait-elle, «Madame Ariosti prétend que M. le comte Varegnana -est venu de votre part l'informer que le tableau était un faux, et que -vous en donneriez la preuve. Cette démarche,--c'est toujours la marquise -qui parle,--l'a indignée. Elle a cru y voir une manÅ“uvre de notre part -pour avoir le portrait au rabais. Elle était quasi engagée avec mon père. -Elle s'est considérée comme libre et elle a accepté l'offre de M. -Kennedy... Oh! Elle n'a pas dit cela d'abord. Elle a commencé par nous -recevoir très froidement, avec des sous-entendus qui ont exaspéré papa. -Il est si loyal! Il lui a arraché cet aveu... Alors»--et sa voix se fit -plus tremblante--«alors il a eu un accès d'un véritable chagrin à la -seule idée d'être soupçonné d'un pareil procédé. Il savait que vous avez -été conduit chez Madame Ariosti par M. Courmansel. Il s'est dit que vous -aviez certainement communiqué à celui-ci vos doutes sur ce tableau. Il -s'imagine que M. Courmansel lui a caché votre témoignage, pour ne pas -avouer qu'il pouvait s'être trompé... Ah! monsieur Monfrey, je suis bien -malheureuse!» - -Elle avait mis sa petite main sur ses paupières, d'où je vis deux larmes -jaillir,--deux grosses larmes qui tracèrent deux raies sur ses joues -brûlantes. Elle se domina aussitôt et sa bouche se contraignit à un -frémissant sourire, tandis que je lui répondais: - ---«Madame Ariosti est une femme abominable.» J'insistai: «abominable...» -Si j'avais vu un fusil braqué sur cette charmante enfant, aurais-je -hésité à détourner le canon de l'arme? Je n'hésitai pas davantage pour -ajouter: «Elle a manqué de parole à votre père, et elle a inventé toute -cette histoire pour se justifier...» - ---«Inventé?...» répéta Christiane. C'était une stupeur que je lisais -maintenant dans ses beaux yeux. Qu'avait-elle espéré en s'adressant à -moi? Pas cette radicale dénégation, à coup sûr. Et moi-même, je me serais -certes récrié si l'on m'avait annoncé, dix minutes plus tôt, que -j'annulerais à jamais mon témoignage sur l'origine du faux Cristoforo et -que j'entrerais dans cette vaste conspiration organisée pour doter -Solario d'un élève imaginaire et l'art Italien d'un peintre mythique! -Pourtant, j'écoutais la jeune fille continuer, frémissante: «George ne -s'est pas trompé alors?... Vous pensez que le tableau est authentique.... -Vous êtes prêt à l'affirmer à mon père?...» - ---«J'y suis prêt,» répondis-je. J'avais brûlé mes vaisseaux, et sans -remords. J'aurais incendié une _armada_ pour voir la joie illuminer ainsi -ce gracieux visage... «Voulez-vous que je monte chez M. Boudron tout de -suite?... Je me rends compte de ce qui s'est passé. Le comte Varegnana et -moi, nous avons causé du tableau à propos du portrait qu'il possède...» - ---«La Cassandra dei Rangoni, celle que M. Courmansel a tant étudiée?» -interrogea-t-elle. - ---«Précisément. J'ai émis des doutes sur l'identité entre le peintre de -ce portrait et le peintre du portrait Ariosti. La marquise l'aura su, et, -je vous le répète, elle a trouvé commode de manquer à sa parole en ayant -l'air de croire que ces doutes portaient sur l'authenticité même du -portrait. Quant à M. Courmansel, je ne l'ai plus revu, entre la visite -que nous avons faite ensemble au palais Ariosti et le moment où M. -Kennedy a acheté le tableau. Je ne lui avais donc pas parlé de mon idée. -Il n'aurait, en aucun cas, pu avertir monsieur votre père... Tout cela -sera rapporté, comme je vous le raconte... Encore une fois, j'y vais de -ce pas...» - ---«Non,» répondit-elle, «laissez-moi causer avec papa, seule, d'abord... -Mais que je suis contente! Mon Dieu!...» Et ses deux mains se joignirent -dans un mouvement de reconnaissance presque enfantin. «Vous savez, -monsieur Monfrey, on se fait souvent des idées, tout un monde... L'on a -si peur qu'elles ne soient vraies que l'on n'ose pas les croire -fausses... Quand Madame Ariosti a commencé de parler, une terreur m'a -saisie. Ah! c'est mal! Mais on n'est pas toujours maîtresse de sa -pensée... Je me suis dit que les plus habiles connaisseurs s'abusent. Je -me suis rappelé cette tiare du Louvre que mon père vous citait, -avant-hier encore. Si George s'était trompé cependant?... J'ai senti là , -par avance, tout le chagrin qu'il éprouverait... Et il y avait mon père! -Je le connais. J'ai redouté un éclat entre lui et mon fiancé... Je peux -bien tout vous dire, monsieur Monfrey, quand ce ne serait que pour vous -expliquer comment j'ai osé vous aborder, et pour que vous ne me jugiez -pas mal... Quand mon cousin m'a demandée, mon père n'a pas consenti -aussitôt. Il a fallu bien des jours pour le décider. A de certains -moments, j'ai cru m'apercevoir qu'il regrettait ce consentement... Mais -j'ai rêvé. Dieu! que je suis contente! Ah! monsieur Monfrey, vous venez -de m'enlever un poids du cÅ“ur!... Merci et pardon!...» - -Vous êtes allée à Venise, Madame, et vous avez visité la petite chapelle -de Saint-Georges-des-Esclavons, décorée par Carpaccio? Oui. Nous en avons -parlé ensemble un jour. C'était au début de ma faveur, quand la nouveauté -de notre relation vous donnait un peu d'indulgence pour ma pauvre -personne. Alors vous ne me taquiniez pas trop. Vous vous souvenez du -panneau où le Saint est représenté fonçant sur le dragon, la lance basse? -Quelle allégresse dans sa poussée en avant! Quelle aisance! C'est qu'il -n'a qu'à se retourner pour voir, enchaînée au roc, la princesse qu'il a -juré de délivrer. Quelle gêne au contraire, quelle gaucherie dans le -panneau d'à côté, où il est figuré auprès du dragon mort, très sottement -embarrassé de sa monstrueuse victime, qu'il ne sait comment traîner! -Toute proportion gardée, je me retrouvai, Mlle Boudron une fois partie et -devant l'action que je venais de commettre pour elle, aussi empêtré que -le saint Georges du maître vénitien après son exploit. Mentir à cette -charmante enfant, quand il s'agissait d'effacer le pli d'angoisse, creusé -entre ses blonds sourcils, n'avait été un bien facile effort. Mentir à -son père, quand nous nous retrouverions face à face, me serait déjà plus -malaisé. L'embarras était ailleurs. Je n'avais pas menti pour moi -seulement. J'avais menti aussi pour Varegnana. La comédie que je venais -de jouer dans l'intérêt de la jeune fille comportait, pour réussir, la -complicité du grand seigneur, et de cette complicité je n'étais rien -moins que sûr. Madame Ariosti avait nommé au père de Christiane le -possesseur du Léonard débaptisé. Elle l'avait fait par un suprême coup -d'audace, se disant que ni le comte ni moi ne nous tairions, et préférant -venir au devant de notre dénonciation, afin de la mieux déjouer. En toute -circonstance, il eût été immanquable que M. Boudron et Varegnana se -rencontrassent, immanquable qu'ils en vinssent à causer du prétendu -Cristoforo et de l'achat fait par Kennedy. C'était plus certain encore -maintenant. Point n'était même besoin de cette rencontre et de cet -entretien pour que M. Boudron fût averti de l'opinion du comte sur le -faux Cristoforo. «Tout Milan saura demain ce qui en est... Son infamie -sera connue...» Ces phrases du vieux gentilhomme résonnaient dans mes -oreilles. C'était à mon tour d'éprouver, devant la catastrophe imminente, -la terreur qui précipitait vers moi, tout à l'heure, la fiancée du -malencontreux critique d'art, surpris en flagrant délit d'une si épique -ânerie! Un petit détail redoubla l'inquiétude soudain éveillée, je peux -bien dire dans mon cÅ“ur, tant la pitié pour la jeune fille m'avait pris -tout entier. Au moment même où Christiane remontait dans l'ascenseur, -j'avais remarqué qu'un domestique descendait l'escalier, une lettre à la -main. Il avait posé quelques questions au bureau, et on lui avait fait -avancer une voiture. Je demandai au concierge si cet homme était le valet -de chambre de M. Boudron. Sa réponse affirmative, changea mon doute en -certitude. Ce message était pour Varegnana. Dans son premier spasme -d'irritation, M. Boudron avait écrit au comte. Pourquoi? Sinon pour avoir -de lui la vérité sur le tableau qu'il avait tant désiré acheter. C'était -le signe, entre parenthèses, que Courmansel ne s'était pas mépris sur ce -point. Avec ces attitudes sceptiques, M. Boudron avait cru profondément à -l'authenticité du Cristoforo. La lettre était portée et non envoyée par -la poste. On devait donc attendre la réponse, au cas où Varegnana serait -à la maison. Et il y serait, il me l'avait promis. Là -dessus, moi-même je -hélai, en hâte, un nouveau _brumista_, et dix minutes plus tard, je -descendais devant la porte du palais de la rue Bagutta. Le fiacre qui -m'avait précédé attendait encore. J'aperçus en entrant dans l'antichambre -le domestique de M. Boudron. La réponse n'était pas encore donnée. -J'arrivais à temps. - - -XIII - -Le comte se tenait, quand on m'introduisit, dans le plus petit des -salons, celui qui lui servait de cabinet de travail. Au premier coup -d'Å“il je vis que le Léonard--c'en est un, je le jurerais sur votre tête, -Madame,--avait repris sa place d'honneur sur son précieux lutrin. -Varegnana écrivait, assis à son bureau, si l'on peut donner ce nom -bourgeois à un pareil chef-d'Å“uvre de marqueterie et de sculpture sur -bois. Des plumes de cygne au long empennage faisaient bouquet, auprès de -lui, dans une coupe de la Renaissance. Ce sont les seules qu'il emploie, -et il les plonge dans un encrier ciselé par Benvenuto Cellini, s'il vous -plaît. Je vous ai dit que c'est un Seigneur, un noble et vieux Seigneur, -un de ces types d'un autre âge que nos ignobles démocraties modernes -rangeraient volontiers dans le dictionnaire des monstres antédiluviens, -entre le _Mammouth_ et l'_Epiornis_, le _Plésiosaure_ et le _Diplodocus_. -Il était si occupé à sa besogne, qu'il ne m'entendit même pas entrer. -Plusieurs feuilles de papier déchirées et jetées dans un vaste bassin de -cuivre repoussé, un antique _brasero_ aux armes de sa famille--encore le -Seigneur!--attestaient sa difficulté à composer cette lettre, la réponse -à celle de M. Boudron. Je demeurai quelques instants à le regarder. Je -cherchais à discerner, sur son altière physionomie et dans son attitude, -un indice de ses dispositions présentes. Il me sembla que sa colère de la -matinée était, sinon passée, au moins diminuée. Enfin, d'un geste où je -crus reconnaître l'énergie d'une résolution définitive, sa main crispée -traça au bas de la feuille sa large et claire signature. Comme il -relevait la tête, il m'aperçut: - ---«Vous arrivez bien», me dit-il. «Si je ne vous avais pas promis de ne -pas sortir, je serais allé chez vous... J'ai une question à vous poser. -Mais, d'abord, voulez-vous prendre connaissance de cette lettre?» - ---«C'est une réponse à M. Boudron?», m'écriai-je étourdiment. - ---«Oui», fit-il, «d'où le savez-vous?» - -Je me sentis rougir, comme la pauvre Christiane tout à l'heure, oh! moins -joliment! Mon imprudente demande prenait un mauvais air d'espionnage -devant ce personnage d'ancien régime, si parfaitement bien élevé. J'eus -le courage de mon indiscrétion. Le motif en était par trop désintéressé. -Je lui dis donc: - ---«J'ai vu le domestique sortir avec une lettre et monter en voiture. -J'ai pensé, sachant la scène que M. Boudron venait d'avoir avec Madame -Ariosti, qu'il voulait avoir par vous des renseignements plus précis... -Et me voici...» - ---«Ne vous excusez pas», interrompit-il avec sa grâce habituelle, «et -écoutez ma lettre. C'est en effet une réponse à celle de M. Boudron: -«_Monsieur, J'ai été très sensible à la marque de confiance que vous avez -bien voulu me donner. Mais vous comprendrez que Madame la marquise -Ariosti étant une de mes parentes, je m'impose la règle absolue de me -taire sur l'incident auquel vous faites allusion. Tout ce que je peux -vous en dire, c'est qu'il ne vous a pas été exactement rapporté. Vous -trouverez ici, avec mes regrets pour une fin de non-recevoir à laquelle -je vous demande de ne voir aucun autre motif, l'expression de mes -sentiments bien distingués. Comte Andrea Varegnana..._» «Il n'y a pas -trop de fautes de français?...» ajouta-t-il. Toujours le Seigneur! Il -entendait bien que je ne me permettrais pas d'apprécier le bien ou le mal -fondé d'une de ses démarches. Il désirait que je fusse au courant. Rien -de plus. - ---«Si j'écrivais votre langue comme vous la mienne...» répondis-je. - ---«Alors, j'envoie le billet?...» dit-il. - -Vous jugez, Madame, si je m'abstins de toute réflexion. Dans le temps que -j'avais mis à franchir l'assez longue distance qui séparait mon hôtel du -palais Varegnana, j'avais ébauché ou rejeté quatre ou cinq plans, tous -destinés à conduire le comte juste au point où il était venu tout seul: -donner une explication qui me laissât le champ libre. Comment en était-il -arrivé là ?... J'y ai beaucoup réfléchi depuis et je n'ai pas résolu ce -petit problème. Mais qui a jamais vu clair dans l'intention d'un Italien, -quand une fois il s'est fermé? Si leurs peintres nous ont laissé tant -d'admirables portraits, la cause en est dans le caractère, si -impénétrable à la fois et si expressif, des physionomies de ce pays. -Elles sont ardentes et secrètes, passionnées et elles ne disent pas leur -mot. Quand je me souviens de l'accent ému avec lequel Varegnana m'avait -parlé de Christiane Boudron, je me dis qu'il a eu tout simplement pitié -d'elle et de son bonheur,--comme votre serviteur, Madame.--On est si près -d'aimer l'amour des autres quand on a aimé soi-même, et vous savez mon -opinion sur l'hôte du palais de la via Bagutta et son roman caché.--Puis, -je me souviens de l'hypnotisme exercé sur lui par la critique d'art, -soi-disant scientifique. Je me rends compte qu'au fond, tout au fond, ce -possesseur de tant de merveilles n'est qu'un amateur. Il n'a jamais tenu -le crayon et le pinceau. Devant une toile ou une statue, il n'a pas cette -intuition de l'outil, qui ne s'apprend que par la pratique. Je vois -distinctement, moi, un Titien et un Raphaël, un Mantegna et un Longhi -travailler, broyer leurs couleurs sur leur palette, attaquer leur -tableau. Pour employer une locution vulgaire, mais très juste, je sais -comment c'est fait. Varegnana, non. Il n'a donc pas de certitudes, ne -jugeant pas vraiment par lui-même. Pour qu'il eût débaptisé sur le cadre -le Léonard--son Léonard!--il fallait qu'il fût,--j'allais parler d'une -façon plus vulgaire encore, et dire _épaté_,--mettons médusé par -Courmansel, son bagou de pédant, son érudition affirmée. Courmansel, pour -Varegnana, c'était Morelli lui faisant peur du fond de sa tombe, et l'on -n'est pas un Seigneur sans être un peu timide. Ces traits semblent -contradictoires, mais être un Seigneur, c'est se vouloir toujours le -premier, ou du moins à part. C'est donc avoir un amour-propre toujours en -éveil. C'est craindre, par-dessus tout, le ridicule d'une prétention mal -justifiée. Je cherche à expliquer une volte-face au demeurant moins -étonnante que la mienne. Mais l'on connaît, ou l'on croit connaître, la -logique de ses illogismes, au lieu que les brusques changements des -autres nous déconcertent jusqu'à l'ahurissement. Je me comparais au saint -Georges de Carpaccio, Madame, tout à l'heure--sans trop de modestie. Ne -me le dites pas, je le sais. Imaginez ce brave chevalier sentant soudain -venir à lui la corde avec laquelle il traînait son dragon. Il constate -que le cadavre de l'énorme bête a disparu!... Il ne serait pas plus -étonné que je ne le fus, le billet du comte à M. Boudron une fois envoyé. -Désormais tout dépendrait de ce que je raconterais au père de Christiane. -Mon parti était pris. En tout cas, je ne m'attendais guère à entendre -Varegnana me dire: - ---«Ainsi le portrait est vendu à M. Ralph Kennedy? Vous êtes arrivé trop -tard?»--Et comme je lui faisais signe que oui... «C'est peut-être mieux,» -continua-t-il et après un court silence: «Car enfin, êtes-vous sûr, bien -sûr, que vous ne vous êtes pas trompé?...» - ---«Trompé?» répétai-je. «En reconnaissant mon tableau?» - ---«En vous imaginant le reconnaître», rectifia le comte. «Vous n'avez eu -que quelques minutes pour l'examiner, et une ressemblance est si -perfide... Vous-même, vous m'avez dit que vous avez failli n'en pas -croire vos yeux, tant ce panneau avait une physionomie de vieille -chose... Sur le premier moment, je n'ai pas pensé plus que vous à la -possibilité que vous fissiez erreur. Je vous l'ai dit. Je n'ai jamais été -tranquille devant ce portrait... Je lui en voulais d'avoir servi à -débaptiser celui-ci...» Et il me montrait son Léonard réinstallé à sa -place d'honneur. Il ne lui avait pas encore enlevé son brevet de -déchéance, le cartouche sur lequel figurait un des noms de l'usurpateur, -cet Amico di Solario, mélancoliquement suivi d'un signe -interrogateur,--dernier et faible essai de protestation! - ---«Enfin», reprit-il, «après avoir eu la scène que vous savez avec la -marquise, et une fois seul, je me suis demandé: n'avons-nous pas été un -peu vite, M. Monfrey et moi? Madame Ariosti est ma cousine, comme je -l'écrivais à M. Boudron. Quand je vous eus laissé partir, je ne me -sentis pas la conscience entièrement en paix. Je n'avais pas fait un -assez long crédit à cette femme, qui pouvait être de bonne foi... Et elle -l'était, témoin les photographies qu'elle vient de m'envoyer de son -tableau, sans un mot. Je lui ai manqué très gravement. Cet envoi -n'était-il pas un appel à un examen, auquel j'ai procédé? J'ai là une -autre photographie, celle du dessin de l'Académie de Venise, dont je vous -ai déjà parlé, et qui est une étude pour mon ex-Cassandra.» Ici un -soupir, et fermement: «Eh bien! Il n'y a pas à dire, l'X dont est signé -ce dessin est exactement le même que l'X qui figure au bas du portrait où -vous avez cru reconnaître votre Å“uvre de jeunesse... Est-il admissible -que cette particularité soit un pur hasard?... Voyez: les deux petites -barres d'en bas et d'en haut allant ainsi, d'un seul côté et se relevant -un peu à la pointe... Or vous n'aviez pas vu le dessin de Venise quand -vous avez peint votre tableau. Donc...» - -Il me tendait les deux épreuves, où il y avait en effet une identité -entre les deux lettres, dont l'explication était trop naturelle. Le père -Sanfré avait savamment retouché ou fait retoucher dans le style du -quinzième siècle les lettres de la signature destinées à subsister. Ce -dessin de Venise était de cette époque. A moins que... Depuis cette -aventure j'en suis à me demander, moi, s'il ne fonctionne pas, en Italie, -un immense _camorra_ artistique dont tous les associés sont dressés à -estampiller de marques, savamment choisies, les dix mille objets faux qui -émigrent chaque année de la Péninsule. Je regardais le profil de -l'inconnue qui avait posé pour ce crayon. Je regardais l'image de -Ginevra. L'intense comique de la situation me ressaisissait. Même -Varegnana ne croyait plus à mon témoignage! J'aurais pu, comme j'avais -fait avec Courmansel, discuter point par point. Dans ma confidence hâtive -de la veille, je n'avais pas insisté sur les irréfutables indices, -notamment sur le petit signe du coin de la lèvre que je connaissais si -bien et qui me rappelait de délicieux souvenirs d'amours bohémiennes. A -quoi bon? Je levai les yeux sur le Comte. Il me sembla qu'une angoisse -contractait son visage. Dans le doute sur l'authenticité d'un tableau, -estimait-il que mieux valait faire pencher la balance du côté qui -favoriserait un jeune et profond amour? Le possesseur du Léonard -éprouvait-il un suprême regret? Le gentilhomme désirait-il abriter ses -scrupules derrière mon affirmation? Il est certain que son visage se -détendit lorsque j'acquiesçai à sa nouvelle opinion en lui répondant: - ---«C'est vrai, je ne reconnais plus bien mon tableau. A vingt-huit ans de -distance, vous savez!... D'ailleurs, Madame Ariosti, Kennedy et -Courmansel ont été prévenus...» - ---«Ah!» fit-il, «Courmansel aussi... Et il pense?...» - ---«Que son Cristoforo est plus vrai que jamais...» - ---«Vous voyez!...» s'écria Varegnana, et regardant le portrait jadis -attribué au Vinci avec une tristesse singulière... «Décidément, ma Dame -aura perdu son peintre, mais elle ne nous en voudra pas... Nous aurons -fait une heureuse... Ne soyez pas en retard pour le dîner», ajouta-t-il; -«vous aurez un plat milanais dont je veux vous faire la surprise et qui -ne peut pas attendre...» - -... Voilà pourquoi, Madame et amie, si jamais Adalbert de Rumesnil, ou -quelque autre Snob de cette lignée, vient vous raconter que l'on a -découvert le véritable auteur de la _Joconde_ et que cet auteur s'appelle -Cristoforo Saronno, n'en croyez pas un traître mot. Et si vous apprenez -qu'un collectionneur de nos amis se prépare, dans une grande vente, à -enrichir sa galerie d'un panneau du même Cristoforo, engagez-le à se -méfier. Et puis, permettez à votre serviteur de vous offrir pour votre -fête, qui tombe le 17 du mois, une médiocre reproduction de la Cassandra -du palais Varegnana: qu'il a exécutée pour vous--_con amore_.--Vous -placerez cette aquarelle dans un des coins de votre salon, et quand on -vous demandera quelle est cette tête adorable, vous répondrez hardiment -que c'est une copie d'un Léonard. Ce sera vrai, aussi vrai que vous êtes -un Vinci, vous-même, pour le malheur de celui qui vient de vous raconter -cette trop longue histoire et qui s'excuse, en mettant à vos pieds une -fois de plus votre passionné, votre fidèle, votre inutile serviteur. - - L. M. - - _Pour copie conforme._ - - Thoune. Août 1906. - - - - - LA SECONDE MORT - - DE - - BROGGI-MEZZASTRIS - - _A Arrigo Boïto._ - - -I - -C'était la première fois que Michel Steno visitait le petit musée -Broggi-Mezzastris, que connaissent bien tous les voyageurs qui se sont -arrêtés quelques jours à Bologne. Cette admirable capitale de l'Émilie -mérite beaucoup mieux que de servir de halte, comme c'est l'habitude, une -matinée où un après-midi, entre Florence, Milan et Venise. Le comte -Steno--le nom l'indique assez--était originaire de cette dernière ville. -Ce voisinage aurait dû lui rendre familière la galerie que le défunt -commandeur Broggi-Mezzastris a léguée à sa cité, d'autant plus que ledit -commandeur était son très proche parent. La comtesse Steno, sa mère, -celle qu'on appelait à Venise, de son vivant, l'Andryana, pour la -distinguer de l'autre comtesse Steno, la Catarina, était une demoiselle -Broggi et la propre sÅ“ur du généreux collectionneur. Mais la sÅ“ur et le -frère étant brouillés depuis des années, le neveu n'avait jamais passé le -seuil du palais de son oncle. Ce malentendu familial expliquait le -codicille par lequel l'opulent Bolonais avait institué sa patrie sa -légataire universelle, sous cette condition expresse que tous les meubles -et objets d'art ramassés dans sa maison y demeureraient et que les salles -seraient ouvertes au public trois jours de la semaine, de dix heures à -quatre. Visiblement, Broggi-Mezzastris s'était proposé comme modèle la -fondation Poldi-Pezzoli à Milan, pour le plus grand dam de cet unique -neveu, son naturel héritier. Il est juste de dire que Michel n'avait, -après la mort de son père et de sa mère, jamais rien fait pour se -rapprocher de son oncle. Il suffisait que celui-ci fût riche pour que le -neveu répugnât à toute démarche de réconciliation. Il avait donc trouvé -tout naturel, à l'époque, d'être privé de ce considérable héritage. -C'était un véritable descendant des «Magnifiques» que Michel, et qui -n'avait jamais eu besoin d'affecter le mépris de l'argent. Le malheur est -que l'argent se venge toujours de ces dédains-là . Un bourgeois l'a dit -sagement: il ne mérite, ce nécessaire et dangereux métal, ni d'être -méprisé, ni d'être adoré. Il mérite d'être compté. Ayant manqué à cette -maxime, le dernier représentant de l'illustre doge Steno avait, à -trente-cinq ans--c'était son âge, lors de cette aventure qui date de -1890--dépensé plus de la moitié de sa fortune. De ses soixante mille -francs de rente, il lui en restait vingt-cinq. Ce million s'était fondu à -mener cette existence cosmopolite pour laquelle les Italiens ont tant de -goût et tant d'aptitude. Observateurs et souples, surveillés et -impressionnables, très réfléchis et très sensitifs, ils excellent à -s'harmoniser avec des milieux nouveaux, et ils se sentent attirés vers -les plus élégants, par cette crainte du provincialisme, un des traits -singuliers de ces natures à la fois si fières de leur passé et si -défiantes de leur présent. Michel avait payé cher le droit de se -considérer un peu comme chez lui à Nice, à Londres, à Paris, à -Saint-Moritz, à Aix, dans tous les endroits de fête mondiale où il avait -promené sa belle mine d'ancien portrait. Avec ses trente-cinq ans, il -ressemblait encore d'une façon saisissante à ce jeune seigneur de la -galerie de Buda-Pest, attribué par les critiques à Giorgione tour à tour -et au Pordenone. Qu'importe? C'est une tête au front hautain, aux yeux -profonds, à la bouche passionnée, à l'expression sensuelle et grave, et -qui semble garder un secret tragique de volupté et de mélancolie. Il se -trouve aisément des curieuses pour essayer de déchiffrer ces secrets-là , -quand une pareille physionomie s'associe aux jolies manières d'un -gentilhomme ultra-moderne, et la compagnie des curieuses est d'autant -plus coûteuse que leur nom figure en meilleure place sur le «Gotha» ou le -«Peerage». Un amant digne de ce nom ne se pardonnerait pas de ne pas -suivre le train de sa maîtresse. Cela soit dit pour expliquer et la -demi-ruine si rapide de Michel Steno, et aussi comment son indifférence à -la succession de son oncle s'était petit à petit, trois ans après la -disparition du collectionneur, changée en un regret, d'abord très vague, -puis plus précis. L'inauguration solennelle du musée, retardée par des -nécessités d'aménagement intérieur, avait eu lieu, il y avait seulement -six mois. A cette occasion, tous les journaux de la Péninsule avaient -publié des articles qui célébraient la générosité du commandeur Broggi, -avec chiffres à l'appui. Il avait été parlé de quatre millions de francs, -rien que pour les tableaux. Le palais, construit par Baldassare Peruzzi, -un peu avant et dans le même style que le Prosperi, à Ferrare, valait -bien de son côté un million. Mettons un million encore pour les -tapisseries et les meubles. Le capital immobilisé pour suffire à -l'entretien et au traitement des gardiens représentait deux autres -millions. Il était assez naturel que Michel eût additionné ces sommes -avec un mécontentement grandissant, et qu'il eût poussé la mauvaise -humeur jusqu'à ne pas assister à cette séance d'inauguration. Il ne -l'était pas moins qu'ayant l'occasion de traverser Bologne, la fantaisie -lui fût venue d'inventorier par lui-même ce trésor dont il avait été -frustré, un peu par la faute de ses parents, qui eussent dû, à cause de -lui, se rapprocher du commandeur; un peu par sa propre faute--il se -blâmait, à présent, d'avoir mis son amour-propre à ne pas capter un oncle -riche et célibataire--beaucoup par la faute d'une troisième personne. Le -vieux Broggi-Mezzastris, devenu hypocondriaque, avait eu, comme unique -commensal, durant la dernière période de sa vie, un mauvais peintre, un -certain Luigi Gambara, dont la comtesse Steno avait toujours parlé à son -fils comme du plus dangereux intrigant. Tandis qu'il payait la taxe -d'entrée, au bas du grand escalier, Michel avait pu lire ce nom suspect -au bas du règlement du musée: «Luigi Gambara, conservateur général.» Ce -renseignement n'était pas pour lui une nouveauté. Il savait la fondation -de son oncle mise sous la surveillance du peintre, le confident le plus -intime de la pensée du vieillard. Ce signe visible que cet homme -existait, surpris par le neveu déshérité, en avait pourtant donné un -sursaut soudain de ses secrètes rancunes. - ---«Conservateur général?...» avait-il répété tout bas, en commençant de -gravir les marches. «Ce Gambara a joliment manÅ“uvré. Il ne pouvait pas -se faire léguer les dix millions. La captation eût été trop flagrante et -le testament trop attaquable. Le drôle a été plus fin. Il s'est fait -donner l'usufruit, tout simplement, sous un prétexte qui le mettait à -l'abri des procès. Conservateur général? Cela signifie une belle et bonne -rente, un logement sans doute...» Et, comme il était sur le palier où se -tenait écroulé sur un divan un gardien, somptueusement habillé à la -livrée de feu le commandeur: «Monsieur le professeur Gambara habite ici?» -demanda-t-il. - ---«Oui, monsieur,» répondit cet autre sinécuriste; «au second étage. Mais -il est sorti.» - ---«C'est bien cela,» reprit Michel qui continuait mentalement son -monologue. «Le palais est à lui, puisqu'il y demeure en maître. Il est -payé pour se promener au milieu des chefs-d'Å“uvre et y faire figure -d'amateur d'art. Je me suis laissé raconter qu'avant d'être recueilli par -mon oncle, il besognait chez les antiquaires. Il y restaurait des -tableaux à cinq francs la journée peut-être. Et maintenant!... Oui. C'est -joliment manÅ“uvré. Et penser que mon oncle a eu assez d'intelligence -pour découvrir et acheter toutes ces peintures, pas assez pour deviner la -grossière entreprise de ce coquin sur sa fortune?... Il m'aurait -seulement légué ces tableaux avec interdiction de les vendre, quelle -parure pour la grande salle du palais Steno! Ils y auraient été vivants. -Au lieu qu'ici, à quoi servent-ils? A nourrir l'insolence paresseuse de -ce flandrin de gardien et la gredinerie triomphante du sieur Gambara... -Qui vient les visiter? Trois ou quatre Anglaises, de temps à autre, comme -celles-ci, qui prononcent devant eux, du bout de leurs longues dents, -l'inévitable _Very fine aindeed!_... Et tout le reste de la journée, -personne... Y a-t-il rien de plus lamentable que ce musée, de plus -délaissé, de plus désert?... Était-ce la peine de tant aimer les arts, -pour aboutir à cette nécropole?...» - -L'aspect des salles justifiait cette boutade. Le pas énervé du jeune -homme résonnait à présent sur leur parquet désert. Elles développaient -leur longue enfilade vide, autour d'une cour intérieure, plantée en -jardin, que décorait un énorme fleuve de pierre épanchant de son urne -une masse d'eau jaillissante. La sonorité de cette cascade arrivait dans -la galerie, par les fenêtres ouvertes--on était en mai.--Elle rendait -plus sensible la solitude de ces vastes chambres abandonnées, où rien ne -trahissait la vie personnelle de l'ancien propriétaire. Plus de meubles -et plus de tapis. Il ne restait que les murs, tendus d'un damas rouge, -visiblement neuf, sur lequel se détachaient, de place en place, dans -leurs cadres presque tous anciens, les tableaux célèbres de cette -collection, une des plus remarquables qui ait été formée ces dernières -années. Les artistes de l'Émilie surtout y sont représentés par des -merveilles: l'Ortolano par une _Nativité_ d'un charme d'autant plus -prenant que la Vierge, le saint Joseph et l'Enfant se groupent, par un -symbolisme d'une rare poésie, entre les colonnes doriques d'un temple -ruiné. On y voit six _tondi_ de Francia, série incomparable. Elle -illustre l'histoire d'Orphée. De l'opulent coloriste Dosso Dossi est une -_Médée_, le pendant de la _Circé_ de la villa Borghèse, à Rome. Et ce ne -sont là que des peintures du second ordre, par rapport aux cinq pièces -capitales du musée: la _Cavalcade héroïque_ de Lorenzo Costa, un _Prieur -de Malte_ d'Antonello de Messine, un _Christ passant_ de Romanino, un -_Concert champêtre_ de Paris Bordone, et enfin le plus délicieux des -Gianpietrino, une _Madone avec un enfant_, une des perles de l'école -lombarde. Les anneaux crespelés de la chevelure de la Vierge, brune avec -des reflets d'or, les lourdes paupières un peu renflées, le sourire -sinueux des joues, la noblesse des longues mains, le coloris verdâtre du -ciel et le mirage des glaciers au fond, tout dans cette toile porte -l'empreinte du rêve léonardesque et de sa langueur mystérieuse. Quoique -Michel Steno n'eût jamais mené qu'une existence très frivole d'homme à la -mode et de délicat épicurien, il était de Venise. Il avait respiré dans -l'air de la lagune ce goût des belles choses qui fait de n'importe quel -oisif de la place Saint-Marc un connaisseur-né. Il n'eut pas plus tôt -commencé de parcourir les salles--où se trouvent, notez-le, -soixante-seize numéros de cette force--qu'il oublia ses déceptions -d'héritier évincé, pour s'extasier, tout simplement, devant une telle -profusion de chefs-d'Å“uvre. Il allait, plus étonné à chaque pas, envahi, -quoi qu'il en eût, par le charme émané de ces toiles et de ces panneaux. -Le génie des vieux maîtres avait su les animer, pour toujours, d'une vie -tantôt gracieuse ou tantôt sublime, voluptueuse ou douloureuse, mystique -ou païenne. Michel parvint ainsi jusqu'à la dernière chambre, au fond de -laquelle se trouvait, comme relégué dans un recoin où la lumière lui -arrivait mal, un portrait de date récente. C'était celui du commandeur -Broggi-Mezzartris lui-même, du donateur magnifique. Une plaque de marbre, -placée sur la surface du palais, célébrait son goût exquis: -«Ici vécut et mourut le très illustre et très érudit--commandeur -Broggi-Mezzastris,--qui sut,--comme autrefois les Médicis,--chercher -dans l'art le repos et le soulagement--de travaux plus mercenaires.--La -cité de Bologne--a placé là cette pierre,--comme un témoignage de la -haute culture--de ce grand citoyen.» «Très érudit...» «haute culture...» -«les Médicis»... De telles paroles sonnaient très étrangement associées -au personnage devant lequel Michel Steno s'hypnotisait maintenant. Il -n'avait jamais vu de son oncle que des photographies de jeunesse, où -l'inachevé de la vingtième année dissimulait les traits caractéristiques -du masque. Il demeurait stupéfié devant cette physionomie de vieillard, -si révélatrice. C'était une face terne, prosaïque, sans lumière. Des -favoris bêtes--n'y a-t-il pas des barbes spirituelles?--l'encadraient -bourgeoisement. Jamais aucune pensée n'avait allumé sa flamme dans ces -gros yeux à fleur de tête, où résidait une joie béate de vanité -satisfaite. La bouche exprimait une bonhomie importante, la suffisance -niaise du richard qui, ne vivant plus qu'au milieu des flatteurs, prend -leur servilité complaisante pour une preuve de sa propre excellence. -Comment concevoir, derrière ce visage de vulgarité, la distinction -d'esprit et de cÅ“ur que supposait l'établissement de cet admirable -musée? Il y a, certes, de l'exagération dans le mot prêté par la légende -à Raphaël: «Comprendre, c'est égaler.» Et, pourtant, l'intelligence des -Å“uvres d'art, à ce degré, comporte bien une espèce de génie. Le -médiocre individu, portraituré sur cette toile, avait-il eu ce génie? -Les tableaux de la galerie avaient beau affirmer que oui; ce portrait-là -jurait que non, et mille souvenirs se levaient dans l'esprit de Michel -Steno qui donnaient raison au portrait. - ---«Quelle figure de _minus habens_!» se disait-il. «Ma mère ne parlait -jamais de lui sans répéter: Peppino est un pauvre homme. Il ne faut le -tenir responsable de rien.» Ce portrait est vraiment celui d'un pauvre -homme, d'un très pauvre homme... A-t-il dû être facile à capter! Comment -a-t-il fait pour arriver à une grosse fortune, bête comme cette peinture -le raconte?... Parbleu, c'est très simple. Le grand-père Broggi lui a -laissé la fabrique de soieries. Bien montée, elle a continué de marcher. -Le mérite de celui-ci aura été de se savoir incapable. Et c'est un -mérite. L'on ne touche à rien alors. L'on ne gâte rien... Quel mystère -que l'hérédité! Ma mère, qui était si fine, si délicate, si grande dame, -malgré sa naissance,--et ce frère, si commun, si plat!... Décidément -j'aime tout autant n'avoir pas connu cet oncle. Ça me coûte tout de même -un peu cher. J'ai eu tort de venir ici. Je vais me mettre à trop -regretter quelques-uns de ces tableaux. Allons-nous-en sans les -revoir...» - -Le jeune homme reprenait le chemin de la porte de sortie en se tenant ce -discours. Il traversa la longue suite des salons, sans jeter un nouveau -regard aux merveilles, qu'il aurait pu et dû avoir à lui, dans le palais -Steno. Tandis que ses yeux, détournés des toiles, erraient de-ci, de-là , -au hasard, la singularité dont j'ai parlé déjà , le frappa tout d'un coup: -cette absence totale de mobilier dans ces pièces, qui avaient pourtant -servi d'appartement privé au Commandeur. Dans chacune se trouvait -simplement une banquette cannée, pour le repos des visiteurs. La mémoire -lui revint soudain, du testament qu'il avait lu jadis avec beaucoup -d'attention, en compagnie et sur la prière instante de son homme -d'affaires. Se trompait-il? Ne s'y rencontrait-il pas cette phrase, il -croyait en voir encore les mots devant lui: «Je lègue le palais avec tout -ce qu'il contient d'objets d'art et de meubles?...» - ---«De meubles?» se répéta Michel, à mi-voix, et, parcourant de nouveau -les salons d'un coup d'Å“il circulaire: «Voilà qui est bien -extraordinaire...» Comme il se trouvait derechef sur le palier de -l'escalier, il interrogea le gardien auquel il s'était adressé tout à -l'heure: «Dites-moi. C'était bien dans ces chambres du _piano nobile_ -qu'habitait M. Broggi-Mezzastris?...» Et, sur une réponse affirmative: -«Il y avait des meubles dans ce temps-là ?» - ---«_Chi lo sa?_» répartit flegmatiquement l'homme à la prétentieuse -livrée rouge et jaune. «Je ne suis pas du temps du Commandeur. C'est M. -Gambara qui m'a placé ici, l'an dernier. J'ai toujours vu le musée comme -il est.» - ---«Il n'y a pas de salles au rez-de-chaussée, où l'on aurait pu mettre -ces meubles?» insista le questionneur. - ---«Mais oui,» fit le gardien, en haussant les épaules. «Il y en a, et des -meubles dedans, en quantité, je vous en réponds. Mais ces salles-là , on -ne les visite pas. C'est M. Gambara qui en a les clefs.» - - -II - -Ce n'était rien, cette réponse. Il était plus que légitime, nécessaire, -que le surveillant en chef des trésors du musée Broggi-Mezzastris -conservât par devers lui ces clefs d'un garde-meubles où se trouvaient -sans doute des objets de grande valeur, et non encore classés. Le temps -mis à organiser et à ouvrir les galeries s'expliquait par un fait bien -naturel. Le Commandeur était mort très âgé. Il avait sans doute laissé -les appartements où il avait fini ses jours et leur mobilier, dans un -état d'usure qui exigeait de longues réparations. Cette hypothèse n'était -pas seulement la plus vraisemblable. Elle était la seule. Elle ne se -présenta même pas une seconde à l'esprit du neveu dépossédé. - ---«Oui,» se répétait-il au contraire, une fois franchi le seuil du -palais. «Voilà qui est bien extraordinaire... Cet appartement dégarni? -Ces meubles sous clef? Qu'est-ce que cela signifie?... Ce Gambara, -aurait-il profité de sa situation pour exécuter un coup de brocantage?... -Pourquoi non? Qu'il soit un gredin, comment en douter, après cette -savante captation? Quel scrupule l'aurait retenu? Qui donc ira vérifier, -quand on remettra le tout en place, s'il manque un fauteuil, une table, -une chaise? Le sieur Gambara sera chargé de surveiller le réaménagement. -Ah! la bonne farce!... Parbleu, il aura vendu à quelque antiquaire, un de -ceux qui l'ont placé _casa_ Broggi, pour une centaine de mille francs -d'objets. Avec le goût de mon oncle, et à en juger d'après les tableaux, -des meubles de premier ordre remplissaient ce palais. Au prix où sont les -bois aujourd'hui, il ne faut pas beaucoup de fauteuils pour faire cent -mille francs... On a dû dresser un inventaire, à la mort du Commandeur. -Où est-il? Chez les gens de loi. Qui s'avisera d'aller l'y consulter?... -Qui? Et pourquoi pas moi?... Quelle idée!... Mais si je mettais mon bon -ami Cantoni sur cette piste? Il voulait attaquer le testament sous -n'importe quel prétexte. Je l'en ai empêché à l'époque. Ce procès ne me -semblait pas juste... Les choses changent, dès l'instant que le testament -n'est appliqué, ni dans sa lettre, ni dans son esprit. Car il ne l'est -pas. Mon oncle a voulu laisser à Bologne, sa maison, comme il l'habitait. -Il ne l'habitait pas telle que je viens de la voir... Donc le testament -est faussé... Décidément j'en parlerai à Cantoni...» - - -Ce roman de soupçon, pris et repris, avait fait certitude dans -l'imagination de Michel Steno, quand il débarqua sur le quai de la gare à -Venise, vingt-quatre heures après sa visite au palais Broggi-Mezzastris. -Le soir même, il allait, suivant l'invariable coutume de ses compatriotes -nobles ou plébéiens, riches ou pauvres, prendre des glaces _in piazza_. -Dix minutes plus tard il retrouvait l'avocat Cantoni, et tout de suite il -lui communiquait ses doutes, qui n'en étaient déjà plus, sur la gestion -du captateur Gambara. Cette consultation, prolongée indéfiniment, en -allant et venant, sous les arcades, eut pour conséquence immédiate, -vingt-quatre autres petites heures plus tard, l'expédition officielle par -le dit Cantoni d'une lettre sur papier timbré. Au nom du «très noble -homme» Michel Steno, patricien Vénitien, l'avocat signalait au «très -illustre» marquis Bellini, de Bologne, président du conseil du musée -Broggi-Mezzastris, la grave infraction faite au testament. Cantoni citait -le texte du codicille qui portait très exactement que «rien ne devait -être changé dans le palais». Il ajoutait que si les pièces n'étaient pas, -dans un délai normal, remises en l'état consigné sur l'inventaire après -décès, M. le comte Michel Steno se croirait obligé, à son très grand -regret, en sa qualité de plus proche héritier, d'introduire une action en -justice. - ---«Aucun doute,» avait conclu le subtil homme d'affaires, «que le marquis -Bellini ne donne des ordres pour réparer une irrégularité qu'il ignore -certainement. Il faudra que le Gambara représente les meubles. Il les -représentera. Pas tous, et pour cause. C'est là que je l'attends. J'écris -par le même courrier à mon confrère de Bologne, qui a été chargé de la -succession, de me faire tenir le double de l'inventaire. C'est de droit. -Sitôt averti que le mobilier a été remis dans les salles, je me -transporte là -bas en personne, cet inventaire en main. Je vérifie -fauteuil après fauteuil, clou après clou. Le Gambara est convaincu de -vol. Mais s'il a volé, il a capté... Voyez-vous la suite, monsieur le -Comte?... Le procès est au bout, et un bon procès. La ville transigera. -Je vous l'avais dit, il y a deux ans.» - ---«Que le Gambara soit seulement châtié,» avait répondu Michel. «Ce sera -déjà une petite satisfaction.» - ---«Il le sera,» avait repris l'avocat. «J'en fais mon affaire, et du -procès aussi. Mais le personnage est évidemment très retors. Il ne se -laissera pas prendre sans avoir essayé quelque tour de son métier. Il est -de Bologne, le pays des _glossateurs_. Nous sommes de Venise, nous, celui -des Inquisiteurs d'État. Nous aurons le bon bout. Je voudrais le voir -sortir de là , s'il a vendu des meubles et s'il ne peut les -représenter!... Et qu'il en ait vendu, c'est trop clair. Ça pue -l'escroquerie, cette affaire, à plein nez. Patience, mon cher Comte, -patience. Nous aurons notre procès. Et je parle de transaction? Mais -pourquoi en accepterions-nous, si l'on a capté? Nous n'en accepterons -pas, et le testament sera cassé... Et alors...» Et il eut le clignement -d'yeux d'un chicaneur devant la perspective d'un de ces litiges qui, -d'appel en appel, durent des années et font la gloire des -basochiens,--et leur fortune. - - ---«Cantoni aurait-il vraiment raison?» se demandait Steno, une semaine -plus tard, en tournant et retournant entre ses doigts une carte de visite -trouvée sur le plateau de la table dans le vestibule de son palais, au -retour d'une promenade en gondole. Cette carte portait le nom de «Luigi -Gambara, conservateur général du musée Broggi-Mezzastris.» Au-dessous de -ce titre, qui tenait deux lignes, le visiteur avait écrit au crayon -quelques mots. Ils justifiaient trop les soupçons de Michel lui-même et -les accusations de l'avocat: «Aura l'honneur de se présenter de nouveau -aujourd'hui, à cinq heures, et prie instamment monsieur le comte Steno, -de lui accorder un entretien personnel, pour une communication -extrêmement importante.» Une adresse suivait, celle de l'hôtel où le -voleur était descendu à Venise. N'était-ce pas un aveu de vol en effet -que cette démarche, tentée en dehors et à côté des hommes de loi, alors -que la plainte de Cantoni au marquis Bellini posait la question sur un -terrain purement juridique? Le conservateur général du musée Broggi, qui -aurait dû plutôt s'appeler le dévaliseur, venait implorer la pitié de -l'héritier dépouillé jadis par ses soins, afin d'arrêter une enquête dont -l'issue menaçait d'être trop redoutable. - ---«Ça va être une scène grotesque,» se dit Michel. «Je ne le recevrai -pas. Ou mieux, je le recevrai, deux minutes, pour qu'il sache bien que je -n'agis poussé par personne et que ma résolution ne bougera pas... Il est -perdu, et c'est bien fait.» - -Le descendant des doges était dans ces dispositions peu bienveillantes, -lorsqu'à l'heure dite le gondolier, qui lui servait de valet de -chambre--à la Vénitienne, toujours--introduisit le personnage attendu. -Michel vit entrer un petit homme, âgé, chétif, de pauvre mine, tout -blanc, tout voûté, avec un de ces visages à la fois délicats et humbles, -fins et craintifs, où se devine ce mélange singulier d'une intelligence -très vive et d'une incurable défiance de soi, qui fait le «raté -supérieur», pour emprunter à un humoriste une expression qui mériterait -de passer dans la langue, tant elle est exacte. Les yeux de Gambara -étaient brûlants de fièvre et très bleus. Ils paraissaient plus clairs -par le contraste avec le teint jaune et brouillé, qui révélait des années -de misère physiologique, de nourriture insuffisante, de travaux -excessifs, d'inquiétudes sans cesse renouvelées. La mise était pauvre, -mais décente. Cet ensemble était malheureux--si l'on peut dire. Il ne -dégageait rien de commun, rien surtout qui s'accordât aux accusations que -Michel avait portées, dans son esprit, d'abord contre le talent -d'intrigue, puis contre la probité de cet étrange visiteur. L'idée -préconçue était trop forte pour que le neveu du commandeur Broggi -n'interprétât pas aussitôt, dans le sens le plus défavorable, cette -attitude presque douloureusement gênée. Lui, qui avait pour les -mendiants de sa ville des courtoisies dignes de son nom, il n'invita même -pas le nouveau venu à s'asseoir, et il l'accueillit d'une phrase où le -mépris ne se dissimulait guère: - ---«Vous avez tenu à me parler, monsieur Gambara, et je vous ai reçu, pour -couper court dès maintenant à toute autre démarche de ce genre. Vous vous -proposez, n'est-il pas vrai, de m'entretenir du message que mon avocat, -M. Cantoni, a fait parvenir en mon nom à M. le marquis Bellini? C'est -inutile. J'entends que cette affaire, si affaire il y a, passe par la -voie légale.» - ---«Il n'y a pas d'affaire, monsieur le Comte,» répondit Gambara, «et il -n'y en aura pas. C'est votre droit strict, comme neveu de mon regretté -bienfaiteur, de tenir la main à ce que son testament soit exécuté à la -lettre. J'ai donné des ordres en conséquence. Si vous persistez dans -cette volonté, après ces quelques minutes d'entretien, les appartements -seront remis exactement dans l'état où ils se trouvaient le jour de la -mort de M. le commandeur Broggi-Mezzastris... Seulement, cet entretien -est si confidentiel! J'ai peur...» - ---«Que l'on ne nous écoute?» interrompit Steno. Il avait en effet reçu le -peintre dans l'immense pièce qui sert d'antichambre aux palais de Venise -et que l'on appelle la _Sala_. «Mais, monsieur, je n'ai rien à vous dire, -et je prétends ne rien entendre que tous mes gens, et tous mes -compatriotes au besoin, ne puissent écouter, s'ils le veulent. Je -n'accepte pas d'entretien confidentiel... Vous semblez croire que je peux -revenir sur ma décision. Je n'y reviendrai pas. Permettez-moi de -m'étonner que vous ayez même pu concevoir une telle idée. Un testament ne -s'interprète pas. Il s'exécute. J'ai voulu que celui de mon oncle fût -exécuté. Il le sera. Convenez-en: il est assez étrange que le -bénéficiaire le plus favorisé force un parent déshérité à lui rappeler un -principe d'ordre si élémentaire. Vous y avez gravement manqué. Vous avez -sans doute un motif pour cela. Ce n'est pas à moi que vous avez à dire ce -motif. C'est à M. le marquis Bellini, qui vous priera peut-être de le -dire à quelqu'un d'autre.» - ---«A quelqu'un d'autre?» balbutia Gambara, comme stupéfié. - ---«Mais oui, monsieur,» insista durement Michel Steno. «Au procureur du -Roi, par exemple.» - -La brutalité de cette allusion si directe ne permettait pas l'équivoque. -Le vieillard pâlit affreusement. Ce fut au tour de Michel Steno de -demeurer étonné: il vit soudain un éclair d'indignation jaillir de ces -prunelles, tout à l'heure implorantes, une révolte de fierté transfigurer -ce visage humilié. La secousse avait été si violente que l'infortuné ne -trouva pas de souffle d'abord pour articuler ses mots. Ses lèvres -s'agitèrent sans émettre un son. Enfin, d'une voix étouffée, il put -répondre: - ---«Alors, monsieur le Comte, vous croyez cela de moi, que j'ai commis -quelque action qui pourrait me conduire devant les tribunaux, que j'ai -abusé du dépôt dont j'avais la garde, sans doute?... C'est le sens de vos -paroles. Elles ne sauraient pas en avoir un autre... Je comprends,» -continua-t-il, d'un accent saccadé maintenant. «Si les meubles ne sont -pas dans les appartements, c'est parce que j'en ai vendu une partie... -Voilà ce que vous croyez, n'est-ce pas?... S'il en est ainsi, vous avez -raison, monsieur le Comte, toute conversation entre nous est inutile... -Adieu, monsieur. Adieu. J'ai l'honneur de vous saluer...» - -Il avait marché vers la porte, après avoir jeté ce cri de protestation, -où frémissait la souffrance presque sauvage de l'honnête homme outragé. -Arrivé au bout de la _Sala_, et la main sur la poignée de la porte, -Gambara s'arrêta. Il revint droit sur son insulteur, et, les prunelles -dans ses prunelles: - ---«Non, monsieur le Comte,» commença-t-il. «Je ne m'en irai pas de la -sorte. A cause de votre oncle, qui a été si bon envers moi, qui nous a -sauvés de la misère, les miens et moi, je parlerai. Vous saurez la -vérité, toute la vérité. Je vous la dirai, non pas pour moi, pour lui, -pour sa mémoire. C'était pour vous adjurer de m'aider dans mon Å“uvre de -piété envers cette chère mémoire que j'étais venu. J'accomplirai mon -dessein. Vous agirez ensuite comme vous jugerez devoir agir... si -seulement vous m'avez cru!» ajouta-t-il avec un sourire, un rictus -plutôt, d'une amertume infinie. «Ne m'interrompez pas,» fit-il sur un -geste de Michel Steno. «Quand M. Broggi-Mezzastris m'a nommé le -conservateur de son musée, j'ai bien supposé que la famille me -soupçonnerait d'avoir inspiré le testament... Hé bien! monsieur le Comte, -sur mon salut éternel, ce n'est pas vrai. De son vivant j'ai tout ignoré -des dispositions de votre oncle... Tout? Non...» rectifia-t-il. «J'ai -toujours cru qu'il formait sa galerie pour la laisser à la ville, au -moins la plus grande partie. J'ai toujours cru aussi qu'il en serait -comme des tableaux donnés par M. le sénateur Morelli à Bergame--que ce -legs figurerait dans une des salles de la Pinacothèque publique... Mon -rôle auprès de votre oncle, monsieur le Comte, s'est borné à ceci. Il y a -vingt ans, j'en avais quarante-cinq. J'étais dans la misère la plus -noire. Après avoir eu de grandes ambitions d'artiste, j'en étais réduit à -restaurer des tableaux pour le compte d'un antiquaire. M. -Broggi-Mezzastris commençait alors sa collection. Mon antiquaire entre en -pourparlers avec lui, afin de lui vendre un tableau faux, que je savais -tel. Le hasard veut que je sois témoin du débat entre eux. M. -Broggi-Mezzastris parti, je préviens mon patron que je ne me rendrais pas -complice d'un vol par mon silence. Cet homme crut que je voulais -simplement ma part dans l'affaire. Elle était grosse. Il ne s'agissait de -rien moins que d'un prétendu Giorgione et de quarante mille francs. Il -m'offre de me payer ma discrétion. Je refuse son argent. Il me menace de -sa vengeance si je parlais. Je bravai sa menace et je prévins M. -Broggi-Mezzartris. Vous penserez sans doute que j'espérais trouver de ce -côté plus d'avantages. Pensez-le, monsieur le Comte... Votre oncle, lui, -ne le pensa point. Cet homme excellent jugeait le cÅ“ur des autres -d'après le sien. Ma démarche le toucha. Il m'interrogea sur mon -existence. Me voyant si pauvre, il me donna du travail. J'eus à restaurer -pour lui quelques toiles. Il s'en trouvait quatre de fausses sur six, -dans le nombre. Je le lui prouvai. Frappé de mes connaissances -techniques, il m'offrit un traitement fixe, si je voulais l'aider -dorénavant dans ses achats... J'acceptai... Mon service, auprès de lui, a -duré jusqu'à sa mort.» - -A ce moment de son discours, une hésitation se montra sur le visage -contracté du vieil artiste, comme un scrupule d'aller plus avant dans son -récit. Puis un sourire indigné crispa de nouveau ses lèvres. Il frappa du -pied, et, avec une ironie singulière, il continua: - ---«Si j'étais celui que vous supposez, monsieur le Comte, je n'aurais pas -eu besoin de dicter un testament à M. Broggi-Mezzastris pour avoir des -rentes, je vous le jure. M. Broggi-Mezzastris était un habile industriel, -paraît-il, et un spéculateur très avisé. La grande fortune qu'il a -laissée le prouve bien... Quant aux tableaux...» Il répéta «Quant aux -tableaux...» Et faisant un visible effort: «Hé bien! monsieur, il n'a -jamais su distinguer un Mantegna d'un Raphaël ou un Pérugin d'un -Véronèse!... D'où lui était venue l'idée d'une galerie, alors? Je me le -suis demandé bien souvent, dans les débuts de nos relations, quand il me -signait, sans discuter, des chèques de soixante mille lires pour notre -Dosso-Dossi, par exemple. Ensuite, j'ai compris qu'il était mû par les -plus nobles motifs. Il aimait la gloire et il aimait Bologne. Il voulait -que son nom restât pour toujours attaché à une grande chose et que cette -chose fût civique. L'exemple de Poldi-Pezzoli à Milan lui avait suggéré -cette Å“uvre, si peu conforme, semblait-il, à ses facultés: la création -d'une galerie. J'étais moi-même Bolonais. J'aimais passionnément ma -ville. J'étais peintre, et à défaut d'un beau talent, j'avais l'adoration -du génie des grands maîtres... Non, ce ne fut point par intérêt que je me -dévouai à aider M. Broggi-Mezzastris dans son entreprise. Ce fut poussé -par un sentiment aussi pur que le sien. Je dirais presque plus pur. Je -savais, moi, que mon pauvre nom disparaîtrait derrière son nom. Mon nom a -disparu. Il y a un musée Broggi-Mezzastris et quand Luigi Gambara sera -mort, il sombrera tout entier. Mais j'ai trouvé, je trouve une joie -profonde à me dire que j'ai payé ma dette à ce protecteur généreux... -Tout de suite, il nous avait logés, ma femme et moi. Il avait placé mes -deux enfants au collège, à ses frais... D'ailleurs, je n'aurais pas cette -raison de lui être reconnaissant que je lui devrais encore de la -gratitude. Grâce à lui j'ai eu le plus admirable emploi de mon activité. -Vingt années durant, j'ai connu l'ivresse de la chasse aux chefs-d'Å“uvre -à travers toute l'Italie. Il y a des tableaux de musée, tenez, les Tondi -du Francia, dont la découverte et l'achat furent tout un roman. J'y ai -dépensé autant d'émotion qu'un Roger à la poursuite d'Angélique. Songez -qu'ils étaient perdus dès l'époque de Vasari. Quelle fièvre quand je les -ai retrouvés, quand j'ai acquis la certitude de leur authenticité, quand -je les ai emportés de ces mains, oui, de ces mains!...» - -Il tendait ses doigts, fiévreux et maigres, en parlant ainsi. Ses yeux se -fermaient à demi. Des sensations anciennes lui remontaient au cÅ“ur. Il -avait presque oublié qu'il n'était pas seul, et son plaidoyer en faveur -de sa probité. Il eut comme un réveil de sa propre hypnose, et, -sèchement: - ---«Je vous demande pardon, monsieur le Comte, il ne s'agit pas de moi. -Pourtant cela aussi était nécessaire à dire. Je n'ai pensé qu'aux -tableaux, durant ces années-là . Je courais de Venise à Palerme et de -Lecce à Turin, pour en acheter. Je ne prenais pas garde aux autres objets -dont M. Broggi-Mezzastris remplissait le palais. Je les aurais remarqués, -je ne me serais permis aucune observation. Encore un coup, je ne -soupçonnais pas le testament. J'imaginais qu'après la mort du Commandeur, -tout serait dispersé, à l'exception des peintures. Après l'ouverture de -ce testament, et quand je sus quelles fonctions mon vénéré bienfaiteur -m'avait réservées, j'ouvris les yeux. Je regardai, pour la première fois, -le détail des choses, et je reconnus avec épouvante quel mobilier mon -pauvre cher ami avait amassé dans les salles. Ce n'était que fauteuils -ignoblement somptueux, avec des bois sculptés dans l'effroyable goût -Italien d'aujourd'hui, avec des revêtements de peluche sur des canapés -outrageusement cloisonnés et dorés, et quelles tentures, quels rideaux! -J'eus l'évidence qu'une fois les portes du palais ouvertes au public, la -vérité apparaîtrait aux plus ignorants. Il n'était pas possible que le -même homme eût acheté le lit de la chambre à coucher, par exemple, ce lit -à colonnettes en troncs de palmiers en haut desquelles se grattaient des -singes--et le divin Gianpietrino de cette même chambre. Je me souviens. -Cette angoisse s'empara de moi dès la veillée qui précéda la mise en -bière. M. Broggi avait fait venir le notaire pour que le testament fût lu -devant témoins, avant d'entrer en agonie. Ensuite, quand nous avions été -seuls, avec des gentillesses de langage qui me tirent des -larmes--voyez--il m'avait remercié de l'avoir aidé à réaliser son rêve, -celui de laisser une trace durable de son passage sur la terre. «Ce -musée,» avait-il dit, «ce sera la seconde vie de Broggi-Mezzastris.» Et -voici que, durant cette veillée, et comme je regardais, à la lueur des -cierges allumés, ce Gianpietrino tour à tour et ce monstrueux lit, ces -paroles me revinrent avec une force qui donna tout d'un coup un sens -prophétique à d'autres paroles, prononcées tout bas à mon côté, par un -petit prêtre qui aurait certes mieux fait de prier: - ---«Le Commandeur avait un goût si fin pour les tableaux,» me dit-il. -«Comment se fait-il qu'il en eut un si mauvais pour les meubles?» Ces -quelques mots me traduisaient à moi-même ma pensée avec une précision -dont je me sentis soudain consterné. Cette terrible phrase, tous les -visiteurs du musée Broggi-Mezzastris la prononceraient, dès qu'il -s'ouvrirait. Cette question, tous se la poseraient. Elle ne comporterait -qu'une réponse, la vraie, hélas! M. Broggi-Mezzastris n'avait pas acheté -ses tableaux lui-même. Sa galerie n'était pas son Å“uvre. Son Å“uvre, -c'était cet arrangement, disposé pour son usage, de ces meubles si -hideusement vulgaires, si barbarement prétentieux. C'était ces étoffes -abominables, ces atroces garnitures de cheminée. C'était ce luxe criard -et de mauvais aloi, auquel mon innocent protecteur s'était tant complu. -C'était là son Idéal, il faut le dire, à ce cher et digne ami, exquis par -le cÅ“ur. Mais pour les choses de l'art, il avait reçu de la nature la -négative... Oui. Je me souviens. Je contemplais son visage, rendu par la -mort, maintenant que la bonté de son visage ne l'éclairait plus, il faut -le dire encore, à une insignifiance trop dénonciatrice, elle aussi, de la -cruelle vérité... J'eus l'intuition que, par une ironie affreuse, ce -musée dont il avait voulu faire l'instrument de _sa seconde vie_, allait -devenir celui de _sa seconde mort_. Tant qu'il avait habité le palais, il -avait été très jaloux de ses trésors. Il n'y admettait que de rares -amateurs, trop intéressés par les peintures pour s'occuper du reste. -Maintenant tous allaient rentrer, tous. La voix publique allait parler... -C'est dans cette pénible nuit, et agenouillé devant cette dépouille, -auguste pour moi, que je fis à M. Broggi-Mezzastris le serment de lui -éviter cette seconde mort... Il n'y avait qu'un moyen. C'était d'isoler -la galerie, de ramasser tous les tableaux dans un étage et d'enfermer -tous les meubles dans un autre, dont la clef ne me quitterait plus. Moi -mort, mon successeur ne changerait certes rien à des dispositions dont il -croirait qu'elles avaient été celles du fondateur... Le motif de ma -conduite, vous le savez maintenant, monsieur le Comte. Je ne soupçonnais -pas que ma piété pour la mémoire de M. Broggi me vaudrait un sanglant -affront de son neveu. Quel affront!... Et de vous, de vous?... Mais c'est -fini. Cette fois je n'ai plus rien à vous dire, monsieur, et c'est moi -qui ne veux pas, entendez-vous, qui ne veux pas d'un entretien avec -vous... Votre religion est éclairée. Vous agirez, je vous le répète, -comme vous jugerez devoir agir...» - - -III - ---«Et vous avez cru une minute à toute cette histoire,» s'écria Cantoni, -en s'esclaffant de rire, lorsque Michel lui eut rapporté l'étonnante -déclaration du vieux peintre, et comment celui-ci s'était échappé sans -lui laisser le temps d'une réponse: «Je vous avais dit que ces -_glossateurs_ sont retors. Mais cette invention-là dépasse tout. C'est du -Goldoni de la meilleure manière...» - ---«Et si c'était vrai, cependant?» insinua Steno. - ---«Et si les chevaux de Saint-Marc se mettaient à galoper?» reprit -l'avocat. «D'ailleurs nous le saurons bien. Je vous ai déjà dit que je -vérifierai le remeublement du palais, fauteuil à fauteuil et clou à clou, -l'inventaire en main.» - ---«Enfin supposons que ce soit vrai. Alors, mon oncle...» - ---«Subirait sa seconde mort,» interrompit Cantoni qui bouffonna -davantage. «Qu'est-ce que cela peut bien lui faire, là où il est, et à -vous, mon cher Comte? Cette seconde mort de Broggi-Mezzastris, ce serait -la revanche du testament. Voilà tout... Soyez tranquille, vous ne l'aurez -pas sur la conscience. Ne bougeons plus. Maintenons fermement les termes -de ma lettre et voyons venir. Quoi? Mais quelques millions peut-être...» - -En dépit des assurances du jovial homme de loi, Michel avait gardé de son -entretien avec l'énigmatique Gambara une impression trop forte. Il -n'accepta ce conseil de maintenir ses revendications qu'après une -véritable lutte intérieure. Il l'accepta, cependant, parce qu'il était -faible. Puis il éprouva un nouveau tourment de conscience, lorsqu'un mois -plus tard, Cantoni fut parti pour Bologne, sur un avis reçu du marquis -Bellini: toutes choses étaient rétablies dans le musée Broggi d'après la -lettre du testament. Qu'allait découvrir l'avocat? Le cÅ“ur du neveu -déshérité battait un peu quand, trois jours après, ledit Cantoni reparut, -ne s'étant fait annoncer que par une dépêche, et l'air passablement -décontenancé. - ---«Le Gambara a-t-il trouvé le moyen de tout racheter?» fit-il en hochant -sa tête, toujours gouailleuse mais moins triomphante. «Tous les meubles -sont à leur place... J'avais découvert dans la ville un ancien valet de -chambre du Commandeur qui les a reconnus. Du reste, M. Broggi avait -beaucoup d'ordre. Il collectionnait aussi les factures. J'ai constaté que -c'étaient bien les mêmes objets. Le Gambara avait raison. C'est un musée -d'horreurs, au milieu duquel les tableaux ont des tristesses de -prisonniers, d'exilés. Et le coup de la seconde mort a bien failli avoir -lieu. Car j'ai entendu, entre autres discours des visiteurs, cette phrase -d'une anglaise à son époux: _What an awful cockney this old -Broggi-Mezzastris must have been, to buy such a lot of rubbish!_» - ---«Quelle vilaine figure vous m'avez fait faire!» dit Michel qui, lui, ne -riait pas: «Ah! Cantoni, je ne vous pardonnerai pas...» - ---«Patience!» interrompit l'avocat. Il avait tiré de sa poche une petite -brochure. «Voilà de quoi vous éviter ce remords... C'est le catalogue du -musée, réimprimé il y a quinze jours et augmenté d'une biographie du -Commandeur par le Gambara, dans laquelle je vous prie de déguster cette -phrase: «_Et ce n'était pas uniquement par ses qualités d'esprit que le -défunt commandeur Broggi-Mezzastris était admirable. C'était aussi par -les qualités du cÅ“ur..._» Écoutez: «_On peut voir dans son palais -jusqu'à quel point il a poussé le culte des souvenirs. Il a tenu à ne -rien changer aux meubles qui lui venaient de sa famille et dont l'aspect -seul fera comprendre aux plus aveugles combien cet homme de tant de -finesse, cet amateur si éclairé, au sens si exquis, a dû souffrir au -milieu d'un décor si peu en harmonie avec son goût..._» Ce n'est pas -tout... Il y a douze pages, oui, douze, qui contiennent des extraits de -lettres du Commandeur, authentiquant ses tableaux et en donnant les -raisons... Si l'on envoyait l'huissier à notre homme pour le sommer de -fournir les originaux de cette correspondance?...» - ---«Ne plaisantez plus, Cantoni,» répondit Steno, dont le visage aux -nobles traits exprimait une émotion grandissante. «Vous et moi, nous -avons traité ce Gambara de captateur et de voleur. J'irai lui faire des -excuses, entendez-vous. C'est tout simplement un cÅ“ur sublime de -reconnaissance et de dévouement.» - ---«Il me gâte mes notions de la nature humaine,» dit l'avocat avec une -demi-colère. «C'est bien la peine d'avoir plaidé vingt ans pour en -arriver là !... Il faut que j'aie vu les inventaires de mes yeux, de ces -deux yeux, et ils sont bons, pour que je croie que nous ne sommes pas -mystifiés... Ma seule consolation, c'est que les «Tedeschi» ne vont pas -manquer de citer dans leurs pédantesques bouquins, qu'ils prennent pour -de la critique d'art, les opinions du connaisseur émérite que fut le -commandeur Broggi-Mezzastris! C'est le point d'ironie, comme on disait -jadis dans les écoles... Avouez que la consolation est maigre, quand on -pense que si le Gambara avait vraiment brocanté quelques meubles, nous -aurions peut-être fait casser le testament...» Et se reprenant à rire: -«Espérons que le prochain conservateur du musée découvrira la fraude des -lettres et cette fois ce sera la troisième et définitive mort de -Broggi-Mezzastris.» - - 1904. - - - - -I -UNE NUIT DE NOËL - -SOUS LA TERREUR - - _A Henri Gervex._ - -Le hasard d'une villégiature à Nemours m'avait amené à visiter un château -bien connu de tous ceux qui s'intéressent à l'architecture du seizième -siècle en France, celui de Fleury-les-Tours. On l'a nommé ainsi pour le -distinguer de l'autre Fleury, célèbre par le séjour du prétendant -Charles-Édouard, et qui dresse dans le voisinage de Courance sa jolie -construction de briques. Je ne discuterai pas le point controversé entre -archéologues: ce charmant bijou de pierre, construit par les ordres du -premier duc de Fleury, le favori de Louis XII, a-t-il servi de modèle à -cet autre bijou, qui le reproduit quasi-exactement, et qui est -Azay-le-Rideau, ou bien est-ce l'inverse? Je ne discuterai pas non plus -cet autre problème débattu indéfiniment dans les clubs: le propriétaire -actuel de Fleury-les-Tours a-t-il vraiment le droit de s'appeler le duc -de Fleury tout court, comme le jeune héros d'Agnadel? La contestation -dure avec l'autre branche de la famille depuis quelque cent cinquante -ans. Que son titre soit très authentique ou non, l'actuel duc de Fleury -le porte de manière à justifier toutes ses prétentions. Il emploie -admirablement une très grande fortune, héritée de sa mère, fille -elle-même d'un de ces gentilshommes verriers dont une tradition -séculaire se perpétue dans nos départements du nord. Le duc a eu le bon -esprit de ne pas confier à des intermédiaires la gérance de ses intérêts. -Quarante ans durant, il a dirigé en personne les vastes usines qu'il -possède près de Saint-Quentin. Son fils aîné s'en occupe maintenant. Ce -maniement direct de ses propres affaires a eu un résultat: le châtelain -de Fleury-les-Tours appuie ses prétentions sur douze cent mille francs de -revenu sans mésalliance, et le château est habité aussi noblement que le -méritent les sculptures des portes et les meneaux des fenêtres. Le -seigneur de cette exquise et grandiose demeure en a un très légitime -orgueil. Ceci soit dit pour expliquer comment il avait tenu, m'ayant -rencontré chez des amis communs, à m'en faire les honneurs, malgré mon -manque absolu de compétence dans la partie où il excelle. Il a réuni là -une collection d'armes à rivaliser celle du Palais-Royal à Madrid. Un -trait définira la parfaite politesse de ce vrai gentilhomme: durant la -visite à laquelle je fais allusion, il m'épargna le détail de son musée. -Un autre trait encore définira l'incompétence que je viens d'avouer: de -toutes les pièces incomparables, éparses dans les salles du château,--que -dis-je?--de tout le château lui-même, je ne me rappelle vraiment qu'une -petite toile, suspendue dans la chambre à coucher du maître du logis, et -cela moins pour elle-même, quoique ce soit une excellente peinture d'un -maître anonyme du dix-septième siècle français, qu'à cause de l'anecdote -qui s'y rattache. Cette prédominance de l'intérêt moral sur la beauté et -le pittoresque distingue essentiellement les écrivains des artistes. Une -grande erreur du romantisme fut d'avoir voulu unir ces deux types -d'intelligence, irréductibles l'un à l'autre. - -Ce tableau, devant lequel je tombai aussitôt en arrêt, représentait un -sujet bien banal: une Nativité. La peinture avait la solidité qui décèle -un faire très exercé, cette minutie forte, dont la valeur reste -indiscutable à travers les variations du goût. Le saint Joseph, la -Vierge, le BÅ“uf, l'Ane, l'Enfant sur sa paille, étaient traités avec une -robustesse de touche où se reconnaissait l'influence de Philippe de -Champaigne, et une précision apprise en Flandre. Un détail d'une extrême -originalité trahissait une imagination de poète. La scène était placée, -comme d'habitude, dans une pauvre étable, éclairée par une fenêtre dont -le châssis se composait de deux barreaux, coupés l'un par l'autre à angle -droit. L'ombre de ce châssis se projetait sur le mur du fond, de telle -manière qu'une croix se dessinait sur le crépi blanc, démesurée, -fantomatique et pourtant distincte. Cet instrument du futur supplice -posait sa base juste au-dessus du berceau de l'enfant divin, endormi si -doucement! Entre cette croix et ce sommeil, entre cette menace et cette -sécurité, le contraste était poignant. J'avais un motif pour être -intéressé doublement par ce tableau. Je venais, en le regardant, de le -reconnaître. Oui, j'avais déjà vu cette disposition des personnages, et -ce reflet du châssis de fenêtre projeté en croix sur le mur blanc du -fond. Un nom me vint aux lèvres, que je prononçai étourdiment. Il est -rare qu'un collectionneur aime à posséder une réplique, et les quelques -autres tableaux réunis là prouvaient que le duc, spécialisé dans les -armes, ébauchait aussi un tout petit commencement de galerie. - ---«Votre mémoire vous sert très bien», me répondit-il; «une copie de ce -tableau existe en effet chez Mme de ***.» Il répéta le nom que j'avais -dit, et qu'il est inutile de transcrire ici. «Ce sont des cousins à moi. -Vous auriez pu en voir une autre chez les ***» (je ne transcris pas non -plus cet autre nom) «et une autre chez les ***. Ceci est l'original, que -mon grand-père a laissé par testament à l'aîné de ses quatre enfants, qui -était mon père. Il a voulu que trois autres copies fussent faites pour -mes deux oncles et ma tante... Mme de *** ne vous a pas dit pourquoi?» -Et, sur ma réponse négative: «C'est naturel», reprit-il avec une amertume -hautaine. «Quand on a consenti à servir la Révolution, certains souvenirs -vous font honte.» Le père de Mme de *** a été, en effet, dans la -diplomatie sous Napoléon III. J'ai oublié d'indiquer que le duc verrier -est un de ces légitimistes intransigeants auxquels il a fallu l'ordre du -prince qui dort à GÅ“ritz pour qu'ils acceptassent la fusion. Il -continua: «Je n'ai pas les mêmes motifs pour vous taire l'épisode qui -donne à ce petit tableau une valeur de relique. Vous me permettrez de -vous offrir la plaquette où j'ai fait imprimer le passage du testament de -mon grand-père dans lequel il explique cette volonté. Vous lirez ces -pages en vous en allant. Elles seront toujours aussi intéressantes qu'un -article de journal. Et du train dont nous marchons, elles risquent fort -de ressembler à ce que vous lirez dans les journaux de demain!...» - - -Le possesseur de cette «Nativité» s'était-il trompé en m'annonçant un -récit aussi saisissant que l'idée même de cette toile, associée à une -crise décisive de l'histoire de son aïeul? Le lecteur en jugera. Le duc, -m'ayant donné la permission d'utiliser ce document, je le copie tel quel. -Par les époques troublées comme celles que nous traversons, il est -toujours sain de se rappeler quelles terribles épreuves l'expérience de -certaines doctrines sociales imposa aux destinées privées, il n'y a pas -beaucoup plus d'un siècle. Ce n'est pas une raison pour croire, comme M. -de Fleury, à des identités absolues entre les événements. Mais la Commune -est si près de nous! Comment les sentiments traversés par les hommes qui -ont vécu sous la Terreur nous seraient-ils étrangers? Ce récit a donc un -certain intérêt d'actualité. Le voici, sous le titre que le duc lui avait -donné. _Note laissée par mon grand-père pour son fils aîné et qui -explique le codicille de son testament relatif à un tableau d'auteur_ -_inconnu, représentant une Nativité._ A partir de maintenant c'est le -Fleury de 1793 qui tient la plume. - -I - -Quarante ans se sont écoulés entre le jour de Noël où j'écris ces lignes -(1833) et celui dont je veux retracer l'angoisse (1793). Pourtant aucune -des émotions traversées alors ne s'est effacée de mon esprit. Je n'ai -qu'à fermer les yeux pour revoir, distinctement, une plaine blanche de -neige, entre des montagnes, une route déserte, où de rares piétons et de -plus rares cavaliers cheminent, entre des arbres nus, sous un ciel -livide, dans lequel le soleil découpe un disque rouge. Je revois une -voiture roulant à travers ce morne paysage, sinistre comme l'atmosphère -qui planait alors sur la France. Ce véhicule cahotait sur un sol dont le -ravinage dénonçait l'incurie de la Révolution. Il emportait un homme de -trente ans et une jeune femme de vingt. Cet homme, mon fils, était votre -père, cette femme était votre mère. Elle était à la veille de vous avoir. -Son état de grossesse avancée lui rendait ce voyage bien douloureux. A -chaque secousse ses traits se décomposaient comme si elle allait mourir. -Ses paupières se fermaient sur ses prunelles, mouillées de larmes. Puis -sa volonté de ne pas ajouter à mes anxiétés lui donnait le courage de me -sourire, et elle me disait: - ---«Ne vous tourmentez pas, mon ami. Dites au cocher de pousser les -chevaux. Dieu nous protège depuis notre départ. Il ne permettra pas que -nous échouions au moment d'arriver...» - -Il était en effet assez extraordinaire que nous eussions parcouru sans -être inquiétés la distance entre Fleury-les-Tours et la petite ville de -la Franche-Comté dont nous approchions. C'était Morteau, à huit lieues -seulement de Locle, à moins d'une journée de La Chaux-de-Fonds et de la -Suisse. Nous avions choisi pour sortir de France, ce chemin détourné, -après avoir pris ostensiblement la route naturelle, celle de Châlons et -de Nancy. Je me souviens. Tandis que nous avancions péniblement, glacés -par le froid de cet après-midi, dans notre voiture achetée d'occasion et -à peine close, épiant, sans en avoir l'air, la physionomie de chaque -passant, avec quels remords je me reprochais de n'avoir pas émigré plus -tôt! Ce n'est pas que je me fusse laissé endormir, comme tant d'insensés, -par les illusions de la nuit du 4 août. J'avais toujours pensé que la -tempête déchaînée sur le pays serait sans pitié et qu'elle me frapperait -aussi, moi et les miens. Mais, en 91, j'avais rencontré Mlle de Miossens. -J'en étais devenu amoureux, et je n'étais pas parti. Henriette n'avait -plus son père. Elle habitait avec une mère malade un petit château pas -très éloigné du mien. Je m'étais tout de suite considéré comme le -protecteur de ces dames. D'ailleurs, ni elles ni moi n'avions encore été -menacés. J'avais demandé la main d'Henriette. Nous nous étions fiancés, -puis mariés. Ces événements nous avaient menés, de semaine en semaine, -jusqu'au terrible mois de janvier où le procès et l'exécution du Roi -inaugurèrent vraiment cette crise d'universelle consternation, si bien -nommée la Terreur. Aussitôt connue l'affreuse nouvelle, j'avais dit: «Il -faut partir.» A ce moment même Mme de Miossens était devenue plus -souffrante. La paralysie la rendait intransportable. Nous étions restés. -Je n'avais pas eu le courage de démontrer à sa fille qu'en agissant ainsi -nous nous perdions, sans espérance de sauver sa mère. La malade était -morte en août. Redevenus libres, nous avions remis de partir cette fois, -en constatant que Fleury continuait d'être ignoré par les Jacobins de -Nemours. Il en était de lui comme il en fut de Dampierre et de quelques -autres demeures seigneuriales, situées un peu à l'écart, dans des -contrées où ne se trouvait aucun meneur très énergique. Les lois sur les -biens des émigrés étaient implacables. Nous n'avions d'autre fortune que -nos deux châteaux et leurs dépendances. A la veille du premier enfant, -Henriette avait hésité à le ruiner d'avance. Très pieuse, elle avait -voulu voir une protection de la Providence dans la tranquillité -exceptionnelle où nous venions de vivre. J'avais cédé à son désir de ne -pas quitter notre manoir. Combien je me le reprochais maintenant! Un coup -de foudre nous avait réveillés de cette folle sécurité. Un représentant -du peuple avait débarqué à Nemours un matin. Il s'était fait remettre la -liste des propriétaires de la ville et des environs. C'était une table de -proscription toute dressée. Un vieux serviteur de ma famille l'avait -appris: des mandats d'amener allaient être lancés contre les suspects, et -naturellement contre moi d'abord. L'urgence du péril n'avait plus permis -l'hésitation. C'est ainsi que nous nous trouvions sur la route de Suisse -par cet après-midi de la fin de décembre. Un passeport, au nom du citoyen -et de la citoyenne Chardon, procuré par le fidèle avertisseur, nous avait -permis les étapes de ce long et dangereux voyage. Ce papier, revêtu du -timbre de la municipalité de Nemours, me qualifiait de citoyen suisse -retournant dans son pays, à cause de la santé de sa femme. La grossièreté -de cette ruse en avait jusqu'ici fait la réussite. Comment imaginer qu'un -duc de Fleury n'eût pas pris plus de précautions pour dépister les -limiers lancés à ses trousses? A l'approche de la frontière, ce misérable -chiffon de papier suffirait-il? Je me posais cette question avec une -épouvante grandissante, tandis que je cherchais à l'horizon la silhouette -de cette petite ville de Morteau où se jouerait le dernier acte du drame -de notre salut... Vers quatre heures, elle se dessina sur le ciel, -maintenant presque noir. La masse sombre des maisons offrait une -physionomie si étrangement sinistre que mon appréhension d'affronter là -un dernier examen de mon faux passeport devint intolérable. Le désir d'y -échapper me suggéra l'idée la plus évidemment déraisonnable que je pusse -concevoir: - ---«Vous sentez-vous assez bien pour marcher deux heures?» dis-je à ma -compagne. - ---«Oui,» répondit-elle. L'expression de ses yeux aurait dû m'avertir. -Mais dans ces fièvres de fuite on ne voit rien que l'issue possible. - ---«Ce sera le dernier effort,» repris-je. «Il est nécessaire.» En même -temps, par des coups frappés à la vitre, j'avertissais le cocher -d'arrêter. J'avais engagé ce gros garçon sur sa mine nigaude, à Dijon, en -achetant la voiture. Qu'avait-il pensé des voyageurs qu'il conduisait -ainsi? Je me l'étais souvent demandé, et je m'étais comporté de manière à -dissiper de mon mieux ses doutes, s'il en avait. Il était fou, presqu'au -terme du voyage, de démentir d'un coup cette attitude. C'est pourtant ce -que je fis, en descendant de voiture à une demi-lieue peut-être de -Morteau, et je lui déclarai: - ---«Je n'ai plus besoin de vos services, mon ami. Ma femme et moi -préférons continuer la route à pied. La voiture est à vous avec les -chevaux et ceci par-dessus le marché (je lui mettais dans la main un -rouleau de louis), si vous repartez de ce côté (je lui montrai la route -par où nous étions venus). Sinon...» J'avais tiré de ma poche un pistolet -que j'armai d'un geste déterminé. Le malheureux se mit à trembler de tous -ses membres: - ---«Je vous obéirai, monsieur,» répondit-il, «je vous obéirai...» - ---«C'est à l'instant qu'il faut partir,» insistai-je. «J'ai votre nom. Je -vous écrirai l'endroit où vous devez faire adresser les objets qui -resteront dans la voiture. Si dans six mois vous n'avez rien reçu, gardez -tout.» - -L'homme balbutia un remerciement. Il m'aida, d'une main qui continuait de -trembler, à mettre sur mes épaules une espèce de havre-sac qui contenait -quelques effets indispensables. J'avais dans ma ceinture une dizaine -d'autres rouleaux d'or et des diamants. Il remonta sur son siège, sans -presque oser me parler. Je tenais toujours à la main mon pistolet levé. -Les chevaux tournèrent, avec l'accablement de bêtes fatiguées qui -comptaient coucher à l'écurie. Mais leur conducteur était si impatient de -n'être plus à la portée de mon arme qu'il trouva le moyen de les lancer -au grand trot. Mme de Fleury et moi, nous étions seuls. Nous n'avions -plus qu'à marcher en contournant la ville, pour arriver en Suisse. Elle -me dit: «Je suis prête.» Et nous commençâmes à nous diriger vers Morteau, -avec l'intention d'obliquer par le premier sentier à droite ou à gauche -pour rejoindre la grand'route de l'autre côté. - - -II - -Nous n'avions pas fait cinq cents pas, le ralentissement de la démarche -de ma compagne me prouva que son énergie avait préjugé de ses forces. -Encore cinq cents autres pas, elle s'arrêta: «Je ne peux plus,» dit-elle, -et, se laissant tomber sur une pierre, elle éclata en sanglots. - ---«Je souffre trop,» gémit-elle. Ses mains s'étaient portées sur sa -ceinture. Quoiqu'elle fût enveloppée d'un manteau, la déformation de son -pauvre corps était trop visible pour que cette exclamation et ce geste ne -donnassent pas à ce cri de douleur la signification d'une menace, à -laquelle je n'avais pas voulu songer. Henriette était tout près d'achever -le huitième mois de sa grossesse. Si elle allait accoucher avant terme, -là , sous cette bise froide, sur cette neige gelée, loin de tout -secours!... J'essayai de la soulever de terre pour l'emporter, où?... où? -Mais vers la ville dont la silhouette toujours dressée sur l'horizon -m'avait épouvanté tout à l'heure, et maintenant elle m'apparaissait comme -l'asile où du moins ma bien aimée aurait un toit pour protéger sa chair -frissonnante, un lit pour étendre ses membres secoués par le grand -travail, des langes pour recevoir notre enfant, s'il devait naître! -J'étais robuste alors et jeune. Je lui demandai d'assurer ses bras autour -de mon cou et je marchai encore deux cents pas avec cet adoré fardeau... -Et puis, je sentis moi-même ma vigueur défaillir. Je dus m'arrêter à mon -tour. - ---«Tu vois bien,» reprit-elle, quand je l'eus reposée à terre, et d'une -voix si faible que je l'entendais à peine: «Tu vois bien que c'est -impossible. Embrasse-moi, mon ami, et dis-moi adieu... Oui, _à Dieu_,» -répéta-t-elle en séparant les deux mots, «laisse-moi à Lui, qui me -sauvera s'il veut me sauver. Et s'Il ne le veut pas, Il sait pourquoi et -je ferai mon sacrifice... Mais toi, va-t'en, va-t'en, mon amour! Qu'ils -ne te prennent pas! Qu'ils ne te lient pas tes chères mains! Qu'ils ne -te...» Agenouillé devant elle, j'essayais de l'apaiser. Le geste -passionné, par lequel elle serra ma tête contre son cÅ“ur, avait une -horrible éloquence. Elle voyait la guillotine et le couperet. «Allons, -adieu... Et va-t'en!» - ---«Non,» lui répondis-je. «Je ne te quitterai pas... Mais que faire, que -faire?» - ---«Partir,» insista-t-elle, «leur échapper, toi, du moins...» - ---«Oui,» m'écriai-je, «mais avec toi... Écoute...» Un petit bruit de -grelots se faisait entendre au loin. «C'est une voiture qui approche. -Notre homme revient pour aller nous dénoncer... Ah! si c'était lui! Mais -qui que ce soit, il faudra bien qu'il nous prenne!» - -Ainsi, moins d'une heure après avoir renvoyé, au risque de la vie, une -voiture qui était à moi et un cocher dont j'étais presque sûr, j'allais -comme un voleur de grand chemin, arrêter, à la nuit tombante, l'équipage -d'un voyageur inconnu avec lequel je devrais sans doute me battre! -L'incohérence de mes résolutions dans des circonstances si graves eût -mérité un châtiment. Il me fut épargné. Ce voyageur se trouvait être une -femme d'un certain âge qui conduisait à la ville, non sans redouter -elle-même une mauvaise rencontre, au trot d'un mauvais bidet, une -carriole chargée de légumes. Cinq minutes de conversation suffirent pour -qu'elle devinât la vérité: - ---«Montez, madame,» dit-elle à Henriette après les premiers pourparlers, -«et vous aussi, monsieur. Mais ne répondez pas à la barrière. On -reconnaîtrait que vous n'êtes pas d'ici, ni de Suisse,» ajouta-t-elle. -«Je dirai que vous êtes des cousins à moi... Je vous mènerai chez ma -sÅ“ur qui vous logera. Avant de partir, son maître lui a recommandé de -recueillir tous les ci-devants qui passeraient...» - -J'aime à rapporter ces discours de la mère Poirier--et à écrire cet -humble nom--comme un témoignage qu'il restait encore de braves gens dans -ce qui avait été le doux pays de France. S'ils avaient osé se soulever -tous, hommes et femmes, et faire bloc, qu'ils auraient eu vite raison des -brigands au pouvoir,--une poignée et combien lâches! On l'a trop vu quand -ils se sont trouvés devant Bonaparte. Mais en 93, les braves gens ne -savaient que mourir et pardonner. La mère Poirier devait m'en donner -aussitôt une preuve saisissante: - ---«Qui était le maître de votre sÅ“ur?» lui demandai-je, comme la -carriole s'ébranlait. Je n'avais pas protesté contre le mot de ci-devant. -De quoi m'eût-il servi de discuter avec la maraîchère? J'étais tellement -à sa merci! - ---«C'était M. François, le curé de Morteau,» répondit-elle. - ---«Et il est parti?» interrogeai-je. - ---«Ils l'ont arrêté, monsieur, et ils l'ont guillotiné.» - -Mme de Fleury poussa un petit cri, et elle se serra contre moi. La mère -Poirier, préoccupée de bien diriger sa bête dans la nuit, enfin venue, ne -remarqua pas ces deux signes d'une épouvante qu'elle augmenta en -continuant: - ---«Ils ne sont pourtant pas trop mauvais à Morteau, mais il y a -Raillard...» - ---«Qui est Raillard?» demandai-je. - ---«Vous ne connaissez pas Raillard?» reprit-elle. «C'est vrai, vous -n'êtes pas du pays. Mais on prétend qu'il fait tout ce qu'il veut, même à -Paris. C'est le médecin... ou c'était...» rectifia-t-elle. «Presque -personne ne s'adresse plus à lui. On va chez M. Couturier.» - ---«M. Raillard est le chef des Jacobins de Morteau?» insistai-je. «Il est -le président du club?» - ---«Pourquoi faites-vous comme si vous ne le connaissiez pas alors?» -dit-elle, et dans l'ombre je vis poindre aux yeux de la paysanne une -lueur de défiance. La sÅ“ur de la servante du curé guillotiné soupçonnant -d'espionnage un duc de Fleury, quel symbole d'une époque dont la plus -triste caractéristique fut celle-là , les persécutés s'évitant les uns les -autres! Cette impression ne se dissipa qu'une fois la porte de la petite -ville franchie et quand Mme Poirier eut constaté, au tremblement presque -convulsif de ma femme, que nous étions bien des fugitifs en proie aux -affres d'un mortel danger. - ---«Pardi, madame,» s'écria-t-elle, ingénûment, «ça n'a pas l'air -gracieux, mais ça m'a fait plaisir de sentir que vous aviez peur quand -j'ai crié au garde: «C'est mon cousin et ma cousine...» S'ils savaient ce -que je vous ai dit sur Raillard, ils m'enverraient rejoindre ce bon M. -François. Et dame, j'ai un mari et deux enfants, et je voudrais bien voir -avec eux de meilleurs temps!... Mais nous approchons de chez ma sÅ“ur. -Ils la laissent tranquille, elle, parce qu'elle a été la sÅ“ur de lait de -défunte Mme Raillard. Rapport à çà , _il_ ne l'a pas fait arrêter... Ç'a -été un brave homme autrefois, vous savez, et savant!... Ce sera le -chagrin de cette mort qui lui aura troublé la cervelle; et puis ces -nouvelles idées. Il ne boit que de l'eau, cet homme-là . Il ne mange pas. -Il ne vit que dans ses livres. Il en a deux chambres toutes pleines. Je -vous demande un peu: tant savoir, pour devenir si méchant!... Tenez, -monsieur, voyez Jeannot...» Elle désignait son cheval du bout de son -fouet. «Il ne sait pas lire, lui, et il connaît tout ce qu'il a besoin de -connaître... C'est la porte de ma sÅ“ur. Voyez. Il s'arrête seul. Je ne -remue pas les guides. Oui, mon garçon, tu es arrivé... Tu vas manger -l'avoine dans un quart d'heure.» - - -III - -Ç'avait été mon tour de trembler: à travers ces propos naïfs, j'avais -entrevu le type le plus redoutable des révolutionnaires d'alors, et de -tous les temps--le fanatique d'idées, honnête homme dans sa vie privée, -délicat même et sensible. Le chagrin que ce Raillard avait eu de son -veuvage l'attestait. Et puis, lorsqu'il s'agit de l'application de leur -système d'idées, la vie des autres ne compte pas pour eux. Quant à -expliquer par le souvenir de sa femme morte l'espèce de tolérance -accordée par celui-ci à la servante de l'abbé François, cette hypothèse -était bonne pour des simples d'esprit, comme Mme Poirier. Très -probablement la maison de Mlle Bouveron--ainsi s'appelait la vieille -fille--servait de traquenard. Une surveillance étroite devait permettre -de suivre les allées et venues de tous les visiteurs. Je tiens à répéter -que ni à ce moment, ni depuis, je n'ai admis une seconde que les deux -demi-sÅ“urs--c'était leur degré de parenté--eussent la moindre idée d'un -pareil rôle. C'étaient deux loyales et pitoyables créatures. Dieu ait -leurs âmes, et puissent-elles avoir reçu là -haut la récompense du Bon -Samaritain! Émissaires ou non de la police jacobine, d'ailleurs, je -n'avais plus le choix. Les souffrances aiguës dont ma femme se plaignait -sur le bord de la route s'étaient apaisées un moment dans la voiture. -L'accueil de Mlle Bouveron, qui nous reçut comme si nous avions été -réellement envoyés par M. François, avait paru lui rendre du courage. -Cette accalmie ne dura pas. Henriette ne fut pas plutôt assise au coin de -l'âtre qu'elle recommença de gémir. Sa réponse à mes questions me -convainquit que mon pressentiment ne m'avait pas trompé. Un accouchement -avant terme se préparait, et sans doute pour cette nuit. J'expliquai mes -craintes à notre hôtesse, et je lui demandai l'adresse d'une sage-femme. -Il n'en restait plus dans Morteau. Des deux qui exerçaient encore l'année -précédente, l'une avait été guillotinée, l'autre avait fui. Force allait -être de m'adresser à un médecin, à ce M. Couturier qui avait pris la -clientèle de Raillard. Qui était-ce? Je pris le parti de me rendre chez -lui en personne et sur-le-champ. Je voulais voir de mes yeux l'homme à -qui je confierais le soin de mettre au monde mon premier-né, peut-être un -fils, l'héritier de mon nom. Je ne trouve pas de mots pour traduire -l'émotion qui m'étreignit le cÅ“ur quand la porte du médecin se fut -ouverte à mon coup de marteau. Je revois la rue montante et toute blanche -de neige, où se dressait ce logis du praticien de province, et la cotte -sombre de la petite fille qu'on m'avait donnée pour guide. Je revois le -pan de ciel apparu entre les toits, et surtout j'entends l'accent d'une -femme de charge, qui ne se montrait pas, sans doute par prudence, et elle -répondait à ma demande, formulée dans le vocabulaire obligatoire: - ---«Le citoyen Couturier n'est pas chez lui.» - ---«Mais quand rentrera-t-il?» demandai-je. - ---«Pas avant demain,» reprit la voix. «Il est parti cet après-midi pour -le Valdahon voir un de ses clients, qui est à la mort. Il le veillera -toute la nuit...» - ---«Mais il s'agit d'une personne qui ne peut pas attendre non plus. Ma -femme est en mal d'enfant. Combien y a-t-il d'ici au Valdahon?» - ---«Huit lieues et demie. Ce n'est pas la peine d'essayer. Il faut le -cheval du docteur pour aller par des chemins comme ceux-là , et la nuit -encore. Et puis, il ne quitterait pas son malade. Il a remis ses visites -à demain pour se rendre libre...» - ---«Mais à qui s'adresse-t-on dans les cas pressés?» insistai-je. «M. -Couturier n'a donc personne pour le suppléer quand il y a urgence et -qu'il est absent? En cas de danger, encore une fois, à qui -s'adresse-t-on?» - ---«Au citoyen Raillard,» répondit mon interlocutrice. Sa voix s'étouffait -pour prononcer ce nom, qui me glaça plus que la bise de cette nuit où -j'étais sorti sans manteau. La servante avait descendu quelques marches. -La lampe qu'elle élevait par-dessus sa tête sculptait ses traits avec un -relief qui en accusait l'expression. Visiblement elle était elle-même -bouleversée, à cette seule mention du terroriste. «Le citoyen Raillard -n'exerce plus depuis trois ans,» continua-t-elle, «mais il est convenu -avec mon maître que dans les circonstances urgentes on peut envoyer chez -lui... Si vous attendez jusqu'à demain, Monsieur Couturier sera revenu -vers neuf heures...» - -Attendre jusqu'à demain? Le pourrais-je?... Et si je ne le pouvais pas, -que devenir? Laisserais-je ma femme, ma chère femme, mourir peut-être -devant moi, et avec elle l'enfant, sans avoir appelé le seul médecin -qu'il y eût à cette heure dans cette ville? Et l'appeler, c'était ce faux -passeport montré à ses yeux d'inquisiteur, c'était des questions posées -auxquelles il faudrait répondre. Au moindre soupçon, c'était -l'arrestation, c'était la mort, pour moi certainement, pour Mme de Fleury -sans doute, et sans doute pour les deux humbles sÅ“urs dont l'une nous -avait recueillis gisant sur la neige, dont l'autre nous logeait -maintenant. Dévoré par cette inquiétude, de quelle course hâtive je -redescendis vers le faubourg où habitait Mlle Bouveron, et avec quelle -angoisse je vis s'avancer la vieille fille au-devant de moi sur le pas -de la porte! Déjà elle m'interrogeait: - ---«Madame vient d'être bien mal...» disait-elle. «C'est pour cette nuit, -j'en suis sûre. Vous n'amenez pas M. Couturier?...» Et quand je lui eus -expliqué le résultat de ma visite. «M. Raillard?» s'écria-t-elle en -joignant ses mains avec un geste d'horreur. Elle répéta: «M. Raillard?... -C'est lui qui a fait arrêter et guillotiner M. François... Ah! monsieur, -s'il sait seulement que vous êtes ici, vous et madame, vous êtes morts.» - -C'est sur ce cri de détresse que j'entrai dans la chambre. Henriette, -couchée à présent dans un lit, me montra un visage où je lus l'agonie. -Ses traits décomposés, son teint livide, la fixité hagarde de son regard, -le battement de ses paupières, ses doigts crispés sur la couverture -annonçaient l'imminence d'une de ces crises nerveuses dont s'accompagnent -souvent les accouchements prématurés. Elle me reconnut et me fit signe -qu'elle ne pouvait pas parler. Son souffle était court, sa mâchoire -contractée. Elle eut la force de prendre ma main, qu'elle mit sur sa -poitrine. Je sentais aux pulsations de son corps, comme à la chaleur de -ses doigts, que la fièvre la brûlait. Ma présence pourtant lui fit du -bien. Les secousses dont ses membres étaient agités s'arrêtèrent pour -quelques instants. Elle respira plus régulièrement, et elle se retourna -vers le mur, comme si elle allait essayer de dormir. Après dix minutes -de ce faux sommeil, de nouveaux phénomènes se manifestèrent qui ne -pouvaient plus laisser cette espérance d'une attente jusqu'au lendemain. -Les convulsions reprenaient plus violentes. Elles se calmèrent encore, -pour revenir, plus fortes chaque fois. La bonne Bouveron allait et venait -entre la cuisine et sa chambre, me proposant tour à tour tous les remèdes -que lui suggérait son expérience de commère de village. Son épouvante -augmentait la mienne, à cause d'un très petit détail, mais trop -significatif: évidemment elle croyait que ma femme allait mourir, et elle -continuait à ne pas même prononcer le nom de Raillard. Le connaissant, -elle considérait donc comme inutile tout appel à la pitié du -révolutionnaire. Que pouvait-il arriver pourtant si je m'adressais à lui? -Qu'il me fît arrêter sur le champ comme suspect, que ma femme agonisât -toute seule. Notre situation était bien terrible. Séparés, elle serait -pire. Non, je ne devais pas courir ce risque, plus effrayant que tout le -reste; et je répétais mon cri d'avant la rencontre avec Mme Poirier: «Que -faire? que faire?...» - - -IV - -A ce moment, et dans l'intervalle d'une de ces crises de douleur aiguë, -devant lesquelles mon ignorance et mon impuissance me désespéraient, une -idée abominable traversa ma pensée. Je n'étais pas très croyant à cette -époque. Comme la plupart des hommes de ma classe, l'esprit de scepticisme -émané de Voltaire et de l'Encyclopédie m'avait touché. Je comprends -aujourd'hui que j'ai subi là une de ces tentations, comme l'éternel -ennemi--l'_antiquus hostis_ dont parlent les Pères,--nous en inflige aux -heures décisives de notre existence. J'avais posé mes pistolets sur une -table, en revenant de mon inutile visite chez M. Couturier. Comme je -m'accoudais pour prendre ma tête dans mes mains,--le geste instinctif du -désespoir,--un de mes coudes se heurta contre une des crosses. J'eus un -sursaut soudain de tout mon être. J'avais oublié que ces armes étaient -là , et chargées. Arrivé à l'extrémité du malheur, il y a toujours un -moyen sûr de s'en affranchir. J'avais à ma portée de quoi faire taire -cette plainte de bête blessée que poussait ma pauvre Henriette et qui -dénonçait ses intolérables souffrances; de quoi faire taire aussi la -plainte de mon cÅ“ur, cÅ“ur d'amoureux, cÅ“ur de Français,--cette agonie -de ma jeune femme, dans cette maison inconnue, à quelques lieues de la -frontière, après cette fuite loin du foyer ancestral, qu'était-ce qu'un -sinistre épisode de l'immense désastre public? Malgré tout, car la nature -a de ces énergies qui défient les craintes les plus justifiées, malgré -tout, un enfant pouvait naître. Pour quel sort? Destiné à quelles -misères? Avec cette rapidité dans le raisonnement qui nous découvre, à de -certaines minutes, et d'un seul coup d'Å“il, tout le passé et tout -l'avenir, je vis cet enfant, si c'était un garçon, grandir dans l'exil, -revenir dans son pays chargé du poids inutile d'un grand nom, sans -fortune pour le soutenir, étranger à la France issue de la -Révolution,--un Émigré à l'intérieur. Si c'était une fille, les -difficultés ne seraient pas moindres. Que deviendrait-elle? Comment -l'élever? Où? Pour quel mariage?... J'avais pris un des pistolets, puis -l'autre... Une petite pression sur une des gâchettes, et cet enfant ne -naissait pas, et sa mère cessait de souffrir. Une seconde pression sur la -seconde gâchette, et le malheureux homme qui avait commis la folie de se -marier en pleine Terreur, se reposait, lui aussi, pour jamais. Je dis -tout haut: «Oui, cela vaut mieux.» Une horrible volonté s'exprimait dans -ce cri. Il faut que cette confession soit écrite, et je l'écris avec -horreur, avec remords. Cette heure a été vraie. Je l'ai vécue. Durant -cette nuit du 24 au 25 décembre 1793 il y eut un instant où j'ai été un -assassin et un suicide. Oui. J'ai résolu de tuer ma femme et avec elle le -fruit de notre mariage. J'ai résolu de me tuer. J'ai armé mes pistolets -pour cela. J'en ai vérifié la charge et la pierre. Voilà pourquoi, mon -fils, je veux que vous gardiez toujours auprès de vous ce tableau de -piété dont Dieu s'est servi pour me sauver du plus hideux, du plus -inexpiable des crimes... - -Je m'étais levé, cette résolution prise. Car elle était prise. Je m'étais -dit: «Dans un quart d'heure j'agirai. Je la tuerai et je me tuerai -ensuite.» Une tranquillité, que je n'hésite plus à qualifier de -diabolique, avait succédé en moi à l'atroce agitation de tout à l'heure. -La malade aussi traversait des moments moins agités. Elle avait cessé de -gémir. Je saisis la misérable chandelle dont s'éclairait cette scène de -désespoir, afin de revoir ces traits qui m'avaient été si chers, une -dernière fois. Comme je m'approchais du lit, la lumière porta sur une -toile suspendue dans l'alcôve, qui avait été celle du prêtre-martyr. -Cette toile était cette «Nativité» que je vous lègue. Comment expliquer, -sinon par une faveur providentielle, que je n'y eusse prêté aucune -attention jusqu'alors, et que, tout d'un coup, à cette place, j'aie -regardé cette peinture et que j'en sois demeuré si profondément saisi? Je -vous l'ai dit: je n'avais pas gardé intacte la foi de mes premières -années. Pourtant je l'avais eue, et très fervente. Sans doute j'avais -aussi subi, à mon insu, une autre influence: la piété de celle que je me -préparais à assassiner par excès d'amour... Mais à quoi bon tenter -d'expliquer un de ces retournements intimes de l'âme, aussi mystérieux -qu'ils sont irrésistibles? Entre le sujet traité par cette toile et -l'épreuve que je traversais dans cet instant même, il y avait une -analogie trop frappante pour que je ne la sentisse pas: «_Et Marie -enfanta son Fils premier-né. Elle l'enveloppa de langes et le coucha -dans une crèche, parce qu'il n'y avait pas de place pour eux dans -l'hôtellerie._» Je lus à mi-voix ces mots écrits sur le cadre, et je me -mis à songer... L'enfant dont la venue prochaine arrachait à ma femme ces -gémissements, c'était, lui aussi, un premier-né. Nous aussi, ses parents, -nous étions errants, sans place où nous reposer, abrités dans un asile de -hasard. Je regardai de plus près la toile. Le peintre avait voulu qu'en -levant les yeux Joseph et Marie pussent reconnaître, au-dessus du berceau -de leur fils, l'instrument de son futur supplice. La singulière idée -qu'il avait eue de dessiner ainsi une croix sur le mur par l'ombre portée -des barreaux n'aurait peut-être intéressé dans d'autres circonstances que -ma curiosité. Remué comme j'étais dans les fibres les plus secrètes de ma -personne, ce symbole me révéla soudain son enseignement avec une force -souveraine... Combien de temps passai-je ainsi à contempler tour à tour -ce groupe des parents, le Sauveur endormi, la silhouette de cette croix -dressée auprès de ce sommeil? Je n'en sais rien. A les regarder? Non. A -écouter une voix échappée d'une bouche invisible et qui me disait: «_Ecce -homo!_ Voilà l'homme. Auprès de toutes les naissances, il y a une menace, -puisqu'auprès de toutes il y a une certitude de mort et que nous ne -venons au monde dans la douleur que pour en sortir dans la douleur. Cette -menace, ces parents l'acceptent. Ils sont agenouillés. Ils prient. Cet -enfant l'accepte. Il dort. Les uns et les autres acceptent la vie, avec -ce qu'elle a d'inconnu et de redoutable, et pour ceux qui la donnent, et -pour celui qui la reçoit. Cette mère sera crucifiée dans la chair de son -fils. Elle le sait et elle ne se révolte pas. Cet époux sera crucifié -dans le cÅ“ur de son épouse. Il le sait et il ne se révolte pas. Cet -enfant connaîtra les tortures de la plus cruelle agonie, la sueur de -sang, l'abandon de ses amis, la trahison de Judas et son baiser, -l'outrage d'un peuple, les soufflets, les crachats, les clous dans ses -pieds, les clous dans ses mains, l'éponge de fiel, le coup de lance. Son -martyre est là , prédit sur ce mur par ce jeu de lumière et d'ombre qui -dessine là cette croix. Il le sait et il ne se révolte pas... Et toi?... -Ah! lâche, lâche!...» En rédigeant ces phrases à la distance de tant -d'années, je leur donne une précision qu'elles n'ont certes pas eue. Je -suis très sûr cependant qu'elles expriment les pensées qui s'agitèrent en -moi tandis que je regardais le tableau. Puis revenu auprès du lit de ma -femme, je m'abandonnai à une méditation dont je sortis pour dire à mon -hôtesse, brusquement: - ---«Où habite M. Raillard? Je veux aller le chercher.» - ---«Vous voulez aller chercher M. Raillard?» répéta la Bouveron, -épouvantée. «Oh! mon bon monsieur, ne faites pas cela! Nous sommes morts, -tous les trois, s'il sait que vous êtes ici, madame et vous, et que je -vous cache...» - ---«Où habite-t-il?» insistai-je. «Ne voyez-vous pas que ma femme va -mourir, s'il ne vient pas de médecin? Vous avez été si bonne pour nous,» -continuai-je, «que je ne veux pas vous avoir mise en danger... Je dirai -que je suis entré chez vous en vous menaçant... Et si je suis arrêté, -vous trouverez là de quoi vous récompenser.» J'avais tiré de ma poche un -des sachets où étaient cousus mes diamants. La bonne femme esquissa un -geste de refus. A cette seconde, un cri plus aigu d'Henriette déchira -l'air. - ---«Je vais vous indiquer la maison de M. Raillard...,» dit la vieille -fille. «Je vous aurai averti. Si vous ne revenez pas, je ferai ce que je -pourrai pour Madame. C'est la nuit de Noël...» Et elle aussi regardant du -côté du tableau, elle ajouta: «La bonne Mère et M. François nous -protégeront...» - - -V - -Le simple prêtre de province, le curé martyr de Morteau ne s'était guère -douté jadis, en achetant cette _Naissance du Christ_ d'un confrère -besogneux, comme j'ai su depuis, qu'il suspendait au mur de sa chambre -une image de piété destinée à s'associer à un drame moral comme celui que -je traversais, et capable en même temps de rendre de la force à l'humble -servante qui en avait hérité. Tout bon chrétien que je suis devenu, je ne -crois pas à cette action directe des morts sur les vivants à laquelle la -dévotion de cette âme primitive faisait appel. De l'entendre exprimer -cette foi si profonde me fut cependant un réconfort. J'en avais besoin -dans la démarche que j'osais entreprendre. Je ne réalisai la folie de ma -témérité qu'à l'instant où je me trouvai introduit dans le cabinet du -redoutable partisan dont j'allais implorer l'aide médicale. Mais était-il -encore un médecin, un pitoyable guérisseur de la misère humaine, le dur -personnage qui se tenait là dans le silence de la nuit, assis à une table -encombrée de dossiers? Voilà encore un détail que j'ai su depuis: les -Jacobins avaient organisé leur police secrète en un petit nombre de -circonscriptions auxquelles présidaient les plus sûrs de leurs adeptes. -Ces inquisiteurs inconnus, et qui, pour la plupart, n'exerçaient aucune -fonction apparente, furent les vrais dictateurs de ces terribles années. -Un Danton, un Saint-Just, un Robespierre pliaient devant eux. De sa -chambre de Morteau, Raillard avait de la sorte sous sa surveillance toute -la Franche-Comté. Il venait sans doute de recevoir un document qui -satisfaisait sa haine furieuse contre les ennemis de la Révolution, car -une joie sauvage éclairait son front lorsqu'il se retourna pour me -dévisager. Par quel mystère une physionomie comme celle-là , si -intelligente et si fière, s'associait-elle à cette besogne de haine et -de sang? Comment ces yeux, d'où émanait une telle ardeur d'enthousiasme, -se consacraient-ils, sans en verser des larmes de remords, à des enquêtes -d'ignoble mouchardise? Mon intuition ne m'avait pas trompé. Raillard -n'était ni un jouisseur comme l'immonde Danton, ni un envieux comme le -sinistre Robespierre, ni un bas coquin comme l'abject Fouquier-Tinville. -Il était de bonne foi dans sa criminelle aberration. Il croyait vraiment -régénérer la France en extirpant l'élément empoisonné de la vie -nationale. Faire guillotiner un aristocrate, c'était pour lui une -opération légitime, pareille à celles qu'il avait si souvent exécutées -dans sa profession première: l'amputation d'un membre gangrené. C'était -sa mission en ce monde, sa pensée fixe que cette monstrueuse mutilation -du pays. Il y voyait un redressement. Il m'accueillit, en effet, comme -quelqu'un qui n'a pas trop de tout son temps pour une tâche de -conscience. - ---«Je suis occupé, citoyen,» me dit-il, «très occupé. Je travaille pour -la patrie. Si tu as quelque chose à me communiquer qui puisse servir la -nation, fais vite. Sinon...» - ---«Ma femme est mourante», lui répondis-je, simplement, «et le citoyen -Couturier est absent. On m'a envoyé chez vous...» - ---«Qui, on?» répliqua-t-il, d'une voix dure. Cet appel à son métier lui -était odieux. Et puis, ce «vous» que j'avais employé par habitude... «Et -toi-même?» continua-t-il. «Qui es-tu?» - -Mon regard ne plia pas sous le sien. Pourtant ses prunelles étaient -terribles à soutenir. La perspicacité de l'homme habitué au diagnostic -s'y devinait, mise au service du fanatisme le plus passionné. Mais je -venais de revoir mentalement la scène de tout à l'heure: ma femme à -l'agonie sur ce grabat que dominait le tableau de la «Naissance du -Christ», avec sa muette éloquence, la Bouveron tremblante à la seule idée -de ma visite chez le bourreau de son maître. Manquer de sang-froid, -c'était trahir Henriette et mon hôtesse. Je sortis de ma poche avec le -calme le plus absolu le chiffon de papier qui me faisait Suisse et je -débitai mon histoire. Raillard m'écoutait en m'enveloppant, en me perçant -toujours de ces formidables prunelles. Dans leur éclat bleu passait la -dureté coupante de l'acier. Quand j'eus fini, il me demanda, non moins -brusquement: - ---«Tu es arrivé à Morteau ce soir? Et où as-tu couché hier?» - ---«Près de Besançon,» répondis-je. «Je ne sais pas le nom de l'endroit.» -J'étais arrivé par la direction opposée. - ---«Et avant?» - ---«A Besançon.» - ---«A quelle auberge?» - -En me posant ces questions, sa main s'était avancée vers la table. Ses -soupçons étaient déjà éveillés. Un des papiers épars devant lui contenait -sans doute l'indication de notre départ et de notre signalement. La -grossesse avancée de ma compagne la désignait trop. Je ne connaissais le -nom d'aucun hôtel à Besançon. J'étais perdu cependant, si je me -troublais. Je répondis: «A l'hôtel de la Poste». Quel soulagement lorsque -Raillard me répondit à son tour: - ---«Et ici, où es-tu descendu?» - -Il y avait donc un hôtel de la Poste à Besançon, comme je l'avais imaginé -à tout hasard. Fort de ce succès, j'ose nommer la Bouveron, en racontant -un roman mêlé de vérité: que ma chaise avait cassé à un moment de la -route, que j'étais monté dans la voiture de Mme Poirier, que cette femme -nous avait déposés chez sa demi-sÅ“ur. Tout cela n'était pas bien -vraisemblable, mais quelque chose était plus invraisemblable encore: -l'audace de ma présence volontaire chez le chef de la police secrète des -Jacobins, si je mentais. Raillard avait froncé les sourcils, et son -visage était devenu comme noir, quand j'avais mentionné mon hôtesse. Il -chercha une feuille parmi des centaines d'autres, qu'il lut tout bas, en -me regardant par intervalles pour comparer les détails donnés par son -correspondant. Était-ce une circulaire dénonçant mon départ de Fleury? Le -signalement se trouvait, sans doute, avoir été mal fait, et mon passage -par Besançon contredisait les autres indications. L'instinct de défense -qui se développe chez nous, à notre insu, dans les heures de danger, -m'avait fait deviner le piège tendu par cette question si simple sur mon -itinéraire. Ce même instinct m'avertit que le Jacobin hésitait. Une -impression forte le déterminerait dans un sens ou dans l'autre. - ---«Tu vérifieras tout ce que je t'ai dit demain», repris-je, sur le même -ton que lui, rude et brutal, et en employant le tutoiement civique qu'il -avait adopté avec moi. «Pour le moment, pense que chaque minute de retard -peut coûter la vie à une femme...» Et je commençai de lui rapporter les -symptômes que j'avais observés, avec d'autant plus d'insistance que dès -les premiers mots je vis distinctement le médecin se réveiller en lui. On -n'a pas impunément exercé un métier toute sa vie durant. Au fur et à -mesure de mes indications, ce métier revenait, remontait en lui des -profondeurs de ses anciennes habitudes. Il allait s'établir une lutte -entre le politicien sectaire qu'il était devenu et le physiologiste de -jadis. C'était sur la malade qu'il m'interrogeait maintenant, sur son -âge, son tempérament, ses habitudes, ses antécédents, la date de notre -mariage. Peu à peu, sa physionomie changeait d'expression. Elle -s'humanisait et se détendait. Quand enfin, il me dit: «Hé bien, allons. -Il n'y a, en effet pas de temps à perdre...» Il avait oublié, s'il -l'avait reçue, la note qui lui annonçait la disparition du ci-devant duc -de Fleury avec sa femme enceinte de plusieurs mois. J'avais souvent -constaté cette sorte de dualité dans les quelques Révolutionnaires que -j'avais approchés. J'avais discerné chez tous des réapparitions de leur -personnalité d'avant 89. Jamais comme chez Raillard. Quand, une -demi-heure plus tard, il s'assit au chevet de ma femme pour se rendre -compte de son état, le Jacobin avait disparu totalement. Il ne restait -plus que le praticien. On eût dit qu'il avait oublié de la manière la -plus complète dans quelle maison il était et son rôle dans l'arrestation -de M. François. Il s'adressait à la Bouveron pour lui demander du linge, -un bassin, de l'eau chaude, comme si elle eût été une religieuse -d'hôpital dans une salle de chirurgie. Il ne remarquait même pas qu'elle -ne lui répondait point, et qu'en lui tendant les objets, les doigts de la -servante du curé guillotiné frémissaient d'horreur. - ---«Je redoute tout si l'éclampsie éclate,» m'avait-il dit. «Il faut -provoquer la délivrance. J'ai eu raison d'emporter ma boîte -d'instruments...» - - -Il pouvait être minuit quand il m'avait tenu ce discours, tout en -introduisant, avec cette énergie délicate qui caractérise les vrais -médecins, un coin de mouchoir entre les dents de la patiente, «afin -d'éviter,» m'avait-il dit encore, «les morsures de la langue». Quel -souper de réveillon, que le bol de bouillon apporté à ce moment pour -soutenir nos forces, à l'accoucheur et à moi, par la pauvre Bouveron! A -dix heures du matin, le travail durait encore. L'accoucheur m'avait -ordonné de me tenir dans une pièce voisine, pour que mon émotion n'eût -son contre-coup ni sur lui, ni sur la malade. Dieu! Quelle nuit je -passais là ! Enfin, un dernier cri de ma pauvre femme, suivi d'un silence, -m'avertit que le suprême effort avait eu lieu. J'entendis presque -aussitôt la voix de Raillard m'interpeller. Il avait cessé de me tutoyer, -depuis qu'il n'était plus vis-à -vis de moi qu'un médecin: - ---«Un garçon!» s'écria-t-il. Vous avez un gros garçon!... Est-il vivant, -ce petit crapaud?... Tu m'as coûté bien du mal, morveux, mais tu feras un -gaillard robuste...» Ses bras ensanglantés me tendaient mon fils aîné, et -il ajoutait, en nettoyant ce lambeau de chair où palpitait déjà un homme: - ---«Et la mère aussi vivra pour le nourrir. Elle vivra... J'en réponds... -Mais j'ai eu bien peur!...» - -Et ce coupeur de têtes avait un sourire de triomphe ému pour proclamer -cette victoire sur la mort. O inexplicables contradictions du cÅ“ur de -l'homme!... - - -VI - -Raillard nous avait quittés vers midi, après avoir donné les instructions -nécessaires, en annonçant qu'il reviendrait sûrement vers le soir avec -son collègue Couturier. Il n'eut pas plutôt passé le seuil de la porte -que la Bouveron me supplia de nouveau: - ---«Sauvez-vous, monsieur! Qu'il ne vous retrouve pas!... C'est de voir -souffrir madame comme elle souffrait, qui l'a un peu ému... Quand il la -saura guérie, il ne connaîtra plus rien. Il avait soigné M. François -aussi dans le temps, et très bien, et puis vous savez ce qu'il lui a -fait... Sauvez-vous!... Il ne pourra toujours pas envoyer madame en -prison dans l'état où elle est. Mais vous, comment voulez-vous que vous -lui échappiez, quand il a vu cela?...» Et elle me montra sur les linges -que j'avais pris dans le havre-sac comme plus fins, pour les donner à -l'opérateur, une couronne ducale brodée à même la toile. Dans la -précipitation de notre fuite, Henriette et moi avions oublié ce détail, -implacablement révélateur. A cette simple réflexion de mon hôtesse, mon -sang se glaça. Une seule espérance me restait: j'avais vu tour à tour -apparaître en Raillard deux hommes si différents, selon que je m'étais -adressé au démagogue ou au médecin,--deux moralités fonctionner, si -contradictoires! Il avait sans aucun doute remarqué ces couronnes, en -maniant ces linges dont il avait déchiré lui-même quelques-uns. Il avait -pourtant agi comme si de rien n'était. C'était là ma chance de salut, -qu'il se considérât comme obligé de ne pas utiliser au service de sa -besogne politique un renseignement surpris dans sa besogne d'opérateur. -En tout cas, et que le Jacobin dût, ou non, se conformer à ce scrupule -professionnel, je ne pouvais pas, moi, abandonner ma femme et mon enfant -ainsi. Je fis donc taire la Bouveron, et j'attendis, au chevet de -l'accouchée, le retour annoncé du terrible personnage. J'éprouvais envers -lui des sentiments plus contradictoires encore que sa conduite. Il avait -sauvé ma femme d'une mort imminente en la délivrant. Sans son -intervention, mon fils mourait dans le sein de sa mère; et ce sauveur -était le plus impitoyable ennemi de toutes mes idées. Il avait fait tuer -par centaines des nobles comme moi, des prêtres comme l'abbé François. -Demain, peut-être, monterais-je à l'échafaud à cause de lui. Il me -faisait horreur, et son dévouement de cette nuit m'attendrissait, quoique -j'en eusse. L'énigme de cette double nature m'épouvantait, en même temps, -comme une difformité monstrueuse. J'y ai bien souvent pensé depuis lors, -et j'ai détesté davantage la Révolution,--toutes les révolutions. Le -voilà , leur pire malheur: d'un bourgeois qui eût été comme Barnave, un -bon avocat, comme Bailly, un bon académicien, comme Collot d'Herbois, un -bon acteur peut-être, comme Louis David, un bon peintre, comme ce -Raillard, un bon médecin, elles font un criminel par égarement d'orgueil. -Libre de tenter l'application de ses utopies à même la vie, à même les -autres hommes, il pouvait servir, il détruit. En vaquant auprès de ma -femme et de mon fils aux menus soins que notre redoutable bienfaiteur de -cette nuit et de cette matinée avait indiqués, je méditais sur ce -problème. Tout mon avenir dépendait de la solution. Qui l'emporterait -dans cette nature d'une effrayante ambiguïté, le métier ou le fanatisme? -Malgré moi, accablé de sombres pressentiments, je revenais à ce petit -tableau religieux, dont la composition simple et chargée de sens m'avait -rendu, la veille, le courage d'aller droit au danger. Ce prêtre dont nous -occupions la chambre avait dû, lui aussi, contempler cette toile avec la -volonté d'en absorber tout l'esprit. Je me forçais à prier mentalement, -devant cette croix dessinée sur ce mur par cette ombre des barreaux, -comme si cette croix eût été la vraie, l'enfant endormi vraiment le -Sauveur, et j'attendais... - - -Vers quatre heures Raillard parut, accompagné d'un autre homme, le -docteur Couturier, revenu de son expédition nocturne et dans les mains -duquel il allait remettre la malade. Il me suffit d'une seconde pour le -comprendre: la Bouveron ne s'était pas trompée. Raillard savait qui -j'étais, et déjà le médecin avait cédé la place au Jacobin. Pas tout à -fait encore, puisque au lieu de m'avoir dépêché ses estafiers, il venait -lui-même, avec son confrère. Il ne m'adressa pas la parole, mais je -retrouvai dans ses yeux clairs le sinistre reflet d'acier de notre -première rencontre. Couturier, lui, avait une honnête physionomie -d'officier de santé. Son expression habituelle devait être la bonhomie -craintive. Visiblement, il tremblait devant Raillard. Il avait été son -concurrent timide avant 89. Depuis il était son suppléant épouvanté, en -attendant qu'il devînt sa victime. Il n'était, en aucune manière, son -complice. Je l'aurais deviné rien qu'au salut par lequel il répondit au -mien, alors que la raideur significative de l'autre ne laissait aucun -doute sur ses sentiments à mon égard. J'avais pris le parti, décidé à -tenir mon rôle jusqu'au bout, de me présenter moi-même. A m'entendre -proférer les syllabes de mon nom supposé, Raillard esquissa un geste -réprimé aussitôt. Il venait de voir les yeux de la malade fixés sur lui. -Le médecin avait de nouveau dompté le révolutionnaire. Il allait le -dompter encore, après quelle lutte intérieure? L'événement m'a permis -d'en mesurer l'intensité. - - -Je m'étais retiré pour permettre à ces messieurs une consultation qui -dura une longue heure. Je ne fus pas peu étonné, quand la porte se -rouvrit, de voir le docteur Couturier reparaître seul. - ---«Raillard est parti par l'autre sortie,» me dit-il. Puis, à voix basse, -comme s'il eût appréhendé d'être entendu par le terroriste à travers -l'espace: «Monsieur,» continua-t-il, «je ne veux pas savoir qui vous -êtes. Raillard, lui, le sait. S'il ne vous a pas fait arrêter -aujourd'hui, c'est que le devoir médical l'en a empêché... Devant son -insistance à me demander si je croyais que la malade pût supporter une -grande émotion sans être reprise d'accidents nerveux, peut-être mortels, -j'ai compris qu'il se faisait un scrupule, appelé auprès d'elle comme -médecin, de lui infliger une secousse morale qui la tuerait... Ah! c'est -un homme bien étrange, et qui n'est pas ce que l'on croirait d'après -certaines choses!... Il y a cinq ans seulement, il n'avait jamais fait -que du bien à Morteau, et même à présent, voyez, par souvenir pour sa -femme, il n'a inquiété personne ici, dans cette maison que l'ancien curé -a léguée à sa servante.» - ---«Et il a fait guillotiner M. François!» interrompis-je. - ---«Ah! on vous a raconté?... Oui, c'est abominable, abominable!... Mais -Raillard a cru que c'était son devoir. Il est persuadé que l'on assurera -le bonheur de l'humanité pour toujours, avec certaines exécutions... -D'ailleurs, il ne s'agit pas de cela... Il s'agit de vous... Tant qu'il -croira votre femme en danger, il vous épargnera... Ensuite?...» - -Il avait hoché la tête d'un geste sinistre. - ---«Merci, monsieur,» lui répondis-je en lui serrant la main. «Je devine -que vous avez exagéré certains symptômes observés chez la malade pour -impressionner M. Raillard... A moi, vous direz la vérité. Ma femme -est-elle vraiment en danger?...» - ---«Je ne le crois pas,» répliqua-t-il. «Contrairement à Raillard, je suis -persuadé que le système nerveux est très intact et qu'aucun accident -cérébral n'est plus à craindre...» - ---«Croyez-vous qu'elle pourrait partir d'ici, cette nuit, sur une -civière?» demandai-je brusquement. - ---«Ce serait bien dangereux,» répliqua-t-il après un instant de -réflexion... «Oui, bien dangereux...» - ---«Est-ce absolument impossible?» insistai-je. - ---«Impossible?... Non,» fit-il après un nouveau silence. «Sauvez-vous -plutôt seul,» ajouta-t-il. - ---«La laisser entre les mains de cet homme pour qu'une fois guérie, il -lui fasse couper le cou?...» m'écriai-je. «Jamais!... Oui ou non, le -considérez-vous comme capable de l'envoyer à la guillotine, quand il ne -verra plus en elle une malade, surtout si je me suis échappé. -Répondez?...» - ---«Oui,» répondit le médecin. Puis, comme effrayé de sa propre audace, il -prétexta la nécessité de retourner auprès de l'accouchée faire un -pansement avant la nuit. Quant à moi, mon parti était pris. Raillard -m'avait épargné, sûr que je ne m'enfuirais jamais seul. Dans cette -certitude, il était probable que la surveillance de la maison ne serait -pas très étroite. Sitôt Couturier parti, j'obtins de Mlle Bouveron -l'adresse de quelqu'un sur lequel je pusse absolument compter. A la nuit -tombante, je m'échappai par une fenêtre de derrière qui donnait sur une -étroite ruelle, après avoir constaté qu'il n'y avait, pour épier les -allées et venues, qu'un seul individu, attablé dans un cabaret à quelques -pas de la porte. A prix d'or, j'obtins de l'homme chez qui la Bouveron -m'avait envoyé, qu'un de ses camarades et lui se trouvassent dans la -ruelle en question, vers minuit, avec un brancard. Je réveillai ma femme, -que je mis au courant de mon projet, en lui disant la vérité. Alors, et -cela me rend ce tableau de la _Nativité_ plus cher encore, cette créature -héroïque me demanda cinq minutes pour faire une suprême prière si elle -devait passer dans cette fuite, et elle la fit, tournée vers cette image -de la Vierge et du Sauveur. Je regardai une dernière fois dans la rue. Le -cabaret était toujours éclairé. L'espion dormait, les bras sur la table -et la tête sur les bras. Ce pouvait être un sommeil simulé... J'étais -dans un de ces moments où l'on risque le tout pour le tout. La civière -que nos complices s'étaient procurée chez le fossoyeur,--un autre fidèle -de la mémoire de M. François, mais quel symbole!--fut introduite par la -fenêtre. Nous y plaçâmes la mère et l'enfant et nous la sortîmes par la -même voie. Il était convenu que si nous rencontrions une patrouille, les -porteurs diraient qu'ils allaient avec une malade à l'hôpital. Je devais -les rejoindre sur une route où Mlle Bouveron me conduirait une demi-heure -plus tard. La ville n'étant pas close de murs, cette évasion pouvait -s'exécuter par un jardin abandonné de ses propriétaires. Il y avait -quatre-vingt-neuf chances contre une pour que nous fussions pris. Les -médecins à qui j'ai raconté depuis ce tragique épisode m'ont tous dit que -la mort d'une femme accouchée de la veille, était, non pas probable, -mais certaine, dans des circonstances pareilles. Il n'en est pas moins -vrai que le lendemain, à midi, je me trouvais avec Henriette dans une -chambre d'un petit village de la frontière suisse: elle couchée, son fils -suspendu à son sein, et vivante, bien vivante, et l'enfant vivant, bien -vivant. La Providence avait permis que ma folie fût une sagesse. Nous -étions sauvés. - - -VII - -... Je viens de regarder ce tableau de la _Nativité_, une fois encore, -après avoir repassé en esprit les heures effroyables de ce Noël 1793, et -j'ai dit devant lui une prière pour les âmes des cinq personnes qui -payèrent de la vie leur charité envers nous: le docteur Couturier -d'abord, puis Mlle Bouveron, Mme Poirier, enfin Jean Nadaud et Louis -Fauverteix, les porteurs de la civière. Que leurs noms vous restent à -jamais vénérables, mes enfants! C'est sur eux que la colère de Raillard -s'exerça, quand il sut que sa proie lui échappait. L'implacabilité avec -laquelle il fit emprisonner, juger et exécuter même son confrère -d'hôpital, même la sÅ“ur de lait de sa femme, l'atteste: cette conscience -faussée prétendit expier ainsi sa faiblesse d'un moment, devenue à ses -yeux un crime de lèse-nation. Il ne s'est point pardonné de ne pas -m'avoir fait moi-même arrêter sitôt découvert. Je viens de prier aussi -pour lui, pour que ses forfaits lui soient remis, à cause de cette -faiblesse, et, après tout, de sa sincérité. Je l'aurais certes envoyé à -l'échafaud, comme on a fait justement, après la chute de Robespierre. -Mais je l'aurais condamné sans le mépriser. Je ne le méprise pas encore -aujourd'hui. Je le plains. Je suis sans doute le seul au monde à éprouver -ce sentiment. Cet homme, d'une telle bonne foi pourtant, a laissé à -Morteau et dans tout le pays de Doubs un souvenir exécré. Quand je revins -dans cette petite ville au retour de l'émigration, son nom n'était -prononcé, comme de son vivant, qu'avec épouvante. J'entreprenais ce -voyage pour essayer de retrouver les traces de mes sauveurs. J'appris -leur supplice. J'ai été récompensé de ce pèlerinage par la découverte, -chez le fils de la mère Poirier, de cette toile, dont il avait hérité. Ce -pauvre paysan me céda cette relique que j'ai eue toujours avec moi -depuis. Je veux qu'elle ne vous quitte jamais non plus, mon fils. Les -copies que j'en ai fait faire sont pour rester toujours auprès de mes -autres enfants. Je vous répète, et à eux, que, sans elle, j'aurais sans -doute fini assassin et suicide. Puissiez-vous, vos frères et vous, -recevoir d'elle la même leçon de foi dans la Providence et d'acceptation -chrétienne qu'elle m'a donnée dans une heure affreuse! - - Septembre 1907. - - - - - II - LES - COUSINS D'ADOLPHE - - _A Charles Du Bos._ - -Parmi les dîners périodiques qui réunissent à Paris, dans un cabinet de -restaurant, des artistes, des écrivains, les compatriotes d'une même -province, des camarades de lycée, d'école, d'atelier, d'anciens collègues -de ministère, que sais-je? aucun n'a passé plus inaperçu que celui qui -s'intitulait énigmatiquement: _les Cousins d'Adolphe_. Il fut fondé, -voici quelques années déjà , par une demi-douzaine de fanatiques du -célèbre roman de Benjamin Constant. C'était l'époque où M. Maurice Barrès -venait de publier _Un Homme libre_, et cette _Méditation spirituelle_ sur -l'amoureux de Mme Récamier qui commence: «J'aime qu'il cherche avec -fureur la solitude où il ne pourra pas se contenir... J'aime les saccades -de son existence qui fut menée par la générosité et le scepticisme, par -l'exaltation et le calcul...» et la suite, jusqu'à l'_Oraison_: «Ainsi, -Benjamin Constant, comme Simon et moi, tu ne demandais à l'existence que -d'être perpétuellement nouvelle et agitée...» Ces pages subtiles et -passionnées donnèrent à six ou sept jeunes gens l'idée d'une réunion -bi-annuelle, sous l'invocation du chef-d'Å“uvre de cet homme supérieur, -mais incohérent, auquel ils auraient volontiers dit, comme l'_Homme -libre_: «Je te salue avec un amour sans égal, grand Saint, l'un des plus -illustres de ceux qui, par orgueil de leur vrai _moi_, qu'ils ne -parviennent pas à dégager, meurtrissent, souillent et renient sans cesse -ce qu'ils ont de commun avec la masse des hommes...» Ces jeunes gens -s'appelèrent les _cousins d'Adolphe_, et il faut croire qu'en dépit du -paradoxe un peu enfantin qui les avait décidés à cette parenté -imaginaire, ils avaient réellement entre eux des points de sympathie -d'esprit très intimes. Fondé en 1889, le dîner des _Adolphes_ dure encore -en 1909. La demi-douzaine n'est plus qu'un _quatuor_. Les cheveux noirs -ou blonds sont devenus gris, ou s'en sont allés. Les trente ans sont -devenus le demi-siècle. Et cependant les _Adolphes_ continuent de -_sodaliser_--pour employer le mot d'un d'entre eux--au printemps et à -l'automne. Je ne sais plus s'ils professent la même adoration pour la fin -d'existence de Benjamin et son désarroi: «Toi-même, vieillard célèbre et -mécontent, tu ne pus résister au plaisir de te déconsidérer...» Deux sont -membres de l'Institut. Je ne sais pas non plus s'ils continuent d'admirer -les «détours un peu brusques» des convictions de leur grand cousin, lors -des Cent-Jours. Un des _Adolphes_ est à la Chambre le chef intransigeant -d'un des groupes de l'opposition. Mais ce dîner au surnom naïvement -agressif, c'est leur jeunesse, et ils s'obstinent à maintenir le rite de -la fondation. Il y a toujours à leur table deux couverts mis pour deux -_cousins d'Adolphe_: MM. Dominique et Muller, qui ne sont jamais -venus,--et pour cause. Dominique, c'est Beyle qui signait ainsi ses -lettres! Muller, c'est le pseudonyme que GÅ“the avait pris pour voyager -_incognito_ en Italie! - -Ce n'est pas manquer à la discrétion que de donner ces détails. Ils ne -trahiront pas l'individualité vraie de ces inconnus. Ils prouvent -seulement que ces fidèles de Benjamin étaient fortement teintés de -littérature, quoiqu'il n'y ait jamais eu parmi eux qu'un homme de lettres -professionnel. Mais tous, diplomates ou officiers, peintres ou simples -oisifs, écrivaient peu ou prou. Ils étaient convenus, dès le premier -dîner, de raconter chacun une anecdote à toutes les réunions, et ils sont -demeurés fidèles à cette règle. Un d'eux, ce n'était pas l'homme de -lettres,--autre paradoxe--s'avisa de tenir les archives de ces agapes et -de transcrire le lendemain les récits de la veille. Les pages se sont -accumulées. Les archives font aujourd'hui, à quatorze anecdotes par an, -puis douze, puis dix, puis huit, un recueil d'une centaine -d'historiettes, les unes, véritablement _Adolphiennes_, ainsi qu'il -convenait à des jeunes gens adonnés à la culture de leur _moi_, les -autres d'une plus large humanité,--c'est l'âge qui veut cela. Ayant eu -entre les mains les gros cahiers où ces documents sont consignés, j'ai -demandé au complaisant _cousin d'Adolphe_ qui me les avait prêtés, la -permission de copier moi-même quelques-uns de ces récits et de les -publier. Voici donc, prises un peu au hasard, six de ces _chroniques_ -d'aujourd'hui, toutes empreintes de ce que l'analyste de l'_Homme libre_ -appelait «le vif sentiment du précaire». Oh! la saisissante image qu'il a -trouvée et qui pourrait servir d'épigraphe à ces archives, si elles sont -jamais données dans leur entier: «J'ai vu un boa mourir de faim autour -d'une cloche de verre qui abritait un agneau. Moi aussi, j'ai enroulé ma -vie autour d'un rêve intangible...» - - - - -III - -UNE RESSEMBLANCE - -Vous avez certainement lu, ces temps derniers, dans les journaux, la mort -du comte Michel Steno, tué l'autre semaine dans une collision -d'automobiles, comme il allait de Mestre à sa villa du Frioul. Cette -nouvelle n'a été pour vous qu'un fait divers de l'ordre le plus banal. -Pour moi, elle a évoqué une image d'autant plus saisissante que le -caractère tragique de cet accident contrastait davantage avec le souvenir -que je garde de lui. J'ai raconté ailleurs une des aventures de ce -charmant Italien que j'ai[5] beaucoup fréquenté à Venise, sa patrie, à -Rome, à Saint-Moritz, à Madrid.--Je m'y trouvais avec lui dans le -délicieux printemps de 1886, - - ... O gioventù, primavera della vita! - O primavera, gioventù dell'anno!...-- - -à Paris enfin. Ces simples noms de villes, ainsi mis à côté les uns des -autres, révèlent assez les goûts cosmopolites de ce fils des doges, que -vous eussiez pris, à le rencontrer, pour un Anglais d'une haute classe. -Ce faisant, vous lui eussiez procuré le plus naïf et le plus vif plaisir. -Au fond, très au fond, Michel était, comme tous les Italiens, -passionnément de son pays et de sa ville. Mais comme tous les Italiens -aussi, il avait une terreur morbide, une _phobie_ presque du -provincialisme, un désir exaspéré de participer à cette grande vie -Européenne dont la péninsule a été longtemps comme exclue. Cette furie -d'_Européanisme_, que Mazzini a le premier formulée en politique est le -trait dominant de l'Italie actuelle. Ses vastes efforts collectifs en -sont marqués, et les petites ambitions individuelles de chacun de ses -représentants. En voulant que le comte Steno fût _a casa_, au _Cercle de -l'Union_ à Paris, au _Turf_ ou au _Traveller's_ à Londres, au _Veloz_ à -Madrid, à la _Cascia_ à Rome, Michel réalisait ce programme patriotique à -sa manière. Sans doute, cette nouvelle direction de l'âme italienne était -dans la nature des choses. Mais comment ne pas regretter la forte saveur -locale d'autrefois? Que j'ai souvent pensé, par exemple, à frayer avec -cet élégant Steno, qu'il avait déformé son type en le _cosmopolisant_! Je -l'aimais pourtant, précisément à cause des linéaments tout Vénitiens que -je discernais en lui. Sous l'anglomane, je démêlais le patricien qu'il -eût été au dix-huitième siècle, le Magnifique, friand de voluptés fines, -tel qu'il apparaît dans les peintures de Guardi et de Longhi, ou dans -les mémoires de ce génial ruffian de Casanova. Il en avait le je ne sais -quoi de délicat et de noble, même dans la galanterie; une espèce de -lenteur, comme une sérénité aristocratique, même dans la passion. Avec -son grand air d'ancien portrait, sa belle mine à la Titien, ou mieux à la -Morone, il avait eu bien des liaisons. Ses succès de femme ne l'avaient -rendu ni fat, ni vulgaire, comme il arrive si souvent. C'est qu'il avait -su _penser ses plaisirs_. Je me le rappelle, surtout dans les longues -soirées de ce printemps Madrilène auquel je faisais allusion, -s'abandonnant à des demi-confidences. Il me contait alors de ces -anecdotes significatives, pour lesquelles je donnerais bien des romans -célèbres. Il y a dans les lettres de Stendhal une phrase qui caractérise -joliment cette conversation de certains séducteurs: «On admirait chez lui -une foule d'idées fines et justes, si l'on venait à parler des femmes. -_Il les connaissait parce qu'il avait eu besoin de leur plaire et de les -tromper._» Je voudrais rapporter une de ces anecdotes. Elle caractérise -assez exactement le tour d'esprit et la sensibilité de ce personnage -original. Et puis, elle illustre une théorie qui lui était très chère--il -y est revenu devant moi souvent--sur ce que j'appellerai, d'un mot -pédant: la loi des ressemblances. Steno prétendait que deux êtres, s'ils -ont entre eux des similitudes profondes de traits, de regard, de gestes, -de voix, ont aussi des similitudes profondes de destinée. «Les gens de la -même espèce animale,» disait-il, «font toujours en toute circonstance la -même espèce d'actions.» Mon expérience m'a conduit à croire qu'il avait -raison. Il aurait eu tort, que ce petit récit conserverait encore, me -semble-t-il, un intérêt de curiosité sentimentale. Je le transcris, tel -qu'il me le faisait, ou à peu près, par une douce nuit d'été, non plus à -Madrid, mais sur la terrasse d'un restaurant des Champs-Élysées, où j'ai -tant causé avec lui, avec Barbey d'Aurevilly, Lord Lytton, Georges -Brinquant, le sculpteur Maurice Ferrari, Luigi Gualdo... Que d'ombres! - - [5] Voir _la Seconde mort de Broggi-Mezzastris_ dans le présent - volume. - -«... Il y a de cela dix ans déjà » avait commencé Steno, «J'étais très -jeune et quoique je m'efforçasse de dissimuler cette faiblesse sous le -plus imperturbable des aplombs, très timide, de cette timidité qui vient, -à cet âge, de l'excès de l'émotion. Ai-je besoin d'ajouter que j'étais -très amoureux? L'objet de cet amour était une grande dame Anglaise qui -avait eu la fantaisie d'un établissement à Venise. Je ne sais pas si vous -l'y avez rencontrée. Après y être venue pendant des saisons et des -saisons, elle n'y a plus paru du tout. Je pourrais vous dire que c'est à -cause de moi. Je n'ai pas la vanité de le penser. Lady Cynthia S... est -une Anglaise. Cela suffit pour tout expliquer. Il n'y a que les Anglais -pour se faire des _home_ de passage où vous les croyez fixés à jamais, -tant ils y ont déployé de génie d'installation. Un jour, ils défont ces -demeures comme ils les ont faites, et ils les reconstruisent ailleurs. -Aux dernières nouvelles, Lady Cynthia habitait une ferme dans l'Afrique -du Sud. Il y a quinze ans, elle occupait le premier étage du colossal -palais Navagero, pas très loin de la _Madonna dell'Orto_, avec un de ces -étroits jardins ombreux comme il n'y en a guère qu'à Venise. On en goûte -plus délicieusement la fraîcheur et la couleur, dans ce paysage d'eaux -mortes et de pierres. On trouve là un charme émouvant à un feuillage qui -bouge, à une touffe d'Å“illets qui frissonne sur la lagune, au chant d'un -oiseau qui volète dans les branches. C'est la poésie de la vie évoquée -dans une ville où tout raconte la poésie de la mort. Durant mon enfance, -j'avais connu ce jardin abandonné, comme le palais. Mon cousin, le vieil -Alvise Navagero, habitait cette glorieuse maison _a la buona_, comme nous -disons. Dès l'instant où Lady Cynthia eut eu le caprice de louer «l'étage -noble», le _piano nobile_, l'endroit changea de physionomie. Rien ne fut -gâté pourtant de ce qu'il avait de vénérable. L'énergie britannique eut -tôt fait de nettoyer la façade, les chambres et les allées. Des meubles, -des tapisseries, des tableaux reparurent sous les plafonds peints à -fresque--par Tiepolo, s'il vous plaît. Des bancs de marbre et des statues -surgirent dans le jardin. Ce fut une de ces restaurations qui n'altèrent -pas la touchante vétusté des choses... Je vous dis cela pour vous faire -comprendre, à vous qui connaissez Venise, quel cadre exquis faisait ce -coin retiré de la ville:--les pierres rouges du palais, l'eau glauque et -dormante du mince canal, les groupes épais des chênes verts--et dans ce -décor la merveilleuse fleur d'aristocratie qu'était alors cette admirable -jeune femme! Elle avait vingt-neuf ans, des cheveux blonds, de cet or à -reflets bruns que Giorgione a su peindre. Grande, la taille haute, ses -grands yeux bleus, couleur de pervenche, presque violets, regardaient -d'un regard à la fois enfantin et fier. Ses traits étaient délicats, tout -menus dans un visage de Diane chasseresse. Et quel teint, invraisemblable -de fraîcheur, un de ces teints de fille des flots que l'existence au -grand air a gardés si blancs, si roses, si transparents, en y fouettant -le sang au lieu de le brûler! Et aussi quelle allure! Lady Cynthia -déployait dans ses moindres gestes cette audace naturelle à une caste -habituée, depuis des siècles, à la domination, cette aisance hautaine qui -distingue les femmes nées comme elle, parmi tous les privilèges de la -préséance héréditaire et de la fortune assurée. Souvent, à la voir qui -passait dans sa gondole, j'ai eu l'évidence physique de l'identité entre -ces deux reines des mers: l'Angleterre d'aujourd'hui et la Venise de -jadis, hélas! Appuyée sur les coussins, la masse de ses cheveux fauves -éclairée par le soleil, vêtue d'étoffes aux couleurs vives où se plaisait -son goût hardi, elle m'apparaissait comme la sÅ“ur de ces dogaresses -illustres, une Zélia Priuli, une Loredana Mocenigo, une Morosina -Morosini, que les chroniqueurs nous décrivent allant de leur palais au -Bucentaure dans des costumes splendides tout brodés de pierres -précieuses. «_Rendeva luce dove si trovava_,» disait un de ces -chroniqueurs à propos d'une d'elles. «Elle rayonnait de lumière là où -elle se trouvait...» Je ne me rappelle jamais ces mots sans revoir Lady -Cynthia. Ah! qu'elle était belle! - -«Je vous ai dit que, moi, j'étais timide. Je vous en donnerai une preuve -saisissante quand j'aurai ajouté qu'habitant Venise, reçu chez Lady -Cynthia et la rencontrant partout dans la société, je suis demeuré un an, -vous m'entendez, un an sans oser lui montrer la passion dont j'avais été -pris pour elle à première vue. - - Quando m'apparve Amor subitamente... - -Je me souviens. Je me répétais ce vers de Dante, indéfiniment, à cette -époque. C'était toute mon histoire. J'avais reçu le coup de foudre, je -m'en souviens si bien aussi, au théâtre de la _Fenice_, à l'une des -toutes premières représentations de l'_Otello_ de Verdi, chanté par -Tamagno comme il ne sera plus chanté. Je revenais d'une fugue en France. -Les lettres de mes amis m'avaient appris la présence d'une Lady Cynthia -S... à Venise, mais sans détails. Je ne l'avais jamais vue. J'entre dans -la loge de ma mère. Je lorgne la salle au hasard, et voici que je -rencontre, dans le champ de ma jumelle, ces cheveux d'or, ces yeux bleus, -ce visage de rêve, ces épaules. «Qui est-ce?» demandai-je. Déjà de poser -cette question insignifiante me troublait le cÅ“ur, comme si le timbre -seul de ma voix devait me trahir. On me répond tout naturellement: «Mais -c'est Lady Cynthia S...» Me croirez-vous? Pendant des années, je ne -pouvais même penser à cette minute sans que l'émotion m'étouffât. -Maintenant, voyez, je vous la raconte, comme s'il s'agissait d'un autre, -en souriant. Quelle leçon de désenchantement, ces contrastes entre nos -anciens désespoirs et nos tranquillités actuelles! Du jour où l'on sait -qu'il n'y a pas d'éternels regrets, on sait aussi qu'il n'y a pas -d'éternel bonheur, et alors c'est bien fini d'être jeune... - -»Hélas encore!... Dès ce temps-là , ma jeunesse était déjà très entamée. -Je le constate à distance, en me rappelant que mon premier soin après -cette soirée, fut d'interroger prudemment le tiers et le quart sur cette -femme dont la beauté m'avait bouleversé de la sorte. Venise est, vous ne -l'ignorez pas, la ville par excellence des _pettegolezze_, notre mot -pittoresque pour traduire votre vilain mot, à vous: _potins_. Ma bonne -chance voulut que cette petite enquête ne me révélât rien que de très -simple. Je me serais tant fait mal autour du moindre mauvais propos! Je -n'en recueillis aucun. Depuis son arrivée chez nous, Lady Cynthia ne -s'était laissé faire la cour par personne. Elle était mariée et mal -mariée, avec un colonel qui résidait aux Indes. Elle n'avait pas -d'enfant, et, très riche de son propre chef--son père était lord V..., -permettez-moi de vous taire encore son nom--elle vivait dans une absolue -indépendance, qu'elle défendait jalousement. Sa physionomie altière, -presque virginale et un peu sauvage, s'accordait si bien avec cette -légende! Il suffit d'avoir regardé autour de soi pour savoir qu'une -première désillusion physique dans le mariage donne presque toujours à la -femme qui l'a subie une appréhension invincible de l'amour. Était-ce le -cas pour Lady Cynthia? Je ne tardai pas à m'en convaincre à de tout -petits signes, quand je lui eus été présenté: sa façon de causer avec les -hommes d'abord, plus rude que gracieuse, et si distante, si -surveillée,--le retrait de ses doigts dans sa poignée de main,--la -froideur de son regard, moins défiant cependant que voilé,--le soin -qu'elle avait d'éviter, dans ses entretiens, toute allusion aux choses de -la vie sentimentale. Quarante-huit heures ne s'étaient pas écoulées -depuis cette présentation, et cette certitude s'était déjà imposée à moi: -au premier mot hardi prononcé en sa présence, elle ne me recevrait plus. -A chacune de mes nouvelles visites au palais Navagero, cette conviction -grandit en moi. Je les multipliai pendant les mois d'été, puis d'automne, -que Lady Cynthia passa dans ce palais, devenu pour moi le centre du -monde. Toutes mes journées furent bientôt combinées en vue du moment où -je me retrouverais auprès d'elle, chez elle quand je pouvais, et, sinon, -au théâtre, dans quelque maison amie, au Lido, sur la Place. L'instant -si passionnément désiré arrivait. Cynthia était là auprès de moi. Je -l'écoutais parler. Je la regardais respirer, bouger, et l'intensité de -mon désir me paralysait, en même temps qu'une terreur qu'elle le devinât. -Cent fois je me suis dit après ces rencontres: «Il faut la fuir», tant -cette impression me devint tout de suite horriblement douloureuse! Je -restais. Elle quittait Venise, et les semaines de son absence étaient -pour moi des siècles. Je n'avais pas de cesse que je ne fusse dans le -voisinage de l'endroit qu'elle habitait, à Londres, en Écosse, en -Norvège. Je la revoyais, et c'était de nouveau cet incompréhensible -mélange d'ardeur passionnée et d'épouvante, cette certitude surtout que -je n'existais pas pour elle. Tantôt je me répétais: «Mais, c'est -impossible qu'elle n'ait pas compris que je l'aime, et, si elle ne m'a -pas renvoyé, c'est que cet amour ne lui déplaît pas. Si j'osais -cependant?...» Tantôt je me répondais à moi-même: «Non. Elle ne voit -rien. Elle ne comprend rien. Elle est si indifférente qu'elle ne prend -pas plus garde à moi qu'au monsieur qui passe. A quoi bon me faire dire -ce que je sais, ce que je vois, qu'elle ne m'aime pas, qu'elle ne -m'aimera jamais?... Quand je ne pourrai réellement plus supporter cela, -je m'en irai...» Et je ne m'en allais pas... - -»Il y avait donc un an que je menais cette existence, la plus misérable -de toutes celles que j'aie connues. L'amour trahi, mais qui a goûté -l'ivresse de la possession, vous déchire d'une affreuse douleur, du moins -farouche, celle d'une blessure qui saigne. L'amour repoussé, mais qui -s'est déclaré, trouve une force dans le fait d'avoir agi. Ce désastre est -une vérité. On peut s'y appuyer pour prendre un parti. Mais cet amour -sans bonheurs et sans malheurs, tel que je l'éprouvais, cet éternel recul -devant l'aveu, ces alternatives, passionnées et silencieuses, de volontés -aussitôt abandonnées et de renoncements jamais sincères, ce va-et-vient -de la sensibilité toujours trompée dans son élan et le recommençant -toujours, quelle usure, et, après des mois et des mois, quelle lassitude! -Je vous épargne une élégie rétrospective, d'autant moins intéressante que -la fin de cette agonie intime dépendait de moi. J'en ai eu un signe trop -évident depuis. Je n'avais qu'à mieux regarder... Écoutez. Nous touchions -de nouveau à la fin du mois de mai, qui fut étouffant cette année-là chez -nous. Lady Cynthia venait de partir pour Londres, et naturellement je -m'étais mis en route vers l'Angleterre, avec escale à Paris pour n'avoir -pas trop l'air de la suivre. Je n'étais pas ici depuis huit jours que je -rencontre, rue de la Paix, un matin, en sortant de mon hôtel, quelqu'un -que vous avez bien connu et avec qui je m'étais lié à Venise ce printemps -même, votre confrère et ami feu Claude Larcher. Vous savez qu'il était -l'amant de Colette Rigaud.--Était-elle jolie dans le _Sigisbée_!--Vous -savez aussi comme il était impulsif. Je ne m'étonnai donc pas trop, -quoique nous soyons, nous, plus cérémonieux, de la fougue avec laquelle -il me dit: - ---«Vous êtes à Paris, cher comte? Quelle bonne chance! Il y a une -répétition générale au Théâtre-Français. J'ai une loge. Je vous emmène, -voulez-vous? C'est la fin de la saison et la pièce n'est pas trop bonne, -je crois. Tout de même, c'est une petite curiosité...» - -»J'accepte. Je ne vous ferai pas de phrases sur la destinée. Nous avons -en Italie un proverbe qui dit: «Quand on doit se rompre le cou, on trouve -toujours un escalier.» (_Quando s'ha a rumpere il collo, si trova la -scala._) Vers les deux heures, j'entrais à la Comédie. Jugez de mon -émotion en reconnaissant--je ne trouve pas d'autre mot--une des artistes. -Je l'appellerai Lucienne, avec votre permission. Elle est retirée du -théâtre aujourd'hui, et mariée. C'était, à travers toutes les différences -de toilette, de race, de condition sociale, une sosie de Lady Cynthia: -même beauté enfantine et un peu farouche, même chevelure d'or à chauds -reflets, même fierté des yeux, du port de tête, de la bouche, et moi, je -m'entendis prononcer de la même voix étouffée que j'avais eue à Venise, -dans la loge de la _Fenice_. Quelle étrange analogie encore! - ---«Qui est-ce? - ---«Mais c'est Lucienne,» me répondit Claude, et il ajouta, me prouvant -ainsi que ma passion ne me rendait pas la dupe d'un mirage: «Ne -trouvez-vous pas qu'elle ressemble beaucoup à notre amie de Venise, la -belle Lady Cynthia?... - ---«Un peu, en effet,» répliquai-je, la voix ferme et claire cette fois. -Je défendais mon secret. Et j'écoutais Larcher continuer: - ---«C'est une fille singulière... Que lui est-il arrivé dans sa vie? On -dirait qu'elle a, trop jeune, traversé quelque chose de trop amer, -qu'elle a été brutalisée, martyrisée, et qu'elle a peur de l'amour... Oh! -ce n'est pas une vertu. Il s'en faut. Elle est entretenue par un des -Mosé, _ad pompam_, pour parler comme nos pères. Il vient chez elle se -faire raconter les ragots du jour, tous les matins, une heure. Il -approche des soixante-dix ans, mais avec deux millions de rente.--Et il a -Lucienne comme il a des chevaux de courses. Tenez, regardez-le, dans -cette baignoire d'avant-scène, à droite. Est-il vilain! Dieu! est-il -vilain!... Mais elle?... Qu'elle est belle!...» Et comme il voyait que je -continuais à ne pas la quitter de ma lorgnette: «Elle est assez liée avec -Colette. Voulez-vous que j'essaie de la faire dîner avec nous, ce soir, -après la répétition? Vous êtes libre? Parbleu, si elle l'est aussi, nous -mangerons tous quatre au Café Anglais. Oh! ce ne sera pas la _Calcina_, -avec sa treille, le merle qui siffle dans sa cage de bois, et ce vin de -Valpolicella que le garçon nous qualifiait gentiment d'_amabile_! Vous -rappelez-vous? Ne vous faites pas d'illusion, Lucienne n'a rien de commun -non plus avec la Véronèse, et vous perdrez votre temps si vous lui faites -la cour. Mais elle est agréable à regarder de près...» - -»Larcher ne se doutait pas combien cette évocation de Venise en ce -moment, et tandis que j'avais devant moi cette sÅ“ur par le visage de -celle que j'aimais, me remuait profondément. Ce n'était, comme vous le -pensez, ni le souvenir de ce petit restaurant sur les _fondamenta alle -Zattere_, ni celui d'une assez jolie danseuse très galante et qui n'avait -pas fait languir Claude. Non. C'était cette ressemblance, plus intime -encore et plus profonde que je ne l'avais imaginée, puisqu'elle allait -des traits et de l'expression du visage jusqu'au caractère et jusqu'à la -destinée. Moi-même, une sorte de trouble, très analogue à celui qui -m'avait toujours saisi devant Lady Cynthia, commençait à m'envahir. Je -désirais et je redoutais à la fois ce dîner, improvisé soudain par la -complaisance de Claude Larcher. J'aurais voulu que Lucienne fût libre de -s'y rendre. Je souhaitais qu'elle ne le fût pas, et quand, après -l'entr'-acte, Claude revint me dire qu'elle acceptait et que le dîner -aurait lieu, en eus-je du plaisir ou du regret? Je n'aurais su le dire. -Je me vois encore, à la toute dernière minute, assis à ma table et -griffonnant pour mon amphitryon un billet d'excuse. Je sonnai, avec -l'intention d'expédier ce message au Café Anglais. Le _boy_ de l'hôtel -arriva, et je l'envoyai me quérir un fiacre, pour ne pas manquer le -dîner. Cinq minutes plus tard, cette voiture m'emportait vers le -restaurant et je jetais par la croisée de la portière les fragments -déchirés de ma lettre d'excuse. - -»N'attendez pas que je vous raconte une de ces substitutions de femmes, -comme il s'en produit si souvent, lorsqu'un amoureux rencontre dans le -demi-monde, ou plus bas encore, une créature qui lui _pose_ celle qu'il -aime. Non. Ce fut plus compliqué tout ensemble et plus simple. A un -moment de ce dîner où j'admirais combien Lucienne avait, dans ses -moindres gestes, la réserve et la sauvagerie de Lady Cynthia, un -mouvement involontaire me fit toucher son pied de mon pied, sous la -table. Elle me regarda. Ses yeux exprimaient cette sorte d'étonnement un -peu ému qui est comme l'anxiété animale de la femelle, quand elle sent -qu'elle va être poursuivie par le mâle. Elle avait retiré son pied. -J'osai approcher de nouveau le mien, volontairement cette fois. Elle me -regarda encore, mais elle ne se retira plus. Elle tomba dans un silence -sur lequel Colette Rigaud, plus savant psychologue que son ami et que -moi, ne se trompa point. Car, deux heures plus tard, elle avait trouvé le -moyen de me mettre en voiture avec sa camarade, et minuit n'avait pas -sonné que cette femme, dont Claude m'avait annoncé qu'on ne lui -connaissait pas d'aventures et qu'elle avait horreur de l'amour, se -donnait à moi avec une sauvagerie dans l'ardeur aussi passionnée -qu'avait été sa réserve au premier abord. Je lui avais été présenté à -huit heures! - -»La conclusion de cette histoire, vous la devinez? Je quittai Lucienne en -lui promettant d'aller la rejoindre, le soir, à la Comédie, où elle -jouait dans la pièce répétée généralement la veille. Je n'étais pas -plutôt à mon hôtel que je donnai ordre à mon valet de chambre de faire ma -malle, et de réclamer ma note. Le temps de passer chez un bijoutier et -d'envoyer un souvenir à ma conquête de la nuit, avec une lettre de -regrets prétextant un télégramme reçu et la nécessité d'un départ -immédiat, j'étais dans le rapide de Calais. C'est la seule circonstance -de ma vie où j'aurai été brutal dans une rupture, mais je n'avais plus -qu'une idée dans l'esprit et dans le cÅ“ur: _je me trompais depuis un an -sur Lady Cynthia_. Que j'eusse plu avec cette foudroyante rapidité à sa -sosie et que celle-ci me l'eût d'abord caché sous ce masque de fierté -froide pour céder à mon premier geste d'audace, c'était pour moi la -certitude que Lady Cynthia m'aimait aussi. C'en était au moins la -possibilité... Ah! je serai bien vieux, bien usé, quand je ne frémirai -plus au souvenir de mon arrivée à Londres et de mon acheminement vers la -maison qu'elle habitait près de Hyde Park. Dans cette jolie demeure -décorée par Adams, elle cessait d'être le Giorgione qu'elle était à -Venise, pour devenir le plus charmant des Reynolds... Elle était seule. -Elle me reçut, comme toujours, au palais Navagero, avec ce visage -impassible, ces yeux ailleurs, cette farouche pudeur... A une minute, me -ressouvenant de Lucienne et de leur ressemblance, j'ose commencer de lui -parler de mes sentiments. Je surprends dans ses prunelles _le regard de -l'autre_, quand nos pieds s'étaient rencontrés. Je lui prends la main. -Elle ne la retire pas. La folie m'emporte. Mes lèvres se posent sur ses -lèvres. Elle met la main sur son cÅ“ur, comme pour en comprimer les -battements. Elle devient pâle, à me faire croire qu'elle allait mourir. -Mais elle m'avait rendu mon baiser!... - -«Que de fois j'ai cherché à savoir de Cynthia depuis,» conclut Michel -Steno après un silence, «pourquoi elle m'avait caché ses sentiments si -longtemps. Car elle m'avoua bien vite qu'elle m'aimait depuis le premier -jour: - ---«Et toi-même?» m'a-t-elle toujours répondu. - ---«Tu me faisais peur, lui disais-je alors. - ---«Et moi aussi, j'avais peur!» reprenait-elle. «Si peur!...» Et elle ne -manquait jamais de me questionner sur le moment où j'avais pris tout d'un -coup de l'audace et pourquoi. Je me suis souvent demandé ce qui serait -arrivé si je lui avais dit la vérité. En aurait-elle été indignée ou -touchée? Et je me suis aussi souvent demandé si je n'aurais pas mieux -fait d'user ma passion pour elle auprès de sa sosie et de prolonger mon -aventure avec la pauvre actrice, qui ne m'eût donné que du plaisir, au -lieu que ma liaison avec Lady Cynthia eut des épisodes si cruels. Mais -on n'aime pas pour être heureux. C'est encore un proverbe de mon pays: -«L'amour ne fait honneur à personne et à tous il fait douleur.» (_L'amore -a nessuno fa onore é a tutti fa dolore._) Et pourtant, sans cette -douleur, vaudrait-il la peine d'avoir vécu?...» - - - - -IV - -LE VENIN - - -I - -Ce soir-là , Frédéric Moysset avait dîné au cercle. On était au -commencement du mois d'août. Rentré en France vers la mi-juillet, après -une longue absence,--sept mois passés sur le yacht d'un ami dans l'Océan -Indien et les mers du Japon,--Moysset se trouvait retenu à Paris par le -règlement de quelques affaires. Ce séjour dans cette ville, presque vide -à ce moment de l'année, ne lui déplaisait pas. Bien qu'il appartînt au -monde le plus banal, celui des viveurs riches, Frédéric était précisément -le contraire d'un être banal. Fils d'un très grand industriel du nord, il -avait dans sa physiologie d'homme très brun, l'évidence d'une hérédité -espagnole. Les Flandres ont appartenu à Charles Quint et à Philippe II. -C'est de quoi expliquer un atavisme qui donnait à ce simple bourgeois, -originaire de Lille, le teint pâle et les yeux noirs d'un cavalier des -_Caprices_. Il y avait du Maure dans ce garçon aux os fins, petit de -taille, souple de mouvements et qui prenait naturellement l'attitude -calme et fière des Arabes de grande race. Ce masque sérieux, presque -tragique, semblait démenti par la bonhomie habituelle à Moysset, qui -n'avait guère d'autre conversation que celle d'un homme de club et de -sport, et par son train d'existence, celui d'un célibataire de son âge et -de sa classe. A de certains signes, pourtant, on démêlait en lui des -touches inattendues de caractère: un fond d'ardeur, presque de -sauvagerie, qui se traduisait par le goût du danger, une sensibilité tout -près d'être violente, qui le rendait parfois très dur dans les -discussions, du romanesque enfin, de quoi justifier ce profil -d'Abencerage. Il avait toujours déployé, même vis-à -vis des filles, une -susceptibilité de cÅ“ur et des délicatesses de façons, bien singulières -dans son monde. L'aventure que je veux raconter ne se comprendrait guère -chez un Parisien de 1907,--c'est sa date,--sans cette hypothèse qu'une -goutte de sang est venue du pays de Cervantes dans les veines de cet -oisif et de ce sportsman, à travers et par-dessus combien de générations? -L'entreprise de filature à laquelle Frédéric doit ses quatre-vingt mille -francs de rente, remonte au commencement du dix-huitième siècle. Presque -une noblesse! Aussi bien le cercle où se joue la première scène de ce -petit drame, n'est rien moins que le Jockey-Club. Frédéric en fait partie -tout naturellement, malgré son nom peu aristocratique, comme le -beau-fils du marquis de Fontenay-Gauvain. Mme Moisset demeurée veuve, -avec cet enfant unique et tout jeune, a redoré le blason d'un très -authentique descendant du Fontenay-coup-d'épée, lieutenant colonel de -Navarre, tué si bravement au siège de Saint-Omer, en 1638. - -Le cercle était presque vide, et, Frédéric, son dîner achevé, fumait son -cigare, paisiblement, quand il fut interpellé par un de ses camarades de -fête, un certain Robert de Mauvilliers, qu'il n'avait pas rencontré -depuis son retour. Celui-là sortait d'un restaurant, où il avait dîné en -tête-à -tête avec un Musigny un peu trop capiteux. Il avait cette face -allumée, cet Å“il brillant, ce geste hardi, ce parler haut de l'homme -bien élevé qui se tient encore. Deux cock-tails de plus, il sera -parfaitement ivre. - ---«Ai-je bien fait de monter!» commença-t-il. «Toi ici?... Ah! Mon vieux -Frédéric, ce que c'est bon de se revoir!... Tu vas me conter ton -voyage... Que fais-tu, ce soir?... Rien?... Valet de pied... Un -Brandy-Soda...» - -Et Mauvilliers de s'installer à côté du compagnon merveilleusement offert -à sa solitude, et de l'interroger, en faisant lui-même une réponse sur -deux avec une loquacité que l'excitation de l'eau-de-vie, ajoutée à celle -du Bourgogne, n'était pas pour calmer. Comment s'en plaindre, quand on a -été absent de Paris durant des jours, et que l'on a auprès de soi, une -chronique causée de tous les incidents qui se sont produits dans votre -milieu familier pendant cette absence? Vraiment? Auguste n'est plus avec -Lucie?... Le petit de Pleures épouserait une Mosè? Est-ce possible?... -Alors Machault s'est laissé mourir?... Manicamp s'est refait à la -Bourse?... Tant qu'un second Brandy-Soda ayant succédé au premier, et un -troisième au second... - ---«Alors, tu pars pour Dieppe après-demain. C'est drôle, quand j'en -arrive... Où descends-tu?...» - ---«Chez ma tante de Russy...» - ---«Charlotte de Russy? Ta tante?» - ---«C'est-à -dire qu'elle est la sÅ“ur de mon beau-père. Je l'appelle ma -tante, quoiqu'elle soit à peu près de mon âge. Nous avons été élevés -ensemble.» - ---«Alors tu t'intéresses à elle?» demanda Mauvilliers. - ---«Quelle question? Pourquoi?...» - ---«Parce que... On ne devrait jamais se mêler des histoires des jolies -femmes... Mais, tout de même... C'est un service à lui rendre, et tu n'es -ni son mari ni son amant... Enfin, fais-lui savoir qu'elle se défie de -Grécourt.» - ---«Quel Grécourt?» - ---«Antoine. Il parle d'elle, et il en fait parler.» - ---«Voyons, Mauvilliers,» demanda Frédéric, devenu tout d'un coup très -sérieux, et prenant son interlocuteur par le bras... «Tu ne veux pas -dire?...» - ---«Qu'il y a quelque chose entre eux? Je n'en sais rien, et je le -saurais que je ne m'estimerais pas de te le dire. Mais je sais qu'il fait -parler d'elle, et, cela j'ai bien le droit de te le dire, comme je le lui -dirais à elle, si je la connaissais autrement que pour dîner chez elle -une fois par an... Ah! çà ,» continua-t-il en regardant Moysset, dont le -masque devenait si sombre que même l'ivrogne s'en apercevait. «Aurais-je -fait une gaffe?» - ---«Non,» répondit Moysset, «mais j'ai pour Charlotte une bonne amitié, et -tu m'en as trop dit pour t'arrêter... Grécourt fait parler d'elle? En -quoi? Comment?...» - ---«Si, si! J'ai fait une gaffe,» insista Mauvilliers. «Encore une fois, -je ne sais rien de plus... Quelqu'un dont on parle, ça se comprend de -soi. Il l'affiche, comme toutes les femmes qui ont la sottise de se -laisser prendre à ses jolies manières. Car il a de l'allure, l'animal; -mais n'en est pas moins un mufle... D'ailleurs, puisque tu vas à Dieppe, -ouvre tes yeux.» - - -II - -Mauvilliers avait changé de conversation, aussitôt ces paroles -prononcées. Il les avait senties imprudentes. Les demi-ivresses alternent -ainsi entre l'aveugle impulsion et la lucidité. Frédéric Moysset, de son -côté, interrompit son enquête, et les deux camarades finirent leur soirée -dans un café-concert, l'un, ayant oublié déjà ses propos de tout à -l'heure sur Charlotte de Russy et Antoine de Grécourt, l'autre paraissant -les avoir oubliés. Ils riaient tous deux gaiement quand ils se -séparèrent, sur le coup d'une heure du matin, après s'être encore -promenés et avoir devisé indéfiniment le long de l'avenue des -Champs-Élysées. Le pas un peu trop appuyé de Mauvilliers n'eut pas plutôt -tourné l'angle du boulevard de la Madeleine, où ils se quittèrent, que le -visage de Frédéric prenait une autre expression. Quand il franchit le -seuil du petit hôtel qu'il habitait, près du parc Monceau, une véritable -anxiété contractait ses traits. Cette même anxiété se lisait au fond de -ses yeux, sur son front, autour de sa bouche, lorsqu'il s'installa dans -le train de Dieppe, non pas le surlendemain de cette conversation avec -son camarade, comme il l'avait annoncé, mais le lendemain même. Ce petit -voyage avancé de vingt-quatre heures, c'était la preuve que l'autre ne -s'était pas trompé en se reprochant sa «gaffe». Pourtant, le neveu par -alliance de la jolie Mme de Russy n'avait pas menti quand il avait dit -n'avoir pour elle qu'une bonne amitié. Jamais, depuis le jour, où le -futur beau-fils du marquis de Fontenay, alors petit garçon, s'était -trouvé en présence de Charlotte, alors petite fille, non, jamais le -pseudo-neveu et la pseudo-tante n'avaient eu entre eux d'autres rapports -qu'une camaraderie, familière mais si absolument innocente, si étrangère -à toute nuance de coquetterie! Il y a certes des sentiments qui -s'ignorent entre jeunes gens, élevés ensemble, et ils découvrent -subitement s'être aimés sans le savoir, trompés, pendant des années, par -le mirage de leur compagnonnage d'enfance. Était-ce le cas pour Frédéric -et Charlotte? Si oui, le mariage de celle-ci, huit ans auparavant, aurait -été l'occasion de cette découverte, ou pour l'un ou pour l'autre. Bien au -contraire, jamais la jeune fille n'avait été plus sincère qu'en demandant -à son «frère-neveu» comme elle l'appelait gentiment, d'être son témoin, -et jamais le jeune homme n'avait donné une plus loyale, une plus cordiale -poignée de main que celle qu'ils échangèrent, Édouard de Russy et lui, à -l'annonce des fiançailles. Non, Frédéric n'était pas amoureux de -Charlotte. Quand ils s'étaient quittés, lors de son départ pour les -Indes, leur adieu avait été aussi tranquille que leur revoir à son -retour. - ---«Tu m'écriras, petite tante, et pas seulement des cartes postales?» - ---«Une discrétion que c'est toi qui ne me répondras pas, monsieur mon -neveu...» - ---«Hé bien! La discrétion? C'est moi qui l'ai gagnée, madame ma tante.» - ---«C'est pourtant vrai! On n'a le temps de rien, à Paris...» - -Ces propos échangés sur le quai de la gare, à sept mois de distance, -étaient-ils donc simulés? Non encore. Pourtant Moysset gardait sur le -cÅ“ur, depuis que Mauvilliers lui avait parlé, ce poids que les jaloux -connaissent trop bien. Il avait mal dormi le reste de la nuit, et, -maintenant, à mesure que son train approchait de Dieppe, ce cÅ“ur -battait, à l'idée de sa rencontre avec Mme de Russy. A l'image souriante -et gaie qu'il gardait de sa tante-sÅ“ur, une autre commençait de se -substituer. Vingt petits signes, auxquels il n'avait pas pris garde, se -présentaient à sa pensée: un amaigrissement de ce joli visage, comme -aminci, comme fondu. Ce n'étaient plus ces joues fraîches et pleines de -grande petite fille qu'elle avait encore l'autre année. Son regard non -plus n'était pas tout à fait le même. Il avait une profondeur singulière. -Sa voix prenait par instants une note plus grave, comme sa conversation -se traversait de silences. - ---«Où avais-je la tête?» se disait Frédéric. «Elle aime, c'est évident. -Mais cet Antoine de Grécourt?... Est-ce possible?...» - -Si le jeune homme eût lu clairement dans sa propre sensibilité, il se -serait un peu méprisé d'éprouver une impression au demeurant assez -vulgaire. Nous voyons, tous les jours, tous les hommes ou presque, la -ressentir auprès des femmes connues pour avoir eu des galanteries. -Charlotte jeune fille était restée pour Moysset la compagne d'enfance. Il -ne s'était pas permis de la sentir devenir femme. Mariée, il avait -continué de respecter, dans sa pensée, leur commune adolescence. La seule -idée qu'elle avait un amant venait de changer tout d'un coup cette -quiétude absolue en un trouble, encore inconscient, encore indéfinissable -pour lui-même, mais si étrange. Il ne pouvait pas s'empêcher de subir une -petite émotion sensuelle qu'il n'avait jamais connue auparavant, à se -répéter ces mots: «Charlotte a un amant, et ce Grécourt!...» Une espèce -d'âcreté inondait son âme, en même temps qu'une pitié l'envahissait, non -moins indistincte, tout aussi informulée,--celle qui nous prend devant la -déchéance d'un être que nous connûmes délicat, intact et pur. Les hommes -les plus accoutumés à fréquenter les milieux de libertinage sont souvent -ceux qui éprouvent le plus vivement cette pitié. Ils se rendent mieux -compte du niveau auquel s'abaisse une honnête femme qui cesse de l'être. - ---«S'il en est encore temps, je la tirerai de là ...» - -C'est sur cette résolution que Frédéric acheva ce voyage, qui lui sembla -bien long. Il n'avait pas envoyé de dépêche à Charlotte, en sorte -qu'aucune voiture ne l'attendait à la gare. «Pourquoi déranger ses -projets d'emploi de journée?» avait-il prétexté à ses propres yeux. En -réalité, cette arrivée à l'improviste lui ménageait des possibilités de -surprise. Il eut honte de cette demi-ruse, quand, descendu de son fiacre -à la porte de la villa, il se trouva brusquement en face de Mme de Russy. -Elle se promenait seule dans son jardin: - ---«Tiens! Tu as avancé ta visite? Ah! C'est gentil! D'autant plus que je -suis veuve. Oui. Mon maître et seigneur est parti en Angleterre pour une -huitaine, une quinzaine. Je ne sais pas. C'est comme çà ...» - -La charmante femme disait ces mots, en souriant à demi, toute mince dans -sa robe claire. Ses cheveux massés sous son chapeau de dentelle se -nuançaient de reflets fauves dans leur épaisseur blonde. Un point noir -luisait au centre de ses prunelles bleues, et, de tout son être, comme -pour démentir la gaieté insouciante de ses paroles d'accueil, se -dégageait une nervosité dont Moysset eut aussitôt la preuve. Tandis qu'il -lui répondait, elle tenait à la main un bouquet de roses qu'elle portait -sans cesse à son visage, comme pour les respirer, et, chaque fois, ses -dents saisissaient un pétale, le déchiquetaient, puis en mordillaient -tout de suite un autre, si bien qu'au moment de la rentrée dans la villa, -après un quart d'heure de cette promenade à pas lents, le bouquet ne -montrait plus que des tiges vertes et feuillues, terminées à leurs -pointes par des lambeaux de fleurs, fièvreusement détruites. Charlotte -jeta ce débris dans l'allée d'un geste dégoûté. Ses doigts crispés -trompèrent leur impatience en tournant et retournant le manche en Saxe de -son ombrelle. La conversation avait consisté, durant ces quelques -minutes, en des monosyllabes distraits, par lesquels elle répondait à son -interlocuteur, sans l'écouter: - ---«Tu viens aux courses après le déjeuner?» lui demanda-t-elle. - ---«Oui,» répondit-il, et, curieux de savoir si elle prononcerait un -certain nom: «Est-ce qu'il y a beaucoup de monde à Dieppe, cette année?» -demanda-t-il. - ---«Tout Paris,» fit-elle. Puis, comme distraite, après un silence: -«Est-ce que tu as rencontré une petite princesse Ardea?» - ---«Non,» répondit-il: «Pourquoi?» - ---«Pour rien. Pour savoir ton opinion sur elle. Elle a beaucoup de -succès... Mais je t'empêche de monter à ta chambre. Le déjeuner est à une -heure, les courses à deux et demi...» - -Rien de mystérieux dans ces propos, sinon un imperceptible changement -d'accent pour prononcer le nom de cette princesse Italienne, qui, -évidemment, était la triomphatrice éphémère de cette saison, dans cette -élégante ville de bains de mer. Frédéric ne devait pas tarder à connaître -le motif pour lequel cette vogue de la grande dame étrangère était -insupportable à Charlotte de Russy. Il devait, du même coup, apprendre, à -n'en pas douter, que l'indication donnée par Mauvilliers n'était pas une -simple étourderie de ce peu sobre, mais loyal camarade. Le déjeuner avait -donc eu lieu, et, par extraordinaire, la jeune femme avait été exacte à -table, ce dont son pseudo-neveu l'avait complimentée, comme de sa -toilette: - ---«Alors tu me trouves bien?...» avait-elle demandé, et, autre nuance -singulière, presqu'avec supplication. Moysset n'osa pas lui dire qu'elle -avait eu seulement le tort de se mettre un peu trop de rouge. A la -regarder, il se rendit compte qu'elle eût été par trop pâle, sans cet -artifice. Sa physionomie dénonçait une fatigue profonde. A peine si elle -toucha aux plats, et, quand une heure plus tard, ils s'assirent l'un à -côté de l'autre dans l'automobile qui les emportait vers le champ de -courses, il put constater qu'elle avait la fièvre. En arrangeant les plis -de la couverture qui les gardait tous deux de la poussière, il lui -effleura le bras par hasard. Ce bras était brûlant. - ---«Tu n'es pas souffrante?» interrogea-t-il. - ---«Moi?» dit-elle. «Quelle idée! Pourquoi serais-je souffrante? Je me -sens très bien, très bien...» - -Elle riait en prononçant ces mots, d'un rire qui sonnait si faux! -Frédéric se dit en lui-même: «J'ai bien fait de venir.» Ses sentiments -complexes et troublés de la veille et du matin remuèrent en lui. Ils se -firent plus intenses lorsque, entrés sur la pelouse du champ de courses, -sa compagne et lui, il observa l'agitation grandissante de la jeune -femme. Ils s'étaient arrêtés dans un premier groupe de gens de leur -connaissance, puis dans un second. Ce fut alors qu'une phrase, dite à -Charlotte par une des personnes de ce groupe, fit tressaillir Frédéric. - ---«Nicoletta Ardea est-elle belle aujourd'hui? Vous ne l'avez pas vue?... -Tenez, là , à droite, avec Grécourt, naturellement...» - -Dans un même coup d'Å“il et avec la rapidité presque électrique du regard -à de pareils moments, le jeune homme vit à la fois le groupe désigné par -la perfide amie qui dénonçait l'attitude d'Antoine de Grécourt à la femme -jalouse, et le bouleversement à peine dominé de celle-ci. Charlotte -éclata de nouveau du rire aigu qu'elle avait eu tout à l'heure dans -l'automobile, puis elle dit d'une voix très haute, mais où tremblait sa -rancune: - ---«Pour moi, c'est l'Italienne des boîtes d'allumettes bougies.» - ---«C'est pour cela sans doute qu'Antoine a pris feu si vite,» repartit -l'autre. «On ne croirait jamais qu'ils ne se connaissaient pas, voici -quinze jours...» - -La princesse et son attentif semblaient engagés en effet, dans une -conversation si intime qu'ils ne prenaient pas garde à la surveillance du -petit monde réuni dans l'enceinte du pesage. Ils marchaient d'un pas -lent: elle, superbe de lignes et d'allures, avec cette grande et -puissante beauté propre aux femmes de son pays, et qui fait paraître si -aisément un peu pauvres les grâces fines de la Française, lui, charmant -de souplesse féline. Il réalisait si bien le type de ce qu'il était -réellement: le séducteur spirituel et implacable du dix-huitième siècle, -le roué aux jolies manières, féroce de légèreté! Il la prouvait, à cette -minute, cette férocité, en affichant, sur ce champ de course, sa conquête -du jour, sous les yeux de sa maîtresse de la veille. Car il était l'amant -de Mme de Russy: le changement remarqué par Frédéric chez sa compagne -d'enfance, ne faisait que révéler la métamorphose accomplie dans cette -destinée par cette aventure sentimentale. Si Moysset avait conservé -quelques doutes, il les eût perdus à voir cette Charlotte qu'il avait -connue réservée, presque timide, se permettre tout à coup la plus -extraordinaire action, la plus compromettante. Mais de quelle folie n'est -pas capable une femme amoureuse et bravée en face? - ---«Monsieur de Grécourt!» cria-t-elle soudain à l'infidèle, et, d'une -voix très haute, impérieuse, colère, quand le couple se trouva plus -rapproché encore, elle répéta: «Monsieur de Grécourt!...» Et, comme -celui-ci, un peu décontenancé, malgré sa fatuité, s'arrêtait, hésitant: -«J'ai à vous parler cinq minutes.» - ---«Allez,» fit l'Italienne du geste à son cavalier. Grécourt hésita -encore, puis d'un pas décidé, il vint au devant de Mme de Russy, qui, de -son côté, avait marché vers lui. Les deux amants firent ensemble quelques -pas, sans qu'aucun des témoins de cette étrange scène se permît d'émettre -une remarque. Frédéric était là , et sa parenté avec l'héroïne de cette -algarade, suffisait pour imposer ce silence. Il tremblait que Charlotte, -évidemment exaspérée, n'achevât de se perdre en laissant par trop deviner -qu'elle faisait à Antoine une scène de jalousie. Cette crainte fut -heureusement trompée. Quelles que fussent les plaintes ou les menaces -proférées dans ce tête-à -tête par Mme de Russy, du moins sa voix n'eut -aucun éclat, aucune larme ne coula sur ses joues. Antoine de Grécourt ne -cessa pas non plus d'avoir la tenue correcte d'un homme bien élevé qui -parle de choses indifférentes avec une femme de son monde. Seulement, -quand ils se séparèrent, lui, pour retourner auprès de la princesse -Ardea, Charlotte de Russy pour revenir à sa société, il tiraillait sa -moustache d'un geste très nerveux, et elle, son émotion était si vive, -que sa voix s'étouffait pour dire à Moysset: - ---«Frédéric, je crois que j'ai pris un peu froid. Je ne me sens pas très -bien. Je voudrais rentrer...» - - -III - -Durant le temps très court que mit l'automobile à revenir du champ de -courses à la villa, le «neveu» et la «tante» n'échangèrent pas une -parole. Elle paraissait ne pas même se rappeler que quelqu'un fût là , -auprès d'elle. La douleur de l'affront subi l'hypnotisait dans une fixité -d'hallucination. Elle regardait devant elle, avec des yeux qui -s'absorbaient, qui s'abîmaient dans cette image, son amant retournant -auprès de sa rivale, après lui avoir dit: «J'entends être libre, et si -cela ne vous convient pas, quittons-nous.» Frédéric, lui, au contraire, -étudiait, avec une attention douloureuse, ce visage où la passion mettait -son égarement. Une évidence s'imposait à lui. Dans l'état d'exaltation où -Charlotte de Russy se trouvait, tout était à craindre. Cet imprudent -éclat n'était qu'un commencement. Ce soir, demain, la frénésie de la -colère jalouse lui mettrait peut-être une arme à la main. Sinon, elle -affronterait sa rivale, elle l'injurierait en public. A quelque excès -qu'elle se laissât emporter, son honneur y sombrerait,--et pas -seulement son honneur, sa sécurité. Édouard de Russy avait beau être le -mari insouciant et aveugle qu'annonçait son voyage en Angleterre, dans un -tel moment, le bruit de ce scandale pouvait lui arriver. Supporterait-il -un ridicule affiché? Ne se vengerait-il pas, et comment? Toutes ces -réflexions tourbillonnaient dans la tête du jeune homme, en même temps -qu'un sentiment nouveau et très délicat pointait dans son cÅ“ur. Cette -tragédie mondaine réveillait le don Quichotte qui dormait en lui. -Avait-il réellement, parmi ses lointains aïeux quelqu'un de ces hidalgos -comme ceux qu'évoque le théâtre de Calderon, un Luis Perez de Galice par -exemple? Qu'est-il besoin d'ailleurs d'imaginer des causes mystérieuses à -un élan de générosité qu'un frère aurait eu pour sa sÅ“ur, et n'y -avait-il pas toujours eu, entre lui et Charlotte, un lien très analogue à -celui de l'affection fraternelle? Il lui avait suffi d'entrevoir le rôle -de sauveur pour qu'il l'adoptât aussitôt. La résolution d'arracher cette -créature, si désarmée dans cet instant, à un péril certain était arrêtée -chez lui avant même qu'ils ne fussent arrivés à la villa, et le moyen -trouvé: - ---«Je vais me mettre au lit,» dit-elle, quand ils furent dans le petit -salon. Comme tout y parlait de repos et de bonheur: la vérandah ouverte -sur la mer, les fleurs dans les vases, les gaies tentures, les meubles -luxueusement rustiques! - ---«Non, Charlotte,» répondit Moysset. «Tu vas sonner ta femme de chambre -et lui commander de faire tes malles.» - ---«Mes malles?» répéta la jeune femme stupéfiée. - ---«Oui. Il est trois heures. A cinq nous prenons le rapide. Je t'emmène à -Maligny.» - -C'était le nom d'un petit château en Seine-et-Marne que le marquis de -Fontenay avait cédé à sa sÅ“ur, quand celle-ci s'était mariée. - ---«Tu télégraphieras à ton mari que l'air de la mer te fait du mal. Ton -maître d'hôtel déménagera la villa. Dans dix jours, dans quinze, si tu -t'ennuies à Maligny, tu voyageras. Mais je ne veux pas que tu restes à -Dieppe, un jour de plus. Entends-tu. Je ne veux pas. De toi à moi, pas -d'équivoques. Elles sont inutiles. Tu aimes Grécourt. Il ne t'aime pas. -Il se moque de toi en public, et tu as tellement perdu la tête, que tu ne -sais littéralement plus ce que tu fais. Encore deux scènes comme celle -d'aujourd'hui, tu es déshonorée. Je ne le permettrai pas. Entends-tu?...» - -Charlotte s'était laissé tomber sur un fauteuil. Elle se prit la tête -dans les mains et elle éclata en sanglots. Les mots de Frédéric étaient -si directs, si vrais, ils débridaient si brutalement la plaie dont -saignait son cÅ“ur, qu'elle en criait de douleur. Elle n'essaya pas de -nier. Elle n'avait pas la force. Elle était trop misérable. - ---«C'est vrai,» dit-elle à travers ses larmes. «Je l'aime et il ne m'aime -plus. Qu'est-ce que cela me fait qu'on parle de moi? Qu'est-ce que tu -veux que cela me fasse?... Je souffre tant, mon bon Frédéric! Je souffre -tant!... Oui. Emmène-moi. Emmène-moi... Que je ne voie plus cette -femme!... Mais alors,» continua-t-elle en se levant, «je le laisse à -elle? Moi ici, ma présence le retient encore. Moi partie, plus rien ne -les gênera... Non. Je ne veux pas, je ne peux pas partir.» - ---«Tu partiras,» dit Frédéric. «Ma pauvre enfant, ne comprends-tu pas que -c'est le seul moyen de le ramener, s'il a encore quelque chose pour toi -dans le cÅ“ur? En ce moment, ta passion avouée flatte trop la vanité de -cet homme pour qu'il te plaigne. Tu pars. C'est, pour tout le monde, et -pour lui le premier, la preuve que tu n'es pas sa chose autant qu'il le -croit, le signe que tu te reprends. Une minute de courage, et tu es -sauvée. Laisse-moi donner les ordres, si tu n'en as pas la force.» - -Déjà il appuyait sur le timbre électrique, en demandant: - ---«Combien de fois pour la femme de chambre?» - ---«Deux fois,» répondit-elle, retombée sur le fauteuil. Dans son état de -détresse nerveuse, comment eût-elle résisté à la suggestion émanée de son -camarade d'enfance? - ---«Préparez tout de suite les malles de Madame la comtesse, Marceline,» -dit Frédéric à la femme de chambre. «Mme la comtesse prend le train de -cinq heures. Mon domestique a défait ma malle?» - ---«Oui, monsieur,» répondit la femme de chambre, aussi stupéfiée que sa -maîtresse avait pu l'être tout à l'heure. - ---«Dites-lui qu'il la refasse. Envoyez quelqu'un mettre tout de suite -cette dépêche au télégraphe... Quelle est l'adresse d'Édouard?» -continua-t-il en s'adressant à Charlotte, et il libella, le télégramme -annonçant, comme il l'avait dit, que la jeune femme quittait Dieppe pour -Maligny, parce que l'air de la mer l'éprouvait trop. - ---«Est-ce bien comme cela?» ajouta-t-il, en tendant la feuille à la -malheureuse, qui répondit: « Oui» d'un geste brisé. Marceline, dont -l'étonnement grandissait encore, prit la dépêche. Elle regardait sa -maîtresse, comme pour demander une explication que celle-ci ne lui donna -point. Quand elle fut hors de la chambre, Frédéric vint à Charlotte, et -lui dit en lui prenant la main: - ---«Tu me remercieras un jour, car je te sauve tout simplement...» - ---«Tu me tues,» répondit-elle en éclatant de nouveau en sanglots, «mais -tu as raison. Si je peux le reprendre, c'est comme cela. Ah! Que c'est -dur! Ne me quitte pas d'une minute, je t'en prie. Toi là , j'aurai encore -de la force. Mais seule?...» - ---«Je ne te quitterai pas,» dit Frédéric. - - -IV - -Il était minuit, quand le «neveu» et la «tante» arrivèrent à Paris. -Impossible de gagner Maligny, sinon le lendemain matin. Ils étaient -convenus que Mme de Russy coucherait à l'hôtel et que Frédéric -reviendrait la prendre dès la première heure. Il dormit à peine, persuadé -qu'une fois seule, comme elle l'avait prévu, la fièvre de sa passion la -reconquerrait. Et alors?... Aussi son cÅ“ur battait-il, quand il vint la -demander à cet hôtel vers les dix heures. Sa joie fut égale à ce qu'avait -été sa crainte. Mme de Russy était là , prête à partir, pâle mais résolue. -Quand elle aperçut Frédéric, un peu de rose lui revint aux joues, un peu -de lumière aux yeux, un peu de sourire aux lèvres. - ---«Tu vois!...» dit-elle enfantinement. Puis lui prenant la main d'un -mouvement caressant de petite fille: «Que tu as été bon pour moi, mon -ami! Je n'ai fait que penser à cela cette nuit. Merci, et merci de -m'avoir comprise. Tu ne m'as pas fait de reproche. Je t'aimais bien -auparavant, pas assez encore...» Elle répéta: «Pas assez...» - ---«Ne suis-je pas ton neveu-frère?» répondit-il: «Regarde, nous avons un -si joli ciel, couleur de tes yeux... Maligny sera charmant par ce beau -jour bleu...» - -Cette bonne humeur un peu jouée ne cessa pas durant tout le trajet, qui -fut en effet délicieux, par le bois de Boulogne, le parc de Saint-Cloud, -la fraîche vallée de Marnes, Versailles et les bois. Il semblait que -Charlotte, si raidie, si crispée la veille, se reprît, se détendît dans -la douceur de ce matin d'été, et dans l'atmosphère de cette amitié -fraternelle qui la protégeait contre elle-même. Fraternelle? Oui, -Frédéric avait été de bonne foi, en expliquant son dévouement ainsi. -Pourtant la câlinerie émue qu'il avait dans la voix, depuis ce matin, -était-elle vraiment d'un frère? Un frère aurait-il eu, auprès d'une -sÅ“ur, cette demi-fièvre à chaque mouvement de la jeune femme qui, toute -familière, toute confiante, se rapprochait sans cesse de lui? Était-ce -d'un frère surtout, cette curiosité, à la fois amère et passionnée, qui -le dévorait d'en savoir davantage sur les détails de cette liaison avec -Grécourt à laquelle il venait d'arracher cette charmante femme? Pour -combien de temps? Cette question non plus n'était pas d'un frère, posée -comme elle se posait dans la sensibilité de cet homme. Il s'en rendait -tellement compte lui-même, qu'il causait de tout avec Charlotte, excepté -de ce sujet. Oui. Toute cette matinée et toute l'après-midi qu'ils -passèrent à se promener dans le parc de Maligny, pas une fois le nom -d'Antoine de Grécourt ne fut prononcé entre eux. Un invisible témoin de -leur tête-à -tête aurait cru qu'il ne s'était rien passé la veille, que -réellement le soi-disant neveu et la prétendue tante étaient venus faire -un pèlerinage à leurs souvenirs d'enfance dans ce paisible endroit. Et -c'était vrai pour elle. La maîtresse du roué semblait s'appliquer de -toutes ses forces à mettre, entre elle et les impressions d'un trop -douloureux amour pour un amant indigne, les plus fraîches images de sa -plus heureuse jeunesse. - ---«Te rappelles-tu?» disait-elle sans cesse à Frédéric, «une promenade -que nous avons faite là , tiens, dans cette allée avec...» Et elle -évoquait des fantômes: «Il y avait un bouquet d'arbres ici, qui n'y est -plus... C'est peut-être mieux. On voit le château avec sa jolie nuance -rouge, se refléter tout entier dans la pièce d'eau... Je regrette tout de -même nos arbres!... Te souviens-tu, quand je me suis échappée, tiens, -dans ce fourré, parce que Casal était venu de Paris avec un phaéton et un -petit groom anglais, son tigre, comme on avait dit devant moi? Et, -stupide, je m'imaginais qu'il s'agissait d'un tigre véritable!... Te -souviens-tu?...» - ---«Oui, je me souviens,» répondait le jeune homme et sa mémoire lui -montrait en effet, par delà les années, l'enfant rieuse qu'il avait -connue, avec laquelle il avait grandi, et cette enfant s'épanouissait -maintenant dans la femme adorable qu'il avait auprès de lui, dont les -mouvements s'harmonisaient aux siens, qui le regardait avec ses prunelles -humides, qui lui souriait avec sa bouche voluptueuse, qui posait dans le -sable des allées l'empreinte légère de ses pieds si fins. Et de ce même -pas souple, cette femme avait couru à des rendez-vous cachés, ces lèvres -fines s'étaient pâmées sous les baisers d'un amant, ces longues paupières -aux cils blonds avaient palpité de plaisir sur ces prunelles extasiées -dans des minutes de complet abandon. Cette femme s'était donnée. Avec -quelle passion, sa folle incartade de la veille le prouvait trop, ses -larmes et le frémissement dont elle était, maintenant encore, toute -vibrante!... Et voici que le compagnon d'adolescence de cette amoureuse -trahie et désespérée découvrait, avec un inexprimable mélange de regrets -et d'espérance, qu'à son insu, il avait toujours eu pour elle des -sentiments bien différents de la simple amitié. Du moins, il croyait le -découvrir. Peut-être, par une illusion rétrospective, l'image de -Charlotte enfant et jeune fille s'éclairait-elle pour lui des feux du -désir qui le possédait à présent. Car il se sentait, avec épouvante, la -désirer passionnément, éperdument. Qu'était devenue sa noble et -chevaleresque résolution d'hier, celle de la sauver de son affolement? -D'où cette convoitise soudain déchaînée en lui, rien qu'à cette idée que -Charlotte avait été la maîtresse d'un autre? Toutes les vagues émotions -sensuelles qu'il avait pu éprouver, sans les admettre, sans même les -soupçonner, durant leur dangereuse mais innocente intimité de jeunesse, -se réveillaient à chacun de ces: «Te souviens-tu?»... En même temps, une -curiosité malsaine et violente le poignait, celle de tout savoir de cette -aventure qui avait fait d'elle, entre les bras d'Antoine de Grécourt, ce -qu'elle était aujourd'hui. Frédéric reculait devant cette basse et -salissante enquête, il en avait honte, et il essayait de s'étourdir en -répondant aux évocations de sa compagne, par des évocations pareilles. -Lui aussi, reprenait, quand elle se taisait: «Te rappelles-tu?...» Ah! Ce -n'étaient pas les chastes, les gracieuses réminiscences de leur commune -naïveté qu'il aurait voulu qu'elle se rappelât et qu'elle lui rappelât... -C'étaient les scènes qu'elle avait traversées pour en arriver à son -action d'hier, ses joies, ses douleurs, tout un passé dont Frédéric était -jaloux maintenant, comme s'il eût aimé Charlotte... Mais oui. Il -l'aimait! Il l'avait toujours aimée! Il s'en apercevait quand il était -trop tard,--trop tard pour l'épouser,--trop tard pour avoir d'elle ce -premier baiser qu'il aurait pu cueillir, alors qu'ils erraient tous deux -dans la liberté de leur demi-parenté, sous les branches de ces -arbres,--trop tard pour avoir d'elle-même cette virginité de la sensation -passionnée, qui peut faire l'orgueil du premier amant. C'était un tumulte -en lui qu'il finit par ne plus dominer. Il tomba dans un silence qu'elle -ne pouvait pas ne pas remarquer. Le soir arrivait. Ils étaient assis sur -un banc de pierre dans un coin du parc aménagé pour avoir une vue sur -une partie de cette divine vallée de Chevreuse, aux horizons sauvages et -doux comme son nom. Pas un souffle d'air ne remuait les feuillages des -bouleaux et des chênes, autour d'eux: - ---«Qu'as-tu?» demanda Charlotte à Frédéric, après être restée un peu de -temps taciturne, elle-même. - ---«Tu veux le savoir?» répondit-il, d'une voix qui s'étouffait. - ---«Oui,» fit-elle. - ---«J'ai que je t'aime,» dit-il, «et que je ne le sais que depuis -vingt-quatre heures. Oui,» continua-t-il sauvagement, «je t'aime...» Et, -l'attirant contre lui, toute saisie, toute paralysée par cet éclat brutal -d'une passion si complètement inattendue, il appuya sa bouche sur la -bouche de la jeune femme qui essaya une seconde de se débattre, et elle -finit par lui rendre pourtant son baiser, en disant: - ---«Ah! c'est mal, Frédéric, c'est si mal!...» - -Puis, brusquement, sauvagement, elle aussi, elle s'arracha de cette -étreinte. Elle s'était levée, frissonnante, et, comme pour secouer son -égarement, elle passa les mains sur ses yeux: - ---«C'est moi maintenant, qui te dis ce que tu me disais hier. Frédéric, -il faut que tu partes... Il le faut, pour notre honneur à tous deux...» - ---«Hé bien!» répondit-il, en se levant à son tour, «je partirai.» - -Ils se regardèrent, après s'être prononcé ces paroles de courage,--et -ils reprirent le chemin du château, sans ajouter un mot. Ils venaient de -lire dans les yeux l'un de l'autre, qu'en dépit de cette résolution, le -jeune homme ne partirait pas. Ils y lisaient aussi ce qui devait arriver, -et ce qui est arrivé: cette folie du désir allumé dans les veines du -«sauveur», s'était communiquée, dans cet ardent baiser, à la femme trahie -et trop émue au plus intime de son être, pour que sa volonté n'en fût pas -toute troublée, toute déconcertée. Ils avaient lu encore, dans cet ardent -et terrible regard, qu'ils allaient être l'un à l'autre, d'une possession -douloureuse et comme criminelle. L'amour le plus empoisonné est celui qui -naît d'une rencontre entre des rancunes affolées d'une maîtresse outragée -et les sensualités d'une jalousie. Où est l'antidote contre ce venin? - - - - -V - -LE PASSÉ - - -J'avais dîné, ce soir-là , dans une maison où l'on mange bien.--(Cherchez. -Vous n'aurez pas trop de peine à trouver. Elles se comptent.)--Et pas -très loin de l'Arc de Triomphe. Un des convives était un diplomate -récemment accrédité à Paris. Je l'appellerai, pour lui garder -l'_incognito_ qui me permettra de raconter cette histoire, le Ministre, -tout court. C'était, et c'est encore, grâce à Dieu, un homme de quarante -à cinquante ans, très beau cavalier, qu'avait précédé, à Paris, un renom -de séduction, justifié par ses manières charmantes, sa fière tournure, -son élégance souveraine, ce je ne sais quel air à la fois alangui et -viril qui fait naturellement dire de quelqu'un: «Voilà un héros de -roman.» Ses aventures, s'il avait eu toutes celles que lui prêtait la -légende, appartenaient au passé. Le Ministre était marié avec une très -jolie femme, très insignifiante d'ailleurs, à laquelle il était -irréprochablement fidèle. Il passait pour être devenu, ou redevenu, -dévot, avec l'âge et le mariage. En outre, il prenait les affaires de sa -légation,--ou de son ambassade, cherchez encore,--très au sérieux. C'est -dire qu'il n'avait ni le goût, ni le temps, de suivre le mouvement de -notre littérature contemporaine. Aussi avais-je été assez étonné, pendant -le dîner, de le voir se mêler à une discussion sur la dernière Å“uvre de -Lucien Desportes. On sait la place occupée par ce robuste mais dur -écrivain dans le roman actuel, et quelles campagnes révolutionnaires -représentent les livres qui ont fait son succès: _Foyer Libre_, _la -Revanche de l'Amour_, _Féminisme_, _le Justicier_. Desportes a tour à -tour défendu, et avec un talent incontestable, les thèses qui doivent le -plus évidemment répugner à un diplomate de carrière, et au représentant -d'une monarchie, ne professât-il pas, comme le ministre en question, des -principes ardemment religieux. Chacun de ces quatre romans est un assaut -contre la famille traditionnelle, soit que Desportes s'attaque, comme -dans le premier, à son indissolubilité, soit qu'il prêche, comme dans le -quatrième, et le plus retentissant, l'égalité absolue des droits entre -les enfants de la faute et les autres, soit enfin qu'il discute, comme -dans _la Revanche de l'Amour_, le principe même de l'héritage. Avec cela, -c'est le côté déplaisant de ce vigoureux écrivain, ce révolutionnaire en -théorie est, en fait, un homme très élégant, qui fréquente dans la -société la plus choisie. Il est du monde, par sa naissance. Son père -siégeait au conseil d'État, sous l'Empire. Sa mère est née Prosny, de la -vieille famille de ce nom. Et il suffit de voir Lucien Desportes pour -démêler, dans cet intellectuel de l'anarchie, la finesse héréditaire d'un -aristocrate de sang. Les salons, qu'aurait dû lui fermer à jamais le -scandale de ses livres, s'ouvrent au contraire à deux battants devant -lui. C'est la mode du jour, ces indulgences, voire ces engouements d'une -société qui se meurt pour les pires agents de cette mort. Le Ministre -s'était-il laissé gagner à cette mode? Je ne l'aurais pas cru, d'après ce -que je savais de lui, et les quelques conversations que nous avions eues -ensemble, notamment une où il s'était déclaré le disciple d'un maître de -la sociologie traditionnelle, qu'il avait connu attaché militaire à -Vienne, le marquis de La Tour du Pin. Aussi demeurai-je très étonné de -l'entendre, ce soir-là , qui vantait le talent de Lucien Desportes, avec -une chaleur de sympathie presque enthousiaste. Je m'ouvris de cet -étonnement à l'un de mes vieux amis avec qui je sortais de ce dîner, et -tout en remontant de compagnie, la place de la Concorde. Vous le -connaissez cet ami. C'est Raymond Casal. Aujourd'hui vieilli, il est plus -près, lui, de soixante ans que de cinquante. Mais cet ancien Beau a la -sagesse de se laisser grisonner très simplement. Et il n'a jamais été -plus plaisant pour moi que dans cette automne commençante. Il a gardé, -cet homme de plaisir, aujourd'hui assagi, une expérience si avisée des -choses et des gens, une telle connaissance des dessous vrais de la vie! -Il me le prouva, une fois de plus, en me donnant le mot de cette petite -énigme. - ---«Alors!» me dit-il avec son sourire des heures de confidence, «vous -avez remarqué cela? Elle est, en effet, assez remarquable, cette défense -de ce libertaire de Desportes, par un homme qui pense comme Georges. (Il -nomma le Ministre d'un prénom que je change. J'ai négligé de dire que -Casal l'avait connu intimement autrefois. On verra où et comment.) Mais -le motif en est encore plus remarquable. J'ai envie de vous conter cette -histoire... Vous êtes bien d'avis, n'est-ce pas,» continua-t-il après un -silence, «qu'il n'y a rien de tel que la jalousie pour séparer deux -hommes jusqu'à les faire se détester? - ---«C'est classique,» répondis-je. - ---«Vous êtes très persuadé aussi que rien n'éveille cette jalousie comme -le fait d'être remplacé auprès d'une femme que l'on a passionnément -aimée?» - ---«La haine pour le successeur, c'est classique encore.» - ---«Hé bien! écoutez,» reprit Casal. - -Il avait allumé un cigare, et nous marchâmes, par cette belle nuit -claire, le long du trottoir des Champs-Élysées, le temps à peu près de me -détailler une anecdote d'amour cosmopolite rendue plus pittoresque, par -le contraste, dans ce décor parisien. Les automobiles, les voitures, les -bicyclettes croisaient leur mille feux mouvants dans l'avenue. Sur -toutes les façades des maisons, des rais de lumière aperçus derrière les -volets fermés, attestaient ce prolongement nocturne de l'existence qui ne -se rencontre qu'à Paris. Les passants foisonnaient, et surtout les -passantes, dont les galanteries vénales n'avaient certes rien de commun -avec l'anecdote narrée par mon compagnon. - - ---«Je commence par le commencement,» m'avait-il dit. «Vous savez quelle -femme a été le grand événement de la jeunesse de Georges, n'est-ce pas?» - ---«J'ai entendu nommer plusieurs personnes,» répondis-je. - ---«Une seule a compté,» reprit Casal. «D'ailleurs, il n'y en a jamais -qu'une seule qui compte. Georges a eu pas mal d'aventures avant de s'être -remisé dans le mariage. Il n'a jamais aimé que lady Julia Wadham.» - ---«On me l'avait nommée aussi, mais dans le tas.» - ---«Le tas, c'est le tas. Lady Julia, c'est lady Julia. J'ai été mêlé au -début de cette aventure... Vous ne voyez pas surgir Desportes?» -continua-t-il, en me prenant ma question aux lèvres, si l'on peut dire. -«Attendez... Cela se passait, il y a seize ans. J'étais allé chasser en -Angleterre, à Melton. Georges y était aussi. Il occupait alors à Londres -le poste de deuxième secrétaire. Il avait amené, dans cette charmante -petite ville du Leicestershire, six ou sept chevaux, dont il se servait -à merveille. Les affaires de la chancellerie semblaient peu l'occuper, -car, tout en faisant sans cesse la navette entre Melton et Londres, il -trouvait le moyen de chasser avec nous, trois ou quatre fois la semaine. -Nous montions presque toujours ensemble. C'est là que j'appris à le -connaître. Il passait pour hautain et même pour fat, je me rendis compte -qu'il était passionné et timide;--pour libertin, il était romanesque et -tourmenté de scrupules;--pour frivole, il avait, au contraire, beaucoup -étudié, et il s'intéressait, dès lors, à sa carrière, avec une ambition -que contrariait un amour naissant dont je ne tardai pas à pénétrer le -secret. Aussi n'ai-je pas été trop surpris quand je l'ai retrouvé à -Paris, dans ce rôle de diplomate très appliqué à sa besogne, d'époux très -fidèle à sa femme et de catholique très pratiquant.» - ---«Vous connaissez la charmante épigramme du dix-septième siècle?» lui -demandai-je. - - «Pour être divine et humaine, - «Il faut, en jeunesse, sentir - «Les plaisirs de la Madeleine - «Et puis, vieille, s'en repentir...» - ---«Il y a une très malpropre anecdote qui signifie à peu près la même -chose,» fit-il, en riant. «C'est celle de l'ivrogne en train d'imiter les -Romains de Pétrone, et de transformer le coin de la rue en _vomitorium_. -Et il dit:--Ce petit bordeaux! il est bon, même en repassant.--Il y a du -souvenir dans tous les remords, et du regret. C'est mon opinion de -mécréant, et nous revoici à Desportes. Mais patience encore, et -retournons à Melton. L'existence que nous y menions était délicieuse. Il -n'y a qu'en Angleterre où l'on jouisse ainsi de la campagne. Nous -chassions tout le jour, avec les gens les plus agréables. Le soir, nous -n'avions qu'à choisir entre deux ou trois invitations à dîner, soit dans -la ville voisine, soit dans les châteaux ou les _hunting boxes_ du -voisinage. Je constatai vite que parmi ces invitations qui nous étaient -prodiguées, aucune n'était plus volontiers acceptée par Georges que -celles qui lui venaient de sir John et de lady Overstone, lesquels -avaient chez eux, à demeure, à Overstone-Lodge, le colonel et lady Julia -Wadham. Elle est encore charmante aujourd'hui. Mais alors!...» - ---«Je l'ai rencontrée, alors ou à peu près», interrompis-je, «chez son -père, le duc de Killarney, à mon voyage en Irlande. Je ne pense jamais à -ces beaux lacs, sans la revoir parmi les ruines de Muncross-Abbey, avec -ses cheveux bruns à reflets roux, ses yeux d'un bleu foncé, son teint de -fleur, le mot est banal, mais il n'y en a pas d'autre, sa haute et souple -taille, et l'air audacieux de ces grandes dames anglaises qui semblent -porter en elles, et jusque dans leurs caprices les plus extravagants, -toute l'autorité de la pairie. Elle m'a fait une telle impression à cette -époque-là , que je souffre presque de la rencontrer à présent, quoiqu'elle -soit encore admirable. Mais dix-sept années, c'est un bail!...» - ---«Vous comprendrez donc,» fit Casal, «que nous en fussions tous un peu -amoureux, y compris votre serviteur. Quant à elle, à peine -paraissait-elle y prendre garde. Elle était familière et indifférente -avec nous tous, comme avec Georges. Il était déjà son amant. Voici -comment je le devinai. Nous approchions de la fin de la saison des -chasses. L'on organisa ce que l'on appelle, en termes de sport anglais, -le _Point to Point_. C'est la traditionnelle course au clocher. Un -parcours de six milles à travers le pays était tracé en forme de -triangle. Trois drapeaux en marquaient les extrémités, qu'il fallait -laisser à sa droite. Georges montait son cheval favori, un Irlandais bai. -Ah! quel sauteur que ce cheval! Il avait toutes les chances de gagner, en -dépit d'une quinzaine de concurrents, tous de durs cavaliers. Quand on -vous dira d'un Anglais qu'il monte dur, très dur, _he rides very hard_, -soyez sûr qu'il s'agit d'un fier casse-cou. Nous étions un lot de -spectateurs à suivre la course, les uns sur des _hacks_, les autres sur -des _poneys_. Je vous fais grâce des péripéties. A un moment, comme si -j'y étais, je revois le tableau: la course débouchait sur un plateau tout -découpé en carrés par de petites haies. Les chevaux étaient encore bien -ensemble. Georges se tenait bon troisième. Il se ménageait pour la fin. -Son cheval allait à son aise, galopait et sautait sans se fatiguer, -quand, au milieu d'un champ, les sabots lui manquèrent tout à coup. Il -roula, puis se releva, et repartit à vide, laissant son cavalier étendu. -Je me trouvais, par hasard, près de lady Julia. Elle se retourna vers -moi, pour me dire, d'une voix que l'émotion rendait rauque: «Il a du -mal.» Et elle mit son cheval au galop, dans la direction de l'endroit où -s'était produit l'accident. Je la suivis. Après avoir franchi deux haies, -nous arrivâmes à une barrière refermée. Je m'élançai à bas de mon cheval, -pour l'ouvrir. Comme je m'effaçais et laissais passer ma compagne, je vis -des larmes couler sur ses joues. Elle voulut m'expliquer son trouble. -«S'il lui arrivait malheur,» dit-elle, «je ne me le pardonnerais pas. -C'est moi qui l'ai poussé à courir. J'étais si sûre qu'il gagnerait...» -Je remontai à cheval, tandis qu'elle balbutiait cette maladroite excuse. -Nous repartîmes au galop. Encore quelques foulées, et nous approchions de -l'endroit où l'habit rouge de Georges, toujours immobile, mort peut-être, -faisait une tache sinistre sur le gazon. De tous côtés, des cavaliers -accouraient, parmi lesquels le colonel Wadham. A l'instant où je me -retournais vers ma compagne, pour l'avertir que son mari était là , je -m'aperçus que ses larmes de tout à l'heure avaient fait déteindre par -place sa voilette. Ce signe de l'émotion qu'elle avait éprouvée pouvait -la perdre. «Une branche a déchiré votre voilette,» lui dis-je; «ôtez-la.» -Elle me regarda de ses grands yeux, encore humides. Tout son sang lui -monta au visage. Elle avait compris que j'avais compris, et que je -l'avertissais pour que d'autres ne comprissent pas. Quelques minutes plus -tard, je la regardai de nouveau à mon tour. Elle avait ôté son voile, et -allait à visage découvert.» - ---«Et elle ne vous en a pas voulu de ce secret ainsi surpris?» -m'enquis-je. - ---«Un peu,» répondit-il. «Ce secret d'ailleurs cessa bien vite d'en être -un, précisément à cause de cet accident. Georges s'était réellement fait -beaucoup de mal. Il fut transporté à _Overstone-Lodge_, par les soins de -lady Julia qui mit à le soigner, pendant les jours qui suivirent, cette -ardeur dont vous parliez. A partir de cette époque, elle commença de -négliger les précautions dont le début de leur liaison avait été entouré. -Les bavardages de quelques rivaux évincés firent le reste. Et mon ex-ami, -car lui aussi eut la petitesse de me battre froid, à cause de ma -perspicacité, devint le _fancy-man_ en titre de la belle lady. Cette -aventure trop affichée lui a valu une renommée de Don Juan peu méritée. -Il en a été, de lui, comme de ces femmes qu'une liaison très notoire -compromet plus que cinquante secrètes. Celle-ci dura, je vous l'ai dit, -six années entières. Que se passa-t-il à la fin de ces six années? Je -n'en sais rien. Un beau jour, Georges, qui était devenu premier -secrétaire puis conseiller d'ambassade sur place, fut envoyé en Perse. -Sur sa demande, ou non? Je l'ignore. De Perse, il est allé à Washington. -Il s'est marié, et le voilà .» - ---«Et nous voilà , nous, bien loin de Desportes et de ses romans,» -insinuai-je. - ---«J'y arrive,» reprit Casal. «En même temps que Georges quittait -l'Angleterre, le colonel Wadham quittait les _guards_ et se présentait au -Parlement. J'ai toujours vu un rapport entre ces deux faits, en apparence -très étrangers l'un à l'autre. Lady Julia voulait se consoler. Elle avait -eu l'idée de lancer son mari dans la politique, pour y trouver une -distraction au chagrin d'une rupture dont je n'ai jamais pénétré les -détails. Le colonel fut nommé. Il dut son élection à sa femme. Il a couru -sur elle et sur son rôle dans cette campagne, toutes sortes d'anecdotes, -à l'époque. Je ne vous en dirai qu'une. Lady Julia était dans un taudis -du Shropshire,--le comté où se présentait le colonel,--à demander, pour -lui, la voix d'un électeur. Celui-ci se faisait prier, objectant que le -colonel était un richard, un paresseux.--«Détrompez-vous,» dit Lady -Julia. «Le colonel ne cesse de penser à vous tous. Il se lève à six -heures, tous les matins, pour étudier vos réclamations.»--«A six heures?» -s'écria le rustre. «Alors, s'il vous quitte d'aussi bonne heure, madame, -belle comme vous êtes, c'est un imbécile.» - ---«Ce qui prouve,» fis-je, «que, par tous pays, Jacques Bonhomme est -Jacques faux-Bonhomme.» - ---«Lady Julia ne fut pas de votre avis. Du moins il faut le croire. Cette -campagne électorale, au lieu de la dégoûter du peuple, fit d'elle une -socialiste convaincue. Elle n'a pas cessé, depuis lors, de s'associer au -mouvement de ce parti du travail, qui va grandissant Outre-Manche...» - ---«Et d'une manière,» interrompis-je, «que je jugerais inintelligible, si -je ne savais pas que l'homme est un animal déraisonnable. Être né -Anglais, et vouloir toucher à l'Angleterre, ce chef-d'Å“uvre de la nature -politique! Et la fille d'un duc!...» - ---«Ne l'en blâmons pas,» reprit Casal en hochant la tête avec une -indulgente philosophie. «Si lady Julia n'avait pas eu la toquade du -socialisme, ce _fad_, comme disent ses compatriotes, elle n'aurait pas -connu Lucien Desportes. C'est par la communauté des idées que ces deux -pseudo-anarchistes, le romancier élégant et la grande dame, ont été -rapprochés. Tant et si bien que Desportes, quand il va à Londres, descend -chez les Wadham, qu'il passe des semaines entières dans leur château du -Shropshire, et qu'il est devenu l'amant d'une des jolies cousines de lady -Julia. Pour lady Julia elle-même, elle n'a jamais aimé et n'aura jamais -aimé, dans sa vie, que Georges. Seulement, cela, moi, je le sais, et -Georges ne le sait pas. Pourquoi? Parce qu'il n'a pas cessé, lui non -plus, d'être amoureux de lady Julia, ce qu'il ne sait pas davantage. Il a -beau s'être marié avec une femme qu'il croit chérir, être devenu -ambitieux, et s'écraser de besogne pour arriver plus haut encore, dévot -et craindre l'enfer, chaque fois qu'il pense à son ancienne maîtresse. -Il ne fait que penser à elle. Comme il arrive quand l'imagination -travaille autour de quelqu'un, il se construit des romans à son sujet -d'autant moins vérifiés qu'il ne prononce jamais son nom. Lucien -Desportes est un de ces romans. Voilà tout...» - ---«Alors il croit qu'entre lady Julia et Lucien...» - ---«... Il y a une liaison? Oui. Avez-vous observé comme le hasard semble, -quelquefois, vouloir nous mêler à la vie de certaines personnes? Il était -écrit que j'assisterais comme témoin aux divers épisodes de cette -histoire-là . Pas à tous, puisque je ne connais rien du plus intéressant: -la rupture. Mais j'ai vu naître l'incident Desportes. L'automne dernier, -j'allai aux Granges, chez Candale, pour tirer quelques faisans, et passer -deux jours. Georges s'y trouvait avec sa femme. Le premier jour, la -chasse fut très belle, et la Ministresse chassa avec nous. Le soir, -arrivèrent pour dîner, par le même train, lady Julia Wadham et Desportes. -A dîner, le ministre et sa femme furent placés, naturellement, à droite, -lui, de notre hôtesse, elle, de notre hôte. Lady Julia était à gauche de -celui-ci, en sorte qu'elle se trouvait en face de Georges. Desportes, qui -lui avait donné le bras pour la conduire à table, était assis à côté -d'elle. De ma place, je les apercevais tous les quatre, et les souvenirs -que je viens de vous raconter me remontaient à la pensée. Je revoyais le -paysage de chasse des environs de Melton, et les deux jeunes gens -d'alors devenus les personnages mûrs d'aujourd'hui. Elle avait beaucoup -changé. Elle était plus forte, plus haute en couleur, le buste plus -opulent, les cheveux plus _auburn_ encore. Heureusement elle ne s'était -rien mis dans les yeux. Ils étaient bien demeurés les mêmes, avec ce -regard hardi et candide, profond et enfantin, que je lui avais toujours -connu. Chez lui, au contraire, le regard s'était le plus modifié. Il -était à peine vieilli, un peu maigri, mais ses prunelles avaient pris une -expression réfléchie qu'elles n'avaient pas jadis. L'homme de Sport avait -cédé la place à l'homme d'État. Sachant ce que ces deux êtres avaient été -l'un pour l'autre, je me demandais ce qu'ils ressentaient à figurer -ainsi, vis-à -vis l'un de l'autre, à ce dîner d'apparat. Et je fus tout -près de conclure qu'ils ne ressentaient rien du tout. A maintes reprises -leurs yeux se rencontrèrent sans que je pusse y saisir la trace d'une -gêne. Vers la fin du repas, cependant, je crus remarquer que le diplomate -causait bien distraitement avec Mme de Candale, et que son attention se -concentrait sur lady Julia et son voisin Desportes, lesquels bavardaient, -en effet, avec une extrême familiarité. Quand une Anglaise se met à être -_informal_, elle est très _informal_. Et vous ne vous offenserez pas si -je vous dis que les artistes ne sont jamais tout à fait des hommes du -monde.» - ---«Je ne prendrai pas cela pour une critique,» fis-je, en riant. - ---«Ce n'est pas une critique non plus que j'ai entendu formuler,» dit -Casal. «Je voulais vous faire comprendre comment l'éveil fut donné à -Georges. Un ministre d'une grande cour étrangère n'a pas eu beaucoup -d'occasions d'être renseigné sur ces grands enfants gâtés que sont, à -Paris, les écrivains à la mode. Il était donc trop naturel qu'il -interprétât l'attitude de Desportes auprès de lady Julia, dans un sens -parfaitement faux. Je vis nettement une teinte de tristesse se répandre -sur son visage. Jusqu'ici, rien que de très simple. Ce qui m'étonna, ce -fut de le voir, après le dîner, qui s'approchait de Desportes, avec une -expression de bienveillance dont je pensais d'abord qu'elle était jouée. -«Il a fait des progrès dans son métier,» me dis-je. Mais non. Je dus me -convaincre bientôt que cette expression était sincère. Dès ce soir-là , -j'acquis ces deux évidences: Georges était absolument persuadé que -Desportes était son successeur dans les bonnes grâces de la belle lady, -et, au lieu d'en vouloir à ce rival posthume, il éprouvait pour lui une -irrésistible et profonde sympathie. _Le nouvel amant lui représentait -cette femme à laquelle il n'avait jamais cessé de rêver._ J'aurais mille -preuves à vous donner de cette anomalie sentimentale. Quand vous -rencontrerez ces deux hommes, dans le monde, observez-les. L'ancien amant -manÅ“uvre toujours pour arriver à causer avec celui qu'il croit l'amant -actuel. Vous l'avez entendu défendre, à table, des livres qui devraient -lui faire horreur. Vous le verrez serrer la main de leur auteur, et vous -appréciez le comique de cette étreinte. C'est comme s'il voulait lui -dire: «N'est-ce pas qu'elle est charmante?» Je m'attends qu'un de ces -jours, il fasse donner, à Desportes, un des ordres de son pays. Est-ce -curieux, avouez?» - ---«J'avoue surtout que c'est une amusante construction,» fis-je, -malicieusement. - -Je connais Casal. J'étais sûr qu'en ayant l'air de douter de son -diagnostic, je le piquerais au vif de son amour-propre, et qu'il -s'ingénierait à me donner une preuve indiscutable de sa perspicacité. Et -puis, s'il disait vrai, il y avait là , réellement, un petit problème de -nature humaine à regarder de plus près. Pourquoi l'ancien amant de lady -Julia réagissait-il, devant celui qu'il croyait son successeur, d'une -manière si paradoxale? L'écrivain était un animal moral, social et même -physique d'une tout autre espèce que le diplomate. Cette radicale -différence expliquait-elle cette absence de jalousie? Peut-être le -ministre eût-il détesté un successeur qui lui eût ressemblé en quelque -point. N'y a-t-il pas aussi des hommes totalement réfractaires à la -jalousie, et que le partage ne bouleverse pas de ce frisson qui jette -Othello dans une crise d'hystéro-épilepsie? Le Ministre était-il du -nombre? Mais d'abord Casal ne se trompait-il pas? - ---«Oui,» insistai-je, «êtes-vous très sûr, en premier lieu, qu'il n'y a -rien entre lady Julia et Desportes?» - ---«Sûr comme nous sommes place de la Concorde,» répondit-il. - ---«Êtes-vous sûr, bien sûr que le Ministre croit qu'il y a quelque -chose?» - ---«Tout aussi sûr. Il en a parlé à une de mes amies, pour la faire -causer. Elle n'était pas renseignée, et elle l'a laissé dans le vague. -Mais,» ajouta-t-il, en regardant sa montre, «je dois monter au cercle. Je -n'ai pas le temps de discuter le cas plus longtemps avec vous. D'ailleurs -les phrases sont les phrases, et je suis pour les faits. Pouvez-vous -dîner avec moi, un des soirs de la semaine qui vient? Oui? Hé bien! je -vous écrirai le jour. Il y aura le Ministre. Vous serez à côté de lui. -Vous lui parlerez de Desportes. Vous me le promettez?...» - - -Je promis. Et dix jours plus tard, je dînais en effet au Petit Club avec -l'ancien amant de lady Julia et quelques autres seigneurs sans -importance, priés par Casal. Il m'avait placé à côté de son ancien -compagnon des chasses de Melton, auquel je ne manquai pas, sur un -clignement d'yeux de notre amphitryon, de poser, à ce moment, la question -convenue. Je le fis, j'ai honte d'en convenir, de la façon la plus -gauche. Et mon interlocuteur m'aurait professionnellement méprisé, à fort -juste titre, s'il avait pu soupçonner la vérité. - ---«Je viens de lire _le Justicier_ de Lucien Desportes,» lui dis-je, à -brûle-pourpoint. «Croiriez-vous, monsieur le Ministre, que je ne -connaissais pas ce roman?» - ---«Vous n'y perdiez guère,» me répondit-il. «C'est une drôle de -coïncidence. Je l'ai, moi aussi, non pas lu, mais relu, cette semaine. -J'avais trouvé cela bien, une première fois. Je m'étais trompé. -Décidément, c'est très médiocre, et, vraiment, le sujet a quelque chose -de répugnant.» - -Je regardai Casal, qui me regardait. A travers la table, il n'avait pas -perdu un mot de notre conversation, et il souriait à son verre de -champagne sec, qu'il leva en signe de triomphe, pour le vider d'un trait, -en esquissant un geste imperceptible, qui me disait: «A votre santé!» - - ---«Était-ce une construction, cette fois?» me souffla-t-il à l'oreille, -comme nous nous levions pour passer au salon où l'on fume. Il m'avait -pris le bras, en me retenant, une minute en arrière. «J'ai trouvé le -moyen de causer de lady Julia Wadham avec lui.» Et il me montrait le dos -du diplomate qui nous précédait. «J'ai fait la bête, et tout en me -laissant questionner, je lui ai démontré qu'il n'y avait jamais rien eu, -entre elle et Desportes, que de la simple camaraderie. C'est le mot -propre pour deux anarchistes. Et vous avez vu ce qu'est devenue sa -sympathie pour votre confrère?» - ---«C'est Desportes qui sera étonné, quand ils se rencontreront, et que la -poignée de main aura changé!» - ---«Il y aurait quelqu'un de bien plus étonné,» conclut Casal, en montrant -le Ministre, de la pointe du cigare qu'il venait de tirer de sa poche. -«Ce serait lui, si on lui racontait pourquoi il a aimé les romans de ce -Monsieur, et pourquoi il ne les aime déjà plus. Demain, il les -exécrera... Et c'est heureux qu'il ne sache le secret ni de sa sympathie -passée ni de son aversion présente. Il serait capable d'aller se -confesser des deux comme d'un péché.» - ---«Aurait-il si tort? Rappelez-vous l'anecdote que vous m'avez contée sur -le petit bordeaux...» - ---«Juste!» dit-il, et pour me rendre ma politesse, il murmura le dernier -vers de l'épigramme sur la Madeleine: - - «Et puis vieille, s'en repentir...» - -en tirant une longue bouffée de son havane... - - - - -VI - -DAISY - - -I - -Quand Mme Fauvel pensait à Pierre Vivien, elle éprouvait une douceur -singulière à se ressouvenir d'un très humble détail de leurs relations. -Elle y voyait le signe que l'amitié de Pierre pour elle n'était pas un -amour déguisé. Cette évidence lui permettait de se livrer sans défense à -son goût pour la conversation de ce charmant homme. Elle ne pouvait pas -l'aimer: elle avait trente ans à peine, et lui, il était bien près d'en -avoir soixante. Mais, à soixante ans, un cÅ“ur d'homme peut encore être -victime de ces passions tardives, d'autant plus violentes, d'autant plus -douloureuses, qu'elles sont sans espoir, et Brigitte Fauvel n'était pas -une coquette. Elle n'appartenait, ni de près ni de loin, à la catégorie -de ces Célimènes que l'argot de notre époque dépeint du nom cyniquement -expressif d'allumeuses. Il y avait de la loyauté dans ses clairs yeux -bleus, qui n'auraient pas eu pour l'hôte quasi-quotidien de son petit -salon de l'avenue Montaigne ce regard tendre et caressant, si elle -n'avait pas été très certaine que les assiduités de Vivien chez elle -décelaient une sympathie très partiale, très vive, mais absolument -étrangère à toute émotion sentimentale. En eût-elle jamais douté, elle en -aurait trouvé la preuve dans les gâteries que son visiteur prodiguait à -un autre familier du salon,--plus favorisé encore que lui; car celui-là -ne quittait guère la jolie Mme Fauvel.--Celui-là , ou mieux celle-là . -C'était une petite épagneule de race anglaise, de cette variété que l'on -appelle des Blenheim, par allusion au château historique des Marlborough, -où se conserve le type le plus pur de la race. La fine et intelligente -bête ne représentait pas seulement un exemplaire choisi de son espèce, -avec ses grands yeux noirs, d'une expression presque humaine, en saillie -des deux côtés de son nez écrasé, son front bombé, ses oreilles -pendantes, et les soies blanches de son pelage tachetées de fauve. Elle -avait été donnée autrefois à Brigitte par quelqu'un qui, lui aussi, -pendant des années, avait paru tous les jours avenue Montaigne, pour des -motifs moins désintéressés que ceux de Pierre Vivien. Mal mariée avec un -homme d'affaires qui ne l'avait épousée que pour sa fortune, et dont elle -était complètement séparée en fait, quoiqu'ils vécussent officiellement -sous le même toit, Mme Fauvel avait eu, dans sa vie, une liaison, -commencée, comme tant d'autres, sur la coupable, mais romanesque -espérance d'une durée indéfinie, et brutalement terminée par un abandon. -Le héros de cette banale aventure avait quitté Brigitte pour une amie de -la jeune femme, et dans des conditions cruelles. Celle-ci n'avait pu -assez bien cacher sa souffrance à l'implacable inquisition du monde. Elle -avait été tout à la fois délaissée et déshonorée. La délicate et -respectueuse pitié dont Vivien avait su l'entourer dans ces durs moments -avait rendu plus intimes entre eux des relations, jusque-là plutôt -superficielles. L'homme de cinquante-six ans avait deviné le drame moral -traversé par l'abandonnée. Et celle-ci en avait éprouvé une -reconnaissance si émue qu'elle s'était laissé aller à cette douceur -d'être plainte. - ---«Quand vous reverra-t-on?» avait-elle commencé de dire à Pierre, au -terme de chaque visite. - ---«Mais, cette semaine,» avait-il commencé de répondre. Puis: «Mais, -après-demain.» Puis: «Mais, demain.» - -Puis elle ne lui avait plus rien demandé. Et il était tout naturellement -venu, chaque jour, vers deux heures. Il était presque sûr, à cet -instant-là , de trouver Mme Fauvel encore seule. C'était, pour le -célibataire vieillissant, une impression délicieuse que l'approche du -petit hôtel où il était sûr de rencontrer une telle grâce d'accueil. Le -seul aspect de la maison lui était comme une promesse d'amitié. Tout lui -plaisait de ces visites: le salut familier du concierge l'avertissant par -une petite inclinaison de tête que Mme Fauvel était chez elle; le geste -du valet de chambre le débarrassant de sa canne et de son pardessus avec -l'empressement des vieux serviteurs pour un intime du logis; la -physionomie des choses autour de lui, tandis qu'il montait les marches de -l'escalier, parmi les tableaux, les tapisseries et les plantes -vertes,--oui, tout, jusqu'aux bonds affectueux par lesquels Daisy, -c'était le nom de la petite chienne, lui souhaitait la bienvenue. Elle le -regardait de ses larges prunelles, dressée sur ses pattes de derrière, et -appuyant sur lui celles de devant. Elle mendiait ainsi une caresse que -Pierre Vivien lui donnait indulgemment, et il s'asseyait sur le même -fauteuil--son fauteuil,--dans le même angle de fenêtre si c'était l'été, -de foyer si c'était l'hiver, tandis que Brigitte Fauvel, clignant un peu -ses paupières, frangées de cils blonds comme ses cheveux, lui disait: - ---«Daisy vous aime plus qu'elle ne m'aime. Elle ne me fait jamais de ces -fêtes.» - ---«Elle m'aime parce qu'elle voit combien je suis votre ami,» répondait -Pierre, et il mettait à flatter la tête dressée du joli animal, une -complaisance qu'il n'aurait pas eue, si Daisy lui eût représenté un rival -heureux dans le passé. Donc il n'était pas amoureux de Mme Fauvel. S'il -l'avait été, le fantôme de l'autre se serait dressé devant lui. Il -savait que la petite épagneule avait été rapportée d'Angleterre à -Brigitte par Albert Dehandy, l'ancien amant. Ces déraisonnables jalousies -autour des objets les plus insignifiants sont la signature vraie des -passions cachées, et l'ancienne maîtresse de Dehandy avait le droit de se -dire: - ---«C'est vrai qu'il est réellement mon ami, rien que mon ami.» Et, -songeant aux heures de détresse qu'elle avait subies, par le fait de -celui de qui elle tenait la fine Daisy, elle ajoutait mentalement: - ---«Et comme les hommes sont meilleurs dans l'amitié que dans l'amour!» - -Peu s'en fallait que le souvenir de ses chagrins passés--si passés et -pourtant si présents, même après trois années,--ne lui donnât un -mouvement d'humeur contre l'innocent animal. - ---«Mais non,» se disait-elle; «la pauvre n'y est pour rien.» - -Et elle caressait rêveusement la petite Blenheim, à son tour. - - -II - -Était-ce une anomalie que cette affection de la femme outragée et trahie -pour le seul témoignage qu'elle gardât de la liaison rompue? Non. C'était -la preuve qu'elle n'oubliait pas les heures d'ivresse goûtées avec -l'amant infidèle. L'anomalie était ailleurs, dans cette affection de -Pierre pour la vivante relique d'un passé qu'il ne pouvait pas ne pas -haïr. Car il savait bien, lui, ce que Brigitte Fauvel ne voulait pas -savoir, qu'il était profondément épris d'elle. Hélas! il l'était avec -cette affreuse lucidité de l'homme vieillissant, lorsque la vanité ne lui -fait pas désapprendre, pour son propre compte, les vérités les plus -certaines, celles qu'il a constatées tant de fois chez les autres. A un -certain âge, on n'est plus jamais aimé d'amour. Cette évidence n'avait -pas empêché que Pierre ne se laissât toucher jusqu'au plus intime de son -cÅ“ur par le charme prenant de Brigitte. Mais ç'avait été sans illusion. -Il y avait, chez lui, une extrême maîtrise de soi, jointe à une -expérience très avertie. Son métier et sa nature s'étaient réunis pour en -faire un homme très surveillé, très désenchanté et cependant très tendre. -Ancien diplomate, il avait, dans une carrière un peu errante, beaucoup -observé et peu vécu. Il n'avait pas rencontré, durant sa jeunesse, la -femme à côté de laquelle les autres femmes s'effacent pour toujours, dans -l'avenir comme dans le passé. Il avait aimé, jamais complètement, -absolument. Ces sensibilités masculines déçues par les circonstances, -semblent garder une réserve d'émotion qu'elles dépensent, sur le tard, en -dévouements romanesques, comme celui de Vivien pour Mme Fauvel. D'entrer -dans l'intimité morale de cette délicieuse femme lui avait été une -douceur qu'il s'était juré de ne pas gâter, en y mêlant des aveux et des -désirs qui l'eussent mise, vis-à -vis de lui, à l'état de défense. Quand -il lui avait posé, pour la première fois, cette question, en flattant de -la main la tête de Daisy afin de l'apprivoiser: «Oh! la jolie bête! Où -l'avez-vous eue?» son cÅ“ur s'était serré à entendre la réponse: «C'est -Dehandy qui me l'a rapportée d'Angleterre.» Et, tout de suite, il s'était -tendu à ne pas montrer son secret déplaisir. Il avait affecté d'attirer à -lui la petite chienne. Celle-ci, inconsciente du motif d'une sympathie si -compliquée, s'était frottée à sa jambe, avec la grâce souple qu'ont ces -animaux, dressés de génération en génération à vivre sur des meubles de -salon, dans une atmosphère de gâterie et de sociabilité. Puis le geste -voulu était devenu un geste instinctif. Vivien avait fini par ne plus -séparer l'image de Daisy et celle de Brigitte Fauvel. Il avait pardonné -son origine à ce bibelot animé. Accompagnait-il Mme Fauvel dans quelque -course? Il portait la Blenheim entre ses bras, pour lui faire traverser -sans danger une rue trop passante, et il ne pensait pas au ridicule dont -il eût été couvert à ses propres yeux, si Dehandy, debout de l'autre côté -du trottoir, l'eût regardé de ce regard de l'ancien amant, insupportable -au nouveau. Il l'est plus encore à l'amoureux qui n'a rien eu de cette -femme dont l'autre sait tout. Sensations si âcres! Les imaginer seulement -est une souffrance. Vivien ne se les figurait même plus quand il -s'agissait de Daisy! - - -Cette amitié pour la petite bête, donnée cependant par l'homme qu'il -haïssait le plus au monde, était donc très sincère, et ce fut pour lui un -réel chagrin quand un jour, arrivé avenue Montaigne, le concierge lui -dit, du seuil de sa loge, avec une voix importante d'homme du peuple qui -annonce une grave nouvelle: - ---«Monsieur Vivien sait que notre chienne a été volée?» - ---«Daisy?» interrogea Pierre, avec autant d'anxiété que s'il se fût agi -d'une vraie catastrophe. - ---«Oui,» reprit l'homme. «Ce matin Joseph, le valet de pied, l'avait -sortie comme d'habitude pour lui faire faire sa petite promenade... Voilà -qu'il laisse la bête dehors pour venir me raconter une bêtise dans ma -loge... Je ne savais pas, moi, qu'il ne l'avait pas remontée... Nous -causons un peu...--«Faut que j'aille chercher Daisy,» qu'il me dit. Il -ressort. Plus de Daisy. Il l'appelle. Il siffle. Plus de Daisy... Et le -maître d'hôtel qui nous raconte qu'il était à regarder par la fenêtre, au -second étage et qu'il a vu une dame qui caressait une petite chienne -blanche et feu! Tiens, qu'il s'est dit: «Une chienne comme la nôtre.» Et -la dame a pris la chienne sous son bras, elle est partie, et lui qui est -resté là , passif, au lieu de descendre et de courir!... C'est seulement -quand Joseph est monté, en demandant: «Vous n'avez pas vu Daisy? qu'il a -dit: «alors c'est elle qu'on a volée devant moi?...» Enfin, monsieur, -elle est volée, et bien volée!» - ---«Comment? vous avez laissé voler Daisy?...» En adressant cette phrase -deux minutes plus tard à l'infortuné Joseph, penaud et décontenancé sous -sa livrée d'antichambre, Pierre Vivien avait dans la voix le tremblement -d'une rancune presque personnelle. Il faillit en vouloir à Mme Fauvel en -constatant qu'elle supportait sans désespoir la disparition de la -délicate petite bête, associée pour lui à toutes les minutes de leur -intimité. - ---«Je ne me tourmente pas trop,» disait-elle. «On l'a prise pour avoir -une récompense en la rapportant. C'est si simple! Elle a son collier avec -son adresse. Ce soir ou demain matin je verrai arriver quelqu'un qui -racontera qu'il a trouvé la bête dans la rue. Il aura ses cinquante -francs et le tour sera joué.» - ---«Alors, vous ne la faites pas afficher tout de suite?» interrogea -Pierre. - ---«Il sera toujours temps demain ou après demain...» Et, secouant sa -jolie tête avec un geste d'enfant, comme pour se faire pardonner, par la -grâce de son aveu, un sentiment bien près d'être mesquin. «Que -voulez-vous? ça me fâche toujours d'être exploitée... Pas pour l'argent, -mais par amour-propre. J'ai l'idée qu'en n'ayant pas l'air trop pressée -de ravoir ma chienne, les voleurs se diront: On n'y tient pas tant que -cela!... Et alors, ils auront moins de bénéfice. Ils seront un peu -_chocolat_, comme ils disent dans leur joli langage. Ce sera toujours -autant de repris sur eux!»... - ---«Vous ne voulez pas me permettre d'aller faire une déclaration chez le -commissaire?» insista-t-il. «Pensez que la pauvre petite bête s'est -peut-être échappée des mains de la voleuse. Alors, si quelqu'un l'a -ramassée et portée simplement à la police?... Son collier peut s'être -détaché... Enfin, cela ne vous engage à rien... Elle est si sensible, si -impressionnable!... Quand on n'aurait qu'une chance de lui éviter une -nuit à la Fourrière, ça vaudrait la peine d'essayer...» - ---«Vous avez raison,» fit Brigitte. «Mais, vous savez, je ne suis pas du -tout mère aux chiens. Tout de même celle-là était vraiment une petite -personne. Et si vous me la retrouviez aujourd'hui, je serais très -contente.» - - -Chez le commissaire du quartier, aucune nouvelle. Il fallait s'y -attendre. Aucune à la Fourrière, où Vivien se transporta aussitôt. Aucune -à l'asile de Genneviliers. Il s'y rendit le même jour, quoique la -présence de la chienne volée fût littéralement impossible là , quelques -heures après sa disparition. Le lendemain, mêmes recherches, même -résultat absolument négatif. Mme Fauvel s'était enfin adressée à une -agence de recherches, et, sur tous les murs du quartier des -Champs-Élysées, de petites affiches se multipliaient, promettant une -forte récompense à qui rapporterait à l'hôtel de l'avenue Montaigne une -chienne de l'espèce dite Blenheim, âgée, répondant au nom de Daisy. -Brigitte commençait, en effet, si peu «mère aux chiens» qu'elle se -déclarât, à partager un peu l'inquiétude de son familier. C'était un -sujet de conversation toujours pris et repris entre eux maintenant: où -pouvait être Daisy? Que faisait-elle? L'avait-on vendue à quelqu'un qui -la traitait doucement? Était-elle au contraire tombée entre des mains -brutales? - ---«Il est pourtant bien invraisemblable qu'on l'ait volée pour rien? Elle -n'est plus assez jeune pour qu'un marchand en offre un prix supérieur à -la récompense annoncée,» disait Mme Fauvel. - ---«On vous l'aura volée par vengeance,» disait Pierre. «Ce sera la femme -de chambre que vous avez renvoyée l'année dernière.» - ---«Mais elle est placée en Amérique!» reprenait Brigitte toujours plus -raisonnable que son vieil ami. - ---«Elle aura profité d'un voyage de ses maîtres à Paris,» insistait-il, -et les suppositions succédaient aux suppositions jusqu'à un certain -jour,--il y avait déjà quatre mois depuis la disparition de Daisy,--où -Vivien allant à pied à son cercle rue Boissy-d'Anglas, fut arrêté par la -pluie sous les arcades de la rue de Rivoli. Un homme promenait, pour -tenter les passants, deux de ces minuscules loups-loups de Poméranie, -véritables diablotins dans un manchon de poils. C'étaient, ces deux -petits chiens, le contraire même de Daisy: long museau aigu, oreilles -dressées, pattes hautes et nerveuses, la queue relevée en panache sur le -dos, et de petits yeux enfoncés, dardant un regard de feu follet, agile -et rapide. Cette comparaison par antithèse fut la cause que l'attention -du promeneur se fixa sur ces deux bijoux vivants. Un des loups-loups, se -voyant regardé, et comme s'il eût voulu solliciter une délivrance, celle -de la tyrannie évidemment exercée par l'affreux personnage qui les tenait -en laisse, lui et son compagnon, se dressa sur ses pattes de derrière. Il -appuyait ses petites pattes de devant le long de la jambe du promeneur -compatissant--comme faisait jadis Daisy--et il cherchait fièvreusement, -de ses naseaux frais, une main que Vivien abaissa vers la tête -intelligente levée vers lui. Il se prit à penser soudain que la jolie -bête pouvait bien avoir été, comme Daisy, la victime de quelque rôdeur. -Peut-être avait-elle été arrachée à un intérieur de gâterie pour être -maltraitée? Elle était toute maigre et chétive, même dans son ardeur de -vitalité, et, lui-même étonné par le son de sa voix et ses propres -paroles, Pierre s'entendit dire au marchand: - ---«Combien demandez-vous de ce Poméranien?» - ---«Deux cents francs,» répondit l'autre. - ---«Les voici,» fit Vivien, et dix minutes plus tard, au lieu de s'asseoir -au cercle à sa table de bridge, il descendait d'un fiacre à la porte de -l'hôtel de l'avenue Montaigne. Brigitte n'était pas là . Le temps d'écrire -sur sa carte: «Ce n'est pas Daisy, mais faites bon accueil tout de même à -ce pauvre Fu-Fu.» C'est ainsi qu'il avait baptisé soudain le petit chien, -lequel n'avait cessé, dans ce court trajet, de trembler de tout son -fragile corps, entre les mains de son nouveau maître. Et cependant, comme -s'il eût déjà compris que cet inconnu lui était un ami, il commença -d'aboyer furieusement quand Pierre eut refermé la porte, en recommandant -de bien soigner le petit animal jusqu'à ce que Mme Fauvel rentrât. - ---«Soyez tranquille, monsieur Vivien», avait répondu le concierge. «Si ce -Fu-Fu n'est pas Daisy, moi je ne suis pas Joseph.» - - -III - -Avez-vous lié dans votre vie commerce d'amitié avec un chien, un de ces -humbles compagnons dont un poète a pu écrire: - - Frère à quelque degré qu'ait voulu la nature - -Alors vous comprendrez le demi-remords dont Vivien fut saisi en recevant -le soir même, un billet de Mme Fauvel. La jeune femme le remerciait de -lui avoir, disait-elle, «remplacé» Daisy. Il se sentit vaguement coupable -envers la disparue pour avoir introduit dans la maison dont elle avait -été l'heureuse et unique habitante, cet hôte inattendu. Ce nouveau venu -allait coucher sur le coussin de l'autre, boire du lait dans le bassinet -d'argent réservé à l'autre,--un de ses présents,--sauter sur les genoux -de Brigitte, comme l'autre. Et le sens de la superstition, ce legs de -tous nos atavismes, est si prompt à se réveiller en nous: Pierre éprouva -cette obscure et pénible appréhension que les gens du peuple résument si -bien, dans cette formule vulgaire: «Cela me portera malheur.» - ---«Voilà qui est vraiment par trop enfantin,» fit-il, en haussant les -épaules. Et un autre adage populaire lui revint, qu'il se répéta, pour -exorciser le fantôme de la pauvre Daisy, soudain apparue devant sa -pensée: «Les bêtes ne sont pas des gens...» - - -Quand nous sommes dans cette disposition singulière, qui nous découvre, -derrière le hasard des événements, l'action possible des causes occultes, -la moindre coïncidence l'avive et l'approfondit. Vingt-quatre heures -après avoir acheté, sous les arcades de la rue de Rivoli, le petit -loup-loup Poméranien, et comme Pierre remontait les Champs-Élysées, il se -heurta au coin de la rue de la Boëtie, contre l'un de ses anciens -collègues de la Carrière, perdu de vue depuis des années. Vous entendez -d'ici les: «Comment? Vous à Paris?...--Oui, ministre plénipotentiaire, -mon cher ami, me voici ministre!...--Comme ça nous pousse!...--Vous -rappelez-vous quand...» Et de «vous rappelez-vous» en «vous -rappelez-vous,» les deux diplomates de marcher ensemble quelques pas, -puis quelques pas encore, jusqu'à un moment où le ministre dit à Pierre: - ---«Prenons-nous une tasse de thé? J'ai déjeuné très tôt, et il est cinq -heures.» - -Un des innombrables _tea-rooms_ que l'invasion Anglaise de ces dernières -années multiplie dans Paris, montrait sa porte peinte en vert pâle, et -décorée avec la complication, déjà démodée, du «modern-style». Quel fut -le saisissement de Pierre Vivien lorsqu'il aperçut, assise à l'une des -tables, et goûtant gaiement, Mme Fauvel, en compagnie d'un homme de leur -monde, M. Victor Arnoult, dont elle n'avait pas prononcé le nom deux fois -devant lui! Il ne la savait pas liée avec ce personnage, et ils étaient -assez intimes pour s'installer ainsi, l'un et l'autre, en tête-à -tête. -Mme Fauvel n'avait pas vu entrer Pierre. Et celui-ci, de la table d'angle -où le ministre et lui s'étaient mis, pouvait l'étudier, sans qu'elle le -remarquât. Il voyait ses gestes, la façon dont elle remuait la tête. Une -glace voisine, lui montrait le reflet de ce visage dont il connaissait si -bien l'expression amusée ou ennuyée, distraite ou intéressée. Arnoult -racontait à la jeune femme une histoire, qui la divertissait, sans doute, -infiniment, car elle riait, en portant sa tasse de thé à ses lèvres, de -son rire d'enfant, le même qu'elle avait eu avec lui, deux heures -auparavant. Il lui avait fait sa visite, comme d'habitude, à trois -heures. Et elle ne lui avait pas parlé de ce goûter! Cette rencontre lui -fut si complètement insupportable, qu'à peine la première gorgée de thé -avalée, il tira sa montre, et, laissant là son camarade, un peu étonné -d'un si brusque départ: - ---«Ah! mon ami, quel étourdi je fais!... J'ai oublié que j'avais un -rendez-vous. Pourvu que je n'arrive pas trop tard!... Vous m'excusez?» - - ---«Où avais-je la tête?» se dit-il, quand il fut dehors, et seul, de -nouveau. «Cet Arnoult ne lui fait pas la cour; je le saurais.... Il la -lui ferait d'ailleurs? Je n'ai aucun droit sur elle. Mais il ne la lui -fait pas. Elle l'a rencontré par hasard, comme moi le ministre. Elle sera -entrée dans ce _tea-room_. Il n'y avait pas de table libre. Il lui aura -offert de s'asseoir à la sienne. Demain elle m'en parlera. Et d'ailleurs, -cela ne me regardera pas. Je ne vais pas me mettre à l'ennuyer de mes -jalousies. Ce serait trop grotesque....» - -Ce raisonnement était la sagesse même. Il n'empêcha pas que, le -lendemain, le cÅ“ur de l'ami désintéressé ne battît un peu trop vite -quand il pénétra dans le salon où Brigitte se tenait après le déjeuner, -comme à l'ordinaire. Un arome de tabac attestait que le mari avait allumé -un cigare, en prenant son café, dans cette pièce, avant de s'en aller à -la Bourse, ou ailleurs, abandonnant sa femme, qui lui était parfaitement -indifférente, aux intimités, innocentes ou coupables, qu'elle pouvait -avoir. Jusqu'alors, Pierre Vivien avait trouvé si commode cet effacement -absolu de Fauvel. Il en éprouva soudain une impression désagréable. -C'était la preuve que Brigitte était très libre, trop libre. Une première -fois déjà elle avait abusé de cette liberté. Allait-elle en abuser une -seconde fois? Arnoult ne lui ferait-il pas la cour? Et, tandis que Fu-Fu, -ne reconnaissant plus son acheteur de l'avant-veille, jappait contre lui -avec la colère d'un chien dépaysé, cette question se posait dans l'esprit -de Vivien. Il riait cependant. Il racontait sa journée d'hier, moins -l'épisode de son entrée dans le _tea-room_, afin de provoquer des -confidences pareilles. Et son amie commençait de lui raconter aussi son -après-midi et sa soirée, en se taisant également du goûter pris en -compagnie de Victor Arnoult. Pourquoi? - ---«Oui, pourquoi?...» se demandait Pierre, en descendant l'escalier. Ce -point d'interrogation une fois surgi dans sa pensée n'en devait plus -disparaître. Comment en secouer l'obsession grandissante? Il avait beau -se dire qu'il n'était pas jaloux, il l'était, et tout de suite il -commença de s'adonner à cette inquisition involontaire, la plus -douloureuse de toutes et la plus lucide, qui ne peut se retenir -d'interpréter les moindres signes. On croirait qu'une puissance maligne -se complaît à les multiplier, ces signes! Une semaine s'était à peine -écoulée, et Pierre était arrivé à savoir que Mme Fauvel voyait Arnoult -presque tous les jours, à son insu, qu'elle visitait avec lui des musées -et des expositions, qu'elle le retrouvait dans des maisons, où lui, -Vivien, n'allait pas, enfin qu'elle avait, dans sa vie, une amitié -d'homme, à côté de la sienne. Il apprit aussi que cette amitié était -toute récente. C'était l'explication du silence gardé vis-à -vis de lui. -Il eût dû, s'il avait été logique avec son parti pris d'une affection -désintéressée, y voir une preuve de l'extrême délicatesse de Brigitte. -Elle avait trouvé le moyen d'être toujours pareille à son égard. Elle -l'avait vu aux mêmes heures qu'autrefois, aussi longtemps. Elle s'était -tue de cette amitié nouvelle, parce qu'elle avait bien prévu qu'il en -prendrait de l'ombrage. Et elle avait tout naturellement adopté le -procédé habituel aux femmes quand elles veulent concilier des choses -inconciliables, celui des tiroirs. Elles mettent bien, quand elles -rangent un meuble à secret, certains bijoux dans un tiroir, et d'autres, -dans un autre. De quoi pouvait se plaindre Pierre? L'avait-on changé de -tiroir? Et cela n'empêchait pas qu'un mois après la découverte du tiroir -Arnoult, il était le plus malheureux des hommes, sans avoir d'ailleurs -osé rien en faire paraître à Brigitte Fauvel. Il avait trop peur de -découvrir que le tiroir Arnoult n'était autre que l'ancien tiroir -Dehandy, et que la jeune femme avait pris un nouvel amant. Encore une -fois, il ne se fût pas reconnu le droit de s'en offenser. Le seul indice -de son intime mécontentement était une aversion, presque une horreur, -pour qui? pour la petite bête qu'il avait lui-même offerte à sa subtile -amie, pour le loup-loup de Poméranie, dont l'entrée avenue Montaigne -avait coïncidé exactement avec la révélation dont il souffrait. Cette -antipathie se manifestait si comiquement que Mme Fauvel ne pouvait -s'empêcher de s'en amuser. - ---«C'est pourtant vous qui me l'avez donné», disait-elle, «et vous avez -l'air d'en être jaloux!...» - -Hélas! ce n'était pas du preste et charmant animal, si léger dans ses -élans, si vif, si spirituel, que le titulaire du tiroir Amitié A était -jaloux. C'était du tiroir Amitié B. Mais était-ce bien Amitié qu'il -fallait lire sur l'étiquette? En constatant que Mme Fauvel ne voulait pas -comprendre sa mélancolie évidente, Pierre se le demandait souvent, trop -souvent, et chaque fois avec une peine plus profonde. - - -IV - -Sur ces entrefaites, il se produisit un incident absolument inespéré. Un -matin la femme de chambre entra chez Mme Fauvel, les yeux brillants, le -visage bouleversé par une émotion joyeuse: - ---«Madame, madame,» balbutiait-elle, dans son saisissement de cette -nouvelle extraordinaire, «Daisy est retrouvée!» - ---«Daisy est retrouvée?» fit Brigitte, tout en flattant de la main Fu-Fu, -qui mordillait le ruban rose pâle passé aux poignets de la chemise de -soie de sa maîtresse. Il ne soupçonnait guère la menace que le retour de -l'ancienne favorite représentait pour sa volontaire et capricieuse petite -personne. - ---«Oui, madame. C'est toute une histoire. Madame sait qu'hier elle a dit -à Joseph d'aller de grand matin porter un paquet de livres chez la sÅ“ur -de madame, rue de Varenne. Il s'est mis en retard. Arrivé place des -Invalides, il a vu à l'horloge de la gare qu'il n'avait plus trop le -temps d'aller et de revenir. Alors il appelle un fiacre, et qu'est-ce -qu'il voit sur le siège, entre les jambes du cocher? Une tête de chien -qui lui fait dire:--«On croirait Daisy.»--Il va pour caresser la bête, -elle le lèche! Il regarde davantage. Il se dit: «Mais c'est elle.» Il -demande au cocher: «Comment l'avez-vous eue?»--«Je l'ai trouvée couchée -sous une porte de hangar à Billancourt! un soir qu'il pleuvait en vrai -déluge. Elle était maigre. Elle avait l'air de mourir de faim et de -froid. Je l'ai ramassée et gardée. Mais si elle est à vous... C'est une -gentille bête et bien douce... Seulement elle ne joue jamais...» Alors -Joseph est allé chez la sÅ“ur de madame avec la voiture. Il est revenu -avec. Il n'y a pas de doute. Madame, c'est Daisy. Elle a cette petite -déchirure à son oreille que lui avait fait Tom. Madame se rappelle? -Madame veut-elle qu'on la lui amène? Madame verra comme elle est changée, -comme elle a souffert!» - ---«Mais oui; amenez-la tout de suite, tout de suite,» s'écria Brigitte -Fauvel. «Et prenez Fu-Fu. Mettez-le dans la lingerie qu'ils ne se -disputent pas aussitôt...» - -Quelques instants plus tard, la camériste rentrait, apportant dans ses -bras la pauvre chose, souillée de boue, déjetée de misère, qu'était -devenue la coquette, la fine, la souple Daisy, la jolie Blenheim, -habituée à prélasser ses poils soyeux sur les coussins de l'automobile. -La robe crottée, les yeux chassieux, les oreilles garnies de touffes en -grumeaux, la bête de luxe se présentait avec la physionomie lamentable -d'un chien d'aveugle. Elle s'était ignoblement salie à se tenir entre les -sabots fangeux du cocher, à se vautrer dans la paille de l'écurie. -Maintenant, stupéfiée du miracle qui la faisait soudain se retrouver dans -le décor de son ancienne existence, elle regardait autour d'elle, comme -hébétée de ce fantastique changement. Elle hésitait, ne sachant pas si -elle rêvait ou non. Toutes les images de ces quatre derniers mois -passaient sous son front bombé, que décorait toujours la tache -fauve--signe de sa noble race. Où était-elle allée depuis que la voleuse -l'avait ramassée sur le trottoir de l'avenue Montaigne? Pour qu'elle ne -fût restée entre aucune des mains qui avaient dû la posséder, il fallait -que ces mains eussent été brutales et méchantes. Avait-elle été vendue à -des gens qui l'avaient livrée en pâture à des enfants tourmenteurs? -L'avait-on confiée à des domestiques qui lui allongeaient des coups de -pied, emprisonnée dans des chenils de marchands, où d'autres bêtes plus -fortes la mordaient? Avait-elle erré à travers les rues, éperdue, -attaquée au passage par de cruels caniches, cherchant sa vie à même les -tas d'ordures, grelottant de froid par les nuits mauvaises, comme celle -où le cocher charitable avait eu pitié d'elle? Quelles visions hantaient -ses larges et profondes prunelles, au regard plus humain encore, tandis -que sa douce maîtresse de jadis l'appelait par ce nom qu'elle n'avait -plus jamais entendu: «Daisy! Daisy!» Et tout d'un coup, le flot des -souvenirs de son existence heureuse lui envahissant le cerveau, l'exilée -se précipita vers le lit avec des aboiements d'ivresse et des bonds de -reconnaissance émue, et elle déchirait les draps de ses ongles trop -longs, tachant la fine batiste, s'accrochant aux dentelles, griffant la -soie fragile du couvre-pied, au désespoir de la femme de chambre, qui -s'écriait: - ---«Ah! non, madame! Non!... Que madame ne la laisse pas monter sur le -lit. Elle va tout salir, tout gâter...» - ---«Ça ne fait rien», disait Mme Fauvel, en souriant. «Pauvre petite -Daisy! Oui, comme elle a souffert!... Faites donner cent francs au -cocher... Vous reviendrez vite et on la lavera... J'espère qu'elle fera -bon ménage avec Fu-Fu. Pauvre Daisy! Mais elle est vraiment trop sale... -Tenez, prenez-la, et que Joseph la lave tout de suite...» - ---«Eh bien!» disait-elle quelques heures plus tard à Pierre Vivien -stupéfait, en lui montrant la chienne couchée sur le tapis du petit -salon. «Vous la reconnaissez? C'est votre amie Daisy. On l'a retrouvée... -Elle n'a pas pris bon caractère dans ses aventures. Elle n'a rien voulu -manger. Et voyez, elle s'est mise dans ce coin de la fenêtre, cachée -derrière les plis des rideaux. Elle m'avait fait fête au premier moment. -Elle ne me regarde plus. Elle ne me répond plus. Tout cela depuis qu'elle -a découvert l'existence de Fu-Fu... Et lui, au contraire, il est si -gentil avec elle! Il ne demande qu'à jouer...» - -Et comme s'il eût voulu fournir un commentaire indiscutable à ce -témoignage de sa maîtresse, le Poméranien allongeait ses pattes à terre, -et, posant son museau aigu sur elles, il jappa doucement d'abord, puis -vivement, du côté de la boudeuse. Celle-ci, roulée en boule, son mufle -caché à demi dans sa fourrure maintenant toute blanche, ouvrit un instant -les yeux sans bouger, pour les refermer. Sur le tapis, à côté d'elle -était un morceau de sucre que Mme Fauvel lui avait tendu et qu'elle -n'avait pas pris. Celle-ci le ramassa et le tendit de nouveau à l'animal. - ---«C'est extraordinaire,» dit-elle. «Fi! la vilaine jalouse! On ne te -prend rien, pourtant, ma Daisy. Je te gâterai comme je te gâtais. Allons, -mange ce sucre. Sois douce...» - -Vaines flatteries de langage et de geste, auxquelles la bête continua -d'opposer une attitude non pas d'hostilité, car sa queue remua lentement, -mais d'indifférence systématique. Visiblement, tant que l'autre animal -serait là , elle ne consentirait pas à communiquer avec leur commune -maîtresse. Elle lui donnait à choisir entre elle et l'étranger. - ---«Non,» reprit Mme Fauvel, répondant tout haut au reproche muet de ce -refus et de cette immobilité. «Non. Je ne le renverrai pas. Tu entends. -Je ne le renverrai pas...» Et, prenant dans ses bras le loup-loup, elle -l'embrassa câlinement en l'emportant avec elle pour aller s'asseoir dans -son fauteuil accoutumé, tandis que Vivien lui disait: - ---«Je ne me pardonnerai jamais de vous avoir apporté cet affreux Fu-Fu.» - ---«Et moi, je suis trop contente de l'avoir,» répondit la jeune femme. -«Je déteste la jalousie. Il n'y a pas de sentiment qui me paraisse plus -mesquin et plus bas,--surtout,» insista-t-elle, «surtout quand on ne vous -prend rien.» - ---«Vous appelez cela ne lui rien prendre?» dit Pierre en regardant, tour -à tour, du côté de la petite Blenheim puis du petit Poméranien. - ---«Mais quoi?» fit-elle. - ---«Vous lui prenez la douceur de vous suffire,» osa-t-il répondre. «Ah! -ne pas suffire à quelqu'un,» répéta-t-il, «je comprends comme c'est dur, -allez, depuis que... moi non plus... je ne vous suffis plus...» - ---«Et moi,» dit-elle en rougissant, «je ne vous comprends pas.» Elle -avait dans les yeux pour lui répondre une si invincible obstination! Le -pli creusé entre ses fins sourcils blonds exprimait un mécontentement si -près d'être une colère! L'ami jaloux ne continua pas. Oh! Si! Elle -l'avait compris, mais elle ne voulait pas plus le comprendre, qu'elle ne -voulait comprendre les susceptibilités de la chienne revenue au gîte. -Cette réplique et ce regard, c'était le double tour de clef donné au -tiroir. - - -V - ---«Ah! monsieur Vivien,» disait, le jour suivant, le concierge de -l'hôtel, avec un visage bouleversé, comme Pierre se préparait à entrer -dans le vestibule. «Vous ne savez pas le malheur? Notre Daisy? Qui est-ce -qui aurait cru cela? Elle s'est sauvée. Oui, monsieur. Ce matin, comme -j'ouvrais la porte, je l'ai vue qui filait, filait... Il faut croire -qu'elle avait été bien heureuse chez son cocher, car elle s'est arrêtée -devant une voiture, pour essayer de sauter sur le siège. Elle croyait -que c'était lui. C'était une brute, celui-là , monsieur, et qui lui a -allongé un coup de fouet. Elle a roulé sur le pavé. Juste à ce moment une -automobile arrivait à toute vitesse. Et alors...» - ---«Elle a été écrasée?» - ---«Oui, monsieur. Une si jolie bête, et juste après qu'on nous l'avait -rapportée! On n'a pas osé le dire à madame. On a pensé que monsieur -Vivien la préparerait mieux...» - ---«Moi?» dit Pierre. «Et justement je venais vous demander de prévenir -madame qu'elle ne m'attende pas aujourd'hui. Nous devions sortir -ensemble, et j'ai un empêchement...» - - ---«En voilà un drôle de pistolet,» fit le concierge, redevenu sincère, -quand son interlocuteur fut reparti sans entrer. «J'ai cru qu'il allait -pleurer, lui, sur cette sale petite chienne!... L'imbécile! Il ne sait -pas!...» Et, se ressouvenant de l'époque où Dehandy avait apporté Daisy -dans la maison, le mauvais serviteur, qui avait l'esprit aussi -malveillant que simpliste, se mit à rire. «Et Dehandy était un beau gars -au moins, au lieu que celui-ci!... Ah! comment madame a-t-elle pu le -prendre?...» Puis, regardant le dos un peu voûté de Vivien, qui -s'éloignait le long de l'avenue Montaigne, il haussa les épaules. -Qu'aurait-ce été s'il avait pu deviner que les assiduités du visiteur -quotidien n'avaient jamais été récompensées, même d'un baiser, et ce que -représentait de si délicatement jeune dans ce cÅ“ur de plus de cinquante -ans, cette pitié pour la jalouse et pauvre Daisy? - - - - -VII - -LE DERNIER ROLE - - -I - ---«Il est bien mal, n'est-ce pas, monsieur le docteur?» demanda le vieil -homme au jeune médecin. - -Celui-ci, un grand garçon roux, au regard hardi, à la bouche heureuse, se -préparait à monter dans la voiturette automobile qui lui servait à ses -visites et qu'il conduisait lui-même. Il eut un hochement d'épaules, -regarda du côté de la maison dont il sortait, pour s'assurer qu'il -n'était pas épié. Puis, brutalement: - ---«Fichu!» répondit-il. Et, sans autre commentaire, il empoigna de son -bras robuste le levier d'embrayage et le tira vers lui. Le moteur -commença de haleter en grinçant, et le médecin, installé sur le siège, -les mains au volant, partit en faisant de la tête un signe d'adieu à son -interlocuteur qui demeurait là , immobile, à regarder lui aussi la petite -maison, gaie et claire sous le soleil de cette matinée de printemps. -C'était la classique demeure du rentier dans une vieille cité de l'Ile de -France. Elle était située dans une des rues de Nemours, pas très loin de -la Halle et tout près de ce bras du Loing, dit des _Petits-Fossés_, qui -sillonne la ville et longe l'hospice, avec son campanile mi-gothique et -mi-Renaissance. Cette maison avait deux étages, chacun percé de trois -fenêtres. Les volets peints en brun se rabattaient sur des feuillages de -plantes grimpantes si fraîchement vertes à cette époque de l'année! Un -jardinet s'étendait devant le perron. Deux grands lilas épanouis y -dressaient leurs branches chargées de grappes de fleurs violettes qui -frémissaient dans l'air bleu. Une énorme boule déformante et un jeu de -tonneau se voyaient dans une allée. L'arrêt de mort prononcé par le -médecin contre l'hôte de cet asile, prenait, par le contraste, une -signification plus sinistre. Quelle cruauté gratuite de la nature que -cette condamnation d'un être auquel suffisait une existence vouée à des -divertissements de cette innocence! L'ami fidèle qui contemplait cette -maison sentait ce contraste plus vivement encore, par les souvenirs que -cette fin prochaine d'un compagnon de sa jeunesse évoquait en lui. Leur -première rencontre remontait à un demi-siècle. Ils étaient alors élèves -au Conservatoire. L'un et l'autre avaient, depuis, fait carrière de -comédien, dans des voies un peu différentes. Les noms de guerre qu'ils -avaient pris résumaient, à eux seuls, ces différences. L'un, le -propriétaire condamné de la petite maison, avait eu un prix de tragédie. -Il était entré à l'Odéon d'abord, puis au Théâtre-Français, où il avait -vieilli dans les emplois subalternes, faute d'un vrai tempérament. Sur -son extrait de baptême, il s'appelait très modestement Dubois; pour le -public, il était Brizard. Il avait relevé le nom de cet illustre -tragédien vanté par Lemercier: «Le vieux Brizard, dont la stature était -théâtrale, la tête majestueuse, les mains paternelles, et qui, sans art, -faisait sortir le pathétique de ses entrailles...» L'autre, celui qui -allait survivre, avait mué en Valville son nom peu reluisant de Dupin. -Cette étiquette de l'ancien répertoire ne l'avait pas empêché d'aller de -plus en plus dans un sens opposé à celui de son camarade. Lui aussi était -entré à l'Odéon, mais pour passer de là au Vaudeville et aux Variétés. On -se rappelle les triomphes que son étourdissante fantaisie lui valut -d'abord dans les jeunes premiers, puis dans les amoureux quinquagénaires -d'Halévy et de Meilhac. Il avait été l'incarnation même du viveur -sentimental et ironique, naïf et blasé, délicat et quasi-falot de ce -spirituel théâtre,--image d'une société qui déjà n'est plus, celle du -second Empire prolongée dans la troisième République. Tout finit, même la -vogue des comédiens, et l'illustre Valville avait connu, comme l'obscur -Brizard, la mélancolie de la représentation d'adieux. Les deux acteurs -étaient demeurés des amis intimes, malgré la diversité de leur genre, -et, ce qui fait l'éloge de leur cÅ“ur, celle de leur succès. Tout jeunes -encore, ils avaient épousé les deux sÅ“urs, alliance qui les avait encore -rapprochés. Devenus veufs l'un et l'autre, ils avaient adopté, pour s'y -retirer, la même ville, cette antique Nemours qui exerce sur la gent -théâtrale un inexplicable et tout puissant attrait. Ils avaient acheté -deux maisons dans la même rue, il y avait à peine dix-huit mois, comptant -bien installer là , sur le bord du Loing, une petite province du pays de -Monomotapa, comme dans la fable: - - Deux vrais amis vivaient... - -Et presque tout de suite, Dubois, dit Brizard, avait commencé de donner -les signes d'un de ces dépérissements progressifs que les plus ignorants -en pathologie doivent remarquer. Son teint était devenu jaunâtre, la -saillie des veines sur son front s'était faite plus forte et plus -flexueuse; ses joues se creusaient; sa parole hésitait. Le docteur -consulté,--ce même médecin automobiliste qui venait de dire son laconique -«fichu!»--avait prononcé un nom de maladie redoutable et mystérieux: - ---«Il fait de l'_artério-sclérose_. Il a beaucoup fumé sans doute?» - ---«Lui, docteur Marmier? Il avait déjà l'horreur du cigare au -Conservatoire...» - ---«Le petit verre, alors? Hein! Avouez...» - ---«Il n'a jamais bu que de l'eau.» - ---«Et les belles dames? Les coulisses?...» - ---«Ah! docteur, Brizard était un mari parfait... Et je vous jure que les -coulisses ne sont pas ce que vous croyez.» - ---«Il a eu des émotions, alors, de grands chagrins, ou bien il s'est -surmené?...» - ---«Une montre, docteur Marmier, c'était une montre! Lever à la même -heure, déjeuner à la même heure, et rue de Richelieu, vous savez, il ne -se la foulait pas... Ah! si ç'avait été boulevard Montmartre!... Mais -dans la boîte à Molière...» - -Et le vieux comédien du boulevard avait eu un geste. Quel geste! Celui -d'un grognard de la Grande-Armée parlant d'un garde national. - ---«Alors, ce sera simplement la rouille de la vie, comme a dit si -justement Peter,» avait repris Marmier. Quand les médecins ne comprennent -rien aux causes d'une maladie, ils prononcent sentencieusement une -formule. Du temps de ce Molière, dont Valville faisait sans respect le -patron d'une «boîte», cette formule était en latin. Aujourd'hui, c'est -quelque citation d'un maître, rédigée dans cette rhétorique d'un -pittoresque brutal que la Faculté emprunte volontiers à la littérature -réaliste. «Mais l'athérome permet une longue survie,» continua-t-il, «et -M. Brizard est à Nemours dans des conditions idéales: vie paisible, bon -air, régime sobre, laitages, viandes blanches, légumes, un peu -d'hydrothérapie modérée. Avec vingt jours par mois d'iodure de sodium, -je vous le retape, vous verrez...» - -Valville avait vu, tout au contraire, son camarade jaunir davantage, les -joues du malheureux se creuser encore, son dos se voûter. Puis -brusquement était apparu l'un des symptômes les plus terrifiants pour -l'entourage de ces malades-là : des accès répétés d'angine de poitrine, -Brizard immobilisé soudain par une atroce douleur irradiant du cÅ“ur vers -le cou et le bras gauche, pâle, trempé de sueur, incapable de respirer, -de parler, et, dans ses prunelles, l'angoisse de la mort imminente. Le -docteur Marmier appelé d'urgence, avait ausculté longuement le vieux -tragédien, puis il avait prononcé de nouveau une parole, trop claire et -trop obscure à la fois, pour ne pas porter à leur comble les -appréhensions de Valville: - ---«J'ai peur d'un anévrisme de l'aorte,» avait-il dit. «Pas d'émotions, -surtout. Il n'en a pas eu ces temps-ci?» - ---«Et quelles émotions voulez-vous qu'il ait?» avait demandé le fidèle -ami. - ---«Tant mieux! Allons, tant mieux!» avait répondu le médecin d'un air -incrédule. «Il ne va pas trop souvent à Paris?» - ---«Lui? Une ou deux fois par mois, quand on donne une tragédie dans son -ancien théâtre. Ç'a été sa seule passion, la tragédie, la seule... Je -vous affirme, docteur, que vous vous faites une idée très fausse de -l'existence des artistes.» - -Marmier avait hoché la tête. Rien de sommaire comme la psychologie d'un -médecin qui n'est pas très intelligent. Ce métier, dont on croirait qu'il -doit développer au suprême degré le sens de l'observation, semble au -contraire l'oblitérer chez les praticiens médiocres, qui ne pensent plus -que par cases. La nécessité de se décider vite sur des individus qu'ils -n'ont matériellement pas le temps d'étudier explique cette disposition -d'esprit. Marmier s'était fait son type «acteur». Bon gré, mal gré, il -fallait que Brizard y rentrât. Il ne croyait donc pas aux protestations -de Valville. Il y avait aussi en lui une autre case, celle des visites à -dix francs. Il avait commencé de les multiplier, de plus en plus -inquiet,--disons-le pour ne pas trop calomnier la fréquence de ses -auscultations.--Les crises d'_angor pectoris_ s'étaient d'ailleurs -multipliées, elles aussi, chez le malade. Marmier, assez bon -diagnosticien, avait vite reconnu que l'aortite chronique, révélée par -ces crises, approchait du dénouement. Ce matin-ci, l'extrême angoisse de -Brizard, le refroidissement des extrémités, la petitesse et -l'irrégularité du pouls, lui avaient paru annoncer une rupture imminente -du cÅ“ur. Il avait tenu parole à Valville, qui, dès les premiers jours, -lui avait demandé de ne pas lui cacher la vérité: - ---«J'ai peut-être eu tort,» songeait-il, tandis que sa voiturette -l'emportait à travers la campagne verdoyante du mois de mai, du côté de -Château-Landon et de ses pittoresques rochers. «Il va lui parler, et à -quoi bon?... Mais ce sont leurs affaires... Il est capable de vouloir -que son camarade meure dans le giron, pour faire croire aux gens d'ici -que MM. Valville et Brizard sont de vertueux bourgeois. Ces cabots, quels -mythomanes!» - - -II - -Hélas! personne au monde ne méritait moins que le pauvre comédien des -_Variétés_ ce qualificatif créé par un maître de la psychiatrie, le -docteur Ernest Dupré, pour désigner les menteurs professionnels. Oui. Il -était bien un peu «cabot». On n'échappe pas à son métier. On n'a pas -impunément figuré, des années durant, tous les La Musardière, les -Boisgommeux, les Montflambert, les La Goupillière. Vous reconnaissez les -noms dont cet aimable Meilhac et ce spirituel Halévy baptisaient -volontiers leurs viveurs vieillissants.--C'est ainsi que, retiré dans -cette villégiature de Nemours, il avait «pioché», pour parler son style, -une tenue de Parisien à la campagne:--guêtres grises sur des souliers -jaunes, pantalons gris à petits carreaux, veston bleu boutonné d'un seul -bouton, cravate Lavallière en foulard souple à bouts lâchement noués, -chapeau de feutre mou au bord de devant rabattu savamment, gants de fil -souple, parasol de soie bise doublée de soie verte. Et quand il se -promenait le long du Loing, la ligne de sa silhouette projetée sur le -sol clair lui faisait se dire mentalement, avec un orgueil professionnel: - ---«Ce que ça y est, tout de même! Ce que c'est le bonhomme!» - -Mais le cÅ“ur qui battait sous ce gilet de coutil,--choisi avec quel -art!--était un cÅ“ur tout simple, un cÅ“ur d'enfant, et quand il traversa -le petit jardin pour aller rendre visite à son ami, après avoir entendu -le verdict cruel du médecin, de véritables larmes roulaient sur les joues -du pauvre Valville. Elles mouillaient sa moustache toute blanche, qu'il -arborait fièrement, comme une revanche du masque glabre qu'il avait dû -garder si longtemps. Il les essuya d'un coin de son mouchoir, quand la -servante fut venue à son coup de sonnette. Le visage de cette fille -exprimait les sentiments contradictoires qu'éprouvent les domestiques à -la veille du décès probable d'un maître. Ils vont perdre une place et ils -n'osent pas faire des démarches pour en trouver déjà une autre. La -commune humanité s'émeut en eux devant l'approche de l'agonie, et il s'y -mélange une curiosité involontairement cruelle, la naïve importance de -participer à un événement dont le voisinage s'occupe. Un fond -d'indifférence persiste,--car enfin c'est un étranger que le maître qui -va mourir.--«Me mettra-t-il sur son testament?» Cette idée allume un -petit éclair de cupidité dans le regard et en complique encore -l'expression déjà si obscure. La Mariette, c'était le nom de la femme de -charge promue chez Brizard au rang de gouvernante, devança les questions -du visiteur, en lui disant: - ---«Il n'y a pas moyen de le faire se tenir au lit. Il s'est levé...» - ---«Je vais l'obliger à se recoucher,» répondit Valville, qui gravit -prestement l'escalier intérieur,--quelques marches, mais Brizard pouvait -à peine les descendre et les remonter depuis plusieurs semaines. Il -refusait cependant d'habiter la pièce du rez-de-chaussée qu'il appelait -pompeusement le salon. Les murs de l'escalier racontaient, pour qui le -connaissait bien, la raison de ce refus. Ils étaient garnis, du haut en -bas, de gravures qui représentaient ou des portraits d'acteurs ou des -scènes de théâtre: les Lekain, les Clairon, les Adrienne Lecouvreur, les -Talma, faisaient de cet escalier en pierre grise une humble succursale -des couloirs et du foyer de la célèbre Maison de la rue de Richelieu. -Cette passion du métier se révélait davantage encore dans la chambre à -coucher où se tenait le malade. Elle était littéralement tapissée avec -les souvenirs de sa carrière, si peu glorieuse. Ah! Ce n'avait pas été -faute de foi et de persévérant labeur. Tous les Horace et les Félix, les -Titus et les Manlius, les Flaminius et les Sertorius, les Burrhus et les -Héraclius de la tragédie classique avaient été consciencieusement tenus à -chaque occasion par ce dévot de ce genre démodé, et il pouvait se -regarder dans vingt portraits à tout âge, ici vêtu du laticlave, là en -cuirasse et une main sur une épée courte, ailleurs siégeant sur la chaise -curule, plus loin haranguant des conjurés. Quelques-uns de ces portraits -étaient de simples photographies, agrandies démesurément; d'autres, des -peintures. Le soin que Dubois, dit Brizard, avait pris de les commander -et de les conserver, achevait de démontrer l'importance attachée par lui -aux soirées où il avait réalisé un peu de son rêve de jeune homme, conçu -à l'époque où il obtenait son second prix au Conservatoire. Le glorieux -diplôme était là , encadré, comme aussi deux couronnes en métal doré -offertes au tragédien au cours de tournées en province. Des bouquets -séchés et fanés, avec des rubans à inscriptions, remémoraient quelques -représentations plus brillantes. Des glaives en faisceaux et des casques -romains, astiqués comme des pièces d'argenterie, reflétaient le soleil -qui entrait par la fenêtre. Il miroitait encore, ce gai soleil, sur des -plaques de verre à l'abri desquelles jaunissaient des cartes de visite, -portant le nom de personnages connus et des formules de félicitations -bien banales. Elles ne l'étaient pas pour Dubois, dit Brizard, qui -s'occupait en ce moment à la besogne dont avait parlé la ménagère. A -coups de ciseau, il avait commencé de taillader la longue barbe blanche -poussée depuis sa retraite, et qui lui donnait l'air vénérable d'un Joad -toujours sur le point de s'écrier: - - Où suis-je? De Baal ne vois-je pas le prêtre?... - -Puis il avait pris le blaireau, et il se savonnait la face aussi -vigoureusement que le lui permettait sa faiblesse. A chaque instant, il -devait abaisser son bras. Cet effort pour tenir sa main levée épuisait -son pauvre cÅ“ur. Pourtant, il était bien décidé à exécuter jusqu'au bout -cette opération qui lui rendrait pour un jour le menton bleu de sa -profession. La lame d'un rasoir ouvert luisait, à portée de sa main, -auprès d'un cuir à repasser. Ce vieux comédien, au maigre corps drapé -dans une espèce de peignoir de toile rayée, les pieds pris dans des -pantoufles sans quartier, absorbé ainsi dans ces soins d'une inexplicable -toilette,--pour qui et pour quoi se rasait-il avec ce soin minutieux, -malgré sa douleur?--paraissait d'autant plus sinistre qu'il avait étalé -sur sa table tous les instruments d'un complet maquillage: patte de -lièvre, boîtes de rouge, crayons pour les cils. Et la mort était dans les -yeux sinistres d'éclat, dans les pochettes gonflées des paupières, dans -le creux des joues, à la fois rentrées et tombantes, dans le cou dont la -peau flétrie se plissait comme en des fanons, dans l'essoufflement du -maigre torse sans cesse tendu pour aspirer un peu d'air, dans la fatigue -infinie de l'attitude et du geste. Oui, Dubois, dit Brizard, allait -mourir et il le savait. Il salua Valville d'un mot qui ne permettait pas -le doute. C'était, coïncidence ironique, précisément celui dont le -docteur Marmier s'était servi. - ---«Le médecin sort d'ici. Fichu, mon bon!... Je suis fichu, tu -m'entends...» - ---«Je l'ai rencontré,» répliqua Valville, «et il m'a justement affirmé le -contraire. Tu vas mieux...» - ---«Je te dirai comme Pylade, et ce sera deux fois vrai: - - Seigneur, vous me trompiez...» - ---«Alors, je te répondrai comme Oreste: - - ... Je me trompais moi-même.» - ---«Non,» reprit le tragédien en regardant son ami avec des prunelles si -aiguës que l'autre détourna les yeux. «Tu ne te trompes pas. Marmier t'a -dit la vérité... Mais, mon pauvre vieux, j'ai entendu ton pas dans -l'escalier. Il était lourd!... Tu prenais le temps de te composer un -visage... Tu as pleuré. Ne dis pas non. Ta moustache est mouillée... Va, -ça y est. Plus de Brizard! _Sacqué_ une fois pour toutes!...» - -Il eut un sourire courageux pour prononcer ce mot d'argot, qui signifie -congédier, au théâtre comme à l'atelier. Un Allemand en délire a trouvé -qu'il venait de _zucken_, forme intensive de _ziehen_, tirer. C'est tout -simplement l'ouvrier renvoyé qui reprend son sac. L'acteur, plus savant -étymologiste dans son simple geste que le philologue d'Outre-Rhin, -esquissa le mouvement de quelqu'un qui prend ses cliques et ses claques, -et il ajouta un: «Enlevez! c'est pesé!...» emprunté au _Courrier de -Lyon_, qui mit de nouveau les larmes aux paupières de Valville. Le -«Parisien en villégiature» avait cette bonne grosse sensibilité des -coulisses, prompte aux expansions. Il se tut pour ne pas se trahir, -tandis que le moribond recommençait de se raser avec une énergie sans -cesse défaillante. De minute en minute sa main retombait sur ses genoux. -Et il disait, expliquant son étrange acharnement à cette suprême -toilette: - ---«Je n'ai pas peur, Valville... J'ai été un brave homme d'artiste qui -n'a fait de mal à personne. Quand j'arriverai devant le bon Dieu, il me -lira dans le cÅ“ur. Il n'y verra rien que de propre. J'ai fait ma -lessive, hier. Je ne te l'ai pas raconté pour ne pas t'affliger, ma -vieille. J'ai vu le prêtre. Enfin, je suis paré... Mais avant de passer, -je voudrais... Tu vas te payer ma tête, toi, l'homme des _Variétés_. Je -voudrais jouer la tragédie encore une fois. Ça m'est venu, en me -regardant ce matin dans la glace. Quand je me suis vu si maigre, si -blanc, j'ai pensé: «Quel dommage de ne pas avoir eu cette gueule-là pour -mon _Mithridate_!... Ah! Ce que j'y étais bon! Tu ne m'y as pas vu... -C'était le rôle que je préférais, à cause de Brizard, mon patron, le -vrai, le grand... Mais tu ne comprends pas, tu ne peux pas comprendre. Tu -n'as jamais senti la tragédie, toi, Valville...» Il répéta ce mot -emphatiquement, en séparant chaque syllabe: «_La Tra-gé-die!_ Il n'y a -qu'elle qui soit de l'art, Valville, du théâtre... Le reste...» Il eut -un: «Pfutt!» d'un indicible mépris. «Pardon, mon ami, tu sais comme j'ai -eu de plaisir à tes succès. Tu avais du talent, Valville, un charmant -talent... Mais la Tragédie, mon ami! _La Tra-gé-die!_ Lekain, Brizard, -Talma!... Enfin, ç'a été la foi de ma vie, ma religion. Je l'ai défendue -souvent contre toi. Tu m'appelais _poncif_ et _pompier_. Je ne discutais -pas. A quoi bon? Quand on ne sent pas cela, on ne le sent pas. Moi je le -sentais... Ah! ce que je le sentais!... J'avais la tradition. Je l'avais -reçue de Fleuret, mon premier maître. Il la tenait de Barrias, qui la -tenait de Talma. Enfin, Valville, j'ai tant aimé la tragédie que je -serais content, mieux que content, heureux, tu m'entends, heureux, si je -pouvais la jouer encore une fois, avant de mourir... Ne me crois pas fou, -Valville, je ne le suis pas. Je voudrais jouer _Mithridate_... Oh! pas -tout, la fin seulement, avec cette figure... Alors j'ai pensé: mon petit -Valville voudra bien m'y aider...» - ---«Moi?» interrompit l'homme des _Variétés_, comme l'avait appelé -l'autre, à moitié attendri, à moitié goguenard, devant une fantaisie qui -lui paraissait si baroque tout ensemble et si macabre... «Mais comment?» - ---«En me donnant la réplique, voilà tout. Tu as bonne mémoire encore... -Ce que je te demande, c'est de m'apprendre, d'ici à deux heures, le rôle -de Monime... Ah! ça te changera. Mais les vers sont si beaux... Tu verras -que ça ne sera pas comique... Et tu m'apprendras aussi ceux d'Arbate et -d'Arcas dans les scènes quatre, cinq, six et sept du quatre et dans la -scène cinquième du cinq... Mais il faut que tu saches tout ça d'ici à -deux heures. C'est tout juste si je durerai jusque-là ... Est-ce promis, -Valville?» - -Il émanait du vieil artiste une telle suggestion, cette extravagante et -suprême imploration d'un mourant était formulée d'une voix si émue, avec -une ardeur si frémissante que Valville répondit simplement: - ---«C'est promis. Donne-moi ton Racine. Dans deux heures, je saurai tout -ce bout de rôle de Mme Monime... Valville-Monime, tu avoueras que c'est -un peu _loufoque_... Mais...» et il dissimula derrière cette autre -plaisanterie professionnelle l'émotion qui lui serrait la gorge, «il n'y -aura personne pour _m'emboîter_.» - - -III - ---«Valville-Monime!» se répétait l'excellent homme comme deux heures -sonnaient, en reprenant, le volume de Racine sous le bras, le chemin de -la petite maison où l'attendait son camarade. «Monime, Arcas, Xipharès... -Quels noms, messeigneurs! Moi qui n'ai jamais pu écouter une de ces -grandes machines sans avoir envie ou de dormir ou d'éclater de rire!... -Je ne rirai pas et je ne dormirai pas, cette fois. C'est trop triste. -Quelqu'un qui nous verrait trouverait-il ça farce, tout de même? Et dire -que ce brave Dubois est arrivé à soixante-sept ans avec des idées aussi -_coco_ que celles-là dans la cervelle! La tragédie! Il croit à la -tragédie!... Ah! s'il n'était pas si malade!... Non, je ne lui dirai -rien. Quand il se portait comme le Pont-Neuf, je n'osais déjà pas le -remoucher là -dessus, pour ne pas le peiner. Ma femme m'avait tant demandé -de ne pas discuter ça ensemble! «C'est son dada, qu'est-ce que tu veux?» -Je crois l'entendre... Pauvre femme! Morte aussi, comme sa sÅ“ur, comme -Brizard demain, comme moi après-demain... Est-ce drôle? Voir des gens -souffrir vraiment, mourir vraiment, avec de vrais mots, bien familiers, -bien nature, les dire soi-même, ces mots nature, et ne pas éprouver du -dégoût devant des bonhommes en peplum qui débitent de grands diables -d'alexandrins en style noble? Mais quand tu parles de ta figure, Brizard, -tu dis: ma gueule, tu ne dis pas: - - Et mon front, dépouillé d'un si noble avantage, - Du temps qui l'a flétri laisse voir tout l'outrage... - -«Tout l'outrage? Tu dis: flappi, vanné, vaseux... En ai-je eu de la -chance, tout jeune, d'avoir eu le goût de la chose vue, du coudoyé! Sans -cela, j'aurais vieilli dans mon emploi, comme Brizard dans le sien, à -jouer quoi? des Scapin, des Crispin, des Jodelet, des Mascarille! Est-ce -bête encore, ces noms-là ! Et ces domestiques qui causent en vers, eux -aussi! Je les donnerais tous pour le concierge de la _Mi-Carême_, le -père Mitaine, qui me répondait si drôlement quand j'étais Boislambert et -que je me lamentais, après l'avoir remplacé dans sa loge de portier -quelques instants. Je lui disais: «J'ai été l'amant de Marguerite pendant -vingt-deux mois, j'ai été son portier pendant cinq minutes. Il me semble -que j'en ai beaucoup plus appris sur elle, en étant son portier pendant -cinq minutes, qu'en étant son amant pendant vingt-deux mois...» Et sa -réplique, à lui! «Jugez un peu, monsieur, jugez ce que vous auriez -appris, si vous aviez été son amant pendant cinq minutes et son portier -pendant vingt-deux mois...» Dieu! Lhéritier était-il bon dans ce rôle-là ! -Et moi...? Oh! moi, je n'étais pas mal.» - -Et Valville-Monime, redevenu pour une seconde le vrai Valville, le -Valville-Boislambert, mima son camarade de 1874, se mima lui-même, et il -débita tout haut ces deux phrases de cette _folie-vaudeville_,--comme le -sous-titre de l'affiche désignait cette géniale pochade,--à la stupeur de -deux laveuses qui s'interrompirent de battre leur linge, et elles -regardaient ce monsieur bien mis, en guêtres, en gilet de piqué et en -cravate bleue à pois, qui se parlait tout seul à voix haute. Soudain, se -rappelant son pauvre Brizard, le vieux comédien eut un remords et hâtant -le pas: - -«--Allons jouer Monime et Arcas, Arbate et Xipharès, puisque ça lui fait -plaisir. Après tout, ça l'occupera toujours un peu. Pendant ce temps-là -il ne pensera plus à sa mort... Il est vrai qu'il a choisi _Mithridate_. -Il a eu la main heureuse!... Tout de même, c'est incompréhensible...» - ---«Ah! monsieur,» fit la servante quand il eut de nouveau sonné à la -porte, et d'une voix épouvantée: «Je crois que Monsieur est devenu fou... -Si vous voyiez comme il s'est costumé? Un vrai mardi-gras, monsieur, et -quelqu'un de si malade! Ah! monsieur, faites-le coucher, je vous en -prie... Et il est excité!... Il ne fait qu'appeler les Romains, monsieur. -Enfin, ça fait peur...» - -Le saisissement de la domestique s'expliqua pour Valville dès son entrée -dans la chambre du malade. Celui-ci avait revêtu une tunique en laine -brunâtre, sur des braies de même étoffe et de même couleur. Une ceinture -orientale de soie rouge, avec de petits morceaux de miroirs cousus à même -et de fausses pierreries, serrait sa taille. Une chlamyde de pourpre -s'agrafait à son épaule. Il avait suspendu à un baudrier un de ces -cimeterres que les anciens appelaient _acinaces_, et le bonnet phrygien -coiffait sa tête. C'était l'attirail dans lequel il avait joué jadis -Mithridate. La fascination de ce rôle devait avoir été bien grande sur -l'acteur, pour qu'il eût conservé cette défroque. Il apparaissait comme -le spectre même de cette vieille tragédie à laquelle il avait voué ce -culte si passionné que même l'approche de la mort ne l'en guérissait pas. -La maigreur de son corps, jadis vigoureux et râblé, se reconnaissait au -flottement de ce fantastique costume. Il avait «fait» sa figure, pour en -accentuer encore la flétrissure quasi-cadavérique, passé ses paupières au -noir, ses lèvres au violet, ses joues au blanc gras avec de la poudre -d'ocre. Et ses prunelles brillaient d'une ardeur qui passa dans sa voix -pour dire avec une demi-gouaillerie, comme s'il voulait devancer et -désarmer l'ironie de son camarade: - ---«Vous vous faites attendre, princesse... Tu sais ton rôle, ou plutôt -tes rôles?» - ---«Je les sais,» dit Valville, «mais ce costume...» - -Il montra sa cravate et son veston, avec un air de gouaillerie, lui -aussi, la gorge serrée par ce qu'il y avait de grotesque à la fois et de -terrible dans cette apparition de l'agonisant dans cet attirail. Dubois, -dit Brizard, avait dû s'asseoir. Ses efforts pour se vêtir ainsi et seul, -l'avaient épuisé. Il répondit: - ---«Ce n'est pas pour la salle que nous allons jouer, c'est pour moi...» -Et montrant son front: «_Je vois Monime, je vois Arbate, je vois -Arcas_...» - ---«Est-ce que vraiment il deviendrait fou?» se demanda Valville. - -Mais non. Ce n'était pas une hallucination morbide qui possédait Dubois, -dit Brizard; c'était l'enthousiasme de l'art qui l'illuminait. Se -dressant sur ses pieds, il attaqua la quatrième scène du quatre, comme il -avait dit, celle où le vieux Mithridate, qui sait les sentiments de -Monime pour un autre, la presse de l'épouser: - - Venez, et qu'à l'autel ma promesse accomplie - Par des nÅ“uds éternels l'un à l'autre nous lie... - -Était-ce la fièvre d'une vie exaltée avant de s'éteindre par un suprême -sursaut d'énergie? Était-ce l'émotion éprouvée par Valville, qui le -rendait lui-même sensible à l'excès? Il lui sembla que ces vers, lus tout -à l'heure avec indifférence, avec ennui, s'animaient soudain en passant -par la bouche de son camarade. Ce n'était plus le roi du Pont qui parlait -en alexandrins conventionnels, c'était la plainte du vieillard -malheureux, le gémissement d'un cÅ“ur qui va s'arrêter de battre et qui -dit adieu à toutes les choses de la vie, à l'amour, à l'espérance, au -printemps,--ce printemps épanoui dans les lilas du petit jardin, sous la -fenêtre! Et Valville écoutait, après avoir débité machinalement ses -propres tirades, Dubois, dit Brizard, sangloter: «Elle me quitte!...» et -se maudire: - - D'avoir laissé remplir d'ardeurs empoisonnées - Un cÅ“ur déjà glacé par le froid des années... - -Il l'écoutait se ressaisir, et, quand on lui annonce: - - Les Romains sont en foule autour de cette place. - -jeter le célèbre cri: «Les Romains!...» Et ôtant son bonnet, pour imiter -le geste légendaire du vrai Brizard, le moribond s'élança sur un casque -préparé à l'avance et posé sur un fauteuil, sans que le spectateur unique -pour lequel il jouait ainsi, pensât maintenant à sourire. Ce fut enfin le -célèbre morceau de la fin, la «cinquième scène du cinq». Valville-Monime -était si bouleversé qu'à peine s'il put prononcer le vers par lequel la -princesse salue le retour de Mithridate mourant: - - Ah! que vois-je, Seigneur, et quel sort est le vôtre... - -Dubois-Brizard, lui, avait toute la fermeté d'une agonie magnanime pour -répondre: - - Cessez et retenez vos larmes l'un et l'autre... - -Quel succès, si jadis, quand il jouait ce personnage sur les planches de -la Comédie-Française, il avait eu cet accent de héros vaincu pour dire: - - Et ma gloire, plutôt digne d'être admirée, - Ne doit point par des pleurs être déshonorée!... - -s'il avait trouvé cette tendresse pour gémir: - - Mais vous me tenez lieu d'empire, de couronne... - -cette fierté résignée pour s'écrier: - - ... C'en est fait, madame, et j'ai vécu! - -s'il avait ainsi murmuré: - - ... Approchez-vous, mon fils, - Dans cet embrassement dont la douceur me flatte, - Venez et recevez l'âme de Mithridate... - - -Mais que se passait-il? Était-ce un jeu encore? Était-ce une réalité? Cet -affaissement, ces paupières battantes, ce râle?... - ---«Brizard?» cria Valville d'une voix angoissée, «Brizard? Tu m'entends, -Brizard?» - - -Le vieil acteur eut la force d'ouvrir ses yeux. Il regarda son ami. Une -dernière phrase lui vint aux lèvres, qu'il ne prononça pas tout entière. -Valville distingua pourtant ce mot: «talent». Puis, les yeux se -voilèrent, la bouche s'ouvrit pour quelques souffles encore. Dubois, dit -Brizard, venait de mourir,--et, pour la première fois et la dernière, il -avait eu, en effet, du talent. - - - - -VIII - -LE PÈRE THEURIOT - -La conversation avait roulé ce soir-là , pendant et après le dîner, -uniquement sur une grève en train de bouleverser un de nos plus grands -services publics. Le syndicalisme est très à la mode, cette année. Les -belles dames, habillées par Worth et par Doucet, qui figuraient autour de -la table délicieusement parée d'orchidées et de groupes de Saxe, avaient -donc _syndicalisé_, comme André Chénier était athée, d'après -Rivarol--avec délices. Les hommes avaient protesté, assez doucement. Puis -tout ce monde élégant s'était accordé pour rire des perspectives ainsi -ouvertes sur l'avenir. Les Parisiens riches semblent avoir perdu -aujourd'hui jusqu'à cette énergie de la peur, cette dernière forme que -prend l'instinct de conservation chez les animaux les moins courageux. Je -les regardais, avec l'impression que ce même Rivarol dut avoir, quand, en -1789, il soupait avec des grands seigneurs qui lui disaient: «Vous -exagérez. En France, tout finit par des chansons.» Un seul des convives -m'avait semblé, par son silence désapprobateur et sa physionomie -soucieuse, posséder une juste conscience des réalités prochaines, sans -doute parce qu'il était dans les affaires. Lesquelles? Je n'aurais pu le -dire et je le connaissais depuis vingt ans! Est-ce Parisien encore, cela? -Je m'expliquai sa visible préoccupation par des motifs d'intérêt, et je -l'en estimais. Notre époque est tellement infestée d'idéologie, et de la -pire, que l'on éprouve une satisfaction d'esprit à rencontrer quelqu'un -qui pense à son _fait_. Aussi lorsqu'Amédée Morand--c'est son nom--se -leva pour s'en aller, je le suivis. Je comptais échanger avec lui -quelques-uns de ces pronostics, d'un pessimisme d'ailleurs inutile, qui -servent d'exutoire aux inquiétudes impuissantes. J'eus la surprise de -l'entendre me raconter un souvenir personnel, une anecdote de guerre -civile que j'ai notée, aussitôt rentré. Ces épisodes privés vous rendent -si réels, si concrets les désastres sociaux! C'est une leçon de choses, -et les convives de tout à l'heure avaient vraiment besoin d'en recevoir -une. - - -I - ---«... Les avez-vous entendus, tous ces _snobs_?» commença Morand, en -s'arrêtant sur le seuil de la porte pour allumer son cigare. «Ce sera -peut-être amusant!... Voilà ce qu'ils disent quand on leur parle du -_grand soir_.» Il répéta par trois fois: «Amusant! Amusant! Amusant!... -Cela me rappelle une aventure qui m'est arrivée, quand j'avais dix-sept -ans. Elle m'a donné, à moi, pour la vie, l'horreur et la terreur des -révolutions... Voulez-vous que je vous la dise? Nous marcherons un peu. -Cette avenue des Champs-Élysées est encore possible, sur le trottoir...» -Nous étions à la hauteur de la rue Bassano. Puis, sans attendre ma -réponse: «Où étiez-vous pendant la Commune, vous?» - ---«A Sainte-Barbe», dis-je, «d'où je suivais la classe de philosophie de -Louis-le-Grand.» - ---«Alors nous étions tout voisins», reprit-il. «C'est drôle. J'étais en -philosophie aussi, moi. Je suivais la classe de Napoléon et j'étais à -l'institution Vanaboste, rue de la Vieille-Estrapade, de l'autre côté du -Panthéon. Je ne sais pas ce que vous pensiez dans votre collège, mais -dans ma pension à moi, notre état d'esprit était celui des convives de ce -soir. Nous trouvions tout ça très amusant, nous aussi. Nous étions seize -élèves, au lieu de cent. Nos maîtres d'étude se réduisaient au père -Theuriot, un vétéran du pionicat, qui dormait la moitié du jour sur des -romans empruntés à un cabinet de lecture situé rue Soufflot, disparu, -comme la pension. Le père Theuriot était surnommé «La Pipe», à cause -d'une de ses formules favorites: «Je vous parie une pipe de tabac que...» -Nos répétiteurs n'étaient plus qu'au nombre de deux, un pour les -sciences, un pour les lettres. Celui-ci s'appelait Paumelle. Il était à -l'École normale. Les trois quarts du temps, l'heure de sa conférence se -passait à nous lire des auteurs modernes, avec une insouciance égale à la -nôtre. Encore aujourd'hui, tant d'inconscience reste pour moi une énigme. -La déclaration de guerre, Sedan, le siège, ces terribles épreuves -s'étaient succédé coup sur coup. Elles ne nous étaient pas _vraies_, je -ne trouve pas d'autre mot, pas plus qu'aux caillettes de tout à l'heure -l'effrayante montée d'un prolétariat sans pitié. Paumelle préparait son -agrégation, comme nous notre baccalauréat, comme le père Theuriot lisait -les Å“uvres d'Alexandre Dumas, aussi paisiblement que si la grande voix -des canons des forts ne nous avait pas avertis tout le long du jour que -nous étions en état de guerre, et quelle guerre! - ---«Messieurs,» nous dit-il pourtant un matin, vers les premiers jours de -mai, «je prends congé de vous pour quelque temps. J'ai de mauvaises -nouvelles de la santé de mon père. Je pars pour la Bourgogne ce soir.» Il -achevait sa conférence sur cet adieu. Comme je lui demandais, sur le -seuil de l'étude, si je ne pourrais pas le revoir dans la journée pour -quelques indications de lectures. «Mais sortez avec moi, Morand, j'ai une -course à faire. Vous m'accompagnerez et nous causerons.» Je nous vois -encore, cet aimable professeur et moi passant la porte de la pension. Il -n'y avait plus besoin de permission pour aller et venir. Oui, je nous -vois nous dirigeant vers le Luxembourg et le traversant. Je nous vois -gagnant la rue des Saints-Pères. Nous obliquons à droite, par la rue -Saint-Dominique alors intacte et nous nous arrêtons devant le ministère -de la guerre. - ---«Me voici arrivé», dit Paumelle. «Je vais demander un passeport à mon -ancien cacique[6]. Il est chef du cabinet du ministre de la guerre. -Est-ce drôle, hein?... Vous n'avez pas envie de voir ce qui se passe dans -cette boîte? Ce sera peut-être amusant...» Amusant! Lui aussi, vous -voyez!... «Montez donc.» - - [6] Nom du chef de section dans l'argot de la rue d'Ulm. - -«J'acceptai. Les moindres détails de cette visite me seraient restés -présents, même si je n'avais pas fait dans l'escalier une rencontre qui -eut de si tragiques conséquences. Je suis entré dans ce ministère cette -seule fois. Deux fédérés à mine farouche montaient la garde devant les -guérites qui flanquaient la porte. Ils avaient plus de quarante ans. Leur -barbe en broussaille grisonnait. Leur face était plaquée de rouge, et -leurs yeux luisaient d'un mauvais regard. Et quelles capotes, déchirées -et loqueteuses! Quels képis déformés, délacés, cassés! En revanche, les -officiers pullulaient sur les marches de l'escalier, tous plus pimpants -les uns que les autres, avec des femmes qui riaient haut, peintes, -teintes, quelques-unes portant des uniformes de vivandières -d'opéracomique. Ce monde fumait, caquetait, flirtait, réalisant à -merveille la phrase prêtée à Danton: «J'ai bien _ribaudé_, bien caressé -les filles...» et le reste. Je me sentais terriblement intimidé, moi, -pauvre petit garçon bourgeois, dans cet étrange pandémonium, et plus -encore quand un de ces officiers de cirque m'interpella par mon nom: - ---«Morand?... Oh! ça, par exemple! Tu ne me reconnais pas?» - ---«Courlet?...» m'écriai-je. «Est-ce possible?» - ---«Hé bien! oui, c'est moi... Mais toi, qu'est-ce que tu fiches à Paris?» - ---«Je suis toujours chez Vanaboste, où je prépare mon bachot.» - ---«Ton bachot?...» fit Courlet en s'esclaffant. «En temps de -révolution!... Regarde-moi. A vingt ans, je suis déjà colonel... Est-ce -farce? Mais dis: Est-ce farce?» - -«Le jeune homme avec qui j'échangeais ces propos portait, en effet, un -uniforme orné de cinq galons d'or au col et aux manches. Son képi les -avait aussi. Des aiguillettes d'or brillaient sur sa poitrine, le tout -flambant neuf et d'une largeur fort au-dessus de l'ordinaire. Se trouvant -encore trop peu chamarré, il s'était fait coudre sur les bras, depuis les -poignets jusqu'à l'emmanchure, de petits boutons de métal doré. Il avait -des bandes d'or à sa culotte et des éperons dorés sur des bottes -reluisantes comme un métal. Avec cela une large face rosée, qu'encadrait -un floconnement blond d'une barbe déjà fournie, de petits yeux bleus -malicieux, et un air de grand gosse. Le soleil entrant par la fenêtre le -faisait étinceler comme la devanture d'une boutique d'orfèvrerie. - ---«Oui,» répétait-il. «Est-ce farce?... Quand je pense que j'étais encore -à _potasser_ à côté de toi chez le Vanaboste, il y a un an et demi!... En -ai-je eu une fière idée de me sauver par-dessus les murs pour aller -rejoindre Margot? Tu te rappelles, quand elle me rendait jaloux et que je -ne pouvais plus travailler? Tu me faisais mes thèmes et mes versions pour -m'empêcher d'être collé le dimanche. Toi, mon petit, tu es un bon zigue. -Il faudra que je te paie ça.--Veux-tu entrer dans la diplomatie? Tu es -fin, distingué. Demain on te nomme secrétaire d'ambassade.» - ---«Laisse-moi le temps de consulter ma famille,» répondis-je en riant à -mon tour. - ---«Tu te défies et tu te défiles,» dit Courlet non moins jovial. «Tu n'as -peut-être pas tort. Mais que ça dure ou non, je m'en serai offert une, de -bombe!... J'en ai eu une chance que le père Theuriot m'ait pincé comme je -rentrais le matin et sautais du mur dans le préau. Il est toujours là , ce -coquin de La Pipe?» - -«En dépit de sa belle humeur, une mauvaise flamme de rancune avait passé -dans ses prunelles claires. Entre Theuriot et le vieux pion, ç'avait été -une longue lutte à coups de pensums et de retenues d'un côté, -d'insolences de l'autre, jusqu'à l'expulsion, laquelle avait eu pour -conséquence de jeter Courlet en plein quartier Latin de la fin de -l'Empire. Il n'avait plus ni père ni mère. Son tuteur, découragé, l'avait -laissé libre de préparer ses examens à sa guise. C'était le sixième -établissement qui se séparait de son difficile pupille. Le jeune homme, -abandonné à lui-même, avait fait de la politique et de la plus active. Le -quatre septembre l'avait trouvé en prison, et le trente et un octobre l'y -avait remis. Le dix-huit mars l'en avait tiré de nouveau. J'avais devant -moi le résultat de ces diverses escapades. - ---«C'est égal,» conclut-il, après m'avoir mis au courant en quelques -mots, «je garde une dent au Theuriot... Il faudra que je descende rue de -la Vieille-Estrapade, un de ces jours, et que je lui donne un trac, mais -là , un de ces tracs!... Sois tranquille. Il en sera quitte pour la -peur... Quand je dis que je lui garde une dent, histoire de parler... -J'en tiens toujours pour le mandarin... Tu te rappelles?...» - -«C'était une allusion à un sobriquet qu'il se donnait volontiers à -lui-même, quand il était mon voisin d'étude, par un déplorable jeu de -mots. De l'expression _Je m'en f..._, qui lui était familière, il avait -fait, à cause de la désinence _ou_, le nom d'un Chinois: _Je-Man-F_..., -et de ce Chinois un mandarin. Il ne se vantait pas. Il fallait qu'il en -eût une santé,--comme il disait encore--pour garder cette gouaillerie et -cette goguenardise dans la plus criminelle et la plus périlleuse des -situations. Vous étonnerai-je si je vous avoue que sa verve me médusa, au -lieu de m'indigner? Je lui enviais un peu et cette hardie philosophie et -ses galons tandis que je rentrais, une heure plus tard, dans ma boîte à -bachot, ayant pris congé de lui et de Paumelle. Il m'avait à ce point -suggestionné que ma première action fut de raconter cette rencontre au -père Theuriot. Je devançais ainsi la farce annoncée par mon camarade. Je -savais si bien que l'innocent «La Pipe» ferait une maladie de terreur à -la seule idée que la vengeance de son ancien justiciable était suspendue -sur lui!... - - -II - ---«Quelle honte!» gémit le maître d'études. «Un ancien _Napoléon_ enrôlé -dans cette bande de brigands! Pensez, mon enfant, le lycée de -Casimir-Delavigne!... Avais-je raison quand je disais à M. Vanaboste: -«Monsieur le directeur, savez-vous ce que c'est que Courlet? Un membre -gangrené, et un membre gangrené, on le coupe.» Morand, je vous parie une -pipe de tabac que nous n'en avons pas fini avec lui... Et colonel? Vous -dites qu'il est colonel? Un garnement qui n'était même pas sûr de la -règle des participes passés!...» - ---«C'est un brave garçon, allez, monsieur Theuriot,» insistai-je -méchamment, «et la preuve c'est qu'il m'a promis de venir nous voir un de -ces jours.» - ---«Ici? Courlet va venir ici?...» Le digne homme était tout pâle. Il -n'ajouta pas un mot, et s'en alla vaquer à sa besogne habituelle, dont -vous aurez jugé par ses remarques sur les participes. Elle consistait à -regarder nos diverses copies au point de vue le plus humble, celui de -l'orthographe. Il s'en acquitta, les jours qui suivirent, avec une -évidente distraction. Je regrettai ma stupide malice, tant je devinai -d'anxiété chez lui. Cette menace d'une descente de Courlet à la pension -le terrorisait littéralement. Quand il se promenait dans le préau, -maintenant, chaque sonnerie à la porte d'entrée lui donnait un sursaut. -En étude, au lieu de rêver ou de dormir sur le _Vicomte de Bragelonne_, -_Joseph Balsamo_, ou _les Mohicans de Paris_, il taillait fébrilement un -crayon et dessinait des figures de géométrie sur une feuille de papier, -avec la nervosité machinale d'une attente à tromper. Au réfectoire, les -portions de viande demeuraient dans son assiette, à peine entamées. Il -maigrissait. Je le surpris qui consultait un indicateur de chemins de -fer, pour quitter Paris et fuir son ennemi. Mais où serait allé -l'infortuné La Pipe? Il était le fils de l'ancien concierge de la pension -Vanaboste. Son père mort, il avait été élevé là , par charité. C'était, -comme il le disait dans ses jours de pédantisme, son _ultima Thule_ que -ce four à bachots. D'ailleurs, les jours succédaient aux jours, et -Courlet ne paraissait pas. Avait-il oublié l'institution et le projet de -sa mauvaise farce? Avait-il été blessé et tué dans une des escarmouches -où les fédérés se hasardaient de temps à autre? Sans doute cette idée -avait traversé aussi la tête de Theuriot, car sa fébrile appréhension -sembla se dissiper. Canif et crayon reposèrent. Les feuillets crasseux de -_Joseph Balsamo_ tournèrent de nouveau sous ses doigts, jaunes d'avoir -trop fumé. Nous vîmes de nouveau ses paupières en poches de cabriolet se -fermer derrière ses lunettes, sa bouche édentée s'ouvrir, son crâne -chauve s'incliner et sa barbe hirsute traîner sur les livres, avec un -ronflement significatif. Ses assiettes du déjeuner et du dîner furent de -nouveau nettoyées à fond, par un procédé de sauçage au morceau de pain -qui nous eût valu, à nous, de jolis sermons dans nos familles. Enfin il -en était mieux qu'à la sécurité, à la joie et la plus épanouie, quand il -me dit, par un beau matin de la fin de mai, en se frottant les mains: - ---«Il y a longtemps que je ne vous ai gagné une pipe de tabac, mon cher -Morand. Je vous en parie une que ces brigands n'en ont pas pour plus -d'une semaine. Hé! Hé! La godaille va finir, messieurs les pourceaux de -la Commune!» - -«Je l'entends me prononcer cette phrase, comme s'il était là , avec un -sifflement qui lui venait de sa gencive dégarnie. D'où tenait-il ces -renseignements? Il m'énonçait cette prophétie le vendredi. Le dimanche, -les Versaillais entraient. Était-il content de m'apprendre la bonne -nouvelle! - ---«Ma pipe de tabac, Morand... J'ai gagné.» Il se faisait -consciencieusement, dans ces cas-là , donner par son _partner_ de quoi -bourrer le fourneau d'une pipe d'écume amoureusement culottée, qu'il -appelait Cléopâtre, sous le prétexte que la reine d'Égypte avait dû être -une Éthiopienne. «Oui. J'ai gagné. Les Versaillais sont là . Le colonel -Courlet ne doit pas en mener large, hein? A moins qu'il ne se soit sauvé, -vous vous rappelez Horace: _relictâ non bene parmulâ_... Allons, mon -tabac!» - -«Il me tendait sa pipe, tout en faisant sa citation, d'un geste si gai, -si cordial! Ses yeux bruns avaient un éclair si joyeux. Tenez. J'en -frissonne. Que de fois depuis j'ai constaté, dans la vie, cette cécité -morale, ce salut empressé à l'événement qui nous sera le plus funeste. Je -vous épargne mes réflexions, pour arriver au fait. Puisque vous étiez là , -vous vous rappelez le tragique changement qui se fit soudain, et quelle -atmosphère d'attente redoutable s'abattit sur la ville. Les boutiques -s'entr'ouvraient, toutes prêtes à rabattre leurs volets de métal, à la -première alerte. Plus de promeneurs. Les gardes nationaux circulaient par -escouades d'un pas précipité. L'encerclement de la bataille se -resserrait. On s'en rendait compte au crépitement des coups de fusils -plus distincts d'heure en heure, presque de minute en minute. Des -sonneries de clairons les accompagnaient. Elles rendaient plus -menaçantes les lueurs des incendies qui empourpraient le ciel: en face le -Louvre brûlait, à gauche la rue de Lille. Les obus sifflaient, d'abord -très lointains, puis rapprochés. Enfin la tourmente atteignit la paisible -montagne Sainte-Geneviève. L'explosion de la poudrière du Luxembourg -l'annonça. L'effroyable vague d'air fit voler en éclats toutes les -vitres. A peine remis de cette secousse, des appels de crosse résonnent -contre la porte que notre directeur avait fermée au verrou. Pas de -réponse. Les coups de crosse redoublent. Le Vanaboste va parlementer -lui-même. J'étais derrière lui à ce moment. Il tremblait si fort qu'il -eut du mal à introduire la grosse clef dans la serrure. A son «Qui -êtes-vous?» épouvanté, répliqua un vigoureux: «Des amis, monsieur -Vanaboste, des amis...» Je crois reconnaître la voix de Courlet. La porte -s'ouvre. C'était lui. Oh! un Courlet moins flambant que celui du -ministère. Son magnifique uniforme n'avait été ni brossé ni astiqué -depuis plusieurs jours. Les galons en étaient ternis et décousus par -places. La poussière blanchissait ses merveilleuses bottes. Une déchirure -bâillait dans le drap de son képi: éraflure de balle? coup de pointe de -sabre? D'où qu'il vînt, à ce moment, de la barricade ou du café--avec lui -tout était possible--une chose n'avait pas changé, sa physionomie. -C'était toujours le gigantesque potache émancipé, le disciple goguenard -du mandarin. Il me vit. Sa main esquissa un geste de salutation. Puis, -avec sa gouaillerie usuelle et son argot: - ---«Ça vous en bouche un coin de me voir, citoyen Vanaboste? Pas de -frousse, petit père. Je ne vous en veux pas. Je comprends parfaitement -que vous en ayez eu plein le dos d'un lascar de mon espèce... Laissons -ça,» continua-t-il, sur une protestation du malheureux directeur. «Voici -ce qui se passe...» Clignant de l'Å“il de mon côté, il bouffonna: «Comme -a dit un judicieux auteur: _Voiciski_, c'est un Polonais. _Paz_, c'est -son petit nom...» Et grave: «Le Panthéon va sauter, monsieur Vanaboste. -Il est plein de poudre. Je l'ai su. Je me suis dit: J'ai des _camaros_ -là -bas, dans la boîte. Allons prévenir le patron... Voulez-vous mon -conseil? Tirez-vous et tout de suite, vous et toute la turne. Allez à -l'hôpital de la Pitié... C'est en bas de la montagne Sainte-Geneviève. Il -y a des cours et plus de catacombes. Quand le tas s'écroulera, vous serez -à l'abri... Ne me remerciez pas et sortez vite...» - - -III - -«Il allait se retirer. Une lueur de gaminerie traversa de nouveau ses -yeux bleus. Le Vanaboste était déjà pendu à la cloche du préau qu'il -tirait à tour de bras pour convoquer tous les hôtes de l'institution. -Courlet vint à moi: - ---«Dis donc, Morand,» interrogea-t-il, «La Pipe est toujours là ?» - ---«Toujours», répondis-je, «mais pourquoi?» - ---«Parce que je veux tout de même m'être un peu payé sa bobine. Voyons. -Pour aller d'ici à la Pitié, vous passez par la rue Lacépède... Tâche -d'être avec lui. On rigolera. C'est le cas de dire comme sur les voitures -des remplaçants: «Ça ne durera pas toujours...» - ---«Si tu endossais un des costumes de la pension plutôt,» lui dis-je, «et -si tu restais avec nous? Vanaboste ne te dénoncera pas maintenant, ni -personne. Et puisque la Commune est perdue...» - ---«Mes précautions sont prises,» interrompit-il. «Margot...» Et sur mon -geste: «Ma foi oui, je me suis remis avec elle... Je l'ai logée dans une -maison très sûre, tout près d'ici. Pas de pipelet. Il ne mangera pas le -morceau. J'y serais déjà , sans toi. Mais oui. Me vois-tu laissant mon -petit Morand finir, enterré tout vif?... Et puis, je te répète que je -veux m'offrir le profil à Theuriot... Hein, est-ce gosse de penser à ça -dans de pareils moments? J'ai bien le droit de _farcer_ un peu. J'ai -risqué ma peau comme un zouave tous ces temps, ce matin encore. Et ce que -les gens me dégoûtent!...» Il désignait du coin de l'Å“il les quatre -fédérés en haillons, le fusil au poing, qui l'attendaient. «Ce que j'en -ai vu de cochonneries dans cette clique!... Mais _alea jacta est_, comme -dirait La Pipe. Traduction libre: _Le Pale-ale est jeté_. A tout à -l'heure, mon garçon. Sois là ...» Il insista en s'en allant: «Sois là !...» - -«Pourquoi me suis-je, dans des circonstances aussi terribles, prêté à -cette sotte gaminerie? Parce que j'étais un gamin, tout simplement, avec -mes dix-huit ans, et malgré ses galons, sa belle barbe blonde et sa haute -taille, Courlet lui aussi n'était qu'un gamin... Bref, un quart d'heure -après cette conversation, tous les Vanaboste filaient par petits paquets, -pour ne pas trop se faire remarquer, du côté de la rue Lacépède. Le père -Theuriot et moi formions l'arrière-garde. Nous débouchions bons derniers -sur la place Mouffetard, transformée en une forteresse par une énorme -barricade qui s'appuyait d'un côté sur l'entrée de la rue du -Cardinal-Lemoine, et de l'autre sur l'angle de la place. On franchissait -l'énorme redan par deux ouvertures, l'une ménagée à l'issue de la rue -Mouffetard, l'autre qui donnait vers la rue Rollin. Tous ces détails me -sont affreusement présents. Il ne se passe pas d'année que je ne retourne -dans ce sinistre endroit. Des tas de pierres amoncelées auprès de ces -deux brèches les combleraient à la première alerte. Nous arrivons donc, -Theuriot et moi, sur la place. Nous voyons ceux des Vanaboste qui nous -précédaient s'engouffrer par la première des deux ouvertures. Nous -suivons le même chemin. A peine sommes-nous dans l'intérieur de la -barricade que l'incorrigible Courlet surgit devant nous, dans une -attitude menaçante, une main posée sur le pommeau de son sabre, la pointe -du fourreau plantée en terre, la visière du képi bas sur les yeux, la -bouche boudeuse, et de ses mains libres, il tirait sa barbe d'un geste -irrité. Il fallait être dans le secret de la comédie pour ne pas prendre -au sérieux cette mine redoutable d'un insurgé, ainsi campé sur un champ -de bataille, au bruit du canon et de la fusillade. Le père Theuriot n'eut -pas plus tôt aperçu cette effrayante apparition qu'il poussa un cri de -terreur et se rejeta en arrière. La main du cruel mystificateur s'était -déjà abattue sur l'épaule du maître d'études, et il lui disait: - ---«Vous voudriez nous fausser compagnie? Pas de ça, papa! Je vous parie -une bonne pipe de tabac que nous allons vous faire rigoler comme un petit -fou... Quel âge avez-vous, père Theuriot?...» - -«Le vieux chien de cour eut la force de répondre, et il était sincère, -j'en suis sûr, dans ce rappel du devoir professionnel: - ---«Laissez-moi aller, monsieur, et rejoindre ces enfants, dont j'ai la -garde.» - ---«Ils ne vous réclameront pas,» répliqua ironiquement le gouailleur. -«Soyez bien tranquille là -dessus... Donc, vous ne voulez pas nous dire -votre âge. Mais je le sais, moi: trente-neuf ans...» - ---«Quarante-neuf, monsieur», protesta le maître d'études qui se rappela -soudain l'affreux décret par lequel la Commune enjoignait de marcher à -tous les Parisiens au-dessous de quarante ans. Il répéta: «Quarante-neuf -et sept mois...» - ---«Vous vous en expliquerez devant le conseil de guerre», dit -l'implacable Courlet. «D'ici là , au bloc. Qu'on le fourre dans le petit -local,» continua-t-il en s'adressant à un groupe de soldats. Il leur -montrait une porte sur laquelle étaient écrits à la craie ces mots: poste -de police. Avant que le pauvre diable n'eût crié: ouf, il était saisi par -les épaules, et bouclé dans cette geôle improvisée. Courlet se laissa -tomber sur un gros tas de pavés en s'esclaffant de son gros rire. Il tira -sa montre et dit: «Deux heures?... A deux heures quinze, je lui rends la -clef des champs. Blague pour blague. Il m'en a fait une en me pinçant, -lorsque je rentrais à la pension par-dessus le mur, si gentiment. Je -viens de lui en faire une autre, en le cueillant au passage. Nous serons -quittes... Mais nous avons le temps. Nous sommes justement près de chez -Margot. Elle est logée rue Gracieuse. Viens-y, que tu saches où me -trouver quand je serai proscrit, comme feu Marius... C'est égal. On ne -s'embête pas dans ces grands chambardements... Le tout est de ne pas y -rester.» Et gaiement: «Et Bibi n'y restera pas!» - - -IV - -«J'avais bien un peu de remords de laisser M. Theuriot dans une situation -si précaire. Les fédérés auxquels mon camarade avait confié sa garde -n'avaient pas l'air de jouer une comédie, eux, ni de prendre à la blague -la révolution où ils risquaient leur peau. Je vous l'ai déjà confessé, la -verve endiablée de mon ancien copain m'hypnotisait, et il ne s'agissait -que d'aller à deux pas. Là , dans une vieille maison à l'aspect minable de -cette vieille rue au joli nom,--elle le mérite si peu!--habitait la jeune -femme pour laquelle Courlet s'était fait chasser de la pension. C'était à -cause d'elle encore, afin de ne pas quitter Paris, qu'il était entré dans -la Commune. Le logement de Margot se composait de quatre chambres, tenues -avec une propreté bourgeoise: aux murs, des gravures encadrées qui -avaient servi de primes à des journaux illustrés, des meubles achetés à -tempérament, des photographies sur la cheminée, celles de la dame du lieu -et de ses parents et parentes, enfin le gîte classique de la grue du -quartier Latin qui a été ouvrière, mais qui rêve de devenir bourgeoise. -Imaginez là dedans une créature de trente ans environ, encore jolie, -quoique fanée, et qui ne pratiquait pas, elle non plus, la philosophie du -mandarinat. Je comprends si bien la chose à distance: elle jouait avec -Courlet à l'amour dévoué et au désintéressement. Le sauver maintenant, -c'était le mariage certain, d'autant plus qu'après sa folle équipée de la -Commune, il en aurait pour des années à reprendre pied dans son vrai -milieu social. Mais il fallait le sauver. On était à l'heure décisive. La -fille s'en rendait compte. Elle avait, dans son inquiétude, oublié de -friser ses cheveux jaunes dont les mèches, amaigries déjà , étaient mal -retenues par le peigne. La taille lourde et prise dans une matinée en -jaconas, les pieds chaussés de larges pantoufles éculées, elle n'avait -plus rien de commun avec la personne huppée, nippée, sanglée, harnachée, -à qui j'avais été présenté, dans un restaurant du Quartier, un an et demi -auparavant. Elle me reconnut, et ma présence chez elle lui apparut comme -un gage de salut: - ---«Ah! monsieur Morand,» dit-elle, «vous me le ramenez. N'est-ce pas -qu'il faut qu'il se cache dès à présent? Tout est perdu... Je te jure que -tout est perdu, mon ami... Ah! je ne vis plus. Tous ces coups de canon me -font trop battre le cÅ“ur... Maintenant, n'est-ce pas, monsieur Morand, -il faut qu'il se cache maintenant! Ce soir, il sera trop tard...» - ---«Donne-nous toujours un verre de fine champagne, Margot,» répondit -Courlet, «afin de nous soutenir. Je ne t'ai pas amené Morand pour que tu -l'embêtes de gyries, mais pour qu'il sache où me trouver la semaine -prochaine...» - ---«La semaine prochaine?» dit la fille. «Est-ce qu'il y en aura une pour -toi, si tu continues?...» - ---«Il y en aura une,» reprit-il, «et Morand viendra tailler des bavettes -avec moi ici. Pendant un temps je ne pourrai pas sortir. Et encore!... -Regarde, Morand. J'ai ma malle déjà , et tout un déguisement. Je mets bas -ce fourbi.» Il montrait son uniforme. «J'ai une cachette, mais là , -étonnante. Je te dirai laquelle. Je me rase la barbe. Je me teins les -cheveux. J'ai la fiole. Quant au petit Thiers et à ses mouchards, je suis -leur mandarin, et combien!... Tu vois que nous avons des provisions. J'ai -eu cette eau-de-vie à la Guerre, qui l'avait de la cave des Tuileries. -Ainsi...--Et toi, Margot, embrasse ton homme. Il était venu te dire qu'il -dîne ici ce soir et qu'il lâche la barricade... C'est décidé. On est dans -le lac. Pas la peine de s'entêter pour se noyer. Je me suis assez bien -battu pour qu'on ne dise pas que je suis un lâche...» - ---«Alors, tu restes?...» implora-t-elle. - ---«Un petit quart d'heure et je reviens,» répondit-il, sans plus -bouffonner cette fois. «J'ai un dernier ordre à donner. N'est-ce pas, -Morand?... Il s'agit d'un vieux gâteux à qui je viens d'en faire une bien -bonne. Je te conterai ça... Allons, Margot, un bécot et à se revoir...» - -«Nous voilà dévalant le long de l'escalier, et nous acheminant derechef -vers la barricade, et lui, derechef goguenardant: - ---«Elle est gentille, ma grosse Margot, pas? Ce que c'est que l'existence -tout de même! Si je n'étais pas rentré chez le Vanaboste à dix heures, un -soir qu'il y avait permission de minuit, et si le concierge ne me l'avait -pas rappelé, en me disant: «Si tôt que ça, monsieur Courlet?» je ne me -serais pas trouvé sur le trottoir, n'ayant rien à faire. Je ne serais pas -entré dans ce petit café de la rue Cujas où Margot servait. Nous ne nous -serions sans doute jamais rencontrés. Je n'en serais pas devenu amoureux -comme une bête, et le reste... Est-ce loufoque, hein, voyons?... Et dire -que tous les gars qui sont dans la Commune y sont pour des raisons aussi -abracadabrantes, et ceux qui sont de l'autre côté, c'est _kif kif_, -d'ailleurs... Ah! que c'est farce, tout ça, mais que c'est farce!... -Tiens?... Qu'y a-t-il? Un feu de peloton?...» - -«Une décharge de fusils venait d'éclater dans une cour, à quelques pas de -nous. Sa brusquerie était d'autant plus sinistre que le tumulte encore -distant de la bataille faisait paraître silencieux ce versant de la -montagne Sainte-Geneviève où nous nous trouvions. C'était le moment où -les troupes régulières débouchaient du Luxembourg et attaquaient le bas -de la rue Soufflot. Ce mouvement avait déterminé la retraite, par delà le -Panthéon, de quelques-uns des chefs de la résistance, et leur présence le -drame que le feu de peloton nous annonçait. Nous allions en apprendre le -tragique détail. - ---«Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il donc?» répétait Courlet à deux soldats qui -sortaient, le canon encore fumant, de la cour d'où s'était échappé le -terrible bruit. - ---«Oh! pas grand'chose!» dit un des fédérés, «un bonhomme qui a essayé de -sauter par la fenêtre du poste. Le général X... arrivait. Comme l'autre -faisait de la rouspétance, le général a dit: Au mur, pour l'exemple... Il -en a sa claque, le pèlerin. Il n'y pipera plus...» - - -V - ---«Et c'était le père Theuriot que l'on venait de fusiller ainsi?» -demandai-je, comme mon compagnon se taisait. - ---«Oui,» répondit Amédée Morand. «Vous me voyez. J'ai cinquante-sept ans. -J'ai traversé des heures sévères, dans ma vie, comme tout le monde. Je -n'ai jamais rien ressenti de comparable à ce que j'ai éprouvé en entrant -dans cette cour, et en voyant étendu à terre, la face sur le sol, avec du -sang qui engluait les pavés autour de lui, mon pauvre maître d'études, à -qui un de ses anciens élèves avait voulu «en faire une bien bonne». Et il -était là , lui, Courlet, livide comme le mort, s'appuyant au mur pour ne -pas tomber. Oh! il ne s'agissait plus de mandarin ni de Margot, à -présent. Nous demeurâmes quelques instants sans parler. Tout d'un coup, -je le vis se redresser. - ---«Adieu, Morand,» me dit-il d'une voix toute changée: «Voilà ton -chemin... Conduisez mon ami à la Pitié,» commanda-t-il à un des hommes, -et, tirant son portefeuille de sa poche, il griffonna sur un papier -quelques mots au crayon: «Prends ce sauf-conduit. C'est toujours plus -sûr. Tu vois...» Et il montrait du geste la porte de la cour que nous -avions quittée en proie à cette inexprimable horreur. - ---«Mais toi,» lui demandai-je, «que vas-tu faire?» - ---«Ce que je dois,» répondit-il d'un accent plus étouffé encore. «C'est -moi, moi qui suis cause de ça!...» - ---«Toi?» m'écriai-je, «mais non, c'est la fatalité». - ---«C'est moi, te dis-je, c'est moi!» - ---«Citoyen,» fit le garde national qui devait me servir de guide, «la -générale bat. Partons, il n'est que temps... C'est sans doute que le -Panthéon va sauter...» - -Je suivis cet homme machinalement. Il arriva ce que vous savez. Le -Panthéon ne sauta pas. Ces barbares étaient en même temps des ignorants. -Ils avaient oublié d'isoler le fil qui devait mettre le feu aux poudres. -La montagne Sainte-Geneviève fut prise, rue par rue, puis le Jardin des -Plantes. Nous rentrâmes à la pension le même soir. Vous devinez dans -quel état j'y revins. On avait logé chez nous des infirmiers. Je voulus -les accompagner, à la nuit, dans la visite qu'ils firent aux cadavres de -la place du Panthéon. Et là , derrière la barricade, je trouvai le corps -de Courlet, étendu dans la même pose que tout à l'heure celui du père -Theuriot. En proie au délire du remords, le malheureux garçon était venu -se battre en désespéré et se faire tuer là . Il n'avait été coupable -pourtant que d'avoir voulu badiner avec la Révolution. On badine encore -moins avec la Révolution qu'avec l'Amour. Voilà pourquoi les propos des -belles dames et des beaux messieurs de ce soir m'étaient intolérables. -J'y retrouvais un tour d'esprit que j'ai vu mon camarade payer trop -cher,--et pas lui seul.» - - 1907-1910. - - -FIN - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - - Pages - - AVERTISSEMENT I - - LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE 1 - - LA SECONDE MORT DE BROGGI-MEZZASTRIS 135 - - I UNE NUIT DE NOEL SOUS LA TERREUR 169 - - II LES COUSINS D'ADOLPHE 215 - - III.--Une ressemblance 221 - - IV.--Le venin 239 - - V.--Le passé 268 - - VI.--Daisy 285 - - VII.--Le dernier rôle 312 - - VIII.--Le père Theuriot 335 - - - - - - PARIS - - TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie - - Rue Garancière, 8 - - - - -A LA MÊME LIBRAIRIE - -OEUVRES COMPLÈTES - -DE PAUL BOURGET - - -CRITIQUE. 2 volumes in-8º. - - *I. Essais de psychologie contemporaine. (Baudelaire, Renan, - Flaubert, Taine, Stendhal, Dumas fils, Leconte de Lisle, les - Goncourt, Tourguéniev, Amiel.)--Appendices. - - *II. Études et Portraits. - - -ROMANS. 7 volumes in-8º. - - *I. Cruelle Énigme.--Un Crime d'amour.--André Cornélis. - - *II. Mensonges.--Physiologie de l'amour moderne. - - *III. Le Disciple.--Un CÅ“ur de femme. - - *IV. Terre promise.--Cosmopolis. - - *V. Une Idylle tragique.--La Duchesse bleue. - - *VI. Le Luxe des autres.--Le Fantôme.--L'Eau profonde. - - VII. L'Étape.--Un Divorce. - - -NOUVELLES. 4 volumes in-8º. - - I. L'Irréparable.--Deuxième Amour.--Profils perdus.--François - Vernantes. - - II. Pastels.--Nouveaux Pastels. - - III. Recommencements.--Voyageuses.--Complications sentimentales. - - IV. Drames de famille.--Les Pas dans les pas. - - -VOYAGES. 1 volume in-8º. - - Sensations d'Italie.--Outre-Mer. - - -POÉSIES. 1 volume in-8º. - - La Vie inquiète.--Édel.--Les Aveux. - - -_En cours de publication.--Chaque volume, 8 francs._ - -Les volumes précédés d'un astérisque sont en vente (avril 1910). - - -PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--13397. - - - - - -End of Project Gutenberg's La dame qui a perdu son peintre, by Paul Bourget - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE *** - -***** This file should be named 55072-0.txt or 55072-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/5/0/7/55072/ - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - diff --git a/old/55072-0.zip b/old/55072-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 31de51c..0000000 --- a/old/55072-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/55072-h.zip b/old/55072-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 1665ca6..0000000 --- a/old/55072-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/55072-h/55072-h.htm b/old/55072-h/55072-h.htm deleted file mode 100644 index 64277ec..0000000 --- a/old/55072-h/55072-h.htm +++ /dev/null @@ -1,12204 +0,0 @@ - <!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - <html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> - <head> - <meta http-equiv="Content-Type" - content="text/html;charset=iso-8859-1" /> - <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> - <title> - The Project Gutenberg's eBook of La Dame qui a perdu son peintre, by Bourget, Paul</title> - <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> - <style type="text/css"> - - h1,h2 {text-align: center; 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: La dame qui a perdu son peintre - -Author: Paul Bourget - -Release Date: July 8, 2017 [EBook #55072] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE *** - - - - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - - -<div class="tnote"> -Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. -L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. -Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris. -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_I"> I</a></span></p> - -<p class="space center"><i>Il a été tiré de cet ouvrage:</i><br /> -<i>20 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 1 à 20;</i><br /> -<i>10 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de 21 à 30;</i><br /> -<i>70 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 31 à 100.</i></p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_II"> II</a></span></p> - -<h1><span class="xxlarge">LA DAME</span><br /> -<span class="large">QUI A PERDU SON PEINTRE</span></h1> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_III"> III</a></span></p> -<p><span class="pagenumh"><a id="Page_IV"> IV</a></span></p> - -<div class="titlepage"> -<p><span class="large">PAUL BOURGET</span><br /> -<span class="xs">DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p> - -<p><span class="xxlarge">LA DAME</span><br /> -<span class="large">QUI A PERDU SON PEINTRE</span></p> - -<div class="figcenter"> -<img src="images/peintre_2.jpg" width="50" height="86" alt="" /> -</div> - -<p><span class="large">PARIS</span><br /> -<span class="small">LIBRAIRIE PLON</span><br /> -<span class="small">PLON-NOURRIT</span> <span class="xs">ET C<sup>ie</sup>,</span> <span class="small">IMPRIMEURS-ÉDITEURS</span><br /> -<span class="xs">8, RUE GARANCIÈRE—6<sup>e</sup></span></p> -</div> -<hr class="deco" /> -<div class="titlepage"> -<p class="xs"><i>Tous droits réservés</i></p> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_V"> V</a></span></p> - -<div class="frontmatter"> -<p>Droits de reproduction et de traduction -réservés pour tous pays.<br /> -Copyright 1910 by Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>.</p> -</div> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_VI"> VI</a></span></p> -<h2 class="normal">AVERTISSEMENT</h2> -</div> - -<p>Le petit roman qui donne son nom à ce volume -et que complètent quelques nouvelles d'un -ton un peu différent, est l'histoire d'un faux -tableau. Il met en scène quelques représentants -de ce monde des amateurs, des marchands et -des critiques d'art qui va se développant avec -la manie du bibelot et de la collection, si particulière -à notre âge. Le dilettantisme et le sens du -bon placement, le goût du joli décor et de -la vente fructueuse y trouvent également leur -compte. Le hasard a voulu qu'un épisode retentissant, -celui de l'achat par le musée de Berlin -d'un buste attribué à Léonard et fortement contesté, -offrît une curieuse analogie avec l'histoire -de <i>la Dame qui a perdu son peintre</i>. L'auteur -tient à faire observer que l'épisode en question -date de ces tout derniers mois et que son œuvre -<span class="pagenum"><a id="Page_VII"> VII</a></span> -a été composée, voici plusieurs années. Elle a -même été publiée, à l'époque, en 1907, dans une -revue française et sous une première forme. -Les ressemblances qui peuvent se rencontrer -entre sa fiction et la réalité sont donc purement -fortuites. Pareille aventure lui était arrivée -pour <i>le Disciple</i> et pour <i>l'Étape</i>. C'est la preuve -qu'en s'efforçant d'étudier la vie contemporaine -avec soin et dans ses causes, on a la -chance de deviner les effets que produiront ces -causes. Ce contrôle de l'imagination par la réalité -est quelquefois tragique. Ce fut le cas pour -<i>le Disciple</i>. Dans la circonstance actuelle il -n'est que plaisant, et l'auteur ne le signale que -par scrupule et pour affirmer une fois de plus -son horreur de la littérature à clef, même inoffensive.</p> - -<p class="signature">P. B.</p> -<p class="date">7 avril 1910.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_1"> 1</a></span></p> - -<div class="header"> -<p><span class="large">LA DAME</span><br /> -<span class="xlarge">QUI A PERDU SON PEINTRE</span></p> -</div> - -<p class="signature"><i>A Madame la Comtesse Serristori.</i></p> - -<p><span class="pagenumh"><a id="Page_2"> 2</a></span></p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span> -<i>Le manuscrit que l'on va lire me fut confié par la -personne à laquelle il avait été adressé: «Vous en ferez -ce que vous voudrez,» m'avait-elle dit, «je vous demande -seulement votre parole que vous ne chercherez -jamais à savoir le nom de l'auteur.» Mme ****—j'allais -la nommer elle-même!—avait dans ses -yeux bleus et autour de ses lèvres sinueuses une si -défiante malice, à ce moment-là, que je manquai -aussitôt à ma promesse. Je me dis, moi, mentalement: -«L'auteur? Mais c'est elle!...» Et puis, à la -lecture, il m'a semblé que ce gentil cerveau de femme -à la mode était un peu bien léger pour avoir enregistré -tant de détails techniques sur l'authenticité des œuvres -d'art, la critique moderne, Morelli, Vasari, Léonard, -les princes de la maison d'Este, la noblesse Italienne -d'aujourd'hui... Que sais-je? Ces pages, d'autre -part, sont étrangement teintées de marivaudage et de -sentimentalisme pour un peintre. Ces Messieurs, -d'ordinaire, pensent plus dru et plus net. Je laisse au -lecteur, qui n'a pas engagé sa parole à la plus coquette -des paroissiennes de Sainte-Clotilde, le soin de décider -si la main qui traça les lignes du vrai manuscrit,—celui -qui m'a été remis avait été brutalement -recopié à la machine,—si cette main donc appartenait -à une jolie et fine Parisienne de vingt-six ans ou à</i> -<span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span> -<i>un portraitiste célèbre, quinquagénaire de par son -extrait de naissance, et, comme on verra, resté -trop jeune de cœur et de fantaisie. Ils ne sont pas -très nombreux, les artistes qui répondent à ce signalement. -J'ai été loyal et n'ai pas posé, aux deux ou -trois que je connais, les questions qui m'eussent -éclairé. Telle quelle, l'histoire m'avait amusé, peut-être -à cause de ce doute sur la réelle identité du narrateur, -qui a pris pour masque un pseudonyme balzacien, -Monfrey. Le lecteur en sait autant que moi, -maintenant, sur l'origine de ce récit, que j'ai pris le -parti de donner tel quel, en corrigeant deux ou trois -erreurs de dates, quelques inexactitudes d'orthographe -italienne, et en lui donnant un titre. Ces -petites erreurs m'avaient semblé d'abord une garantie -de sincérité. Il suffisait d'avoir un Baedeker pour -les rectifier. Mais, Madame **** est si subtile. Elle -est très capable d'avoir fait ces fautes exprès... -C'est trop épiloguer, je lui laisse la parole,—à -lui?... Ou à elle?...</i></p> - -<p class="signature"><i>P. B.</i></p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span></p> - -<p class="subh">I</p> - -<p>Pourquoi j'ai quitté Paris sans vous dire adieu, -Madame?... Serez-vous dans votre petit salon -quand vous recevrez cette lettre, et assise dans la -bergère, auprès de la table encombrée de bibelots -où je vous ai vue si souvent poser le livre que -vous étiez occupée à lire, quand je venais vous -ennuyer de ma présence? Si oui, prenez cette -petite glace à main, montée dans son cadre d'argent -ciselé, que vous m'avez permis de vous offrir, -l'autre premier janvier. Regardez-y vos vingt-six -ans et votre sourire. Et puis, fermez une seconde -vos beaux yeux bleus, et revoyez en pensée,—si -vous le pouvez,—le masque creusé, la -barbe grisonnante, le front dévasté du vieux -peintre qui s'appelait, comme dans l'Écriture, -mais très peu chrétiennement, votre serviteur inutile... -Rappelez-vous aussi une certaine soirée de -musique, pas très loin de votre rue de Constantine, -à l'hôtel Nerestaing. Je vais préciser vos -souvenirs. Une jolie femme peut tout oublier, -excepté une toilette qui la rendait plus jolie -encore. Vous portiez le plus délicieux petit habit -<span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span> -de soie de nuance changeante sur une robe de -dentelles. On chantait les vers divins de Hugo:</p> - -<p class="quote"><b>...</b> Puisqu'ici bas toute âme<br /> -<span class="i2"><b>Donne à quelqu'un...</b></span></p> - -<p>Et vous n'avez pas quitté de la soirée le jeune -Édouard de Bonnivet!... Vos sourcils se froncent. -Vos prunelles s'assombrissent. Vous prenez votre -air «gratin», comme dit votre cousine Madeleine. -Je vous entends m'interpeller: «Savez-vous bien -à qui vous parlez, mon pauvre Monfrey?...» Ai-je -été assez sage de me faire dire cette phrase-là -de loin, de très loin!—D'autant plus qu'à distance -j'ai le courage de passer outre à vos fâcheries, -et je répète: «Oui, vous n'avez pas quitté -de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet...» -C'était certes votre droit. Je tiens à vous déclarer -tout de suite que je n'en ai rien conclu, rien, sinon -que le serviteur inutile tournait au serviteur ridicule, -et j'ai senti s'éveiller en moi la plus injustifiée, -j'en conviens, mais la plus douloureuse,—la -moins légitime, j'en conviens toujours, mais la -plus irrésistible des jalousies. Quand vous avez -commencé d'être trop gentille avec moi, l'automne -dernier,—à Malenoue, dans ce paisible château -où nous villégiaturions ensemble,—je vous ai -dit, c'était au fumoir après le dîner: «Prenez -garde. Je me connais. Vous allez me rendre -amoureux de vous.» Et vous, haussant vos fines -épaules,—voulez-vous que je vous décrive cette -autre toilette, de velours bleu-paon?—vous avez -<span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span> -répondu: «On ne devient pas amoureux de moi.» -Je la connais aussi, cette phrase. Permettez-moi—à -mille kilomètres—de continuer à penser -tout haut. C'est un de ces menus et détestables -compromis de conscience familiers aux coquettes -loyales. Il y en a. Vous en êtes une. C'est comme -si vous m'aviez dit: «Vous êtes averti, mon -pauvre Monfrey, que vous perdez votre temps. -Quoi qu'il arrive, vous ne me reprocherez rien?... -Dans ces conditions-là, s'il vous convient de me -faire la cour, à votre aise. Vous ne me déplaisez -pas trop dans ce rôle. La preuve, c'est que je ne -vous ai pas mis à la porte sur cette demi-déclaration... -Mais vous n'obtiendrez pas ça, entendez-vous, -pas ça...» Confessez que voilà bien la -traduction de cet «On ne devient pas amoureux -de moi,» prononcé avec le plus tendrement -ensorceleur des sourires. Hélas! amoureux, -amoureux-transi, amoureux-berné, amoureux-lucide -aussi, c'est le pire, je le suis devenu... Tant -et tant, que cette soirée de musique chez les Nerestaing -fut pour moi un vrai martyre. Je n'ai pas -pu supporter votre <i>flirt</i> avec le petit Bonnivet, ni -plus ni moins que si j'avais eu sur votre coquette -personne les droits que je n'avais pas. Je suis sorti -de cet hôtel de malheur, comme un fou; sur quoi -j'ai passé ma nuit à pleurer, comme un imbécile; -et je vous ai écrit une vingtaine de billets, comme -un collégien. Tranquillisez-vous, ils sont déchirés, -vous ne les recevrez jamais. Quarante-huit heures -plus tard, je prenais le rapide du Mont-Cenis, sans -<span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span> -vous avoir revue. On a beau être devenu «mon -pauvre Monfrey», et porter sur sa tête chauve -deux fois vos vingt-six ans, on se souvient d'avoir -été un cheval de race, dans son temps, et on a de -l'énergie, quand il faut. Les deux fois vingt-six -ans ont cela pour eux qu'à cet âge un artiste un -peu connu a peint assez de portraits pour avoir -gagné l'indépendance. Il peut fermer son atelier -et courir le monde, quand il se sent trop près des -trop grosses sottises... Et voilà, Madame, pourquoi -j'ai quitté Paris.</p> - -<p>Vous avez remarqué mon absence,—après -six semaines.—Et vous m'avez écrit la première, -avec un <i>Faire suivre en cas de départ</i> dont j'ai -apprécié l'ironie. Voyez. Votre serviteur se sait -tellement inutile qu'il en est à considérer comme -un succès que vous daigniez le blaguer sur -une enveloppe. Ce serait un autre succès, s'il -pouvait, de son exil, vous faire passer deux heures -d'amusement. Il a pris la plume en main à cette -intention, comme s'expriment les conscrits dans -leurs lettres à leurs payses. Ne froissez donc pas -ces feuilles dès maintenant. Les madrigaux et les -plaintes de ces premières pages sont pour n'en -pas perdre l'habitude, quand je reviendrai. On -revient toujours de ces voyages d'oubli. Pourquoi -partir alors? Laissons cela. Ne craignez pas vous -importuner d'un sentiment que l'exil exaspère au -lieu de l'assagir. Le hasard a voulu que ce voyage -improvisé me rendît témoin et un peu acteur dans -une comédie dont les épisodes ont dû être divertissants, -<span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span> -puisqu'ils m'ont un peu diverti de vous,—oh! -pas beaucoup!—La preuve en est que je -n'ai pas cessé, tandis que les péripéties se déroulaient, -de me dire: «Comme <i>elle</i> rira, quand je -lui raconterai cela!» Et <i>elle</i>, c'était vous, Madame, -à qui je n'écrivais pas, qui ne m'écriviez -pas. J'avais pris le train pour mettre entre nous -deux les susdits mille kilomètres, et je nous voyais -toujours, comme certains soirs de tête-à-tête, moi -vous narrant des anecdotes de ma vie d'artiste et -de bohémien, et vous, riant, en effet, à belles -dents, comme si vous étiez, au lieu d'une dame -à hôtel et automobile, une simple grisette logée -en garni et trottant à pied, mais passionnée et -naturelle. L'espèce existait, voici vingt-six ans,—à -l'époque où vous n'étiez pas née. Moi je voyageais -déjà en Italie, ayant manqué mon prix de -Rome, et venu là, tout seul, à mes frais. Il fait -encore partie de l'aventure, ce premier voyage. -Mais puisque vous voulez bien m'écouter, car -vous m'écoutez, Madame, je le sais, je le sens, -commençons par le commencement.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span></p> -<p class="subh">II</p> - -<p>Le commencement fut mon arrivée à Milan, -par une claire après-midi de la fin d'avril, un -jeudi. Calculez. La soirée de musique avait eu -lieu un lundi. Le temps de pleurer, d'écrire les -vingt billets non envoyés, de régler les affaires -urgentes, de boucler ma malle. Avouez que je -n'avais pas traîné. J'attends votre question: -«Pourquoi Milan?...» Pourquoi? C'est d'abord -que j'aime cette ville à la passion, son immense -plaine de rizières, creusée de canaux, la ligne -bleuâtre des Alpes à l'horizon, ses larges avenues -où s'étale l'opulence comblée d'une cité moderne, -et, à côté, ses étroites rues à demi espagnoles sur -lesquelles ouvrent d'anciens palais. J'aime ce -parler un peu rude, avec ses <i>u</i> gutturaux. J'aime -les grands traits de ces visages lombards où l'usure -de la vieillesse se fait si noble, si sévère, la grâce -de la jeunesse, si languissante, si douce. Et puis, -quels trésors d'art, moins déflorés que ceux de -Rome, de Florence et de Venise! Les touristes -traversent Milan. Ils ne s'y arrêtent guère. Que -d'heures j'ai passées, dans le premier voyage dont -je vous parle, à contempler dans le musée de -<span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span> -la Brera les fresques pâles du suave Luini; dans -celui de l'Ambrosiana, la <i>Vierge couronnée</i> de -Borgognone; au Poldi Pezzoli, le <i>Sauveur</i> de Solario, -et les Boltraffio de la maison Borromée, -et les Gaudenzio Ferrari de l'église de Saronno, -et les Bernardino de' Conti, les Cesare da Sesto, -les Marco d'Oggionno, les Giampietrino partout -épars! Ces noms, Madame, ne vous disent pas -grand'chose. Ils évoquent, pour moi, tant d'images -et de si vivantes! Quel symbole! Que de sensations -nous portons en nous, incommunicables, -d'esprit à esprit et de cœur à cœur! Les -maîtres de l'école Lombarde me représentent de -si intimes sensations d'art, et j'ai l'air, en vous -parlant, de réciter un catalogue de musée. -Madame, reprenez la petite glace sur la petite -table. Regardez-vous de nouveau. Vous saurez -l'autre raison pour laquelle j'ai tant aimé, j'aime -tant et la douce Milan et ses peintres. C'est qu'ils -ont copié un type de visage qui vous ressemble. -Leurs femmes ont toutes, comme vous, ce front -un peu renflé sous des cheveux bruns à reflets -roux, ces yeux fins aux paupières un peu lourdes, -ce nez droit rattaché au front par une ligne assez -large, votre bouche sinueuse, votre menton carré, -frappé d'une fossette, et votre sourire dans les -joues. Que de fois vous ai-je dit que vous étiez un -Vinci? Vous preniez cela pour un compliment de -vieux rapin. Je le voudrais et que votre beauté -ne fût pas celle dont j'ai tant rêvé, depuis que je -l'ai rencontrée sur les toiles et dans les fresques de -<span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span> -ces peintres, élèves du divin Léonard. Tous ils -n'ont jamais dessiné que la même tête. Cette tête -adorable et la vôtre ont un air de famille, ce je -ne sais quoi de mystérieux qui se retrouve chez -tant de Milanaises sous la populaire mantille de -dentelle noire, la <i>mezzara</i>, et sous le chapeau, -également. Pourquoi, cherchant à interpréter ce -mystère d'un certain regard et d'un certain sourire, -ces disciples du Vinci ont-ils si souvent -choisi comme thème l'Hérodiade, la cruelle et -froide danseuse qui porte sur un plat le chef du -Baptiste? Ont-ils signifié par là au contemplateur -de leurs chefs-d'œuvre qu'il ait à se méfier de -cette langueur, d'autant plus menteuse qu'elle -semble plus inconsciente, plus voisine du charme -végétal des fleurs? Ont-ils voulu proclamer que le -mot de l'énigme qui sommeille autour de ces paupières -et de ces joues est la perfidie et la mort? -Ont-ils... Vaines et enfantines questions! Un -peintre sait-il jamais tout ce qu'il met dans une -toile? Le maître qui a peint en 1505 un certain -portrait de femme, lequel est à Milan, lui aussi, -et dont je vais vous parler, se doutait-il qu'exactement -quatre cents ans plus tard, un de ses confrères -barbares d'au delà des Alpes, amoureux -de quelqu'un qui ne l'aime pas,—qui ne l'aimera -jamais,—viendrait demander à ce profil la force -de ne pas désespérer?</p> - -<p>Je tourne moi-même à la charade, Madame, et -le mystère n'est une grâce que chez les Hérodiades -des musées lombards. Ce bavardage est -<span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span> -pour vous dire ceci: parmi mes raisons de m'arrêter -à Milan, la plus importante, dans mon -désarroi intérieur, était de revoir, non pas une -toile, mais un panneau autour duquel il y a -une légende que je vous conterai. Le héros en -est le maître lui-même, le sublime et incompréhensible -Léonard. Vers cette année 1505 donc, -ce grand homme avait cinquante-trois ans. Il -n'était pas très heureux. Le protecteur de sa jeunesse -et de son âge mûr, Ludovic Sforza, dit le -More, duc de Lombardie de par la grâce du -poison, mais bon connaisseur en tableaux et en -statues, avait dû s'enfuir de Milan. Léonard, -pour gagner sa vie, s'était engagé comme ingénieur -au service d'un autre duc, celui de Valentinois, -lequel s'y connaissait en œuvres d'art aussi -bien que le premier et mieux encore en poisons. -Ce second patron de Vinci s'appelait César Borgia. -«Messer Lionardo se trouvait à Florence», dit -un chroniqueur, que je vous traduis littéralement, -«où il venait d'achever son célèbre carton sur la -bataille d'Anghiari, en compétition avec Michel-Ange, -lorsqu'il entreprit le portrait de très noble -demoiselle Cassandra dei Rangoni, sœur de très -noble dame Domitilla, la femme de Tito Vespasiano -di Messer Nanni Strozzi, et c'est une des -choses les plus extraordinaires qui soient sorties -de son pinceau. La demoiselle Cassandra est -représentée de profil, avec une résille de perles -sur ses cheveux, si ressemblante que vous croiriez -qu'elle va vous parler. Elle fut si ravie de -<span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span> -son portrait qu'elle en conçut un amour singulier -pour l'incomparable artiste, ne tenant -compte qu'il avait plus de deux fois son âge, tant -qu'elle l'aurait épousé s'il n'était parti pour la -France où il mourut. Elle ne s'est jamais mariée, -par amour de lui. Ce dont ses parents furent -bien marris. Ils ont même prétendu que Messer -Lionardo avait influencé Madonna Cassandra -par un sortilège. Car il était très curieux de -ces sortes de pratiques, et beaucoup ont raconté -qu'il avait passé un pacte avec le démon, -quand il était en Égypte. Cela expliquerait certaines -opérations merveilleuses qu'il avait -faites à la cour du More. Toutefois je ne considère -pas ces accusations de magie véritables, -ayant entendu de personnes dignes de créance -qu'il est mort fort saintement auprès du roi -très chrétien François de France.»</p> - -<p>Vous m'excuserez, Madame, de continuer à -vous conter mon histoire à la façon d'un <i>catalogue</i>. -Ce petit extrait appartient au genre des -notes que l'on imprime en petit texte, au-dessous -du nom d'un tableau, quand on veut étonner -les Snobs. Je n'ai pas trouvé de meilleur moyen -pour vous dire comment ce portrait m'intéressait, -dans ce voyage, d'un intérêt si particulier. Je ne -suis pas Léonard, et vous êtes beaucoup plus jolie -que Madonna Cassandra. Je n'ai pas le pinceau magique -qui fut le vrai sortilège de «l'incomparable -artiste». Ce portrait, tout de même, est la preuve -vivante que la jeunesse n'est pas tout le secret -<span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span> -de l'amour, qu'un cœur de femme peut se laisser -prendre à des prestiges d'un ordre idéal. «J'ai, -moi aussi, mon petit brin de laurier,» pensais-je, -en m'acheminant, au lendemain de mon arrivée, -vers le palais Varegnana où je savais qu'était cette -miraculeuse image de Madonna Cassandra: «On -cite mon nom. Les quatre toiles que j'ai au Luxembourg -n'y font pas trop mauvaise figure. Pourquoi -ne peindrais-je pas quelque jour un portrait -d'<i>elle</i>, dont elle fût assez fière pour que...» Je -vous ai averti, Madame, que je vous griffonnais -ces pages avec le projet de vous égayer.</p> - -<p>Ah! comme je voudrais que cet absurde discours, -dont je vous rapporte humblement la folle -fatuité, vous touchât un peu à cette place secrète -et tendre de votre âme, où pousse la petite fleur -mauve de la pitié. Le ciel du printemps italien -développait un azur bien lumineux au-dessus de -la tête grise où ce discours se prononçait. Le -soleil parait d'une gloire l'adorable cité milanaise, -les hautes et joyeuses maisons. Il mettait -comme une auréole aux cheveux des jeunes -filles qui trottaient d'un pas leste sur le pavé -sonore, et souriaient du sourire vincien,—votre -sourire—sans le savoir. Une brise où passait -l'âpreté fraîche des glaciers des Alpes vivifiait la -tiède atmosphère. Et je vous jure que l'artiste vieillissant—presque -l'âge du Léonard du portrait,—qui -se tenait ces propos chimériques n'avait -ni ciel clair, ni soleil brûlant, ni brise réconfortante, -dans sa déraisonnable et triste pensée!</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span></p> -<p class="subh">III</p> - -<p>Le propriétaire actuel de la tendre Cassandra -dei Rangoni porte un nom, Madame, que vous -connaissez peut-être, pour avoir rencontré à -Saint-Moritz quelqu'un de ses neveux ou cousins. -Il s'appelle le comte Andrea da Varegnana. Il descend -en très droite ligne d'un Andrea Varegnana, -décapité sur la place publique de Ferrare, le 12 -du mois d'août de l'année de grâce 1662, en -compagnie de Giovanni Ludovico Pio di Carpi. Ils -avaient comploté d'assassiner le duc Borso d'Este. -L'héritier de ce tragique personnage est un homme -de soixante et onze ans aujourd'hui, dont la -haute mine n'aurait pas déparé la cour du tyran -que voulut tuer son aïeul. Tel je l'avais quitté, -voici un quart de siècle, tel je le retrouvai quand -je lui eus fait passer ma carte de visite. Tel, ou -presque. Il est tout blanc maintenant, mais il se -tient si droit et il reste si mince. La congestion -guette son teint trop chaud, d'innombrables rides -plissent son visage, mais il conserve cette noblesse -de traits qui donne à ces têtes Italiennes, lorsqu'elles -ont vraiment de la race, une beauté -<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span> -indestructible. Si je maniais la plume comme le -crayon, je vous dessinerais un fier croquis de ce -grand seigneur dans le cadre de ce vieux palais, -rempli de trésors hérités. Ce n'est pas de lui que -vous diriez, comme de mon pauvre ami Michel -Mayence et de sa collection, quand nous la visitâmes -et qu'il était ivre de vous montrer ses -Primitifs: «Il n'est pas le propriétaire de son -musée. Il en est le portier.»... Je rectifie. Le -palais Varegnana n'est pas très vieux,—pour -l'Italie. Il date de 1625 et il a été construit par -le plus célèbre architecte milanais, Francesco -Maria Richini, dans un style d'un baroque -hardi et vigoureux. L'escalier énorme tourne -sous un plafond auquel sont appendus plusieurs -chapeaux de cardinaux. Les Varegnana en ont -eu cinq ou six dans leur famille. Des bas-reliefs -antiques s'encastrent partout dans les murs, -et, sur la rampe, de place en place, surgissent -des vases de marbre. Les domestiques abondent, -attestant la large vie du comte, dépensée -tout entière entre ce palais, sa villa de Varese -et ses immenses domaines. Venu lui-même -au-devant de moi, il se tenait sur le palier du -premier étage, avec cette politesse un peu cérémonieuse -des vieilles gens de son pays. Les -larges portes des salons en enfilade, ouvertes derrière -sa haute silhouette, laissaient voir la profusion -de tableaux, de statues, de meubles rares, -de tapisseries qui décorent cet appartement, où -il habite à même ses admirables objets, solitaire, -<span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span> -car il ne s'est jamais marié. Mais j'imagine qu'il -aura eu, dans ce facile Milan, quelque liaison à -l'Italienne, fidèle et passionnée. Si le comte -Andrea n'est pas un personnage de roman, qui -donc en est un? S'il n'a pas connu de secrets et -profonds bonheurs, d'où viendrait cette expression -songeuse, comme répandue sur cette physionomie -si mâle, à laquelle un nez en bec d'aigle -donnerait aisément un accent altier? D'où cette -douceur attendrie dans ces yeux bruns qui lancent -si vite d'impérieux éclairs? Et puis, s'il n'avait -pas été le prisonnier d'une intimité trop chère, -n'aurait-il pas cherché un autre emploi à ses -facultés qui sont grandes? Tout son travail aura -consisté à classer les trésors amassés dans sa maison -par plusieurs générations de riches patriciens, -amateurs d'art, à éliminer les douteux, à -compléter l'ensemble, et à écrire ou faire écrire -sur eux un livre qui n'est pas dans le commerce. -J'en ai extrait la petite notice citée plus haut. Elle -a été recueillie dans une note d'un manuscrit de -la <i>Biblioteca Estense</i> à Modène. Ce petit détail a -son importance, vous allez voir. Et maintenant, -Madame, que je vous ai présenté le digne possesseur -du Léonard,—vous aviez raison, certains -collectionneurs outragent par leur seule existence -les tableaux qu'ils ont achetés de leur argent,—j'arrive -tout de go à notre entretien du premier -jour. Je vous passe les compliments, qu'en -sa qualité d'hôte, le comte Varegnana crut devoir -me faire à l'infini, sur l'illustration de mon nom, -<span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span> -ma cravate de commandeur, ma future entrée -à l'Institut, mes anciennes ou nouvelles œuvres, -et c'était des excuses infinies de ne connaître -tant de merveilles que par la photographie.</p> - -<p>—«Je ne suis qu'un pauvre provincial,» disait-il. -«Je ne suis pas allé à Paris deux fois depuis -que vous êtes venu ici tout jeune homme. Ce n'est -pas d'hier.»</p> - -<p>—«Comme je vous comprends!...» lui -répondis-je. «C'est moi qui ne voyagerais jamais -si j'avais votre palais, vos tableaux, votre -ciel...»</p> - -<p>Le Milanais hocha sa tête, modestement. Les -Italiens sont ainsi. Ces éternels païens ont-ils -peur, en se vantant, de provoquer ce mauvais -sort que leur ancêtres personnifiaient dans Némésis, -l'exécutrice de la jalousie des dieux? -Redoutent-ils l'envie plus certaine des hommes? -J'ai observé qu'ils ont toujours un recul devant -l'éloge excessif. Dans ce cas, ils déprécient humblement -ce qu'ils possèdent, et dont, au fond, ils -sont si fiers.</p> - -<p>—«Mon palais?» dit Varegnana, «mais il -tombe en ruines!... Ce ciel bleu? mais Milan, -l'hiver, c'est la Sibérie!... En été, c'est le -Sahara!... Mes tableaux? je les ai tant vus, et ils -sont bien ordinaires!...»</p> - -<p>—«Et votre Léonard? Vous osez prétendre -que votre Léonard est ordinaire?...»</p> - -<p>J'eus à peine prononcé cette phrase destinée -à hâter ma visite dans les salons, et mon -<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span> -pèlerinage au portrait de la Dame qui vous ressemble; -je crus discerner le passage d'une ombre -sur les traits et dans les yeux de mon interlocuteur. -Sa main,—il l'a très belle et il la -montre volontiers,—se crispa sur un des bibelots -posés près de lui, un large poignard de miséricorde -à poignée ciselée, d'or et d'acier. Sans -doute, ma question sur le Léonard lui était pénible, -car mon regard ayant suivi son geste, -il dit:</p> - -<p>—«Ah! ce poignard vous intéresse?» Et, me -le tendant: «J'avoue que lui, du moins, n'est -pas ordinaire. C'est une <i>langue de bœuf</i> donnée -par l'empereur Charles-Quint, après Pavie, à un -Varegnana qui s'était distingué dans la bataille...» -Puis, après un silence, et brusquement, comme -quelqu'un qui juge puéril de ne pas aller droit au -fait, si pénible soit-il: «Mon Léonard? On ne -vous a donc pas raconté que ce n'est plus un Léonard?...»</p> - -<p>—«Ce n'est plus un Léonard?...» demandai-je. -Ma surprise, qui n'était pas jouée, parut procurer -à l'aimable homme une impression de soulagement.</p> - -<p>—«Alors,» fit-il, «on ne vous en a pas -encore parlé?... Cela viendra... D'ailleurs,»—et -son visage traduisit la détermination douloureuse -du collectionneur trop épris de ses objets -pour ne pas les vouloir tous authentiques.—«D'ailleurs, -c'est mieux ainsi. Du moment que -je sais, moi, que ce n'est pas un Léonard, qu'est-ce -<span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span> -que cela me fait que tout le monde dise: -c'est un Léonard?... Et ce n'en est pas un, hélas! -Tenez, jugez-en vous-même, maintenant que je -vous ai parlé...»</p> - -<p>Il s'était levé, et, de son pas demeuré alerte, -il me conduisait à travers son appartement. Nous -autres peintres, nous avons tous plus ou moins la -mémoire des yeux. Je me rappelais, après tant -d'années, la distribution des pièces, avec assez -d'exactitude pour m'en rendre compte: Varegnana -avait changé le portrait de place. Il l'avait -exilé du chevalet où il figurait dans ce qu'il appelait -sa <i>tribune</i>. Vous êtes allée à Florence, Madame. -Vous vous rappelez, aux <i>Offices</i>, la salle octogone -qui porte ce nom, où rayonne, dans la splendeur -dorée de sa nudité, la Vénus couchée du -Titien. C'est là que les ducs de Toscane avaient -réuni les joyaux de leur galerie. Le comte, lui -aussi, a des merveilles dans sa tribune: un Francesco -Francia, entre autres, qu'il sera pourtant -difficile de débaptiser. Il est signé: «<i>Vincentii -Desiderii Votum—Francie Expressum Manu</i>...» -Mais il ne s'agit ni du Francia ni de la tribune du -palais Varegnana. Il s'agit du Léonard—ou ex-Léonard. -Son chevalet,—une merveille de lutrin -pieusement adaptée à ce profane usage,—portait -son deuil sous la forme d'un vieil infolio relié -en maroquin noir et clouté d'argent. Le tableau -lui-même était relégué dans la dernière chambre, -un réduit plus obscur où s'entassaient pêle-mêle -des bibelots de second ordre,—pour cette collection. -<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span> -Le panneau, que je reconnus aussitôt, -était appendu au mur, à contre-jour. Ah! c'était -bien le profil délicieux dont je me souvenais, et -il me parut plus délicieux encore, à cause de son -air de famille avec une autre dame, celle dans la -compagnie de laquelle j'entendais chanter,—pas -beaucoup de jours auparavant:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><b>...</b> Puisqu'ici-bas toute âme</p> -<p class="i2"> Donne à quelqu'un</p> -<p class="i1">Sa musique, sa flamme,</p> -<p class="i2"> Ou son parfum...</p> -</div></div> - -<p>La ligne fine du front si intelligent, du nez -si délicat, de la bouche si souple, si tendre, se -détachait sur un fond très sombre, une paroi -revêtue d'un tapis d'un vert noir dans laquelle -s'ouvrait une étroite fente. Un paysage, immense -et miniaturé, s'apercevait par cette baie. Il se -composait d'une rivière sinueuse entre des châteaux, -avec des glaciers bleuâtres tout au fond. -Les perles de la résille luisaient dans les cheveux -sombres, massés comme ceux d'Aréthuse -sur les médailles syracusaines. D'autres perles -mêlées à des rubis, brodaient le velours du corsage. -Une chaude couleur pâle et ambrée, celle -qu'a depuis cherchée Henner, était répandue sur -la chair du visage et sur celle des mains. J'eus de -nouveau la sensation du chef-d'œuvre, et je -m'écriai, après quelques minutes de contemplation -silencieuse:</p> - -<p>—«Je vous affirme qu'on vous a trompé. De -<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span> -qui voulez-vous que ce soit ce miracle d'art, sinon -du Vinci?...»</p> - -<p>—«<i>Magari!</i><a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor"> [1]</a>» répliqua le comte Varegnana -avec un soupir. «Mais déjà mon ami, le -sénateur Morelli, m'avait donné des doutes... -Vous ne l'avez pas connu, Morelli? Non?... Mais -vous avez entendu parler de ses livres?... Non -encore. Ah! que vous êtes heureux!»</p> - -<p>—«Pourquoi?» interrogeai-je.</p> - -<p>—«Parce que vous pouvez admirer tranquillement -les œuvres qui vous plaisent, sans que le -démon de la critique vous souffle à l'oreille: Es-tu -bien sûr que ce tableau soit authentique?... Ce -Morelli était d'ailleurs un homme d'infiniment -d'esprit et de goût. Que d'après-midi exquises j'ai -passées avec lui, ici! Je le vois encore, avec son -sourire caustique perdu entre une moustache et -une barbiche qui lui donnaient l'aspect d'un officier. -Sa thèse favorite était que durant les trois -ou quatre siècles qui nous séparent du Quattrocento -et de la Renaissance, les actes de baptême -des tableaux ont dû être falsifiés dans une proportion -énorme. Une famille avait-elle une toile -de l'école de Luini? Pour lui donner une valeur, -elle a dû bien vite arriver à dire que la toile était -de Luini. Les marchands qui vendaient des -tableaux aux amateurs ont dû, eux aussi, ennoblir -de leur mieux leur marchandise, et les -amateurs insister sur cet ennoblissement, une -<span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span> -fois le tableau acheté. Il m'a fallu tout mon honneur -de gentilhomme pour substituer sur ce cadre -un nom à un autre...»</p> - -<p>J'observai, en effet, qu'une mince bande de -cuivre gravée était appliquée au bas. On y lisait, -au lieu du prestigieux: «Lionardo da Vinci», ces -mots que le comte allait m'expliquer: «Amico -di Solario. 1515.»</p> - -<p>—«Jusqu'ici rien que de très sage,» continua-t-il, -«et rien que de très sage non plus dans cette -autre idée de Morelli que les dessins des maîtres -ont dû, en revanche, être très peu sophistiqués. -Ils n'ont été recherchés que par des connaisseurs -qui prisaient d'abord l'authenticité. Voilà donc -un procédé tout trouvé pour vérifier les toiles: les -comparer aux dessins des artistes auxquels elles -sont attribuées. Dans ces dessins, nous saisissons -nettement les procédés propres à chaque peintre -et qui sont sa vraie signature, celle qu'aucun faussaire -ne saurait contrefaire: les extrémités -d'abord. Il fallait entendre Morelli vous décrire -les mains des personnages de Botticelli, tout osseuses, -avec les ongles coupés carrés!... Et puis -il y a les oreilles, les cheveux, les plis des étoffes... -Quand ces particularités, bien observées dans les -dessins, manquent dans les toiles, les toiles ne -sont pas du même maître que les dessins, du moment -que nous sommes sûrs de l'authenticité des -dessins. Vous saisissez la force du raisonnement...»</p> - -<p>—«J'en saisis surtout la subtilité,» répondis-je. -<span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span> -«Un maître peut pourtant varier ses -manières...»</p> - -<p>—«Sans doute, sans doute...» répliqua le -comte. «Mais jusqu'à un point, et pas au delà... -D'ailleurs, les faits sont les faits. Avec ce principe, -Morelli a renouvelé l'histoire de l'art Italien. -Je vous prêterai ses ouvrages, vous verrez -quelle force de logique, quelle pénétration! Il a -eu des élèves bien remarquables aussi, les Venturi, -les Frizzoni, les Berenson... Et puis est -venue, comme toujours, la tourbe des imitateurs. -Maintenant c'est une fureur, une maladie. Dès -qu'un tableau n'est pas authentiqué par des -témoignages contemporains, absolument indiscutables, -un critique surgit qui en conteste l'auteur. -A peine si ces messieurs laissent à Léonard, -pour revenir à lui, la Joconde et deux ou trois -petites œuvres. Plus un Giorgione n'est certain. -Les Titien se transforment tous en des Bonifazio. -On a imaginé une dynastie: Bonifazio I, Bonifazio -II, Bonifazio III. J'appelle ces débaptiseurs, -moi, des iconoclastes. Mais,» acheva-t-il sur un -soupir, «les iconoclastes ont quelquefois brisé -des statues de faux dieux...»</p> - -<p>—«Alors, ce tableau?...» demandai-je en lui -montrant le panneau qui avait servi de prétexte -à cette dissertation. Vous m'en pardonnerez le -pédantisme, Madame. Elle était nécessaire pour -donner son sens à la suite de l'histoire. D'ailleurs, -vous pourrez, en citant ces quelques noms de critiques -et ces quelques idées, taquiner les <i>intellectuelles</i> -<span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span> -de vos amies qui veulent être dans tous les -rapides. Le train serait trop modeste.</p> - -<p>—«Ce tableau était un faux dieu,» répartit -le vieux collectionneur. «Le sénateur Morelli -l'avait soupçonné, je vous l'ai dit. Vous noterez -des inexactitudes de dessin. Tenez, dans la ligne -du cou, dans la forme de la tête visible sous les -cheveux. Or Léonard avait tant étudié l'anatomie... -L'étoffe est rigide, sommairement -traitée. Vous savez comme il a été préoccupé de -la souplesse des vêtements... Fermez les yeux, -ici, à cette distance. Ce modelé n'est pas le sien. -Rouvrez-les, ayez une impression d'ensemble. Il -y a du Flamand dans cette peinture. Oui, voilà ce -que me disait Morelli, et puis, je lui rappelais le -portrait d'Isabelle d'Aragon. C'est même pour -cette raison qu'il l'a examiné. Il a conclu que -cette femme de l'Ambrosiana était d'un certain -Ambrogio de Predis. Mais cela, jamais, jamais!... -Au lieu que celui-ci... Regardez l'inscription -d'abord...»</p> - -<p>Il prit entre ses vieilles mains,—elles en -tremblaient d'émotion—l'objet contesté, et, -retournant le panneau, il me montra ces mots -écrits sur le bois: <i>Di Lionardo pitore fiorentino</i>.</p> - -<p>—«Voilà» continua-t-il, «la preuve que -Morelli avait deviné juste. Vous ne vous rappelez -certainement pas que dans mon ancien catalogue -j'avais fait transcrire une page empruntée à un -manuscrit du notaire Ferrarais Ugo Caleffino qui -se trouve à la <i>Biblioteca Estense</i>, de Modène? Il y -<span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span> -a le double au <i>British Museum</i>, copié par le -même personnage, un certain Giulio Mosti. Seulement -celui du <i>British</i>, ce que je ne savais pas, -a sa date: 1581. Suivez-moi bien. La page en -question est une note spéciale à ce manuscrit de -Modène. Elle manque à celui de Londres. En -examinant de près ce manuscrit de Modène, on -a constaté que cette note n'était pas de la même -écriture que le contexte. Elle est au contraire de -la même écriture que les mots tracés sur l'envers -de ce panneau. Donc la note a été écrite par la -même main qui a indiqué Léonard comme auteur -du panneau, et, sans doute, postérieurement à -1581. Quand ces détails m'eurent été rapportés, -je fis faire des recherches dans mes archives et je -retrouvai la lettre par laquelle ce tableau a été -offert en 1745, à mon arrière grand-oncle, le cardinal -Varegnana, celui qui a vraiment fondé ce -petit musée. Cette lettre, étudiée à la loupe, a révélé -la même main qui avait tracé le <i>di Lionardo -pitore fiorentino</i> et fabriqué la note du manuscrit de -Modène. Pourquoi? C'est trop clair. C'est un monseigneur -Pierotto, un abbé peu scrupuleux, lequel, -ayant en sa possession ce tableau, lui a constitué -ainsi un état civil, de bonne foi peut-être, je parle -pour l'attribution, car nous avons aussi découvert -que le portrait était connu à Modène, où il était -appelé: <i>La Sœur de la Joconde</i>.»</p> - -<p>—«Il peut donc être de Léonard, en dépit -de son faux état civil,» interrompis-je, «et même -d'une sœur de la Joconde.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span> -—«Monna Lisa n'avait pas de sœur,» reprit le -comte, «pas plus que Domitilla dei Rangoni. -C'est établi sur les documents les mieux vérifiés. -D'ailleurs voici qui coupe court à tout: il existe à -l'Académie de Venise un dessin de la même tête,—vous -entendez, exactement la même,—avec -les mêmes perles, ou presque les mêmes. Les -variantes sont insignifiantes. C'est, sans conteste, -une étude pour ce portrait. Or les coups de -crayon, dans ce dessin, vont de droite à gauche, et -dans tous les dessins de Léonard, ils vont de -gauche à droite, puisque Léonard dessinait -comme il écrivait, de la main gauche. Si ce n'est -pas une démonstration, cela, que vous faut-il?...»</p> - -<p>—«Ce qu'il me faut? Un auteur pour ce chef-d'œuvre...» -répondis-je. «Vous me racontez une -histoire d'une ingéniosité surprenante, j'en conviens, -mais je suis peintre. Je sais que les tableaux -ne se fabriquent pas tout seuls, par génération -spontanée. Si celui-ci n'est pas du Léonard qui a -fait la <i>Belle Ferronnière</i> du Louvre et l'<i>Isabelle</i> de -<i>l'Ambrosienne</i>, de qui est-il? Qu'est-ce que c'est -que cet <i>Amico</i> qui n'aurait jamais peint que cette -merveille et puis rien?...»</p> - -<p>—«<i>Amico</i> n'est pas un nom,» dit le comte -Varegnana. «Un de vos compatriotes, un jeune -critique d'art de grand avenir, M. Courmansel, a -suggéré l'existence d'un artiste, très intimement -lié avec Andrea Solario,—l'ami par excellence -de ce peintre. Nous savons que ce maître fut -<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span> -appelé de Milan en France, sur l'indication de -Charles de Chaumont, pour décorer le château de -Gaillon qui appartenait au cardinal d'Amboise. -M. Courmansel a retrouvé ici plusieurs lettres -d'Andrea, où celui-ci parle avec d'extraordinaires -éloges, d'un élève, un certain Cristoforo, qu'il -avait emmené avec lui. Or le dessin qui est à -Venise présente cette particularité, qu'inscrit au -catalogue sous le nom d'Andrea Solario, il porte -une signature effacée où M. Courmansel est -arrivé à déchiffrer un X. C'était la première lettre -des mots <i>Xofori opus</i>,—<i>ouvrage de Cristoforo</i>. Ce -fut un trait de lumière. Andrea quitta la France -en 1509, pour aller où? A Anvers dont l'école -exerçait alors une attraction si puissante sur les -peintres italiens. Son élève était avec lui. Ainsi -s'explique le mélange de finesse lombarde et de -précision flamande qui se reconnaît dans ce portrait, -comme aussi dans les tableaux d'Andrea vers -cette même époque, par exemple l'<i>Ecce Homo</i> du -Poldi... Lancé sur cette piste, M. Courmansel -s'est demandé si ce Cristoforo qui a pu exécuter -un portrait de cette force n'avait pas produit un -certain nombre des œuvres attribuées à Solario. -J'avoue que je ne le suivais pas sur cette voie, car -enfin cet X du dessin était douteuse. Je m'étonnais -qu'aucune autre trace ne se trouvât nulle -part... Cette trace, elle existe. Nous avons un -tableau,—et un très remarquable tableau,—qui -rappelle beaucoup ma fausse Cassandra, et -celui-là est signé en toutes lettres <i>Xoforus Mediolanensis</i> -<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span> -et daté, 1517... Il est chez la marquise -Ariosti, une de mes cousines éloignées. Il lui a -été légué par un vieux commensal de sa maison, -une espèce de parasite qui servait de tête de -Turc à tout le monde, un comte Francesco Pappalardo. -C'était un vieux maniaque qui dépensait -ses quelques sous à des achats de tableaux. Il -n'en avait qu'une douzaine, de premier ordre. -Tous sont allés au musée de sa ville natale, -excepté celui-là, un portrait aussi. On l'avait si -maltraité chez mes cousins, qu'il aurait eu le -droit de les détester. Et il leur laisse cette peinture, -qui va être d'un prix inestimable maintenant!... -Je m'étonne que vous n'ayez pas entendu -parler de cette découverte de M. Courmansel? -Toutes les revues d'art, non seulement de France -et d'Italie, mais d'Allemagne et d'Amérique, ont -déjà engagé des discussions passionnées, non -pas sur l'existence de l'<i>Amico di Solario</i>,—elle -ne fait plus doute,—mais sur l'étendue de ses -travaux. On est en train de lui donner toute une -partie d'abord de l'œuvre d'Andrea: la <i>Vierge au -coussin vert</i> et le portrait de Charles d'Amboise au -Louvre, des <i>tondi</i> de Cesare da Sesto, de Marco -d'Oggionno, de Boltraffio. M. Courmansel soutient -que le portrait de l'Ambrosiana est de lui. Il -me suffit, à moi, qu'il ait fait ce panneau», -ajouta-t-il, et tout en rattachant à son clou -l'image de la fausse Cassandra, il poussa un profond -soupir. Puis, avec cette grâce aisée, et si -humaine que les Italiens expriment d'une manière -<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span> -intraduisible quand ils appellent quelqu'un: <i>simpatico</i>: -«Bah! A quelque chose malheur est bon, -comme vous dites. Ma pauvre Dame a perdu son -peintre, mais ce jeune Courmansel, lui, a trouvé -une femme charmante. Il est fiancé avec une jeune -fille, une mademoiselle Boudron, que le père ne -lui aurait certainement pas donnée, sans sa découverte. -Ce Boudron est un ancien commerçant -qui s'est improvisé amateur d'art, fortune faite, -et qui travaille dans les Primitifs,—un original!... -Mais vous les rencontrerez, si vous restez un peu -à Milan. Ils y sont. Le jeune Courmansel y met la -dernière main à son livre sur Cristoforo Saronno. -C'est le nom qu'il suggère maintenant. Ses inductions -l'ont amené à croire que son artiste était de -cette petite ville. Il en conclut qu'il avait dû en -prendre le nom, comme Andrea avait pris le -nom de sa patrie, Solario, un petit village de la -province de Côme. C'est beaucoup d'hypothèses, -mais <i>sara</i>!...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span></p> - -<p class="subh">IV</p> - -<p>Il y a longtemps, Madame, que je nous appelle, -nous autres Parisiens, les provinciaux de l'Europe. -Nous passons sans cesse, pour tous les incidents -de la vie artistique qui ont lieu loin du -boulevard, par des alternatives d'ignorance et -d'engouement excessives. Nous avons été ainsi -pour les musiciens allemands et les préraphaélites -anglais, pour les romanciers russes et les -dramaturges norvégiens. J'attends le moment où -la petite coterie d'esthètes gobeurs et de badauds -raffinés qui fabrique chez nous la mode se passionnera -pour les débaptiseurs de chefs-d'œuvre. -Alors l'<i>Amico di Solario</i> sera l'auteur de la <i>Joconde</i>, -et le sieur Courmansel l'invité de tous les salons -où l'on cause.—Le vôtre eût été du nombre, -Madame, si...? Et moi-même je serais peut-être -devenu le cornac de ce jeune homme et de son -<i>Amico</i>, auprès de vous et des belles sottes, vos -amies,—pardon,—si...? Toute cette histoire -n'est que le commentaire de ces <i>si</i> et de ces -points. Mais il n'y avait ni <i>si</i> ni points dans mon -esprit, je vous le jure, quand je sortis du palais -<span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span> -Varegnana par l'étroite et fraîche via Bagutta où -il se dresse, un peu humilié de mon total manque -d'érudition critique, très penaud de m'être hypnotisé -naïvement, depuis ma jeunesse, sur les -impostures du Monsignore de Modène, amusé -malgré tout par le joli travail de furetage, j'allais -dire de police, auquel s'était livré notre compatriote, -et, au fond, prêt à oublier Courmansel, le -comte Varegnana, la Dame qui avait perdu son -peintre, l'<i>Amico di Solario</i>, bien d'autres choses, -devant une photographie que je ne vous décrirai -pas. L'après-midi où vous me l'avez donnée, il -neigeait. Vous en souvenez-vous? Ce jour m'est -resté plus clair et plus bleu que celui par lequel -je me promenais dans Milan, après cette visite. -C'est cette photographie que je retrouvai sur ma -table en rentrant, et après m'être abîmé dans la -contemplation de ce visage que je suis venu fuir, -je me sentis à Milan si abandonné, si solitaire, -si «peintre qui a perdu sa Dame»! Tout d'un -coup, le séjour de cette ville où j'étais depuis la -veille me parut insupportable. «Si j'allais à -Florence?...» songeai-je. «Il y a là des fresques -de Benozzo Gozzoli, de l'Angelico et du Ghirlandajo -qu'aucun Morelli n'a encore attribuées à -aucun <i>Amico</i>...» Sur ce nouveau projet,—je -vous ai dit que vous m'aviez rendu un peu fou et -je vous en donne la preuve!—je descends au -bureau de l'hôtel demander des renseignements -et l'horaire des trains. Par hasard, le bureau était -vide. En attendant le retour du secrétaire, je -<span class="pagenum"><a id="Page_34"> 34</a></span> -m'amuse à regarder la pancarte où sont inscrits -les noms des voyageurs de passage et je lis: -<i>M. Boudron et famille. Paris.—M. George Courmansel. -Paris.</i> C'était de quoi croire à un destin, -avouez-le. Au moment même où je venais d'apprendre -le roman de la découverte, faite par ce -jeune homme, d'un admirable artiste inconnu, -je découvrais, moi, que le jeune homme était là, -dans mon hôtel! Oui. La fatalité voulait que je -fusse mêlé aux aventures posthumes de la Cassandra -<i>décassandrée</i> et du Vinci <i>dévincisé</i>. Le -secrétaire arrive. Au lieu de l'interroger sur le -train de Florence, je lui demande, ce que je -savais pourtant très bien, si le M. George Courmansel -descendu à l'hôtel était bien celui qui -s'occupait de choses d'art.</p> - -<p>—«Lui-même,» me répond le secrétaire; et -il ajouta en jetant un coup d'œil dans le <i>hall</i> de -l'hôtel: «Justement, le voici qui rentre.»</p> - -<p>Un grand garçon, de physionomie avenante, -franchissait le seuil de la porte. Il était très blond, -presque roux, le teint blanc et rosé, avec de bons -gros yeux bleus un peu ronds qui regardaient -ingénument à travers une paire de lunettes -montées en or. Il me représenta aussitôt le type -accompli du Français germanisé. J'en ai connu -un bon nombre depuis la guerre de 70, dans -la médecine en particulier et dans l'université. -Le nez de celui-ci, comiquement retroussé, -sa bouche volontiers souriante, lui donnaient -un air falot et dadais que sa démarche augmentait -<span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span> -encore. Il allait, le buste en avant, de -ce pas allègre qui décèle un profond contentement -de soi. Je vous crayonne un fantoche. J'ai -tort. Il émanait aussi du personnage une candeur -qui le sauvait du complet ridicule. La bonne foi -rayonnait de tout son être. Il y avait en lui du -gobe-mouches et de l'apôtre, de la nigauderie et -de la flamme. Cela dit, le contraste était vraiment -trop fort entre cet aspect de niais fervent -et le miracle de perspicacité que supposait la -découverte dont le comte Varegnana m'avait -raconté le sagace détail. C'en fut assez pour piquer -au vif ma curiosité, et voici qu'impulsivement je -tire de ma poche mon portefeuille, de ce portefeuille -une carte de visite, et je prie le secrétaire -de la remettre à mon jeune compatriote. Je comptais -sur la petite notoriété de mon nom. Je n'avais -pas tort. A peine George Courmansel eut-il pris -connaissance de ma carte qu'il se dirigea vers moi. -Il avait déjà aux lèvres le banal «cher maître» -dont vous vous êtes tant moqué, quand des gens -de votre monde m'en donnaient à qui mieux -mieux par la figure. Sur cette bouche de jeune -homme, ces deux syllabes prenaient une sincérité -qui eût désarmé votre ironie. Visiblement, il était -heureux, presque ému, de causer avec un artiste -dont il connaissait les œuvres. Ne m'accusez pas -de vanité, Madame. Vous le savez bien: je ne -suis pas un «m'as-tu vu?» du pinceau. Je vous -marque là simplement un trait de ce caractère. Cet -abord suffisait pour révéler quelque chose de si -<span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span> -simple, de si frais, de si peu touché par la vie! -Que ce naïf et ce timide fût en même temps un -de ces iconoclastes amèrement dénoncés par le -possesseur du faux Léonard, un de ces intellectuels -implacables qui professent l'irrespect comme une -doctrine, qui ne reculent devant aucune autorité, -aucune tradition, c'était invraisemblable,—et -je crois discerner pourquoi—très naturel. Les -iconoclastes de cette espèce, tous les iconoclastes, -peut-être, sont des dévots. Pour eux, -briser une idole, c'est servir leur foi. Celui-ci, je -pus m'en convaincre par ce premier entretien, -avait l'idolâtrie, le fanatisme de <i>La Critique</i>,—avec -un L et un C plus que majuscules, gigantesques. -Avant de rencontrer cet exemplaire, si -intensément significatif, je n'aurais jamais pensé -qu'une besogne aussi aride, aussi ingrate que celle -d'un érudit d'art pût provoquer des exaltations de -cette violence. Laissez-moi mettre un tout petit l et -un tout petit c à ces deux mots, la critique,—et -vous les traduire: critiquer une toile, au lieu -d'en jouir, comme vous, comme moi, avec ses -sens, son imagination, sa rêverie, tout son être -intime enfin, c'est l'anatomiser, c'est la disséquer -ligne par ligne, grain par grain. Puis commence, -pour vérifier son origine et son histoire, -un patient travail de bureaucrate, une vie de -rat de bibliothèque, des semaines de fouilles -dans des paperasses, des établissements de dossiers, -des expertises d'écriture lettre par lettre, -point à point, d'indéfinies comparaisons avec des -<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span> -photographies. Que sais-je? Le tout pour aboutir -à une date incertaine et à un nom contestable! -Voilà ce que c'est que la critique. Mais j'ai bien -entendu feu le professeur Brouardel,—j'étais -allé à la morgue, étudier une nuance de couleur -sur un cadavre, je peignais alors mon <i>Ophélie</i> que -vous connaissez,—oui, je l'ai entendu dire, en -bourrant sa pipe, d'un pouce joyeux, et avec un -accent de triomphe: «J'ai fait aujourd'hui ma -quatre millième autopsie!» Et son visage si fin -dans sa barbe rousse, déjà grisonnante, exprimait -une jubilation égale à celle de don Juan dressant -la liste de ses amoureuses. L'enthousiasme -du jeune Courmansel était pareil pour me célébrer, -dix minutes après notre réciproque présentation, -les ivresses de <i>La Critique</i>, l'excellence de <i>La -Méthode</i>,—encore et encore des capitales, hautes -comme des maisons américaines!—tandis que -nous déambulions de long en large à travers le -hall de l'hôtel. Un Anglais, écroulé dans un fauteuil -de paille, fumait une courte pipe en bois—tout -comme le professeur Brouardel—et s'intoxiquait -de soda et de whiskey en lisant le <i>Times</i>. -Deux dames américaines, vêtues à la mode -d'après-demain, jacassaient haut en nasillant. Un -couple allemand se préparait à monter dans une -automobile rouge arrêtée devant la porte, et le -mari réglait une note au concierge galonné. Vous -voyez le décor d'ici. L'iconoclaste, lui, professait. -J'imaginais, en l'écoutant, qu'un frisson de -terreur secouait tous les tableaux et toutes les -<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span> -fresques de tous les musées et de toutes les églises -de Milan. A qui le tour de perdre son peintre, -parmi ces Madones et ces Dames, ces Apôtres et -ces Rois Mages?</p> - -<p>—«Tout reste à faire, vous m'entendez, cher -Maître, tout!... Je suis arrivé à la conviction qu'il -n'y a pas dix tableaux sur cent qui soient de l'auteur -auquel on les attribue, pas dix... Les plus -douteux sont les signés... Je sais. Il y a Vasari. -Mais Vasari, c'est un texte à revoir d'abord, et -c'est plein de fables... Il y a les archives. C'est -plein de documents faux... Voyez la note insérée -par cet abbé Pierotto dans la marge du manuscrit -Caleffino. Mais La Critique arrive, La Critique -Reine du monde, comme on devrait l'appeler bien -plus justement que la fortune, avec ses procédés -infaillibles. Ce sont ceux de la Science. Que c'est -passionnant, cette recherche acharnée de la -vérité, et amusant!... Quand on a La Méthode, -(décidément ce sont les mots entiers qu'il faudrait -mettre en majuscules et colorier comme -faisait Barbey d'Aurevilly pour des manuscrits) -on est assuré de ne pas se tromper. Quelle joie -alors que de provoquer les clameurs des ignorants!... -Le jour où je me suis permis d'insérer -dans un périodique de Paris un article affirmant -que le portrait de la femme du palais Varegnana -n'était pas, ne pouvait pas être de Léonard, vous -ne vous imaginez pas le <i>tolle</i>. Je n'avais pas toutes -mes preuves, mais l'analyse bien faite d'une -œuvre ne trompe jamais, jamais!... Elles sont -<span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span> -venues, ces preuves, et écrasantes: le dessin de -Venise, le «faux» du Monsignore, les lettres -d'Andréa Solario, et enfin, et surtout, ce portrait -que le comte Pappalardo a légué à Mme la marquise -Ariosti!... En ai-je eu du bonheur? Je -n'avais pas le droit d'espérer, pour mes débuts, -une découverte de cette force... Pensez qu'il y a -cinq ans, je n'étais qu'un petit élève de l'école de -Rome, ne sachant pas s'il ferait de l'archéologie -ou de la numismatique... Car vous ne savez pas, -cher Maître, cette entrée dans la critique d'art, -ç'a été tout un roman...»</p> - -<p>Il s'arrêta quelques secondes. Je venais d'écouter -l'hymne de guerre du pédant, ivre d'orgueil au -milieu des ruines, j'allais recevoir les confidences -du bon jeune homme, si follement amoureux -qu'il éprouvait le besoin de crier sa joie aux passants -de la rue:</p> - -<p>—«Oui, un roman», reprit-il, «mais puisque -M. le comte Varegnana vous a parlé de moi, il a -dû vous en toucher un mot. Il vous aura dit que -j'allais me marier... Il a été si bon, si accueillant -pour ma fiancée! Il a eu du mérite, car, enfin, je -lui ai démoli son Léonard. Bah! Le jour viendra, -et bientôt, où il sera tout aussi fier d'avoir un -Cristoforo Saronno. Je n'aurais pas découvert ce -peintre que j'affirmerais cela aussi énergiquement, -parce que c'est certain. Cristoforo comptera, il -compte déjà, parmi les plus grands... Mais je vous -parlais de ma fiancée. Elle est aussi ma petite -cousine. Elle s'appelle Mlle Christiane Boudron. -<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span> -Son père est ce M. Jules Boudron, dont vous connaissez -certainement le nom. Rappelez-vous. Le -couturier de la place Vendôme... D'ailleurs sa -collection de primitifs est déjà classée. Vous ne -l'avez jamais visitée? Non?... A Paris, si vous me -le permettez, je vous y mènerai. Vous jugerez. -Rien que des choses du quatorzième ou du quinzième, -et que les critiques peuvent passer au -crible, je vous en réponds. C'est drôle, n'est-ce -pas? Un grand couturier parisien qui travaille -dans les Siennois et les Florentins de la bonne -époque! Mais quand M. Boudron vint à Paris tout -jeune, il commença par fréquenter l'Académie -Jullian. Il voulait être artiste. Il a eu son roman -lui aussi. Il a rencontré la mère de Christiane. -Elle était la beauté et la sagesse même. Elle travaillait -comme ouvrière chez un couturier en -vogue d'alors. M. Boudron l'a aimée. Il l'a épousée. -Pour augmenter un peu les maigres ressources -du ménage, il a eu l'idée de dessiner des croquis -de toilettes qu'il a soumis au patron de sa femme. -Il s'est trouvé qu'il avait le génie pour cela. Ses -croquis ont si bien réussi que Mme Boudron et lui -ont eu l'idée de s'établir à leur compte. Ils ont -fondé une maison. Le succès est venu, et prodigieux... -Hélas! M. Boudron paya son bonheur -bien cher. Sa femme mourut subitement, à -l'époque où ils allaient se reposer, leur fortune -faite. Il a voyagé en Italie, pour se distraire. L'artiste -qui sommeillait sous le tailleur pour dames -s'est réveillé. Il a osé acheter, et ma foi, très -<span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span> -bien... Je ne dis pas qu'<i>on</i> ne l'ait pas un peu -aidé, mais il a su écouter les bons conseils. Cette -docilité là est aussi rare que la compétence...»</p> - -<p>Le pédant avait reparu, dans un sourire d'une -suffisance suprême. <i>On</i>, c'était lui. L'amoureux -prit sa revanche par un autre sourire, tout -attendri, tout reconnaissant, qui me fit lui pardonner -le premier, le rictus amer et hautain du -cuistre. Il continuait:</p> - -<p>—«Depuis que je me connais, j'avais cousiné -avec les Boudron. M. Boudron et ma mère -avaient le même arrière grand-père. Nous -sommes tous originaires de Saint-Claude, dans -le Jura. Mais moi, le troisième fils d'un petit -greffier de province, menant à Paris la modeste -existence d'un boursier de licence, puis d'agrégation, -vous comprendrez que je me sentais -gêné par les somptuosités de l'hôtel d'un commerçant -millionnaire!... Je n'osais seulement pas -regarder ma cousine. C'est à Rome, quand -M. Boudron y vint, après la mort de sa femme, -il y a cinq ans, que j'ai découvert Christiane -et qu'elle m'a découvert. Nous nous sommes -aimés, sans nous le dire, dès ce moment. Je -me suis tourné vers la critique d'art, pour ce -motif. Étant donné les goûts de M. Boudron, j'ai -vu là une sûre manière d'entrer dans son intimité. -Et j'ai travaillé!... Il s'en est rendu compte, -quand je lui ai offert d'écrire sur sa collection un -livre du genre de celui que M. Adolphe Venturi a -composé sur la galerie de M. Crespi. Ce livre est -<span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span> -achevé. On l'imprime en ce moment. Et puis, -j'ai déniché pour cette collection deux ou trois -pièces rares. Enfin, j'ai eu mon œuf de Colomb,—j'appelle -ainsi ma trouvaille, elle était si -simple!—cette résurrection de l'<i>Amico di Solario</i>, -de ce Cristoforo Saronno dont vous ne connaissez -pas encore le chef-d'œuvre... Vous verrez! Vous -verrez!... Christiane a pris cette occasion pour -déclarer à son père qu'elle m'aimait et qu'elle -n'épouserait personne que moi. Nous nous -sommes fiancés ici, où M. Boudron est venu, -cela entre nous, pour essayer d'acheter ce chef-d'œuvre -de l'<i>Amico</i> justement, le portrait de -femme de la marquise Ariosti. Par malheur, les -journaux ont déjà polémiqué. La marquise sait -le prix de son tableau. Elle en demande cinquante -mille francs. Il en vaudra cent mille, -quand mon livre sur Cristoforo Saronno aura -paru. Je compte en offrir le premier exemplaire -à Mme George Courmansel, née Christiane Boudron, -le matin de notre mariage. Mais il faut -que vous voyiez ce tableau, vous. Il le faut. -Mme Ariosti en est un peu jalouse. Si elle ouvrait -sa porte, l'Europe défilerait chez elle. A moi, elle -ne peut rien me refuser. Dès demain j'aurai -arrangé cette visite...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span></p> - -<p class="subh">V</p> - -<p>Je devais, en effet, grâce à cette toute puissante -protection, le voir de tout près, ce portrait -dont je ne doute pas qu'il ne perpétue à jamais la -gloire de l'<i>Amico di Solario</i> et de son découvreur, -mais dans quelles conditions de comique fantasmagorie! -Cette visite chez Mme Ariosti n'eut lieu -que le surlendemain. Avant d'y arriver, laissez-moi, -Madame, prendre le chemin des écoliers et -vous silhouetter encore deux acteurs essentiels -dans la petite comédie que je vous raconte. Vous -avez deviné qu'il s'agit de M. et de Mlle Boudron. -Je ne connaissais George Courmansel que depuis -quelques heures; déjà il m'avait présenté à son -futur beau-père et à la jeune fille, avec la même -bonhomie cordiale qui lui avait fait me raconter -aussitôt l'idylle de ses fiançailles. J'étais dans le -hall de l'hôtel, en train de me balancer sur un fauteuil -à bascule après dîner, et d'imiter l'Anglais de -l'après-midi, sauf qu'au lieu de pipe je fumais un -cigare. Au lieu de whiskey et de soda, je m'empoisonnais -d'un vitriol savamment jauni dans un -laboratoire, puis monastiquement baptisé du nom -<span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span> -de chartreuse. Je vois apparaître Mons Courmansel, -le nez à l'évent, comme toujours, et ses gros -yeux bleus aux aguets derrière ses lunettes serties -d'or. Il m'aperçoit et il fonce sur moi, comme sur -un Cristoforo Saronno:</p> - -<p>—«Je vous cherchais,» me dit-il. «M. Boudron -voudrait tant faire votre connaissance!... -C'est un de vos grands admirateurs, mon cher -Maître. Si vous me permettez, je vous conduis -dans son salon. Il vous attend.»</p> - -<p>Vous m'avez souvent reproché, Madame, ce -que vous appelez irrévérencieusement le «chipisme» -des artistes et des gens de lettres dans le -monde. Vous prétendez que nous ne nous trouvons -jamais traités avec assez de déférence. -Avons-nous si tort? On nous y donne trop volontiers -le rôle de la bête savante que l'on promène -au doigt et à l'œil pour amuser l'honorable société. -Sur ce chapitre, les bourgeois valent les -ducs. M. Boudron trouvait fort naturel de m'inviter -à monter chez lui, par un tiers, tout comme -les grandes dames habillées par lui avaient dû trouver -naturel de le convoquer à domicile. Qu'est-ce -qu'un peintre pour un millionnaire? Un ouvrier -en couleurs qu'il paie quinze ou vingt mille francs -le portrait. Le procédé était si peu cérémonieux -que j'hésitai une minute, pour céder devant la -supplication du visage de Courmansel:</p> - -<p>—«J'ai promis de vous amener...» insistait-il. -«Vous me ferez gronder, si je n'arrive pas -à vous décider...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span> -Une terreur passait devant ses yeux, qui excita, -je dois vous l'avouer, ma curiosité plus que ma -pitié. On ne devient pas un portraitiste professionnel, -sans développer en soi un goût de la nature -humaine qui doit être, j'imagine, celui des -vrais romanciers. Au fond, cette petite histoire -sentimentale, si bizarrement emmêlée à des -préoccupations de critique d'art, m'intéressait -déjà. Qui donc était cette fille d'un commerçant -enrichi, assez originale pour vouloir, avec sa dot, -épouser ce pédantesque maniaque, digne d'enseigner -l'esthétique à Kœnigsberg ou à Tubingue, -chez les barbares? Qui, ce commerçant lui-même, -cet ancien rapin transformé en grand couturier? -J'acceptai donc de suivre le fiancé. Il m'introduisait -quelques instants plus tard, dans un salon -d'hôtel. Devant une table et les débris d'un -dessert, un homme de mon âge et une jeune -fille, étaient installés, lui en <i>smoking</i>, elle en -toilette du soir, au lieu que George Courmansel -n'avait pas quitté sa jaquette et ses bottines -jaunes de l'après-midi. Moi-même je m'étais mis -aussi en <i>smoking</i>, machinalement, parce que -mon domestique m'avait préparé mes vêtements. -Je ne prévoyais guère que cette involontaire -élégance vaudrait à mon barnum un coup de -boutoir immédiat. J'allais dès la première minute -savoir le degré de bienveillance avec lequel -le père de Christiane traiterait son gendre! Les -phrases de banale politesse étaient à peine échangées -que M. Bourdron se tournait vers Courmansel, -<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span> -et, ironiquement, avec cette gouaillerie brutale -particulière aux gens riches de médiocre éducation:</p> - -<p>—«Hé bien! George. Il me semble que -M. Monfrey n'est pas un bourgeois, et vous voyez -qu'il s'habille le soir?... C'est une vieille querelle -que je fais à ce grand garçon», ajouta-t-il en se -retournant vers moi: «Je lui dis toujours: un -intellectuel peut être un homme du monde...»</p> - -<p>—«George a tant à travailler, en ce moment, -pour finir son livre,» interrompit la jeune fille, -d'une voix qui, aussitôt, me la rendit chère,—la -voix de ses yeux, si vrais, si loyaux, si tendres! -J'ai su depuis qu'elle avait vingt-quatre ans déjà. -Elle en paraissait à peine dix-huit. Tout en elle -n'était que grâce et fragilité. Elle avait une petite -tête de statuette grecque sur des épaules un peu -trop minces, des traits délicats d'une finesse -comme miniaturée. Si j'avais pu écouter son -cœur, en ce moment, je l'aurais senti palpiter -d'émotion. La rude apostrophe à son fiancé la -frappait comme d'un choc. Évidemment le père -avait pour elle cette affection profonde qu'inspirent -aux êtres très robustes ces créatures qui -semblent trop grêles pour la vie. Il ne la comprenait -pas assez pour lui épargner les secousses -de ses brusqueries. Il l'aimait trop pour ne pas -lui céder, dès qu'elle lui parlait avec cette voix, un -peu étouffée, où son instinct paternel devinait une -peine, sans que sa grossièreté native lui permît de -passer de l'effet à la cause et de corriger ses manières -<span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span> -trop brusques. Que j'en ai connu, de ces -pères et de ces maris, d'étoffe rude, de tempérament -épais, et qui se trouvaient avoir, celui-ci -pour fille, celui-là pour femme, de ces créatures -toutes pareilles aux mimosas, à ces plantes animalement -sensibles, qu'un froissement fait frissonner, -se contracter! Que j'en ai vu, de ces fleurs -vivantes, dépérir, se faner, au voisinage constant -d'êtres trop bruyants, trop affirmatifs, trop forts, -qui leur faisaient du mal par leur simple existence, -sans même s'en douter, qui les tuaient, -quelquefois en les chérissant! Cette différence -foncière de nature avait dû être la tragédie secrète -du foyer du veuf. Ainsi s'expliquait l'amour de la -jeune fille pour son cousin. Elle avait été prise -par ses manières douces et conciliantes, par ce -caractère de savant, combatif dans le seul domaine -des idées, et, pour tout le reste, incertain -jusqu'à la faiblesse, ennemi de l'action jusqu'à -la pusillanimité. Devant la phrase agressive de -M. Boudron, Courmansel demeurait décontenancé, -très rouge, et il balbutiait avec un sourire -contraint:</p> - -<p>—«Mais si je ne me suis pas habillé, ç'a été -pour ne pas vous faire attendre, Christiane et -vous...»</p> - -<p>—«Et moi,» dis-je à mon tour en m'adressant -au couturier collectionneur, «si je n'avais -pas pensé que je pouvais aller ce soir au palais -Varegnana, je ne me serais certes pas harnaché -de la sorte...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span> -—«Vous connaissez M. le comte Varegnana, -monsieur?» interrompit de nouveau la jeune -fille. Elle m'avait coulé un regard d'une reconnaissance -émue, pour l'appui donné à son fiancé, -et tout de suite elle s'emparait de la phrase -que j'avais prononcée, non sans intention. Elle -essayait de mettre l'entretien sur un terrain où -M. Boudron et George Courmansel s'entendissent -et où brillât celui qu'elle aimait. Nul doute qu'elle -ne fût un peu humiliée du rôle inférieur imposé -par son père au jeune homme. La facilité de ce -dernier à l'accepter ne lui plaisait guère plus. Le -subtil génie féminin est ainsi: on dirait qu'il possède -un sens spécial pour apprécier, dans les -rapports d'homme à homme, ces nuances qui -manifestent les affirmations ou les reculs d'une -personnalité vis-à-vis d'une autre. Et elle continuait: -«Vous avez vu chez lui le portrait attribué -faussement à Léonard de Vinci, et dont George a -découvert le véritable auteur? N'est-ce pas, l'on -éprouve une intime satisfaction à voir un génie -ignoré reconquérir l'honneur qui lui était dû?...»</p> - -<p>Ses douces prunelles, si clairement brunes dans -son teint d'une jolie pâleur, s'étaient tournées, -cette fois, vers l'initiateur de cette justice posthume. -Courmansel lui dit merci par le rougissement -de plaisir avec lequel il accueillit cet éloge. -Il avait senti qu'elle voulait réparer le procédé par -trop familier de son père. Il l'aimait autant qu'il -en était aimé. Le père n'observait pas le manège -muet des fiancés. Mais à la manière dont il me -<span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span> -regarda, de son côté, tandis que sa fille hasardait -cette allusion directe à la grande découverte de -son futur gendre, ses sentiments pour le jeune -homme achevèrent de s'éclairer pour moi. Il -subissait la suggestion de Christiane, et quelque -chose en lui luttait encore. Il admirait Courmansel, -comme il eût accepté un effet de commerce -douteux, «sous toutes réserves». Il y -avait entre eux cet antagonisme radical des tempéraments -qui veut qu'un chat et un chien, mis -en face l'un de l'autre, s'affrontent aussitôt. -M. Boudron était un type accompli d'un certain -bourgeois Parisien de nos jours: par sa tenue, -très astiquée, la coupe militaire de ses cheveux -en brosse, une sveltesse relative de ses mouvements, -due au massage et à l'escrime, il donnait -l'idée de ce que j'appelle «l'homme des répétitions -générales»—«l'homme des premières» -ayant rejoint depuis longtemps le «boulevardier» -au pays des vieilles modes. Les personnages de ce -type, tiennent du viveur, de l'artiste et du <i>sportsman</i>. -J'eus l'impression très vite que M. Boudron -copiait quelqu'un. En cherchant bien, je reconnus -qu'il imitait le genre de mon confrère Maxime -Fauriel, le pastelliste. Il a pris à Maxime son port -de tête, ses intonations un peu sèches, sa barbe -taillée en pointe, à la Henri III, son monocle carré -et attaché par un large ruban de moire qu'une -agrafe d'or pique au gilet. Mais Fauriel garde, à -travers tout ce cabotinage, sa physionomie spirituelle -et aisée de gamin de Paris, au lieu que son -<span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span> -faux-sosie laissait deviner à chaque geste, à -chaque parole, de la tension à la fois et de l'incertitude. -Il n'était pas sûr de ses effets. Cependant -l'habitude des succès dans une carrière ne va -pas sans de réelles supériorités d'intelligence et -d'énergie. Le notable commerçant en avait conscience, -et cette hésitation dans son personnage -joué n'empêchait pas chez lui l'orgueil profond -de l'individu habitué à commander. Il avait -entrepris sa galerie par un curieux mélange de -sentiments: le ressouvenir de ses premières ambitions -d'apprenti peintre, la gloriole d'être cité -dans les journaux et de faire les honneurs de ses -tableaux à des amateurs célèbres, l'idée aussi de -la «grande vente» en cas de revers de fortune. -George Courmansel, en l'aidant de ses conseils, -comme il s'en vantait, pour quelques achats, -l'avait tout ensemble subjugué et humilié. Très -sensible à ce défaut du laisser-aller extérieur que -l'absorption dans leurs idées entretient aisément -chez les hommes d'étude, Boudron nourrissait -contre le talent du fiancé de sa fille une hostilité -combattue par une involontaire déférence. De là -cette curiosité aiguë de son regard. Il allait savoir -comment moi, un peintre arrivé, commandeur de -la Légion d'honneur, exposé au Luxembourg, je -jugeais la soi-disant découverte du critique, à la -veille de révolutionner l'histoire de l'art. Et puis -mon opinion pouvait avoir son influence sur une -décision très importante. Le couturier, millionnaire -mais avisé, hésitait encore à payer cinquante -<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span> -mille francs le tableau légué par feu le comte -Pappalardo à la marquise Ariosti. Son expression -se fit plus avenante pour le conseilleur de -cet achat quand j'eus déclaré, appuyant de ma -complaisance, à demi sincère, l'enthousiasme de -Christiane:</p> - -<p>—«Oui, Mademoiselle, j'ai vu ou plutôt revu -ce portrait de femme. Il me restait dans la -mémoire comme si remarquable, que je me suis -arrêté à Milan, un peu à cause de lui... Varegnana -m'a raconté par quelles merveilles d'ingéniosité -M. Courmansel a déterminé l'origine de -cette peinture. Je suis de votre avis: redresser -l'injustice de la postérité envers un artiste -méconnu, c'est une très noble mission et bien -digne qu'un homme de cœur y consacre sa vie.»</p> - -<p>—«Vous me comblez, cher Maître,» dit -George Courmansel, «mais je vous avoue que je -n'ai pas des ambitions si hautes. Les besognes de -la Science ne sont ni nobles ni le contraire. Elles -sont vraies...»</p> - -<p>—«C'est le point où je me sépare de lui, -Monsieur Monfrey,» reprit à son tour M. Boudron. -«Je ne suis qu'un commerçant, mais -j'aime les tableaux pour eux-mêmes, parce qu'ils -sont beaux, comme on aime les fleurs, les femmes, -la musique, le vin, tout ce qui exalte, tout ce -qui grise. George aime les tableaux comme un -botaniste aime les plantes, pour les mettre dans -ses herbiers et les étiqueter. Mon système est le -bon. Qu'il soit de Léonard ou de Cristoforo, le -<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span> -portrait Varegnana n'en est ni plus admirable, ni -moins. Ai-je raison?»</p> - -<p>—«Tu ne voudrais pourtant pas que ton Jean -Bellin, celui que George t'a trouvé, ne fût pas -authentique?» interrogea malicieusement Christiane. -«Moi aussi papa, ai-je raison?»</p> - -<p>—«Mon Bellin?» s'écria le père. «Il n'y a -pas moyen de le discuter, celui-là, avec sa signature -en capitales dans son cartouche et une des -deux <i>L</i> plus haute que l'autre... Mais voulez-vous -en voir la photographie?» me demanda-t-il. -«George, sonnez donc pour que l'on desserve...</p> - -<p>—Bon. Merci...»</p> - -<p>La diplomatique jeune fille avait de nouveau -employé, pour couper court à la discussion, le -plus sûr moyen. Quand le collectionneur eut -commencé d'ouvrir, sur la table devenue libre, -le portefeuille qui contenait, avec la reproduction -du Bellin, celle de toutes les pièces de son -musée, il parut oublier jusqu'à l'existence de son -futur gendre. Ses mains de rhumatisant, aux -doigts noués par les excès de bonne chère et l'absence -d'exercice, mettaient, à étaler les épreuves, -les unes après les autres, le même soin que jadis -à ouvrir des pièces de soie tissées spécialement à -Lyon devant les clientes émerveillées.</p> - -<p>Il y avait pour moi quelque chose de pathétique, -et qui me fit lui pardonner ses rudesses, -dans sa visible piété de demi-ignorant pour les -œuvres, vraiment très rares, dont son argent, -gagné au rebours de sa vocation première, le faisait -<span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span> -possesseur. J'admirai aussi que, dans ce commencement -du vingtième siècle, l'Italie, cette Italie -fouillée, refouillée, raclée par toutes les avidités -de tous les amateurs des deux mondes, fût encore -si riche? En quelques années un nouveau venu -avait pu y découvrir ce Jean Bellin, une très -authentique et très saisissante <i>Transfiguration</i>, -digne de celle du musée Correr, à Venise,—une -esquisse d'Andrea del Sarto—un indiscutable -<i>Saint Sébastien</i>, de ce sec et vigoureux Ferrarais, -Cosimo Tura,—une non moins indiscutable -<i>Nativité</i>, de Francesco di Giorgio Martini, le Siennois,—enfin -une dizaine de merveilles, dont leur -récent acquéreur était justement fier. De chacune -il avait sept ou huit photographies, représentant -l'ensemble et les détails. Tandis qu'il me les -nommait, tantôt lui-même, tantôt sa fille, tantôt -Courmansel énonçaient des impressions. Rien -qu'à ces remarques, j'aurais pu deviner le drame -latent de ces fiançailles. Les deux hommes manifestaient -une irréductible antithèse de nature, -par leur seule façon de réagir devant ces chefs-d'œuvre. -Ils les aimaient certes l'un et l'autre, -mais si différemment! Et quel tact la jeune fille -mettait à sans cesse éviter les heurts par des questions -à côté! Rieuse,—mais un petit tremblement -de ses lèvres démentait ce rire,—elle disait: -«Tu te rappelles, père, quand nous sommes -allés dans cette villa près de Sienne, où l'on -nous avait raconté qu'il y avait des tableaux anciens?... -Et le cocher qui nous expliquait pourquoi -<span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span> -un château se nommait <i>Belcaro</i>? Beau, mais cher.—<i>Bel -ma caro</i>, aurait dit le général Espagnol qui -l'avait pris après un sanglant assaut...» C'était -pour moi qu'elle évoquait ce souvenir,—en -apparence. Elle disait encore: «C'était le jour -anniversaire de ma vingtième année que tu as -acheté cette <i>Daphné</i> que George attribue aujourd'hui -à Bramantino? Tu en avais tant de désir -avant et tant de plaisir après, que tu as oublié de -me souhaiter ma fête. Est-ce vrai?...»</p> - -<p>—«C'est vrai,» répondit le père, «mais aussi, -cher Maître, quelle grâce dans cette Daphné! -Est-ce une <i>mâtine</i>, hein? Quelle jolie manière -de poser ses <i>petons</i>! Et dans ses cheveux qui se -changent en branche, quelle souplesse!... Et cet -Apollon, quel <i>gaillard</i>!...»</p> - -<p>—«Je ne l'attribue pas à Bramantino», dit le -fiancé qui souligna sa certitude: «Elle est de -Bramantino. Les mains et les oreilles ne permettent -pas le doute: ces mains aux doigts longs, -fuselés, maigres, les deux premiers réunis, les -deux seconds écartés, ces oreilles, longues aussi, -avec le lobe d'en bas très développé, presque -pointu... Tenez, je vais vous montrer dans le -livre de Morelli...» Et, avisant sur une console -un volume fatigué par un quotidien usage, il me -désignait une série d'oreilles et de mains, données -comme exemples par l'auteur. Des notes au crayon -couvraient les marges. Elles étaient de son écriture. -«J'ai indiqué plusieurs autres tableaux dont -Morelli ne parle pas, où les mêmes signes se -<span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span> -retrouvent...» Il y avait là tout un symbole. -Courmansel n'arrivait aux arts qu'à travers le -document imprimé. Boudron y allait franchement, -directement, mais sans s'affiner. <i>Mâtine</i>, -<i>gaillard</i> et <i>petons</i> manquaient par trop de quattro-*centisme. -Et pourtant comme cette manière un -peu commune de sentir était un guide plus sûr -que l'érudition de l'autre! Le tailleur pour dames -devait, dès ce soir-là, donner de cette sagacité instinctive -une preuve dont je n'ai saisi la valeur que -plus tard. A un moment, et comme Christiane -ramassait les cartons que nous avions fini d'examiner, -pour les ranger de nouveau dans le porte-*feuille, -je demandai au fiancé:</p> - -<p>—«Vous ne pourriez pas me montrer une -reproduction du portrait de la galerie Ariosti?»</p> - -<p>—«Je n'en ai pas», répondit-il, un peu -penaud. «Cela me gêne beaucoup pour mon -livre. La marquise refuse d'en donner les photographies, -même à moi. Je vous ai dit déjà -qu'elle était un peu jalouse de ses tableaux.»</p> - -<p>—«Et elle laisse vendre dans les boutiques -des reproductions de tous les autres en -cartes postales!»... interrompit M. Boudron. -«Est-ce que cela ne vous paraît pas louche, cher -Maître?»</p> - -<p>—«C'est qu'elle n'en a pas un second de cette -importance», dit vivement Christiane. «Personne -ne pensait auparavant à visiter sa galerie. -Il n'y avait là que des choses de second ordre. -Maintenant, si elle ne fermait pas sa porte, l'Europe -<span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span> -et l'Amérique y défileraient. Pensez donc, -une telle découverte!»</p> - -<p>—«C'est possible», reprit le père, «mais elle -ne se conduirait pas autrement, si elle doutait de -l'authenticité du tableau.»</p> - -<p>—«Ah!» s'écria George Courmansel avec un -sourire de triomphe, «comme je voudrais qu'elle -en doutât! Nous aurions ce chef-d'œuvre pour -un morceau de pain...»</p> - -<p>—«Au lieu qu'elle en veut cinquante mille -francs», dit le couturier collectionneur. «Je n'ai -payé mon Jean Bellin que dix mille.»</p> - -<p>—«On ne savait pas que c'était un Jean Bellin», -répliqua le jeune homme... «Mais aussi -vrai que c'est un Jean Bellin, aussi vrai ce portrait -du palais Ariosti est de Cristoforo Saronno, et je -vous l'ai déjà dit, c'est cent mille francs qu'il -vaudra dans dix ans. Allez, M. Ralph Kennedy ne -tournerait pas autour, si je me trompais... C'est -un millionnaire américain qui ravage l'Italie -depuis cette année. Le mot n'est que juste. Vous -ne soupçonnez pas ce qu'il a déjà enlevé!»</p> - -<p>—«Mais qui nous a parlé des intentions de -Kennedy? Mme Ariosti. Nous savons, nous, qu'il -est à Milan, et c'est tout. Je me défie de cela -encore... Mais, cher Maître, vous verrez le tableau. -Que ce soit une bonne chose, je ne dis pas. -La tiare du Louvre aussi était une bonne chose.»</p> - -<p>—«Je vous l'avais déclarée fausse dès le premier -jour», interrompit Courmansel, «et ce -n'était pas ma partie.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span></p> - -<p class="subh">VI</p> - -<p>Que le jeune homme sentît l'aversion cachée -du père de sa fiancée, j'en reçus la confidence -même de sa bouche, ce surlendemain auquel -j'arrive, et tandis que nous gagnions de compagnie -le palais Ariosti. La marquise avait fait -attendre sa réponse vingt-quatre heures. J'avais -passé ces deux jours à m'exalter et à me meurtrir -le cœur tour à tour, dans les délices et les mélancolies -des villes <i>revisitées</i>. Vous n'aurez pas toujours -vos vingt-six ans, Madame, ni cette élasticité -intérieure. A cet âge on est si nouveau aux -choses, et les choses vous sont si nouvelles! Dès -l'heure où l'on aime à se ressouvenir, on vieillit. -Je suis vieux alors, ah! bien vieux. Excepté pour -ce qui vous touche, je n'ai plus d'émotions que -rétrospectives. J'avais donc erré à travers les -musées et les églises de Milan, y cherchant, y -retrouvant tant de nobles œuvres dont je vous ai -déjà nommé les auteurs,—y cherchant, y retrouvant -mon fantôme, un autre moi-même, un Monfrey -bien différent du désabusé d'aujourd'hui, -non point par la sensibilité, mais par l'espérance, -<span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span> -mais par cette fièvre d'attente, ce frissonnement -enivré du départ pour la vie.—Rien n'avait -changé, au contraire, des tableaux d'autrefois. -Quelle leçon pour un artiste! Quel conseil d'appuyer -son être sur son art tout simplement, sur -cette besogne qui, réussie ou manquée, échappe -du moins à l'action meurtrière du temps! La sensation -nous déçoit. Le sentiment nous trompe. Ceux -ou celles que nous aimons vieillissent et changent. -La beauté, une fois fixée sur une toile, sur un pan -de muraille, sur un panneau, survit dans son impérissable -jeunesse aux yeux qui l'ont contemplée, -à la main qui l'a copiée, au cœur qui l'a idolâtrée. -C'est vrai, mais la Beauté peinte ou sculptée, -si elle ne périt pas, n'aime pas. Si les -bouches de femmes qui sourient dans les tableaux -ne se fanent pas, si elles ne mentent pas, elles ne -prononceront jamais de ces paroles qui ouvrent -devant notre âme extasiée les perspectives infinies -du bonheur. Toutes ces idées,—d'autres encore -que je ne vous dis pas, à quoi bon?—remuées -en moi par ces courses à travers cette ville, chère -à ma première jeunesse, m'avaient attendri profondément. -Elles faisaient de moi un auditeur de -choix pour un amoureux, comme ce naïf George -Courmansel, en plein élan de sa destinée. N'était-il -pas à l'aube de ce rêve réalisé: un mariage -d'amour? Je l'écoutais donc me dire, d'un accent -si frémissant, si vrai:</p> - -<p>—«Ah! cher Maître, vous ne vous doutez -pas du service que vous m'avez rendu avant-hier.... -<span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span> -Je peux bien vous avouer cela: M. Boudron -n'est pas toujours très juste pour moi. -C'est si naturel. Il a aimé passionnément sa -femme. Notre bonheur, à Christiane et à moi, -l'irrite par instants,—sans même qu'il s'en -doute. Nous lui rendons trop présent un passé -qui lui a été trop cher.—Alors, tout lui sert de -prétexte pour me bousculer, vous avez vu, -depuis mon oubli de m'habiller, l'autre soir, -jusqu'au refus opposé par la marquise Ariosti -à mes demandes de photographies... Mais il -m'aime, au fond, et il est si heureux quand on me -montre de la bienveillance. Ce que vous avez -dit de ma découverte, à propos du prétendu -Léonard, lui est allé au cœur. Il en a parlé à -Christiane. «Décidément,» lui a-t-il dit, «notre -George est quelqu'un.» Et il a ajouté: «Nous le -verrons à l'Institut.»... Ah! si je pouvais en être, -bien des préventions qu'il a, tomberaient! Si -j'avais seulement le prix Bordin que l'Académie -des Beaux-Arts décerne au meilleur ouvrage sur -l'esthétique et l'histoire de la peinture?... Car -enfin, quand mon <i>Cristoforo</i> paraîtra, ce sera tout -de même un fier morceau d'histoire de la peinture. -Tâchez de lui dire combien vous aurez aimé le -tableau que nous allons voir. Car vous l'aimerez. -Je me fais d'avance une fête de votre surprise... -Et si vous étiez déçu,—on ne sait jamais,—ne -le lui dites pas trop. Mais vous ne serez pas -déçu...»</p> - -<p>Il me prononçait cette demi-objurgation devant -<span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span> -la porte de la casa Ariosti, une grande bâtisse -toute neuve au premier étage de laquelle—le -<i>piano nobile</i>—habitait la marquise. J'avais vu, -l'avant-veille, chez le comte Varegnana, le type -de la grande existence Italienne historique, pour -dire le vrai mot. L'appartement de Mme Ariosti -me représentait la vie Italienne moderne que je -goûte peu. Elle est trop imitée, trop plaquée. Un -maître d'hôtel nous reçut, vêtu à la mode anglaise, -avec le frac noir et le pantalon gris. Le salon où -nous entrâmes était meublé à la française, avec -les bois clairs et sobres de notre dix-huitième -siècle, déplacés ici, alors qu'il est si facile de -trouver, dans la Vénétie toute voisine, de ces adorables -mobiliers, d'un <i>rococo</i> un peu baroque, -mais exquis de fantaisie originale et locale. La -marquise elle-même trônait là, ayant à sa portée, -sur sa table, le dernier roman français, et habillée -dans un demi-deuil suprêmement élégant, qui -fleurait la rue de la Paix. L'œil exercé de M. Boudron -n'y aurait certes pas démêlé une faute -d'orthographe. J'avais devant moi une Parisienne, -ou qui se voulait telle. La parfaite -correction de sa toilette, <i>up to date</i>,—comme -disent si drôlement les Yankees, <i>à hauteur de -date</i>,—n'empêchait pas que le caractère de -son visage, plutôt laid d'ailleurs et trop creusé -pour ses trente-cinq ans, ne restât profondément -individuel et tout à fait de son pays. Mme Ariosti -avait ce sérieux du regard, cette réflexion dans le -pli de la bouche, cette force de la physionomie -<span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span> -qui se rencontrent si souvent de ce côté des Alpes -et si rarement de l'autre. Deux personnages lui -tenaient compagnie. L'un était un grand et fort -jeune homme qui n'offrait pas un moindre contraste -entre sa mise et sa mine que la maîtresse du -logis: son teint d'une pâleur mate, ses cheveux très -noirs, ses prunelles sombres et chaudes dénonçaient -le Méridional, et il n'avait rien sur lui qui ne -vînt de Londres, depuis ses bottines vernies jusqu'à -sa cravate, et depuis son veston jusqu'à la cigarette -à bout de liège qu'il continua de fumer, -après nous avoir salués, avec un flegme tout britannique. -Mais quels yeux! La finesse aiguë et -presque sauvage d'un compatriote de Machiavel y -avait passé pour me sonder jusqu'au tuf. L'autre -visiteur, lui, pouvait avoir quarante-cinq ans, -cinquante, soixante ans. Comment déchiffrer un -âge sur une face glabre et grise d'Américain et -dans une physiologie toute en os et en nerfs? -Seule la nationalité du personnage ne permettait -pas une minute de doute. Le flegme de celui-là -n'était pas acquis. Son anglomanie—lui aussi -ne portait rien qui ne vînt de Regent Street et -de Piccadilly—s'accordait à son type. Ses yeux -d'un bleu clair et froid ne démentaient pas l'impassibilité -avec laquelle il nous salua, quand la -marquise Ariosti nous eut présentés les uns aux -autres:</p> - -<p>—«Monsieur le prince de San Cataldo... -Monsieur Ralph Kennedy...»</p> - -<p>Ce nom n'eut pas plus tôt été prononcé, que -<span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span> -la phrase du défiant M. Boudron me revint à la -pensée. La rencontre entre le collectionneur -d'outre-mer et le futur gendre de l'amateur parisien -était trop évidemment préméditée, et non -moins préméditée la présence du prince napolitain. -J'ai su depuis qu'il était l'ami fidèle de la -marquise. Les deux complices dans la vente du -tableau en litige se partageaient la surveillance -des deux acheteurs possibles. Cependant, -Mme Ariosti commençait, en s'adressant à moi, -une longue histoire:</p> - -<p>—«C'est un grand honneur pour moi, cher -Maître (Elle aussi!), que votre visite... M. George -Courmansel m'a écrit que vous désiriez voir le -tableau qu'il attribue à l'<i>Amico d'Andrea da Solario</i>... -Ce n'est pas grand'chose. Mais j'y tiens -beaucoup. Il m'a été légué par le meilleur ami -de mon pauvre mari. Le défunt marquis Ariosti -et le comte Pappalardo s'aimaient comme deux -frères. Ce tableau me les rappelle tous deux... Il -m'est cher, bien cher...»</p> - -<p>Le visage de la veuve inconsolée exprima -cette mélancolie sans remède qu'un vieux proverbe -de je ne sais quelle province française -raille si gaiement: «Cheveux de veuve coupés, -remariage dans l'année.» Mme Ariosti avait dû, -aux funérailles de feu son époux, être admirable -de tragique. Probablement une grande mèche -de ses beaux cheveux noirs reposait en effet -dans le cercueil, roulée autour des mains jointes -du marquis. Le proverbe avait pourtant menti, -<span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span> -grâce à la précaution que le sagace gentilhomme -avait prise. J'ai encore su cela depuis. Il avait -légué sa fortune à la marquise, sous condition. -Une nouvelle union lui aurait coûté cent mille -francs de rente qui seraient allés à un neveu. Que -ceci soit une excuse auprès de votre sévérité, Madame, -et de votre <i>gratin</i>, pour la <i>combinazione</i> qui -installait chez la veuve un consolateur inavoué! -Durant cette courte oraison funèbre, le Napolitain -avait eu d'ailleurs une tenue incomparable. Les -bouffées de sa cigarette étaient montées vers le -plafond avec componction, et le silencieux dégoût -du <i>gentleman</i>, froissé dans sa délicatesse la plus -intime, contracta son visage expressif quand le -libre citoyen des États-Unis répondit en français, -avec un accent qui ajoutait au comique de son -observation:</p> - -<p>—«<i>Well!</i> Cela, Madame, est le prix du tableau -pour vous, qui vendez. Cela n'est pas son prix -pour moi, qui achète.»</p> - -<p>Je reconnus à cette réponse qu'en dépit de ses -élégances vestimentaires et de ses acquisitions -artistiques, M. Ralph Kennedy appartenait à la -plus grossière variété des millionnaires de son -pays. Il n'y a guère de milieu, dans cette étrange -coterie des magnats du dollar. Ils se raffinent ou -ils se brutalisent à l'excès. La marquise Ariosti ne -parut pas avoir entendu cette phrase, qui continuait -sans doute une conversation commencée -avant notre arrivée. Elle reprit, en s'adressant -toujours à moi:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span> -—«Vous vous étonnerez, cher Maître, de ce -que M. Courmansel vous aura dit sans doute, que, -tenant à ce tableau comme j'y tiens, j'aie pu -accepter l'idée de m'en défaire. Il vous aura dit -aussi que le défunt marquis avait créé un Institut -technique de dentelle, pour restaurer une industrie -d'art qui fut une des gloires de notre ville. -Vous connaissez bien le point de Milan?... -L'avenir de cette fondation était sa constante -pensée, durant sa dernière maladie. Il lui a par -son testament attribué les revenus d'une de nos -terres... Cette année-ci a été très pluvieuse. Une -inondation a fait des dégâts qui ont compromis -les récoltes... C'est à ce moment que M. Courmansel -a découvert la valeur de ce tableau, dont -nous savions bien qu'il était d'auteur. Nous ne -savions pas de quel auteur. En même temps, il -m'a présenté quelqu'un qui m'a fait une offre. -J'ai cru voir là une coïncidence qui n'était pas -uniquement naturelle... Vous allez rire, mais -nous autres Italiens—que voulez-vous?—nous -restons croyants, très croyants... Ah! ce sera un -déchirement que de me séparer de ce tableau, si -je m'en sépare... Mais de tous les hommages que -l'on peut rendre à un mort, ne faut-il pas préférer -celui qui s'adresse à son œuvre, au meilleur -de sa pensée et de son âme?...»</p> - -<p>—«Je ne m'étais pas permis, Madame la Marquise,» -dit Courmansel, «de répéter à M. Monfrey -ces raisons qui font tant d'honneur à votre -sensibilité.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span> -Le coquebin scientifique était de bonne foi en -collaborant ainsi à ce que j'ai su depuis être une -effrontée comédie. Une voix répéta, comme un -écho:</p> - -<p>—«Tant d'honneur...»</p> - -<p>C'était celle du fumeur de cigarettes, du subtil -San Cataldo qui jugea sans doute,—à quels -signes? je me le demande—que je n'étais pas -suffisamment ému par l'hommage rendu aux -mânes de l'époux. Car il interrompit cette moderne -matrone d'Éphèse en ajoutant:</p> - -<p>—«Mais, Marquise, le temps de M. Monfrey -est précieux. Si vous le permettez, je le mènerai -voir la peinture...»</p> - -<p>—«Non, Berto,» répondit Mme Ariosti. «J'irai -bien moi-même...»</p> - -<p>Elle se leva. Nous la suivîmes dans un salon -plus petit, aux murs duquel étaient suspendus -plusieurs tableaux, dont un, voilé d'un rideau de -soie noire. La marquise vint à lui d'un pas -presque religieux. De sa fine main blanche, elle -tira doucement ce rideau, et elle dit avec solennité:</p> - -<p>—«Le voici.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span></p> - -<p class="subh">VII</p> - -<p>Je vous ai annoncé, Madame, une histoire destinée -à vous faire rire, et jusqu'ici vous vous serez -demandé: «Que voit-il de comique là-dedans? la -débaptisation d'un tableau douteux,—celui du -comte Varegnana,—ou les sentimentalismes par -hasard bien placés d'un jeune pédant? Les tendres -délicatesses d'une fiancée, ou les brutalités d'un -commerçant enrichi, les rudesses d'un Américain -du même type, ou les hypocrisies d'une veuve?...» -Mais que direz-vous de ce spectacle: ladite veuve -esquissant un geste solennel, le <i>patito</i> allumant -une nouvelle cigarette pour mieux nous observer -à travers un masque de fumée, M. Ralph Kennedy -assurant sur son nez carré des besicles à la -Chardin,—comme il sied à un amateur artiste,—George -Courmansel ouvrant ses yeux, ses -narines, sa bouche, avec l'attitude d'un saint -François de fresque en train de recevoir les stigmates,—et -moi, dans ce groupe, regardant le -panneau, et retenant avec peine un cri,—celui -d'un étonnement dont, encore aujourd'hui, je ne -suis pas tout à fait remis? Dans ce portrait de -<span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span> -femme, attribué par l'élève de Morelli à l'<i>Amico</i> -mystérieux d'Andrea Solario, à ce Cristoforo -ignoré jusqu'alors et désormais illustre, je venais -de reconnaître—ou de croire reconnaître—une -peinture exécutée voici vingt-cinq ans. Et -par qui?... Mais par votre serviteur lui-même, -Madame, par M. Léon Monfrey en personne, -alors que, simple rapin, ayant manqué son prix -de Rome—il vous l'a raconté déjà—il séjournait, -petitement, mais librement, à ses frais, dans -la ville des Césars, des Papes et de Raphaël!... -Était-ce possible? N'étais-je pas le jouet d'une de -ces ressemblances qui tiennent de l'hallucination?... -Ce portrait, immobile dans son cadre -antique, montrait bien ces tons dorés de la chair, -ces nuances éteintes des étoffes que peut seule -donner la patine de l'âge. Il était comme usé, -comme râpé. Un craquelage de vieille faïence -vous avertissait de ne pas toucher cet objet fragile, -de ne pas endommager cette épave arrachée -à la destruction des temps. Ce panneau était -criblé de petits trous qui dénonçaient l'acharnement -séculaire des vers à dévorer cette lamelle -de bois, comme d'autres vers avaient sans doute -dévoré le chêne ou le sapin du cercueil dans -lequel on avait couché la morte dont c'était -l'image. Les lettres de la signature s'étaient -effritées en partie... Oui, tous ces détails, merveilleusement -machinés, me juraient que je me -trompais... Et pourtant, non, je ne me trompais -pas. C'était bien là le portrait de la petite Ginevra -<span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span> -Ferrari, la pauvre fille qui me servait de modèle, -voici un quart de siècle. Ce panneau, moins vermiculé -alors, mais déjà d'un bois très vénérable, -c'était bien celui que l'antiquaire de la via Condotti -m'avait apporté un matin. J'avais eu besoin -de quatre cents francs. Mes camarades m'avaient -dit que ce personnage, qui répondait au nom -d'Ignazio Sanfré, procurait volontiers de l'argent -aux artistes pauvres. Le père Sanfré m'avait accueilli -par ces mots: «Jeune homme, vous avez -du talent. Je le sais. Voulez-vous me faire un bon -tableau du quinzième? Vous aurez vos quatre -cents francs».—«Pourquoi pas?» avais-je -répondu. Je vous accorde, Madame, qu'il eût -été plus scrupuleux de refuser. Car enfin—et -j'en avais la preuve devant moi—un antiquaire -ne vous commande pas un tableau faux pour le -garder dans sa boutique. Il se propose de le -vendre. A cette époque, je ne raisonnais pas -tant. Toute ma morale, à moi, c'était mon art. -Je m'étais dit: «Ça va m'amuser d'exécuter un -beau pastiche.» Et, me souvenant de la tête du -palais Varegnana, j'avais essayé de fabriquer mon -faux dans la manière de Léonard et de ses élèves. -Par gaminerie, ma besogne achevée, j'avais, en -lettres majuscules, signé le panneau ainsi:</p> - -<p class="quote">P. X. T. F. RIUS. M. PARISIENSIS.</p> - -<p><i>Pinxit Falsarius M... Parisiensis.</i> Cette inscription -latine signifiait: <i>Monfrey, Parisien et faussaire</i> -<span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span> -<i>a peint ce portrait</i>. Le père Sanfré n'avait pas pipé -devant cette signature: «Hé! Hé!» avait-il dit -simplement, «voilà un métier tout trouvé pour -vous, jeune homme. Quand j'aurai travaillé cette -bonne femme à ma façon, vous-même vous ne la -reconnaîtrez pas...» Il avait tenu parole. C'était -vrai que je n'osais pas reconnaître, dans ce chef-d'œuvre -de truquage, mon «beau pastiche» -d'autrefois. Ce n'était plus un pastiche, c'était un -magistral morceau à tromper le regard le plus -exercé,—mais pas le mien. Je m'étais amusé à -copier à la loupe un signe que Ginevra avait au -coin de la bouche. Le signe y était. J'avais, dans -le liseré d'or et d'argent qui bordait l'étoffe du -corsage, dessiné un entrelacs qui faisait monogramme. -J'y avais mis son petit nom: <i>Ginevra -Ferrari</i>. Je pus lire presque toutes les lettres. De -la signature, que la main savante d'Ignazio avait -particulièrement maquillée, il restait un X, un R, -la syllabe US, le M, un I, et la terminaison ENSIS. -C'était de quoi achever de lever tous mes doutes, -s'il m'en était resté. Ces débris s'encastraient avec -une exactitude absolue dans mon inscription primitive. -Donc!... Mon saisissement à retrouver -cette trace des folies de ma jeunesse,—c'était -pour Ginevra les quatre cents francs, vous le -devinez,—mon hésitation à en croire mes propres -yeux, la minutie de mon examen m'avaient, -pour un instant, fait oublier et le lieu où j'étais -et dans quelle compagnie. Par bonheur, l'intensité -de mon attention m'avait empêché de jeter -<span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span> -l'exclamation instinctive qu'aurait dû provoquer -cette fabuleuse reconnaissance. J'étais tombé -dans un véritable hypnotisme. La voix de George -Courmansel m'en réveilla. Il prenait mon attitude -pour celle d'une admiration rendue muette -par son propre excès:</p> - -<p>—«Ah!» disait-il, «je le savais bien, cher -Maître, que vous auriez le coup de foudre -devant cette merveille, et il n'y a pas de doute -sur l'auteur. Voyez... X. R. US. c'est XOFORUS, -et le reste, M avec la terminaison c'est MEDIOLANENSIS. -On peut distinguer au-dessous la -date: 1507.»—Je remarquai en effet des -chiffres arabes qui avaient dû être ajoutés par -Sanfré.—«Et savez-vous ce qu'elle prouve, -cette signature? C'est que le portrait a été peint -en France, très probablement. <i>L'Amico</i> d'Andrea -Solario a fait comme Solario lui-même, qui -signait <i>Milanais</i> quand il était loin d'Italie, et -<i>da Solario</i> quand il y revenait... Et puis, j'ai une -autre preuve. J'ai déchiffré le monogramme. -C'est <i>Genovefa</i> qu'il y avait là, c'est-à-dire -Geneviève. Vous n'ignorez pas la dévotion que -l'on avait pour cette sainte à Paris, et sur la -colline qui porte son nom? Il ne reste plus qu'à -chercher parmi les femmes de l'entourage de -Charles d'Amboise s'il y en avait une qui s'appelât -Geneviève... Or, il y en a une!... J'ai un texte -de Brantôme. Et qui nous empêcherait de supposer -que ce portrait a été apporté en Italie -tout simplement par un seigneur de la cour de -<span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span> -France, dont Madame Geneviève était la dame? -Guerroyant ici, il n'a pas voulu se séparer de ce -souvenir... Que cette femme ait été une Française, -en tout cas, la physionomie ne fait pas doute... -C'est notre avis, cher Maître?...»</p> - -<p>—«C'était l'opinion de Pappalardo, qui appelait -toujours ce portrait sa Parisienne, <i>la mia -Parigina</i>, vous vous souvenez, Berto?» dit alors -la marquise.</p> - -<p>—«Je crois l'entendre...» répondit le complice, -interpellé ainsi, et il ajouta un <i>Caro conte!</i> -si naturellement soupiré, si plein d'affectueuse -componction que je ne suis pas sûr, encore -aujourd'hui, qu'il mentît. Et pourtant!... Quant -au citoyen de la libre Amérique, il avait tiré de -sa poche une forte loupe, et tandis que Courmansel -parlait, il vérifiait le détail de la signature -et du monogramme, la tête penchée sur le -panneau de telle manière qu'il nous en dérobait -la vue, sans s'excuser. Cependant, les propos -de «l'éminent critique d'art» avaient commencé -de me donner une foudroyante envie de -rire que l'impudente fourberie de Mme Ariosti -et la badauderie consciencieuse du dilettante de -Denver (Colorado)—c'était sa ville—faillirent -transporter jusqu'au spasme. Mais à la seconde -où la convulsion de cet irrésistible fou-rire allait -me saisir, la scène de famille à laquelle j'avais -assisté l'avant-veille surgit tout à coup devant -moi... La douce Christiane Boudron et son terrible -père étaient là. Je les apercevais, apprenant -<span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span> -la vérité... Je ne réfléchis pas. Je ne me demandai -pas si j'agissais bien ou mal. Aussi distinctement -que je voyais le masque rasé de Kennedy se -promener sur le profil du pauvre modèle romain, -de l'humble Ginevra Ferrari transformée en une -belle pécheresse de la cour des Valois, je la vis, -cette scène: M. Boudron apprenant la bourde -colossale de son futur gendre, celui-ci obligé de -confesser son déshonneur professionnel aux critiques -d'art des deux mondes, et le chagrin de la -jeune fille, son humiliation, la rupture du mariage. -Comment le couturier collectionneur perdrait-il -une occasion pareille de clore une aventure -qui déjà lui déplaisait tant, même alors -qu'il acceptait comme un dogme la compétence -technique de Courmansel? Et je répondis à ce -dernier,—ce remue-ménage de mes pensées -n'avait certes pas duré deux minutes:</p> - -<p>—«En effet, c'est un excellent portrait, et -une physionomie bien française...»</p> - -<p>Ces mots ne furent pas plutôt tombés de mes -lèvres qu'une petite voix intérieure me dit:</p> - -<p>—«Malheureux! Comment vas-tu faire maintenant -pour te tirer de là, honnêtement?»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span></p> -<p class="subh">VIII</p> - -<p>Vous souvenez-vous, Madame, d'un <i>thé-bridge</i> -chez vous, cet hiver? Nous ne jouâmes, ni vous -ni moi, et un de vos cousins nous fit une petite -conférence, celui qui joue à l'intellectuel, cet -aimable Adalbert de Rumesnil, malicieusement -surnommé par vous, <i>Rasekin</i>,—pour vous avoir -trop longtemps commenté Ruskin, un jour. Cette -après-midi-là, il eut l'heur de vous amuser, en -vous exposant la théorie du professeur Grasset, de -Montpellier, sur la décomposition du <i>moi</i>. Nous -avons, dit ce médecin, un <i>moi</i> raisonnable et raisonnant. -Il le situe dans la partie supérieure de -notre cerveau en un point qu'il appelle O. Puis -tout autour, placés dans les replis divers de nos -lobes, pullulent une série de petits êtres impulsifs, -inconscients, dont le savant figure les demeures, -distinctes et pourtant réunies, par les points d'intersection -des côtés d'un polygone. C'est le petit -peuple du faubourg de notre âme, dont l'ensemble -constitue ce qu'il appelle le <i>moi polygonal</i>. -J'entends votre rire gai, quand Rumesnil vous -eut cité la phrase de son auteur: «Lorsque -Archimède sort nu du bain, il crie <i>Eureka</i> -<span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span> -avec son O et il court les rues avec son polygone.» -Je vous entends répondre: «Comme -c'est commode! Une femme qui trompe son -mari n'a qu'à lui dire: je vous suis fidèle avec -mon O. Qu'est-ce que ça vous fait que je vous -trompe avec mon polygone?...» Au risque de -m'attirer, quand je vous reverrai, des épigrammes -peu indulgentes, je ne trouve pas d'autres formules -que celle du célèbre neurologue, pour -expliquer ce qui s'est passé en moi, durant et -après cette scène du portrait. C'était le <i>moi polygonal</i> -qui avait répondu à Courmansel; le <i>moi -polygonal</i> qui, machinalement, ensuite, avait pris -congé de Mme Ariosti; le <i>moi polygonal</i> qui avait -écouté ledit Courmansel me célébrer les louanges -de l'<i>Amico di Solario</i> et de son chef-d'œuvre. -C'était le <i>moi supérieur</i>, le centre O, qui avait soudain -jeté à son immoral acolyte ces trois syllabes: -«Malheureux!» Et quand j'eus quitté le fiancé -de Christiane, un dialogue commença entre ces -deux <i>moi</i>. J'avais pris, à la porte de notre hôtel, -une voiture pour me faire conduire à la délicieuse -Chartreuse de Chiaravalle qui dresse, à deux lieues -de Milan, son frêle campanile octogone à colonnettes -et sa façade de briques. Ma légère victoria -roulait dans cette plaine large et féconde, où Léonard -se promenait avec ses jeunes disciples, et, -s'il rencontrait des marchands d'oiseaux, il achetait -toute la cage, pour l'ouvrir et rendre la liberté -à ces petites bêtes. Tendre et sublime respect de -la vie, si émouvant à constater dans un tel artiste! -<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span> -Je ne pensais guère aux oiseaux du Vinci, en allant -de la sorte, le long des canaux et sous les saulaies, -à travers cette campagne d'une verdure déjà si -vigoureuse. J'étais en proie tour à tour, à mon -fou rire de nouveau,—cette fois je m'y livrais -librement,—et aux scrupules grandissants de -ma conscience:</p> - -<p>—«Quelle leçon pour ceux que mon ami -Varegnana dénomme les iconoclastes, quand ils -sauront cette étonnante histoire!... Tout y est: -un peintre inventé de toutes pièces, sa biographie, -ses œuvres, sa signature, et cette glorieuse -découverte, le chef-d'œuvre de la méthode scientifique, -est fondée, sur quoi? Sur une croûte, -brossée à la va-vite par un pauvre diable de rapin -à court d'argent. Un antiquaire pour patiner la -chose, et le tour est joué!... Non. La vie est vraiment -par trop farce quelquefois...»</p> - -<p>Et le gavroche qui sommeille dans tout artiste, -malgré les tableaux du Luxembourg, la cravate -de commandeur, la candidature à l'Institut, -et les cheveux gris, me faisait m'esclaffer d'une -façon si retentissante qu'à plusieurs reprises le -cocher se retourna. Ce monsieur grave et décoré -d'une rosette qui <i>fouriait</i> ainsi tout seul sur le chemin -d'un pauvre couvent n'était-il pas un aliéné -en rupture d'asile? Puis la voix sévère reprenait, -et je l'écoutais, sans avoir plus l'envie de trouver -comique une histoire qui risquait de tourner à -l'escroquerie:</p> - -<p>—«... Cinquante mille francs? Cette marquise -<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span> -Ariosti demande cinquante mille francs de -ce tableau? Le croit-elle vrai seulement? Elle et ce -jeune prince de San Cataldo ont tellement l'air -d'une paire d'aigrefins... Non. Ce n'est pas possible -qu'elle le croie faux. Elle voit seulement un -beau coup à monter, grâce à la subtile réclame -que ce nigaud de critique fait à son panneau..... -Mais moi qui sais que ce panneau ne vaut pas -un clou, vais-je laisser le Boudron ou le Kennedy -payer cinquante mille francs l'ânerie de ce pauvre -Courmansel, et celle du défunt comte Pappalardo? -Non, non et non. Je n'en ai pas le droit... J'aurais -dû, là, sur place, quand j'ai reconnu le tableau, -dénoncer l'erreur... Mais ce hasard était -si extraordinaire! Qu'après vingt-cinq ans, je -retrouve le «faux» fabriqué pour le père Sanfré, -et que ce «faux» soit justement cette soi-disante -merveille dénichée par ce Courmansel et qui a -servi à authentiquer l'auteur du portrait Varegnana!... -Sur le moment, le coup a été trop -fort... D'ailleurs, cet innocent de fiancé qui voit -dans cette trouvaille le principe de son bonheur -était là, qui bêlait de joie. Je n'ai pas pu égorger -ce mouton, surtout devant ces étrangers... -Pourquoi ne lui ai-je point parlé à lui-même, -quand nous sommes sortis?... C'est un honnête -homme. Il se serait confessé à son beau-père. Il -aurait dit: «Je me suis trompé»... C'est trop tard. -Il a trompetté sa découverte dans toutes les revues -d'art d'Europe et d'Amérique. Il faudrait qu'il -déclarât son erreur publiquement. Et ce serait sa -<span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span> -fin... Ah! Tant pis! Mon honneur avant tout. Il -s'arrangera comme il pourra avec le couturier et -les critiques, ses confrères. Il ne sera pas dit que -j'aurai laissé s'accomplir, devant moi, un marché -de cette nature. Ni M. Boudron, ni M. Kennedy -n'achèteront ce tableau faux cinquante mille -francs, quand bien même Courmansel devrait -venir se noyer dans ce canal ou se pendre à l'un -de ces saules...»</p> - -<p>Vous vous rendez compte, Madame, que ce -tumulte de mes pensées ne me permit guère de -visiter avec profit l'antique église cistercienne, si -digne de son joli nom:—Chiaravalle,—le val -de lumière. Il y a là un vieux gardien, le même -que dans ma jeunesse, et il raconte aux touristes, -avec les mêmes mots, la même mimique—depuis -combien d'années?—ses transes de -patriote durant la journée du 4 juin 1859, et -comment, grimpé au sommet de son campanile, -il écoutait le canon de Magenta. Vous devinez -aussi que, rentré à Milan, je n'eus plus qu'une -idée: ne rencontrer ni George Courmansel, ni -M. Boudron, ni surtout Christiane. J'allai dîner, -tout seul, dans une petite <i>Trattoria</i>, au bord du -<i>Naviglio</i>. Trois de ces canaux parcourent la ville, -reliant la petite rivière de l'Olona au Tessin, au -Pô et à l'Adda. C'est sur un d'entre eux que -donnait la terrasse de ma <i>Trattoria</i>, à la naïve -enseigne de la <i>Rosa Bianca</i>. J'y venais, lors -de mon premier passage, et je la retrouvai, -n'ayant pas plus changé que le comte Varegnana, -<span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span> -l'église de Chiaravalle et son campanile. -L'Italie est bien gâtée de modernisme, mais -tout de même elle reste la terre du passé. Les -habitants gardent un instinct de durer et de faire -durer que l'exécrable manie d'être au courant, -dont meurt l'Europe, ne détruira pas de sitôt. -Dans une cage d'osier, appendue à une treille où -pointaient des feuilles, un merle sautelait en sifflant, -comme autrefois. Comme autrefois, un -<i>fiascho</i> de Chianti reposait sur chaque table, avec -sa grosse panse habillée de paille et son fin goulot -allongé. Comme autrefois, l'onde presque morte -du <i>Naviglio</i> contournait des façades de palais, des -fabriques et des masures. Quand j'eus devant moi -une grande assiette remplie de <i>minestrone</i>, de ce -potage aux choux, au riz et aux pois que les Milanais -mangent froid,—et ils le digèrent!—j'aurais -pu me croire revenu au temps des Ginevra, des -faux tableaux anciens fabriqués pour cinq cents -francs et des divines frénésies. Je crois bien avoir, -pour une minute, assis en pensée avec moi, devant -cette table bohémienne, une Dame de vos bonnes -amies, qui ne loge pas loin de la place des Invalides. -Je la voyais, amusée de cette escapade, -trempant peureusement sa cuiller dans l'épaisseur -de cette soupe lombarde, mouillant la -pointe de ses lèvres à l'âpre parfum du vin -toscan, me souriant avec ses jolies dents... Ah! -folles chimères auxquelles je me serais déchiré -l'âme, comme bien souvent, si elles n'avaient été -exorcisées par le Démon ou l'Ange du scrupule -<span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span> -qui, tout de suite, recommença de me tourmenter!</p> - -<p>«—Huit heures du soir... Il en était trois -quand nous avons quitté le palais Ariosti, Courmansel -et moi... M. Boudron et M. Kennedy ont -eu dix fois le temps de conclure avec la marquise. -Le tableau est peut-être livré, le chèque -signé, à cet instant... Hé bien! le tableau sera -rendu. Le chèque ne sera pas payé... Oui. Mais -un procès peut sortir de là, un affreux scandale, -et quelle figure ferai-je, en venant déposer devant -un tribunal que j'ai reconnu le tableau et que je -n'ai pas parlé?... Par conséquent, il est honteux -de ne pas avoir parlé... Donc, plus de doute, je -parlerai... D'ailleurs, je rêve. La marquise est -bien trop fine pour ne pas jouer du Boudron -contre le Kennedy et du Kennedy contre le Boudron. -Si l'un a fait une offre aujourd'hui, elle -aura reculé sa réponse jusqu'à demain pour presser -sur l'autre... Je parlerai. Quand?... Dès ce -soir... Ah! j'ai trouvé!...»</p> - -<p>Illustrant la phrase du professeur Grasset, je -dévorais mon <i>minestrone</i> avec mon polygone, tout -en criant cet «Eureka», comme Archimède, -avec mon O. Je venais d'entrevoir le moyen. Si -le marché restait encore en suspens, je l'empêcherais -sans provoquer un contre-coup immédiat -sur les fiançailles de la fine Christiane avec ce -romanesque badaud de George Courmansel. Il -fallait avertir la marquise d'une telle manière -qu'elle ne pût passer outre à cet avertissement. -<span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span> -Une intervention obtiendrait certainement ce -résultat: celle du comte Varegnana. C'était son -cousin. Dès l'instant qu'il serait venu lui affirmer -la fausseté du tableau, avec une preuve incontestable -à l'appui, elle s'inclinerait. La seule question -était d'obtenir d'elle le silence vis-à-vis de -l'infortuné Courmansel et de son beau-père. Varegnana -s'intéressait trop à Christiane pour ne pas -obtenir de sa parente qu'elle se fît notre complice -dans la protection de ce jeune bonheur. Il suffirait -que Mme Ariosti prétextât un changement -d'idée. Elle dirait à M. Boudron et à M. Ralph -Kennedy qu'elle ne voulait plus vendre le tableau. -J'avais un tel désir d'accomplir mon devoir de -véracité, sans qu'il en coûtât des larmes à la fiancée -du critique si sincèrement, mais si bouffonnement -abusé! L'espérance fit certitude devant ma -pensée. Je me hâtai d'achever mon dîner solitaire, -et quelques minutes plus tard, je sonnais à -la porte, maintenant close, du palais Varegnana. -Si le comte n'avait pas été chez lui, j'aurais vu -dans son absence le plus funeste des présages. On -a de ces superstitions quand on souhaite fortement -le succès d'une entreprise, et cette après-midi -d'hésitations m'avait donné la petite fièvre de -l'homme qui veut à tout prix réussir.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span></p> - -<p class="subh">IX</p> - -<p>L'aimable grand seigneur—<i>il schiccoso Mecenate -dell'Aristocrazia Milanese</i>, les journaux du -cru l'appellent ainsi—s'était interrompu de son -dîner pour venir au-devant de moi. L'heure insolite -de ma visite lui faisait craindre qu'un incident -désagréable n'en fût la cause. Les Italiens de -bonne race, comme lui, ont cette coquetterie que -l'étranger de passage ne rencontre aucune difficulté. -Ils le considèrent comme un hôte personnel. -Leur patrie leur est si chère! Ils ont pour elle -l'amour-propre que nous avons tous pour notre -maison. Celui-ci parut soulagé d'un poids, quand -j'eus répondu à son affectueuse enquête:</p> - -<p>—«Non, cher Comte, je n'ai à me plaindre -de rien ni de personne. Il s'agit d'empêcher quelqu'un -de votre famille de commettre, à son insu -d'ailleurs, une de ces actions que l'on regrette -toute la vie. C'est de la marquise Ariosti que je -veux parler...»</p> - -<p>Et pêle-mêle, sans autre préambule, je commençai -de lui raconter tout: et ma rencontre -l'avant-veille avec George Courmansel, et ma -<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span> -soirée avec les Boudron, et comment j'avais cru -remarquer que les rapports du futur beau-père -avec le futur gendre étaient très tendus, et la -visite chez Mme Ariosti, et la présence, là, du -second acheteur invité certainement à notre intention, -et ma curiosité de voir le fameux portrait -qui authentiquait définitivement l'existence de -l'<i>Amico di Solario</i>, et le coup de foudre de surprise -qui m'avait cloué immobile là devant. J'ajoutai -où et quand j'avais fabriqué ce tableau faux, -fantastiquement promu au rang de chef-d'œuvre -par la bévue de mon malheureux compatriote. A -mesure que je parlais, je voyais cette noble physionomie, -d'ordinaire si amène, s'éclairer d'un -sourire où il y avait autant d'ironie que de surprise. -Le possesseur du Léonard débaptisé prenait -sa revanche, en même temps que l'humoriste -de bonne compagnie ne pouvait se retenir de -s'amuser à cette prodigieuse histoire:</p> - -<p>—«Ainsi, <i>l'Amico di Solario</i>, c'est vous, mon -cher Commandeur?...» Il me donnait le titre de ma -décoration, à la manière de son pays. «Mais c'est -délicieux!...» Il répéta: «C'est délicieux!... -Vous vous rappelez: je m'étonnais que Pappalardo -eût légué une belle chose à ma cousine. Il -avait été parasite chez eux, sa vie durant, et parasite -bafoué. Nourri et moqué, ça lui faisait deux -sujets de rancune. <i>Per Bacco!</i> Ce legs a été sa vengeance. -Soyez persuadé qu'il savait le tableau -faux. Il s'y connaissait beaucoup mieux que moi, -puisque je me suis laissé tromper... Ah! c'est la -<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span> -faute de mon vieil ami Morelli. Ce terrible homme -m'a donné trop de leçons de doute. Je crois toujours -entendre sa voix sarcastique, quand je -m'exaltais devant lui sur une toile: «L'enthousiasme -n'est pas une méthode», me disait-il, et -il me citait le mot de votre La Bruyère, qu'il a inscrit -en épigraphe à la première page de ses <i>Peintres -Italiens</i>: «Dans les choses du monde, presque -tout n'est qu'une question de méthode...» Vous -comprenez, ce Courmansel, avec sa méthode, -lui aussi, m'a intimidé, suggestionné... J'ai mauvaise -grâce à dire cela maintenant, mais je -n'ai jamais été tout à fait tranquille, quand je -regardais ce portrait de la prétendue Genovefa... -D'ailleurs, puisque ce panneau était de vous, cher -Commandeur, je n'avais pas si tort de l'admirer... -Seulement, à partir d'aujourd'hui, j'enferme sous -clef tous mes Morelli, tous mes Frizzoni, tous mes -Berenson. Je ne lis plus jamais un critique d'art, -je n'en écoute plus. Je ne crois plus qu'aux attributions -légendaires. Pour moi, tous les Giorgione -sont des Giorgione, tous les Léonard des Léonard, -à commencer par le mien... Vous me direz: et la -lettre du Monsignore Pierotto? Et la note ajoutée -au manuscrit du notaire ferrarais?... Rien! Je -vous le répète, je n'écoute plus rien... Hé! Hé!» -conclut-il en riant haut et gai: «Hé? Ma Dame a -retrouvé son peintre! Elle doit en être joliment -contente dans l'autre monde?...»</p> - -<p>—«Et ma pauvre Genovefa a perdu le -sien!...» répondis-je en me laissant gagner à -<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span> -cette communicative et endiablée gaîté. «Mais,» -ajoutai-je, «il faut que ni le Boudron ni le Kennedy -ne perdent leurs cinquante mille francs. Il -ne faut pas non plus que la signorina Christiane -perde son mari, puisqu'elle aime ce pauvre Courmansel -qui, lui-même, au demeurant, est un -excellent homme... Et j'ai compté sur vous pour -arranger tout cela...»</p> - -<p>—«Soit,» reprit-il, quand je lui eus expliqué -le projet, ébauché dans ma pensée devant le <i>minestrone</i> -de la <i>Trattoria</i>. «Dès demain matin, j'irai -chez ma cousine. Soyez tranquille. Elle se gardera -de raconter que Pappalardo lui a joué ce -mauvais tour. Elle est fine. Elle trouvera le moyen -d'évincer le Boudron et le Kennedy. Nous nous -chargerons ensuite, ou vous ou moi, d'avertir -doucement le Courmansel. Il en sera quitte pour -ne pas publier son livre sur son Cristoforo Saronno, -lequel, évidemment, n'a jamais existé... -Non! Mais, c'est trop drôle! C'est trop drôle!... -Un beau soir, pendant leur lune de miel, il racontera -l'histoire de sa bévue à sa jeune femme -qui l'embrassera très tendrement pour le consoler... -Cette aventure l'ayant rendu modeste, il -se contentera d'écrire sur l'art, comme faisaient -nos pères, et ils avaient bien raison, en n'essayant -pas d'inventer des <i>alunni</i>, des <i>fratelli</i>, des <i>Bonifazio -primo, secondo, terzo</i>.—Revenez demain, à -midi, voulez-vous? Nous déjeunerons ensemble. -Mon cuisinier nous fera un vrai <i>risotto</i>. Tout sera -fini. Et nous mangerons gaiement, en riant de cette -<span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span> -étonnante aventure. Quel artiste en vengeance -que ce Pappalardo!... Si vous aviez lu, comme -moi, le passage du testament: <i>A mes chers parents -et amis, l'illustrissime marquis Ariosti et sa digne -épouse, en échange des attentions si délicates qu'ils -ont toujours eues pour moi</i>... Il faut dire qu'ils le -traitaient!... Il leur demanda un jour, devant moi, -si cela leur ferait plaisir d'avoir son portrait, qu'un -de nos peintres allait commencer. Je le vois toujours, -regardant les murs du salon et disant: -«Vous avez tant de belles choses, je ne vois pas -trop où vous le mettrez?»—«Mais à table, mon -cher ami, à table...» répondit Ariosti. Ils n'ont -pas eu le portrait de Pappalardo et ils ont celui de -Ginevra, votre modèle... Ah! c'est une plaisanterie -excellente!... Mais, vous avez raison, elle -ne doit pas tourner à l'escroquerie... <i>Ciaô</i>...»</p> - -<p>Il y avait tant de belle humeur dans le geste -d'adieu esquissé par le possesseur du Léonard à -la veille d'être réhabilité et dans son <i>ciaô</i> (<i>schiavo-serviteur</i>), -prononcé à la milanaise, que je ne doutai -pas une minute, ni de sa démarche, ni du succès. -Aussi, demeurai-je péniblement interloqué, -le lendemain matin, lorsqu'à midi, je le trouvai -allant et venant dans ses salons, avec une physionomie -que je ne lui connaissais pas. Ses atavismes -passionnés s'étaient réveillés. Les traits -énergiques de son masque, adoucis d'habitude -par l'urbanité, s'accusaient avec un relief saisissant. -Son nez d'aigle semblait se courber de -colère, ses yeux bruns brillaient d'un feu sombre -<span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span> -dans sa face rouge, et sa politesse accomplie fut -pour une fois en défaut, car il m'accueillit avec -une demi-brusquerie dont d'ailleurs il s'excusa -aussitôt:</p> - -<p>—«Ah! Monsieur Monfrey, pourquoi n'avez-vous -pas parlé hier, quand vous avez reconnu le -tableau? Vous m'auriez évité cette scène odieuse, -la plus odieuse à laquelle j'aie assisté de ma vie, -et j'ai soixante-dix ans!... Mais pardon. Vous -aviez vos motifs. Vous ne pouviez pas deviner que -votre silence serait interprété ainsi... J'ai vu la -marquise,» continua-t-il, «j'arrive de chez elle... -Je commence de lui raconter votre visite et votre -confidence... Dès les premiers mots, elle m'interrompt -par cette simple phrase: «Je ne vous -savais pas si naïf, Uccio.»—«Naïf?» ai-je répété...—«C'est -pourtant bien clair,» a-t-elle -confirmé. «M. Monfrey est venu ici avec M. Courmansel. -Ils y ont rencontré M. Kennedy. Ils ont -compris que la vente était imminente. Tous -deux, ils ont trouvé ce moyen pour l'empêcher. -Voyons, vous admettez cela, vous, que M. Monfrey -ait reconnu ce portrait de femme comme -étant son œuvre, et qu'il se soit tu?... Mais -l'étonnement seul lui aurait arraché une exclamation, -une phrase, un geste... Ai-je eu assez -raison de ne pas permettre que M. Courmansel -le photographiât? Leur plan est simple: prétendre -que le tableau est faux, le faire acheter -par quelque intermédiaire, au rabais. Puis nouvelle -manœuvre: M. Monfrey déclarera qu'il -<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span> -s'est trompé et qu'il se rend aux raisons de -M. Courmansel. Car les deux compères sont -assez rusés pour n'avoir pas l'air de s'entendre. -Ils ont déjà commencé...»</p> - -<p>—«Elle a pensé cela de moi?» interrompis-je -douloureusement. «Ah! que vous avez raison!... -Si j'avais parlé tout de suite!...»</p> - -<p>—«Elle aurait été plus gênée pour vous accuser,» -répondit le comte en hochant la tête, «mais -elle et son Berto auraient bien imaginé quelque -procédé pour garder son prix au faux tableau.»</p> - -<p>—«Vous croyez?...» interrompis-je.</p> - -<p>—«Qu'elle le savait tel,» répliqua-t-il. «Parfaitement. -J'en ai acquis la conviction aujourd'hui... -Et vous l'auriez acquise aussi, je vous -l'affirme, si vous l'aviez vue ensuite s'écrier, en -levant les yeux au ciel:—«Et notre cher Pappalardo -nous aurait légué un tableau faux, lui qui -s'y connaissait si bien, lui qui nous aimait -tant?...»—Elle a osé prononcer cette phrase, -devant moi qui leur ai si souvent reproché, à elle -et à son mari, leur dureté pour ce parent pauvre! -Elle a continué:—«C'est insulter sa mémoire. -Et vous, Uccio! Vous! Ah! Je ne vous comprends -pas...»—Alors la patience m'a manqué. -Je lui ai servi ses vérités rudement. Je lui ai -répété qui vous étiez, que je me portais garant -de votre honneur, et que, si elle vendait le tableau -comme authentique, après votre affirmation sur -son origine, elle commettrait un véritable vol... -Elle s'est dressée sur sa chaise alors. Barnabo Visconti -<span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span> -n'est pas plus fier dans la statue équestre -de son tombeau.—«Uccio, vous insultez une -femme sans défense, une pauvre veuve abandonnée, -c'est lâche!... Et tout cela parce que -vous ne pouvez pas vous consoler de vous être -couvert de ridicule en prenant une mauvaise -copie pour un Léonard...»—Là-dessus San -Cataldo est entré, sans frapper, comme chez lui. -Il avait sans doute tout écouté, derrière la porte, -car il était fort pâle. Il a remis à la marquise une -carte de visite. Je pensai aussitôt que c'était celle -de l'Américain, au regard qu'elle m'a jeté et à -l'accent de défi dont elle a répondu:—«C'est -bien. Dites que l'on m'attende dans le petit -salon.»—Si jamais le mot de notre langue qui -signifie prendre congé: <i>levar l'incommodo</i>, a été -juste, ç'a été pour moi quand j'ai fait mine de me -retirer. J'étais tellement irrité que j'ai eu peur de -ma propre colère... Et me voici! Mais tout Milan -saura demain ce qui en est. Mme Ariosti ne -vendra pas son tableau, et son infamie sera connue. -Cela m'est égal qu'elle soit veuve! Tout -m'est égal!... Le vol n'aura pas lieu, moi -vivant...»</p> - -<p>—«Si bon que soit votre cuisinier, mon cher -comte,» répondis-je, «je ferai mieux de renoncer -à votre <i>risotto</i> et de courir dare dare à la recherche -de M. Kennedy. Si vraiment la carte de visite -était la sienne, il n'y a plus de temps à perdre. -Après la manière dont elle vous a reçu, la marquise -est capable d'avoir bâclé l'affaire, là, tout -<span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span> -de go. Et qui sait? L'Américain est peut-être -en route déjà,—et pour où?—avec le tableau -qu'il enlève dans son automobile, en s'imaginant -dépouiller l'Italie d'un chef-d'œuvre...»</p> - -<p>—«Vous avez raison,» fit mon hôte, «mais -vous me devez une compensation. Je vous attends -à dîner ce soir, pour sept heures et demie. Nous -boirons une coupe de vin d'Asti à la Dame qui -avait perdu son Léonard... Bien entendu, si vous -avez besoin de moi pour cette affaire, auparavant, -vous me trouverez à la maison tout l'après-midi. -Ma porte sera condamnée pour tout le monde -excepté pour vous... L'Ariosti est ma cousine, -malgré tout, et c'est une femme. Si le Kennedy -et le Boudron sont sauvés de ses griffes, le reste -importe peu. Courmansel est un honnête homme, -lui. Il fera le nécessaire pour que le tableau -soit reconnu faux universellement, et la scène -de tout à l'heure n'aura eu d'autre résultat -que de me brouiller avec la marquise et son -Sigisbée. J'aime mieux cela. Allez donc et faites -vite...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span></p> - -<p class="subh">X</p> - -<p>Je n'avais pas cru être si bon prophète. Quand, -après beaucoup de recherches, et en allant -d'hôtel en hôtel, j'eus trouvé celui où était descendu -le collectionneur d'outre-mer, une automobile -chauffait devant la porte, la sienne. Je ne -m'en rendis pas compte, d'abord, car sur les panneaux -laqués de jaune s'étalait un blason,—avec -des fleurs de lys d'or sur champ d'azur, tout simplement! -J'ai su depuis que sir Kennedy—comme -disent volontiers les journalistes qui ne -savent pas le premier mot d'anglais—avait -remarqué ces armes chez un carrossier. Elles lui -avaient plu et il se les était attribuées, sans -hésiter. «<i>Well, you know, I fancy that crest</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor"> [2]</a>.» -L'entendez-vous nasiller cette petite phrase? C'est -le pendant de ce que disait ce grand cynique de -Casanova quand il s'était fait de Seingalt: «L'alphabet -est à moi.» Le duc d'Aumale de Denver -(Colorado) était, au moment où l'on m'introduisit -dans son salon, occupé à régler sa note. Il vérifiait -<span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span> -l'addition avec cette minutie que les milliardaires -de sa sorte associent aux plus extravagantes -somptuosités. Ils veulent bien dépenser -cent mille francs pour un caprice. Ils ne veulent -pas être volés de quinze centimes. Celui-ci s'était -fait apporter la carte des vins, et il prouvait, -pièces en main, au maître d'hôtel confondu, qu'un -champagne marqué vingt francs sur cette carte, -lui avait été facturé vingt-cinq.</p> - -<p>—«C'est une cuvée que le propriétaire a fait -réserver exprès pour lui,» disait l'homme, un -Italien de l'espèce lourde. Ce sont les plus fins. -La bonhomie de leur grosse face à bajoues tombantes -dissimule mieux leur simplicité. «Je ne -le donne jamais qu'à Son Altesse Royale le duc -de ***.» Et il nomma un des princes de la Maison -de Savoie. «Alors, comme Votre Excellence...»</p> - -<p>—«Mon Excellence vous avait demandé du -champagne à vingt francs,» répondit Kennedy. -«Vous effacerez les cinq francs sur la note. Vingt-cinq -fois cinq, cela fait vingt-cinq dollars... Vous -garderez cela pour vous, avec ceci:» Et il jeta -sur la table un autre billet—il y avait un -témoin,—que le camérier en chef engloutit -dans sa poche, et il se retira en faisant à ce moderne -<i>Magnifique</i> un salut—d'une profondeur! -Celle de vos amies que vous appelez si malicieusement -<i>Snobinette</i>, Madame, n'a jamais plongé -comme cela devant un grand-duc. Alors Kennedy, -retrouvant l'ironie d'un citoyen de la libre Amérique -<span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span> -pour les servilités de la vieille Europe, dit -simplement, en s'adressant à moi. Il avait -observé chez Mme Ariosti que je paraissais savoir -l'anglais:</p> - -<p>—«<i>The bow comes high</i><a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor"> [3]</a>.»</p> - -<p>L'œil aigu du personnage traduisait tant de -finesse avisée, un pli si amèrement sarcastique se -creusait au coin de sa lèvre que j'en conçus le -meilleur espoir pour l'issue de ma démarche. Sans -précaution oratoire aucune, je commençai de lui -raconter, comme à Varegnana, la veille, toute -mon histoire. Je ne me crus pas le droit, pourtant, -de l'initier à mes observations sur les rapports -de Courmansel, de Christiane et de Boudron, -non plus qu'à la honteuse comédie jouée le -matin même par Mme Ariosti. Le millionnaire avait -tranquillement mis ses pieds sur une chaise pour -m'écouter, après avoir allumé un énorme cigare -très noir que décorait une bague de papier rouge, -aussi armoriée que les panneaux de son automobile. -Il avait pris, ce que j'appellerais,—si vous -n'étiez pas, Madame, de la génération du <i>bridge</i>,—sa -physionomie de <i>poker</i>. Vous n'êtes pas sans -avoir entendu nommer ce jeu de ma jeunesse, -auquel nous devons trois vocables de notre -langue: <i>bluff</i>, <i>bluffeur</i> et <i>bluffer</i>? Peut-être bien -quand vous étiez toute petite fille, avez-vous vu, -autour d'une table à tapis vert, quatre de vos -proches illustrer ces mots, en jouant des sommes -<span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span> -considérables, «avec sans atouts» comme nous -disons, nous autres rapins. Il n'y a pas d'atout au -poker, mais vous me comprenez. Cela veut dire -sans la moindre carte de valeur. Leurs visages se -tendaient à demeurer impassibles, en cachant -même cet effort. Telle la face glabre et grise de -l'Américain, pendant que je lui démontrais et -démontais l'escroquerie dont il avait failli être la -victime. Je le pensais du moins. Comment aurais-je -supposé que, même milliardaire, il apprît -avec ce flegme qu'un tableau, payé par lui -soixante-quinze mille francs—la machiavélique -marquise l'avait fait monter à ce bâton de -l'échelle—valait cent dollars au plus? Quand -j'eus terminé, il me répondit en anglais, et -sans plus se départir de ce flegme que de sa commode -position:</p> - -<p>—«<i>Well</i>, mon cher monsieur Monfrey, vous -voyez bien ce cigare?...»</p> - -<p>—«Oui», répliquai-je, étonné, je vous -l'avoue, jusqu'à l'ahurissement. Quel rapport le -<i>cher monsieur Kennedy</i>, pour parler à l'américaine, -comme lui, pouvait-il bien établir entre le -portrait du modèle Ginevra, devenu le chef-d'œuvre -du fantastique Cristoforo Saronno, et ce -Havane mirifique, ce tronc d'arbre odorant dont -il mâchonnait la pointe, du bout de ses dents mosaïquées -d'or?</p> - -<p>—«Savez-vous combien je le paie ce cigare, -et pas ici, pas en Amérique, mais à Cuba?... -Deux dollars. Plus de dix francs, dix francs quarante-huit -<span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span> -centimes, au cours d'aujourd'hui... -<i>Well.</i> Imaginez qu'un monsieur qui n'a pas dans -sa poche ces dix francs quarante-huit centimes -ait envie de ce cigare, et veuille m'empêcher de -l'acheter?... Il essaiera de me persuader qu'il n'a -pas été fabriqué à La Havane, mais à Hambourg, -et qu'il devrait porter sur sa bague, à la place de -cette marque, un simple <i>made in Germany</i>. Au lieu -de valoir ces dix francs quarante-huit centimes, -il ne vaudrait plus que huit centimes ou cinq.—Laissez-moi -finir. Le monsieur (Je vous traduis -bien mal, Madame, l'intraduisible <i>dear old chap</i>) -se rêve déjà, payant les cinq centimes, prenant le -cigare et le fumant au nez de l'imbécile Ralph -Kennedy qui l'aura cru sur parole... Malheureusement -Ralph Kennedy s'y connaît en cigares. Il -voit que celui-ci est de première classe. (Vous -reconnaissez, Madame, le <i>first class</i> éternel des -Anglo-Saxons.) Il s'est payé le cigare de deux dollars -et il le fume...»</p> - -<p>Le sens de cet épilogue était aussi insolent que -clair. En vous le rapportant, je ne comprends -pas que je n'aie pas riposté à cette goujaterie du -pince-sans-rire yankee, par une jolie paire de -gifles à la française. Kennedy ne me l'envoyait -pas dire: il me prenait pour le compère de -Boudron et de Courmansel. A nous trois, nous -avions, d'après lui, organisé un petit <i>trust</i> de dépréciation, -autour du tableau que les deux collectionneurs -s'étaient jusqu'ici disputé à coups de -chèque. Je jouais dans l'affaire le rôle du faux -<span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span> -témoin qui s'est chargé du mensonge initial. -Que serait-il arrivé, je me le demande, si cette -couple de soufflets avait été donnée? Le milliardaire -et moi, nous serions-nous boxés à l'anglo-saxonne? -J'ai fait le coup de poing dans ma jeunesse -et même joué de la savate. Je travaillais -avec un maître, je me rappelle, qui souffrait -d'une extinction de voix, et rien n'était pittoresque -comme cet athlète aphone me tendant sa -poitrine et me disant: «Allez-y de toute votre -force, monsieur Monfrey», d'une voix éteinte -comme celle d'un poitrinaire. Oui, que serait-il -arrivé? Quel fait divers que ce pugilat entre votre -inutile serviteur et le dilettante Américain! Ou -bien, en vertu du vieil adage «noblesse oblige», -aurait-il cru devoir à son <i>crest</i> de me mener sur -le pré? Me voyez-vous, à mon âge, dégaînant -pour les beaux yeux du portrait de Ginevra? N'y -a-t-il pas dans une comédie de Shakespeare un -personnage qui dit de lui-même: «Je suis celui -qui meurt bêtement?» Dans l'espèce, la bêtise -eût été d'autant plus forte que cette insolence du -buveur de champagne brut—vingt-cinq bouteilles -en une semaine!—ne s'accompagnait -d'aucun mépris. Ce fut la raison de ma placidité. -Je saisis d'instinct cette nuance. Kennedy n'avait -en aucune manière l'intention de m'insulter, pour -cette raison, et il me la dit aussitôt, qu'il ne trouvait -nullement blâmable ce procédé de concurrence. -Il n'en était pas la dupe, voilà tout, et il -tenait à bien me le faire savoir. C'était le joueur -<span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span> -de poker qui abat un brelan carré d'as devant un -bluffeur maladroit.</p> - -<p>—«Mais oui», insista-t-il, «j'ai acheté le -tableau. Voilà. Je comprends très bien, mon cher -monsieur Monfrey, que M. Boudron et M. Courmansel -en soient fort ennuyés. Je comprends -qu'étant leur ami, vous ayiez eu l'idée de me -dégoûter de cet achat. C'est trop tard. Mes précautions -sont prises et le tableau sortira d'Italie. -Il est surveillé. La marquise ne me l'a pas caché, -mais mon automobile fait du cent à l'heure, et -je vous défie, vous, M. Boudron et M. Courmansel -et toutes les Académies des Beaux-Arts de -la Péninsule, de savoir où J. R. K.»—Il y avait -du <i>Moi, le Roi</i> dans sa façon de prononcer ses -propres initiales,—toujours le <i>crest</i> et les fleurs -de lys!—«où J. R. K. sera demain. Sans rancune, -mon cher monsieur Monfrey. Annoncez, je -vous prie, à M. Courmansel que je ne suis pas -comme la marquise, moi. Je ne suis pas jaloux -de mes objets. Il aura la photographie qu'il désire, -pour son livre. Je la lui enverrai de Paris...»</p> - -<p>Dieu m'en est témoin, et vous aussi, Madame,—je -viens de me confesser à vous si ingénument!—j'étais -arrivé à l'hôtel de M. Ralph -Kennedy avec la volonté bien arrêtée de l'éclairer -sur la véritable valeur du prétendu Cristoforo -Saronno. Ma conscience—mon «moi» scrupuleux, -le fameux centre O du docteur Grasset—avait -fait taire tous les paradoxes des «moi» -inférieurs, cette anarchie polygonale condamnée -<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span> -par le savant professeur à obéir humblement. -J'avais compté sans le prestigieux entêtement du -milliardaire. Ne vivant plus depuis des années -qu'avec des boscards, il avait fini par ne plus -même concevoir qu'il pût se tromper, lui J. R. K. -le <i>prominent citizen</i> de Denver (Colorado), le fondateur -du <i>Musée Kennedy</i> dans cette ville.—C'est -le nom dont il a baptisé sa maison destinée -à devenir une propriété municipale, après sa -mort.—Qu'il se fût laissé <i>bluffer</i> par cette petite -marquise italienne et qu'il eût acheté un tableau -faux avec cette incroyable surenchère? Allons -donc! Et cet enlèvement en automobile, ces ruses -d'apache déployées pour tromper la surveillance -des douaniers académiques, cet orgueil de raconter -plus tard cette expédition à un reporter -du <i>Chicago Mail</i> ou du <i>Minneapolis Herald</i>, dans son -<i>car</i> privé, à un arrêt de son train spécial, quand -il rentrerait de son tour d'Europe, comme Jason -rentra d'Asie, possesseur de la toison d'or—il eût -renoncé à toutes ces joies? Allons donc encore! -Autant aurait valu lui demander de renoncer aux -cinquante ou cent millions de dollars qu'il avait -conquis dans les caoutchoucs, les porcs salés, -les mines de cuivre, je ne sais plus. Devant cette -étonnante obstination à repousser le plus indiscutable -des témoignages, voici qu'un des démons -polygonaux se remit à polissonner dans votre -serviteur. Un peintre, si arrivé soit-il, garde au -fond de lui un rapin, qui ne demande qu'à renouveler -les joyeuses charges d'autrefois. J'avais -<span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span> -d'abord trouvé follement gaie, puis sinistrement -ténébreuse, l'attribution du portrait de la petite -Ginevra au compagnon imaginaire d'Andrea Solario. -Elle m'apparut soudain comme une des -farces les plus drôlatiques dont j'eusse jamais ouï -parler. Une irrésistible tentation me saisit d'y participer. -J'avais fait mon devoir en racontant la vérité -à Kennedy. Il ne voulait pas la croire? Libre -à lui. Il était le seul à qui cette volontaire erreur -fît du tort, et combien peu! Les soixante-quinze -mille francs étaient versés. Il ne s'apercevrait -même pas que cette somme manquât à son compte-courant, -chez son banquier. Ce tableau ne serait -plus revendu, puisqu'il allait passer dans le <i>Musée -Kennedy</i>. Qu'importait qu'il y figurât avec un cartouche -où fût gravé le nom d'un peintre qui n'a -jamais existé? Et je répondis, sans plus discuter, -bonassement:</p> - -<p>—«Ne pourrai-je pas avoir une photographie -du tableau pour moi aussi, monsieur Kennedy?»</p> - -<p>—«Pour vous?» fit-il, avec une ironie où il y -avait tout de même quelque surprise... «Volontiers. -Mais quel intérêt pouvez-vous bien trouver -à ce tableau, mon cher monsieur Monfrey, puisque -vous prétendez qu'il est faux?...»</p> - -<p>—«L'intérêt de l'examiner de plus près», -répliquai-je... «J'ai cru au premier moment, je -viens de vous le dire, reconnaître un portrait de -ma façon. Mais quand un amateur d'art qui possède -une collection mondiale, comme vous, s'obstine -<span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span> -à m'affirmer l'authenticité d'une peinture, je -demande à y regarder encore...»</p> - -<p>Vous avez lu des réclames américaines, Madame. -Vous savez que le moindre éloge décerné -par un inventeur à son produit—poudre pour -les dents ou pilules pour le rhume, pneu pour -bicyclette ou rasoir mécanique,—est toujours -celui-ci: <i>beats everything in the world. Il bat n'importe -quoi dans ce monde!</i> L'épithète dont j'avais -à tout hasard magnifié la galerie de Kennedy -n'était donc pas pour lui déplaire. Cette grosse -flatterie provoqua d'abord une poussée plus vigoureuse -des bouffées qu'il continuait d'arracher à -son cigare obélisque. Un sourire amer crispa sa -bouche rasée. Puis, il me regarda de cet œil impénétrable -où il y a du défi, de la goguenardise, -et cette gêne arrogante que les Américains ont si -aisément avec les gens de l'Europe.—Ils méprisent -nos vieilles races, et elles les intimident.</p> - -<p>—«<i>Well!</i>» répondit-il, «vous vous en tirez -avec esprit. Vous aurez aussi la photographie. Si -le tableau n'était pas déjà parti, je vous le montrerais -tout à loisir. Mais la photographie suffira -pour vous persuader que c'est bien un original. -Vous ne vous offenserez pas de ce que je vais -vous dire...?» ajouta-t-il. Et sur un signe de dénégation: -«S'il y avait vraiment cette ressemblance -entre le tableau que vous avez fabriqué à -Rome, il y a vingt-cinq ans, vous auriez une autre -place en peinture.»—Je m'inclinai.—«Et -puis, vous l'auriez reconnu, ce tableau, du premier -<span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span> -coup. Un cri vous serait échappé hier, un -geste... N'en parlons plus, les affaires sont les -affaires. Si je n'avais pas acheté le tableau, vous -aviez la chance de me faire douter et de me -l'enlever. Je le tiens.» A ce moment de son discours -il rit haut, cette fois. Avançant sa mâchoire, -il fit la mine de happer. «Oui, je le tiens,» répéta-t-il, -«et je suis comme les dogues, quand -j'ai mordu, je ne lâche plus le morceau.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span></p> -<p class="subh">XI</p> - -<p>Ainsi ni le voleur ni le volé n'avaient voulu -reconnaître, Mme Ariosti, son escroquerie, Ralph -Kennedy—comment vous dirais-je? Ma foi, le -rapin risque le mot:—sa jobarderie.—Je continuais -à trouver l'aventure si gaie que la fantaisie -me vint d'essayer sur Courmansel la même expérience. -La comédie serait complète, si lui non -plus, ne voulait pas me croire. Quand on se met -à gaminer après cinquante ans, on n'a plus de -mesure. L'hôtel où je venais d'avoir cet extraordinaire -dialogue avec le collectionneur américain -n'était pas très loin de mon hôtel. Je déjeunai -en hâte dans le premier petit restaurant venu. Je -hélai un fiacre, dans mon impatience de surprendre -le jeune homme avant qu'il ne fût sorti. -Je savais que, vers les trois heures, il devait aller -au Musée Poloti-Pozzoli donner aux membres du -comité d'achat son opinion sur un tableau qui leur -était proposé,—en sa qualité d'«autorité» en -matière de peinture lombarde! Tandis que le -<i>Brumista</i>, comme on appelle les cochers à Milan—le -célèbre lord Brougham reconnaîtrait-il son -<span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span> -nom transposé<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor"> [4]</a>?—poussait de son mieux son -cheval, je me préparais mentalement à me donner -à moi-même un délicieux plaisir de mystification. -Il y a quelque chose comme cela dans Musset, je -crois:</p> - -<p class="quote">C'est un chat qui taquine et qui tue à plaisir<br /> -<span class="i2">Un misérable rat dont il a le loisir...</span></p> - -<p>Je ne voulais pas renouveler la scène avec -Kennedy, où mon abrupte franchise avait si mal -réussi. Je vous l'ai déjà dit, ma conscience était -désormais tranquille. Le scrupuleux centre O -avait tout fait pour empêcher le marché. Ce fumiste -de Polygone pouvait s'amuser en toute -liberté. Il s'agissait de suggérer le doute au -«jeune et déjà éminent critique», de le conduire -par un chemin détourné à un point où il s'écriât -lui-même: «Mais le tableau est faux!» Tout un -plan s'ébauchait dans ma pensée qui me divertissait -par avance, comme autrefois les charges -d'atelier. Mon cœur a souvent battu un peu trop -fort, Madame, lorsque j'arrivais à Paris, devant -une certaine porte d'une certaine rue, le long -d'une certaine place et que je demandais au -maître d'hôtel: «Madame *** est-elle chez -elle?» Il battait beaucoup moins fort, mais un -peu tout de même, à mon débarqué devant ma -demeure de passage, qui était aussi celle de l'inventeur -<span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span> -du Cristoforo Saronno. Quand, à ma -question, le concierge eut répondu: «Vous pouvez -monter, monsieur, le numéro 114 n'est pas -sorti», j'eus un mouvement d'une vraie joie,—celle -d'un enfant en train d'exécuter une gaminerie -défendue:</p> - -<p>—«S'il n'est pas guéri, après cela, de la -manie de débaptiser les Léonard», songeais-je, -tandis que l'ascenseur, manœuvré par un nègre -en costume égyptien, me hissait au quatrième -étage, «ce ne sera pas ma faute.» Et tout haut, -dès que le personnage m'eut ouvert la porte du -114: «Est-ce un Tiepolo ou un Véronèse?...» -demandai-je à maître Courmansel en lui montrant -d'un geste l'Otello de l'<i>élévateur</i>—style Kennedy.</p> - -<p>—«Vous savez la nouvelle?» me répondit -l'iconoclaste, sans relever mes plaisanteries sur sa -manie... «Kennedy a le tableau!... M. Boudron -n'a pas voulu m'écouter. Ce chef-d'œuvre part -pour l'Amérique... La marquise a fini par en -avoir soixante-quinze mille francs. Il y a quinze -jours, elle nous le donnait pour cinquante...»</p> - -<p>Son visage exprimait un désespoir si comique, -vue la situation, que j'eus quelque mérite à ne -pas lui retourner le fer dans la plaie, en lui racontant -que je quittais à peine l'heureux vainqueur -dans ce combat autour de mon «faux». Il maniait -d'un geste fébrile, en se lamentant de la sorte, -deux grandes photographies où je crus reconnaître -ma Ginevra, baptisée de par la méchanceté -vindicative de Pappalardo et sa propre sottise, -<span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span> -à lui, Courmansel, princesse de la cour des Valois. -Je ne me trompais pas. La subtile Mme Ariosti, -elle non plus, n'était pas pour rien la compatriote -de l'auteur du <i>Prince</i>. Son premier soin, une fois -le tableau vendu, avait été d'adresser au critique -d'art la reproduction, refusée jusqu'alors. Elle -répondait ainsi, par avance, au témoignage que -Varegnana et moi pouvions porter contre elle. -Remettre ce document, d'elle-même, en de -telles mains, n'était-ce pas déclarer qu'elle ne -redoutait aucune discussion sur l'authenticité du -panneau?</p> - -<p>—«La lance d'Ajax guérissait les blessures -qu'elle faisait», me dit George, après m'avoir -expliqué le procédé, si correct en sa forme, si -perfide en son fond, qu'avait employé à son -égard la subtile femme... «Ce cadeau est destiné -à opérer le même miracle. Pour l'historien de -Cristoforo Saronno, ces photographies sont d'un -prix inestimable. Croiriez-vous que la marquise -vient d'élargir la blessure, tout au contraire?... -Examinez-les, ces épreuves,—et elles ne sont -pas très bonnes,—vous verrez quel chef-d'œuvre -nous avons perdu. Je dis: nous. La galerie de -M. Boudron, c'est beaucoup mon œuvre. J'ai -vécu parmi ces tableaux, j'y vivrai davantage -encore... Je les donnerais tous pour celui-ci...»</p> - -<p>—«Vous auriez bien tort», fis-je en ayant -l'air d'étudier la photographie, comme il me le -demandait. Je guignais de l'œil l'effet de ma -phrase. Ce fut à peu près comme si j'avais tiré -<span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span> -avec un pistolet Flobert sur un rhinocéros. Le -critique haussa les épaules pour répondre:</p> - -<p>—«Mais non. Je n'aurais pas tort!... Le -Jean Bellin de M. Boudron est beau. J'en conviens. -Ce n'est pas le Jean Bellin des Frari. Son -Cosimo Tura est curieux. Ce n'est pas le Tura -de la collection Layard. Son Francesco di Giorgio -ne vaut pas ceux de Sienne... Au lieu que -ceci...», et il m'avait repris les photographies -sur lesquelles il s'hypnotisait: «Ceci, c'est la -pièce unique, le joyau qui ne souffre pas de -comparaison.»</p> - -<p>—«A condition qu'il n'y ait pas de doute sur -l'authenticité», répliquai-je. Cette fois, l'insinuation -était si directe qu'il ne pouvait pas la -laisser passer. J'essayais la balle de fusil. Le rhinocéros -ne la distingua pas beaucoup de l'autre.</p> - -<p>—«Plût à Dieu qu'il y eût des doutes!...» -s'écria Courmansel. «Nous aurions le tableau. Je -le disais devant vous à M. Boudron. Il était bien -de cet avis. Je comprends maintenant pourquoi il -hochait la tête devant cette admirable peinture. -Ah! Il sait acheter, lui! C'est un commerçant. -Moi, je ne suis qu'un critique. Je ne peux pas -cacher ma pensée. Je ne considère pas que j'en -aie le droit. La Méthode avant tout!...»</p> - -<p>—«Comment?» interrompis-je, «vous supposez -que M. Boudron...»</p> - -<p>—«Oh!» répondit-il, «je ne suppose rien. -Il sait acheter, voilà tout. Je vous le répète, il -s'en vante souvent, et c'est vrai. Vous le verrez, -<span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span> -et sa colère. Il est allé de ce pas chez Mme Ariosti -pour essayer encore de faire rompre le marché... -Ainsi...»</p> - -<p>—«La comédie est en cinq actes!...» -pensai-je. «Que lui aura dit la sublime marquise?...» -Et tout haut: «Eh bien! moi, qui -n'ai jamais eu d'interviews sur le tableau, et -dont, par conséquent, vous ne soupçonnerez pas -la sincérité, je vous affirme que ce prétendu Cristoforo -m'est suspect, très suspect...»</p> - -<p>—«Je voudrais bien connaître vos raisons», -riposta Courmansel avec ironie. Je retrouvais -enfin l'arrogance qui m'avait tant frappé durant -la soirée passée entre lui et son futur beau-père, -chaque fois qu'il s'était agi non pas de lui, mais -de ses idées, mais de la <i>Méthode</i>. De quel accent -il avait prononcé les sacro-saintes syllabes! Et il -me tendait de nouveau les photographies, du geste -dont les chevaliers croisés jetaient leur gant à un -infidèle.</p> - -<p>—«Mes raisons? J'en ai plusieurs», répartis-je -en étudiant sur son visage l'effet de -mes révélations progressives: «La première est -tirée du modèle lui-même. La femme représentée -ici est une Italienne, et une Italienne d'aujourd'hui. -Jamais cette bouche, ces yeux, ce menton -n'ont appartenu à une grande dame. Voyez... -Ma seconde raison est l'évident travail que cette -peinture a subi. Elle a été éraillée exprès, puis -passée à une espèce de vernis mastic. La preuve -en est la symétrie de toutes ces éraillures. C'est -<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span> -le grand signe du truquage, cela. Les faussaires -en remettent. Ils fabriquent un objet trop complètement -vieilli. Un vrai tableau aurait eu des -parties très gâtées, et des parties moins gâtées... -Enfin, les lettres que vous avez supposées dansent -dans la signature. Vous avez, dans le commencement -l'inscription X... R... US, avec des intervalles -entre l'X et l'R, puis l'R et la syllabe US. -Vous mettez un F dans le premier de ces intervalles. -Il y a place pour deux lettres et un blanc. -Vous ne mettez rien entre l'R et l'US. Il y a place -pour une lettre.—Tenez.» Et tirant un crayon -de ma poche, je traçai sur une feuille de papier le -détail de la véritable inscription, celle que j'avais -composée moi-même, jadis:</p> - -<p class="quote">P. X. T. F. RIUS.</p> - -<p>Et je les traduisis.</p> - -<p>—«<i>Pinxit Falsarius...</i>»</p> - -<p>—«<i>Un faussaire a peint?...</i>» répondit-il en -éclatant d'un rire gai qui me prouva que le boulet—car -c'était un boulet, cette fois,—n'avait -pas même fait un noir au cuir du rhinocéros. -«Pardonnez-moi, mon cher Maître... Je n'ai pas -l'intention de vous offenser. Mais à chacun sa -partie, n'est-ce pas?... Vous êtes, vous, le rival -des Ingres et des Delacroix.» Il en était à ces -noms, pour toute la peinture moderne. «Moi, je -ne suis qu'un savant, un apprenti savant plutôt, -mais quand on sait le carré de l'hypnothénuse à -<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span> -quatorze ans, on le sait comme on le saura à cinquante, -à soixante, à soixante-dix... La Critique» -et sa physionomie exprima de nouveau -l'irréductible orgueil de tout à l'heure. «La -Critique a ses certitudes aussi absolues que celles -de la géométrie. Elle a ses lois, qui ne souffrent -pas d'exceptions. Une de ces lois, et absolue, -c'est qu'un faussaire n'a jamais, en fabriquant -l'objet faux, jamais, entendez-vous, introduit -volontairement dans cet objet un signe qui en -prouvât la fausseté. C'est l'évidence même: <i>On -ne fabrique un objet faux que pour tromper. Sans -cela on ne le fabriquerait point...</i>»</p> - -<p>—«Et vous n'admettez pas», lui dis-je, «un -cas pourtant bien simple? Un jeune artiste est -à Rome, par exemple. Il a une maîtresse et il a -besoin d'argent. Un antiquaire lui commande un -faux tableau. L'artiste a bien quelque scrupule. -Il passe outre, parce qu'il est amoureux. Il ne -veut voir dans ce pastiche qu'une étude à brosser -d'après les vieux maîtres. Toutefois, pour mettre -sa conscience entièrement en repos, il marque son -œuvre du petit signe qui doit en dénoncer la fausseté... -Et nous avons», mon doigt lui complétait -la démonstration sur la photographie: «P.X.T.F. -RIUS. M. PARISIENSIS. <i>M. Parisien et faussaire -a peint le portrait.</i>»</p> - -<p>Ce n'était plus un boulet. C'était un bombardement. -Le rhinocéros n'était toujours pas percé. -Sa cuirasse était si hermétique, si compacte, si -totale que ma mimique, le son de ma voix pour -<span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span> -prononcer le M., cette première lettre de mon -nom, mon clignement d'yeux qui signifiaient si -clairement: «Mais le faussaire, c'est moi,» -toutes ces indications, multipliées à plaisir, ne lui -donnaient même pas l'ombre de l'ombre d'un -doute.</p> - -<p>—«C'est très ingénieux», répondit-il en -riant plus gaiement encore. Cette conversation -technique l'avait distrait de son désespoir. Ce -n'étaient pas les arts qu'il aimait, c'étaient, à -propos des arts, des discussions comme celle-là. -«Mais,» continua-t-il, «voilà encore une des -lois de la Critique et que les ignorants ne soupçonnent -pas. Encore pardon. Nous causons idées. -<i>Toutes les explications ingénieuses sont inexactes...</i> -Je comprends, cher Maître,» et il eut son regard -le plus fin—«que vous voulez, comme on dit, -vous payer la tête d'un de ces pauvres diables de -critiques d'art que vous n'aimez pas, vous autres -peintres... Vous estimez que nous nous mêlons -de ce que nous ne connaissons pas, parce que -nous ne pratiquons pas la technique... Permettez-moi -d'entrer dans votre paradoxe, pour -vous montrer comment nous arrivons à la vérité. -Examinons votre hypothèse sur l'origine de ce -tableau. Première impossibilité: on n'est pas -consciencieux à demi. <i>Il n'y a pas d'honnête -voleur.</i> Si votre artiste a eu le scrupule de vouloir -que son tableau faux fût marqué d'un signe, -il n'a pas fait le tableau. Ou bien il n'y a plus de -lois de la nature humaine. Et il y en a. De ces -<span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span> -lois psychologiques, la Critique d'art doit tenir -compte aussi. La loi, toujours la loi, c'est la -Science... Seconde impossibilité: l'antiquaire -qui commande un faux tableau est un professionnel, -lui, un expert. Il n'accepte pas une -peinture signée d'une façon mystificatrice. Et le -peintre ne se hasarde pas à la lui porter. Donc... -A quoi se réduit votre objection? A ceci, que les -lettres de la signature sont trop espacées; hé -bien! Elles sont trop espacées. C'est un fait, et -la Méthode.»—Non, il était trop bouffon de -solennité.—«La Méthode consiste à d'abord -accepter le fait. C'est un autre fait que les éraillures -de ce panneau sont très régulières. Elles -sont très régulières. Voilà tout... Quant à la -physionomie de la femme, allez demain chez -M. Crespi voir son magnifique portrait de la -reine Cornaro, attribué par les uns à Titien, pour -les autres à Giorgione. Pour moi, c'est... Peu -importe!» Il eut la mine du découvreur de trésors -qui garde jalousement son secret, afin de ne -pas en être dépouillé. «En tout cas, c'est la -reine Cornaro. Et c'est une marchande de poissons -du quai des Esclavons en 1906!... Vous -voyez, rien ne tient debout dans vos objections. -Voici de l'airain, comme disait l'Empereur -de ses victoires. Nous n'ignorons pas que Léonard -était une façon d'alchimiste, toujours en train -d'inventer. Il préparait lui-même ses couleurs. -Ces fantaisies nous ont coûté cher. S'il n'avait -pas employé le <i>stucco lucido</i>, au lieu de l'<i>intonaco</i>, -<span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span> -nous aurions encore les quatre portraits qu'il -exécuta pour la grande fresque de Donato Montorfano, -dans le réfectoire de Sainte-Marie des -Grâces. Le Montorfano est toujours là. Plus de -Léonard! Et c'étaient, ces quatre portraits: Ludovic -le Maure avec son fils aîné Maximilien, et -Béatrice Sforza avec son plus jeune enfant, Francesco. -Enfin!... Je me suis dit...—Oh! c'est -très simple, mais encore un coup, l'œuf de -Colomb!—Je me suis dit qu'un pareil homme -préparait certainement, d'une manière à lui, ses -toiles et ses panneaux... Et j'ai découvert cette -manière!... Il enduisait d'abord son fond d'une -substance dont je crois connaître la composition. -C'est une autre découverte que celle du Cristoforo, -n'est-ce pas? Pensez: un moyen sûr de distinguer, -sans contestation possible, tous les -tableaux authentiques de Léonard d'abord, et -ensuite de ses élèves directs! Car le Vinci est un -de ces magnifiques génies, tout générosité, qui -ne plaignent pas les miettes de leur festin. Tous -les jeunes peintres qui l'ont approché ont eu son -procédé et l'ont appliqué. De là, ces tons si particuliers -à cette école, et qui proviennent de la -pénétration des couleurs par cette substance. Un -de mes camarades d'Ecole Normale, qui est chimiste, -a étudié ce problème pour moi sur un -Gian Pietrino de la collection Boudron... Mon -premier soin, quand j'ai pu examiner depuis le -Cristoforo Saronno de la marquise, a été de vérifier -si le bois avait subi une préparation antérieure. -<span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span> -Or, il en a subi une. Vous me direz: mais est-ce -la même? Oui c'est la même, puisque chez tous -les tableaux de cette école on la retrouve, et -d'ailleurs les tons l'indiquent. Il y a un certain -vert, dont je ne peux pas plus douter que de votre -existence. Il n'est possible qu'avec le procédé -vincien!... Vous objecterez encore que Morelli, -dont je suis l'élève, était très opposé à ces -recherches techniques, à cette analyse de la <i>palette</i>, -c'était son mot? Nous avons dépassé Morelli. -Nous avons fait la critique de sa critique, avec sa -propre méthode. Je vous pose donc le dilemme -suivant: ou bien ce portrait est de l'école de Léonard, -ou bien il a été fabriqué par un faussaire -qui avait surpris le secret de la préparation chimique—vous -entendez bien, chimique—dont -Léonard faisait usage. Mais s'il avait surpris ce -secret, ce personnage l'aurait raconté. Le bruit -en serait arrivé à l'un des innombrables critiques -d'art qui pullulent à Rome et à Londres. C'est -une découverte d'une conséquence immense. Elle -est de moi.—Par conséquent ce tableau n'est -pas un faux. Il est du commencement du seizième -siècle. Il est Lombard. Il est de Cristoforo. Ce ne -sont pas des hypothèses. Ce sont des inductions, -et aussi certaines dans leur aboutissement que des -théorèmes de géométrie. Direz-vous encore que -j'ai tort de déplorer qu'une pièce aussi authentique -aille chez les sauvages, quand elle pouvait -être en France, et presque chez moi?»</p> - -<p>—«Je ne le dirai plus,» répliquai-je, presque -<span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span> -ébaubi d'admiration devant le talent extraordinaire -qu'il venait de déployer pour se mettre le -doigt dans l'œil—passez-moi la vulgarité de -cette image, Madame,—jusqu'au coude. Il -s'était levé. Et, protecteur:</p> - -<p>—«Au moins,» fit-il, «vous êtes de bonne -foi, vous... Ce n'est pas comme certaines personnes... -Ah! cela m'a remis un peu de m'escrimer -avec vous. J'en avais besoin. Vous m'excusez?... -Je n'ai que le temps d'arriver au musée -Poldi où l'on m'attend... Je crains bien qu'ils ne -se soient laissé flouer et qu'ils n'aient acheté pour -un Foppa une copie ultra-moderne... Ces marchands -sont d'une habileté aujourd'hui!...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span></p> - -<p class="subh">XII</p> - -<p>—«Et de trois!» me disais-je, redescendu -dans le <i>hall</i> de l'hôtel. «Si cela continue, j'arriverai -à croire moi-même que Ginevra fut dame -d'honneur à la Cour du roi François I<sup>er</sup>, d'héroïque -et galante mémoire, et que j'ai rêvé....» -Faut-il vous avouer, Madame, qu'en me balançant -de nouveau sur un <i>rocking-chair</i>, avec le -sans-gêne d'un compatriote de Kennedy, et en -savourant l'ironie intense de toute cette aventure, -je n'avais d'yeux que pour la porte de l'hôtel? -Et j'attendais... Qui? Vous avez deviné: M. Boudron -en personne, le nouvel arbitre auquel il fallait, -vous entendez, Madame, il <i>fallait</i> que je racontasse -mon histoire et soumisse mon témoignage. -Pourquoi? Poussé par quel génie de perversité? A -ma première rencontre avec le prétendu Cristoforo -et quand mon cri de reconnaissance eût été -la preuve indiscutable, celle dont ni Mme Ariosti, -ni l'Américain, ni Courmansel lui-même n'eussent -méconnu la vérité, j'avais ravalé ce cri. La seule -idée d'un conflit entre le jeune homme et le père -de Christiane, puis de ces fiançailles rompues, -<span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span> -avait scellé mes lèvres. Mes raisons pour me taire -étaient identiques. Seulement je ne les sentais -plus. J'avais un désir trop vif d'entendre le couturier -collectionneur me dire lui aussi à sa manière: -«Ce tableau-là, un tableau faux? Vous -voulez rire!...» D'ailleurs il venait d'avoir un -entretien avec cette incomparable menteuse, la -fourbe des fourbes...—<i>Vivat Mascarilla, fourbûm -imperatrix!</i> l'étonnante, la sublime marquise! -Comment résister à la curiosité de connaître la -manœuvre de cette maîtresse femme dans cette -passe difficile? Quelle attitude ce Machiavel-femelle -aurait-il adoptée avec un amateur notoire, -futur beau-père d'un critique d'art plus notoire -encore, et qui me connaissait, qui connaissait -Varegnana? Elle devait s'être dit que nous -parlerions à M. Boudron, que nous le féliciterions -d'avoir perdu cette occasion d'annexer -à son musée un faux caractérisé. De telles révélations, -tombant dans l'oreille d'un acheteur -évincé et furieux, risquaient d'avoir des conséquences -plutôt désagréables. La marquise et son -Sigisbée princier, le subtil et dangereux San Cataldo, -avaient certainement prévu ces possibilités. -Comment y avaient-ils paré? J'allais le savoir et -m'en désintéresser aussitôt, pour ne plus avoir -qu'un sentiment: l'admiration devant ce miracle -vivant que sera toujours un sincère amour. Cela -rime presque et je vous vois d'ici, Madame, ayant -sur vos lèvres ce sourire qui les a effleurées si souvent, -lorsque votre inutile et déraisonnable serviteur -<span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span> -vous laissait deviner, non pas même son -culte pour vous, mais sa foi profonde, indestructible, -dans la divinité de l'amour. Vous -y croirez peut-être, vous aussi, comme tant -d'autres, quand il sera trop tard. Je vous disais, -en vous commençant ce récit, que je voulais uniquement -vous amuser une heure. Ce n'est pas -vrai. Je ne vous ai griffonné toutes ces pages que -pour arriver à celle-ci, qui contient toute la <i>moralité</i> -de cette histoire. Elle aurait pu s'intituler, -comme un proverbe du théâtre de Madame: -«On ne trompe pas un cœur qui aime». Écoutez -plutôt, et ne soyez plus trop moqueuse, quoique -le sentimentalisme d'un peintre quinquagénaire, -en train de <i>rocker</i> à l'américaine, dans le <i>hall</i> -d'un hôtel cosmopolite, prête à la raillerie, j'en -conviens. Riez de moi alors, mais pas de Christiane. -Car vous avez deviné déjà qu'elle va rentrer -en scène.... J'étais donc là, guettant la -porte, quand je vis apparaître Boudron, et derrière -lui, la silhouette de la fiancée de George -Courmansel. Le père parlait à la fille, avec un -visage et une gesticulation qui trahissaient une -fureur mal contenue. Il était si absorbé dans sa -pensée qu'il semblait ne plus comprendre où il -était. Il me frôla sans me voir. Je l'entendais qui -disait: «Je te répète qu'il est sans excuse!...» -Christiane, elle, toute bouleversée qu'elle fût -par cette scène, m'avait aperçu. Je compris, à un -mouvement de sa part aussitôt réprimé, qu'elle -avait failli venir droit à moi. Et puis elle suivit -<span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span> -M. Boudron dans l'ascenseur, dont la cage se -trouvait—heureusement—à l'autre extrémité -du <i>hall</i>. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, -et avec une stupeur qui se changea vite en -une pitié profonde, je la voyais reparaître. Elle -descendait en courant les marches de l'escalier. -Elle avait pris juste le temps d'entrer dans sa -chambre et de s'en échapper. Elle m'arrivait, -toute rouge de pudeur émue. La démarche -qu'elle tentait auprès d'un inconnu, ou presque, -était si hardie, et cependant elle ne pouvait pas ne -pas la tenter:</p> - -<p>—«Monsieur,» commença-t-elle d'un accent -implorateur: «pardonnez-moi si je me permets -de vous adresser une question... Est-ce vrai, ce -que Madame la marquise Ariosti a dit à mon -père? Vous l'auriez avertie que le tableau dont -nous voulions faire l'acquisition, ce Cristoforo -Saronno... n'était pas authentique?...»</p> - -<p>Elle me regardait, en prononçant cette phrase, -avec ses douces prunelles dont le brun était -devenu noir, tant l'émotion en dilatait le point -central. Et une pensée était au fond, que -je lisais distinctement: <i>elle savait, elle, que le -tableau était faux, et elle ne voulait pas le savoir!</i> -Le voilà, Madame, ce miracle vivant de l'Amour -dont je vous parlais. Cette ignorante, mais qui -chérissait son fiancé d'une tendresse passionnée, -ne pouvait pas ne pas y voir clair, du moment qu'il -s'agissait de lui. Et comme toutes les amoureuses -de tous les temps, elle implorait, elle conjurait -<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span> -qu'on lui mentît contre sa propre évidence. Ce -tableau reconnu faux, c'était son fiancé désespéré, -c'était aussi, c'était surtout son père déchaîné -et qui prendrait prétexte de cette erreur pour -retirer sa parole. C'était l'antipathie secrète entre -les deux hommes soudain découverte, une brouille -peut-être irrémédiable. La terreur de cette tragédie -domestique emplissait ses beaux yeux, et—toujours -le miracle!—une espérance. <i>De -même qu'elle savait que le tableau était faux, elle -savait que j'étais l'ami de son amour.</i> Nous avions -causé ensemble une fois, à peine, et cette certitude -de son instinct était absolue. Dans la crise -qu'elle sentait venir, cette divination la faisait -s'adresser à ma sympathie, pour obtenir quoi? -Elle eût été bien embarrassée de formuler une -demande précise. Mais elle était sûre que j'agirais -dans la mesure du possible et sans attendre ma -réponse, elle continuait à me mettre au courant -des événements:</p> - -<p>—«Oui», disait-elle, «Madame Ariosti prétend -que M. le comte Varegnana est venu de votre -part l'informer que le tableau était un faux, et -que vous en donneriez la preuve. Cette démarche,—c'est -toujours la marquise qui parle,—l'a -indignée. Elle a cru y voir une manœuvre de -notre part pour avoir le portrait au rabais. Elle -était quasi engagée avec mon père. Elle s'est -considérée comme libre et elle a accepté l'offre -de M. Kennedy... Oh! Elle n'a pas dit cela -d'abord. Elle a commencé par nous recevoir très -<span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span> -froidement, avec des sous-entendus qui ont exaspéré -papa. Il est si loyal! Il lui a arraché cet -aveu... Alors»—et sa voix se fit plus tremblante—«alors -il a eu un accès d'un véritable chagrin -à la seule idée d'être soupçonné d'un pareil procédé. -Il savait que vous avez été conduit chez -Madame Ariosti par M. Courmansel. Il s'est dit que -vous aviez certainement communiqué à celui-ci -vos doutes sur ce tableau. Il s'imagine que -M. Courmansel lui a caché votre témoignage, -pour ne pas avouer qu'il pouvait s'être trompé... -Ah! monsieur Monfrey, je suis bien malheureuse!»</p> - -<p>Elle avait mis sa petite main sur ses paupières, -d'où je vis deux larmes jaillir,—deux grosses -larmes qui tracèrent deux raies sur ses joues brûlantes. -Elle se domina aussitôt et sa bouche se -contraignit à un frémissant sourire, tandis que je -lui répondais:</p> - -<p>—«Madame Ariosti est une femme abominable.» -J'insistai: «abominable...» Si j'avais -vu un fusil braqué sur cette charmante enfant, -aurais-je hésité à détourner le canon de l'arme? -Je n'hésitai pas davantage pour ajouter: «Elle a -manqué de parole à votre père, et elle a inventé -toute cette histoire pour se justifier...»</p> - -<p>—«Inventé?...» répéta Christiane. C'était -une stupeur que je lisais maintenant dans ses -beaux yeux. Qu'avait-elle espéré en s'adressant à -moi? Pas cette radicale dénégation, à coup sûr. -Et moi-même, je me serais certes récrié si l'on -<span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span> -m'avait annoncé, dix minutes plus tôt, que j'annulerais -à jamais mon témoignage sur l'origine -du faux Cristoforo et que j'entrerais dans cette -vaste conspiration organisée pour doter Solario -d'un élève imaginaire et l'art Italien d'un peintre -mythique! Pourtant, j'écoutais la jeune fille continuer, -frémissante: «George ne s'est pas trompé -alors?... Vous pensez que le tableau est authentique.... -Vous êtes prêt à l'affirmer à mon -père?...»</p> - -<p>—«J'y suis prêt,» répondis-je. J'avais brûlé -mes vaisseaux, et sans remords. J'aurais incendié -une <i>armada</i> pour voir la joie illuminer ainsi ce -gracieux visage... «Voulez-vous que je monte -chez M. Boudron tout de suite?... Je me rends -compte de ce qui s'est passé. Le comte Varegnana -et moi, nous avons causé du tableau à -propos du portrait qu'il possède...»</p> - -<p>—«La Cassandra dei Rangoni, celle que -M. Courmansel a tant étudiée?» interrogea-t-elle.</p> - -<p>—«Précisément. J'ai émis des doutes sur -l'identité entre le peintre de ce portrait et le -peintre du portrait Ariosti. La marquise l'aura su, -et, je vous le répète, elle a trouvé commode de -manquer à sa parole en ayant l'air de croire que -ces doutes portaient sur l'authenticité même du -portrait. Quant à M. Courmansel, je ne l'ai plus -revu, entre la visite que nous avons faite ensemble -au palais Ariosti et le moment où M. Kennedy a -acheté le tableau. Je ne lui avais donc pas parlé -de mon idée. Il n'aurait, en aucun cas, pu avertir -<span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span> -monsieur votre père... Tout cela sera rapporté, -comme je vous le raconte... Encore une fois, j'y -vais de ce pas...»</p> - -<p>—«Non,» répondit-elle, «laissez-moi causer -avec papa, seule, d'abord... Mais que je suis contente! -Mon Dieu!...» Et ses deux mains se joignirent -dans un mouvement de reconnaissance -presque enfantin. «Vous savez, monsieur Monfrey, -on se fait souvent des idées, tout un monde... -L'on a si peur qu'elles ne soient vraies que l'on -n'ose pas les croire fausses... Quand Madame -Ariosti a commencé de parler, une terreur m'a -saisie. Ah! c'est mal! Mais on n'est pas toujours -maîtresse de sa pensée... Je me suis dit que les -plus habiles connaisseurs s'abusent. Je me suis -rappelé cette tiare du Louvre que mon père vous -citait, avant-hier encore. Si George s'était trompé -cependant?... J'ai senti là, par avance, tout le -chagrin qu'il éprouverait... Et il y avait mon -père! Je le connais. J'ai redouté un éclat entre -lui et mon fiancé... Je peux bien tout vous dire, -monsieur Monfrey, quand ce ne serait que pour -vous expliquer comment j'ai osé vous aborder, et -pour que vous ne me jugiez pas mal... Quand -mon cousin m'a demandée, mon père n'a pas -consenti aussitôt. Il a fallu bien des jours pour -le décider. A de certains moments, j'ai cru -m'apercevoir qu'il regrettait ce consentement... -Mais j'ai rêvé. Dieu! que je suis contente! Ah! -monsieur Monfrey, vous venez de m'enlever un -poids du cœur!... Merci et pardon!...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span> -Vous êtes allée à Venise, Madame, et vous -avez visité la petite chapelle de Saint-Georges-des-Esclavons, -décorée par Carpaccio? Oui. Nous -en avons parlé ensemble un jour. C'était au -début de ma faveur, quand la nouveauté de notre -relation vous donnait un peu d'indulgence pour -ma pauvre personne. Alors vous ne me taquiniez -pas trop. Vous vous souvenez du panneau où le -Saint est représenté fonçant sur le dragon, la -lance basse? Quelle allégresse dans sa poussée -en avant! Quelle aisance! C'est qu'il n'a qu'à se -retourner pour voir, enchaînée au roc, la princesse -qu'il a juré de délivrer. Quelle gêne au contraire, -quelle gaucherie dans le panneau d'à côté, -où il est figuré auprès du dragon mort, très sottement -embarrassé de sa monstrueuse victime, -qu'il ne sait comment traîner! Toute proportion -gardée, je me retrouvai, Mlle Boudron une fois -partie et devant l'action que je venais de commettre -pour elle, aussi empêtré que le saint -Georges du maître vénitien après son exploit. -Mentir à cette charmante enfant, quand il s'agissait -d'effacer le pli d'angoisse, creusé entre ses -blonds sourcils, n'avait été un bien facile effort. -Mentir à son père, quand nous nous retrouverions face -à face, me serait déjà plus malaisé. L'embarras -était ailleurs. Je n'avais pas menti pour moi seulement. -J'avais menti aussi pour Varegnana. La -comédie que je venais de jouer dans l'intérêt de -la jeune fille comportait, pour réussir, la complicité -du grand seigneur, et de cette complicité je -<span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span> -n'étais rien moins que sûr. Madame Ariosti avait -nommé au père de Christiane le possesseur du -Léonard débaptisé. Elle l'avait fait par un suprême -coup d'audace, se disant que ni le comte -ni moi ne nous tairions, et préférant venir au -devant de notre dénonciation, afin de la mieux -déjouer. En toute circonstance, il eût été immanquable -que M. Boudron et Varegnana se rencontrassent, -immanquable qu'ils en vinssent à causer -du prétendu Cristoforo et de l'achat fait par Kennedy. -C'était plus certain encore maintenant. -Point n'était même besoin de cette rencontre et -de cet entretien pour que M. Boudron fût averti de -l'opinion du comte sur le faux Cristoforo. «Tout -Milan saura demain ce qui en est... Son infamie -sera connue...» Ces phrases du vieux gentilhomme -résonnaient dans mes oreilles. C'était -à mon tour d'éprouver, devant la catastrophe -imminente, la terreur qui précipitait vers moi, -tout à l'heure, la fiancée du malencontreux critique -d'art, surpris en flagrant délit d'une si -épique ânerie! Un petit détail redoubla l'inquiétude -soudain éveillée, je peux bien dire dans -mon cœur, tant la pitié pour la jeune fille m'avait -pris tout entier. Au moment même où Christiane -remontait dans l'ascenseur, j'avais remarqué -qu'un domestique descendait l'escalier, une lettre -à la main. Il avait posé quelques questions au -bureau, et on lui avait fait avancer une voiture. -Je demandai au concierge si cet homme était le -valet de chambre de M. Boudron. Sa réponse -<span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span> -affirmative, changea mon doute en certitude. Ce -message était pour Varegnana. Dans son premier -spasme d'irritation, M. Boudron avait écrit -au comte. Pourquoi? Sinon pour avoir de lui la -vérité sur le tableau qu'il avait tant désiré -acheter. C'était le signe, entre parenthèses, que -Courmansel ne s'était pas mépris sur ce point. -Avec ces attitudes sceptiques, M. Boudron avait -cru profondément à l'authenticité du Cristoforo. -La lettre était portée et non envoyée par la -poste. On devait donc attendre la réponse, au -cas où Varegnana serait à la maison. Et il y -serait, il me l'avait promis. Là-dessus, moi-même -je hélai, en hâte, un nouveau <i>brumista</i>, et dix -minutes plus tard, je descendais devant la porte du -palais de la rue Bagutta. Le fiacre qui m'avait -précédé attendait encore. J'aperçus en entrant -dans l'antichambre le domestique de M. Boudron. -La réponse n'était pas encore donnée. -J'arrivais à temps.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span></p> -<p class="subh">XIII</p> - -<p>Le comte se tenait, quand on m'introduisit, -dans le plus petit des salons, celui qui lui servait -de cabinet de travail. Au premier coup d'œil je -vis que le Léonard—c'en est un, je le jurerais -sur votre tête, Madame,—avait repris sa -place d'honneur sur son précieux lutrin. Varegnana -écrivait, assis à son bureau, si l'on peut -donner ce nom bourgeois à un pareil chef-d'œuvre -de marqueterie et de sculpture sur bois. -Des plumes de cygne au long empennage faisaient -bouquet, auprès de lui, dans une coupe de la -Renaissance. Ce sont les seules qu'il emploie, et -il les plonge dans un encrier ciselé par Benvenuto -Cellini, s'il vous plaît. Je vous ai dit que c'est un -Seigneur, un noble et vieux Seigneur, un de ces -types d'un autre âge que nos ignobles démocraties -modernes rangeraient volontiers dans le dictionnaire -des monstres antédiluviens, entre le -<i>Mammouth</i> et l'<i>Epiornis</i>, le <i>Plésiosaure</i> et le <i>Diplodocus</i>. -Il était si occupé à sa besogne, qu'il ne -m'entendit même pas entrer. Plusieurs feuilles de -papier déchirées et jetées dans un vaste bassin -<span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span> -de cuivre repoussé, un antique <i>brasero</i> aux armes -de sa famille—encore le Seigneur!—attestaient -sa difficulté à composer cette lettre, la -réponse à celle de M. Boudron. Je demeurai -quelques instants à le regarder. Je cherchais à -discerner, sur son altière physionomie et dans -son attitude, un indice de ses dispositions présentes. -Il me sembla que sa colère de la matinée -était, sinon passée, au moins diminuée. Enfin, -d'un geste où je crus reconnaître l'énergie d'une -résolution définitive, sa main crispée traça au -bas de la feuille sa large et claire signature. -Comme il relevait la tête, il m'aperçut:</p> - -<p>—«Vous arrivez bien», me dit-il. «Si je ne -vous avais pas promis de ne pas sortir, je serais -allé chez vous... J'ai une question à vous poser. -Mais, d'abord, voulez-vous prendre connaissance -de cette lettre?»</p> - -<p>—«C'est une réponse à M. Boudron?», -m'écriai-je étourdiment.</p> - -<p>—«Oui», fit-il, «d'où le savez-vous?»</p> - -<p>Je me sentis rougir, comme la pauvre Christiane -tout à l'heure, oh! moins joliment! Mon -imprudente demande prenait un mauvais air -d'espionnage devant ce personnage d'ancien régime, -si parfaitement bien élevé. J'eus le courage -de mon indiscrétion. Le motif en était par trop -désintéressé. Je lui dis donc:</p> - -<p>—«J'ai vu le domestique sortir avec une -lettre et monter en voiture. J'ai pensé, sachant -la scène que M. Boudron venait d'avoir avec -<span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span> -Madame Ariosti, qu'il voulait avoir par vous des -renseignements plus précis... Et me voici...»</p> - -<p>—«Ne vous excusez pas», interrompit-il -avec sa grâce habituelle, «et écoutez ma lettre. -C'est en effet une réponse à celle de M. Boudron: -«<i>Monsieur, J'ai été très sensible à la marque de -confiance que vous avez bien voulu me donner. -Mais vous comprendrez que Madame la marquise -Ariosti étant une de mes parentes, je m'impose la -règle absolue de me taire sur l'incident auquel -vous faites allusion. Tout ce que je peux vous en -dire, c'est qu'il ne vous a pas été exactement rapporté. -Vous trouverez ici, avec mes regrets pour -une fin de non-recevoir à laquelle je vous demande -de ne voir aucun autre motif, l'expression de mes -sentiments bien distingués. Comte Andrea Varegnana...</i>» -«Il n'y a pas trop de fautes de -français?...» ajouta-t-il. Toujours le Seigneur! -Il entendait bien que je ne me permettrais pas -d'apprécier le bien ou le mal fondé d'une de ses -démarches. Il désirait que je fusse au courant. -Rien de plus.</p> - -<p>—«Si j'écrivais votre langue comme vous la -mienne...» répondis-je.</p> - -<p>—«Alors, j'envoie le billet?...» dit-il.</p> - -<p>Vous jugez, Madame, si je m'abstins de toute -réflexion. Dans le temps que j'avais mis à franchir -l'assez longue distance qui séparait mon -hôtel du palais Varegnana, j'avais ébauché ou -rejeté quatre ou cinq plans, tous destinés à conduire -le comte juste au point où il était venu -<span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span> -tout seul: donner une explication qui me laissât -le champ libre. Comment en était-il arrivé là?... -J'y ai beaucoup réfléchi depuis et je n'ai pas résolu -ce petit problème. Mais qui a jamais vu clair dans -l'intention d'un Italien, quand une fois il s'est -fermé? Si leurs peintres nous ont laissé tant -d'admirables portraits, la cause en est dans le -caractère, si impénétrable à la fois et si expressif, -des physionomies de ce pays. Elles sont ardentes -et secrètes, passionnées et elles ne disent pas -leur mot. Quand je me souviens de l'accent ému -avec lequel Varegnana m'avait parlé de Christiane -Boudron, je me dis qu'il a eu tout simplement -pitié d'elle et de son bonheur,—comme -votre serviteur, Madame.—On est si près d'aimer -l'amour des autres quand on a aimé soi-même, -et vous savez mon opinion sur l'hôte du -palais de la via Bagutta et son roman caché.—Puis, -je me souviens de l'hypnotisme exercé -sur lui par la critique d'art, soi-disant scientifique. -Je me rends compte qu'au fond, tout au -fond, ce possesseur de tant de merveilles n'est -qu'un amateur. Il n'a jamais tenu le crayon et le -pinceau. Devant une toile ou une statue, il n'a -pas cette intuition de l'outil, qui ne s'apprend -que par la pratique. Je vois distinctement, moi, -un Titien et un Raphaël, un Mantegna et un -Longhi travailler, broyer leurs couleurs sur leur -palette, attaquer leur tableau. Pour employer une -locution vulgaire, mais très juste, je sais comment -c'est fait. Varegnana, non. Il n'a donc pas -<span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span> -de certitudes, ne jugeant pas vraiment par lui-même. -Pour qu'il eût débaptisé sur le cadre le -Léonard—son Léonard!—il fallait qu'il fût,—j'allais -parler d'une façon plus vulgaire -encore, et dire <i>épaté</i>,—mettons médusé par -Courmansel, son bagou de pédant, son érudition -affirmée. Courmansel, pour Varegnana, c'était -Morelli lui faisant peur du fond de sa tombe, et -l'on n'est pas un Seigneur sans être un peu -timide. Ces traits semblent contradictoires, mais -être un Seigneur, c'est se vouloir toujours le premier, -ou du moins à part. C'est donc avoir un -amour-propre toujours en éveil. C'est craindre, -par-dessus tout, le ridicule d'une prétention mal -justifiée. Je cherche à expliquer une volte-face -au demeurant moins étonnante que la mienne. -Mais l'on connaît, ou l'on croit connaître, la -logique de ses illogismes, au lieu que les brusques -changements des autres nous déconcertent -jusqu'à l'ahurissement. Je me comparais au saint -Georges de Carpaccio, Madame, tout à l'heure—sans -trop de modestie. Ne me le dites pas, je le -sais. Imaginez ce brave chevalier sentant soudain -venir à lui la corde avec laquelle il traînait son -dragon. Il constate que le cadavre de l'énorme -bête a disparu!... Il ne serait pas plus étonné que -je ne le fus, le billet du comte à M. Boudron une -fois envoyé. Désormais tout dépendrait de ce -que je raconterais au père de Christiane. Mon -parti était pris. En tout cas, je ne m'attendais -guère à entendre Varegnana me dire:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span> -—«Ainsi le portrait est vendu à M. Ralph -Kennedy? Vous êtes arrivé trop tard?»—Et -comme je lui faisais signe que oui... «C'est -peut-être mieux,» continua-t-il et après un court -silence: «Car enfin, êtes-vous sûr, bien sûr, que -vous ne vous êtes pas trompé?...»</p> - -<p>—«Trompé?» répétai-je. «En reconnaissant -mon tableau?»</p> - -<p>—«En vous imaginant le reconnaître», rectifia -le comte. «Vous n'avez eu que quelques -minutes pour l'examiner, et une ressemblance -est si perfide... Vous-même, vous m'avez dit que -vous avez failli n'en pas croire vos yeux, tant -ce panneau avait une physionomie de vieille -chose... Sur le premier moment, je n'ai pas -pensé plus que vous à la possibilité que vous -fissiez erreur. Je vous l'ai dit. Je n'ai jamais été -tranquille devant ce portrait... Je lui en voulais -d'avoir servi à débaptiser celui-ci...» Et il me -montrait son Léonard réinstallé à sa place d'honneur. -Il ne lui avait pas encore enlevé son brevet -de déchéance, le cartouche sur lequel figurait un -des noms de l'usurpateur, cet Amico di Solario, -mélancoliquement suivi d'un signe interrogateur,—dernier -et faible essai de protestation!</p> - -<p>—«Enfin», reprit-il, «après avoir eu la scène -que vous savez avec la marquise, et une fois seul, -je me suis demandé: n'avons-nous pas été un -peu vite, M. Monfrey et moi? Madame Ariosti est -ma cousine, comme je l'écrivais à M. Boudron. -<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span> -Quand je vous eus laissé partir, je ne me sentis -pas la conscience entièrement en paix. Je n'avais -pas fait un assez long crédit à cette femme, qui -pouvait être de bonne foi... Et elle l'était, témoin -les photographies qu'elle vient de m'envoyer de -son tableau, sans un mot. Je lui ai manqué très -gravement. Cet envoi n'était-il pas un appel à un -examen, auquel j'ai procédé? J'ai là une autre -photographie, celle du dessin de l'Académie de -Venise, dont je vous ai déjà parlé, et qui est une -étude pour mon ex-Cassandra.» Ici un soupir, -et fermement: «Eh bien! Il n'y a pas à dire, -l'X dont est signé ce dessin est exactement le -même que l'X qui figure au bas du portrait où -vous avez cru reconnaître votre œuvre de jeunesse... -Est-il admissible que cette particularité -soit un pur hasard?... Voyez: les deux petites -barres d'en bas et d'en haut allant ainsi, d'un -seul côté et se relevant un peu à la pointe... Or -vous n'aviez pas vu le dessin de Venise quand -vous avez peint votre tableau. Donc...»</p> - -<p>Il me tendait les deux épreuves, où il y avait -en effet une identité entre les deux lettres, -dont l'explication était trop naturelle. Le père -Sanfré avait savamment retouché ou fait retoucher -dans le style du quinzième siècle les lettres -de la signature destinées à subsister. Ce dessin -de Venise était de cette époque. A moins -que... Depuis cette aventure j'en suis à me demander, -moi, s'il ne fonctionne pas, en Italie, -un immense <i>camorra</i> artistique dont tous les associés -<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span> -sont dressés à estampiller de marques, savamment -choisies, les dix mille objets faux qui -émigrent chaque année de la Péninsule. Je regardais -le profil de l'inconnue qui avait posé -pour ce crayon. Je regardais l'image de Ginevra. -L'intense comique de la situation me ressaisissait. -Même Varegnana ne croyait plus à mon -témoignage! J'aurais pu, comme j'avais fait avec -Courmansel, discuter point par point. Dans ma -confidence hâtive de la veille, je n'avais pas -insisté sur les irréfutables indices, notamment -sur le petit signe du coin de la lèvre que je connaissais -si bien et qui me rappelait de délicieux -souvenirs d'amours bohémiennes. A quoi bon? -Je levai les yeux sur le Comte. Il me sembla -qu'une angoisse contractait son visage. Dans le -doute sur l'authenticité d'un tableau, estimait-il -que mieux valait faire pencher la balance du -côté qui favoriserait un jeune et profond amour? -Le possesseur du Léonard éprouvait-il un suprême -regret? Le gentilhomme désirait-il abriter -ses scrupules derrière mon affirmation? Il est -certain que son visage se détendit lorsque j'acquiesçai -à sa nouvelle opinion en lui répondant:</p> - -<p>—«C'est vrai, je ne reconnais plus bien mon -tableau. A vingt-huit ans de distance, vous savez!... -D'ailleurs, Madame Ariosti, Kennedy et -Courmansel ont été prévenus...»</p> - -<p>—«Ah!» fit-il, «Courmansel aussi... Et il -pense?...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span> -—«Que son Cristoforo est plus vrai que jamais...»</p> - -<p>—«Vous voyez!...» s'écria Varegnana, et -regardant le portrait jadis attribué au Vinci avec -une tristesse singulière... «Décidément, ma -Dame aura perdu son peintre, mais elle ne nous -en voudra pas... Nous aurons fait une heureuse... -Ne soyez pas en retard pour le dîner», ajouta-t-il; -«vous aurez un plat milanais dont je veux -vous faire la surprise et qui ne peut pas attendre...»</p> - -<p class="space">... Voilà pourquoi, Madame et amie, si jamais -Adalbert de Rumesnil, ou quelque autre Snob -de cette lignée, vient vous raconter que l'on a -découvert le véritable auteur de la <i>Joconde</i> et que -cet auteur s'appelle Cristoforo Saronno, n'en -croyez pas un traître mot. Et si vous apprenez -qu'un collectionneur de nos amis se prépare, -dans une grande vente, à enrichir sa galerie -d'un panneau du même Cristoforo, engagez-le -à se méfier. Et puis, permettez à votre serviteur -de vous offrir pour votre fête, qui tombe le -17 du mois, une médiocre reproduction de -la Cassandra du palais Varegnana: qu'il a exécutée -pour vous—<i>con amore</i>.—Vous placerez -cette aquarelle dans un des coins de votre salon, -et quand on vous demandera quelle est cette tête -adorable, vous répondrez hardiment que c'est -une copie d'un Léonard. Ce sera vrai, aussi vrai -que vous êtes un Vinci, vous-même, pour le -<span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span> -malheur de celui qui vient de vous raconter cette -trop longue histoire et qui s'excuse, en mettant -à vos pieds une fois de plus votre passionné, votre -fidèle, votre inutile serviteur.</p> - -<p class="signature">L. M.</p> - -<p class="i4"><i>Pour copie conforme.</i></p> - -<p class="dater">Thoune. Août 1906.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span></p> - -<h2 class="normal">I<br /> -<span class="medium">LA SECONDE MORT</span><br /> -<span class="xs">DE</span><br /> -<span class="large">BROGGI-MEZZASTRIS</span><br /> -<span class="signature xs"><i>A Arrigo Boïto.</i></span></h2> - -<p><span class="pagenumh"><a id="Page_136"> 136</a></span></p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span></p> - -<p class="subh">I</p> - -<p>C'était la première fois que Michel Steno visitait -le petit musée Broggi-Mezzastris, que connaissent -bien tous les voyageurs qui se sont -arrêtés quelques jours à Bologne. Cette admirable -capitale de l'Émilie mérite beaucoup mieux -que de servir de halte, comme c'est l'habitude, -une matinée où un après-midi, entre Florence, -Milan et Venise. Le comte Steno—le nom l'indique -assez—était originaire de cette dernière -ville. Ce voisinage aurait dû lui rendre familière -la galerie que le défunt commandeur Broggi-Mezzastris -a léguée à sa cité, d'autant plus que -ledit commandeur était son très proche parent. -La comtesse Steno, sa mère, celle qu'on appelait -à Venise, de son vivant, l'Andryana, pour la distinguer -de l'autre comtesse Steno, la Catarina, -était une demoiselle Broggi et la propre sœur du -généreux collectionneur. Mais la sœur et le frère -étant brouillés depuis des années, le neveu n'avait -jamais passé le seuil du palais de son oncle. Ce -malentendu familial expliquait le codicille par -lequel l'opulent Bolonais avait institué sa patrie -<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span> -sa légataire universelle, sous cette condition expresse -que tous les meubles et objets d'art ramassés -dans sa maison y demeureraient et que les -salles seraient ouvertes au public trois jours de la -semaine, de dix heures à quatre. Visiblement, -Broggi-Mezzastris s'était proposé comme modèle -la fondation Poldi-Pezzoli à Milan, pour le plus -grand dam de cet unique neveu, son naturel -héritier. Il est juste de dire que Michel n'avait, -après la mort de son père et de sa mère, jamais -rien fait pour se rapprocher de son oncle. Il suffisait -que celui-ci fût riche pour que le neveu -répugnât à toute démarche de réconciliation. Il -avait donc trouvé tout naturel, à l'époque, d'être -privé de ce considérable héritage. C'était un véritable -descendant des «Magnifiques» que Michel, -et qui n'avait jamais eu besoin d'affecter le mépris -de l'argent. Le malheur est que l'argent se -venge toujours de ces dédains-là. Un bourgeois -l'a dit sagement: il ne mérite, ce nécessaire et -dangereux métal, ni d'être méprisé, ni d'être -adoré. Il mérite d'être compté. Ayant manqué à -cette maxime, le dernier représentant de l'illustre -doge Steno avait, à trente-cinq ans—c'était son -âge, lors de cette aventure qui date de 1890—dépensé -plus de la moitié de sa fortune. De ses -soixante mille francs de rente, il lui en restait -vingt-cinq. Ce million s'était fondu à mener cette -existence cosmopolite pour laquelle les Italiens ont -tant de goût et tant d'aptitude. Observateurs et -souples, surveillés et impressionnables, très réfléchis -<span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span> -et très sensitifs, ils excellent à s'harmoniser -avec des milieux nouveaux, et ils se sentent attirés -vers les plus élégants, par cette crainte du -provincialisme, un des traits singuliers de ces -natures à la fois si fières de leur passé et si -défiantes de leur présent. Michel avait payé cher -le droit de se considérer un peu comme chez lui -à Nice, à Londres, à Paris, à Saint-Moritz, à Aix, -dans tous les endroits de fête mondiale où il -avait promené sa belle mine d'ancien portrait. -Avec ses trente-cinq ans, il ressemblait encore -d'une façon saisissante à ce jeune seigneur de la -galerie de Buda-Pest, attribué par les critiques à -Giorgione tour à tour et au Pordenone. Qu'importe? -C'est une tête au front hautain, aux yeux -profonds, à la bouche passionnée, à l'expression -sensuelle et grave, et qui semble garder un secret -tragique de volupté et de mélancolie. Il se trouve -aisément des curieuses pour essayer de déchiffrer -ces secrets-là, quand une pareille physionomie -s'associe aux jolies manières d'un gentilhomme -ultra-moderne, et la compagnie des curieuses est -d'autant plus coûteuse que leur nom figure en -meilleure place sur le «Gotha» ou le «Peerage». -Un amant digne de ce nom ne se pardonnerait -pas de ne pas suivre le train de sa -maîtresse. Cela soit dit pour expliquer et la demi-ruine -si rapide de Michel Steno, et aussi comment -son indifférence à la succession de son oncle -s'était petit à petit, trois ans après la disparition -du collectionneur, changée en un regret, d'abord -<span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span> -très vague, puis plus précis. L'inauguration solennelle -du musée, retardée par des nécessités -d'aménagement intérieur, avait eu lieu, il y avait -seulement six mois. A cette occasion, tous les -journaux de la Péninsule avaient publié des -articles qui célébraient la générosité du commandeur -Broggi, avec chiffres à l'appui. Il avait été -parlé de quatre millions de francs, rien que pour -les tableaux. Le palais, construit par Baldassare -Peruzzi, un peu avant et dans le même style que -le Prosperi, à Ferrare, valait bien de son côté -un million. Mettons un million encore pour les -tapisseries et les meubles. Le capital immobilisé -pour suffire à l'entretien et au traitement des gardiens -représentait deux autres millions. Il était -assez naturel que Michel eût additionné ces -sommes avec un mécontentement grandissant, et -qu'il eût poussé la mauvaise humeur jusqu'à ne -pas assister à cette séance d'inauguration. Il ne -l'était pas moins qu'ayant l'occasion de traverser -Bologne, la fantaisie lui fût venue d'inventorier par -lui-même ce trésor dont il avait été frustré, un peu -par la faute de ses parents, qui eussent dû, à cause -de lui, se rapprocher du commandeur; un peu par -sa propre faute—il se blâmait, à présent, d'avoir -mis son amour-propre à ne pas capter un oncle -riche et célibataire—beaucoup par la faute d'une -troisième personne. Le vieux Broggi-Mezzastris, -devenu hypocondriaque, avait eu, comme unique -commensal, durant la dernière période de sa vie, -un mauvais peintre, un certain Luigi Gambara, -<span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span> -dont la comtesse Steno avait toujours parlé à son fils -comme du plus dangereux intrigant. Tandis qu'il -payait la taxe d'entrée, au bas du grand escalier, -Michel avait pu lire ce nom suspect au bas du -règlement du musée: «Luigi Gambara, conservateur -général.» Ce renseignement n'était pas -pour lui une nouveauté. Il savait la fondation de -son oncle mise sous la surveillance du peintre, le -confident le plus intime de la pensée du vieillard. -Ce signe visible que cet homme existait, surpris -par le neveu déshérité, en avait pourtant donné -un sursaut soudain de ses secrètes rancunes.</p> - -<p>—«Conservateur général?...» avait-il répété -tout bas, en commençant de gravir les marches. -«Ce Gambara a joliment manœuvré. Il ne pouvait -pas se faire léguer les dix millions. La captation eût -été trop flagrante et le testament trop attaquable. -Le drôle a été plus fin. Il s'est fait donner l'usufruit, -tout simplement, sous un prétexte qui le -mettait à l'abri des procès. Conservateur général? -Cela signifie une belle et bonne rente, un logement -sans doute...» Et, comme il était sur le -palier où se tenait écroulé sur un divan un gardien, -somptueusement habillé à la livrée de feu -le commandeur: «Monsieur le professeur Gambara -habite ici?» demanda-t-il.</p> - -<p>—«Oui, monsieur,» répondit cet autre sinécuriste; -«au second étage. Mais il est sorti.»</p> - -<p>—«C'est bien cela,» reprit Michel qui continuait -mentalement son monologue. «Le palais -est à lui, puisqu'il y demeure en maître. Il est -<span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span> -payé pour se promener au milieu des chefs-d'œuvre -et y faire figure d'amateur d'art. Je me -suis laissé raconter qu'avant d'être recueilli par -mon oncle, il besognait chez les antiquaires. Il y -restaurait des tableaux à cinq francs la journée -peut-être. Et maintenant!... Oui. C'est joliment -manœuvré. Et penser que mon oncle a eu -assez d'intelligence pour découvrir et acheter -toutes ces peintures, pas assez pour deviner la -grossière entreprise de ce coquin sur sa fortune?... -Il m'aurait seulement légué ces tableaux -avec interdiction de les vendre, quelle parure -pour la grande salle du palais Steno! Ils y auraient -été vivants. Au lieu qu'ici, à quoi servent-ils? A -nourrir l'insolence paresseuse de ce flandrin de -gardien et la gredinerie triomphante du sieur -Gambara... Qui vient les visiter? Trois ou quatre -Anglaises, de temps à autre, comme celles-ci, -qui prononcent devant eux, du bout de leurs -longues dents, l'inévitable <i>Very fine aindeed!</i>... -Et tout le reste de la journée, personne... Y -a-t-il rien de plus lamentable que ce musée, de -plus délaissé, de plus désert?... Était-ce la peine -de tant aimer les arts, pour aboutir à cette nécropole?...»</p> - -<p>L'aspect des salles justifiait cette boutade. Le -pas énervé du jeune homme résonnait à présent -sur leur parquet désert. Elles développaient leur -longue enfilade vide, autour d'une cour intérieure, -plantée en jardin, que décorait un -énorme fleuve de pierre épanchant de son urne -<span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span> -une masse d'eau jaillissante. La sonorité de cette -cascade arrivait dans la galerie, par les fenêtres -ouvertes—on était en mai.—Elle rendait plus -sensible la solitude de ces vastes chambres abandonnées, -où rien ne trahissait la vie personnelle -de l'ancien propriétaire. Plus de meubles et plus -de tapis. Il ne restait que les murs, tendus d'un -damas rouge, visiblement neuf, sur lequel se détachaient, -de place en place, dans leurs cadres -presque tous anciens, les tableaux célèbres de -cette collection, une des plus remarquables qui -ait été formée ces dernières années. Les artistes -de l'Émilie surtout y sont représentés par des -merveilles: l'Ortolano par une <i>Nativité</i> d'un -charme d'autant plus prenant que la Vierge, le -saint Joseph et l'Enfant se groupent, par un symbolisme -d'une rare poésie, entre les colonnes -doriques d'un temple ruiné. On y voit six <i>tondi</i> de -Francia, série incomparable. Elle illustre l'histoire -d'Orphée. De l'opulent coloriste Dosso Dossi -est une <i>Médée</i>, le pendant de la <i>Circé</i> de la villa -Borghèse, à Rome. Et ce ne sont là que des peintures -du second ordre, par rapport aux cinq pièces -capitales du musée: la <i>Cavalcade héroïque</i> de Lorenzo -Costa, un <i>Prieur de Malte</i> d'Antonello de -Messine, un <i>Christ passant</i> de Romanino, un -<i>Concert champêtre</i> de Paris Bordone, et enfin le -plus délicieux des Gianpietrino, une <i>Madone avec -un enfant</i>, une des perles de l'école lombarde. -Les anneaux crespelés de la chevelure de la -Vierge, brune avec des reflets d'or, les lourdes -<span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span> -paupières un peu renflées, le sourire sinueux -des joues, la noblesse des longues mains, le -coloris verdâtre du ciel et le mirage des glaciers -au fond, tout dans cette toile porte l'empreinte -du rêve léonardesque et de sa langueur -mystérieuse. Quoique Michel Steno n'eût jamais -mené qu'une existence très frivole d'homme à -la mode et de délicat épicurien, il était de -Venise. Il avait respiré dans l'air de la lagune -ce goût des belles choses qui fait de n'importe -quel oisif de la place Saint-Marc un connaisseur-né. -Il n'eut pas plus tôt commencé de parcourir -les salles—où se trouvent, notez-le, -soixante-seize numéros de cette force—qu'il -oublia ses déceptions d'héritier évincé, pour -s'extasier, tout simplement, devant une telle profusion -de chefs-d'œuvre. Il allait, plus étonné à -chaque pas, envahi, quoi qu'il en eût, par le -charme émané de ces toiles et de ces panneaux. -Le génie des vieux maîtres avait su les animer, -pour toujours, d'une vie tantôt gracieuse ou tantôt -sublime, voluptueuse ou douloureuse, mystique -ou païenne. Michel parvint ainsi jusqu'à la dernière -chambre, au fond de laquelle se trouvait, comme -relégué dans un recoin où la lumière lui arrivait -mal, un portrait de date récente. C'était celui -du commandeur Broggi-Mezzartris lui-même, du -donateur magnifique. Une plaque de marbre, -placée sur la surface du palais, célébrait son goût -exquis: «Ici vécut et mourut le très illustre et -très érudit—commandeur Broggi-Mezzastris,—qui -<span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span> -sut,—comme autrefois les Médicis,—chercher -dans l'art le repos et le soulagement—de -travaux plus mercenaires.—La cité de -Bologne—a placé là cette pierre,—comme un -témoignage de la haute culture—de ce grand -citoyen.» «Très érudit...» «haute culture...» -«les Médicis»... De telles paroles sonnaient -très étrangement associées au personnage devant -lequel Michel Steno s'hypnotisait maintenant. Il -n'avait jamais vu de son oncle que des photographies -de jeunesse, où l'inachevé de la vingtième -année dissimulait les traits caractéristiques -du masque. Il demeurait stupéfié devant cette -physionomie de vieillard, si révélatrice. C'était -une face terne, prosaïque, sans lumière. Des favoris -bêtes—n'y a-t-il pas des barbes spirituelles?—l'encadraient -bourgeoisement. Jamais aucune -pensée n'avait allumé sa flamme dans ces gros -yeux à fleur de tête, où résidait une joie béate -de vanité satisfaite. La bouche exprimait une -bonhomie importante, la suffisance niaise du -richard qui, ne vivant plus qu'au milieu des flatteurs, -prend leur servilité complaisante pour une -preuve de sa propre excellence. Comment concevoir, -derrière ce visage de vulgarité, la distinction -d'esprit et de cœur que supposait l'établissement -de cet admirable musée? Il y a, certes, de l'exagération -dans le mot prêté par la légende à -Raphaël: «Comprendre, c'est égaler.» Et, -pourtant, l'intelligence des œuvres d'art, à ce -degré, comporte bien une espèce de génie. Le -<span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span> -médiocre individu, portraituré sur cette toile, -avait-il eu ce génie? Les tableaux de la galerie -avaient beau affirmer que oui; ce portrait-là jurait -que non, et mille souvenirs se levaient dans l'esprit -de Michel Steno qui donnaient raison au -portrait.</p> - -<p>—«Quelle figure de <i>minus habens</i>!» se disait-il. -«Ma mère ne parlait jamais de lui sans répéter: -Peppino est un pauvre homme. Il ne faut le -tenir responsable de rien.» Ce portrait est vraiment -celui d'un pauvre homme, d'un très pauvre -homme... A-t-il dû être facile à capter! Comment -a-t-il fait pour arriver à une grosse fortune, bête -comme cette peinture le raconte?... Parbleu, c'est -très simple. Le grand-père Broggi lui a laissé la -fabrique de soieries. Bien montée, elle a continué -de marcher. Le mérite de celui-ci aura été de se savoir -incapable. Et c'est un mérite. L'on ne touche -à rien alors. L'on ne gâte rien... Quel mystère que -l'hérédité! Ma mère, qui était si fine, si délicate, -si grande dame, malgré sa naissance,—et ce frère, -si commun, si plat!... Décidément j'aime tout -autant n'avoir pas connu cet oncle. Ça me coûte -tout de même un peu cher. J'ai eu tort de venir -ici. Je vais me mettre à trop regretter quelques-uns -de ces tableaux. Allons-nous-en sans les -revoir...»</p> - -<p>Le jeune homme reprenait le chemin de la -porte de sortie en se tenant ce discours. Il traversa -la longue suite des salons, sans jeter un nouveau -regard aux merveilles, qu'il aurait pu et dû -<span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span> -avoir à lui, dans le palais Steno. Tandis que ses -yeux, détournés des toiles, erraient de-ci, de-là, -au hasard, la singularité dont j'ai parlé déjà, le -frappa tout d'un coup: cette absence totale de -mobilier dans ces pièces, qui avaient pourtant -servi d'appartement privé au Commandeur. Dans -chacune se trouvait simplement une banquette -cannée, pour le repos des visiteurs. La mémoire -lui revint soudain, du testament qu'il avait lu -jadis avec beaucoup d'attention, en compagnie et -sur la prière instante de son homme d'affaires. -Se trompait-il? Ne s'y rencontrait-il pas cette -phrase, il croyait en voir encore les mots devant -lui: «Je lègue le palais avec tout ce qu'il contient -d'objets d'art et de meubles?...»</p> - -<p>—«De meubles?» se répéta Michel, à mi-voix, -et, parcourant de nouveau les salons d'un coup -d'œil circulaire: «Voilà qui est bien extraordinaire...» -Comme il se trouvait derechef sur le -palier de l'escalier, il interrogea le gardien auquel -il s'était adressé tout à l'heure: «Dites-moi. -C'était bien dans ces chambres du <i>piano nobile</i> -qu'habitait M. Broggi-Mezzastris?...» Et, sur une -réponse affirmative: «Il y avait des meubles dans -ce temps-là?»</p> - -<p>—«<i>Chi lo sa?</i>» répartit flegmatiquement -l'homme à la prétentieuse livrée rouge et jaune. -«Je ne suis pas du temps du Commandeur. C'est -M. Gambara qui m'a placé ici, l'an dernier. J'ai -toujours vu le musée comme il est.»</p> - -<p>—«Il n'y a pas de salles au rez-de-chaussée, -<span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span> -où l'on aurait pu mettre ces meubles?» insista le -questionneur.</p> - -<p>—«Mais oui,» fit le gardien, en haussant les -épaules. «Il y en a, et des meubles dedans, en -quantité, je vous en réponds. Mais ces salles-là, -on ne les visite pas. C'est M. Gambara qui en a -les clefs.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span></p> - -<p class="subh">II</p> - -<p>Ce n'était rien, cette réponse. Il était plus que -légitime, nécessaire, que le surveillant en chef -des trésors du musée Broggi-Mezzastris conservât -par devers lui ces clefs d'un garde-meubles -où se trouvaient sans doute des objets de grande -valeur, et non encore classés. Le temps mis à -organiser et à ouvrir les galeries s'expliquait par -un fait bien naturel. Le Commandeur était mort -très âgé. Il avait sans doute laissé les appartements -où il avait fini ses jours et leur mobilier, -dans un état d'usure qui exigeait de longues réparations. -Cette hypothèse n'était pas seulement la -plus vraisemblable. Elle était la seule. Elle ne se -présenta même pas une seconde à l'esprit du -neveu dépossédé.</p> - -<p>—«Oui,» se répétait-il au contraire, une -fois franchi le seuil du palais. «Voilà qui est -bien extraordinaire... Cet appartement dégarni? -Ces meubles sous clef? Qu'est-ce que cela signifie?... -Ce Gambara, aurait-il profité de sa situation -pour exécuter un coup de brocantage?... -Pourquoi non? Qu'il soit un gredin, comment en -<span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span> -douter, après cette savante captation? Quel scrupule -l'aurait retenu? Qui donc ira vérifier, quand -on remettra le tout en place, s'il manque un fauteuil, -une table, une chaise? Le sieur Gambara -sera chargé de surveiller le réaménagement. -Ah! la bonne farce!... Parbleu, il aura vendu à -quelque antiquaire, un de ceux qui l'ont placé -<i>casa</i> Broggi, pour une centaine de mille francs -d'objets. Avec le goût de mon oncle, et à en -juger d'après les tableaux, des meubles de premier -ordre remplissaient ce palais. Au prix où sont -les bois aujourd'hui, il ne faut pas beaucoup de -fauteuils pour faire cent mille francs... On a -dû dresser un inventaire, à la mort du Commandeur. -Où est-il? Chez les gens de loi. Qui s'avisera -d'aller l'y consulter?... Qui? Et pourquoi pas -moi?... Quelle idée!... Mais si je mettais mon -bon ami Cantoni sur cette piste? Il voulait attaquer -le testament sous n'importe quel prétexte. -Je l'en ai empêché à l'époque. Ce procès ne me -semblait pas juste... Les choses changent, dès -l'instant que le testament n'est appliqué, ni dans -sa lettre, ni dans son esprit. Car il ne l'est pas. -Mon oncle a voulu laisser à Bologne, sa maison, -comme il l'habitait. Il ne l'habitait pas telle que -je viens de la voir... Donc le testament est -faussé... Décidément j'en parlerai à Cantoni...»</p> - -<p class="space">Ce roman de soupçon, pris et repris, avait fait -certitude dans l'imagination de Michel Steno, -quand il débarqua sur le quai de la gare à Venise, -<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span> -vingt-quatre heures après sa visite au palais -Broggi-Mezzastris. Le soir même, il allait, suivant -l'invariable coutume de ses compatriotes nobles -ou plébéiens, riches ou pauvres, prendre des -glaces <i>in piazza</i>. Dix minutes plus tard il retrouvait -l'avocat Cantoni, et tout de suite il lui communiquait -ses doutes, qui n'en étaient déjà plus, -sur la gestion du captateur Gambara. Cette consultation, -prolongée indéfiniment, en allant et -venant, sous les arcades, eut pour conséquence -immédiate, vingt-quatre autres petites heures -plus tard, l'expédition officielle par le dit Cantoni -d'une lettre sur papier timbré. Au nom du «très -noble homme» Michel Steno, patricien Vénitien, -l'avocat signalait au «très illustre» marquis Bellini, -de Bologne, président du conseil du musée -Broggi-Mezzastris, la grave infraction faite au -testament. Cantoni citait le texte du codicille -qui portait très exactement que «rien ne devait -être changé dans le palais». Il ajoutait que si les -pièces n'étaient pas, dans un délai normal, -remises en l'état consigné sur l'inventaire après -décès, M. le comte Michel Steno se croirait obligé, -à son très grand regret, en sa qualité de plus -proche héritier, d'introduire une action en justice.</p> - -<p>—«Aucun doute,» avait conclu le subtil homme -d'affaires, «que le marquis Bellini ne donne des -ordres pour réparer une irrégularité qu'il ignore -certainement. Il faudra que le Gambara représente -les meubles. Il les représentera. Pas tous, -et pour cause. C'est là que je l'attends. J'écris -<span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span> -par le même courrier à mon confrère de Bologne, -qui a été chargé de la succession, de me faire -tenir le double de l'inventaire. C'est de droit. -Sitôt averti que le mobilier a été remis dans -les salles, je me transporte là-bas en personne, -cet inventaire en main. Je vérifie fauteuil après -fauteuil, clou après clou. Le Gambara est convaincu -de vol. Mais s'il a volé, il a capté... Voyez-vous -la suite, monsieur le Comte?... Le procès est -au bout, et un bon procès. La ville transigera. Je -vous l'avais dit, il y a deux ans.»</p> - -<p>—«Que le Gambara soit seulement châtié,» -avait répondu Michel. «Ce sera déjà une petite -satisfaction.»</p> - -<p>—«Il le sera,» avait repris l'avocat. «J'en fais -mon affaire, et du procès aussi. Mais le personnage -est évidemment très retors. Il ne se laissera -pas prendre sans avoir essayé quelque tour de son -métier. Il est de Bologne, le pays des <i>glossateurs</i>. -Nous sommes de Venise, nous, celui des Inquisiteurs -d'État. Nous aurons le bon bout. Je voudrais -le voir sortir de là, s'il a vendu des meubles et s'il -ne peut les représenter!... Et qu'il en ait vendu, -c'est trop clair. Ça pue l'escroquerie, cette affaire, -à plein nez. Patience, mon cher Comte, patience. -Nous aurons notre procès. Et je parle de transaction? -Mais pourquoi en accepterions-nous, si -l'on a capté? Nous n'en accepterons pas, et le -testament sera cassé... Et alors...» Et il eut le -clignement d'yeux d'un chicaneur devant la perspective -d'un de ces litiges qui, d'appel en appel, -<span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span> -durent des années et font la gloire des basochiens,—et -leur fortune.</p> - -<p class="space">—«Cantoni aurait-il vraiment raison?» se -demandait Steno, une semaine plus tard, en -tournant et retournant entre ses doigts une carte -de visite trouvée sur le plateau de la table dans -le vestibule de son palais, au retour d'une promenade -en gondole. Cette carte portait le nom -de «Luigi Gambara, conservateur général du -musée Broggi-Mezzastris.» Au-dessous de ce titre, -qui tenait deux lignes, le visiteur avait écrit au -crayon quelques mots. Ils justifiaient trop les -soupçons de Michel lui-même et les accusations de -l'avocat: «Aura l'honneur de se présenter de nouveau -aujourd'hui, à cinq heures, et prie instamment -monsieur le comte Steno, de lui accorder un -entretien personnel, pour une communication -extrêmement importante.» Une adresse suivait, -celle de l'hôtel où le voleur était descendu à -Venise. N'était-ce pas un aveu de vol en effet que -cette démarche, tentée en dehors et à côté des -hommes de loi, alors que la plainte de Cantoni -au marquis Bellini posait la question sur un terrain -purement juridique? Le conservateur général -du musée Broggi, qui aurait dû plutôt s'appeler -le dévaliseur, venait implorer la pitié de l'héritier -dépouillé jadis par ses soins, afin d'arrêter une -enquête dont l'issue menaçait d'être trop redoutable.</p> - -<p>—«Ça va être une scène grotesque,» se dit Michel. -<span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span> -«Je ne le recevrai pas. Ou mieux, je le -recevrai, deux minutes, pour qu'il sache bien que -je n'agis poussé par personne et que ma résolution -ne bougera pas... Il est perdu, et c'est bien fait.»</p> - -<p>Le descendant des doges était dans ces dispositions -peu bienveillantes, lorsqu'à l'heure dite le -gondolier, qui lui servait de valet de chambre—à -la Vénitienne, toujours—introduisit le personnage -attendu. Michel vit entrer un petit homme, -âgé, chétif, de pauvre mine, tout blanc, tout -voûté, avec un de ces visages à la fois délicats et -humbles, fins et craintifs, où se devine ce mélange -singulier d'une intelligence très vive et d'une incurable -défiance de soi, qui fait le «raté supérieur», -pour emprunter à un humoriste une expression -qui mériterait de passer dans la langue, tant elle -est exacte. Les yeux de Gambara étaient brûlants -de fièvre et très bleus. Ils paraissaient plus clairs -par le contraste avec le teint jaune et brouillé, qui -révélait des années de misère physiologique, de -nourriture insuffisante, de travaux excessifs, d'inquiétudes -sans cesse renouvelées. La mise était -pauvre, mais décente. Cet ensemble était malheureux—si -l'on peut dire. Il ne dégageait rien de -commun, rien surtout qui s'accordât aux accusations -que Michel avait portées, dans son esprit, -d'abord contre le talent d'intrigue, puis contre la -probité de cet étrange visiteur. L'idée préconçue -était trop forte pour que le neveu du commandeur -Broggi n'interprétât pas aussitôt, dans le -sens le plus défavorable, cette attitude presque -<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span> -douloureusement gênée. Lui, qui avait pour les -mendiants de sa ville des courtoisies dignes de son -nom, il n'invita même pas le nouveau venu à -s'asseoir, et il l'accueillit d'une phrase où le mépris -ne se dissimulait guère:</p> - -<p>—«Vous avez tenu à me parler, monsieur -Gambara, et je vous ai reçu, pour couper court dès -maintenant à toute autre démarche de ce genre. -Vous vous proposez, n'est-il pas vrai, de m'entretenir -du message que mon avocat, M. Cantoni, a -fait parvenir en mon nom à M. le marquis Bellini? -C'est inutile. J'entends que cette affaire, si affaire -il y a, passe par la voie légale.»</p> - -<p>—«Il n'y a pas d'affaire, monsieur le Comte,» -répondit Gambara, «et il n'y en aura pas. C'est -votre droit strict, comme neveu de mon regretté -bienfaiteur, de tenir la main à ce que son testament -soit exécuté à la lettre. J'ai donné des ordres -en conséquence. Si vous persistez dans cette -volonté, après ces quelques minutes d'entretien, -les appartements seront remis exactement dans -l'état où ils se trouvaient le jour de la mort de -M. le commandeur Broggi-Mezzastris... Seulement, -cet entretien est si confidentiel! J'ai peur...»</p> - -<p>—«Que l'on ne nous écoute?» interrompit -Steno. Il avait en effet reçu le peintre dans -l'immense pièce qui sert d'antichambre aux -palais de Venise et que l'on appelle la <i>Sala</i>. -«Mais, monsieur, je n'ai rien à vous dire, et -je prétends ne rien entendre que tous mes gens, -et tous mes compatriotes au besoin, ne puissent -<span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span> -écouter, s'ils le veulent. Je n'accepte pas d'entretien -confidentiel... Vous semblez croire que je -peux revenir sur ma décision. Je n'y reviendrai -pas. Permettez-moi de m'étonner que vous ayez -même pu concevoir une telle idée. Un testament -ne s'interprète pas. Il s'exécute. J'ai voulu que -celui de mon oncle fût exécuté. Il le sera. Convenez-en: -il est assez étrange que le bénéficiaire le -plus favorisé force un parent déshérité à lui rappeler -un principe d'ordre si élémentaire. Vous -y avez gravement manqué. Vous avez sans doute -un motif pour cela. Ce n'est pas à moi que vous -avez à dire ce motif. C'est à M. le marquis Bellini, -qui vous priera peut-être de le dire à quelqu'un -d'autre.»</p> - -<p>—«A quelqu'un d'autre?» balbutia Gambara, -comme stupéfié.</p> - -<p>—«Mais oui, monsieur,» insista durement -Michel Steno. «Au procureur du Roi, par -exemple.»</p> - -<p>La brutalité de cette allusion si directe ne -permettait pas l'équivoque. Le vieillard pâlit -affreusement. Ce fut au tour de Michel Steno de -demeurer étonné: il vit soudain un éclair d'indignation -jaillir de ces prunelles, tout à l'heure -implorantes, une révolte de fierté transfigurer -ce visage humilié. La secousse avait été si violente -que l'infortuné ne trouva pas de souffle -d'abord pour articuler ses mots. Ses lèvres s'agitèrent -sans émettre un son. Enfin, d'une voix -étouffée, il put répondre:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span> -—«Alors, monsieur le Comte, vous croyez -cela de moi, que j'ai commis quelque action qui -pourrait me conduire devant les tribunaux, que -j'ai abusé du dépôt dont j'avais la garde, sans -doute?... C'est le sens de vos paroles. Elles ne sauraient -pas en avoir un autre... Je comprends,» -continua-t-il, d'un accent saccadé maintenant. -«Si les meubles ne sont pas dans les appartements, -c'est parce que j'en ai vendu une partie... -Voilà ce que vous croyez, n'est-ce pas?... S'il en -est ainsi, vous avez raison, monsieur le Comte, -toute conversation entre nous est inutile... -Adieu, monsieur. Adieu. J'ai l'honneur de vous -saluer...»</p> - -<p>Il avait marché vers la porte, après avoir jeté -ce cri de protestation, où frémissait la souffrance -presque sauvage de l'honnête homme outragé. -Arrivé au bout de la <i>Sala</i>, et la main sur la poignée -de la porte, Gambara s'arrêta. Il revint -droit sur son insulteur, et, les prunelles dans -ses prunelles:</p> - -<p>—«Non, monsieur le Comte,» commença-t-il. -«Je ne m'en irai pas de la sorte. A cause de votre -oncle, qui a été si bon envers moi, qui nous a -sauvés de la misère, les miens et moi, je parlerai. -Vous saurez la vérité, toute la vérité. Je vous la -dirai, non pas pour moi, pour lui, pour sa mémoire. -C'était pour vous adjurer de m'aider dans -mon œuvre de piété envers cette chère mémoire -que j'étais venu. J'accomplirai mon dessein. Vous -agirez ensuite comme vous jugerez devoir agir... -<span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span> -si seulement vous m'avez cru!» ajouta-t-il avec -un sourire, un rictus plutôt, d'une amertume infinie. -«Ne m'interrompez pas,» fit-il sur un geste -de Michel Steno. «Quand M. Broggi-Mezzastris -m'a nommé le conservateur de son musée, j'ai -bien supposé que la famille me soupçonnerait -d'avoir inspiré le testament... Hé bien! monsieur -le Comte, sur mon salut éternel, ce n'est pas vrai. -De son vivant j'ai tout ignoré des dispositions de -votre oncle... Tout? Non...» rectifia-t-il. «J'ai -toujours cru qu'il formait sa galerie pour la -laisser à la ville, au moins la plus grande partie. -J'ai toujours cru aussi qu'il en serait comme des -tableaux donnés par M. le sénateur Morelli à Bergame—que -ce legs figurerait dans une des salles -de la Pinacothèque publique... Mon rôle auprès -de votre oncle, monsieur le Comte, s'est borné à -ceci. Il y a vingt ans, j'en avais quarante-cinq. -J'étais dans la misère la plus noire. Après avoir -eu de grandes ambitions d'artiste, j'en étais -réduit à restaurer des tableaux pour le compte -d'un antiquaire. M. Broggi-Mezzastris commençait -alors sa collection. Mon antiquaire entre en pourparlers -avec lui, afin de lui vendre un tableau -faux, que je savais tel. Le hasard veut que je sois -témoin du débat entre eux. M. Broggi-Mezzastris parti, je -préviens mon patron que je ne me rendrais pas -complice d'un vol par mon silence. Cet homme -crut que je voulais simplement ma part dans -l'affaire. Elle était grosse. Il ne s'agissait de rien -moins que d'un prétendu Giorgione et de quarante -<span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span> -mille francs. Il m'offre de me payer ma -discrétion. Je refuse son argent. Il me menace -de sa vengeance si je parlais. Je bravai sa -menace et je prévins M. Broggi-Mezzartris. Vous -penserez sans doute que j'espérais trouver de ce -côté plus d'avantages. Pensez-le, monsieur le -Comte... Votre oncle, lui, ne le pensa point. -Cet homme excellent jugeait le cœur des autres -d'après le sien. Ma démarche le toucha. Il m'interrogea -sur mon existence. Me voyant si pauvre, -il me donna du travail. J'eus à restaurer pour lui -quelques toiles. Il s'en trouvait quatre de fausses -sur six, dans le nombre. Je le lui prouvai. Frappé -de mes connaissances techniques, il m'offrit un -traitement fixe, si je voulais l'aider dorénavant -dans ses achats... J'acceptai... Mon service, auprès -de lui, a duré jusqu'à sa mort.»</p> - -<p>A ce moment de son discours, une hésitation -se montra sur le visage contracté du vieil artiste, -comme un scrupule d'aller plus avant dans son -récit. Puis un sourire indigné crispa de nouveau -ses lèvres. Il frappa du pied, et, avec une ironie -singulière, il continua:</p> - -<p>—«Si j'étais celui que vous supposez, monsieur -le Comte, je n'aurais pas eu besoin de dicter -un testament à M. Broggi-Mezzastris pour avoir -des rentes, je vous le jure. M. Broggi-Mezzastris était un -habile industriel, paraît-il, et un spéculateur très -avisé. La grande fortune qu'il a laissée le prouve -bien... Quant aux tableaux...» Il répéta «Quant -aux tableaux...» Et faisant un visible effort: -<span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span> -«Hé bien! monsieur, il n'a jamais su distinguer -un Mantegna d'un Raphaël ou un Pérugin d'un -Véronèse!... D'où lui était venue l'idée d'une -galerie, alors? Je me le suis demandé bien souvent, -dans les débuts de nos relations, quand il -me signait, sans discuter, des chèques de soixante -mille lires pour notre Dosso-Dossi, par exemple. -Ensuite, j'ai compris qu'il était mû par les plus -nobles motifs. Il aimait la gloire et il aimait -Bologne. Il voulait que son nom restât pour toujours -attaché à une grande chose et que cette -chose fût civique. L'exemple de Poldi-Pezzoli à -Milan lui avait suggéré cette œuvre, si peu conforme, -semblait-il, à ses facultés: la création -d'une galerie. J'étais moi-même Bolonais. J'aimais -passionnément ma ville. J'étais peintre, et à -défaut d'un beau talent, j'avais l'adoration du -génie des grands maîtres... Non, ce ne fut point -par intérêt que je me dévouai à aider M. Broggi-Mezzastris -dans son entreprise. Ce fut poussé par -un sentiment aussi pur que le sien. Je dirais -presque plus pur. Je savais, moi, que mon pauvre -nom disparaîtrait derrière son nom. Mon nom a -disparu. Il y a un musée Broggi-Mezzastris et -quand Luigi Gambara sera mort, il sombrera -tout entier. Mais j'ai trouvé, je trouve une joie -profonde à me dire que j'ai payé ma dette à ce -protecteur généreux... Tout de suite, il nous avait -logés, ma femme et moi. Il avait placé mes deux -enfants au collège, à ses frais... D'ailleurs, je -n'aurais pas cette raison de lui être reconnaissant -<span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span> -que je lui devrais encore de la gratitude. Grâce à -lui j'ai eu le plus admirable emploi de mon activité. -Vingt années durant, j'ai connu l'ivresse -de la chasse aux chefs-d'œuvre à travers toute -l'Italie. Il y a des tableaux de musée, tenez, les -Tondi du Francia, dont la découverte et l'achat -furent tout un roman. J'y ai dépensé autant -d'émotion qu'un Roger à la poursuite d'Angélique. -Songez qu'ils étaient perdus dès l'époque de Vasari. -Quelle fièvre quand je les ai retrouvés, -quand j'ai acquis la certitude de leur authenticité, -quand je les ai emportés de ces mains, oui, -de ces mains!...»</p> - -<p>Il tendait ses doigts, fiévreux et maigres, en -parlant ainsi. Ses yeux se fermaient à demi. Des -sensations anciennes lui remontaient au cœur. Il -avait presque oublié qu'il n'était pas seul, et son -plaidoyer en faveur de sa probité. Il eut comme -un réveil de sa propre hypnose, et, sèchement:</p> - -<p>—«Je vous demande pardon, monsieur le -Comte, il ne s'agit pas de moi. Pourtant cela aussi -était nécessaire à dire. Je n'ai pensé qu'aux tableaux, -durant ces années-là. Je courais de Venise -à Palerme et de Lecce à Turin, pour en -acheter. Je ne prenais pas garde aux autres objets -dont M. Broggi-Mezzastris remplissait le palais. -Je les aurais remarqués, je ne me serais -permis aucune observation. Encore un coup, je -ne soupçonnais pas le testament. J'imaginais -qu'après la mort du Commandeur, tout serait -dispersé, à l'exception des peintures. Après l'ouverture -<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span> -de ce testament, et quand je sus quelles -fonctions mon vénéré bienfaiteur m'avait réservées, -j'ouvris les yeux. Je regardai, pour la première -fois, le détail des choses, et je reconnus avec -épouvante quel mobilier mon pauvre cher ami -avait amassé dans les salles. Ce n'était que fauteuils -ignoblement somptueux, avec des bois -sculptés dans l'effroyable goût Italien d'aujourd'hui, -avec des revêtements de peluche sur des -canapés outrageusement cloisonnés et dorés, et -quelles tentures, quels rideaux! J'eus l'évidence -qu'une fois les portes du palais ouvertes au public, -la vérité apparaîtrait aux plus ignorants. Il -n'était pas possible que le même homme eût acheté -le lit de la chambre à coucher, par exemple, ce lit -à colonnettes en troncs de palmiers en haut desquelles -se grattaient des singes—et le divin -Gianpietrino de cette même chambre. Je me souviens. -Cette angoisse s'empara de moi dès la -veillée qui précéda la mise en bière. M. Broggi -avait fait venir le notaire pour que le testament -fût lu devant témoins, avant d'entrer en agonie. -Ensuite, quand nous avions été seuls, avec des -gentillesses de langage qui me tirent des larmes—voyez—il -m'avait remercié de l'avoir aidé à -réaliser son rêve, celui de laisser une trace durable -de son passage sur la terre. «Ce musée,» avait-il -dit, «ce sera la seconde vie de Broggi-Mezzastris.» -Et voici que, durant cette veillée, et -comme je regardais, à la lueur des cierges allumés, -ce Gianpietrino tour à tour et ce monstrueux -<span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span> -lit, ces paroles me revinrent avec une force qui -donna tout d'un coup un sens prophétique à -d'autres paroles, prononcées tout bas à mon -côté, par un petit prêtre qui aurait certes mieux -fait de prier:</p> - -<p>—«Le Commandeur avait un goût si fin pour -les tableaux,» me dit-il. «Comment se fait-il -qu'il en eut un si mauvais pour les meubles?» -Ces quelques mots me traduisaient à moi-même -ma pensée avec une précision dont je me sentis -soudain consterné. Cette terrible phrase, tous -les visiteurs du musée Broggi-Mezzastris la prononceraient, -dès qu'il s'ouvrirait. Cette question, -tous se la poseraient. Elle ne comporterait qu'une -réponse, la vraie, hélas! M. Broggi-Mezzastris -n'avait pas acheté ses tableaux lui-même. Sa galerie -n'était pas son œuvre. Son œuvre, c'était -cet arrangement, disposé pour son usage, de ces -meubles si hideusement vulgaires, si barbarement -prétentieux. C'était ces étoffes abominables, ces -atroces garnitures de cheminée. C'était ce luxe -criard et de mauvais aloi, auquel mon innocent -protecteur s'était tant complu. C'était là son -Idéal, il faut le dire, à ce cher et digne ami, -exquis par le cœur. Mais pour les choses de -l'art, il avait reçu de la nature la négative... -Oui. Je me souviens. Je contemplais son visage, -rendu par la mort, maintenant que la bonté de -son visage ne l'éclairait plus, il faut le dire encore, -à une insignifiance trop dénonciatrice, elle -aussi, de la cruelle vérité... J'eus l'intuition que, -<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span> -par une ironie affreuse, ce musée dont il avait -voulu faire l'instrument de <i>sa seconde vie</i>, allait -devenir celui de <i>sa seconde mort</i>. Tant qu'il avait -habité le palais, il avait été très jaloux de ses trésors. -Il n'y admettait que de rares amateurs, trop -intéressés par les peintures pour s'occuper du -reste. Maintenant tous allaient rentrer, tous. La -voix publique allait parler... C'est dans cette pénible -nuit, et agenouillé devant cette dépouille, -auguste pour moi, que je fis à M. Broggi-Mezzastris -le serment de lui éviter cette seconde -mort... Il n'y avait qu'un moyen. C'était d'isoler -la galerie, de ramasser tous les tableaux dans un -étage et d'enfermer tous les meubles dans un -autre, dont la clef ne me quitterait plus. Moi -mort, mon successeur ne changerait certes rien -à des dispositions dont il croirait qu'elles avaient -été celles du fondateur... Le motif de ma conduite, -vous le savez maintenant, monsieur le -Comte. Je ne soupçonnais pas que ma piété pour -la mémoire de M. Broggi me vaudrait un sanglant -affront de son neveu. Quel affront!... Et de -vous, de vous?... Mais c'est fini. Cette fois je n'ai -plus rien à vous dire, monsieur, et c'est moi qui -ne veux pas, entendez-vous, qui ne veux pas -d'un entretien avec vous... Votre religion est -éclairée. Vous agirez, je vous le répète, comme -vous jugerez devoir agir...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span></p> - -<p class="subh">III</p> - -<p>—«Et vous avez cru une minute à toute cette -histoire,» s'écria Cantoni, en s'esclaffant de -rire, lorsque Michel lui eut rapporté l'étonnante -déclaration du vieux peintre, et comment -celui-ci s'était échappé sans lui laisser le temps -d'une réponse: «Je vous avais dit que ces <i>glossateurs</i> -sont retors. Mais cette invention-là dépasse -tout. C'est du Goldoni de la meilleure manière...»</p> - -<p>—«Et si c'était vrai, cependant?» insinua -Steno.</p> - -<p>—«Et si les chevaux de Saint-Marc se mettaient -à galoper?» reprit l'avocat. «D'ailleurs nous le -saurons bien. Je vous ai déjà dit que je vérifierai -le remeublement du palais, fauteuil à fauteuil et -clou à clou, l'inventaire en main.»</p> - -<p>—«Enfin supposons que ce soit vrai. Alors, -mon oncle...»</p> - -<p>—«Subirait sa seconde mort,» interrompit -Cantoni qui bouffonna davantage. «Qu'est-ce que -cela peut bien lui faire, là où il est, et à vous, mon -cher Comte? Cette seconde mort de Broggi-Mezzastris, -<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span> -ce serait la revanche du testament. Voilà -tout... Soyez tranquille, vous ne l'aurez pas sur -la conscience. Ne bougeons plus. Maintenons fermement -les termes de ma lettre et voyons venir. -Quoi? Mais quelques millions peut-être...»</p> - -<p>En dépit des assurances du jovial homme de -loi, Michel avait gardé de son entretien avec -l'énigmatique Gambara une impression trop forte. -Il n'accepta ce conseil de maintenir ses revendications -qu'après une véritable lutte intérieure. -Il l'accepta, cependant, parce qu'il était -faible. Puis il éprouva un nouveau tourment de -conscience, lorsqu'un mois plus tard, Cantoni fut -parti pour Bologne, sur un avis reçu du marquis -Bellini: toutes choses étaient rétablies dans le -musée Broggi d'après la lettre du testament. -Qu'allait découvrir l'avocat? Le cœur du neveu -déshérité battait un peu quand, trois jours après, -ledit Cantoni reparut, ne s'étant fait annoncer -que par une dépêche, et l'air passablement décontenancé.</p> - -<p>—«Le Gambara a-t-il trouvé le moyen de tout -racheter?» fit-il en hochant sa tête, toujours -gouailleuse mais moins triomphante. «Tous les -meubles sont à leur place... J'avais découvert -dans la ville un ancien valet de chambre du Commandeur -qui les a reconnus. Du reste, M. Broggi -avait beaucoup d'ordre. Il collectionnait aussi -les factures. J'ai constaté que c'étaient bien les -mêmes objets. Le Gambara avait raison. C'est un -musée d'horreurs, au milieu duquel les tableaux -<span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span> -ont des tristesses de prisonniers, d'exilés. Et le -coup de la seconde mort a bien failli avoir -lieu. Car j'ai entendu, entre autres discours des -visiteurs, cette phrase d'une anglaise à son -époux: <i>What an awful cockney this old Broggi-Mezzastris -must have been, to buy such a lot of rubbish!</i>»</p> - -<p>—«Quelle vilaine figure vous m'avez fait -faire!» dit Michel qui, lui, ne riait pas: «Ah! -Cantoni, je ne vous pardonnerai pas...»</p> - -<p>—«Patience!» interrompit l'avocat. Il avait -tiré de sa poche une petite brochure. «Voilà de -quoi vous éviter ce remords... C'est le catalogue -du musée, réimprimé il y a quinze jours et augmenté -d'une biographie du Commandeur par le -Gambara, dans laquelle je vous prie de déguster -cette phrase: «<i>Et ce n'était pas uniquement par ses -qualités d'esprit que le défunt commandeur Broggi-Mezzastris -était admirable. C'était aussi par les -qualités du cœur...</i>» Écoutez: «<i>On peut voir dans -son palais jusqu'à quel point il a poussé le culte des -souvenirs. Il a tenu à ne rien changer aux meubles -qui lui venaient de sa famille et dont l'aspect seul -fera comprendre aux plus aveugles combien cet -homme de tant de finesse, cet amateur si éclairé, -au sens si exquis, a dû souffrir au milieu d'un décor -si peu en harmonie avec son goût...</i>» Ce n'est pas -tout... Il y a douze pages, oui, douze, qui contiennent -des extraits de lettres du Commandeur, -authentiquant ses tableaux et en donnant les raisons... -Si l'on envoyait l'huissier à notre homme -<span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span> -pour le sommer de fournir les originaux de cette -correspondance?...»</p> - -<p>—«Ne plaisantez plus, Cantoni,» répondit -Steno, dont le visage aux nobles traits exprimait -une émotion grandissante. «Vous et moi, nous -avons traité ce Gambara de captateur et de voleur. -J'irai lui faire des excuses, entendez-vous. C'est -tout simplement un cœur sublime de reconnaissance -et de dévouement.»</p> - -<p>—«Il me gâte mes notions de la nature -humaine,» dit l'avocat avec une demi-colère. -«C'est bien la peine d'avoir plaidé vingt ans pour -en arriver là!... Il faut que j'aie vu les inventaires -de mes yeux, de ces deux yeux, et ils sont -bons, pour que je croie que nous ne sommes pas -mystifiés... Ma seule consolation, c'est que les -«Tedeschi» ne vont pas manquer de citer dans -leurs pédantesques bouquins, qu'ils prennent pour -de la critique d'art, les opinions du connaisseur -émérite que fut le commandeur Broggi-Mezzastris! -C'est le point d'ironie, comme on disait -jadis dans les écoles... Avouez que la consolation -est maigre, quand on pense que si le Gambara -avait vraiment brocanté quelques meubles, nous -aurions peut-être fait casser le testament...» Et -se reprenant à rire: «Espérons que le prochain -conservateur du musée découvrira la fraude des -lettres et cette fois ce sera la troisième et définitive -mort de Broggi-Mezzastris.»</p> - -<p class="date">1904.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span></p> -<h2 class="normal">II<br /> -<span class="large">UNE NUIT DE NOËL</span><br /> -<span class="medium">SOUS LA TERREUR</span><br /> -<span class="medium signature"><i>A Henri Gervex.</i></span></h2> -</div> - -<p><span class="pagenumh"><a id="Page_170"> 170</a></span></p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span> -Le hasard d'une villégiature à Nemours m'avait -amené à visiter un château bien connu de tous -ceux qui s'intéressent à l'architecture du seizième -siècle en France, celui de Fleury-les-Tours. On -l'a nommé ainsi pour le distinguer de l'autre -Fleury, célèbre par le séjour du prétendant -Charles-Édouard, et qui dresse dans le voisinage -de Courance sa jolie construction de briques. Je -ne discuterai pas le point controversé entre archéologues: -ce charmant bijou de pierre, construit -par les ordres du premier duc de Fleury, -le favori de Louis XII, a-t-il servi de modèle à -cet autre bijou, qui le reproduit quasi-exactement, -et qui est Azay-le-Rideau, ou bien est-ce -l'inverse? Je ne discuterai pas non plus cet autre -problème débattu indéfiniment dans les clubs: le -propriétaire actuel de Fleury-les-Tours a-t-il -vraiment le droit de s'appeler le duc de Fleury -tout court, comme le jeune héros d'Agnadel? La -contestation dure avec l'autre branche de la -famille depuis quelque cent cinquante ans. Que -son titre soit très authentique ou non, l'actuel duc -de Fleury le porte de manière à justifier toutes -ses prétentions. Il emploie admirablement une -très grande fortune, héritée de sa mère, fille elle-même -<span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span> -d'un de ces gentilshommes verriers dont -une tradition séculaire se perpétue dans nos départements -du nord. Le duc a eu le bon esprit -de ne pas confier à des intermédiaires la gérance -de ses intérêts. Quarante ans durant, il a -dirigé en personne les vastes usines qu'il possède -près de Saint-Quentin. Son fils aîné s'en occupe -maintenant. Ce maniement direct de ses propres -affaires a eu un résultat: le châtelain de Fleury-les-Tours -appuie ses prétentions sur douze cent -mille francs de revenu sans mésalliance, et le -château est habité aussi noblement que le méritent -les sculptures des portes et les meneaux -des fenêtres. Le seigneur de cette exquise et -grandiose demeure en a un très légitime orgueil. -Ceci soit dit pour expliquer comment il avait tenu, -m'ayant rencontré chez des amis communs, à -m'en faire les honneurs, malgré mon manque -absolu de compétence dans la partie où il excelle. -Il a réuni là une collection d'armes à rivaliser celle -du Palais-Royal à Madrid. Un trait définira la -parfaite politesse de ce vrai gentilhomme: durant -la visite à laquelle je fais allusion, il m'épargna le -détail de son musée. Un autre trait encore définira -l'incompétence que je viens d'avouer: de -toutes les pièces incomparables, éparses dans les -salles du château,—que dis-je?—de tout le -château lui-même, je ne me rappelle vraiment -qu'une petite toile, suspendue dans la chambre à -coucher du maître du logis, et cela moins pour -elle-même, quoique ce soit une excellente peinture -<span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span> -d'un maître anonyme du dix-septième siècle -français, qu'à cause de l'anecdote qui s'y rattache. -Cette prédominance de l'intérêt moral sur la -beauté et le pittoresque distingue essentiellement -les écrivains des artistes. Une grande erreur du -romantisme fut d'avoir voulu unir ces deux types -d'intelligence, irréductibles l'un à l'autre.</p> - -<p>Ce tableau, devant lequel je tombai aussitôt en -arrêt, représentait un sujet bien banal: une Nativité. -La peinture avait la solidité qui décèle un -faire très exercé, cette minutie forte, dont la valeur -reste indiscutable à travers les variations du -goût. Le saint Joseph, la Vierge, le Bœuf, l'Ane, -l'Enfant sur sa paille, étaient traités avec une robustesse -de touche où se reconnaissait l'influence -de Philippe de Champaigne, et une précision -apprise en Flandre. Un détail d'une extrême originalité -trahissait une imagination de poète. La -scène était placée, comme d'habitude, dans une -pauvre étable, éclairée par une fenêtre dont le -châssis se composait de deux barreaux, coupés -l'un par l'autre à angle droit. L'ombre de ce -châssis se projetait sur le mur du fond, de telle -manière qu'une croix se dessinait sur le crépi blanc, -démesurée, fantomatique et pourtant distincte. -Cet instrument du futur supplice posait sa base -juste au-dessus du berceau de l'enfant divin, -endormi si doucement! Entre cette croix et ce -sommeil, entre cette menace et cette sécurité, le -contraste était poignant. J'avais un motif pour être -intéressé doublement par ce tableau. Je venais, -<span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span> -en le regardant, de le reconnaître. Oui, j'avais -déjà vu cette disposition des personnages, et ce -reflet du châssis de fenêtre projeté en croix sur le -mur blanc du fond. Un nom me vint aux lèvres, -que je prononçai étourdiment. Il est rare qu'un -collectionneur aime à posséder une réplique, et -les quelques autres tableaux réunis là prouvaient -que le duc, spécialisé dans les armes, ébauchait -aussi un tout petit commencement de galerie.</p> - -<p>—«Votre mémoire vous sert très bien», me -répondit-il; «une copie de ce tableau existe en -effet chez Mme de ***.» Il répéta le nom que -j'avais dit, et qu'il est inutile de transcrire ici. -«Ce sont des cousins à moi. Vous auriez pu en -voir une autre chez les ***» (je ne transcris pas -non plus cet autre nom) «et une autre chez -les ***. Ceci est l'original, que mon grand-père -a laissé par testament à l'aîné de ses quatre -enfants, qui était mon père. Il a voulu que trois -autres copies fussent faites pour mes deux oncles -et ma tante... Mme de *** ne vous a pas dit -pourquoi?» Et, sur ma réponse négative: «C'est -naturel», reprit-il avec une amertume hautaine. -«Quand on a consenti à servir la Révolution, certains -souvenirs vous font honte.» Le père de -Mme de *** a été, en effet, dans la diplomatie -sous Napoléon III. J'ai oublié d'indiquer que le -duc verrier est un de ces légitimistes intransigeants -auxquels il a fallu l'ordre du prince qui -dort à Gœritz pour qu'ils acceptassent la fusion. -Il continua: «Je n'ai pas les mêmes motifs pour -<span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span> -vous taire l'épisode qui donne à ce petit tableau -une valeur de relique. Vous me permettrez de vous -offrir la plaquette où j'ai fait imprimer le passage -du testament de mon grand-père dans lequel il -explique cette volonté. Vous lirez ces pages en vous -en allant. Elles seront toujours aussi intéressantes -qu'un article de journal. Et du train dont nous -marchons, elles risquent fort de ressembler à ce -que vous lirez dans les journaux de demain!...»</p> - -<p class="space">Le possesseur de cette «Nativité» s'était-il -trompé en m'annonçant un récit aussi saisissant -que l'idée même de cette toile, associée à une -crise décisive de l'histoire de son aïeul? Le lecteur -en jugera. Le duc, m'ayant donné la permission -d'utiliser ce document, je le copie tel quel. -Par les époques troublées comme celles que nous -traversons, il est toujours sain de se rappeler -quelles terribles épreuves l'expérience de certaines -doctrines sociales imposa aux destinées -privées, il n'y a pas beaucoup plus d'un siècle. -Ce n'est pas une raison pour croire, comme -M. de Fleury, à des identités absolues entre -les événements. Mais la Commune est si près -de nous! Comment les sentiments traversés par -les hommes qui ont vécu sous la Terreur nous -seraient-ils étrangers? Ce récit a donc un certain -intérêt d'actualité. Le voici, sous le titre -que le duc lui avait donné. <i>Note laissée par mon -grand-père pour son fils aîné et qui explique le -codicille de son testament relatif à un tableau d'auteur</i> -<span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span> -<i>inconnu, représentant une Nativité.</i> A partir de -maintenant c'est le Fleury de 1793 qui tient la -plume<b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b> -</p> - -<p class="subh">I</p> - -<p>Quarante ans se sont écoulés entre le jour de -Noël où j'écris ces lignes (1833) et celui dont je -veux retracer l'angoisse (1793). Pourtant aucune -des émotions traversées alors ne s'est effacée de -mon esprit. Je n'ai qu'à fermer les yeux pour -revoir, distinctement, une plaine blanche de -neige, entre des montagnes, une route déserte, où -de rares piétons et de plus rares cavaliers cheminent, -entre des arbres nus, sous un ciel livide, -dans lequel le soleil découpe un disque rouge. Je -revois une voiture roulant à travers ce morne -paysage, sinistre comme l'atmosphère qui planait -alors sur la France. Ce véhicule cahotait sur -un sol dont le ravinage dénonçait l'incurie de la -Révolution. Il emportait un homme de trente ans -et une jeune femme de vingt. Cet homme, mon -fils, était votre père, cette femme était votre mère. -Elle était à la veille de vous avoir. Son état de grossesse -avancée lui rendait ce voyage bien douloureux. -A chaque secousse ses traits se décomposaient -<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span> -comme si elle allait mourir. Ses paupières -se fermaient sur ses prunelles, mouillées de -larmes. Puis sa volonté de ne pas ajouter à mes -anxiétés lui donnait le courage de me sourire, et -elle me disait:</p> - -<p>—«Ne vous tourmentez pas, mon ami. Dites -au cocher de pousser les chevaux. Dieu nous protège -depuis notre départ. Il ne permettra pas que -nous échouions au moment d'arriver...»</p> - -<p>Il était en effet assez extraordinaire que nous -eussions parcouru sans être inquiétés la distance -entre Fleury-les-Tours et la petite ville de la -Franche-Comté dont nous approchions. C'était -Morteau, à huit lieues seulement de Locle, à -moins d'une journée de La Chaux-de-Fonds et -de la Suisse. Nous avions choisi pour sortir de -France, ce chemin détourné, après avoir pris -ostensiblement la route naturelle, celle de Châlons -et de Nancy. Je me souviens. Tandis que nous -avancions péniblement, glacés par le froid de cet -après-midi, dans notre voiture achetée d'occasion -et à peine close, épiant, sans en avoir l'air, la physionomie -de chaque passant, avec quels remords -je me reprochais de n'avoir pas émigré plus tôt! -Ce n'est pas que je me fusse laissé endormir, -comme tant d'insensés, par les illusions de la nuit -du 4 août. J'avais toujours pensé que la tempête -déchaînée sur le pays serait sans pitié et qu'elle -me frapperait aussi, moi et les miens. Mais, en -91, j'avais rencontré Mlle de Miossens. J'en étais -devenu amoureux, et je n'étais pas parti. Henriette -<span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span> -n'avait plus son père. Elle habitait avec une mère -malade un petit château pas très éloigné du mien. -Je m'étais tout de suite considéré comme le protecteur -de ces dames. D'ailleurs, ni elles ni moi -n'avions encore été menacés. J'avais demandé la -main d'Henriette. Nous nous étions fiancés, puis -mariés. Ces événements nous avaient menés, de -semaine en semaine, jusqu'au terrible mois de -janvier où le procès et l'exécution du Roi inaugurèrent -vraiment cette crise d'universelle consternation, -si bien nommée la Terreur. Aussitôt -connue l'affreuse nouvelle, j'avais dit: «Il faut -partir.» A ce moment même Mme de Miossens -était devenue plus souffrante. La paralysie la rendait -intransportable. Nous étions restés. Je n'avais -pas eu le courage de démontrer à sa fille qu'en -agissant ainsi nous nous perdions, sans espérance -de sauver sa mère. La malade était morte en août. -Redevenus libres, nous avions remis de partir -cette fois, en constatant que Fleury continuait -d'être ignoré par les Jacobins de Nemours. Il en -était de lui comme il en fut de Dampierre et de -quelques autres demeures seigneuriales, situées -un peu à l'écart, dans des contrées où ne se -trouvait aucun meneur très énergique. Les lois -sur les biens des émigrés étaient implacables. -Nous n'avions d'autre fortune que nos deux châteaux -et leurs dépendances. A la veille du premier -enfant, Henriette avait hésité à le ruiner d'avance. -Très pieuse, elle avait voulu voir une protection -de la Providence dans la tranquillité exceptionnelle -<span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span> -où nous venions de vivre. J'avais cédé à son -désir de ne pas quitter notre manoir. Combien je -me le reprochais maintenant! Un coup de foudre -nous avait réveillés de cette folle sécurité. Un -représentant du peuple avait débarqué à Nemours -un matin. Il s'était fait remettre la liste des propriétaires -de la ville et des environs. C'était une -table de proscription toute dressée. Un vieux serviteur -de ma famille l'avait appris: des mandats -d'amener allaient être lancés contre les suspects, -et naturellement contre moi d'abord. -L'urgence du péril n'avait plus permis l'hésitation. -C'est ainsi que nous nous trouvions sur la -route de Suisse par cet après-midi de la fin de -décembre. Un passeport, au nom du citoyen -et de la citoyenne Chardon, procuré par le fidèle -avertisseur, nous avait permis les étapes de ce -long et dangereux voyage. Ce papier, revêtu du -timbre de la municipalité de Nemours, me qualifiait -de citoyen suisse retournant dans son pays, à -cause de la santé de sa femme. La grossièreté -de cette ruse en avait jusqu'ici fait la réussite. -Comment imaginer qu'un duc de Fleury n'eût pas -pris plus de précautions pour dépister les limiers -lancés à ses trousses? A l'approche de la frontière, -ce misérable chiffon de papier suffirait-il? -Je me posais cette question avec une épouvante -grandissante, tandis que je cherchais à l'horizon -la silhouette de cette petite ville de Morteau où -se jouerait le dernier acte du drame de notre -salut... Vers quatre heures, elle se dessina sur le -<span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span> -ciel, maintenant presque noir. La masse sombre -des maisons offrait une physionomie si étrangement -sinistre que mon appréhension d'affronter là -un dernier examen de mon faux passeport devint -intolérable. Le désir d'y échapper me suggéra -l'idée la plus évidemment déraisonnable que je -pusse concevoir:</p> - -<p>—«Vous sentez-vous assez bien pour marcher -deux heures?» dis-je à ma compagne.</p> - -<p>—«Oui,» répondit-elle. L'expression de -ses yeux aurait dû m'avertir. Mais dans ces -fièvres de fuite on ne voit rien que l'issue possible.</p> - -<p>—«Ce sera le dernier effort,» repris-je. «Il -est nécessaire.» En même temps, par des coups -frappés à la vitre, j'avertissais le cocher d'arrêter. -J'avais engagé ce gros garçon sur sa mine nigaude, -à Dijon, en achetant la voiture. Qu'avait-il pensé -des voyageurs qu'il conduisait ainsi? Je me l'étais -souvent demandé, et je m'étais comporté de -manière à dissiper de mon mieux ses doutes, s'il -en avait. Il était fou, presqu'au terme du voyage, -de démentir d'un coup cette attitude. C'est pourtant -ce que je fis, en descendant de voiture à une -demi-lieue peut-être de Morteau, et je lui déclarai:</p> - -<p>—«Je n'ai plus besoin de vos services, mon -ami. Ma femme et moi préférons continuer la -route à pied. La voiture est à vous avec les chevaux -et ceci par-dessus le marché (je lui mettais -dans la main un rouleau de louis), si vous repartez -<span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span> -de ce côté (je lui montrai la route par où -nous étions venus). Sinon...» J'avais tiré de ma -poche un pistolet que j'armai d'un geste déterminé. -Le malheureux se mit à trembler de tous -ses membres:</p> - -<p>—«Je vous obéirai, monsieur,» répondit-il, -«je vous obéirai...»</p> - -<p>—«C'est à l'instant qu'il faut partir,» insistai-je. -«J'ai votre nom. Je vous écrirai l'endroit -où vous devez faire adresser les objets qui resteront -dans la voiture. Si dans six mois vous n'avez -rien reçu, gardez tout.»</p> - -<p>L'homme balbutia un remerciement. Il m'aida, -d'une main qui continuait de trembler, à mettre -sur mes épaules une espèce de havre-sac qui contenait -quelques effets indispensables. J'avais dans -ma ceinture une dizaine d'autres rouleaux d'or et -des diamants. Il remonta sur son siège, sans -presque oser me parler. Je tenais toujours à la -main mon pistolet levé. Les chevaux tournèrent, -avec l'accablement de bêtes fatiguées qui -comptaient coucher à l'écurie. Mais leur conducteur -était si impatient de n'être plus à la -portée de mon arme qu'il trouva le moyen de les -lancer au grand trot. Mme de Fleury et moi, nous -étions seuls. Nous n'avions plus qu'à marcher en -contournant la ville, pour arriver en Suisse. Elle -me dit: «Je suis prête.» Et nous commençâmes à -nous diriger vers Morteau, avec l'intention d'obliquer -par le premier sentier à droite ou à gauche -pour rejoindre la grand'route de l'autre côté.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span></p> - -<p class="subh">II</p> - -<p>Nous n'avions pas fait cinq cents pas, le -ralentissement de la démarche de ma compagne -me prouva que son énergie avait préjugé de ses -forces. Encore cinq cents autres pas, elle s'arrêta: -«Je ne peux plus,» dit-elle, et, se laissant -tomber sur une pierre, elle éclata en sanglots.</p> - -<p>—«Je souffre trop,» gémit-elle. Ses mains -s'étaient portées sur sa ceinture. Quoiqu'elle fût -enveloppée d'un manteau, la déformation de son -pauvre corps était trop visible pour que cette -exclamation et ce geste ne donnassent pas à ce cri -de douleur la signification d'une menace, à -laquelle je n'avais pas voulu songer. Henriette -était tout près d'achever le huitième mois de sa -grossesse. Si elle allait accoucher avant terme, là, -sous cette bise froide, sur cette neige gelée, loin -de tout secours!... J'essayai de la soulever de terre -pour l'emporter, où?... où? Mais vers la ville dont -la silhouette toujours dressée sur l'horizon m'avait -épouvanté tout à l'heure, et maintenant elle -m'apparaissait comme l'asile où du moins ma -bien aimée aurait un toit pour protéger sa chair -frissonnante, un lit pour étendre ses membres -secoués par le grand travail, des langes pour -<span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span> -recevoir notre enfant, s'il devait naître! J'étais -robuste alors et jeune. Je lui demandai d'assurer -ses bras autour de mon cou et je marchai encore -deux cents pas avec cet adoré fardeau... Et puis, -je sentis moi-même ma vigueur défaillir. Je dus -m'arrêter à mon tour.</p> - -<p>—«Tu vois bien,» reprit-elle, quand je l'eus -reposée à terre, et d'une voix si faible que je -l'entendais à peine: «Tu vois bien que c'est -impossible. Embrasse-moi, mon ami, et dis-moi -adieu... Oui, <i>à Dieu</i>,» répéta-t-elle en séparant -les deux mots, «laisse-moi à Lui, qui me sauvera -s'il veut me sauver. Et s'Il ne le veut pas, Il sait -pourquoi et je ferai mon sacrifice... Mais toi, va-t'en, -va-t'en, mon amour! Qu'ils ne te prennent -pas! Qu'ils ne te lient pas tes chères mains! -Qu'ils ne te...» Agenouillé devant elle, j'essayais -de l'apaiser. Le geste passionné, par lequel elle -serra ma tête contre son cœur, avait une horrible -éloquence. Elle voyait la guillotine et le couperet. -«Allons, adieu... Et va-t'en!»</p> - -<p>—«Non,» lui répondis-je. «Je ne te quitterai -pas... Mais que faire, que faire?»</p> - -<p>—«Partir,» insista-t-elle, «leur échapper, -toi, du moins...»</p> - -<p>—«Oui,» m'écriai-je, «mais avec toi... -Écoute...» Un petit bruit de grelots se faisait -entendre au loin. «C'est une voiture qui approche. -Notre homme revient pour aller nous dénoncer... -Ah! si c'était lui! Mais qui que ce soit, il faudra -bien qu'il nous prenne!»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span> -Ainsi, moins d'une heure après avoir renvoyé, -au risque de la vie, une voiture qui était à moi -et un cocher dont j'étais presque sûr, j'allais -comme un voleur de grand chemin, arrêter, à la -nuit tombante, l'équipage d'un voyageur inconnu -avec lequel je devrais sans doute me battre! L'incohérence -de mes résolutions dans des circonstances -si graves eût mérité un châtiment. Il me -fut épargné. Ce voyageur se trouvait être une -femme d'un certain âge qui conduisait à la ville, -non sans redouter elle-même une mauvaise rencontre, -au trot d'un mauvais bidet, une carriole -chargée de légumes. Cinq minutes de conversation -suffirent pour qu'elle devinât la vérité:</p> - -<p>—«Montez, madame,» dit-elle à Henriette -après les premiers pourparlers, «et vous aussi, -monsieur. Mais ne répondez pas à la barrière. -On reconnaîtrait que vous n'êtes pas d'ici, ni de -Suisse,» ajouta-t-elle. «Je dirai que vous êtes -des cousins à moi... Je vous mènerai chez ma -sœur qui vous logera. Avant de partir, son maître -lui a recommandé de recueillir tous les ci-devants -qui passeraient...»</p> - -<p>J'aime à rapporter ces discours de la mère -Poirier—et à écrire cet humble nom—comme -un témoignage qu'il restait encore de braves gens -dans ce qui avait été le doux pays de France. S'ils -avaient osé se soulever tous, hommes et femmes, -et faire bloc, qu'ils auraient eu vite raison des -brigands au pouvoir,—une poignée et combien -lâches! On l'a trop vu quand ils se sont trouvés -<span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span> -devant Bonaparte. Mais en 93, les braves gens ne -savaient que mourir et pardonner. La mère Poirier -devait m'en donner aussitôt une preuve saisissante:</p> - -<p>—«Qui était le maître de votre sœur?» lui -demandai-je, comme la carriole s'ébranlait. Je -n'avais pas protesté contre le mot de ci-devant. De -quoi m'eût-il servi de discuter avec la maraîchère? -J'étais tellement à sa merci!</p> - -<p>—«C'était M. François, le curé de Morteau,» -répondit-elle.</p> - -<p>—«Et il est parti?» interrogeai-je.</p> - -<p>—«Ils l'ont arrêté, monsieur, et ils l'ont guillotiné.»</p> - -<p>Mme de Fleury poussa un petit cri, et elle -se serra contre moi. La mère Poirier, préoccupée -de bien diriger sa bête dans la nuit, enfin venue, -ne remarqua pas ces deux signes d'une épouvante -qu'elle augmenta en continuant:</p> - -<p>—«Ils ne sont pourtant pas trop mauvais à -Morteau, mais il y a Raillard...»</p> - -<p>—«Qui est Raillard?» demandai-je.</p> - -<p>—«Vous ne connaissez pas Raillard?» reprit-elle. -«C'est vrai, vous n'êtes pas du pays. Mais -on prétend qu'il fait tout ce qu'il veut, même à -Paris. C'est le médecin... ou c'était...» rectifia-t-elle. -«Presque personne ne s'adresse plus à lui. -On va chez M. Couturier.»</p> - -<p>—«M. Raillard est le chef des Jacobins de -Morteau?» insistai-je. «Il est le président du -club?»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span> -—«Pourquoi faites-vous comme si vous ne le -connaissiez pas alors?» dit-elle, et dans l'ombre -je vis poindre aux yeux de la paysanne une lueur -de défiance. La sœur de la servante du curé guillotiné -soupçonnant d'espionnage un duc de -Fleury, quel symbole d'une époque dont la plus -triste caractéristique fut celle-là, les persécutés -s'évitant les uns les autres! Cette impression ne -se dissipa qu'une fois la porte de la petite ville -franchie et quand Mme Poirier eut constaté, au -tremblement presque convulsif de ma femme, -que nous étions bien des fugitifs en proie aux -affres d'un mortel danger.</p> - -<p>—«Pardi, madame,» s'écria-t-elle, ingénûment, -«ça n'a pas l'air gracieux, mais ça m'a fait -plaisir de sentir que vous aviez peur quand j'ai crié -au garde: «C'est mon cousin et ma cousine...» -S'ils savaient ce que je vous ai dit sur Raillard, -ils m'enverraient rejoindre ce bon M. François. -Et dame, j'ai un mari et deux enfants, et je voudrais -bien voir avec eux de meilleurs temps!... -Mais nous approchons de chez ma sœur. Ils la -laissent tranquille, elle, parce qu'elle a été la -sœur de lait de défunte Mme Raillard. Rapport à -çà, <i>il</i> ne l'a pas fait arrêter... Ç'a été un brave -homme autrefois, vous savez, et savant!... Ce -sera le chagrin de cette mort qui lui aura troublé -la cervelle; et puis ces nouvelles idées. Il ne boit -que de l'eau, cet homme-là. Il ne mange pas. Il -ne vit que dans ses livres. Il en a deux chambres -toutes pleines. Je vous demande un peu: tant -<span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span> -savoir, pour devenir si méchant!... Tenez, monsieur, -voyez Jeannot...» Elle désignait son cheval -du bout de son fouet. «Il ne sait pas lire, lui, et -il connaît tout ce qu'il a besoin de connaître... -C'est la porte de ma sœur. Voyez. Il s'arrête -seul. Je ne remue pas les guides. Oui, mon -garçon, tu es arrivé... Tu vas manger l'avoine -dans un quart d'heure.»</p> - -<p class="subh">III</p> - -<p>Ç'avait été mon tour de trembler: à travers ces -propos naïfs, j'avais entrevu le type le plus redoutable -des révolutionnaires d'alors, et de tous les -temps—le fanatique d'idées, honnête homme -dans sa vie privée, délicat même et sensible. Le -chagrin que ce Raillard avait eu de son veuvage -l'attestait. Et puis, lorsqu'il s'agit de l'application -de leur système d'idées, la vie des autres ne -compte pas pour eux. Quant à expliquer par le -souvenir de sa femme morte l'espèce de tolérance -accordée par celui-ci à la servante de l'abbé François, -cette hypothèse était bonne pour des simples -d'esprit, comme Mme Poirier. Très probablement -la maison de Mlle Bouveron—ainsi s'appelait -la vieille fille—servait de traquenard. Une -surveillance étroite devait permettre de suivre les -allées et venues de tous les visiteurs. Je tiens à -<span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span> -répéter que ni à ce moment, ni depuis, je n'ai -admis une seconde que les deux demi-sœurs—c'était -leur degré de parenté—eussent la moindre -idée d'un pareil rôle. C'étaient deux loyales et -pitoyables créatures. Dieu ait leurs âmes, et -puissent-elles avoir reçu là-haut la récompense -du Bon Samaritain! Émissaires ou non de la -police jacobine, d'ailleurs, je n'avais plus le choix. -Les souffrances aiguës dont ma femme se plaignait -sur le bord de la route s'étaient apaisées un -moment dans la voiture. L'accueil de Mlle Bouveron, -qui nous reçut comme si nous avions été -réellement envoyés par M. François, avait paru lui -rendre du courage. Cette accalmie ne dura pas. -Henriette ne fut pas plutôt assise au coin de l'âtre -qu'elle recommença de gémir. Sa réponse à mes -questions me convainquit que mon pressentiment -ne m'avait pas trompé. Un accouchement avant -terme se préparait, et sans doute pour cette nuit. -J'expliquai mes craintes à notre hôtesse, et je lui -demandai l'adresse d'une sage-femme. Il n'en restait -plus dans Morteau. Des deux qui exerçaient -encore l'année précédente, l'une avait été guillotinée, -l'autre avait fui. Force allait être de -m'adresser à un médecin, à ce M. Couturier qui -avait pris la clientèle de Raillard. Qui était-ce? Je -pris le parti de me rendre chez lui en personne et -sur-le-champ. Je voulais voir de mes yeux l'homme -à qui je confierais le soin de mettre au monde -mon premier-né, peut-être un fils, l'héritier de -mon nom. Je ne trouve pas de mots pour traduire -<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span> -l'émotion qui m'étreignit le cœur quand la -porte du médecin se fut ouverte à mon coup de -marteau. Je revois la rue montante et toute -blanche de neige, où se dressait ce logis du praticien -de province, et la cotte sombre de la petite -fille qu'on m'avait donnée pour guide. Je revois le -pan de ciel apparu entre les toits, et surtout j'entends -l'accent d'une femme de charge, qui ne se -montrait pas, sans doute par prudence, et elle -répondait à ma demande, formulée dans le vocabulaire -obligatoire:</p> - -<p>—«Le citoyen Couturier n'est pas chez lui.»</p> - -<p>—«Mais quand rentrera-t-il?» demandai-je.</p> - -<p>—«Pas avant demain,» reprit la voix. «Il -est parti cet après-midi pour le Valdahon voir un -de ses clients, qui est à la mort. Il le veillera toute -la nuit...»</p> - -<p>—«Mais il s'agit d'une personne qui ne peut -pas attendre non plus. Ma femme est en mal d'enfant. -Combien y a-t-il d'ici au Valdahon?»</p> - -<p>—«Huit lieues et demie. Ce n'est pas la peine -d'essayer. Il faut le cheval du docteur pour aller -par des chemins comme ceux-là, et la nuit -encore. Et puis, il ne quitterait pas son malade. -Il a remis ses visites à demain pour se rendre -libre...»</p> - -<p>—«Mais à qui s'adresse-t-on dans les cas -pressés?» insistai-je. «M. Couturier n'a donc -personne pour le suppléer quand il y a urgence -et qu'il est absent? En cas de danger, encore une -fois, à qui s'adresse-t-on?»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span> -—«Au citoyen Raillard,» répondit mon -interlocutrice. Sa voix s'étouffait pour prononcer -ce nom, qui me glaça plus que la bise de cette -nuit où j'étais sorti sans manteau. La servante -avait descendu quelques marches. La lampe -qu'elle élevait par-dessus sa tête sculptait ses -traits avec un relief qui en accusait l'expression. -Visiblement elle était elle-même bouleversée, à -cette seule mention du terroriste. «Le citoyen -Raillard n'exerce plus depuis trois ans,» continua-t-elle, -«mais il est convenu avec mon -maître que dans les circonstances urgentes on -peut envoyer chez lui... Si vous attendez jusqu'à -demain, Monsieur Couturier sera revenu vers -neuf heures...»</p> - -<p>Attendre jusqu'à demain? Le pourrais-je?... Et -si je ne le pouvais pas, que devenir? Laisserais-je -ma femme, ma chère femme, mourir peut-être -devant moi, et avec elle l'enfant, sans avoir -appelé le seul médecin qu'il y eût à cette heure -dans cette ville? Et l'appeler, c'était ce faux passeport -montré à ses yeux d'inquisiteur, c'était des -questions posées auxquelles il faudrait répondre. -Au moindre soupçon, c'était l'arrestation, c'était -la mort, pour moi certainement, pour Mme de -Fleury sans doute, et sans doute pour les deux -humbles sœurs dont l'une nous avait recueillis -gisant sur la neige, dont l'autre nous logeait -maintenant. Dévoré par cette inquiétude, de -quelle course hâtive je redescendis vers le faubourg -où habitait Mlle Bouveron, et avec quelle -<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span> -angoisse je vis s'avancer la vieille fille au-devant -de moi sur le pas de la porte! Déjà elle m'interrogeait:</p> - -<p>—«Madame vient d'être bien mal...» disait-elle. -«C'est pour cette nuit, j'en suis sûre. Vous -n'amenez pas M. Couturier?...» Et quand je lui eus -expliqué le résultat de ma visite. «M. Raillard?» -s'écria-t-elle en joignant ses mains avec un geste -d'horreur. Elle répéta: «M. Raillard?... C'est -lui qui a fait arrêter et guillotiner M. François... -Ah! monsieur, s'il sait seulement que vous êtes -ici, vous et madame, vous êtes morts.»</p> - -<p>C'est sur ce cri de détresse que j'entrai dans -la chambre. Henriette, couchée à présent dans -un lit, me montra un visage où je lus l'agonie. -Ses traits décomposés, son teint livide, la fixité -hagarde de son regard, le battement de ses -paupières, ses doigts crispés sur la couverture -annonçaient l'imminence d'une de ces crises nerveuses -dont s'accompagnent souvent les accouchements -prématurés. Elle me reconnut et me -fit signe qu'elle ne pouvait pas parler. Son -souffle était court, sa mâchoire contractée. Elle -eut la force de prendre ma main, qu'elle mit sur -sa poitrine. Je sentais aux pulsations de son -corps, comme à la chaleur de ses doigts, que la -fièvre la brûlait. Ma présence pourtant lui fit du -bien. Les secousses dont ses membres étaient -agités s'arrêtèrent pour quelques instants. Elle -respira plus régulièrement, et elle se retourna vers -le mur, comme si elle allait essayer de dormir. -<span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span> -Après dix minutes de ce faux sommeil, de nouveaux -phénomènes se manifestèrent qui ne pouvaient -plus laisser cette espérance d'une attente -jusqu'au lendemain. Les convulsions reprenaient -plus violentes. Elles se calmèrent encore, pour -revenir, plus fortes chaque fois. La bonne Bouveron -allait et venait entre la cuisine et sa chambre, -me proposant tour à tour tous les remèdes que -lui suggérait son expérience de commère de village. -Son épouvante augmentait la mienne, à -cause d'un très petit détail, mais trop significatif: -évidemment elle croyait que ma femme allait -mourir, et elle continuait à ne pas même prononcer -le nom de Raillard. Le connaissant, elle considérait -donc comme inutile tout appel à la pitié -du révolutionnaire. Que pouvait-il arriver pourtant -si je m'adressais à lui? Qu'il me fît arrêter sur -le champ comme suspect, que ma femme agonisât -toute seule. Notre situation était bien terrible. -Séparés, elle serait pire. Non, je ne devais pas -courir ce risque, plus effrayant que tout le reste; -et je répétais mon cri d'avant la rencontre avec -Mme Poirier: «Que faire? que faire?...»</p> - -<p class="subh">IV</p> - -<p>A ce moment, et dans l'intervalle d'une de ces -crises de douleur aiguë, devant lesquelles mon -<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span> -ignorance et mon impuissance me désespéraient, -une idée abominable traversa ma pensée. Je -n'étais pas très croyant à cette époque. Comme -la plupart des hommes de ma classe, l'esprit -de scepticisme émané de Voltaire et de l'Encyclopédie -m'avait touché. Je comprends aujourd'hui -que j'ai subi là une de ces tentations, -comme l'éternel ennemi—l'<i>antiquus hostis</i> dont -parlent les Pères,—nous en inflige aux heures -décisives de notre existence. J'avais posé mes -pistolets sur une table, en revenant de mon -inutile visite chez M. Couturier. Comme je -m'accoudais pour prendre ma tête dans mes -mains,—le geste instinctif du désespoir,—un -de mes coudes se heurta contre une des crosses. -J'eus un sursaut soudain de tout mon être. J'avais -oublié que ces armes étaient là, et chargées. Arrivé -à l'extrémité du malheur, il y a toujours un -moyen sûr de s'en affranchir. J'avais à ma portée -de quoi faire taire cette plainte de bête blessée -que poussait ma pauvre Henriette et qui dénonçait -ses intolérables souffrances; de quoi faire -taire aussi la plainte de mon cœur, cœur d'amoureux, -cœur de Français,—cette agonie de ma -jeune femme, dans cette maison inconnue, à -quelques lieues de la frontière, après cette fuite -loin du foyer ancestral, qu'était-ce qu'un sinistre -épisode de l'immense désastre public? Malgré -tout, car la nature a de ces énergies qui défient -les craintes les plus justifiées, malgré tout, un -enfant pouvait naître. Pour quel sort? Destiné à -<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span> -quelles misères? Avec cette rapidité dans le raisonnement -qui nous découvre, à de certaines minutes, -et d'un seul coup d'œil, tout le passé et tout l'avenir, -je vis cet enfant, si c'était un garçon, grandir -dans l'exil, revenir dans son pays chargé du poids -inutile d'un grand nom, sans fortune pour le soutenir, -étranger à la France issue de la Révolution,—un -Émigré à l'intérieur. Si c'était une fille, les -difficultés ne seraient pas moindres. Que deviendrait-elle? -Comment l'élever? Où? Pour quel -mariage?... J'avais pris un des pistolets, puis -l'autre... Une petite pression sur une des gâchettes, -et cet enfant ne naissait pas, et sa mère -cessait de souffrir. Une seconde pression sur la seconde -gâchette, et le malheureux homme qui avait -commis la folie de se marier en pleine Terreur, se -reposait, lui aussi, pour jamais. Je dis tout haut: -«Oui, cela vaut mieux.» Une horrible volonté -s'exprimait dans ce cri. Il faut que cette confession -soit écrite, et je l'écris avec horreur, avec -remords. Cette heure a été vraie. Je l'ai vécue. -Durant cette nuit du 24 au 25 décembre 1793 il -y eut un instant où j'ai été un assassin et un suicide. -Oui. J'ai résolu de tuer ma femme et avec elle -le fruit de notre mariage. J'ai résolu de me tuer. -J'ai armé mes pistolets pour cela. J'en ai vérifié -la charge et la pierre. Voilà pourquoi, mon fils, -je veux que vous gardiez toujours auprès de vous -ce tableau de piété dont Dieu s'est servi pour me -sauver du plus hideux, du plus inexpiable des -crimes...</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span> -Je m'étais levé, cette résolution prise. Car elle -était prise. Je m'étais dit: «Dans un quart -d'heure j'agirai. Je la tuerai et je me tuerai ensuite.» -Une tranquillité, que je n'hésite plus à -qualifier de diabolique, avait succédé en moi -à l'atroce agitation de tout à l'heure. La malade -aussi traversait des moments moins agités. Elle -avait cessé de gémir. Je saisis la misérable -chandelle dont s'éclairait cette scène de désespoir, -afin de revoir ces traits qui m'avaient été si chers, -une dernière fois. Comme je m'approchais du lit, -la lumière porta sur une toile suspendue dans -l'alcôve, qui avait été celle du prêtre-martyr. -Cette toile était cette «Nativité» que je vous -lègue. Comment expliquer, sinon par une faveur -providentielle, que je n'y eusse prêté aucune attention -jusqu'alors, et que, tout d'un coup, à -cette place, j'aie regardé cette peinture et que -j'en sois demeuré si profondément saisi? Je vous -l'ai dit: je n'avais pas gardé intacte la foi de -mes premières années. Pourtant je l'avais eue, et -très fervente. Sans doute j'avais aussi subi, à mon -insu, une autre influence: la piété de celle que -je me préparais à assassiner par excès d'amour... -Mais à quoi bon tenter d'expliquer un de ces -retournements intimes de l'âme, aussi mystérieux -qu'ils sont irrésistibles? Entre le sujet traité par -cette toile et l'épreuve que je traversais dans cet -instant même, il y avait une analogie trop frappante -pour que je ne la sentisse pas: «<i>Et Marie enfanta -son Fils premier-né. Elle l'enveloppa de langes et le</i> -<span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span> -<i>coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait pas de -place pour eux dans l'hôtellerie.</i>» Je lus à mi-voix -ces mots écrits sur le cadre, et je me mis à songer... -L'enfant dont la venue prochaine arrachait -à ma femme ces gémissements, c'était, lui aussi, -un premier-né. Nous aussi, ses parents, nous -étions errants, sans place où nous reposer, abrités -dans un asile de hasard. Je regardai de plus près -la toile. Le peintre avait voulu qu'en levant les -yeux Joseph et Marie pussent reconnaître, au-dessus -du berceau de leur fils, l'instrument de -son futur supplice. La singulière idée qu'il avait -eue de dessiner ainsi une croix sur le mur par -l'ombre portée des barreaux n'aurait peut-être -intéressé dans d'autres circonstances que ma -curiosité. Remué comme j'étais dans les fibres -les plus secrètes de ma personne, ce symbole me -révéla soudain son enseignement avec une force -souveraine... Combien de temps passai-je ainsi -à contempler tour à tour ce groupe des parents, -le Sauveur endormi, la silhouette de cette croix -dressée auprès de ce sommeil? Je n'en sais rien. -A les regarder? Non. A écouter une voix échappée -d'une bouche invisible et qui me disait: «<i>Ecce -homo!</i> Voilà l'homme. Auprès de toutes les -naissances, il y a une menace, puisqu'auprès -de toutes il y a une certitude de mort et que -nous ne venons au monde dans la douleur que -pour en sortir dans la douleur. Cette menace, -ces parents l'acceptent. Ils sont agenouillés. -Ils prient. Cet enfant l'accepte. Il dort. Les -<span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span> -uns et les autres acceptent la vie, avec ce -qu'elle a d'inconnu et de redoutable, et pour -ceux qui la donnent, et pour celui qui la reçoit. -Cette mère sera crucifiée dans la chair de son fils. -Elle le sait et elle ne se révolte pas. Cet époux -sera crucifié dans le cœur de son épouse. Il le -sait et il ne se révolte pas. Cet enfant connaîtra -les tortures de la plus cruelle agonie, la sueur de -sang, l'abandon de ses amis, la trahison de -Judas et son baiser, l'outrage d'un peuple, les -soufflets, les crachats, les clous dans ses pieds, -les clous dans ses mains, l'éponge de fiel, le coup -de lance. Son martyre est là, prédit sur ce mur -par ce jeu de lumière et d'ombre qui dessine là -cette croix. Il le sait et il ne se révolte pas... Et -toi?... Ah! lâche, lâche!...» En rédigeant ces -phrases à la distance de tant d'années, je leur -donne une précision qu'elles n'ont certes pas -eue. Je suis très sûr cependant qu'elles expriment -les pensées qui s'agitèrent en moi tandis que je -regardais le tableau. Puis revenu auprès du lit -de ma femme, je m'abandonnai à une méditation -dont je sortis pour dire à mon hôtesse, brusquement:</p> - -<p>—«Où habite M. Raillard? Je veux aller le -chercher.»</p> - -<p>—«Vous voulez aller chercher M. Raillard?» -répéta la Bouveron, épouvantée. «Oh! mon bon -monsieur, ne faites pas cela! Nous sommes morts, -tous les trois, s'il sait que vous êtes ici, madame -et vous, et que je vous cache...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span> -—«Où habite-t-il?» insistai-je. «Ne voyez-vous -pas que ma femme va mourir, s'il ne vient -pas de médecin? Vous avez été si bonne pour -nous,» continuai-je, «que je ne veux pas vous -avoir mise en danger... Je dirai que je suis entré -chez vous en vous menaçant... Et si je suis arrêté, -vous trouverez là de quoi vous récompenser.» -J'avais tiré de ma poche un des sachets où étaient -cousus mes diamants. La bonne femme esquissa -un geste de refus. A cette seconde, un cri plus -aigu d'Henriette déchira l'air.</p> - -<p>—«Je vais vous indiquer la maison de M. Raillard...,» -dit la vieille fille. «Je vous aurai averti. -Si vous ne revenez pas, je ferai ce que je pourrai -pour Madame. C'est la nuit de Noël...» Et elle -aussi regardant du côté du tableau, elle ajouta: -«La bonne Mère et M. François nous protégeront...»</p> - -<p class="subh">V</p> - -<p>Le simple prêtre de province, le curé martyr -de Morteau ne s'était guère douté jadis, en achetant -cette <i>Naissance du Christ</i> d'un confrère -besogneux, comme j'ai su depuis, qu'il suspendait -au mur de sa chambre une image de piété -destinée à s'associer à un drame moral comme -celui que je traversais, et capable en même temps -<span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span> -de rendre de la force à l'humble servante qui en -avait hérité. Tout bon chrétien que je suis devenu, -je ne crois pas à cette action directe des morts sur -les vivants à laquelle la dévotion de cette âme -primitive faisait appel. De l'entendre exprimer -cette foi si profonde me fut cependant un réconfort. -J'en avais besoin dans la démarche que -j'osais entreprendre. Je ne réalisai la folie de ma -témérité qu'à l'instant où je me trouvai introduit -dans le cabinet du redoutable partisan dont -j'allais implorer l'aide médicale. Mais était-il -encore un médecin, un pitoyable guérisseur -de la misère humaine, le dur personnage qui se -tenait là dans le silence de la nuit, assis à une -table encombrée de dossiers? Voilà encore un -détail que j'ai su depuis: les Jacobins avaient -organisé leur police secrète en un petit nombre -de circonscriptions auxquelles présidaient les -plus sûrs de leurs adeptes. Ces inquisiteurs inconnus, -et qui, pour la plupart, n'exerçaient aucune -fonction apparente, furent les vrais dictateurs de -ces terribles années. Un Danton, un Saint-Just, un -Robespierre pliaient devant eux. De sa chambre -de Morteau, Raillard avait de la sorte sous sa surveillance -toute la Franche-Comté. Il venait sans -doute de recevoir un document qui satisfaisait sa -haine furieuse contre les ennemis de la Révolution, -car une joie sauvage éclairait son front lorsqu'il -se retourna pour me dévisager. Par quel mystère -une physionomie comme celle-là, si intelligente -et si fière, s'associait-elle à cette besogne de -<span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span> -haine et de sang? Comment ces yeux, d'où émanait -une telle ardeur d'enthousiasme, se consacraient-ils, -sans en verser des larmes de -remords, à des enquêtes d'ignoble mouchardise? -Mon intuition ne m'avait pas trompé. Raillard -n'était ni un jouisseur comme l'immonde Danton, -ni un envieux comme le sinistre Robespierre, ni -un bas coquin comme l'abject Fouquier-Tinville. -Il était de bonne foi dans sa criminelle -aberration. Il croyait vraiment régénérer la France -en extirpant l'élément empoisonné de la vie -nationale. Faire guillotiner un aristocrate, c'était -pour lui une opération légitime, pareille à celles -qu'il avait si souvent exécutées dans sa profession -première: l'amputation d'un membre gangrené. -C'était sa mission en ce monde, sa pensée fixe -que cette monstrueuse mutilation du pays. Il y -voyait un redressement. Il m'accueillit, en effet, -comme quelqu'un qui n'a pas trop de tout son -temps pour une tâche de conscience.</p> - -<p>—«Je suis occupé, citoyen,» me dit-il, «très -occupé. Je travaille pour la patrie. Si tu as -quelque chose à me communiquer qui puisse -servir la nation, fais vite. Sinon...»</p> - -<p>—«Ma femme est mourante», lui répondis-je, -simplement, «et le citoyen Couturier est absent. -On m'a envoyé chez vous...»</p> - -<p>—«Qui, on?» répliqua-t-il, d'une voix dure. -Cet appel à son métier lui était odieux. Et puis, -ce «vous» que j'avais employé par habitude... -«Et toi-même?» continua-t-il. «Qui es-tu?»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span> -Mon regard ne plia pas sous le sien. Pourtant -ses prunelles étaient terribles à soutenir. -La perspicacité de l'homme habitué au diagnostic -s'y devinait, mise au service du fanatisme le plus -passionné. Mais je venais de revoir mentalement -la scène de tout à l'heure: ma femme à l'agonie -sur ce grabat que dominait le tableau de la «Naissance -du Christ», avec sa muette éloquence, la -Bouveron tremblante à la seule idée de ma visite -chez le bourreau de son maître. Manquer de sang-froid, -c'était trahir Henriette et mon hôtesse. Je -sortis de ma poche avec le calme le plus absolu -le chiffon de papier qui me faisait Suisse et -je débitai mon histoire. Raillard m'écoutait en -m'enveloppant, en me perçant toujours de ces -formidables prunelles. Dans leur éclat bleu -passait la dureté coupante de l'acier. Quand -j'eus fini, il me demanda, non moins brusquement:</p> - -<p>—«Tu es arrivé à Morteau ce soir? Et où as-tu -couché hier?»</p> - -<p>—«Près de Besançon,» répondis-je. «Je ne -sais pas le nom de l'endroit.» J'étais arrivé par -la direction opposée.</p> - -<p>—«Et avant?»</p> - -<p>—«A Besançon.»</p> - -<p>—«A quelle auberge?»</p> - -<p>En me posant ces questions, sa main s'était -avancée vers la table. Ses soupçons étaient déjà -éveillés. Un des papiers épars devant lui contenait -sans doute l'indication de notre départ et de -<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span> -notre signalement. La grossesse avancée de ma -compagne la désignait trop. Je ne connaissais le -nom d'aucun hôtel à Besançon. J'étais perdu -cependant, si je me troublais. Je répondis: -«A l'hôtel de la Poste». Quel soulagement lorsque -Raillard me répondit à son tour:</p> - -<p>—«Et ici, où es-tu descendu?»</p> - -<p>Il y avait donc un hôtel de la Poste à Besançon, -comme je l'avais imaginé à tout hasard. Fort de -ce succès, j'ose nommer la Bouveron, en racontant -un roman mêlé de vérité: que ma chaise -avait cassé à un moment de la route, que j'étais -monté dans la voiture de Mme Poirier, que cette -femme nous avait déposés chez sa demi-sœur. -Tout cela n'était pas bien vraisemblable, mais -quelque chose était plus invraisemblable encore: -l'audace de ma présence volontaire chez le chef -de la police secrète des Jacobins, si je mentais. -Raillard avait froncé les sourcils, et son visage -était devenu comme noir, quand j'avais mentionné -mon hôtesse. Il chercha une feuille parmi des -centaines d'autres, qu'il lut tout bas, en me -regardant par intervalles pour comparer les -détails donnés par son correspondant. Était-ce -une circulaire dénonçant mon départ de Fleury? -Le signalement se trouvait, sans doute, avoir été -mal fait, et mon passage par Besançon contredisait -les autres indications. L'instinct de défense -qui se développe chez nous, à notre insu, dans -les heures de danger, m'avait fait deviner le piège -tendu par cette question si simple sur mon itinéraire. -<span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span> -Ce même instinct m'avertit que le Jacobin -hésitait. Une impression forte le déterminerait -dans un sens ou dans l'autre.</p> - -<p>—«Tu vérifieras tout ce que je t'ai dit demain», -repris-je, sur le même ton que lui, rude et brutal, -et en employant le tutoiement civique qu'il avait -adopté avec moi. «Pour le moment, pense que -chaque minute de retard peut coûter la vie à une -femme...» Et je commençai de lui rapporter les -symptômes que j'avais observés, avec d'autant -plus d'insistance que dès les premiers mots je vis -distinctement le médecin se réveiller en lui. On -n'a pas impunément exercé un métier toute sa vie -durant. Au fur et à mesure de mes indications, ce -métier revenait, remontait en lui des profondeurs -de ses anciennes habitudes. Il allait s'établir une -lutte entre le politicien sectaire qu'il était devenu -et le physiologiste de jadis. C'était sur la malade -qu'il m'interrogeait maintenant, sur son âge, son -tempérament, ses habitudes, ses antécédents, la -date de notre mariage. Peu à peu, sa physionomie -changeait d'expression. Elle s'humanisait et se -détendait. Quand enfin, il me dit: «Hé bien, -allons. Il n'y a, en effet pas de temps à perdre...» -Il avait oublié, s'il l'avait reçue, la note qui lui -annonçait la disparition du ci-devant duc de -Fleury avec sa femme enceinte de plusieurs mois. -J'avais souvent constaté cette sorte de dualité -dans les quelques Révolutionnaires que j'avais -approchés. J'avais discerné chez tous des réapparitions -de leur personnalité d'avant 89. Jamais -<span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span> -comme chez Raillard. Quand, une demi-heure -plus tard, il s'assit au chevet de ma femme pour -se rendre compte de son état, le Jacobin avait -disparu totalement. Il ne restait plus que le praticien. -On eût dit qu'il avait oublié de la manière la -plus complète dans quelle maison il était et son rôle -dans l'arrestation de M. François. Il s'adressait à -la Bouveron pour lui demander du linge, un bassin, -de l'eau chaude, comme si elle eût été une -religieuse d'hôpital dans une salle de chirurgie. Il -ne remarquait même pas qu'elle ne lui répondait -point, et qu'en lui tendant les objets, les doigts -de la servante du curé guillotiné frémissaient -d'horreur.</p> - -<p>—«Je redoute tout si l'éclampsie éclate,» -m'avait-il dit. «Il faut provoquer la délivrance. -J'ai eu raison d'emporter ma boîte d'instruments...»</p> - -<p class="space">Il pouvait être minuit quand il m'avait tenu ce -discours, tout en introduisant, avec cette énergie -délicate qui caractérise les vrais médecins, un -coin de mouchoir entre les dents de la patiente, -«afin d'éviter,» m'avait-il dit encore, «les morsures -de la langue». Quel souper de réveillon, que -le bol de bouillon apporté à ce moment pour soutenir -nos forces, à l'accoucheur et à moi, par la -pauvre Bouveron! A dix heures du matin, le travail -durait encore. L'accoucheur m'avait ordonné de -me tenir dans une pièce voisine, pour que mon -émotion n'eût son contre-coup ni sur lui, ni sur la -<span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span> -malade. Dieu! Quelle nuit je passais là! Enfin, -un dernier cri de ma pauvre femme, suivi d'un -silence, m'avertit que le suprême effort avait eu -lieu. J'entendis presque aussitôt la voix de Raillard -m'interpeller. Il avait cessé de me tutoyer, -depuis qu'il n'était plus vis-à-vis de moi qu'un -médecin:</p> - -<p>—«Un garçon!» s'écria-t-il. Vous avez un -gros garçon!... Est-il vivant, ce petit crapaud?... -Tu m'as coûté bien du mal, morveux, mais tu -feras un gaillard robuste...» Ses bras ensanglantés -me tendaient mon fils aîné, et il ajoutait, -en nettoyant ce lambeau de chair où palpitait déjà -un homme:</p> - -<p>—«Et la mère aussi vivra pour le nourrir. -Elle vivra... J'en réponds... Mais j'ai eu bien -peur!...»</p> - -<p>Et ce coupeur de têtes avait un sourire de -triomphe ému pour proclamer cette victoire sur -la mort. O inexplicables contradictions du cœur -de l'homme!...</p> - -<p class="subh">VI</p> - -<p>Raillard nous avait quittés vers midi, après -avoir donné les instructions nécessaires, en -annonçant qu'il reviendrait sûrement vers le soir -avec son collègue Couturier. Il n'eut pas plutôt -<span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span> -passé le seuil de la porte que la Bouveron me -supplia de nouveau:</p> - -<p>—«Sauvez-vous, monsieur! Qu'il ne vous -retrouve pas!... C'est de voir souffrir madame -comme elle souffrait, qui l'a un peu ému... Quand -il la saura guérie, il ne connaîtra plus rien. Il avait -soigné M. François aussi dans le temps, et très -bien, et puis vous savez ce qu'il lui a fait... Sauvez-vous!... -Il ne pourra toujours pas envoyer madame -en prison dans l'état où elle est. Mais vous, -comment voulez-vous que vous lui échappiez, -quand il a vu cela?...» Et elle me montra sur les -linges que j'avais pris dans le havre-sac comme -plus fins, pour les donner à l'opérateur, une couronne -ducale brodée à même la toile. Dans la précipitation -de notre fuite, Henriette et moi avions -oublié ce détail, implacablement révélateur. -A cette simple réflexion de mon hôtesse, mon sang -se glaça. Une seule espérance me restait: j'avais -vu tour à tour apparaître en Raillard deux hommes -si différents, selon que je m'étais adressé au -démagogue ou au médecin,—deux moralités -fonctionner, si contradictoires! Il avait sans aucun -doute remarqué ces couronnes, en maniant ces -linges dont il avait déchiré lui-même quelques-uns. -Il avait pourtant agi comme si de rien n'était. -C'était là ma chance de salut, qu'il se considérât -comme obligé de ne pas utiliser au service de sa -besogne politique un renseignement surpris dans -sa besogne d'opérateur. En tout cas, et que le -Jacobin dût, ou non, se conformer à ce scrupule -<span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span> -professionnel, je ne pouvais pas, moi, abandonner -ma femme et mon enfant ainsi. Je fis donc -taire la Bouveron, et j'attendis, au chevet de l'accouchée, -le retour annoncé du terrible personnage. -J'éprouvais envers lui des sentiments plus contradictoires -encore que sa conduite. Il avait sauvé -ma femme d'une mort imminente en la délivrant. -Sans son intervention, mon fils mourait dans le -sein de sa mère; et ce sauveur était le plus impitoyable -ennemi de toutes mes idées. Il avait fait -tuer par centaines des nobles comme moi, des -prêtres comme l'abbé François. Demain, peut-être, -monterais-je à l'échafaud à cause de lui. -Il me faisait horreur, et son dévouement de cette -nuit m'attendrissait, quoique j'en eusse. L'énigme -de cette double nature m'épouvantait, en même -temps, comme une difformité monstrueuse. -J'y ai bien souvent pensé depuis lors, et j'ai -détesté davantage la Révolution,—toutes les -révolutions. Le voilà, leur pire malheur: d'un -bourgeois qui eût été comme Barnave, un bon -avocat, comme Bailly, un bon académicien, -comme Collot d'Herbois, un bon acteur peut-être, -comme Louis David, un bon peintre, comme -ce Raillard, un bon médecin, elles font un criminel -par égarement d'orgueil. Libre de tenter l'application -de ses utopies à même la vie, à même les -autres hommes, il pouvait servir, il détruit. En -vaquant auprès de ma femme et de mon fils aux -menus soins que notre redoutable bienfaiteur de -cette nuit et de cette matinée avait indiqués, je -<span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span> -méditais sur ce problème. Tout mon avenir -dépendait de la solution. Qui l'emporterait dans -cette nature d'une effrayante ambiguïté, le métier -ou le fanatisme? Malgré moi, accablé de sombres -pressentiments, je revenais à ce petit tableau religieux, -dont la composition simple et chargée de -sens m'avait rendu, la veille, le courage d'aller -droit au danger. Ce prêtre dont nous occupions la -chambre avait dû, lui aussi, contempler cette toile -avec la volonté d'en absorber tout l'esprit. Je me -forçais à prier mentalement, devant cette croix -dessinée sur ce mur par cette ombre des barreaux, -comme si cette croix eût été la vraie, l'enfant -endormi vraiment le Sauveur, et j'attendais...</p> - -<p class="space">Vers quatre heures Raillard parut, accompagné -d'un autre homme, le docteur Couturier, revenu de -son expédition nocturne et dans les mains duquel -il allait remettre la malade. Il me suffit d'une -seconde pour le comprendre: la Bouveron ne -s'était pas trompée. Raillard savait qui j'étais, et -déjà le médecin avait cédé la place au Jacobin. -Pas tout à fait encore, puisque au lieu de m'avoir -dépêché ses estafiers, il venait lui-même, avec -son confrère. Il ne m'adressa pas la parole, -mais je retrouvai dans ses yeux clairs le sinistre -reflet d'acier de notre première rencontre. Couturier, -lui, avait une honnête physionomie d'officier -de santé. Son expression habituelle devait -être la bonhomie craintive. Visiblement, il tremblait -devant Raillard. Il avait été son concurrent -<span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span> -timide avant 89. Depuis il était son suppléant -épouvanté, en attendant qu'il devînt sa victime. -Il n'était, en aucune manière, son complice. Je -l'aurais deviné rien qu'au salut par lequel il répondit -au mien, alors que la raideur significative de -l'autre ne laissait aucun doute sur ses sentiments -à mon égard. J'avais pris le parti, décidé à tenir -mon rôle jusqu'au bout, de me présenter moi-même. -A m'entendre proférer les syllabes de -mon nom supposé, Raillard esquissa un geste -réprimé aussitôt. Il venait de voir les yeux de la -malade fixés sur lui. Le médecin avait de nouveau -dompté le révolutionnaire. Il allait le dompter -encore, après quelle lutte intérieure? L'événement -m'a permis d'en mesurer l'intensité.</p> - -<p class="space">Je m'étais retiré pour permettre à ces messieurs -une consultation qui dura une longue heure. Je -ne fus pas peu étonné, quand la porte se rouvrit, -de voir le docteur Couturier reparaître seul.</p> - -<p>—«Raillard est parti par l'autre sortie,» me -dit-il. Puis, à voix basse, comme s'il eût appréhendé -d'être entendu par le terroriste à travers -l'espace: «Monsieur,» continua-t-il, «je ne -veux pas savoir qui vous êtes. Raillard, lui, le -sait. S'il ne vous a pas fait arrêter aujourd'hui, -c'est que le devoir médical l'en a empêché... Devant -son insistance à me demander si je croyais -que la malade pût supporter une grande émotion -sans être reprise d'accidents nerveux, peut-être -mortels, j'ai compris qu'il se faisait un -<span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span> -scrupule, appelé auprès d'elle comme médecin, -de lui infliger une secousse morale qui la tuerait... -Ah! c'est un homme bien étrange, et qui -n'est pas ce que l'on croirait d'après certaines -choses!... Il y a cinq ans seulement, il n'avait -jamais fait que du bien à Morteau, et même à -présent, voyez, par souvenir pour sa femme, il -n'a inquiété personne ici, dans cette maison que -l'ancien curé a léguée à sa servante.»</p> - -<p>—«Et il a fait guillotiner M. François!» -interrompis-je.</p> - -<p>—«Ah! on vous a raconté?... Oui, c'est abominable, -abominable!... Mais Raillard a cru que -c'était son devoir. Il est persuadé que l'on assurera -le bonheur de l'humanité pour toujours, avec -certaines exécutions... D'ailleurs, il ne s'agit pas -de cela... Il s'agit de vous... Tant qu'il croira -votre femme en danger, il vous épargnera... -Ensuite?...»</p> - -<p>Il avait hoché la tête d'un geste sinistre.</p> - -<p>—«Merci, monsieur,» lui répondis-je en lui -serrant la main. «Je devine que vous avez exagéré -certains symptômes observés chez la malade -pour impressionner M. Raillard... A moi, -vous direz la vérité. Ma femme est-elle vraiment -en danger?...»</p> - -<p>—«Je ne le crois pas,» répliqua-t-il. «Contrairement -à Raillard, je suis persuadé que le -système nerveux est très intact et qu'aucun accident -cérébral n'est plus à craindre...»</p> - -<p>—«Croyez-vous qu'elle pourrait partir d'ici, -<span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span> -cette nuit, sur une civière?» demandai-je brusquement.</p> - -<p>—«Ce serait bien dangereux,» répliqua-t-il -après un instant de réflexion... «Oui, bien dangereux...»</p> - -<p>—«Est-ce absolument impossible?» insistai-je.</p> - -<p>—«Impossible?... Non,» fit-il après un nouveau -silence. «Sauvez-vous plutôt seul,» ajouta-t-il.</p> - -<p>—«La laisser entre les mains de cet homme -pour qu'une fois guérie, il lui fasse couper le -cou?...» m'écriai-je. «Jamais!... Oui ou non, le -considérez-vous comme capable de l'envoyer à -la guillotine, quand il ne verra plus en elle -une malade, surtout si je me suis échappé. Répondez?...»</p> - -<p>—«Oui,» répondit le médecin. Puis, comme -effrayé de sa propre audace, il prétexta la nécessité -de retourner auprès de l'accouchée faire un -pansement avant la nuit. Quant à moi, mon parti -était pris. Raillard m'avait épargné, sûr que je ne -m'enfuirais jamais seul. Dans cette certitude, il -était probable que la surveillance de la maison ne -serait pas très étroite. Sitôt Couturier parti, j'obtins -de Mlle Bouveron l'adresse de quelqu'un sur -lequel je pusse absolument compter. A la nuit -tombante, je m'échappai par une fenêtre de derrière -qui donnait sur une étroite ruelle, après -avoir constaté qu'il n'y avait, pour épier les allées -et venues, qu'un seul individu, attablé dans un -cabaret à quelques pas de la porte. A prix d'or, -<span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span> -j'obtins de l'homme chez qui la Bouveron m'avait -envoyé, qu'un de ses camarades et lui se trouvassent -dans la ruelle en question, vers minuit, -avec un brancard. Je réveillai ma femme, que je -mis au courant de mon projet, en lui disant la -vérité. Alors, et cela me rend ce tableau de la -<i>Nativité</i> plus cher encore, cette créature héroïque -me demanda cinq minutes pour faire une suprême -prière si elle devait passer dans cette fuite, et elle -la fit, tournée vers cette image de la Vierge et du -Sauveur. Je regardai une dernière fois dans la -rue. Le cabaret était toujours éclairé. L'espion -dormait, les bras sur la table et la tête sur les -bras. Ce pouvait être un sommeil simulé... J'étais -dans un de ces moments où l'on risque le tout pour -le tout. La civière que nos complices s'étaient -procurée chez le fossoyeur,—un autre fidèle de -la mémoire de M. François, mais quel symbole!—fut -introduite par la fenêtre. Nous y plaçâmes la -mère et l'enfant et nous la sortîmes par la même -voie. Il était convenu que si nous rencontrions -une patrouille, les porteurs diraient qu'ils allaient -avec une malade à l'hôpital. Je devais les rejoindre -sur une route où Mlle Bouveron me conduirait -une demi-heure plus tard. La ville n'étant pas -close de murs, cette évasion pouvait s'exécuter -par un jardin abandonné de ses propriétaires. Il y -avait quatre-vingt-neuf chances contre une pour -que nous fussions pris. Les médecins à qui j'ai -raconté depuis ce tragique épisode m'ont tous dit -que la mort d'une femme accouchée de la veille, -<span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span> -était, non pas probable, mais certaine, dans des -circonstances pareilles. Il n'en est pas moins vrai -que le lendemain, à midi, je me trouvais avec -Henriette dans une chambre d'un petit village de -la frontière suisse: elle couchée, son fils suspendu -à son sein, et vivante, bien vivante, et l'enfant -vivant, bien vivant. La Providence avait permis -que ma folie fût une sagesse. Nous étions sauvés.</p> - -<p class="subh">VII</p> - -<p>... Je viens de regarder ce tableau de la <i>Nativité</i>, -une fois encore, après avoir repassé en -esprit les heures effroyables de ce Noël 1793, et -j'ai dit devant lui une prière pour les âmes des -cinq personnes qui payèrent de la vie leur charité -envers nous: le docteur Couturier d'abord, puis -Mlle Bouveron, Mme Poirier, enfin Jean Nadaud -et Louis Fauverteix, les porteurs de la civière. -Que leurs noms vous restent à jamais vénérables, -mes enfants! C'est sur eux que la colère -de Raillard s'exerça, quand il sut que sa proie lui -échappait. L'implacabilité avec laquelle il fit emprisonner, -juger et exécuter même son confrère -d'hôpital, même la sœur de lait de sa femme, -l'atteste: cette conscience faussée prétendit expier -ainsi sa faiblesse d'un moment, devenue à ses -yeux un crime de lèse-nation. Il ne s'est point -<span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span> -pardonné de ne pas m'avoir fait moi-même arrêter -sitôt découvert. Je viens de prier aussi pour lui, -pour que ses forfaits lui soient remis, à cause de -cette faiblesse, et, après tout, de sa sincérité. Je -l'aurais certes envoyé à l'échafaud, comme on a -fait justement, après la chute de Robespierre. Mais -je l'aurais condamné sans le mépriser. Je ne le -méprise pas encore aujourd'hui. Je le plains. Je -suis sans doute le seul au monde à éprouver ce sentiment. -Cet homme, d'une telle bonne foi pourtant, -a laissé à Morteau et dans tout le pays de Doubs un -souvenir exécré. Quand je revins dans cette petite -ville au retour de l'émigration, son nom n'était -prononcé, comme de son vivant, qu'avec épouvante. -J'entreprenais ce voyage pour essayer -de retrouver les traces de mes sauveurs. J'appris -leur supplice. J'ai été récompensé de ce pèlerinage -par la découverte, chez le fils de la mère Poirier, -de cette toile, dont il avait hérité. Ce pauvre paysan -me céda cette relique que j'ai eue toujours avec -moi depuis. Je veux qu'elle ne vous quitte jamais -non plus, mon fils. Les copies que j'en ai fait faire -sont pour rester toujours auprès de mes autres -enfants. Je vous répète, et à eux, que, sans elle, -j'aurais sans doute fini assassin et suicide. Puissiez-vous, -vos frères et vous, recevoir d'elle la même -leçon de foi dans la Providence et d'acceptation -chrétienne qu'elle m'a donnée dans une heure -affreuse!</p> - -<p class="date">Septembre 1907.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span></p> -<h2 class="normal">III<br /> -<span class="small">LES</span><br /> -<span class="large">COUSINS D'ADOLPHE</span></h2> -<p><span class="signature"><i>A Charles Du Bos.</i></span></p> -</div> - -<p><span class="pagenumh"><a id="Page_216"> 216</a></span></p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span> -Parmi les dîners périodiques qui réunissent à -Paris, dans un cabinet de restaurant, des artistes, -des écrivains, les compatriotes d'une même province, -des camarades de lycée, d'école, d'atelier, -d'anciens collègues de ministère, que sais-je? -aucun n'a passé plus inaperçu que celui qui s'intitulait -énigmatiquement: <i>les Cousins d'Adolphe</i>. -Il fut fondé, voici quelques années déjà, par une -demi-douzaine de fanatiques du célèbre roman de -Benjamin Constant. C'était l'époque où M. Maurice -Barrès venait de publier <i>Un Homme libre</i>, et -cette <i>Méditation spirituelle</i> sur l'amoureux de -Mme Récamier qui commence: «J'aime qu'il -cherche avec fureur la solitude où il ne pourra -pas se contenir... J'aime les saccades de son -existence qui fut menée par la générosité et le -scepticisme, par l'exaltation et le calcul...» et -la suite, jusqu'à l'<i>Oraison</i>: «Ainsi, Benjamin -Constant, comme Simon et moi, tu ne demandais -à l'existence que d'être perpétuellement -nouvelle et agitée...» Ces pages subtiles et passionnées -donnèrent à six ou sept jeunes gens -l'idée d'une réunion bi-annuelle, sous l'invocation -du chef-d'œuvre de cet homme supérieur, -mais incohérent, auquel ils auraient volontiers -<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span> -dit, comme l'<i>Homme libre</i>: «Je te salue avec un -amour sans égal, grand Saint, l'un des plus -illustres de ceux qui, par orgueil de leur vrai <i>moi</i>, -qu'ils ne parviennent pas à dégager, meurtrissent, -souillent et renient sans cesse ce qu'ils -ont de commun avec la masse des hommes...» Ces -jeunes gens s'appelèrent les <i>cousins d'Adolphe</i>, et il -faut croire qu'en dépit du paradoxe un peu enfantin -qui les avait décidés à cette parenté imaginaire, -ils avaient réellement entre eux des points de sympathie -d'esprit très intimes. Fondé en 1889, le -dîner des <i>Adolphes</i> dure encore en 1909. La demi-douzaine -n'est plus qu'un <i>quatuor</i>. Les cheveux -noirs ou blonds sont devenus gris, ou s'en sont -allés. Les trente ans sont devenus le demi-siècle. -Et cependant les <i>Adolphes</i> continuent de <i>sodaliser</i>—pour -employer le mot d'un d'entre eux—au -printemps et à l'automne. Je ne sais plus s'ils professent -la même adoration pour la fin d'existence -de Benjamin et son désarroi: «Toi-même, vieillard -célèbre et mécontent, tu ne pus résister au -plaisir de te déconsidérer...» Deux sont membres -de l'Institut. Je ne sais pas non plus s'ils continuent -d'admirer les «détours un peu brusques» -des convictions de leur grand cousin, lors des Cent-Jours. -Un des <i>Adolphes</i> est à la Chambre le chef -intransigeant d'un des groupes de l'opposition. -Mais ce dîner au surnom naïvement agressif, c'est -leur jeunesse, et ils s'obstinent à maintenir le rite -de la fondation. Il y a toujours à leur table deux -couverts mis pour deux <i>cousins d'Adolphe</i>: -<span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span> -MM. Dominique et Muller, qui ne sont jamais -venus,—et pour cause. Dominique, c'est Beyle -qui signait ainsi ses lettres! Muller, c'est le pseudonyme -que Gœthe avait pris pour voyager <i>incognito</i> -en Italie!</p> - -<p>Ce n'est pas manquer à la discrétion que de -donner ces détails. Ils ne trahiront pas l'individualité -vraie de ces inconnus. Ils prouvent seulement -que ces fidèles de Benjamin étaient fortement -teintés de littérature, quoiqu'il n'y ait -jamais eu parmi eux qu'un homme de lettres -professionnel. Mais tous, diplomates ou officiers, -peintres ou simples oisifs, écrivaient peu ou prou. -Ils étaient convenus, dès le premier dîner, de -raconter chacun une anecdote à toutes les réunions, -et ils sont demeurés fidèles à cette règle. -Un d'eux, ce n'était pas l'homme de lettres,—autre -paradoxe—s'avisa de tenir les archives de -ces agapes et de transcrire le lendemain les récits -de la veille. Les pages se sont accumulées. Les -archives font aujourd'hui, à quatorze anecdotes -par an, puis douze, puis dix, puis huit, un recueil -d'une centaine d'historiettes, les unes, véritablement -<i>Adolphiennes</i>, ainsi qu'il convenait à des -jeunes gens adonnés à la culture de leur <i>moi</i>, les -autres d'une plus large humanité,—c'est l'âge -qui veut cela. Ayant eu entre les mains les gros -cahiers où ces documents sont consignés, j'ai -demandé au complaisant <i>cousin d'Adolphe</i> qui me -les avait prêtés, la permission de copier moi-même -quelques-uns de ces récits et de les publier. -<span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span> -Voici donc, prises un peu au hasard, six de ces -<i>chroniques</i> d'aujourd'hui, toutes empreintes de ce -que l'analyste de l'<i>Homme libre</i> appelait «le vif -sentiment du précaire». Oh! la saisissante image -qu'il a trouvée et qui pourrait servir d'épigraphe -à ces archives, si elles sont jamais données dans -leur entier: «J'ai vu un boa mourir de faim -autour d'une cloche de verre qui abritait un -agneau. Moi aussi, j'ai enroulé ma vie autour -d'un rêve intangible...»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span></p> -<h2 class="normal">IV<br /> -<span class="medium">UNE RESSEMBLANCE</span></h2> -</div> - -<p>Vous avez certainement lu, ces temps derniers, -dans les journaux, la mort du comte Michel -Steno, tué l'autre semaine dans une collision -d'automobiles, comme il allait de Mestre à sa -villa du Frioul. Cette nouvelle n'a été pour vous -qu'un fait divers de l'ordre le plus banal. Pour -moi, elle a évoqué une image d'autant plus saisissante -que le caractère tragique de cet accident -contrastait davantage avec le souvenir que je garde -de lui. J'ai raconté ailleurs une des aventures de -ce charmant Italien que j'ai<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor"> [5]</a> beaucoup fréquenté -à Venise, sa patrie, à Rome, à Saint-Moritz, -à Madrid.—Je m'y trouvais avec lui dans -le délicieux printemps de 1886,</p> - -<p class="quote">... O gioventù, primavera della vita!<br /> -O primavera, gioventù dell'anno!...—</p> - -<p>à Paris enfin. Ces simples noms de villes, ainsi -mis à côté les uns des autres, révèlent assez les -<span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span> -goûts cosmopolites de ce fils des doges, que vous -eussiez pris, à le rencontrer, pour un Anglais -d'une haute classe. Ce faisant, vous lui eussiez -procuré le plus naïf et le plus vif plaisir. Au fond, -très au fond, Michel était, comme tous les Italiens, -passionnément de son pays et de sa ville. -Mais comme tous les Italiens aussi, il avait une -terreur morbide, une <i>phobie</i> presque du provincialisme, -un désir exaspéré de participer à cette -grande vie Européenne dont la péninsule a été -longtemps comme exclue. Cette furie d'<i>Européanisme</i>, -que Mazzini a le premier formulée en politique -est le trait dominant de l'Italie actuelle. Ses -vastes efforts collectifs en sont marqués, et les -petites ambitions individuelles de chacun de ses -représentants. En voulant que le comte Steno fût -<i>a casa</i>, au <i>Cercle de l'Union</i> à Paris, au <i>Turf</i> ou -au <i>Traveller's</i> à Londres, au <i>Veloz</i> à Madrid, à la -<i>Cascia</i> à Rome, Michel réalisait ce programme -patriotique à sa manière. Sans doute, cette nouvelle -direction de l'âme italienne était dans la -nature des choses. Mais comment ne pas regretter -la forte saveur locale d'autrefois? Que j'ai souvent -pensé, par exemple, à frayer avec cet élégant -Steno, qu'il avait déformé son type en le <i>cosmopolisant</i>! -Je l'aimais pourtant, précisément à -cause des linéaments tout Vénitiens que je discernais -en lui. Sous l'anglomane, je démêlais le -patricien qu'il eût été au dix-huitième siècle, le -Magnifique, friand de voluptés fines, tel qu'il -apparaît dans les peintures de Guardi et de -<span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span> -Longhi, ou dans les mémoires de ce génial ruffian -de Casanova. Il en avait le je ne sais quoi de délicat -et de noble, même dans la galanterie; une -espèce de lenteur, comme une sérénité aristocratique, -même dans la passion. Avec son grand air -d'ancien portrait, sa belle mine à la Titien, ou -mieux à la Morone, il avait eu bien des liaisons. -Ses succès de femme ne l'avaient rendu ni fat, -ni vulgaire, comme il arrive si souvent. C'est -qu'il avait su <i>penser ses plaisirs</i>. Je me le rappelle, -surtout dans les longues soirées de ce printemps -Madrilène auquel je faisais allusion, s'abandonnant -à des demi-confidences. Il me contait alors -de ces anecdotes significatives, pour lesquelles je -donnerais bien des romans célèbres. Il y a dans -les lettres de Stendhal une phrase qui caractérise -joliment cette conversation de certains séducteurs: -«On admirait chez lui une foule d'idées -fines et justes, si l'on venait à parler des femmes. -<i>Il les connaissait parce qu'il avait eu besoin de leur -plaire et de les tromper.</i>» Je voudrais rapporter -une de ces anecdotes. Elle caractérise assez exactement -le tour d'esprit et la sensibilité de ce -personnage original. Et puis, elle illustre une -théorie qui lui était très chère—il y est revenu -devant moi souvent—sur ce que j'appellerai, -d'un mot pédant: la loi des ressemblances. -Steno prétendait que deux êtres, s'ils ont entre -eux des similitudes profondes de traits, de regard, -de gestes, de voix, ont aussi des similitudes -profondes de destinée. «Les gens de la -<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span> -même espèce animale,» disait-il, «font toujours -en toute circonstance la même espèce d'actions.» -Mon expérience m'a conduit à croire qu'il avait -raison. Il aurait eu tort, que ce petit récit conserverait -encore, me semble-t-il, un intérêt de -curiosité sentimentale. Je le transcris, tel qu'il -me le faisait, ou à peu près, par une douce nuit -d'été, non plus à Madrid, mais sur la terrasse -d'un restaurant des Champs-Élysées, où j'ai tant -causé avec lui, avec Barbey d'Aurevilly, Lord -Lytton, Georges Brinquant, le sculpteur Maurice -Ferrari, Luigi Gualdo... Que d'ombres!</p> - -<p class="space">«... Il y a de cela dix ans déjà» avait commencé -Steno, «J'étais très jeune et quoique je -m'efforçasse de dissimuler cette faiblesse sous -le plus imperturbable des aplombs, très timide, -de cette timidité qui vient, à cet âge, de l'excès -de l'émotion. Ai-je besoin d'ajouter que j'étais -très amoureux? L'objet de cet amour était une -grande dame Anglaise qui avait eu la fantaisie -d'un établissement à Venise. Je ne sais pas si -vous l'y avez rencontrée. Après y être venue -pendant des saisons et des saisons, elle n'y a plus -paru du tout. Je pourrais vous dire que c'est à -cause de moi. Je n'ai pas la vanité de le penser. -Lady Cynthia S... est une Anglaise. Cela suffit -pour tout expliquer. Il n'y a que les Anglais pour -se faire des <i>home</i> de passage où vous les croyez -fixés à jamais, tant ils y ont déployé de génie -d'installation. Un jour, ils défont ces demeures -<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span> -comme ils les ont faites, et ils les reconstruisent -ailleurs. Aux dernières nouvelles, Lady Cynthia -habitait une ferme dans l'Afrique du Sud. Il y a -quinze ans, elle occupait le premier étage du -colossal palais Navagero, pas très loin de la <i>Madonna -dell'Orto</i>, avec un de ces étroits jardins -ombreux comme il n'y en a guère qu'à Venise. -On en goûte plus délicieusement la fraîcheur et -la couleur, dans ce paysage d'eaux mortes et de -pierres. On trouve là un charme émouvant à un -feuillage qui bouge, à une touffe d'œillets qui -frissonne sur la lagune, au chant d'un oiseau qui -volète dans les branches. C'est la poésie de la vie -évoquée dans une ville où tout raconte la poésie -de la mort. Durant mon enfance, j'avais connu -ce jardin abandonné, comme le palais. Mon cousin, -le vieil Alvise Navagero, habitait cette glorieuse -maison <i>a la buona</i>, comme nous disons. -Dès l'instant où Lady Cynthia eut eu le caprice -de louer «l'étage noble», le <i>piano nobile</i>, l'endroit -changea de physionomie. Rien ne fut gâté -pourtant de ce qu'il avait de vénérable. L'énergie -britannique eut tôt fait de nettoyer la façade, les -chambres et les allées. Des meubles, des tapisseries, -des tableaux reparurent sous les plafonds -peints à fresque—par Tiepolo, s'il vous plaît. -Des bancs de marbre et des statues surgirent -dans le jardin. Ce fut une de ces restaurations -qui n'altèrent pas la touchante vétusté des -choses... Je vous dis cela pour vous faire comprendre, -à vous qui connaissez Venise, quel cadre -<span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span> -exquis faisait ce coin retiré de la ville:—les -pierres rouges du palais, l'eau glauque et dormante -du mince canal, les groupes épais des -chênes verts—et dans ce décor la merveilleuse -fleur d'aristocratie qu'était alors cette admirable -jeune femme! Elle avait vingt-neuf ans, des -cheveux blonds, de cet or à reflets bruns que -Giorgione a su peindre. Grande, la taille haute, -ses grands yeux bleus, couleur de pervenche, -presque violets, regardaient d'un regard à la fois -enfantin et fier. Ses traits étaient délicats, tout -menus dans un visage de Diane chasseresse. Et -quel teint, invraisemblable de fraîcheur, un de -ces teints de fille des flots que l'existence au grand -air a gardés si blancs, si roses, si transparents, en -y fouettant le sang au lieu de le brûler! Et aussi -quelle allure! Lady Cynthia déployait dans ses -moindres gestes cette audace naturelle à une -caste habituée, depuis des siècles, à la domination, -cette aisance hautaine qui distingue les -femmes nées comme elle, parmi tous les privilèges -de la préséance héréditaire et de la fortune -assurée. Souvent, à la voir qui passait dans sa -gondole, j'ai eu l'évidence physique de l'identité -entre ces deux reines des mers: l'Angleterre -d'aujourd'hui et la Venise de jadis, hélas! Appuyée -sur les coussins, la masse de ses cheveux -fauves éclairée par le soleil, vêtue d'étoffes aux -couleurs vives où se plaisait son goût hardi, elle -m'apparaissait comme la sœur de ces dogaresses -illustres, une Zélia Priuli, une Loredana Mocenigo, -<span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span> -une Morosina Morosini, que les chroniqueurs -nous décrivent allant de leur palais au -Bucentaure dans des costumes splendides tout -brodés de pierres précieuses. «<i>Rendeva luce dove si -trovava</i>,» disait un de ces chroniqueurs à propos -d'une d'elles. «Elle rayonnait de lumière là où -elle se trouvait...» Je ne me rappelle jamais ces -mots sans revoir Lady Cynthia. Ah! qu'elle était -belle!</p> - -<p>«Je vous ai dit que, moi, j'étais timide. Je -vous en donnerai une preuve saisissante quand -j'aurai ajouté qu'habitant Venise, reçu chez Lady -Cynthia et la rencontrant partout dans la société, -je suis demeuré un an, vous m'entendez, un an -sans oser lui montrer la passion dont j'avais été -pris pour elle à première vue.</p> - -<p class="quote">Quando m'apparve Amor subitamente...</p> - -<p>Je me souviens. Je me répétais ce vers de Dante, -indéfiniment, à cette époque. C'était toute mon -histoire. J'avais reçu le coup de foudre, je m'en -souviens si bien aussi, au théâtre de la <i>Fenice</i>, à -l'une des toutes premières représentations de -l'<i>Otello</i> de Verdi, chanté par Tamagno comme il -ne sera plus chanté. Je revenais d'une fugue en -France. Les lettres de mes amis m'avaient appris -la présence d'une Lady Cynthia S... à Venise, -mais sans détails. Je ne l'avais jamais vue. J'entre -dans la loge de ma mère. Je lorgne la salle au -hasard, et voici que je rencontre, dans le champ -de ma jumelle, ces cheveux d'or, ces yeux bleus, -<span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span> -ce visage de rêve, ces épaules. «Qui est-ce?» -demandai-je. Déjà de poser cette question insignifiante -me troublait le cœur, comme si le -timbre seul de ma voix devait me trahir. On me -répond tout naturellement: «Mais c'est Lady -Cynthia S...» Me croirez-vous? Pendant des -années, je ne pouvais même penser à cette minute -sans que l'émotion m'étouffât. Maintenant, voyez, -je vous la raconte, comme s'il s'agissait d'un -autre, en souriant. Quelle leçon de désenchantement, -ces contrastes entre nos anciens désespoirs -et nos tranquillités actuelles! Du jour où l'on sait -qu'il n'y a pas d'éternels regrets, on sait aussi -qu'il n'y a pas d'éternel bonheur, et alors c'est -bien fini d'être jeune...</p> - -<p>»Hélas encore!... Dès ce temps-là, ma jeunesse -était déjà très entamée. Je le constate à -distance, en me rappelant que mon premier soin -après cette soirée, fut d'interroger prudemment -le tiers et le quart sur cette femme dont la -beauté m'avait bouleversé de la sorte. Venise est, -vous ne l'ignorez pas, la ville par excellence des -<i>pettegolezze</i>, notre mot pittoresque pour traduire -votre vilain mot, à vous: <i>potins</i>. Ma bonne chance -voulut que cette petite enquête ne me révélât -rien que de très simple. Je me serais tant fait -mal autour du moindre mauvais propos! Je n'en -recueillis aucun. Depuis son arrivée chez nous, -Lady Cynthia ne s'était laissé faire la cour par -personne. Elle était mariée et mal mariée, avec -un colonel qui résidait aux Indes. Elle n'avait pas -<span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span> -d'enfant, et, très riche de son propre chef—son -père était lord V..., permettez-moi de vous taire -encore son nom—elle vivait dans une absolue -indépendance, qu'elle défendait jalousement. Sa -physionomie altière, presque virginale et un peu -sauvage, s'accordait si bien avec cette légende! -Il suffit d'avoir regardé autour de soi pour savoir -qu'une première désillusion physique dans le -mariage donne presque toujours à la femme qui -l'a subie une appréhension invincible de l'amour. -Était-ce le cas pour Lady Cynthia? Je ne tardai -pas à m'en convaincre à de tout petits signes, -quand je lui eus été présenté: sa façon de causer -avec les hommes d'abord, plus rude que gracieuse, -et si distante, si surveillée,—le retrait de ses -doigts dans sa poignée de main,—la froideur -de son regard, moins défiant cependant que -voilé,—le soin qu'elle avait d'éviter, dans ses -entretiens, toute allusion aux choses de la vie -sentimentale. Quarante-huit heures ne s'étaient -pas écoulées depuis cette présentation, et cette -certitude s'était déjà imposée à moi: au premier -mot hardi prononcé en sa présence, elle ne me -recevrait plus. A chacune de mes nouvelles visites -au palais Navagero, cette conviction grandit -en moi. Je les multipliai pendant les mois d'été, -puis d'automne, que Lady Cynthia passa dans ce -palais, devenu pour moi le centre du monde. -Toutes mes journées furent bientôt combinées en -vue du moment où je me retrouverais auprès -d'elle, chez elle quand je pouvais, et, sinon, au -<span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span> -théâtre, dans quelque maison amie, au Lido, sur -la Place. L'instant si passionnément désiré arrivait. -Cynthia était là auprès de moi. Je l'écoutais -parler. Je la regardais respirer, bouger, et l'intensité -de mon désir me paralysait, en même temps -qu'une terreur qu'elle le devinât. Cent fois je me -suis dit après ces rencontres: «Il faut la fuir», -tant cette impression me devint tout de suite -horriblement douloureuse! Je restais. Elle quittait Venise, -et les semaines de son absence étaient -pour moi des siècles. Je n'avais pas de cesse que -je ne fusse dans le voisinage de l'endroit qu'elle -habitait, à Londres, en Écosse, en Norvège. Je la -revoyais, et c'était de nouveau cet incompréhensible -mélange d'ardeur passionnée et d'épouvante, -cette certitude surtout que je n'existais -pas pour elle. Tantôt je me répétais: «Mais, -c'est impossible qu'elle n'ait pas compris que je -l'aime, et, si elle ne m'a pas renvoyé, c'est que -cet amour ne lui déplaît pas. Si j'osais cependant?...» -Tantôt je me répondais à moi-même: -«Non. Elle ne voit rien. Elle ne comprend rien. -Elle est si indifférente qu'elle ne prend pas plus -garde à moi qu'au monsieur qui passe. A quoi -bon me faire dire ce que je sais, ce que je vois, -qu'elle ne m'aime pas, qu'elle ne m'aimera -jamais?... Quand je ne pourrai réellement plus -supporter cela, je m'en irai...» Et je ne m'en -allais pas...</p> - -<p>»Il y avait donc un an que je menais cette -existence, la plus misérable de toutes celles que -<span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span> -j'aie connues. L'amour trahi, mais qui a goûté -l'ivresse de la possession, vous déchire d'une -affreuse douleur, du moins farouche, celle d'une -blessure qui saigne. L'amour repoussé, mais qui -s'est déclaré, trouve une force dans le fait d'avoir -agi. Ce désastre est une vérité. On peut s'y -appuyer pour prendre un parti. Mais cet amour -sans bonheurs et sans malheurs, tel que je -l'éprouvais, cet éternel recul devant l'aveu, ces -alternatives, passionnées et silencieuses, de volontés -aussitôt abandonnées et de renoncements -jamais sincères, ce va-et-vient de la sensibilité -toujours trompée dans son élan et le recommençant -toujours, quelle usure, et, après des mois -et des mois, quelle lassitude! Je vous épargne -une élégie rétrospective, d'autant moins intéressante -que la fin de cette agonie intime dépendait -de moi. J'en ai eu un signe trop évident depuis. -Je n'avais qu'à mieux regarder... Écoutez. Nous -touchions de nouveau à la fin du mois de mai, -qui fut étouffant cette année-là chez nous. Lady -Cynthia venait de partir pour Londres, et naturellement -je m'étais mis en route vers l'Angleterre, -avec escale à Paris pour n'avoir pas trop -l'air de la suivre. Je n'étais pas ici depuis huit -jours que je rencontre, rue de la Paix, un -matin, en sortant de mon hôtel, quelqu'un que -vous avez bien connu et avec qui je m'étais lié -à Venise ce printemps même, votre confrère et -ami feu Claude Larcher. Vous savez qu'il était -l'amant de Colette Rigaud.—Était-elle jolie dans -<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span> -le <i>Sigisbée</i>!—Vous savez aussi comme il était -impulsif. Je ne m'étonnai donc pas trop, quoique -nous soyons, nous, plus cérémonieux, de la -fougue avec laquelle il me dit:</p> - -<p>—«Vous êtes à Paris, cher comte? Quelle -bonne chance! Il y a une répétition générale au -Théâtre-Français. J'ai une loge. Je vous emmène, -voulez-vous? C'est la fin de la saison et -la pièce n'est pas trop bonne, je crois. Tout de -même, c'est une petite curiosité...»</p> - -<p>»J'accepte. Je ne vous ferai pas de phrases -sur la destinée. Nous avons en Italie un proverbe -qui dit: «Quand on doit se rompre le cou, on -trouve toujours un escalier.» (<i>Quando s'ha a -rumpere il collo, si trova la scala.</i>) Vers les deux -heures, j'entrais à la Comédie. Jugez de mon -émotion en reconnaissant—je ne trouve pas -d'autre mot—une des artistes. Je l'appellerai -Lucienne, avec votre permission. Elle est retirée -du théâtre aujourd'hui, et mariée. C'était, à travers -toutes les différences de toilette, de race, de -condition sociale, une sosie de Lady Cynthia: -même beauté enfantine et un peu farouche, -même chevelure d'or à chauds reflets, même -fierté des yeux, du port de tête, de la bouche, -et moi, je m'entendis prononcer de la même -voix étouffée que j'avais eue à Venise, dans la -loge de la <i>Fenice</i>. Quelle étrange analogie -encore!</p> - -<p>—«Qui est-ce?</p> - -<p>—«Mais c'est Lucienne,» me répondit -<span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span> -Claude, et il ajouta, me prouvant ainsi que ma -passion ne me rendait pas la dupe d'un mirage: -«Ne trouvez-vous pas qu'elle ressemble -beaucoup à notre amie de Venise, la belle Lady -Cynthia?...</p> - -<p>—«Un peu, en effet,» répliquai-je, la voix -ferme et claire cette fois. Je défendais mon secret. -Et j'écoutais Larcher continuer:</p> - -<p>—«C'est une fille singulière... Que lui est-il -arrivé dans sa vie? On dirait qu'elle a, trop jeune, -traversé quelque chose de trop amer, qu'elle a -été brutalisée, martyrisée, et qu'elle a peur de -l'amour... Oh! ce n'est pas une vertu. Il s'en -faut. Elle est entretenue par un des Mosé, <i>ad -pompam</i>, pour parler comme nos pères. Il vient -chez elle se faire raconter les ragots du jour, -tous les matins, une heure. Il approche des -soixante-dix ans, mais avec deux millions de -rente.—Et il a Lucienne comme il a des chevaux de -courses. Tenez, regardez-le, dans cette baignoire -d'avant-scène, à droite. Est-il vilain! Dieu! est-il -vilain!... Mais elle?... Qu'elle est belle!...» Et -comme il voyait que je continuais à ne pas la -quitter de ma lorgnette: «Elle est assez liée -avec Colette. Voulez-vous que j'essaie de la faire -dîner avec nous, ce soir, après la répétition? -Vous êtes libre? Parbleu, si elle l'est aussi, nous -mangerons tous quatre au Café Anglais. Oh! ce -ne sera pas la <i>Calcina</i>, avec sa treille, le merle qui -siffle dans sa cage de bois, et ce vin de Valpolicella -que le garçon nous qualifiait gentiment -<span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span> -d'<i>amabile</i>! Vous rappelez-vous? Ne vous faites pas -d'illusion, Lucienne n'a rien de commun non -plus avec la Véronèse, et vous perdrez votre -temps si vous lui faites la cour. Mais elle est -agréable à regarder de près...»</p> - -<p>»Larcher ne se doutait pas combien cette -évocation de Venise en ce moment, et tandis que -j'avais devant moi cette sœur par le visage de -celle que j'aimais, me remuait profondément. Ce -n'était, comme vous le pensez, ni le souvenir de -ce petit restaurant sur les <i>fondamenta alle Zattere</i>, -ni celui d'une assez jolie danseuse très -galante et qui n'avait pas fait languir Claude. Non. -C'était cette ressemblance, plus intime encore et -plus profonde que je ne l'avais imaginée, puisqu'elle -allait des traits et de l'expression du visage -jusqu'au caractère et jusqu'à la destinée. Moi-même, -une sorte de trouble, très analogue à celui -qui m'avait toujours saisi devant Lady Cynthia, -commençait à m'envahir. Je désirais et je redoutais -à la fois ce dîner, improvisé soudain par la -complaisance de Claude Larcher. J'aurais voulu -que Lucienne fût libre de s'y rendre. Je souhaitais -qu'elle ne le fût pas, et quand, après l'entr'-acte, -Claude revint me dire qu'elle acceptait et -que le dîner aurait lieu, en eus-je du plaisir ou du -regret? Je n'aurais su le dire. Je me vois encore, -à la toute dernière minute, assis à ma table et -griffonnant pour mon amphitryon un billet d'excuse. -Je sonnai, avec l'intention d'expédier ce -message au Café Anglais. Le <i>boy</i> de l'hôtel -<span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span> -arriva, et je l'envoyai me quérir un fiacre, pour -ne pas manquer le dîner. Cinq minutes plus tard, -cette voiture m'emportait vers le restaurant et -je jetais par la croisée de la portière les fragments -déchirés de ma lettre d'excuse.</p> - -<p>»N'attendez pas que je vous raconte une de -ces substitutions de femmes, comme il s'en produit -si souvent, lorsqu'un amoureux rencontre -dans le demi-monde, ou plus bas encore, une -créature qui lui <i>pose</i> celle qu'il aime. Non. -Ce fut plus compliqué tout ensemble et plus -simple. A un moment de ce dîner où j'admirais -combien Lucienne avait, dans ses moindres -gestes, la réserve et la sauvagerie de Lady Cynthia, -un mouvement involontaire me fit toucher son -pied de mon pied, sous la table. Elle me regarda. -Ses yeux exprimaient cette sorte d'étonnement un -peu ému qui est comme l'anxiété animale de la -femelle, quand elle sent qu'elle va être poursuivie -par le mâle. Elle avait retiré son pied. J'osai -approcher de nouveau le mien, volontairement -cette fois. Elle me regarda encore, mais elle ne -se retira plus. Elle tomba dans un silence sur -lequel Colette Rigaud, plus savant psychologue -que son ami et que moi, ne se trompa point. Car, -deux heures plus tard, elle avait trouvé le moyen -de me mettre en voiture avec sa camarade, et -minuit n'avait pas sonné que cette femme, dont -Claude m'avait annoncé qu'on ne lui connaissait -pas d'aventures et qu'elle avait horreur de l'amour, -se donnait à moi avec une sauvagerie dans l'ardeur -<span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span> -aussi passionnée qu'avait été sa réserve au -premier abord. Je lui avais été présenté à huit -heures!</p> - -<p>»La conclusion de cette histoire, vous la -devinez? Je quittai Lucienne en lui promettant -d'aller la rejoindre, le soir, à la Comédie, où elle -jouait dans la pièce répétée généralement la veille. -Je n'étais pas plutôt à mon hôtel que je donnai -ordre à mon valet de chambre de faire ma malle, -et de réclamer ma note. Le temps de passer chez un -bijoutier et d'envoyer un souvenir à ma conquête -de la nuit, avec une lettre de regrets prétextant -un télégramme reçu et la nécessité d'un départ -immédiat, j'étais dans le rapide de Calais. C'est la -seule circonstance de ma vie où j'aurai été brutal -dans une rupture, mais je n'avais plus qu'une -idée dans l'esprit et dans le cœur: <i>je me trompais -depuis un an sur Lady Cynthia</i>. Que j'eusse plu -avec cette foudroyante rapidité à sa sosie et que -celle-ci me l'eût d'abord caché sous ce masque de -fierté froide pour céder à mon premier geste -d'audace, c'était pour moi la certitude que Lady -Cynthia m'aimait aussi. C'en était au moins la -possibilité... Ah! je serai bien vieux, bien usé, -quand je ne frémirai plus au souvenir de mon -arrivée à Londres et de mon acheminement vers -la maison qu'elle habitait près de Hyde Park. -Dans cette jolie demeure décorée par Adams, elle -cessait d'être le Giorgione qu'elle était à Venise, -pour devenir le plus charmant des Reynolds... -Elle était seule. Elle me reçut, comme toujours, -<span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span> -au palais Navagero, avec ce visage impassible, ces -yeux ailleurs, cette farouche pudeur... A une -minute, me ressouvenant de Lucienne et de leur -ressemblance, j'ose commencer de lui parler de -mes sentiments. Je surprends dans ses prunelles -<i>le regard de l'autre</i>, quand nos pieds s'étaient rencontrés. -Je lui prends la main. Elle ne la retire -pas. La folie m'emporte. Mes lèvres se posent sur -ses lèvres. Elle met la main sur son cœur, comme -pour en comprimer les battements. Elle devient -pâle, à me faire croire qu'elle allait mourir. Mais -elle m'avait rendu mon baiser!...</p> - -<p>«Que de fois j'ai cherché à savoir de Cynthia -depuis,» conclut Michel Steno après un silence, -«pourquoi elle m'avait caché ses sentiments si -longtemps. Car elle m'avoua bien vite qu'elle -m'aimait depuis le premier jour:</p> - -<p>—«Et toi-même?» m'a-t-elle toujours répondu.</p> - -<p>—«Tu me faisais peur, lui disais-je alors.</p> - -<p>—«Et moi aussi, j'avais peur!» reprenait-elle. -«Si peur!...» Et elle ne manquait jamais -de me questionner sur le moment où j'avais pris -tout d'un coup de l'audace et pourquoi. Je me -suis souvent demandé ce qui serait arrivé si je -lui avais dit la vérité. En aurait-elle été indignée -ou touchée? Et je me suis aussi souvent -demandé si je n'aurais pas mieux fait d'user -ma passion pour elle auprès de sa sosie et de prolonger -mon aventure avec la pauvre actrice, qui -ne m'eût donné que du plaisir, au lieu que -<span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span> -ma liaison avec Lady Cynthia eut des épisodes -si cruels. Mais on n'aime pas pour être heureux. -C'est encore un proverbe de mon pays: «L'amour -ne fait honneur à personne et à tous il fait -douleur.» (<i>L'amore a nessuno fa onore é a -tutti fa dolore.</i>) Et pourtant, sans cette douleur, -vaudrait-il la peine d'avoir vécu?...»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span></p> -<h2 class="normal">V<br /> -<span class="medium">LE VENIN</span></h2> -</div> - -<p class="subh">I</p> - -<p>Ce soir-là, Frédéric Moysset avait dîné au -cercle. On était au commencement du mois -d'août. Rentré en France vers la mi-juillet, après -une longue absence,—sept mois passés sur le -yacht d'un ami dans l'Océan Indien et les mers -du Japon,—Moysset se trouvait retenu à Paris -par le règlement de quelques affaires. Ce séjour -dans cette ville, presque vide à ce moment de -l'année, ne lui déplaisait pas. Bien qu'il appartînt -au monde le plus banal, celui des viveurs riches, -Frédéric était précisément le contraire d'un être -banal. Fils d'un très grand industriel du nord, il -avait dans sa physiologie d'homme très brun, -l'évidence d'une hérédité espagnole. Les Flandres -ont appartenu à Charles Quint et à Philippe II. -C'est de quoi expliquer un atavisme qui -donnait à ce simple bourgeois, originaire de -Lille, le teint pâle et les yeux noirs d'un cavalier -des <i>Caprices</i>. Il y avait du Maure dans ce garçon -<span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span> -aux os fins, petit de taille, souple de mouvements -et qui prenait naturellement l'attitude calme et -fière des Arabes de grande race. Ce masque -sérieux, presque tragique, semblait démenti par -la bonhomie habituelle à Moysset, qui n'avait -guère d'autre conversation que celle d'un homme -de club et de sport, et par son train d'existence, -celui d'un célibataire de son âge et de sa classe. -A de certains signes, pourtant, on démêlait en -lui des touches inattendues de caractère: un fond -d'ardeur, presque de sauvagerie, qui se traduisait -par le goût du danger, une sensibilité tout près -d'être violente, qui le rendait parfois très dur -dans les discussions, du romanesque enfin, de -quoi justifier ce profil d'Abencerage. Il avait toujours -déployé, même vis-à-vis des filles, une -susceptibilité de cœur et des délicatesses de -façons, bien singulières dans son monde. L'aventure -que je veux raconter ne se comprendrait -guère chez un Parisien de 1907,—c'est sa date,—sans -cette hypothèse qu'une goutte de sang est -venue du pays de Cervantes dans les veines de -cet oisif et de ce sportsman, à travers et par-dessus -combien de générations? L'entreprise de -filature à laquelle Frédéric doit ses quatre-vingt -mille francs de rente, remonte au commencement -du dix-huitième siècle. Presque une noblesse! -Aussi bien le cercle où se joue la première scène -de ce petit drame, n'est rien moins que le Jockey-Club. -Frédéric en fait partie tout naturellement, -malgré son nom peu aristocratique, comme le -<span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span> -beau-fils du marquis de Fontenay-Gauvain. -Mme Moisset demeurée veuve, avec cet enfant -unique et tout jeune, a redoré le blason d'un -très authentique descendant du Fontenay-coup-d'épée, -lieutenant colonel de Navarre, tué si bravement -au siège de Saint-Omer, en 1638.</p> - -<p>Le cercle était presque vide, et, Frédéric, son -dîner achevé, fumait son cigare, paisiblement, -quand il fut interpellé par un de ses camarades de -fête, un certain Robert de Mauvilliers, qu'il n'avait -pas rencontré depuis son retour. Celui-là sortait -d'un restaurant, où il avait dîné en tête-à-tête avec -un Musigny un peu trop capiteux. Il avait cette face -allumée, cet œil brillant, ce geste hardi, ce parler -haut de l'homme bien élevé qui se tient encore. -Deux cock-tails de plus, il sera parfaitement ivre.</p> - -<p>—«Ai-je bien fait de monter!» commença-t-il. -«Toi ici?... Ah! Mon vieux Frédéric, ce que -c'est bon de se revoir!... Tu vas me conter ton -voyage... Que fais-tu, ce soir?... Rien?... Valet -de pied... Un Brandy-Soda...»</p> - -<p>Et Mauvilliers de s'installer à côté du compagnon -merveilleusement offert à sa solitude, et de -l'interroger, en faisant lui-même une réponse sur -deux avec une loquacité que l'excitation de l'eau-de-vie, -ajoutée à celle du Bourgogne, n'était pas -pour calmer. Comment s'en plaindre, quand on -a été absent de Paris durant des jours, et que -l'on a auprès de soi, une chronique causée de -tous les incidents qui se sont produits dans votre -milieu familier pendant cette absence? Vraiment? -<span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span> -Auguste n'est plus avec Lucie?... Le -petit de Pleures épouserait une Mosè? Est-ce possible?... -Alors Machault s'est laissé mourir?... -Manicamp s'est refait à la Bourse?... Tant qu'un -second Brandy-Soda ayant succédé au premier, -et un troisième au second...</p> - -<p>—«Alors, tu pars pour Dieppe après-demain. -C'est drôle, quand j'en arrive... Où descends-tu?...»</p> - -<p>—«Chez ma tante de Russy...»</p> - -<p>—«Charlotte de Russy? Ta tante?»</p> - -<p>—«C'est-à-dire qu'elle est la sœur de mon -beau-père. Je l'appelle ma tante, quoiqu'elle soit -à peu près de mon âge. Nous avons été élevés -ensemble.»</p> - -<p>—«Alors tu t'intéresses à elle?» demanda -Mauvilliers.</p> - -<p>—«Quelle question? Pourquoi?...»</p> - -<p>—«Parce que... On ne devrait jamais se -mêler des histoires des jolies femmes... Mais, -tout de même... C'est un service à lui rendre, et -tu n'es ni son mari ni son amant... Enfin, fais-lui -savoir qu'elle se défie de Grécourt.»</p> - -<p>—«Quel Grécourt?»</p> - -<p>—«Antoine. Il parle d'elle, et il en fait -parler.»</p> - -<p>—«Voyons, Mauvilliers,» demanda Frédéric, -devenu tout d'un coup très sérieux, et prenant -son interlocuteur par le bras... «Tu ne veux pas -dire?...»</p> - -<p>—«Qu'il y a quelque chose entre eux? Je n'en -<span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span> -sais rien, et je le saurais que je ne m'estimerais pas -de te le dire. Mais je sais qu'il fait parler -d'elle, et, cela j'ai bien le droit de te le dire, -comme je le lui dirais à elle, si je la connaissais -autrement que pour dîner chez elle une fois par -an... Ah! çà,» continua-t-il en regardant Moysset, -dont le masque devenait si sombre que même -l'ivrogne s'en apercevait. «Aurais-je fait une -gaffe?»</p> - -<p>—«Non,» répondit Moysset, «mais j'ai pour -Charlotte une bonne amitié, et tu m'en as trop dit -pour t'arrêter... Grécourt fait parler d'elle? En -quoi? Comment?...»</p> - -<p>—«Si, si! J'ai fait une gaffe,» insista Mauvilliers. -«Encore une fois, je ne sais rien de plus... -Quelqu'un dont on parle, ça se comprend de soi. -Il l'affiche, comme toutes les femmes qui ont la -sottise de se laisser prendre à ses jolies manières. -Car il a de l'allure, l'animal; mais n'en est pas -moins un mufle... D'ailleurs, puisque tu vas à -Dieppe, ouvre tes yeux.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span></p> - -<p class="subh">II</p> - -<p>Mauvilliers avait changé de conversation, aussitôt -ces paroles prononcées. Il les avait senties -imprudentes. Les demi-ivresses alternent ainsi -entre l'aveugle impulsion et la lucidité. Frédéric -Moysset, de son côté, interrompit son enquête, et -les deux camarades finirent leur soirée dans un -café-concert, l'un, ayant oublié déjà ses propos -de tout à l'heure sur Charlotte de Russy et Antoine -de Grécourt, l'autre paraissant les avoir oubliés. -Ils riaient tous deux gaiement quand ils se séparèrent, -sur le coup d'une heure du matin, après -s'être encore promenés et avoir devisé indéfiniment -le long de l'avenue des Champs-Élysées. -Le pas un peu trop appuyé de Mauvilliers n'eut -pas plutôt tourné l'angle du boulevard de la Madeleine, -où ils se quittèrent, que le visage de Frédéric -prenait une autre expression. Quand il franchit -le seuil du petit hôtel qu'il habitait, près du parc -Monceau, une véritable anxiété contractait ses -traits. Cette même anxiété se lisait au fond de -ses yeux, sur son front, autour de sa bouche, lorsqu'il -s'installa dans le train de Dieppe, non pas le -<span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span> -surlendemain de cette conversation avec son -camarade, comme il l'avait annoncé, mais le lendemain -même. Ce petit voyage avancé de vingt-quatre -heures, c'était la preuve que l'autre ne -s'était pas trompé en se reprochant sa «gaffe». -Pourtant, le neveu par alliance de la jolie Mme de -Russy n'avait pas menti quand il avait dit n'avoir -pour elle qu'une bonne amitié. Jamais, depuis le -jour, où le futur beau-fils du marquis de Fontenay, -alors petit garçon, s'était trouvé en présence -de Charlotte, alors petite fille, non, jamais le -pseudo-neveu et la pseudo-tante n'avaient eu entre -eux d'autres rapports qu'une camaraderie, familière -mais si absolument innocente, si étrangère -à toute nuance de coquetterie! Il y a certes -des sentiments qui s'ignorent entre jeunes gens, -élevés ensemble, et ils découvrent subitement -s'être aimés sans le savoir, trompés, pendant -des années, par le mirage de leur compagnonnage -d'enfance. Était-ce le cas pour Frédéric -et Charlotte? Si oui, le mariage de celle-ci, huit -ans auparavant, aurait été l'occasion de cette -découverte, ou pour l'un ou pour l'autre. Bien -au contraire, jamais la jeune fille n'avait été -plus sincère qu'en demandant à son «frère-neveu» -comme elle l'appelait gentiment, d'être -son témoin, et jamais le jeune homme n'avait -donné une plus loyale, une plus cordiale poignée -de main que celle qu'ils échangèrent, Édouard de -Russy et lui, à l'annonce des fiançailles. Non, Frédéric -n'était pas amoureux de Charlotte. Quand -<span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span> -ils s'étaient quittés, lors de son départ pour les -Indes, leur adieu avait été aussi tranquille que -leur revoir à son retour.</p> - -<p>—«Tu m'écriras, petite tante, et pas seulement -des cartes postales?»</p> - -<p>—«Une discrétion que c'est toi qui ne me -répondras pas, monsieur mon neveu...»</p> - -<p>—«Hé bien! La discrétion? C'est moi qui l'ai -gagnée, madame ma tante.»</p> - -<p>—«C'est pourtant vrai! On n'a le temps de -rien, à Paris...»</p> - -<p>Ces propos échangés sur le quai de la gare, -à sept mois de distance, étaient-ils donc simulés? -Non encore. Pourtant Moysset gardait sur le -cœur, depuis que Mauvilliers lui avait parlé, ce -poids que les jaloux connaissent trop bien. Il -avait mal dormi le reste de la nuit, et, maintenant, -à mesure que son train approchait de -Dieppe, ce cœur battait, à l'idée de sa rencontre -avec Mme de Russy. A l'image souriante et gaie -qu'il gardait de sa tante-sœur, une autre commençait -de se substituer. Vingt petits signes, auxquels -il n'avait pas pris garde, se présentaient à sa -pensée: un amaigrissement de ce joli visage, -comme aminci, comme fondu. Ce n'étaient plus -ces joues fraîches et pleines de grande petite fille -qu'elle avait encore l'autre année. Son regard -non plus n'était pas tout à fait le même. Il avait -une profondeur singulière. Sa voix prenait par -instants une note plus grave, comme sa conversation -se traversait de silences.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span> -—«Où avais-je la tête?» se disait Frédéric. -«Elle aime, c'est évident. Mais cet Antoine de -Grécourt?... Est-ce possible?...»</p> - -<p>Si le jeune homme eût lu clairement dans sa -propre sensibilité, il se serait un peu méprisé -d'éprouver une impression au demeurant assez -vulgaire. Nous voyons, tous les jours, tous les -hommes ou presque, la ressentir auprès des -femmes connues pour avoir eu des galanteries. -Charlotte jeune fille était restée pour Moysset la -compagne d'enfance. Il ne s'était pas permis de -la sentir devenir femme. Mariée, il avait continué -de respecter, dans sa pensée, leur commune adolescence. -La seule idée qu'elle avait un amant -venait de changer tout d'un coup cette quiétude -absolue en un trouble, encore inconscient, encore -indéfinissable pour lui-même, mais si étrange. Il -ne pouvait pas s'empêcher de subir une petite -émotion sensuelle qu'il n'avait jamais connue -auparavant, à se répéter ces mots: «Charlotte a -un amant, et ce Grécourt!...» Une espèce d'âcreté -inondait son âme, en même temps qu'une pitié -l'envahissait, non moins indistincte, tout aussi -informulée,—celle qui nous prend devant la -déchéance d'un être que nous connûmes délicat, -intact et pur. Les hommes les plus accoutumés à -fréquenter les milieux de libertinage sont souvent -ceux qui éprouvent le plus vivement cette pitié. -Ils se rendent mieux compte du niveau auquel -s'abaisse une honnête femme qui cesse de l'être.</p> - -<p>—«S'il en est encore temps, je la tirerai de là...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span> -C'est sur cette résolution que Frédéric acheva -ce voyage, qui lui sembla bien long. Il n'avait pas -envoyé de dépêche à Charlotte, en sorte qu'aucune -voiture ne l'attendait à la gare. «Pourquoi -déranger ses projets d'emploi de journée?» avait-il -prétexté à ses propres yeux. En réalité, cette -arrivée à l'improviste lui ménageait des possibilités -de surprise. Il eut honte de cette demi-ruse, -quand, descendu de son fiacre à la porte de la -villa, il se trouva brusquement en face de Mme de -Russy. Elle se promenait seule dans son jardin:</p> - -<p>—«Tiens! Tu as avancé ta visite? Ah! C'est -gentil! D'autant plus que je suis veuve. Oui. Mon -maître et seigneur est parti en Angleterre pour -une huitaine, une quinzaine. Je ne sais pas. C'est -comme çà...»</p> - -<p>La charmante femme disait ces mots, en souriant -à demi, toute mince dans sa robe claire. -Ses cheveux massés sous son chapeau de dentelle -se nuançaient de reflets fauves dans leur épaisseur -blonde. Un point noir luisait au centre de -ses prunelles bleues, et, de tout son être, comme -pour démentir la gaieté insouciante de ses paroles -d'accueil, se dégageait une nervosité dont Moysset -eut aussitôt la preuve. Tandis qu'il lui répondait, -elle tenait à la main un bouquet de roses -qu'elle portait sans cesse à son visage, comme -pour les respirer, et, chaque fois, ses dents saisissaient -un pétale, le déchiquetaient, puis en -mordillaient tout de suite un autre, si bien qu'au -moment de la rentrée dans la villa, après un quart -<span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span> -d'heure de cette promenade à pas lents, le bouquet -ne montrait plus que des tiges vertes et -feuillues, terminées à leurs pointes par des lambeaux -de fleurs, fièvreusement détruites. Charlotte -jeta ce débris dans l'allée d'un geste dégoûté. -Ses doigts crispés trompèrent leur impatience en -tournant et retournant le manche en Saxe de son -ombrelle. La conversation avait consisté, durant -ces quelques minutes, en des monosyllabes distraits, -par lesquels elle répondait à son interlocuteur, -sans l'écouter:</p> - -<p>—«Tu viens aux courses après le déjeuner?» -lui demanda-t-elle.</p> - -<p>—«Oui,» répondit-il, et, curieux de savoir -si elle prononcerait un certain nom: «Est-ce -qu'il y a beaucoup de monde à Dieppe, cette -année?» demanda-t-il.</p> - -<p>—«Tout Paris,» fit-elle. Puis, comme distraite, -après un silence: «Est-ce que tu as rencontré -une petite princesse Ardea?»</p> - -<p>—«Non,» répondit-il: «Pourquoi?»</p> - -<p>—«Pour rien. Pour savoir ton opinion sur -elle. Elle a beaucoup de succès... Mais je t'empêche -de monter à ta chambre. Le déjeuner est à -une heure, les courses à deux et demi...»</p> - -<p>Rien de mystérieux dans ces propos, sinon un -imperceptible changement d'accent pour prononcer -le nom de cette princesse Italienne, qui, évidemment, -était la triomphatrice éphémère de -cette saison, dans cette élégante ville de bains de -mer. Frédéric ne devait pas tarder à connaître le -<span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span> -motif pour lequel cette vogue de la grande dame -étrangère était insupportable à Charlotte de Russy. -Il devait, du même coup, apprendre, à n'en pas -douter, que l'indication donnée par Mauvilliers -n'était pas une simple étourderie de ce peu sobre, -mais loyal camarade. Le déjeuner avait donc eu -lieu, et, par extraordinaire, la jeune femme avait -été exacte à table, ce dont son pseudo-neveu -l'avait complimentée, comme de sa toilette:</p> - -<p>—«Alors tu me trouves bien?...» avait-elle -demandé, et, autre nuance singulière, presqu'avec -supplication. Moysset n'osa pas lui dire -qu'elle avait eu seulement le tort de se mettre un -peu trop de rouge. A la regarder, il se rendit -compte qu'elle eût été par trop pâle, sans cet -artifice. Sa physionomie dénonçait une fatigue -profonde. A peine si elle toucha aux plats, et, -quand une heure plus tard, ils s'assirent l'un à -côté de l'autre dans l'automobile qui les emportait -vers le champ de courses, il put constater -qu'elle avait la fièvre. En arrangeant les plis de -la couverture qui les gardait tous deux de la poussière, -il lui effleura le bras par hasard. Ce bras -était brûlant.</p> - -<p>—«Tu n'es pas souffrante?» interrogea-t-il.</p> - -<p>—«Moi?» dit-elle. «Quelle idée! Pourquoi -serais-je souffrante? Je me sens très bien, très -bien...»</p> - -<p>Elle riait en prononçant ces mots, d'un rire qui -sonnait si faux! Frédéric se dit en lui-même: -«J'ai bien fait de venir.» Ses sentiments complexes -<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span> -et troublés de la veille et du matin remuèrent -en lui. Ils se firent plus intenses lorsque, -entrés sur la pelouse du champ de courses, sa -compagne et lui, il observa l'agitation grandissante -de la jeune femme. Ils s'étaient arrêtés -dans un premier groupe de gens de leur connaissance, -puis dans un second. Ce fut alors qu'une -phrase, dite à Charlotte par une des personnes de -ce groupe, fit tressaillir Frédéric.</p> - -<p>—«Nicoletta Ardea est-elle belle aujourd'hui? -Vous ne l'avez pas vue?... Tenez, là, à droite, -avec Grécourt, naturellement...»</p> - -<p>Dans un même coup d'œil et avec la rapidité -presque électrique du regard à de pareils moments, -le jeune homme vit à la fois le groupe -désigné par la perfide amie qui dénonçait l'attitude -d'Antoine de Grécourt à la femme jalouse, -et le bouleversement à peine dominé de celle-ci. -Charlotte éclata de nouveau du rire aigu qu'elle -avait eu tout à l'heure dans l'automobile, puis -elle dit d'une voix très haute, mais où tremblait -sa rancune:</p> - -<p>—«Pour moi, c'est l'Italienne des boîtes d'allumettes -bougies.»</p> - -<p>—«C'est pour cela sans doute qu'Antoine a -pris feu si vite,» repartit l'autre. «On ne croirait -jamais qu'ils ne se connaissaient pas, voici quinze -jours...»</p> - -<p>La princesse et son attentif semblaient engagés -en effet, dans une conversation si intime qu'ils -ne prenaient pas garde à la surveillance du petit -<span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span> -monde réuni dans l'enceinte du pesage. Ils marchaient -d'un pas lent: elle, superbe de lignes -et d'allures, avec cette grande et puissante beauté -propre aux femmes de son pays, et qui fait -paraître si aisément un peu pauvres les grâces -fines de la Française, lui, charmant de souplesse -féline. Il réalisait si bien le type de ce qu'il était -réellement: le séducteur spirituel et implacable -du dix-huitième siècle, le roué aux jolies manières, -féroce de légèreté! Il la prouvait, à cette -minute, cette férocité, en affichant, sur ce champ -de course, sa conquête du jour, sous les yeux de -sa maîtresse de la veille. Car il était l'amant de -Mme de Russy: le changement remarqué par -Frédéric chez sa compagne d'enfance, ne faisait -que révéler la métamorphose accomplie dans cette -destinée par cette aventure sentimentale. Si Moysset -avait conservé quelques doutes, il les eût perdus -à voir cette Charlotte qu'il avait connue réservée, -presque timide, se permettre tout à coup la plus -extraordinaire action, la plus compromettante. -Mais de quelle folie n'est pas capable une femme -amoureuse et bravée en face?</p> - -<p>—«Monsieur de Grécourt!» cria-t-elle soudain -à l'infidèle, et, d'une voix très haute, impérieuse, -colère, quand le couple se trouva plus -rapproché encore, elle répéta: «Monsieur de -Grécourt!...» Et, comme celui-ci, un peu décontenancé, -malgré sa fatuité, s'arrêtait, hésitant: -«J'ai à vous parler cinq minutes.»</p> - -<p>—«Allez,» fit l'Italienne du geste à son cavalier. -<span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span> -Grécourt hésita encore, puis d'un pas décidé, -il vint au devant de Mme de Russy, qui, de son -côté, avait marché vers lui. Les deux amants -firent ensemble quelques pas, sans qu'aucun des -témoins de cette étrange scène se permît d'émettre -une remarque. Frédéric était là, et sa parenté -avec l'héroïne de cette algarade, suffisait pour imposer -ce silence. Il tremblait que Charlotte, évidemment -exaspérée, n'achevât de se perdre en -laissant par trop deviner qu'elle faisait à Antoine -une scène de jalousie. Cette crainte fut heureusement -trompée. Quelles que fussent les plaintes -ou les menaces proférées dans ce tête-à-tête par -Mme de Russy, du moins sa voix n'eut aucun -éclat, aucune larme ne coula sur ses joues. Antoine -de Grécourt ne cessa pas non plus d'avoir -la tenue correcte d'un homme bien élevé qui -parle de choses indifférentes avec une femme de -son monde. Seulement, quand ils se séparèrent, -lui, pour retourner auprès de la princesse Ardea, -Charlotte de Russy pour revenir à sa société, il -tiraillait sa moustache d'un geste très nerveux, -et elle, son émotion était si vive, que sa voix -s'étouffait pour dire à Moysset:</p> - -<p>—«Frédéric, je crois que j'ai pris un peu -froid. Je ne me sens pas très bien. Je voudrais -rentrer...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span></p> - -<p class="subh">III</p> - -<p>Durant le temps très court que mit l'automobile -à revenir du champ de courses à la villa, le -«neveu» et la «tante» n'échangèrent pas une -parole. Elle paraissait ne pas même se rappeler -que quelqu'un fût là, auprès d'elle. La douleur -de l'affront subi l'hypnotisait dans une fixité -d'hallucination. Elle regardait devant elle, avec -des yeux qui s'absorbaient, qui s'abîmaient dans -cette image, son amant retournant auprès de -sa rivale, après lui avoir dit: «J'entends être -libre, et si cela ne vous convient pas, quittons-nous.» -Frédéric, lui, au contraire, étudiait, -avec une attention douloureuse, ce visage -où la passion mettait son égarement. Une évidence -s'imposait à lui. Dans l'état d'exaltation -où Charlotte de Russy se trouvait, tout était à -craindre. Cet imprudent éclat n'était qu'un commencement. -Ce soir, demain, la frénésie de la -colère jalouse lui mettrait peut-être une arme à -la main. Sinon, elle affronterait sa rivale, elle -l'injurierait en public. A quelque excès qu'elle -se laissât emporter, son honneur y sombrerait,— -<span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span> -et pas seulement son honneur, sa sécurité. -Édouard de Russy avait beau être le mari insouciant -et aveugle qu'annonçait son voyage en -Angleterre, dans un tel moment, le bruit de ce -scandale pouvait lui arriver. Supporterait-il un -ridicule affiché? Ne se vengerait-il pas, et comment? -Toutes ces réflexions tourbillonnaient dans -la tête du jeune homme, en même temps qu'un -sentiment nouveau et très délicat pointait dans -son cœur. Cette tragédie mondaine réveillait le -don Quichotte qui dormait en lui. Avait-il réellement, -parmi ses lointains aïeux quelqu'un de -ces hidalgos comme ceux qu'évoque le théâtre -de Calderon, un Luis Perez de Galice par exemple? -Qu'est-il besoin d'ailleurs d'imaginer des causes -mystérieuses à un élan de générosité qu'un -frère aurait eu pour sa sœur, et n'y avait-il pas -toujours eu, entre lui et Charlotte, un lien très -analogue à celui de l'affection fraternelle? Il lui -avait suffi d'entrevoir le rôle de sauveur pour -qu'il l'adoptât aussitôt. La résolution d'arracher -cette créature, si désarmée dans cet instant, à un -péril certain était arrêtée chez lui avant même -qu'ils ne fussent arrivés à la villa, et le moyen -trouvé:</p> - -<p>—«Je vais me mettre au lit,» dit-elle, quand -ils furent dans le petit salon. Comme tout y parlait -de repos et de bonheur: la vérandah ouverte -sur la mer, les fleurs dans les vases, les gaies tentures, -les meubles luxueusement rustiques!</p> - -<p>—«Non, Charlotte,» répondit Moysset. «Tu -<span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span> -vas sonner ta femme de chambre et lui commander -de faire tes malles.»</p> - -<p>—«Mes malles?» répéta la jeune femme stupéfiée.</p> - -<p>—«Oui. Il est trois heures. A cinq nous prenons -le rapide. Je t'emmène à Maligny.»</p> - -<p>C'était le nom d'un petit château en Seine-et-Marne -que le marquis de Fontenay avait cédé à -sa sœur, quand celle-ci s'était mariée.</p> - -<p>—«Tu télégraphieras à ton mari que l'air de -la mer te fait du mal. Ton maître d'hôtel déménagera -la villa. Dans dix jours, dans quinze, si tu -t'ennuies à Maligny, tu voyageras. Mais je ne -veux pas que tu restes à Dieppe, un jour de plus. -Entends-tu. Je ne veux pas. De toi à moi, pas -d'équivoques. Elles sont inutiles. Tu aimes Grécourt. -Il ne t'aime pas. Il se moque de toi en -public, et tu as tellement perdu la tête, que tu ne -sais littéralement plus ce que tu fais. Encore deux -scènes comme celle d'aujourd'hui, tu es déshonorée. -Je ne le permettrai pas. Entends-tu?...»</p> - -<p>Charlotte s'était laissé tomber sur un fauteuil. -Elle se prit la tête dans les mains et elle éclata en -sanglots. Les mots de Frédéric étaient si directs, -si vrais, ils débridaient si brutalement la plaie -dont saignait son cœur, qu'elle en criait de douleur. -Elle n'essaya pas de nier. Elle n'avait pas la -force. Elle était trop misérable.</p> - -<p>—«C'est vrai,» dit-elle à travers ses larmes. -«Je l'aime et il ne m'aime plus. Qu'est-ce que -cela me fait qu'on parle de moi? Qu'est-ce que -<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span> -tu veux que cela me fasse?... Je souffre tant, -mon bon Frédéric! Je souffre tant!... Oui. -Emmène-moi. Emmène-moi... Que je ne voie -plus cette femme!... Mais alors,» continua-t-elle -en se levant, «je le laisse à elle? Moi ici, ma -présence le retient encore. Moi partie, plus rien -ne les gênera... Non. Je ne veux pas, je ne peux -pas partir.»</p> - -<p>—«Tu partiras,» dit Frédéric. «Ma pauvre -enfant, ne comprends-tu pas que c'est le seul -moyen de le ramener, s'il a encore quelque chose -pour toi dans le cœur? En ce moment, ta passion -avouée flatte trop la vanité de cet homme pour -qu'il te plaigne. Tu pars. C'est, pour tout le -monde, et pour lui le premier, la preuve que tu -n'es pas sa chose autant qu'il le croit, le signe -que tu te reprends. Une minute de courage, et -tu es sauvée. Laisse-moi donner les ordres, si tu -n'en as pas la force.»</p> - -<p>Déjà il appuyait sur le timbre électrique, en -demandant:</p> - -<p>—«Combien de fois pour la femme de -chambre?»</p> - -<p>—«Deux fois,» répondit-elle, retombée sur le -fauteuil. Dans son état de détresse nerveuse, comment -eût-elle résisté à la suggestion émanée de -son camarade d'enfance?</p> - -<p>—«Préparez tout de suite les malles de Madame -la comtesse, Marceline,» dit Frédéric à la femme -de chambre. «Mme la comtesse prend le train de -cinq heures. Mon domestique a défait ma malle?»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span> -—«Oui, monsieur,» répondit la femme de -chambre, aussi stupéfiée que sa maîtresse avait -pu l'être tout à l'heure.</p> - -<p>—«Dites-lui qu'il la refasse. Envoyez quelqu'un -mettre tout de suite cette dépêche au télégraphe... -Quelle est l'adresse d'Édouard?» continua-t-il -en s'adressant à Charlotte, et il libella, -le télégramme annonçant, comme il l'avait dit, -que la jeune femme quittait Dieppe pour Maligny, -parce que l'air de la mer l'éprouvait trop.</p> - -<p>—«Est-ce bien comme cela?» ajouta-t-il, en -tendant la feuille à la malheureuse, qui répondit: -« Oui» d'un geste brisé. Marceline, dont l'étonnement -grandissait encore, prit la dépêche. Elle -regardait sa maîtresse, comme pour demander -une explication que celle-ci ne lui donna point. -Quand elle fut hors de la chambre, Frédéric vint -à Charlotte, et lui dit en lui prenant la main:</p> - -<p>—«Tu me remercieras un jour, car je te -sauve tout simplement...»</p> - -<p>—«Tu me tues,» répondit-elle en éclatant de -nouveau en sanglots, «mais tu as raison. Si je -peux le reprendre, c'est comme cela. Ah! Que -c'est dur! Ne me quitte pas d'une minute, je t'en -prie. Toi là, j'aurai encore de la force. Mais -seule?...»</p> - -<p>—«Je ne te quitterai pas,» dit Frédéric.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span></p> - -<p class="subh">IV</p> - -<p>Il était minuit, quand le «neveu» et la «tante» -arrivèrent à Paris. Impossible de gagner Maligny, -sinon le lendemain matin. Ils étaient convenus -que Mme de Russy coucherait à l'hôtel et que -Frédéric reviendrait la prendre dès la première -heure. Il dormit à peine, persuadé qu'une fois -seule, comme elle l'avait prévu, la fièvre de sa -passion la reconquerrait. Et alors?... Aussi son -cœur battait-il, quand il vint la demander à cet -hôtel vers les dix heures. Sa joie fut égale à ce -qu'avait été sa crainte. Mme de Russy était là, -prête à partir, pâle mais résolue. Quand elle -aperçut Frédéric, un peu de rose lui revint aux -joues, un peu de lumière aux yeux, un peu de -sourire aux lèvres.</p> - -<p>—«Tu vois!...» dit-elle enfantinement. Puis -lui prenant la main d'un mouvement caressant -de petite fille: «Que tu as été bon pour moi, mon -ami! Je n'ai fait que penser à cela cette nuit. -Merci, et merci de m'avoir comprise. Tu ne m'as -pas fait de reproche. Je t'aimais bien auparavant, -pas assez encore...» Elle répéta: «Pas assez...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span> -—«Ne suis-je pas ton neveu-frère?» répondit-il: -«Regarde, nous avons un si joli ciel, couleur -de tes yeux... Maligny sera charmant par ce -beau jour bleu...»</p> - -<p>Cette bonne humeur un peu jouée ne cessa pas -durant tout le trajet, qui fut en effet délicieux, -par le bois de Boulogne, le parc de Saint-Cloud, -la fraîche vallée de Marnes, Versailles et les bois. -Il semblait que Charlotte, si raidie, si crispée la -veille, se reprît, se détendît dans la douceur de -ce matin d'été, et dans l'atmosphère de cette -amitié fraternelle qui la protégeait contre elle-même. -Fraternelle? Oui, Frédéric avait été de -bonne foi, en expliquant son dévouement ainsi. -Pourtant la câlinerie émue qu'il avait dans la voix, -depuis ce matin, était-elle vraiment d'un frère? -Un frère aurait-il eu, auprès d'une sœur, cette -demi-fièvre à chaque mouvement de la jeune -femme qui, toute familière, toute confiante, se -rapprochait sans cesse de lui? Était-ce d'un frère -surtout, cette curiosité, à la fois amère et passionnée, -qui le dévorait d'en savoir davantage -sur les détails de cette liaison avec Grécourt à -laquelle il venait d'arracher cette charmante -femme? Pour combien de temps? Cette question -non plus n'était pas d'un frère, posée comme -elle se posait dans la sensibilité de cet homme. -Il s'en rendait tellement compte lui-même, qu'il -causait de tout avec Charlotte, excepté de ce -sujet. Oui. Toute cette matinée et toute l'après-midi -qu'ils passèrent à se promener dans le parc -<span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span> -de Maligny, pas une fois le nom d'Antoine de -Grécourt ne fut prononcé entre eux. Un invisible -témoin de leur tête-à-tête aurait cru qu'il ne -s'était rien passé la veille, que réellement le soi-disant -neveu et la prétendue tante étaient venus -faire un pèlerinage à leurs souvenirs d'enfance -dans ce paisible endroit. Et c'était vrai pour elle. -La maîtresse du roué semblait s'appliquer de -toutes ses forces à mettre, entre elle et les impressions -d'un trop douloureux amour pour un -amant indigne, les plus fraîches images de sa -plus heureuse jeunesse.</p> - -<p>—«Te rappelles-tu?» disait-elle sans cesse -à Frédéric, «une promenade que nous avons -faite là, tiens, dans cette allée avec...» Et elle -évoquait des fantômes: «Il y avait un bouquet -d'arbres ici, qui n'y est plus... C'est peut-être -mieux. On voit le château avec sa jolie nuance -rouge, se refléter tout entier dans la pièce -d'eau... Je regrette tout de même nos arbres!... -Te souviens-tu, quand je me suis échappée, -tiens, dans ce fourré, parce que Casal était venu -de Paris avec un phaéton et un petit groom anglais, -son tigre, comme on avait dit devant moi? -Et, stupide, je m'imaginais qu'il s'agissait d'un -tigre véritable!... Te souviens-tu?...»</p> - -<p>—«Oui, je me souviens,» répondait le jeune -homme et sa mémoire lui montrait en effet, par -delà les années, l'enfant rieuse qu'il avait connue, -avec laquelle il avait grandi, et cette enfant -s'épanouissait maintenant dans la femme adorable -<span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span> -qu'il avait auprès de lui, dont les mouvements -s'harmonisaient aux siens, qui le regardait avec -ses prunelles humides, qui lui souriait avec sa -bouche voluptueuse, qui posait dans le sable des -allées l'empreinte légère de ses pieds si fins. Et -de ce même pas souple, cette femme avait couru -à des rendez-vous cachés, ces lèvres fines s'étaient -pâmées sous les baisers d'un amant, ces longues -paupières aux cils blonds avaient palpité de plaisir -sur ces prunelles extasiées dans des minutes de -complet abandon. Cette femme s'était donnée. -Avec quelle passion, sa folle incartade de la veille -le prouvait trop, ses larmes et le frémissement -dont elle était, maintenant encore, toute vibrante!... -Et voici que le compagnon d'adolescence -de cette amoureuse trahie et désespérée -découvrait, avec un inexprimable mélange de -regrets et d'espérance, qu'à son insu, il avait toujours -eu pour elle des sentiments bien différents -de la simple amitié. Du moins, il croyait le découvrir. -Peut-être, par une illusion rétrospective, -l'image de Charlotte enfant et jeune fille s'éclairait-elle -pour lui des feux du désir qui le possédait -à présent. Car il se sentait, avec épouvante, -la désirer passionnément, éperdument. Qu'était -devenue sa noble et chevaleresque résolution -d'hier, celle de la sauver de son affolement? D'où -cette convoitise soudain déchaînée en lui, rien -qu'à cette idée que Charlotte avait été la maîtresse -d'un autre? Toutes les vagues émotions sensuelles -qu'il avait pu éprouver, sans les admettre, sans -<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span> -même les soupçonner, durant leur dangereuse -mais innocente intimité de jeunesse, se réveillaient -à chacun de ces: «Te souviens-tu?»... En -même temps, une curiosité malsaine et violente le -poignait, celle de tout savoir de cette aventure qui -avait fait d'elle, entre les bras d'Antoine de Grécourt, -ce qu'elle était aujourd'hui. Frédéric reculait -devant cette basse et salissante enquête, il en -avait honte, et il essayait de s'étourdir en répondant -aux évocations de sa compagne, par des évocations -pareilles. Lui aussi, reprenait, quand elle -se taisait: «Te rappelles-tu?...» Ah! Ce n'étaient -pas les chastes, les gracieuses réminiscences de -leur commune naïveté qu'il aurait voulu qu'elle -se rappelât et qu'elle lui rappelât... C'étaient les -scènes qu'elle avait traversées pour en arriver à -son action d'hier, ses joies, ses douleurs, tout un -passé dont Frédéric était jaloux maintenant, -comme s'il eût aimé Charlotte... Mais oui. Il l'aimait! -Il l'avait toujours aimée! Il s'en apercevait -quand il était trop tard,—trop tard pour l'épouser,—trop -tard pour avoir d'elle ce premier -baiser qu'il aurait pu cueillir, alors qu'ils erraient -tous deux dans la liberté de leur demi-parenté, -sous les branches de ces arbres,—trop tard -pour avoir d'elle-même cette virginité de la sensation -passionnée, qui peut faire l'orgueil du premier -amant. C'était un tumulte en lui qu'il finit -par ne plus dominer. Il tomba dans un silence -qu'elle ne pouvait pas ne pas remarquer. Le soir -arrivait. Ils étaient assis sur un banc de pierre -<span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span> -dans un coin du parc aménagé pour avoir une -vue sur une partie de cette divine vallée de Chevreuse, -aux horizons sauvages et doux comme -son nom. Pas un souffle d'air ne remuait les feuillages -des bouleaux et des chênes, autour d'eux:</p> - -<p>—«Qu'as-tu?» demanda Charlotte à Frédéric, -après être restée un peu de temps taciturne, elle-même.</p> - -<p>—«Tu veux le savoir?» répondit-il, d'une -voix qui s'étouffait.</p> - -<p>—«Oui,» fit-elle.</p> - -<p>—«J'ai que je t'aime,» dit-il, «et que je ne -le sais que depuis vingt-quatre heures. Oui,» continua-t-il -sauvagement, «je t'aime...» Et, l'attirant -contre lui, toute saisie, toute paralysée par -cet éclat brutal d'une passion si complètement -inattendue, il appuya sa bouche sur la bouche -de la jeune femme qui essaya une seconde de se -débattre, et elle finit par lui rendre pourtant son -baiser, en disant:</p> - -<p>—«Ah! c'est mal, Frédéric, c'est si mal!...»</p> - -<p>Puis, brusquement, sauvagement, elle aussi, -elle s'arracha de cette étreinte. Elle s'était levée, -frissonnante, et, comme pour secouer son égarement, -elle passa les mains sur ses yeux:</p> - -<p>—«C'est moi maintenant, qui te dis ce que tu -me disais hier. Frédéric, il faut que tu partes... -Il le faut, pour notre honneur à tous deux...»</p> - -<p>—«Hé bien!» répondit-il, en se levant à son -tour, «je partirai.»</p> - -<p>Ils se regardèrent, après s'être prononcé ces -<span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span> -paroles de courage,—et ils reprirent le chemin -du château, sans ajouter un mot. Ils venaient de -lire dans les yeux l'un de l'autre, qu'en dépit de -cette résolution, le jeune homme ne partirait pas. -Ils y lisaient aussi ce qui devait arriver, et ce qui -est arrivé: cette folie du désir allumé dans les -veines du «sauveur», s'était communiquée, -dans cet ardent baiser, à la femme trahie et trop -émue au plus intime de son être, pour que sa -volonté n'en fût pas toute troublée, toute déconcertée. -Ils avaient lu encore, dans cet ardent et -terrible regard, qu'ils allaient être l'un à l'autre, -d'une possession douloureuse et comme criminelle. -L'amour le plus empoisonné est celui qui -naît d'une rencontre entre des rancunes affolées -d'une maîtresse outragée et les sensualités d'une -jalousie. Où est l'antidote contre ce venin?</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span></p> -<p class="subh">III<br /> -<span class="xs">LE PASSÉ</span></p> - -<p>J'avais dîné, ce soir-là, dans une maison où -l'on mange bien.—(Cherchez. Vous n'aurez pas -trop de peine à trouver. Elles se comptent.)—Et -pas très loin de l'Arc de Triomphe. Un des -convives était un diplomate récemment accrédité -à Paris. Je l'appellerai, pour lui garder l'<i>incognito</i> -qui me permettra de raconter cette histoire, le -Ministre, tout court. C'était, et c'est encore, grâce -à Dieu, un homme de quarante à cinquante ans, -très beau cavalier, qu'avait précédé, à Paris, un -renom de séduction, justifié par ses manières -charmantes, sa fière tournure, son élégance souveraine, -ce je ne sais quel air à la fois alangui et -viril qui fait naturellement dire de quelqu'un: -«Voilà un héros de roman.» Ses aventures, s'il -avait eu toutes celles que lui prêtait la légende, -appartenaient au passé. Le Ministre était marié -avec une très jolie femme, très insignifiante -d'ailleurs, à laquelle il était irréprochablement -fidèle. Il passait pour être devenu, ou redevenu, -dévot, avec l'âge et le mariage. En outre, il prenait -<span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span> -les affaires de sa légation,—ou de son ambassade, -cherchez encore,—très au sérieux. -C'est dire qu'il n'avait ni le goût, ni le temps, de -suivre le mouvement de notre littérature contemporaine. -Aussi avais-je été assez étonné, pendant -le dîner, de le voir se mêler à une discussion -sur la dernière œuvre de Lucien Desportes. On -sait la place occupée par ce robuste mais dur écrivain -dans le roman actuel, et quelles campagnes -révolutionnaires représentent les livres qui ont -fait son succès: <i>Foyer Libre</i>, <i>la Revanche de -l'Amour</i>, <i>Féminisme</i>, <i>le Justicier</i>. Desportes a tour -à tour défendu, et avec un talent incontestable, -les thèses qui doivent le plus évidemment répugner -à un diplomate de carrière, et au représentant -d'une monarchie, ne professât-il pas, -comme le ministre en question, des principes -ardemment religieux. Chacun de ces quatre romans -est un assaut contre la famille traditionnelle, -soit que Desportes s'attaque, comme dans le premier, -à son indissolubilité, soit qu'il prêche, -comme dans le quatrième, et le plus retentissant, -l'égalité absolue des droits entre les enfants de la -faute et les autres, soit enfin qu'il discute, comme -dans <i>la Revanche de l'Amour</i>, le principe même -de l'héritage. Avec cela, c'est le côté déplaisant -de ce vigoureux écrivain, ce révolutionnaire en -théorie est, en fait, un homme très élégant, qui -fréquente dans la société la plus choisie. Il est du -monde, par sa naissance. Son père siégeait au -conseil d'État, sous l'Empire. Sa mère est née -<span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span> -Prosny, de la vieille famille de ce nom. Et il -suffit de voir Lucien Desportes pour démêler, -dans cet intellectuel de l'anarchie, la finesse -héréditaire d'un aristocrate de sang. Les salons, -qu'aurait dû lui fermer à jamais le scandale de -ses livres, s'ouvrent au contraire à deux battants -devant lui. C'est la mode du jour, ces indulgences, -voire ces engouements d'une société qui -se meurt pour les pires agents de cette mort. Le -Ministre s'était-il laissé gagner à cette mode? Je -ne l'aurais pas cru, d'après ce que je savais de lui, -et les quelques conversations que nous avions eues -ensemble, notamment une où il s'était déclaré le -disciple d'un maître de la sociologie traditionnelle, -qu'il avait connu attaché militaire à Vienne, le -marquis de La Tour du Pin. Aussi demeurai-je -très étonné de l'entendre, ce soir-là, qui vantait -le talent de Lucien Desportes, avec une chaleur -de sympathie presque enthousiaste. Je m'ouvris -de cet étonnement à l'un de mes vieux amis avec -qui je sortais de ce dîner, et tout en remontant -de compagnie, la place de la Concorde. Vous le -connaissez cet ami. C'est Raymond Casal. Aujourd'hui -vieilli, il est plus près, lui, de soixante ans -que de cinquante. Mais cet ancien Beau a la sagesse -de se laisser grisonner très simplement. Et -il n'a jamais été plus plaisant pour moi que dans -cette automne commençante. Il a gardé, cet -homme de plaisir, aujourd'hui assagi, une expérience -si avisée des choses et des gens, une telle -connaissance des dessous vrais de la vie! Il me le -<span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span> -prouva, une fois de plus, en me donnant le mot -de cette petite énigme.</p> - -<p>—«Alors!» me dit-il avec son sourire des -heures de confidence, «vous avez remarqué -cela? Elle est, en effet, assez remarquable, cette -défense de ce libertaire de Desportes, par un -homme qui pense comme Georges. (Il nomma -le Ministre d'un prénom que je change. J'ai -négligé de dire que Casal l'avait connu intimement -autrefois. On verra où et comment.) Mais -le motif en est encore plus remarquable. J'ai -envie de vous conter cette histoire... Vous êtes -bien d'avis, n'est-ce pas,» continua-t-il après un -silence, «qu'il n'y a rien de tel que la jalousie -pour séparer deux hommes jusqu'à les faire se -détester?</p> - -<p>—«C'est classique,» répondis-je.</p> - -<p>—«Vous êtes très persuadé aussi que rien -n'éveille cette jalousie comme le fait d'être remplacé -auprès d'une femme que l'on a passionnément -aimée?»</p> - -<p>—«La haine pour le successeur, c'est classique -encore.»</p> - -<p>—«Hé bien! écoutez,» reprit Casal.</p> - -<p>Il avait allumé un cigare, et nous marchâmes, -par cette belle nuit claire, le long du trottoir des -Champs-Élysées, le temps à peu près de me -détailler une anecdote d'amour cosmopolite rendue -plus pittoresque, par le contraste, dans ce -décor parisien. Les automobiles, les voitures, les -bicyclettes croisaient leur mille feux mouvants -<span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span> -dans l'avenue. Sur toutes les façades des maisons, -des rais de lumière aperçus derrière les volets -fermés, attestaient ce prolongement nocturne de -l'existence qui ne se rencontre qu'à Paris. Les -passants foisonnaient, et surtout les passantes, -dont les galanteries vénales n'avaient certes rien -de commun avec l'anecdote narrée par mon -compagnon.</p> - -<p class="space">—«Je commence par le commencement,» -m'avait-il dit. «Vous savez quelle femme a été le -grand événement de la jeunesse de Georges, -n'est-ce pas?»</p> - -<p>—«J'ai entendu nommer plusieurs personnes,» -répondis-je.</p> - -<p>—«Une seule a compté,» reprit Casal. -«D'ailleurs, il n'y en a jamais qu'une seule qui -compte. Georges a eu pas mal d'aventures avant -de s'être remisé dans le mariage. Il n'a jamais -aimé que lady Julia Wadham.»</p> - -<p>—«On me l'avait nommée aussi, mais dans le -tas.»</p> - -<p>—«Le tas, c'est le tas. Lady Julia, c'est lady -Julia. J'ai été mêlé au début de cette aventure... -Vous ne voyez pas surgir Desportes?» continua-t-il, -en me prenant ma question aux lèvres, si l'on -peut dire. «Attendez... Cela se passait, il y a -seize ans. J'étais allé chasser en Angleterre, à -Melton. Georges y était aussi. Il occupait alors à -Londres le poste de deuxième secrétaire. Il avait -amené, dans cette charmante petite ville du Leicestershire, -<span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span> -six ou sept chevaux, dont il se servait -à merveille. Les affaires de la chancellerie semblaient -peu l'occuper, car, tout en faisant sans -cesse la navette entre Melton et Londres, il trouvait -le moyen de chasser avec nous, trois ou quatre -fois la semaine. Nous montions presque toujours -ensemble. C'est là que j'appris à le connaître. Il -passait pour hautain et même pour fat, je me -rendis compte qu'il était passionné et timide;—pour -libertin, il était romanesque et tourmenté de -scrupules;—pour frivole, il avait, au contraire, -beaucoup étudié, et il s'intéressait, dès lors, à sa -carrière, avec une ambition que contrariait un -amour naissant dont je ne tardai pas à pénétrer le -secret. Aussi n'ai-je pas été trop surpris quand je -l'ai retrouvé à Paris, dans ce rôle de diplomate -très appliqué à sa besogne, d'époux très fidèle à -sa femme et de catholique très pratiquant.»</p> - -<p>—«Vous connaissez la charmante épigramme -du dix-septième siècle?» lui demandai-je.</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>«Pour être divine et humaine,»</p> -<p>«Il faut, en jeunesse, sentir»</p> -<p>«Les plaisirs de la Madeleine»</p> -<p>«Et puis, vieille, s'en repentir...»</p> -</div></div> - -<p>—«Il y a une très malpropre anecdote qui -signifie à peu près la même chose,» fit-il, en -riant. «C'est celle de l'ivrogne en train d'imiter -les Romains de Pétrone, et de transformer le coin -de la rue en <i>vomitorium</i>. Et il dit:—Ce petit -bordeaux! il est bon, même en repassant.—Il y -<span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span> -a du souvenir dans tous les remords, et du -regret. C'est mon opinion de mécréant, et nous -revoici à Desportes. Mais patience encore, et -retournons à Melton. L'existence que nous y -menions était délicieuse. Il n'y a qu'en Angleterre -où l'on jouisse ainsi de la campagne. Nous -chassions tout le jour, avec les gens les plus -agréables. Le soir, nous n'avions qu'à choisir -entre deux ou trois invitations à dîner, soit dans -la ville voisine, soit dans les châteaux ou les -<i>hunting boxes</i> du voisinage. Je constatai vite que -parmi ces invitations qui nous étaient prodiguées, -aucune n'était plus volontiers acceptée par -Georges que celles qui lui venaient de sir John -et de lady Overstone, lesquels avaient chez eux, -à demeure, à Overstone-Lodge, le colonel et -lady Julia Wadham. Elle est encore charmante -aujourd'hui. Mais alors!...»</p> - -<p>—«Je l'ai rencontrée, alors ou à peu près», -interrompis-je, «chez son père, le duc de Killarney, -à mon voyage en Irlande. Je ne pense jamais -à ces beaux lacs, sans la revoir parmi les ruines de -Muncross-Abbey, avec ses cheveux bruns à reflets -roux, ses yeux d'un bleu foncé, son teint de fleur, -le mot est banal, mais il n'y en a pas d'autre, sa -haute et souple taille, et l'air audacieux de ces -grandes dames anglaises qui semblent porter en -elles, et jusque dans leurs caprices les plus extravagants, -toute l'autorité de la pairie. Elle m'a fait une -telle impression à cette époque-là, que je souffre -presque de la rencontrer à présent, quoiqu'elle -<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span> -soit encore admirable. Mais dix-sept années, c'est -un bail!...»</p> - -<p>—«Vous comprendrez donc,» fit Casal, «que -nous en fussions tous un peu amoureux, y compris -votre serviteur. Quant à elle, à peine paraissait-elle -y prendre garde. Elle était familière -et indifférente avec nous tous, comme avec -Georges. Il était déjà son amant. Voici comment -je le devinai. Nous approchions de la fin de la -saison des chasses. L'on organisa ce que l'on -appelle, en termes de sport anglais, le <i>Point to -Point</i>. C'est la traditionnelle course au clocher. -Un parcours de six milles à travers le pays était -tracé en forme de triangle. Trois drapeaux en -marquaient les extrémités, qu'il fallait laisser à sa -droite. Georges montait son cheval favori, un -Irlandais bai. Ah! quel sauteur que ce cheval! Il -avait toutes les chances de gagner, en dépit d'une -quinzaine de concurrents, tous de durs cavaliers. -Quand on vous dira d'un Anglais qu'il monte dur, -très dur, <i>he rides very hard</i>, soyez sûr qu'il s'agit -d'un fier casse-cou. Nous étions un lot de spectateurs -à suivre la course, les uns sur des <i>hacks</i>, les -autres sur des <i>poneys</i>. Je vous fais grâce des péripéties. -A un moment, comme si j'y étais, je revois -le tableau: la course débouchait sur un plateau -tout découpé en carrés par de petites haies. Les -chevaux étaient encore bien ensemble. Georges -se tenait bon troisième. Il se ménageait pour la -fin. Son cheval allait à son aise, galopait et sautait -sans se fatiguer, quand, au milieu d'un champ, -<span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span> -les sabots lui manquèrent tout à coup. Il roula, -puis se releva, et repartit à vide, laissant son -cavalier étendu. Je me trouvais, par hasard, près -de lady Julia. Elle se retourna vers moi, pour me -dire, d'une voix que l'émotion rendait rauque: -«Il a du mal.» Et elle mit son cheval au galop, -dans la direction de l'endroit où s'était produit -l'accident. Je la suivis. Après avoir franchi deux -haies, nous arrivâmes à une barrière refermée. -Je m'élançai à bas de mon cheval, pour l'ouvrir. -Comme je m'effaçais et laissais passer ma compagne, -je vis des larmes couler sur ses joues. Elle -voulut m'expliquer son trouble. «S'il lui arrivait -malheur,» dit-elle, «je ne me le pardonnerais -pas. C'est moi qui l'ai poussé à courir. J'étais si -sûre qu'il gagnerait...» Je remontai à cheval, -tandis qu'elle balbutiait cette maladroite excuse. -Nous repartîmes au galop. Encore quelques foulées, -et nous approchions de l'endroit où l'habit -rouge de Georges, toujours immobile, mort peut-être, -faisait une tache sinistre sur le gazon. De -tous côtés, des cavaliers accouraient, parmi lesquels -le colonel Wadham. A l'instant où je me -retournais vers ma compagne, pour l'avertir que -son mari était là, je m'aperçus que ses larmes -de tout à l'heure avaient fait déteindre par place -sa voilette. Ce signe de l'émotion qu'elle avait -éprouvée pouvait la perdre. «Une branche a -déchiré votre voilette,» lui dis-je; «ôtez-la.» -Elle me regarda de ses grands yeux, encore -humides. Tout son sang lui monta au visage. Elle -<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span> -avait compris que j'avais compris, et que je l'avertissais -pour que d'autres ne comprissent pas. -Quelques minutes plus tard, je la regardai de -nouveau à mon tour. Elle avait ôté son voile, et -allait à visage découvert.»</p> - -<p>—«Et elle ne vous en a pas voulu de ce secret -ainsi surpris?» m'enquis-je.</p> - -<p>—«Un peu,» répondit-il. «Ce secret d'ailleurs -cessa bien vite d'en être un, précisément à -cause de cet accident. Georges s'était réellement -fait beaucoup de mal. Il fut transporté à <i>Overstone-Lodge</i>, -par les soins de lady Julia qui mit à le soigner, -pendant les jours qui suivirent, cette ardeur -dont vous parliez. A partir de cette époque, elle -commença de négliger les précautions dont le -début de leur liaison avait été entouré. Les bavardages -de quelques rivaux évincés firent le reste. -Et mon ex-ami, car lui aussi eut la petitesse de me -battre froid, à cause de ma perspicacité, devint le -<i>fancy-man</i> en titre de la belle lady. Cette aventure -trop affichée lui a valu une renommée de Don Juan -peu méritée. Il en a été, de lui, comme de ces -femmes qu'une liaison très notoire compromet -plus que cinquante secrètes. Celle-ci dura, je vous -l'ai dit, six années entières. Que se passa-t-il à la -fin de ces six années? Je n'en sais rien. Un beau -jour, Georges, qui était devenu premier secrétaire -puis conseiller d'ambassade sur place, fut -envoyé en Perse. Sur sa demande, ou non? Je -l'ignore. De Perse, il est allé à Washington. Il -s'est marié, et le voilà.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span> -—«Et nous voilà, nous, bien loin de Desportes -et de ses romans,» insinuai-je.</p> - -<p>—«J'y arrive,» reprit Casal. «En même -temps que Georges quittait l'Angleterre, le colonel -Wadham quittait les <i>guards</i> et se présentait au -Parlement. J'ai toujours vu un rapport entre ces -deux faits, en apparence très étrangers l'un à -l'autre. Lady Julia voulait se consoler. Elle avait -eu l'idée de lancer son mari dans la politique, -pour y trouver une distraction au chagrin d'une -rupture dont je n'ai jamais pénétré les détails. Le -colonel fut nommé. Il dut son élection à sa -femme. Il a couru sur elle et sur son rôle dans -cette campagne, toutes sortes d'anecdotes, à -l'époque. Je ne vous en dirai qu'une. Lady Julia -était dans un taudis du Shropshire,—le comté où -se présentait le colonel,—à demander, pour lui, -la voix d'un électeur. Celui-ci se faisait prier, -objectant que le colonel était un richard, un paresseux.—«Détrompez-vous,» -dit Lady Julia. -«Le colonel ne cesse de penser à vous tous. Il se -lève à six heures, tous les matins, pour étudier -vos réclamations.»—«A six heures?» s'écria -le rustre. «Alors, s'il vous quitte d'aussi bonne -heure, madame, belle comme vous êtes, c'est un -imbécile.»</p> - -<p>—«Ce qui prouve,» fis-je, «que, par tous -pays, Jacques Bonhomme est Jacques faux-Bonhomme.»</p> - -<p>—«Lady Julia ne fut pas de votre avis. Du -moins il faut le croire. Cette campagne électorale, -<span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span> -au lieu de la dégoûter du peuple, fit d'elle une -socialiste convaincue. Elle n'a pas cessé, depuis -lors, de s'associer au mouvement de ce parti du -travail, qui va grandissant Outre-Manche...»</p> - -<p>—«Et d'une manière,» interrompis-je, «que -je jugerais inintelligible, si je ne savais pas que -l'homme est un animal déraisonnable. Être né -Anglais, et vouloir toucher à l'Angleterre, ce chef-d'œuvre -de la nature politique! Et la fille d'un -duc!...»</p> - -<p>—«Ne l'en blâmons pas,» reprit Casal en -hochant la tête avec une indulgente philosophie. -«Si lady Julia n'avait pas eu la toquade du socialisme, -ce <i>fad</i>, comme disent ses compatriotes, -elle n'aurait pas connu Lucien Desportes. C'est -par la communauté des idées que ces deux pseudo-anarchistes, -le romancier élégant et la grande -dame, ont été rapprochés. Tant et si bien que Desportes, -quand il va à Londres, descend chez les -Wadham, qu'il passe des semaines entières dans -leur château du Shropshire, et qu'il est devenu -l'amant d'une des jolies cousines de lady Julia. -Pour lady Julia elle-même, elle n'a jamais aimé et -n'aura jamais aimé, dans sa vie, que Georges. Seulement, -cela, moi, je le sais, et Georges ne le sait -pas. Pourquoi? Parce qu'il n'a pas cessé, lui non -plus, d'être amoureux de lady Julia, ce qu'il ne -sait pas davantage. Il a beau s'être marié avec une -femme qu'il croit chérir, être devenu ambitieux, -et s'écraser de besogne pour arriver plus haut -encore, dévot et craindre l'enfer, chaque fois qu'il -<span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span> -pense à son ancienne maîtresse. Il ne fait que -penser à elle. Comme il arrive quand l'imagination -travaille autour de quelqu'un, il se construit des -romans à son sujet d'autant moins vérifiés qu'il ne -prononce jamais son nom. Lucien Desportes est -un de ces romans. Voilà tout...»</p> - -<p>—«Alors il croit qu'entre lady Julia et -Lucien...»</p> - -<p>—«... Il y a une liaison? Oui. Avez-vous -observé comme le hasard semble, quelquefois, -vouloir nous mêler à la vie de certaines personnes? -Il était écrit que j'assisterais comme -témoin aux divers épisodes de cette histoire-là. -Pas à tous, puisque je ne connais rien du plus intéressant: -la rupture. Mais j'ai vu naître l'incident -Desportes. L'automne dernier, j'allai aux Granges, -chez Candale, pour tirer quelques faisans, et passer -deux jours. Georges s'y trouvait avec sa femme. -Le premier jour, la chasse fut très belle, et la -Ministresse chassa avec nous. Le soir, arrivèrent -pour dîner, par le même train, lady Julia Wadham -et Desportes. A dîner, le ministre et sa femme -furent placés, naturellement, à droite, lui, de notre -hôtesse, elle, de notre hôte. Lady Julia était à -gauche de celui-ci, en sorte qu'elle se trouvait en -face de Georges. Desportes, qui lui avait donné le -bras pour la conduire à table, était assis à côté -d'elle. De ma place, je les apercevais tous les -quatre, et les souvenirs que je viens de vous raconter -me remontaient à la pensée. Je revoyais le -paysage de chasse des environs de Melton, et les -<span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span> -deux jeunes gens d'alors devenus les personnages -mûrs d'aujourd'hui. Elle avait beaucoup changé. -Elle était plus forte, plus haute en couleur, le -buste plus opulent, les cheveux plus <i>auburn</i> encore. -Heureusement elle ne s'était rien mis dans -les yeux. Ils étaient bien demeurés les mêmes, -avec ce regard hardi et candide, profond et enfantin, -que je lui avais toujours connu. Chez lui, -au contraire, le regard s'était le plus modifié. Il -était à peine vieilli, un peu maigri, mais ses prunelles -avaient pris une expression réfléchie qu'elles -n'avaient pas jadis. L'homme de Sport avait cédé -la place à l'homme d'État. Sachant ce que ces -deux êtres avaient été l'un pour l'autre, je me -demandais ce qu'ils ressentaient à figurer ainsi, -vis-à-vis l'un de l'autre, à ce dîner d'apparat. Et -je fus tout près de conclure qu'ils ne ressentaient -rien du tout. A maintes reprises leurs yeux se -rencontrèrent sans que je pusse y saisir la trace -d'une gêne. Vers la fin du repas, cependant, -je crus remarquer que le diplomate causait -bien distraitement avec Mme de Candale, et que -son attention se concentrait sur lady Julia et son -voisin Desportes, lesquels bavardaient, en effet, -avec une extrême familiarité. Quand une Anglaise -se met à être <i>informal</i>, elle est très <i>informal</i>. Et -vous ne vous offenserez pas si je vous dis que les -artistes ne sont jamais tout à fait des hommes du -monde.»</p> - -<p>—«Je ne prendrai pas cela pour une critique,» -fis-je, en riant.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span> -—«Ce n'est pas une critique non plus que j'ai -entendu formuler,» dit Casal. «Je voulais vous -faire comprendre comment l'éveil fut donné à -Georges. Un ministre d'une grande cour étrangère -n'a pas eu beaucoup d'occasions d'être renseigné -sur ces grands enfants gâtés que sont, à Paris, -les écrivains à la mode. Il était donc trop naturel -qu'il interprétât l'attitude de Desportes auprès de -lady Julia, dans un sens parfaitement faux. Je vis -nettement une teinte de tristesse se répandre sur -son visage. Jusqu'ici, rien que de très simple. Ce -qui m'étonna, ce fut de le voir, après le dîner, -qui s'approchait de Desportes, avec une expression -de bienveillance dont je pensais d'abord -qu'elle était jouée. «Il a fait des progrès dans son -métier,» me dis-je. Mais non. Je dus me convaincre -bientôt que cette expression était sincère. -Dès ce soir-là, j'acquis ces deux évidences: Georges -était absolument persuadé que Desportes était son -successeur dans les bonnes grâces de la belle lady, -et, au lieu d'en vouloir à ce rival posthume, il -éprouvait pour lui une irrésistible et profonde -sympathie. <i>Le nouvel amant lui représentait cette -femme à laquelle il n'avait jamais cessé de rêver.</i> -J'aurais mille preuves à vous donner de cette -anomalie sentimentale. Quand vous rencontrerez -ces deux hommes, dans le monde, observez-les. -L'ancien amant manœuvre toujours pour arriver -à causer avec celui qu'il croit l'amant actuel. -Vous l'avez entendu défendre, à table, des livres -qui devraient lui faire horreur. Vous le verrez -<span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span> -serrer la main de leur auteur, et vous appréciez -le comique de cette étreinte. C'est comme s'il -voulait lui dire: «N'est-ce pas qu'elle est charmante?» -Je m'attends qu'un de ces jours, il -fasse donner, à Desportes, un des ordres de son -pays. Est-ce curieux, avouez?»</p> - -<p>—«J'avoue surtout que c'est une amusante -construction,» fis-je, malicieusement.</p> - -<p>Je connais Casal. J'étais sûr qu'en ayant l'air -de douter de son diagnostic, je le piquerais au vif -de son amour-propre, et qu'il s'ingénierait à me -donner une preuve indiscutable de sa perspicacité. -Et puis, s'il disait vrai, il y avait là, réellement, -un petit problème de nature humaine à -regarder de plus près. Pourquoi l'ancien amant -de lady Julia réagissait-il, devant celui qu'il -croyait son successeur, d'une manière si paradoxale? -L'écrivain était un animal moral, social -et même physique d'une tout autre espèce que le -diplomate. Cette radicale différence expliquait-elle -cette absence de jalousie? Peut-être le ministre -eût-il détesté un successeur qui lui eût ressemblé -en quelque point. N'y a-t-il pas aussi des -hommes totalement réfractaires à la jalousie, et -que le partage ne bouleverse pas de ce frisson -qui jette Othello dans une crise d'hystéro-épilepsie? -Le Ministre était-il du nombre? Mais -d'abord Casal ne se trompait-il pas?</p> - -<p>—«Oui,» insistai-je, «êtes-vous très sûr, en -premier lieu, qu'il n'y a rien entre lady Julia et -Desportes?»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span> -—«Sûr comme nous sommes place de la Concorde,» -répondit-il.</p> - -<p>—«Êtes-vous sûr, bien sûr que le Ministre -croit qu'il y a quelque chose?»</p> - -<p>—«Tout aussi sûr. Il en a parlé à une de mes -amies, pour la faire causer. Elle n'était pas renseignée, -et elle l'a laissé dans le vague. Mais,» -ajouta-t-il, en regardant sa montre, «je dois -monter au cercle. Je n'ai pas le temps de discuter -le cas plus longtemps avec vous. D'ailleurs les -phrases sont les phrases, et je suis pour les faits. -Pouvez-vous dîner avec moi, un des soirs de la -semaine qui vient? Oui? Hé bien! je vous écrirai -le jour. Il y aura le Ministre. Vous serez à côté de -lui. Vous lui parlerez de Desportes. Vous me le -promettez?...»</p> - -<p class="space">Je promis. Et dix jours plus tard, je dînais en -effet au Petit Club avec l'ancien amant de lady -Julia et quelques autres seigneurs sans importance, -priés par Casal. Il m'avait placé à côté de -son ancien compagnon des chasses de Melton, auquel -je ne manquai pas, sur un clignement d'yeux -de notre amphitryon, de poser, à ce moment, la -question convenue. Je le fis, j'ai honte d'en convenir, -de la façon la plus gauche. Et mon interlocuteur -m'aurait professionnellement méprisé, -à fort juste titre, s'il avait pu soupçonner la -vérité.</p> - -<p>—«Je viens de lire <i>le Justicier</i> de Lucien Desportes,» -lui dis-je, à brûle-pourpoint. «Croiriez-vous, -<span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span> -monsieur le Ministre, que je ne connaissais -pas ce roman?»</p> - -<p>—«Vous n'y perdiez guère,» me répondit-il. -«C'est une drôle de coïncidence. Je l'ai, moi aussi, -non pas lu, mais relu, cette semaine. J'avais -trouvé cela bien, une première fois. Je m'étais -trompé. Décidément, c'est très médiocre, et, vraiment, -le sujet a quelque chose de répugnant.»</p> - -<p>Je regardai Casal, qui me regardait. A travers -la table, il n'avait pas perdu un mot de notre -conversation, et il souriait à son verre de champagne -sec, qu'il leva en signe de triomphe, pour -le vider d'un trait, en esquissant un geste imperceptible, -qui me disait: «A votre santé!»</p> - - -<p class="space">—«Était-ce une construction, cette fois?» me -souffla-t-il à l'oreille, comme nous nous levions -pour passer au salon où l'on fume. Il m'avait pris -le bras, en me retenant, une minute en arrière. -«J'ai trouvé le moyen de causer de lady Julia -Wadham avec lui.» Et il me montrait le dos du -diplomate qui nous précédait. «J'ai fait la bête, -et tout en me laissant questionner, je lui ai -démontré qu'il n'y avait jamais rien eu, entre elle -et Desportes, que de la simple camaraderie. C'est -le mot propre pour deux anarchistes. Et vous avez -vu ce qu'est devenue sa sympathie pour votre -confrère?»</p> - -<p>—«C'est Desportes qui sera étonné, quand -ils se rencontreront, et que la poignée de main -aura changé!»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_284"> 284</a></span> -—«Il y aurait quelqu'un de bien plus étonné,» -conclut Casal, en montrant le Ministre, de la -pointe du cigare qu'il venait de tirer de sa poche. -«Ce serait lui, si on lui racontait pourquoi il a -aimé les romans de ce Monsieur, et pourquoi il -ne les aime déjà plus. Demain, il les exécrera... -Et c'est heureux qu'il ne sache le secret ni de -sa sympathie passée ni de son aversion présente. -Il serait capable d'aller se confesser des deux -comme d'un péché.»</p> - -<p>—«Aurait-il si tort? Rappelez-vous l'anecdote -que vous m'avez contée sur le petit bordeaux...»</p> - -<p>—«Juste!» dit-il, et pour me rendre ma -politesse, il murmura le dernier vers de l'épigramme -sur la Madeleine:</p> - -<p class="quote">«Et puis vieille, s'en repentir...»</p> - -<p>en tirant une longue bouffée de son havane...</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_285"> 285</a></span></p> -<h2 class="normal">VI<br /> -<span class="medium">DAISY</span></h2> -</div> - -<p class="subh">I</p> - -<p>Quand Mme Fauvel pensait à Pierre Vivien, -elle éprouvait une douceur singulière à se ressouvenir -d'un très humble détail de leurs relations. -Elle y voyait le signe que l'amitié de -Pierre pour elle n'était pas un amour déguisé. -Cette évidence lui permettait de se livrer sans -défense à son goût pour la conversation de ce -charmant homme. Elle ne pouvait pas l'aimer: -elle avait trente ans à peine, et lui, il était -bien près d'en avoir soixante. Mais, à soixante -ans, un cœur d'homme peut encore être victime -de ces passions tardives, d'autant plus violentes, -d'autant plus douloureuses, qu'elles sont sans -espoir, et Brigitte Fauvel n'était pas une coquette. -Elle n'appartenait, ni de près ni de loin, -à la catégorie de ces Célimènes que l'argot de -notre époque dépeint du nom cyniquement expressif -d'allumeuses. Il y avait de la loyauté dans -<span class="pagenum"><a id="Page_286"> 286</a></span> -ses clairs yeux bleus, qui n'auraient pas eu pour -l'hôte quasi-quotidien de son petit salon de l'avenue -Montaigne ce regard tendre et caressant, si -elle n'avait pas été très certaine que les assiduités -de Vivien chez elle décelaient une sympathie très -partiale, très vive, mais absolument étrangère à -toute émotion sentimentale. En eût-elle jamais -douté, elle en aurait trouvé la preuve dans les -gâteries que son visiteur prodiguait à un autre -familier du salon,—plus favorisé encore que -lui; car celui-là ne quittait guère la jolie Mme Fauvel.—Celui-là, -ou mieux celle-là. C'était une -petite épagneule de race anglaise, de cette variété -que l'on appelle des Blenheim, par allusion au -château historique des Marlborough, où se conserve -le type le plus pur de la race. La fine et -intelligente bête ne représentait pas seulement -un exemplaire choisi de son espèce, avec ses -grands yeux noirs, d'une expression presque -humaine, en saillie des deux côtés de son nez -écrasé, son front bombé, ses oreilles pendantes, -et les soies blanches de son pelage tachetées de -fauve. Elle avait été donnée autrefois à Brigitte -par quelqu'un qui, lui aussi, pendant des années, -avait paru tous les jours avenue Montaigne, pour -des motifs moins désintéressés que ceux de Pierre -Vivien. Mal mariée avec un homme d'affaires qui -ne l'avait épousée que pour sa fortune, et dont -elle était complètement séparée en fait, quoiqu'ils -vécussent officiellement sous le même toit, -Mme Fauvel avait eu, dans sa vie, une liaison, -<span class="pagenum"><a id="Page_287"> 287</a></span> -commencée, comme tant d'autres, sur la coupable, -mais romanesque espérance d'une durée -indéfinie, et brutalement terminée par un abandon. -Le héros de cette banale aventure avait -quitté Brigitte pour une amie de la jeune femme, -et dans des conditions cruelles. Celle-ci n'avait -pu assez bien cacher sa souffrance à l'implacable -inquisition du monde. Elle avait été tout à la fois -délaissée et déshonorée. La délicate et respectueuse -pitié dont Vivien avait su l'entourer dans -ces durs moments avait rendu plus intimes entre -eux des relations, jusque-là plutôt superficielles. -L'homme de cinquante-six ans avait deviné le -drame moral traversé par l'abandonnée. Et celle-ci -en avait éprouvé une reconnaissance si émue -qu'elle s'était laissé aller à cette douceur d'être -plainte.</p> - -<p>—«Quand vous reverra-t-on?» avait-elle -commencé de dire à Pierre, au terme de chaque -visite.</p> - -<p>—«Mais, cette semaine,» avait-il commencé -de répondre. Puis: «Mais, après-demain.» -Puis: «Mais, demain.»</p> - -<p>Puis elle ne lui avait plus rien demandé. Et il -était tout naturellement venu, chaque jour, vers -deux heures. Il était presque sûr, à cet instant-là, -de trouver Mme Fauvel encore seule. C'était, -pour le célibataire vieillissant, une impression -délicieuse que l'approche du petit hôtel où il -était sûr de rencontrer une telle grâce d'accueil. -Le seul aspect de la maison lui était comme -<span class="pagenum"><a id="Page_288"> 288</a></span> -une promesse d'amitié. Tout lui plaisait de ces -visites: le salut familier du concierge l'avertissant -par une petite inclinaison de tête que -Mme Fauvel était chez elle; le geste du valet -de chambre le débarrassant de sa canne et de -son pardessus avec l'empressement des vieux -serviteurs pour un intime du logis; la physionomie -des choses autour de lui, tandis qu'il -montait les marches de l'escalier, parmi les tableaux, -les tapisseries et les plantes vertes,—oui, -tout, jusqu'aux bonds affectueux par lesquels -Daisy, c'était le nom de la petite chienne, -lui souhaitait la bienvenue. Elle le regardait de -ses larges prunelles, dressée sur ses pattes de -derrière, et appuyant sur lui celles de devant. -Elle mendiait ainsi une caresse que Pierre Vivien -lui donnait indulgemment, et il s'asseyait sur le -même fauteuil—son fauteuil,—dans le même -angle de fenêtre si c'était l'été, de foyer si -c'était l'hiver, tandis que Brigitte Fauvel, clignant -un peu ses paupières, frangées de cils -blonds comme ses cheveux, lui disait:</p> - -<p>—«Daisy vous aime plus qu'elle ne m'aime. -Elle ne me fait jamais de ces fêtes.»</p> - -<p>—«Elle m'aime parce qu'elle voit combien -je suis votre ami,» répondait Pierre, et il mettait -à flatter la tête dressée du joli animal, une complaisance -qu'il n'aurait pas eue, si Daisy lui eût -représenté un rival heureux dans le passé. Donc il -n'était pas amoureux de Mme Fauvel. S'il l'avait -été, le fantôme de l'autre se serait dressé devant -<span class="pagenum"><a id="Page_289"> 289</a></span> -lui. Il savait que la petite épagneule avait été rapportée -d'Angleterre à Brigitte par Albert Dehandy, -l'ancien amant. Ces déraisonnables jalousies autour -des objets les plus insignifiants sont la signature -vraie des passions cachées, et l'ancienne -maîtresse de Dehandy avait le droit de se dire:</p> - -<p>—«C'est vrai qu'il est réellement mon ami, -rien que mon ami.» Et, songeant aux heures de -détresse qu'elle avait subies, par le fait de celui -de qui elle tenait la fine Daisy, elle ajoutait mentalement:</p> - -<p>—«Et comme les hommes sont meilleurs -dans l'amitié que dans l'amour!»</p> - -<p>Peu s'en fallait que le souvenir de ses chagrins -passés—si passés et pourtant si présents, même -après trois années,—ne lui donnât un mouvement -d'humeur contre l'innocent animal.</p> - -<p>—«Mais non,» se disait-elle; «la pauvre n'y -est pour rien.»</p> - -<p>Et elle caressait rêveusement la petite Blenheim, -à son tour.</p> - -<p class="subh">II</p> - -<p>Était-ce une anomalie que cette affection de la -femme outragée et trahie pour le seul témoignage -qu'elle gardât de la liaison rompue? Non. -C'était la preuve qu'elle n'oubliait pas les heures -<span class="pagenum"><a id="Page_290"> 290</a></span> -d'ivresse goûtées avec l'amant infidèle. L'anomalie -était ailleurs, dans cette affection de -Pierre pour la vivante relique d'un passé qu'il -ne pouvait pas ne pas haïr. Car il savait bien, lui, -ce que Brigitte Fauvel ne voulait pas savoir, qu'il -était profondément épris d'elle. Hélas! il l'était -avec cette affreuse lucidité de l'homme vieillissant, -lorsque la vanité ne lui fait pas désapprendre, -pour son propre compte, les vérités les -plus certaines, celles qu'il a constatées tant de -fois chez les autres. A un certain âge, on n'est -plus jamais aimé d'amour. Cette évidence n'avait -pas empêché que Pierre ne se laissât toucher -jusqu'au plus intime de son cœur par le charme -prenant de Brigitte. Mais ç'avait été sans illusion. -Il y avait, chez lui, une extrême maîtrise de soi, -jointe à une expérience très avertie. Son métier -et sa nature s'étaient réunis pour en faire un -homme très surveillé, très désenchanté et cependant -très tendre. Ancien diplomate, il avait, -dans une carrière un peu errante, beaucoup -observé et peu vécu. Il n'avait pas rencontré, -durant sa jeunesse, la femme à côté de laquelle -les autres femmes s'effacent pour toujours, dans -l'avenir comme dans le passé. Il avait aimé, -jamais complètement, absolument. Ces sensibilités -masculines déçues par les circonstances, -semblent garder une réserve d'émotion qu'elles -dépensent, sur le tard, en dévouements romanesques, -comme celui de Vivien pour Mme Fauvel. -D'entrer dans l'intimité morale de cette -<span class="pagenum"><a id="Page_291"> 291</a></span> -délicieuse femme lui avait été une douceur -qu'il s'était juré de ne pas gâter, en y mêlant -des aveux et des désirs qui l'eussent mise, -vis-à-vis de lui, à l'état de défense. Quand -il lui avait posé, pour la première fois, cette -question, en flattant de la main la tête de -Daisy afin de l'apprivoiser: «Oh! la jolie bête! -Où l'avez-vous eue?» son cœur s'était serré à -entendre la réponse: «C'est Dehandy qui me l'a -rapportée d'Angleterre.» Et, tout de suite, il -s'était tendu à ne pas montrer son secret déplaisir. -Il avait affecté d'attirer à lui la petite chienne. -Celle-ci, inconsciente du motif d'une sympathie si -compliquée, s'était frottée à sa jambe, avec la -grâce souple qu'ont ces animaux, dressés de génération -en génération à vivre sur des meubles de -salon, dans une atmosphère de gâterie et de sociabilité. -Puis le geste voulu était devenu un geste -instinctif. Vivien avait fini par ne plus séparer -l'image de Daisy et celle de Brigitte Fauvel. Il -avait pardonné son origine à ce bibelot animé. -Accompagnait-il Mme Fauvel dans quelque -course? Il portait la Blenheim entre ses bras, -pour lui faire traverser sans danger une rue -trop passante, et il ne pensait pas au ridicule dont -il eût été couvert à ses propres yeux, si Dehandy, -debout de l'autre côté du trottoir, l'eût regardé -de ce regard de l'ancien amant, insupportable -au nouveau. Il l'est plus encore à l'amoureux -qui n'a rien eu de cette femme dont l'autre sait -tout. Sensations si âcres! Les imaginer seulement -<span class="pagenum"><a id="Page_292"> 292</a></span> -est une souffrance. Vivien ne se les figurait -même plus quand il s'agissait de Daisy!</p> - - -<p class="space">Cette amitié pour la petite bête, donnée cependant -par l'homme qu'il haïssait le plus au monde, -était donc très sincère, et ce fut pour lui un réel -chagrin quand un jour, arrivé avenue Montaigne, -le concierge lui dit, du seuil de sa loge, avec une -voix importante d'homme du peuple qui annonce -une grave nouvelle:</p> - -<p>—«Monsieur Vivien sait que notre chienne a -été volée?»</p> - -<p>—«Daisy?» interrogea Pierre, avec autant -d'anxiété que s'il se fût agi d'une vraie catastrophe.</p> - -<p>—«Oui,» reprit l'homme. «Ce matin Joseph, -le valet de pied, l'avait sortie comme d'habitude -pour lui faire faire sa petite promenade... Voilà -qu'il laisse la bête dehors pour venir me raconter -une bêtise dans ma loge... Je ne savais pas, moi, -qu'il ne l'avait pas remontée... Nous causons un -peu...—«Faut que j'aille chercher Daisy,» qu'il -me dit. Il ressort. Plus de Daisy. Il l'appelle. Il -siffle. Plus de Daisy... Et le maître d'hôtel qui -nous raconte qu'il était à regarder par la fenêtre, -au second étage et qu'il a vu une dame qui caressait -une petite chienne blanche et feu! Tiens, -qu'il s'est dit: «Une chienne comme la nôtre.» -Et la dame a pris la chienne sous son bras, elle est -partie, et lui qui est resté là, passif, au lieu de -descendre et de courir!... C'est seulement quand -Joseph est monté, en demandant: «Vous n'avez -<span class="pagenum"><a id="Page_293"> 293</a></span> -pas vu Daisy? qu'il a dit: «alors c'est elle -qu'on a volée devant moi?...» Enfin, monsieur, -elle est volée, et bien volée!»</p> - -<p>—«Comment? vous avez laissé voler -Daisy?...» En adressant cette phrase deux -minutes plus tard à l'infortuné Joseph, penaud -et décontenancé sous sa livrée d'antichambre, -Pierre Vivien avait dans la voix le tremblement -d'une rancune presque personnelle. Il faillit en -vouloir à Mme Fauvel en constatant qu'elle -supportait sans désespoir la disparition de la -délicate petite bête, associée pour lui à toutes -les minutes de leur intimité.</p> - -<p>—«Je ne me tourmente pas trop,» disait-elle. -«On l'a prise pour avoir une récompense -en la rapportant. C'est si simple! Elle a son -collier avec son adresse. Ce soir ou demain matin -je verrai arriver quelqu'un qui racontera qu'il a -trouvé la bête dans la rue. Il aura ses cinquante -francs et le tour sera joué.»</p> - -<p>—«Alors, vous ne la faites pas afficher tout -de suite?» interrogea Pierre.</p> - -<p>—«Il sera toujours temps demain ou après -demain...» Et, secouant sa jolie tête avec un -geste d'enfant, comme pour se faire pardonner, -par la grâce de son aveu, un sentiment bien près -d'être mesquin. «Que voulez-vous? ça me fâche -toujours d'être exploitée... Pas pour l'argent, -mais par amour-propre. J'ai l'idée qu'en n'ayant -pas l'air trop pressée de ravoir ma chienne, les -voleurs se diront: On n'y tient pas tant que -<span class="pagenum"><a id="Page_294"> 294</a></span> -cela!... Et alors, ils auront moins de bénéfice. -Ils seront un peu <i>chocolat</i>, comme ils disent dans -leur joli langage. Ce sera toujours autant de -repris sur eux!»...</p> - -<p>—«Vous ne voulez pas me permettre d'aller -faire une déclaration chez le commissaire?» -insista-t-il. «Pensez que la pauvre petite bête -s'est peut-être échappée des mains de la voleuse. -Alors, si quelqu'un l'a ramassée et portée simplement -à la police?... Son collier peut s'être détaché... -Enfin, cela ne vous engage à rien... Elle -est si sensible, si impressionnable!... Quand on -n'aurait qu'une chance de lui éviter une nuit à la -Fourrière, ça vaudrait la peine d'essayer...»</p> - -<p>—«Vous avez raison,» fit Brigitte. «Mais, -vous savez, je ne suis pas du tout mère aux -chiens. Tout de même celle-là était vraiment une -petite personne. Et si vous me la retrouviez -aujourd'hui, je serais très contente.»</p> - -<p class="space">Chez le commissaire du quartier, aucune nouvelle. -Il fallait s'y attendre. Aucune à la Fourrière, -où Vivien se transporta aussitôt. Aucune -à l'asile de Genneviliers. Il s'y rendit le même -jour, quoique la présence de la chienne volée fût -littéralement impossible là, quelques heures après -sa disparition. Le lendemain, mêmes recherches, -même résultat absolument négatif. Mme Fauvel -s'était enfin adressée à une agence de recherches, -et, sur tous les murs du quartier des Champs-Élysées, -de petites affiches se multipliaient, promettant -<span class="pagenum"><a id="Page_295"> 295</a></span> -une forte récompense à qui rapporterait -à l'hôtel de l'avenue Montaigne une chienne de -l'espèce dite Blenheim, âgée, répondant au nom -de Daisy. Brigitte commençait, en effet, si peu -«mère aux chiens» qu'elle se déclarât, à partager -un peu l'inquiétude de son familier. C'était -un sujet de conversation toujours pris et repris -entre eux maintenant: où pouvait être Daisy? -Que faisait-elle? L'avait-on vendue à quelqu'un -qui la traitait doucement? Était-elle au contraire -tombée entre des mains brutales?</p> - -<p>—«Il est pourtant bien invraisemblable qu'on -l'ait volée pour rien? Elle n'est plus assez jeune -pour qu'un marchand en offre un prix supérieur à -la récompense annoncée,» disait Mme Fauvel.</p> - -<p>—«On vous l'aura volée par vengeance,» -disait Pierre. «Ce sera la femme de chambre que -vous avez renvoyée l'année dernière.»</p> - -<p>—«Mais elle est placée en Amérique!» reprenait -Brigitte toujours plus raisonnable que son -vieil ami.</p> - -<p>—«Elle aura profité d'un voyage de ses -maîtres à Paris,» insistait-il, et les suppositions -succédaient aux suppositions jusqu'à un certain -jour,—il y avait déjà quatre mois depuis la -disparition de Daisy,—où Vivien allant à pied -à son cercle rue Boissy-d'Anglas, fut arrêté par -la pluie sous les arcades de la rue de Rivoli. Un -homme promenait, pour tenter les passants, deux -de ces minuscules loups-loups de Poméranie, -véritables diablotins dans un manchon de poils. -<span class="pagenum"><a id="Page_296"> 296</a></span> -C'étaient, ces deux petits chiens, le contraire -même de Daisy: long museau aigu, oreilles -dressées, pattes hautes et nerveuses, la queue -relevée en panache sur le dos, et de petits yeux -enfoncés, dardant un regard de feu follet, agile et -rapide. Cette comparaison par antithèse fut la -cause que l'attention du promeneur se fixa sur -ces deux bijoux vivants. Un des loups-loups, se -voyant regardé, et comme s'il eût voulu solliciter -une délivrance, celle de la tyrannie évidemment -exercée par l'affreux personnage qui les tenait -en laisse, lui et son compagnon, se dressa sur -ses pattes de derrière. Il appuyait ses petites -pattes de devant le long de la jambe du promeneur -compatissant—comme faisait jadis Daisy—et -il cherchait fièvreusement, de ses naseaux -frais, une main que Vivien abaissa vers la tête -intelligente levée vers lui. Il se prit à penser -soudain que la jolie bête pouvait bien avoir été, -comme Daisy, la victime de quelque rôdeur. -Peut-être avait-elle été arrachée à un intérieur -de gâterie pour être maltraitée? Elle était toute -maigre et chétive, même dans son ardeur de -vitalité, et, lui-même étonné par le son de sa -voix et ses propres paroles, Pierre s'entendit dire -au marchand:</p> - -<p>—«Combien demandez-vous de ce Poméranien?»</p> - -<p>—«Deux cents francs,» répondit l'autre.</p> - -<p>—«Les voici,» fit Vivien, et dix minutes plus -tard, au lieu de s'asseoir au cercle à sa table de -<span class="pagenum"><a id="Page_297"> 297</a></span> -bridge, il descendait d'un fiacre à la porte de -l'hôtel de l'avenue Montaigne. Brigitte n'était pas -là. Le temps d'écrire sur sa carte: «Ce n'est pas -Daisy, mais faites bon accueil tout de même à ce -pauvre Fu-Fu.» C'est ainsi qu'il avait baptisé soudain -le petit chien, lequel n'avait cessé, dans ce -court trajet, de trembler de tout son fragile corps, -entre les mains de son nouveau maître. Et cependant, -comme s'il eût déjà compris que cet inconnu -lui était un ami, il commença d'aboyer furieusement -quand Pierre eut refermé la porte, en -recommandant de bien soigner le petit animal -jusqu'à ce que Mme Fauvel rentrât.</p> - -<p>—«Soyez tranquille, monsieur Vivien», -avait répondu le concierge. «Si ce Fu-Fu n'est -pas Daisy, moi je ne suis pas Joseph.»</p> - -<p class="subh">III</p> - -<p>Avez-vous lié dans votre vie commerce d'amitié -avec un chien, un de ces humbles compagnons -dont un poète a pu écrire:</p> - -<p class="quote">Frère à quelque degré qu'ait voulu la nature</p> - -<p>Alors vous comprendrez le demi-remords dont -Vivien fut saisi en recevant le soir même, un -billet de Mme Fauvel. La jeune femme le remerciait -de lui avoir, disait-elle, «remplacé» Daisy. -Il se sentit vaguement coupable envers la disparue -<span class="pagenum"><a id="Page_298"> 298</a></span> -pour avoir introduit dans la maison dont elle -avait été l'heureuse et unique habitante, cet hôte -inattendu. Ce nouveau venu allait coucher sur le -coussin de l'autre, boire du lait dans le bassinet -d'argent réservé à l'autre,—un de ses présents,—sauter -sur les genoux de Brigitte, comme -l'autre. Et le sens de la superstition, ce legs de -tous nos atavismes, est si prompt à se réveiller en -nous: Pierre éprouva cette obscure et pénible -appréhension que les gens du peuple résument si -bien, dans cette formule vulgaire: «Cela me -portera malheur.»</p> - -<p>—«Voilà qui est vraiment par trop enfantin,» -fit-il, en haussant les épaules. Et un autre adage -populaire lui revint, qu'il se répéta, pour exorciser -le fantôme de la pauvre Daisy, soudain -apparue devant sa pensée: «Les bêtes ne sont -pas des gens...»</p> - -<p class="space">Quand nous sommes dans cette disposition singulière, -qui nous découvre, derrière le hasard des -événements, l'action possible des causes occultes, -la moindre coïncidence l'avive et l'approfondit. -Vingt-quatre heures après avoir acheté, sous -les arcades de la rue de Rivoli, le petit loup-loup -Poméranien, et comme Pierre remontait -les Champs-Élysées, il se heurta au coin de -la rue de la Boëtie, contre l'un de ses anciens -collègues de la Carrière, perdu de vue depuis -des années. Vous entendez d'ici les: «Comment? -Vous à Paris?...—Oui, ministre plénipotentiaire, -<span class="pagenum"><a id="Page_299"> 299</a></span> -mon cher ami, me voici ministre!...—Comme -ça nous pousse!...—Vous rappelez-vous -quand...» Et de «vous rappelez-vous» en -«vous rappelez-vous,» les deux diplomates de -marcher ensemble quelques pas, puis quelques -pas encore, jusqu'à un moment où le ministre dit -à Pierre:</p> - -<p>—«Prenons-nous une tasse de thé? J'ai -déjeuné très tôt, et il est cinq heures.»</p> - -<p>Un des innombrables <i>tea-rooms</i> que l'invasion -Anglaise de ces dernières années multiplie dans -Paris, montrait sa porte peinte en vert pâle, et -décorée avec la complication, déjà démodée, du -«modern-style». Quel fut le saisissement de -Pierre Vivien lorsqu'il aperçut, assise à l'une des -tables, et goûtant gaiement, Mme Fauvel, en -compagnie d'un homme de leur monde, M. Victor -Arnoult, dont elle n'avait pas prononcé le nom -deux fois devant lui! Il ne la savait pas liée avec -ce personnage, et ils étaient assez intimes pour -s'installer ainsi, l'un et l'autre, en tête-à-tête. -Mme Fauvel n'avait pas vu entrer Pierre. Et celui-ci, -de la table d'angle où le ministre et lui -s'étaient mis, pouvait l'étudier, sans qu'elle le -remarquât. Il voyait ses gestes, la façon dont elle -remuait la tête. Une glace voisine, lui montrait le -reflet de ce visage dont il connaissait si bien l'expression -amusée ou ennuyée, distraite ou intéressée. -Arnoult racontait à la jeune femme une histoire, -qui la divertissait, sans doute, infiniment, -car elle riait, en portant sa tasse de thé à ses -<span class="pagenum"><a id="Page_300"> 300</a></span> -lèvres, de son rire d'enfant, le même qu'elle avait -eu avec lui, deux heures auparavant. Il lui avait -fait sa visite, comme d'habitude, à trois heures. -Et elle ne lui avait pas parlé de ce goûter! Cette -rencontre lui fut si complètement insupportable, -qu'à peine la première gorgée de thé avalée, il -tira sa montre, et, laissant là son camarade, un -peu étonné d'un si brusque départ:</p> - -<p>—«Ah! mon ami, quel étourdi je fais!... J'ai -oublié que j'avais un rendez-vous. Pourvu que je -n'arrive pas trop tard!... Vous m'excusez?»</p> - -<p class="space">—«Où avais-je la tête?» se dit-il, quand il fut -dehors, et seul, de nouveau. «Cet Arnoult ne lui -fait pas la cour; je le saurais.... Il la lui ferait -d'ailleurs? Je n'ai aucun droit sur elle. Mais il -ne la lui fait pas. Elle l'a rencontré par hasard, -comme moi le ministre. Elle sera entrée dans ce -<i>tea-room</i>. Il n'y avait pas de table libre. Il lui -aura offert de s'asseoir à la sienne. Demain elle -m'en parlera. Et d'ailleurs, cela ne me regardera -pas. Je ne vais pas me mettre à l'ennuyer de mes -jalousies. Ce serait trop grotesque....»</p> - -<p>Ce raisonnement était la sagesse même. Il -n'empêcha pas que, le lendemain, le cœur de -l'ami désintéressé ne battît un peu trop vite quand -il pénétra dans le salon où Brigitte se tenait après -le déjeuner, comme à l'ordinaire. Un arome de -tabac attestait que le mari avait allumé un cigare, -en prenant son café, dans cette pièce, avant de -s'en aller à la Bourse, ou ailleurs, abandonnant -<span class="pagenum"><a id="Page_301"> 301</a></span> -sa femme, qui lui était parfaitement indifférente, -aux intimités, innocentes ou coupables, qu'elle -pouvait avoir. Jusqu'alors, Pierre Vivien avait -trouvé si commode cet effacement absolu de -Fauvel. Il en éprouva soudain une impression -désagréable. C'était la preuve que Brigitte était -très libre, trop libre. Une première fois déjà elle -avait abusé de cette liberté. Allait-elle en abuser -une seconde fois? Arnoult ne lui ferait-il pas la -cour? Et, tandis que Fu-Fu, ne reconnaissant plus -son acheteur de l'avant-veille, jappait contre lui -avec la colère d'un chien dépaysé, cette question -se posait dans l'esprit de Vivien. Il riait cependant. -Il racontait sa journée d'hier, moins l'épisode -de son entrée dans le <i>tea-room</i>, afin de provoquer -des confidences pareilles. Et son amie commençait -de lui raconter aussi son après-midi et sa -soirée, en se taisant également du goûter pris en -compagnie de Victor Arnoult. Pourquoi?</p> - -<p>—«Oui, pourquoi?...» se demandait Pierre, -en descendant l'escalier. Ce point d'interrogation -une fois surgi dans sa pensée n'en devait plus disparaître. -Comment en secouer l'obsession grandissante? -Il avait beau se dire qu'il n'était pas -jaloux, il l'était, et tout de suite il commença de -s'adonner à cette inquisition involontaire, la -plus douloureuse de toutes et la plus lucide, -qui ne peut se retenir d'interpréter les moindres -signes. On croirait qu'une puissance maligne se -complaît à les multiplier, ces signes! Une semaine -s'était à peine écoulée, et Pierre était -<span class="pagenum"><a id="Page_302"> 302</a></span> -arrivé à savoir que Mme Fauvel voyait Arnoult -presque tous les jours, à son insu, qu'elle visitait -avec lui des musées et des expositions, -qu'elle le retrouvait dans des maisons, où lui, -Vivien, n'allait pas, enfin qu'elle avait, dans -sa vie, une amitié d'homme, à côté de la -sienne. Il apprit aussi que cette amitié était toute -récente. C'était l'explication du silence gardé -vis-à-vis de lui. Il eût dû, s'il avait été logique -avec son parti pris d'une affection désintéressée, -y voir une preuve de l'extrême délicatesse de -Brigitte. Elle avait trouvé le moyen d'être toujours -pareille à son égard. Elle l'avait vu aux -mêmes heures qu'autrefois, aussi longtemps. -Elle s'était tue de cette amitié nouvelle, parce -qu'elle avait bien prévu qu'il en prendrait de -l'ombrage. Et elle avait tout naturellement adopté -le procédé habituel aux femmes quand elles -veulent concilier des choses inconciliables, celui -des tiroirs. Elles mettent bien, quand elles rangent -un meuble à secret, certains bijoux dans un tiroir, -et d'autres, dans un autre. De quoi pouvait se -plaindre Pierre? L'avait-on changé de tiroir? Et -cela n'empêchait pas qu'un mois après la découverte -du tiroir Arnoult, il était le plus malheureux -des hommes, sans avoir d'ailleurs osé rien -en faire paraître à Brigitte Fauvel. Il avait trop -peur de découvrir que le tiroir Arnoult n'était -autre que l'ancien tiroir Dehandy, et que la -jeune femme avait pris un nouvel amant. Encore -une fois, il ne se fût pas reconnu le droit de -<span class="pagenum"><a id="Page_303"> 303</a></span> -s'en offenser. Le seul indice de son intime mécontentement -était une aversion, presque une horreur, -pour qui? pour la petite bête qu'il avait -lui-même offerte à sa subtile amie, pour le loup-loup -de Poméranie, dont l'entrée avenue Montaigne -avait coïncidé exactement avec la révélation -dont il souffrait. Cette antipathie se -manifestait si comiquement que Mme Fauvel ne -pouvait s'empêcher de s'en amuser.</p> - -<p>—«C'est pourtant vous qui me l'avez donné», -disait-elle, «et vous avez l'air d'en être -jaloux!...»</p> - -<p>Hélas! ce n'était pas du preste et charmant -animal, si léger dans ses élans, si vif, si spirituel, -que le titulaire du tiroir Amitié A était jaloux. -C'était du tiroir Amitié B. Mais était-ce bien -Amitié qu'il fallait lire sur l'étiquette? En constatant -que Mme Fauvel ne voulait pas comprendre -sa mélancolie évidente, Pierre se le demandait -souvent, trop souvent, et chaque fois avec une -peine plus profonde.</p> - -<p class="subh">IV</p> - -<p>Sur ces entrefaites, il se produisit un incident -absolument inespéré. Un matin la femme de -chambre entra chez Mme Fauvel, les yeux -brillants, le visage bouleversé par une émotion -joyeuse:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_304"> 304</a></span> -—«Madame, madame,» balbutiait-elle, dans -son saisissement de cette nouvelle extraordinaire, -«Daisy est retrouvée!»</p> - -<p>—«Daisy est retrouvée?» fit Brigitte, tout en -flattant de la main Fu-Fu, qui mordillait le ruban -rose pâle passé aux poignets de la chemise de soie -de sa maîtresse. Il ne soupçonnait guère la -menace que le retour de l'ancienne favorite représentait -pour sa volontaire et capricieuse petite -personne.</p> - -<p>—«Oui, madame. C'est toute une histoire. -Madame sait qu'hier elle a dit à Joseph d'aller de -grand matin porter un paquet de livres chez la -sœur de madame, rue de Varenne. Il s'est mis en -retard. Arrivé place des Invalides, il a vu à l'horloge -de la gare qu'il n'avait plus trop le temps -d'aller et de revenir. Alors il appelle un fiacre, et -qu'est-ce qu'il voit sur le siège, entre les jambes -du cocher? Une tête de chien qui lui fait dire:—«On -croirait Daisy.»—Il va pour caresser la -bête, elle le lèche! Il regarde davantage. Il se dit: -«Mais c'est elle.» Il demande au cocher: «Comment -l'avez-vous eue?»—«Je l'ai trouvée couchée -sous une porte de hangar à Billancourt! un soir -qu'il pleuvait en vrai déluge. Elle était maigre. -Elle avait l'air de mourir de faim et de froid. Je l'ai -ramassée et gardée. Mais si elle est à vous... C'est -une gentille bête et bien douce... Seulement elle -ne joue jamais...» Alors Joseph est allé chez la -sœur de madame avec la voiture. Il est revenu -avec. Il n'y a pas de doute. Madame, c'est Daisy. -<span class="pagenum"><a id="Page_305"> 305</a></span> -Elle a cette petite déchirure à son oreille que lui -avait fait Tom. Madame se rappelle? Madame -veut-elle qu'on la lui amène? Madame verra -comme elle est changée, comme elle a souffert!»</p> - -<p>—«Mais oui; amenez-la tout de suite, tout de -suite,» s'écria Brigitte Fauvel. «Et prenez Fu-Fu. -Mettez-le dans la lingerie qu'ils ne se disputent -pas aussitôt...»</p> - -<p>Quelques instants plus tard, la camériste rentrait, -apportant dans ses bras la pauvre chose, -souillée de boue, déjetée de misère, qu'était devenue -la coquette, la fine, la souple Daisy, la -jolie Blenheim, habituée à prélasser ses poils -soyeux sur les coussins de l'automobile. La robe -crottée, les yeux chassieux, les oreilles garnies -de touffes en grumeaux, la bête de luxe se présentait -avec la physionomie lamentable d'un -chien d'aveugle. Elle s'était ignoblement salie à -se tenir entre les sabots fangeux du cocher, à se -vautrer dans la paille de l'écurie. Maintenant, -stupéfiée du miracle qui la faisait soudain se -retrouver dans le décor de son ancienne existence, -elle regardait autour d'elle, comme hébétée de -ce fantastique changement. Elle hésitait, ne -sachant pas si elle rêvait ou non. Toutes les -images de ces quatre derniers mois passaient -sous son front bombé, que décorait toujours la -tache fauve—signe de sa noble race. Où était-elle -allée depuis que la voleuse l'avait ramassée -sur le trottoir de l'avenue Montaigne? Pour -qu'elle ne fût restée entre aucune des mains qui -<span class="pagenum"><a id="Page_306"> 306</a></span> -avaient dû la posséder, il fallait que ces mains -eussent été brutales et méchantes. Avait-elle été -vendue à des gens qui l'avaient livrée en pâture à -des enfants tourmenteurs? L'avait-on confiée à -des domestiques qui lui allongeaient des coups de -pied, emprisonnée dans des chenils de marchands, -où d'autres bêtes plus fortes la mordaient? -Avait-elle erré à travers les rues, éperdue, attaquée -au passage par de cruels caniches, cherchant -sa vie à même les tas d'ordures, grelottant de -froid par les nuits mauvaises, comme celle où le -cocher charitable avait eu pitié d'elle? Quelles -visions hantaient ses larges et profondes prunelles, -au regard plus humain encore, tandis que -sa douce maîtresse de jadis l'appelait par ce nom -qu'elle n'avait plus jamais entendu: «Daisy! -Daisy!» Et tout d'un coup, le flot des souvenirs -de son existence heureuse lui envahissant le cerveau, -l'exilée se précipita vers le lit avec des -aboiements d'ivresse et des bonds de reconnaissance -émue, et elle déchirait les draps de ses -ongles trop longs, tachant la fine batiste, s'accrochant -aux dentelles, griffant la soie fragile du -couvre-pied, au désespoir de la femme de -chambre, qui s'écriait:</p> - -<p>—«Ah! non, madame! Non!... Que madame -ne la laisse pas monter sur le lit. Elle va tout -salir, tout gâter...»</p> - -<p>—«Ça ne fait rien», disait Mme Fauvel, en -souriant. «Pauvre petite Daisy! Oui, comme -elle a souffert!... Faites donner cent francs au -<span class="pagenum"><a id="Page_307"> 307</a></span> -cocher... Vous reviendrez vite et on la lavera... -J'espère qu'elle fera bon ménage avec Fu-Fu. -Pauvre Daisy! Mais elle est vraiment trop sale... -Tenez, prenez-la, et que Joseph la lave tout de -suite...»</p> - -<p>—«Eh bien!» disait-elle quelques heures -plus tard à Pierre Vivien stupéfait, en lui montrant -la chienne couchée sur le tapis du petit -salon. «Vous la reconnaissez? C'est votre amie -Daisy. On l'a retrouvée... Elle n'a pas pris bon -caractère dans ses aventures. Elle n'a rien voulu -manger. Et voyez, elle s'est mise dans ce coin de -la fenêtre, cachée derrière les plis des rideaux. -Elle m'avait fait fête au premier moment. Elle ne -me regarde plus. Elle ne me répond plus. Tout -cela depuis qu'elle a découvert l'existence de -Fu-Fu... Et lui, au contraire, il est si gentil avec -elle! Il ne demande qu'à jouer...»</p> - -<p>Et comme s'il eût voulu fournir un commentaire -indiscutable à ce témoignage de sa maîtresse, -le Poméranien allongeait ses pattes à -terre, et, posant son museau aigu sur elles, il -jappa doucement d'abord, puis vivement, du -côté de la boudeuse. Celle-ci, roulée en boule, -son mufle caché à demi dans sa fourrure maintenant -toute blanche, ouvrit un instant les yeux -sans bouger, pour les refermer. Sur le tapis, -à côté d'elle était un morceau de sucre que -Mme Fauvel lui avait tendu et qu'elle n'avait pas -pris. Celle-ci le ramassa et le tendit de nouveau -à l'animal.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_308"> 305</a></span> -—«C'est extraordinaire,» dit-elle. «Fi! la -vilaine jalouse! On ne te prend rien, pourtant, -ma Daisy. Je te gâterai comme je te gâtais. -Allons, mange ce sucre. Sois douce...»</p> - -<p>Vaines flatteries de langage et de geste, auxquelles -la bête continua d'opposer une attitude -non pas d'hostilité, car sa queue remua lentement, -mais d'indifférence systématique. Visiblement, -tant que l'autre animal serait là, elle ne -consentirait pas à communiquer avec leur commune -maîtresse. Elle lui donnait à choisir entre -elle et l'étranger.</p> - -<p>—«Non,» reprit Mme Fauvel, répondant -tout haut au reproche muet de ce refus et de -cette immobilité. «Non. Je ne le renverrai pas. -Tu entends. Je ne le renverrai pas...» Et, prenant -dans ses bras le loup-loup, elle l'embrassa -câlinement en l'emportant avec elle pour aller -s'asseoir dans son fauteuil accoutumé, tandis que -Vivien lui disait:</p> - -<p>—«Je ne me pardonnerai jamais de vous -avoir apporté cet affreux Fu-Fu.»</p> - -<p>—«Et moi, je suis trop contente de l'avoir,» -répondit la jeune femme. «Je déteste la jalousie. -Il n'y a pas de sentiment qui me paraisse plus -mesquin et plus bas,—surtout,» insista-t-elle, -«surtout quand on ne vous prend rien.»</p> - -<p>—«Vous appelez cela ne lui rien prendre?» -dit Pierre en regardant, tour à tour, du côté de la -petite Blenheim puis du petit Poméranien.</p> - -<p>—«Mais quoi?» fit-elle.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_309"> 309</a></span> -—«Vous lui prenez la douceur de vous suffire,» -osa-t-il répondre. «Ah! ne pas suffire à -quelqu'un,» répéta-t-il, «je comprends comme -c'est dur, allez, depuis que... moi non plus... je -ne vous suffis plus...»</p> - -<p>—«Et moi,» dit-elle en rougissant, «je ne -vous comprends pas.» Elle avait dans les yeux -pour lui répondre une si invincible obstination! -Le pli creusé entre ses fins sourcils blonds exprimait -un mécontentement si près d'être une colère! -L'ami jaloux ne continua pas. Oh! Si! Elle -l'avait compris, mais elle ne voulait pas plus le -comprendre, qu'elle ne voulait comprendre les -susceptibilités de la chienne revenue au gîte. -Cette réplique et ce regard, c'était le double tour -de clef donné au tiroir.</p> - -<p class="subh">V</p> - -<p>—«Ah! monsieur Vivien,» disait, le jour suivant, -le concierge de l'hôtel, avec un visage -bouleversé, comme Pierre se préparait à entrer -dans le vestibule. «Vous ne savez pas le malheur? -Notre Daisy? Qui est-ce qui aurait cru -cela? Elle s'est sauvée. Oui, monsieur. Ce matin, -comme j'ouvrais la porte, je l'ai vue qui filait, -filait... Il faut croire qu'elle avait été bien -heureuse chez son cocher, car elle s'est arrêtée -<span class="pagenum"><a id="Page_310"> 310</a></span> -devant une voiture, pour essayer de sauter sur -le siège. Elle croyait que c'était lui. C'était une -brute, celui-là, monsieur, et qui lui a allongé un -coup de fouet. Elle a roulé sur le pavé. Juste à -ce moment une automobile arrivait à toute vitesse. -Et alors...»</p> - -<p>—«Elle a été écrasée?»</p> - -<p>—«Oui, monsieur. Une si jolie bête, et juste -après qu'on nous l'avait rapportée! On n'a pas -osé le dire à madame. On a pensé que monsieur -Vivien la préparerait mieux...»</p> - -<p>—«Moi?» dit Pierre. «Et justement je -venais vous demander de prévenir madame -qu'elle ne m'attende pas aujourd'hui. Nous -devions sortir ensemble, et j'ai un empêchement...»</p> - -<p class="space">—«En voilà un drôle de pistolet,» fit le -concierge, redevenu sincère, quand son interlocuteur -fut reparti sans entrer. «J'ai cru -qu'il allait pleurer, lui, sur cette sale petite -chienne!... L'imbécile! Il ne sait pas!...» Et, se -ressouvenant de l'époque où Dehandy avait apporté -Daisy dans la maison, le mauvais serviteur, -qui avait l'esprit aussi malveillant que simpliste, -se mit à rire. «Et Dehandy était un beau gars -au moins, au lieu que celui-ci!... Ah! comment -madame a-t-elle pu le prendre?...» Puis, regardant -le dos un peu voûté de Vivien, qui s'éloignait -le long de l'avenue Montaigne, il haussa -les épaules. Qu'aurait-ce été s'il avait pu deviner -<span class="pagenum"><a id="Page_311"> 311</a></span> -que les assiduités du visiteur quotidien n'avaient -jamais été récompensées, même d'un baiser, et -ce que représentait de si délicatement jeune dans -ce cœur de plus de cinquante ans, cette pitié -pour la jalouse et pauvre Daisy?</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_312"> 312</a></span></p> -<h2 class="normal"><span class="large">VII</span><br /> -<span class="medium">LE DERNIER ROLE</span></h2> -</div> - -<p class="subh">I</p> - -<p>—«Il est bien mal, n'est-ce pas, monsieur le -docteur?» demanda le vieil homme au jeune -médecin.</p> - -<p>Celui-ci, un grand garçon roux, au regard -hardi, à la bouche heureuse, se préparait à monter -dans la voiturette automobile qui lui servait à -ses visites et qu'il conduisait lui-même. Il eut un -hochement d'épaules, regarda du côté de la maison -dont il sortait, pour s'assurer qu'il n'était pas -épié. Puis, brutalement:</p> - -<p>—«Fichu!» répondit-il. Et, sans autre -commentaire, il empoigna de son bras robuste le -levier d'embrayage et le tira vers lui. Le moteur -commença de haleter en grinçant, et le médecin, -installé sur le siège, les mains au volant, -partit en faisant de la tête un signe d'adieu à -son interlocuteur qui demeurait là, immobile, à -regarder lui aussi la petite maison, gaie et -<span class="pagenum"><a id="Page_313"> 313</a></span> -claire sous le soleil de cette matinée de printemps. -C'était la classique demeure du rentier -dans une vieille cité de l'Ile de France. Elle -était située dans une des rues de Nemours, pas -très loin de la Halle et tout près de ce bras du -Loing, dit des <i>Petits-Fossés</i>, qui sillonne la ville et -longe l'hospice, avec son campanile mi-gothique -et mi-Renaissance. Cette maison avait deux -étages, chacun percé de trois fenêtres. Les volets -peints en brun se rabattaient sur des feuillages -de plantes grimpantes si fraîchement vertes à -cette époque de l'année! Un jardinet s'étendait -devant le perron. Deux grands lilas épanouis y -dressaient leurs branches chargées de grappes de -fleurs violettes qui frémissaient dans l'air bleu. -Une énorme boule déformante et un jeu de tonneau -se voyaient dans une allée. L'arrêt de mort -prononcé par le médecin contre l'hôte de cet -asile, prenait, par le contraste, une signification -plus sinistre. Quelle cruauté gratuite de la nature -que cette condamnation d'un être auquel suffisait -une existence vouée à des divertissements de -cette innocence! L'ami fidèle qui contemplait -cette maison sentait ce contraste plus vivement -encore, par les souvenirs que cette fin prochaine -d'un compagnon de sa jeunesse évoquait -en lui. Leur première rencontre remontait à un -demi-siècle. Ils étaient alors élèves au Conservatoire. -L'un et l'autre avaient, depuis, fait -carrière de comédien, dans des voies un peu -différentes. Les noms de guerre qu'ils avaient -<span class="pagenum"><a id="Page_314"> 314</a></span> -pris résumaient, à eux seuls, ces différences. -L'un, le propriétaire condamné de la petite maison, -avait eu un prix de tragédie. Il était entré à -l'Odéon d'abord, puis au Théâtre-Français, où il -avait vieilli dans les emplois subalternes, faute -d'un vrai tempérament. Sur son extrait de baptême, -il s'appelait très modestement Dubois; -pour le public, il était Brizard. Il avait relevé le -nom de cet illustre tragédien vanté par Lemercier: -«Le vieux Brizard, dont la stature était -théâtrale, la tête majestueuse, les mains paternelles, -et qui, sans art, faisait sortir le pathétique -de ses entrailles...» L'autre, celui qui -allait survivre, avait mué en Valville son nom -peu reluisant de Dupin. Cette étiquette de l'ancien -répertoire ne l'avait pas empêché d'aller de -plus en plus dans un sens opposé à celui de son -camarade. Lui aussi était entré à l'Odéon, mais -pour passer de là au Vaudeville et aux Variétés. -On se rappelle les triomphes que son étourdissante -fantaisie lui valut d'abord dans les jeunes premiers, -puis dans les amoureux quinquagénaires -d'Halévy et de Meilhac. Il avait été l'incarnation -même du viveur sentimental et ironique, naïf et -blasé, délicat et quasi-falot de ce spirituel théâtre,—image -d'une société qui déjà n'est plus, celle -du second Empire prolongée dans la troisième -République. Tout finit, même la vogue des comédiens, -et l'illustre Valville avait connu, comme -l'obscur Brizard, la mélancolie de la représentation -d'adieux. Les deux acteurs étaient demeurés -<span class="pagenum"><a id="Page_315"> 315</a></span> -des amis intimes, malgré la diversité de leur -genre, et, ce qui fait l'éloge de leur cœur, celle -de leur succès. Tout jeunes encore, ils avaient -épousé les deux sœurs, alliance qui les avait encore -rapprochés. Devenus veufs l'un et l'autre, -ils avaient adopté, pour s'y retirer, la même ville, -cette antique Nemours qui exerce sur la gent -théâtrale un inexplicable et tout puissant attrait. -Ils avaient acheté deux maisons dans la même rue, -il y avait à peine dix-huit mois, comptant bien -installer là, sur le bord du Loing, une petite province -du pays de Monomotapa, comme dans la -fable:</p> - -<p class="quote">Deux vrais amis vivaient<b>...</b></p> - -<p>Et presque tout de suite, Dubois, dit Brizard, -avait commencé de donner les signes d'un de -ces dépérissements progressifs que les plus ignorants -en pathologie doivent remarquer. Son teint -était devenu jaunâtre, la saillie des veines sur son -front s'était faite plus forte et plus flexueuse; ses -joues se creusaient; sa parole hésitait. Le docteur -consulté,—ce même médecin automobiliste qui -venait de dire son laconique «fichu!»—avait -prononcé un nom de maladie redoutable et mystérieux:</p> - -<p>—«Il fait de l'<i>artério-sclérose</i>. Il a beaucoup -fumé sans doute?»</p> - -<p>—«Lui, docteur Marmier? Il avait déjà l'horreur -du cigare au Conservatoire...»</p> - -<p>—«Le petit verre, alors? Hein! Avouez...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_316"> 306</a></span> -—«Il n'a jamais bu que de l'eau.»</p> - -<p>—«Et les belles dames? Les coulisses?...»</p> - -<p>—«Ah! docteur, Brizard était un mari parfait... -Et je vous jure que les coulisses ne sont pas -ce que vous croyez.»</p> - -<p>—«Il a eu des émotions, alors, de grands -chagrins, ou bien il s'est surmené?...»</p> - -<p>—«Une montre, docteur Marmier, c'était -une montre! Lever à la même heure, déjeuner à -la même heure, et rue de Richelieu, vous savez, -il ne se la foulait pas... Ah! si ç'avait été boulevard -Montmartre!... Mais dans la boîte à -Molière...»</p> - -<p>Et le vieux comédien du boulevard avait eu un -geste. Quel geste! Celui d'un grognard de la -Grande-Armée parlant d'un garde national.</p> - -<p>—«Alors, ce sera simplement la rouille de la -vie, comme a dit si justement Peter,» avait repris -Marmier. Quand les médecins ne comprennent -rien aux causes d'une maladie, ils prononcent -sentencieusement une formule. Du temps de ce -Molière, dont Valville faisait sans respect le -patron d'une «boîte», cette formule était en -latin. Aujourd'hui, c'est quelque citation d'un -maître, rédigée dans cette rhétorique d'un pittoresque -brutal que la Faculté emprunte volontiers -à la littérature réaliste. «Mais l'athérome permet -une longue survie,» continua-t-il, «et M. Brizard -est à Nemours dans des conditions idéales: vie -paisible, bon air, régime sobre, laitages, viandes -blanches, légumes, un peu d'hydrothérapie modérée. -<span class="pagenum"><a id="Page_317"> 317</a></span> -Avec vingt jours par mois d'iodure de -sodium, je vous le retape, vous verrez...»</p> - -<p>Valville avait vu, tout au contraire, son camarade -jaunir davantage, les joues du malheureux -se creuser encore, son dos se voûter. Puis brusquement -était apparu l'un des symptômes les plus -terrifiants pour l'entourage de ces malades-là: des -accès répétés d'angine de poitrine, Brizard immobilisé -soudain par une atroce douleur irradiant du -cœur vers le cou et le bras gauche, pâle, trempé -de sueur, incapable de respirer, de parler, et, dans -ses prunelles, l'angoisse de la mort imminente. Le -docteur Marmier appelé d'urgence, avait ausculté -longuement le vieux tragédien, puis il avait prononcé -de nouveau une parole, trop claire et trop -obscure à la fois, pour ne pas porter à leur comble -les appréhensions de Valville:</p> - -<p>—«J'ai peur d'un anévrisme de l'aorte,» -avait-il dit. «Pas d'émotions, surtout. Il n'en a -pas eu ces temps-ci?»</p> - -<p>—«Et quelles émotions voulez-vous qu'il -ait?» avait demandé le fidèle ami.</p> - -<p>—«Tant mieux! Allons, tant mieux!» avait -répondu le médecin d'un air incrédule. «Il ne va -pas trop souvent à Paris?»</p> - -<p>—«Lui? Une ou deux fois par mois, quand -on donne une tragédie dans son ancien théâtre. -Ç'a été sa seule passion, la tragédie, la seule... Je -vous affirme, docteur, que vous vous faites une -idée très fausse de l'existence des artistes.»</p> - -<p>Marmier avait hoché la tête. Rien de sommaire -<span class="pagenum"><a id="Page_318"> 318</a></span> -comme la psychologie d'un médecin qui n'est -pas très intelligent. Ce métier, dont on croirait -qu'il doit développer au suprême degré le sens de -l'observation, semble au contraire l'oblitérer chez -les praticiens médiocres, qui ne pensent plus que -par cases. La nécessité de se décider vite sur des -individus qu'ils n'ont matériellement pas le temps -d'étudier explique cette disposition d'esprit. Marmier -s'était fait son type «acteur». Bon gré, mal -gré, il fallait que Brizard y rentrât. Il ne croyait -donc pas aux protestations de Valville. Il y avait -aussi en lui une autre case, celle des visites à dix -francs. Il avait commencé de les multiplier, de -plus en plus inquiet,—disons-le pour ne pas trop -calomnier la fréquence de ses auscultations.—Les -crises d'<i>angor pectoris</i> s'étaient d'ailleurs multipliées, -elles aussi, chez le malade. Marmier, -assez bon diagnosticien, avait vite reconnu que -l'aortite chronique, révélée par ces crises, approchait -du dénouement. Ce matin-ci, l'extrême -angoisse de Brizard, le refroidissement des extrémités, -la petitesse et l'irrégularité du pouls, lui -avaient paru annoncer une rupture imminente du -cœur. Il avait tenu parole à Valville, qui, dès les -premiers jours, lui avait demandé de ne pas lui -cacher la vérité:</p> - -<p>—«J'ai peut-être eu tort,» songeait-il, tandis -que sa voiturette l'emportait à travers la campagne -verdoyante du mois de mai, du côté de -Château-Landon et de ses pittoresques rochers. «Il -va lui parler, et à quoi bon?... Mais ce sont leurs -<span class="pagenum"><a id="Page_319"> 319</a></span> -affaires... Il est capable de vouloir que son camarade -meure dans le giron, pour faire croire aux -gens d'ici que MM. Valville et Brizard sont de -vertueux bourgeois. Ces cabots, quels mythomanes!»</p> - -<p class="subh">II</p> - -<p>Hélas! personne au monde ne méritait moins -que le pauvre comédien des <i>Variétés</i> ce qualificatif -créé par un maître de la psychiatrie, le -docteur Ernest Dupré, pour désigner les menteurs -professionnels. Oui. Il était bien un peu «cabot». -On n'échappe pas à son métier. On n'a pas -impunément figuré, des années durant, tous les -La Musardière, les Boisgommeux, les Montflambert, -les La Goupillière. Vous reconnaissez les -noms dont cet aimable Meilhac et ce spirituel -Halévy baptisaient volontiers leurs viveurs vieillissants.—C'est -ainsi que, retiré dans cette villégiature -de Nemours, il avait «pioché», pour parler -son style, une tenue de Parisien à la campagne:—guêtres -grises sur des souliers jaunes, pantalons -gris à petits carreaux, veston bleu boutonné d'un -seul bouton, cravate Lavallière en foulard souple -à bouts lâchement noués, chapeau de feutre mou -au bord de devant rabattu savamment, gants de -fil souple, parasol de soie bise doublée de soie -verte. Et quand il se promenait le long du Loing, -<span class="pagenum"><a id="Page_320"> 320</a></span> -la ligne de sa silhouette projetée sur le sol clair -lui faisait se dire mentalement, avec un orgueil -professionnel:</p> - -<p>—«Ce que ça y est, tout de même! Ce que -c'est le bonhomme!»</p> - -<p>Mais le cœur qui battait sous ce gilet de coutil,—choisi -avec quel art!—était un cœur tout -simple, un cœur d'enfant, et quand il traversa le -petit jardin pour aller rendre visite à son ami, -après avoir entendu le verdict cruel du médecin, -de véritables larmes roulaient sur les joues du -pauvre Valville. Elles mouillaient sa moustache -toute blanche, qu'il arborait fièrement, comme -une revanche du masque glabre qu'il avait dû -garder si longtemps. Il les essuya d'un coin de son -mouchoir, quand la servante fut venue à son coup -de sonnette. Le visage de cette fille exprimait -les sentiments contradictoires qu'éprouvent les -domestiques à la veille du décès probable d'un -maître. Ils vont perdre une place et ils n'osent -pas faire des démarches pour en trouver déjà une -autre. La commune humanité s'émeut en eux -devant l'approche de l'agonie, et il s'y mélange -une curiosité involontairement cruelle, la naïve -importance de participer à un événement dont le -voisinage s'occupe. Un fond d'indifférence persiste,—car -enfin c'est un étranger que le maître -qui va mourir.—«Me mettra-t-il sur son testament?» -Cette idée allume un petit éclair de cupidité -dans le regard et en complique encore l'expression -déjà si obscure. La Mariette, c'était le -<span class="pagenum"><a id="Page_321"> 321</a></span> -nom de la femme de charge promue chez Brizard -au rang de gouvernante, devança les questions du -visiteur, en lui disant:</p> - -<p>—«Il n'y a pas moyen de le faire se tenir au -lit. Il s'est levé...»</p> - -<p>—«Je vais l'obliger à se recoucher,» répondit -Valville, qui gravit prestement l'escalier intérieur,—quelques -marches, mais Brizard pouvait -à peine les descendre et les remonter depuis -plusieurs semaines. Il refusait cependant d'habiter -la pièce du rez-de-chaussée qu'il appelait pompeusement -le salon. Les murs de l'escalier racontaient, -pour qui le connaissait bien, la raison de -ce refus. Ils étaient garnis, du haut en bas, de gravures -qui représentaient ou des portraits d'acteurs -ou des scènes de théâtre: les Lekain, les Clairon, -les Adrienne Lecouvreur, les Talma, faisaient de -cet escalier en pierre grise une humble succursale -des couloirs et du foyer de la célèbre Maison -de la rue de Richelieu. Cette passion du -métier se révélait davantage encore dans la -chambre à coucher où se tenait le malade. Elle -était littéralement tapissée avec les souvenirs de sa -carrière, si peu glorieuse. Ah! Ce n'avait pas été -faute de foi et de persévérant labeur. Tous les -Horace et les Félix, les Titus et les Manlius, -les Flaminius et les Sertorius, les Burrhus et les -Héraclius de la tragédie classique avaient été -consciencieusement tenus à chaque occasion par -ce dévot de ce genre démodé, et il pouvait se -regarder dans vingt portraits à tout âge, ici vêtu -<span class="pagenum"><a id="Page_322"> 322</a></span> -du laticlave, là en cuirasse et une main sur une -épée courte, ailleurs siégeant sur la chaise curule, -plus loin haranguant des conjurés. Quelques-uns -de ces portraits étaient de simples photographies, -agrandies démesurément; d'autres, des peintures. -Le soin que Dubois, dit Brizard, avait pris -de les commander et de les conserver, achevait -de démontrer l'importance attachée par lui aux -soirées où il avait réalisé un peu de son rêve de -jeune homme, conçu à l'époque où il obtenait -son second prix au Conservatoire. Le glorieux -diplôme était là, encadré, comme aussi deux couronnes -en métal doré offertes au tragédien au -cours de tournées en province. Des bouquets -séchés et fanés, avec des rubans à inscriptions, -remémoraient quelques représentations plus brillantes. -Des glaives en faisceaux et des casques -romains, astiqués comme des pièces d'argenterie, -reflétaient le soleil qui entrait par la fenêtre. Il -miroitait encore, ce gai soleil, sur des plaques de -verre à l'abri desquelles jaunissaient des cartes -de visite, portant le nom de personnages connus -et des formules de félicitations bien banales. Elles -ne l'étaient pas pour Dubois, dit Brizard, qui -s'occupait en ce moment à la besogne dont avait -parlé la ménagère. A coups de ciseau, il avait -commencé de taillader la longue barbe blanche -poussée depuis sa retraite, et qui lui donnait l'air -vénérable d'un Joad toujours sur le point de -s'écrier:</p> - -<p class="quote">Où suis-je? De Baal ne vois-je pas le prêtre?...</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_323"> 323</a></span> -Puis il avait pris le blaireau, et il se savonnait -la face aussi vigoureusement que le lui permettait -sa faiblesse. A chaque instant, il devait -abaisser son bras. Cet effort pour tenir sa main -levée épuisait son pauvre cœur. Pourtant, il était -bien décidé à exécuter jusqu'au bout cette opération -qui lui rendrait pour un jour le menton -bleu de sa profession. La lame d'un rasoir ouvert -luisait, à portée de sa main, auprès d'un cuir à -repasser. Ce vieux comédien, au maigre corps -drapé dans une espèce de peignoir de toile rayée, -les pieds pris dans des pantoufles sans quartier, -absorbé ainsi dans ces soins d'une inexplicable -toilette,—pour qui et pour quoi se rasait-il avec -ce soin minutieux, malgré sa douleur?—paraissait -d'autant plus sinistre qu'il avait étalé sur sa -table tous les instruments d'un complet maquillage: -patte de lièvre, boîtes de rouge, -crayons pour les cils. Et la mort était dans -les yeux sinistres d'éclat, dans les pochettes -gonflées des paupières, dans le creux des joues, -à la fois rentrées et tombantes, dans le cou -dont la peau flétrie se plissait comme en des -fanons, dans l'essoufflement du maigre torse -sans cesse tendu pour aspirer un peu d'air, -dans la fatigue infinie de l'attitude et du geste. -Oui, Dubois, dit Brizard, allait mourir et il le -savait. Il salua Valville d'un mot qui ne permettait -pas le doute. C'était, coïncidence ironique, -précisément celui dont le docteur Marmier s'était -servi.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_324"> 324</a></span> -—«Le médecin sort d'ici. Fichu, mon bon!... -Je suis fichu, tu m'entends...»</p> - -<p>—«Je l'ai rencontré,» répliqua Valville, «et -il m'a justement affirmé le contraire. Tu vas -mieux...»</p> - -<p>—«Je te dirai comme Pylade, et ce sera deux -fois vrai:</p> - -<p class="quote">Seigneur, vous me trompiez...»</p> - -<p>—«Alors, je te répondrai comme Oreste:</p> - -<p class="quote">... Je me trompais moi-même.»</p> - -<p>—«Non,» reprit le tragédien en regardant -son ami avec des prunelles si aiguës que l'autre -détourna les yeux. «Tu ne te trompes pas. Marmier -t'a dit la vérité... Mais, mon pauvre vieux, -j'ai entendu ton pas dans l'escalier. Il était -lourd!... Tu prenais le temps de te composer un -visage... Tu as pleuré. Ne dis pas non. Ta moustache -est mouillée... Va, ça y est. Plus de Brizard! -<i>Sacqué</i> une fois pour toutes!...»</p> - -<p>Il eut un sourire courageux pour prononcer ce -mot d'argot, qui signifie congédier, au théâtre -comme à l'atelier. Un Allemand en délire a trouvé -qu'il venait de <i>zucken</i>, forme intensive de <i>ziehen</i>, -tirer. C'est tout simplement l'ouvrier renvoyé -qui reprend son sac. L'acteur, plus savant étymologiste -dans son simple geste que le philologue -d'Outre-Rhin, esquissa le mouvement de quelqu'un -qui prend ses cliques et ses claques, et il -ajouta un: «Enlevez! c'est pesé!...» emprunté -<span class="pagenum"><a id="Page_325"> 325</a></span> -au <i>Courrier de Lyon</i>, qui mit de nouveau les larmes -aux paupières de Valville. Le «Parisien en villégiature» -avait cette bonne grosse sensibilité des -coulisses, prompte aux expansions. Il se tut pour -ne pas se trahir, tandis que le moribond recommençait -de se raser avec une énergie sans cesse -défaillante. De minute en minute sa main retombait -sur ses genoux. Et il disait, expliquant son -étrange acharnement à cette suprême toilette:</p> - -<p>—«Je n'ai pas peur, Valville... J'ai été un -brave homme d'artiste qui n'a fait de mal à personne. -Quand j'arriverai devant le bon Dieu, il -me lira dans le cœur. Il n'y verra rien que de -propre. J'ai fait ma lessive, hier. Je ne te l'ai pas -raconté pour ne pas t'affliger, ma vieille. J'ai vu -le prêtre. Enfin, je suis paré... Mais avant de -passer, je voudrais... Tu vas te payer ma tête, -toi, l'homme des <i>Variétés</i>. Je voudrais jouer la -tragédie encore une fois. Ça m'est venu, en me -regardant ce matin dans la glace. Quand je me -suis vu si maigre, si blanc, j'ai pensé: «Quel -dommage de ne pas avoir eu cette gueule-là -pour mon <i>Mithridate</i>!... Ah! Ce que j'y étais -bon! Tu ne m'y as pas vu... C'était le rôle -que je préférais, à cause de Brizard, mon patron, -le vrai, le grand... Mais tu ne comprends -pas, tu ne peux pas comprendre. Tu n'as jamais -senti la tragédie, toi, Valville...» Il répéta ce -mot emphatiquement, en séparant chaque syllabe: -«<i>La Tra-gé-die!</i> Il n'y a qu'elle qui soit de -l'art, Valville, du théâtre... Le reste...» Il eut -<span class="pagenum"><a id="Page_326"> 326</a></span> -un: «Pfutt!» d'un indicible mépris. «Pardon, -mon ami, tu sais comme j'ai eu de plaisir à tes -succès. Tu avais du talent, Valville, un charmant -talent... Mais la Tragédie, mon ami! <i>La Tra-gé-die!</i> -Lekain, Brizard, Talma!... Enfin, ç'a été la -foi de ma vie, ma religion. Je l'ai défendue souvent -contre toi. Tu m'appelais <i>poncif</i> et <i>pompier</i>. -Je ne discutais pas. A quoi bon? Quand on ne -sent pas cela, on ne le sent pas. Moi je le sentais... -Ah! ce que je le sentais!... J'avais la tradition. -Je l'avais reçue de Fleuret, mon premier -maître. Il la tenait de Barrias, qui la tenait de -Talma. Enfin, Valville, j'ai tant aimé la tragédie -que je serais content, mieux que content, -heureux, tu m'entends, heureux, si je pouvais la -jouer encore une fois, avant de mourir... Ne me -crois pas fou, Valville, je ne le suis pas. Je voudrais -jouer <i>Mithridate</i>... Oh! pas tout, la fin seulement, -avec cette figure... Alors j'ai pensé: mon -petit Valville voudra bien m'y aider...»</p> - -<p>—«Moi?» interrompit l'homme des <i>Variétés</i>, -comme l'avait appelé l'autre, à moitié attendri, à -moitié goguenard, devant une fantaisie qui lui -paraissait si baroque tout ensemble et si macabre... -«Mais comment?»</p> - -<p>—«En me donnant la réplique, voilà tout. -Tu as bonne mémoire encore... Ce que je te -demande, c'est de m'apprendre, d'ici à deux -heures, le rôle de Monime... Ah! ça te changera. -Mais les vers sont si beaux... Tu verras que -ça ne sera pas comique... Et tu m'apprendras -<span class="pagenum"><a id="Page_327"> 327</a></span> -aussi ceux d'Arbate et d'Arcas dans les scènes -quatre, cinq, six et sept du quatre et dans la -scène cinquième du cinq... Mais il faut que tu -saches tout ça d'ici à deux heures. C'est tout juste -si je durerai jusque-là... Est-ce promis, Valville?»</p> - -<p>Il émanait du vieil artiste une telle suggestion, -cette extravagante et suprême imploration d'un -mourant était formulée d'une voix si émue, avec -une ardeur si frémissante que Valville répondit -simplement:</p> - -<p>—«C'est promis. Donne-moi ton Racine. Dans -deux heures, je saurai tout ce bout de rôle de -Mme Monime... Valville-Monime, tu avoueras que -c'est un peu <i>loufoque</i>... Mais...» et il dissimula -derrière cette autre plaisanterie professionnelle -l'émotion qui lui serrait la gorge, «il n'y aura -personne pour <i>m'emboîter</i>.»</p> - -<p class="subh">III</p> - -<p>—«Valville-Monime!» se répétait l'excellent -homme comme deux heures sonnaient, en reprenant, -le volume de Racine sous le bras, le chemin -de la petite maison où l'attendait son camarade. -«Monime, Arcas, Xipharès... Quels noms, messeigneurs! -Moi qui n'ai jamais pu écouter une de -ces grandes machines sans avoir envie ou de -dormir ou d'éclater de rire!... Je ne rirai pas et -je ne dormirai pas, cette fois. C'est trop triste. -<span class="pagenum"><a id="Page_328"> 328</a></span> -Quelqu'un qui nous verrait trouverait-il ça farce, -tout de même? Et dire que ce brave Dubois est -arrivé à soixante-sept ans avec des idées aussi <i>coco</i> -que celles-là dans la cervelle! La tragédie! Il croit -à la tragédie!... Ah! s'il n'était pas si malade!... -Non, je ne lui dirai rien. Quand il se portait -comme le Pont-Neuf, je n'osais déjà pas le remoucher -là-dessus, pour ne pas le peiner. Ma femme -m'avait tant demandé de ne pas discuter ça -ensemble! «C'est son dada, qu'est-ce que tu -veux?» Je crois l'entendre... Pauvre femme! -Morte aussi, comme sa sœur, comme Brizard -demain, comme moi après-demain... Est-ce -drôle? Voir des gens souffrir vraiment, mourir -vraiment, avec de vrais mots, bien familiers, bien -nature, les dire soi-même, ces mots nature, et ne -pas éprouver du dégoût devant des bonhommes en -peplum qui débitent de grands diables d'alexandrins -en style noble? Mais quand tu parles de ta -figure, Brizard, tu dis: ma gueule, tu ne dis pas:</p> - -<p class="quote">Et mon front, dépouillé d'un si noble avantage,<br /> -Du temps qui l'a flétri laisse voir tout l'outrage...</p> - -<p>«Tout l'outrage? Tu dis: flappi, vanné, vaseux... -En ai-je eu de la chance, tout jeune, -d'avoir eu le goût de la chose vue, du coudoyé! -Sans cela, j'aurais vieilli dans mon emploi, -comme Brizard dans le sien, à jouer quoi? des -Scapin, des Crispin, des Jodelet, des Mascarille! -Est-ce bête encore, ces noms-là! Et ces domestiques -qui causent en vers, eux aussi! Je les donnerais -<span class="pagenum"><a id="Page_329"> 329</a></span> -tous pour le concierge de la <i>Mi-Carême</i>, le -père Mitaine, qui me répondait si drôlement -quand j'étais Boislambert et que je me lamentais, -après l'avoir remplacé dans sa loge de portier -quelques instants. Je lui disais: «J'ai été l'amant -de Marguerite pendant vingt-deux mois, j'ai été -son portier pendant cinq minutes. Il me semble -que j'en ai beaucoup plus appris sur elle, en étant -son portier pendant cinq minutes, qu'en étant -son amant pendant vingt-deux mois...» Et sa -réplique, à lui! «Jugez un peu, monsieur, jugez -ce que vous auriez appris, si vous aviez été son -amant pendant cinq minutes et son portier pendant -vingt-deux mois...» Dieu! Lhéritier était-il -bon dans ce rôle-là! Et moi...? Oh! moi, je -n'étais pas mal.»</p> - -<p>Et Valville-Monime, redevenu pour une seconde -le vrai Valville, le Valville-Boislambert, mima -son camarade de 1874, se mima lui-même, et -il débita tout haut ces deux phrases de cette -<i>folie-vaudeville</i>,—comme le sous-titre de l'affiche -désignait cette géniale pochade,—à la stupeur -de deux laveuses qui s'interrompirent de battre -leur linge, et elles regardaient ce monsieur bien -mis, en guêtres, en gilet de piqué et en cravate -bleue à pois, qui se parlait tout seul à voix haute. -Soudain, se rappelant son pauvre Brizard, le -vieux comédien eut un remords et hâtant le -pas:</p> - -<p>«—Allons jouer Monime et Arcas, Arbate et -Xipharès, puisque ça lui fait plaisir. Après tout, -<span class="pagenum"><a id="Page_330"> 330</a></span> -ça l'occupera toujours un peu. Pendant ce temps-là -il ne pensera plus à sa mort... Il est vrai qu'il -a choisi <i>Mithridate</i>. Il a eu la main heureuse!... -Tout de même, c'est incompréhensible...»</p> - -<p>—«Ah! monsieur,» fit la servante quand -il eut de nouveau sonné à la porte, et d'une -voix épouvantée: «Je crois que Monsieur est -devenu fou... Si vous voyiez comme il s'est costumé? -Un vrai mardi-gras, monsieur, et quelqu'un -de si malade! Ah! monsieur, faites-le coucher, -je vous en prie... Et il est excité!... Il ne -fait qu'appeler les Romains, monsieur. Enfin, ça -fait peur...»</p> - -<p>Le saisissement de la domestique s'expliqua -pour Valville dès son entrée dans la chambre du -malade. Celui-ci avait revêtu une tunique en -laine brunâtre, sur des braies de même étoffe et -de même couleur. Une ceinture orientale de soie -rouge, avec de petits morceaux de miroirs cousus -à même et de fausses pierreries, serrait sa taille. -Une chlamyde de pourpre s'agrafait à son épaule. -Il avait suspendu à un baudrier un de ces cimeterres -que les anciens appelaient <i>acinaces</i>, et le -bonnet phrygien coiffait sa tête. C'était l'attirail -dans lequel il avait joué jadis Mithridate. La -fascination de ce rôle devait avoir été bien grande -sur l'acteur, pour qu'il eût conservé cette défroque. -Il apparaissait comme le spectre même -de cette vieille tragédie à laquelle il avait voué ce -culte si passionné que même l'approche de la -mort ne l'en guérissait pas. La maigreur de son -<span class="pagenum"><a id="Page_331"> 331</a></span> -corps, jadis vigoureux et râblé, se reconnaissait -au flottement de ce fantastique costume. Il avait -«fait» sa figure, pour en accentuer encore la -flétrissure quasi-cadavérique, passé ses paupières -au noir, ses lèvres au violet, ses joues au blanc -gras avec de la poudre d'ocre. Et ses prunelles -brillaient d'une ardeur qui passa dans sa voix -pour dire avec une demi-gouaillerie, comme s'il -voulait devancer et désarmer l'ironie de son -camarade:</p> - -<p>—«Vous vous faites attendre, princesse... Tu -sais ton rôle, ou plutôt tes rôles?»</p> - -<p>—«Je les sais,» dit Valville, «mais ce costume...»</p> - -<p>Il montra sa cravate et son veston, avec un -air de gouaillerie, lui aussi, la gorge serrée par -ce qu'il y avait de grotesque à la fois et de terrible -dans cette apparition de l'agonisant dans cet -attirail. Dubois, dit Brizard, avait dû s'asseoir. -Ses efforts pour se vêtir ainsi et seul, l'avaient -épuisé. Il répondit:</p> - -<p>—«Ce n'est pas pour la salle que nous allons -jouer, c'est pour moi...» Et montrant son front: -«<i>Je vois Monime, je vois Arbate, je vois Arcas</i>...»</p> - -<p>—«Est-ce que vraiment il deviendrait fou?» se -demanda Valville.</p> - -<p>Mais non. Ce n'était pas une hallucination -morbide qui possédait Dubois, dit Brizard; c'était -l'enthousiasme de l'art qui l'illuminait. Se dressant -sur ses pieds, il attaqua la quatrième scène -du quatre, comme il avait dit, celle où le vieux -<span class="pagenum"><a id="Page_332"> 332</a></span> -Mithridate, qui sait les sentiments de Monime -pour un autre, la presse de l'épouser:</p> - -<p class="quote">Venez, et qu'à l'autel ma promesse accomplie<br /> -Par des nœuds éternels l'un à l'autre nous lie<b>...</b></p> - -<p>Était-ce la fièvre d'une vie exaltée avant de -s'éteindre par un suprême sursaut d'énergie? -Était-ce l'émotion éprouvée par Valville, qui le -rendait lui-même sensible à l'excès? Il lui sembla -que ces vers, lus tout à l'heure avec indifférence, -avec ennui, s'animaient soudain en passant par -la bouche de son camarade. Ce n'était plus le roi -du Pont qui parlait en alexandrins conventionnels, -c'était la plainte du vieillard malheureux, le -gémissement d'un cœur qui va s'arrêter de battre -et qui dit adieu à toutes les choses de la vie, à -l'amour, à l'espérance, au printemps,—ce -printemps épanoui dans les lilas du petit jardin, -sous la fenêtre! Et Valville écoutait, après avoir -débité machinalement ses propres tirades, Dubois, -dit Brizard, sangloter: «Elle me quitte!...» -et se maudire:</p> - -<p class="quote"> -D'avoir laissé remplir d'ardeurs empoisonnées<br /> -Un cœur déjà glacé par le froid des années<b>...</b></p> - -<p>Il l'écoutait se ressaisir, et, quand on lui -annonce:</p> - -<p class="quote">Les Romains sont en foule autour de cette place.</p> - -<p>jeter le célèbre cri: «Les Romains!...» Et ôtant -son bonnet, pour imiter le geste légendaire -<span class="pagenum"><a id="Page_333"> 333</a></span> -du vrai Brizard, le moribond s'élança sur un -casque préparé à l'avance et posé sur un fauteuil, -sans que le spectateur unique pour lequel -il jouait ainsi, pensât maintenant à sourire. Ce -fut enfin le célèbre morceau de la fin, la «cinquième -scène du cinq». Valville-Monime était si -bouleversé qu'à peine s'il put prononcer le vers -par lequel la princesse salue le retour de Mithridate -mourant:</p> - -<p class="quote">Ah! que vois-je, Seigneur, et quel sort est le vôtre...</p> - -<p>Dubois-Brizard, lui, avait toute la fermeté d'une -agonie magnanime pour répondre:</p> - -<p class="quote">Cessez et retenez vos larmes l'un et l'autre...</p> - -<p>Quel succès, si jadis, quand il jouait ce personnage -sur les planches de la Comédie-Française, -il avait eu cet accent de héros vaincu pour -dire:</p> - -<p class="quote">Et ma gloire, plutôt digne d'être admirée,<br /> -Ne doit point par des pleurs être déshonorée!...</p> - -<p>s'il avait trouvé cette tendresse pour gémir:</p> - -<p class="quote">Mais vous me tenez lieu d'empire, de couronne<b>...</b></p> - -<p>cette fierté résignée pour s'écrier:</p> - -<p class="quote"><b>...</b> C'en est fait, madame, et j'ai vécu!</p> - -<p>s'il avait ainsi murmuré:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="i6">... Approchez-vous, mon fils,</span></p> -<p>Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,</p> -<p>Venez et recevez l'âme de Mithridate...</p> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_334"> 334</a></span> -Mais que se passait-il? Était-ce un jeu encore? -Était-ce une réalité? Cet affaissement, ces paupières -battantes, ce râle?...</p> - -<p>—«Brizard?» cria Valville d'une voix angoissée, -«Brizard? Tu m'entends, Brizard?»</p> - -<p class="space">Le vieil acteur eut la force d'ouvrir ses yeux. -Il regarda son ami. Une dernière phrase lui vint -aux lèvres, qu'il ne prononça pas tout entière. -Valville distingua pourtant ce mot: «talent». -Puis, les yeux se voilèrent, la bouche s'ouvrit -pour quelques souffles encore. Dubois, dit Brizard, -venait de mourir,—et, pour la première -fois et la dernière, il avait eu, en effet, du -talent.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_335"> 335</a></span></p> -<h2 class="normal"><span class="large">VIII</span><br /> -<span class="medium">LE PÈRE THEURIOT</span></h2> -</div> - -<p>La conversation avait roulé ce soir-là, pendant -et après le dîner, uniquement sur une grève en -train de bouleverser un de nos plus grands services -publics. Le syndicalisme est très à la mode, -cette année. Les belles dames, habillées par -Worth et par Doucet, qui figuraient autour de -la table délicieusement parée d'orchidées et de -groupes de Saxe, avaient donc <i>syndicalisé</i>, comme -André Chénier était athée, d'après Rivarol—avec -délices. Les hommes avaient protesté, assez -doucement. Puis tout ce monde élégant s'était -accordé pour rire des perspectives ainsi ouvertes -sur l'avenir. Les Parisiens riches semblent avoir -perdu aujourd'hui jusqu'à cette énergie de la -peur, cette dernière forme que prend l'instinct -de conservation chez les animaux les moins courageux. -Je les regardais, avec l'impression que ce -même Rivarol dut avoir, quand, en 1789, il soupait -avec des grands seigneurs qui lui disaient: -«Vous exagérez. En France, tout finit par des -chansons.» Un seul des convives m'avait semblé, -<span class="pagenum"><a id="Page_336"> 336</a></span> -par son silence désapprobateur et sa physionomie -soucieuse, posséder une juste conscience -des réalités prochaines, sans doute parce qu'il -était dans les affaires. Lesquelles? Je n'aurais pu -le dire et je le connaissais depuis vingt ans! -Est-ce Parisien encore, cela? Je m'expliquai sa -visible préoccupation par des motifs d'intérêt, -et je l'en estimais. Notre époque est tellement -infestée d'idéologie, et de la pire, que l'on -éprouve une satisfaction d'esprit à rencontrer -quelqu'un qui pense à son <i>fait</i>. Aussi lorsqu'Amédée -Morand—c'est son nom—se leva -pour s'en aller, je le suivis. Je comptais échanger -avec lui quelques-uns de ces pronostics, d'un -pessimisme d'ailleurs inutile, qui servent d'exutoire -aux inquiétudes impuissantes. J'eus la surprise -de l'entendre me raconter un souvenir personnel, -une anecdote de guerre civile que j'ai -notée, aussitôt rentré. Ces épisodes privés vous -rendent si réels, si concrets les désastres sociaux! -C'est une leçon de choses, et les convives de tout -à l'heure avaient vraiment besoin d'en recevoir -une.</p> - -<p class="subh">I</p> - -<p>—«... Les avez-vous entendus, tous ces -<i>snobs</i>?» commença Morand, en s'arrêtant sur le -seuil de la porte pour allumer son cigare. «Ce -<span class="pagenum"><a id="Page_337"> 337</a></span> -sera peut-être amusant!... Voilà ce qu'ils disent -quand on leur parle du <i>grand soir</i>.» Il répéta par -trois fois: «Amusant! Amusant! Amusant!... -Cela me rappelle une aventure qui m'est arrivée, -quand j'avais dix-sept ans. Elle m'a donné, à moi, -pour la vie, l'horreur et la terreur des révolutions... -Voulez-vous que je vous la dise? Nous -marcherons un peu. Cette avenue des Champs-Élysées -est encore possible, sur le trottoir...» -Nous étions à la hauteur de la rue Bassano. Puis, -sans attendre ma réponse: «Où étiez-vous pendant -la Commune, vous?»</p> - -<p>—«A Sainte-Barbe», dis-je, «d'où je suivais -la classe de philosophie de Louis-le-Grand.»</p> - -<p>—«Alors nous étions tout voisins», reprit-il. -«C'est drôle. J'étais en philosophie aussi, moi. -Je suivais la classe de Napoléon et j'étais à l'institution -Vanaboste, rue de la Vieille-Estrapade, de -l'autre côté du Panthéon. Je ne sais pas ce que -vous pensiez dans votre collège, mais dans ma -pension à moi, notre état d'esprit était celui des -convives de ce soir. Nous trouvions tout ça très -amusant, nous aussi. Nous étions seize élèves, au -lieu de cent. Nos maîtres d'étude se réduisaient -au père Theuriot, un vétéran du pionicat, qui -dormait la moitié du jour sur des romans empruntés -à un cabinet de lecture situé rue Soufflot, -disparu, comme la pension. Le père Theuriot -était surnommé «La Pipe», à cause d'une -de ses formules favorites: «Je vous parie une -pipe de tabac que...» Nos répétiteurs n'étaient -<span class="pagenum"><a id="Page_338"> 338</a></span> -plus qu'au nombre de deux, un pour les sciences, -un pour les lettres. Celui-ci s'appelait Paumelle. -Il était à l'École normale. Les trois quarts du -temps, l'heure de sa conférence se passait à nous -lire des auteurs modernes, avec une insouciance -égale à la nôtre. Encore aujourd'hui, tant d'inconscience -reste pour moi une énigme. La déclaration -de guerre, Sedan, le siège, ces terribles -épreuves s'étaient succédé coup sur coup. Elles -ne nous étaient pas <i>vraies</i>, je ne trouve pas d'autre -mot, pas plus qu'aux caillettes de tout à l'heure -l'effrayante montée d'un prolétariat sans pitié. -Paumelle préparait son agrégation, comme nous -notre baccalauréat, comme le père Theuriot lisait -les œuvres d'Alexandre Dumas, aussi paisiblement -que si la grande voix des canons des forts -ne nous avait pas avertis tout le long du jour que -nous étions en état de guerre, et quelle guerre!</p> - -<p>—«Messieurs,» nous dit-il pourtant un matin, -vers les premiers jours de mai, «je prends -congé de vous pour quelque temps. J'ai de mauvaises -nouvelles de la santé de mon père. Je pars -pour la Bourgogne ce soir.» Il achevait sa conférence -sur cet adieu. Comme je lui demandais, -sur le seuil de l'étude, si je ne pourrais pas le -revoir dans la journée pour quelques indications -de lectures. «Mais sortez avec moi, Morand, j'ai -une course à faire. Vous m'accompagnerez et -nous causerons.» Je nous vois encore, cet aimable -professeur et moi passant la porte de la pension. -Il n'y avait plus besoin de permission pour aller -<span class="pagenum"><a id="Page_339"> 339</a></span> -et venir. Oui, je nous vois nous dirigeant vers le -Luxembourg et le traversant. Je nous vois gagnant -la rue des Saints-Pères. Nous obliquons -à droite, par la rue Saint-Dominique alors intacte -et nous nous arrêtons devant le ministère de la -guerre.</p> - -<p>—«Me voici arrivé», dit Paumelle. «Je vais -demander un passeport à mon ancien cacique<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor"> [6]</a>. -Il est chef du cabinet du ministre de la guerre. -Est-ce drôle, hein?... Vous n'avez pas envie de -voir ce qui se passe dans cette boîte? Ce sera peut-être -amusant...» Amusant! Lui aussi, vous -voyez!... «Montez donc.»</p> - -<p>«J'acceptai. Les moindres détails de cette -visite me seraient restés présents, même si je -n'avais pas fait dans l'escalier une rencontre qui -eut de si tragiques conséquences. Je suis entré -dans ce ministère cette seule fois. Deux fédérés -à mine farouche montaient la garde devant les -guérites qui flanquaient la porte. Ils avaient plus -de quarante ans. Leur barbe en broussaille grisonnait. -Leur face était plaquée de rouge, et leurs -yeux luisaient d'un mauvais regard. Et quelles -capotes, déchirées et loqueteuses! Quels képis déformés, -délacés, cassés! En revanche, les officiers -pullulaient sur les marches de l'escalier, tous plus -pimpants les uns que les autres, avec des femmes -qui riaient haut, peintes, teintes, quelques-unes -portant des uniformes de vivandières d'opéracomique. -<span class="pagenum"><a id="Page_340"> 340</a></span> -Ce monde fumait, caquetait, flirtait, -réalisant à merveille la phrase prêtée à Danton: -«J'ai bien <i>ribaudé</i>, bien caressé les filles...» et -le reste. Je me sentais terriblement intimidé, moi, -pauvre petit garçon bourgeois, dans cet étrange -pandémonium, et plus encore quand un de ces -officiers de cirque m'interpella par mon nom:</p> - -<p>—«Morand?... Oh! ça, par exemple! Tu ne -me reconnais pas?»</p> - -<p>—«Courlet?...» m'écriai-je. «Est-ce possible?»</p> - -<p>—«Hé bien! oui, c'est moi... Mais toi, -qu'est-ce que tu fiches à Paris?»</p> - -<p>—«Je suis toujours chez Vanaboste, où je -prépare mon bachot.»</p> - -<p>—«Ton bachot?...» fit Courlet en s'esclaffant. -«En temps de révolution!... Regarde-moi. -A vingt ans, je suis déjà colonel... Est-ce farce? -Mais dis: Est-ce farce?»</p> - -<p>«Le jeune homme avec qui j'échangeais ces -propos portait, en effet, un uniforme orné de -cinq galons d'or au col et aux manches. Son képi -les avait aussi. Des aiguillettes d'or brillaient sur -sa poitrine, le tout flambant neuf et d'une largeur -fort au-dessus de l'ordinaire. Se trouvant encore -trop peu chamarré, il s'était fait coudre sur les -bras, depuis les poignets jusqu'à l'emmanchure, -de petits boutons de métal doré. Il avait des -bandes d'or à sa culotte et des éperons dorés sur -des bottes reluisantes comme un métal. Avec -cela une large face rosée, qu'encadrait un floconnement -<span class="pagenum"><a id="Page_341"> 341</a></span> -blond d'une barbe déjà fournie, de petits -yeux bleus malicieux, et un air de grand gosse. -Le soleil entrant par la fenêtre le faisait étinceler -comme la devanture d'une boutique d'orfèvrerie.</p> - -<p>—«Oui,» répétait-il. «Est-ce farce?... Quand -je pense que j'étais encore à <i>potasser</i> à côté de -toi chez le Vanaboste, il y a un an et demi!... En -ai-je eu une fière idée de me sauver par-dessus -les murs pour aller rejoindre Margot? Tu te rappelles, -quand elle me rendait jaloux et que je ne -pouvais plus travailler? Tu me faisais mes thèmes -et mes versions pour m'empêcher d'être collé le -dimanche. Toi, mon petit, tu es un bon zigue. -Il faudra que je te paie ça.—Veux-tu entrer -dans la diplomatie? Tu es fin, distingué. Demain -on te nomme secrétaire d'ambassade.»</p> - -<p>—«Laisse-moi le temps de consulter ma -famille,» répondis-je en riant à mon tour.</p> - -<p>—«Tu te défies et tu te défiles,» dit Courlet -non moins jovial. «Tu n'as peut-être pas tort. -Mais que ça dure ou non, je m'en serai offert une, -de bombe!... J'en ai eu une chance que le père -Theuriot m'ait pincé comme je rentrais le matin -et sautais du mur dans le préau. Il est toujours là, -ce coquin de La Pipe?»</p> - -<p>«En dépit de sa belle humeur, une mauvaise -flamme de rancune avait passé dans ses prunelles -claires. Entre Theuriot et le vieux pion, ç'avait été -une longue lutte à coups de pensums et de retenues -d'un côté, d'insolences de l'autre, jusqu'à l'expulsion, -<span class="pagenum"><a id="Page_342"> 342</a></span> -laquelle avait eu pour conséquence de jeter -Courlet en plein quartier Latin de la fin de l'Empire. -Il n'avait plus ni père ni mère. Son tuteur, -découragé, l'avait laissé libre de préparer ses -examens à sa guise. C'était le sixième établissement -qui se séparait de son difficile pupille. Le -jeune homme, abandonné à lui-même, avait fait -de la politique et de la plus active. Le quatre septembre -l'avait trouvé en prison, et le trente et -un octobre l'y avait remis. Le dix-huit mars l'en -avait tiré de nouveau. J'avais devant moi le résultat -de ces diverses escapades.</p> - -<p>—«C'est égal,» conclut-il, après m'avoir mis -au courant en quelques mots, «je garde une dent -au Theuriot... Il faudra que je descende rue de -la Vieille-Estrapade, un de ces jours, et que je lui -donne un trac, mais là, un de ces tracs!... Sois -tranquille. Il en sera quitte pour la peur... Quand -je dis que je lui garde une dent, histoire de parler... -J'en tiens toujours pour le mandarin... Tu -te rappelles?...»</p> - -<p>«C'était une allusion à un sobriquet qu'il se -donnait volontiers à lui-même, quand il était mon -voisin d'étude, par un déplorable jeu de mots. De -l'expression <i>Je m'en f...</i>, qui lui était familière, -il avait fait, à cause de la désinence <i>ou</i>, le nom -d'un Chinois: <i>Je-Man-F</i>..., et de ce Chinois un -mandarin. Il ne se vantait pas. Il fallait qu'il en -eût une santé,—comme il disait encore—pour -garder cette gouaillerie et cette goguenardise -dans la plus criminelle et la plus périlleuse -<span class="pagenum"><a id="Page_343"> 343</a></span> -des situations. Vous étonnerai-je si je vous avoue -que sa verve me médusa, au lieu de m'indigner? -Je lui enviais un peu et cette hardie philosophie -et ses galons tandis que je rentrais, une heure -plus tard, dans ma boîte à bachot, ayant pris -congé de lui et de Paumelle. Il m'avait à ce point -suggestionné que ma première action fut de raconter -cette rencontre au père Theuriot. Je devançais -ainsi la farce annoncée par mon camarade. -Je savais si bien que l'innocent «La Pipe» ferait -une maladie de terreur à la seule idée que la -vengeance de son ancien justiciable était suspendue -sur lui!...</p> - -<p class="subh">II</p> - -<p>—«Quelle honte!» gémit le maître d'études. -«Un ancien <i>Napoléon</i> enrôlé dans cette bande de -brigands! Pensez, mon enfant, le lycée de Casimir-Delavigne!... -Avais-je raison quand je disais à -M. Vanaboste: «Monsieur le directeur, savez-vous -ce que c'est que Courlet? Un membre -gangrené, et un membre gangrené, on le -coupe.» Morand, je vous parie une pipe de -tabac que nous n'en avons pas fini avec lui... Et -colonel? Vous dites qu'il est colonel? Un garnement -qui n'était même pas sûr de la règle des -participes passés!...»</p> - -<p>—«C'est un brave garçon, allez, monsieur -<span class="pagenum"><a id="Page_344"> 344</a></span> -Theuriot,» insistai-je méchamment, «et la preuve -c'est qu'il m'a promis de venir nous voir un de -ces jours.»</p> - -<p>—«Ici? Courlet va venir ici?...» Le digne -homme était tout pâle. Il n'ajouta pas un mot, et -s'en alla vaquer à sa besogne habituelle, dont -vous aurez jugé par ses remarques sur les participes. -Elle consistait à regarder nos diverses -copies au point de vue le plus humble, celui de -l'orthographe. Il s'en acquitta, les jours qui suivirent, -avec une évidente distraction. Je regrettai -ma stupide malice, tant je devinai d'anxiété chez -lui. Cette menace d'une descente de Courlet à la -pension le terrorisait littéralement. Quand il se -promenait dans le préau, maintenant, chaque -sonnerie à la porte d'entrée lui donnait un sursaut. -En étude, au lieu de rêver ou de dormir sur -le <i>Vicomte de Bragelonne</i>, <i>Joseph Balsamo</i>, ou <i>les -Mohicans de Paris</i>, il taillait fébrilement un crayon -et dessinait des figures de géométrie sur une -feuille de papier, avec la nervosité machinale -d'une attente à tromper. Au réfectoire, les portions -de viande demeuraient dans son assiette, à -peine entamées. Il maigrissait. Je le surpris qui -consultait un indicateur de chemins de fer, pour -quitter Paris et fuir son ennemi. Mais où serait -allé l'infortuné La Pipe? Il était le fils de l'ancien -concierge de la pension Vanaboste. Son père mort, -il avait été élevé là, par charité. C'était, comme il -le disait dans ses jours de pédantisme, son <i>ultima -Thule</i> que ce four à bachots. D'ailleurs, les jours -<span class="pagenum"><a id="Page_345"> 345</a></span> -succédaient aux jours, et Courlet ne paraissait -pas. Avait-il oublié l'institution et le projet de sa -mauvaise farce? Avait-il été blessé et tué dans -une des escarmouches où les fédérés se hasardaient -de temps à autre? Sans doute cette idée -avait traversé aussi la tête de Theuriot, car sa -fébrile appréhension sembla se dissiper. Canif -et crayon reposèrent. Les feuillets crasseux de -<i>Joseph Balsamo</i> tournèrent de nouveau sous ses -doigts, jaunes d'avoir trop fumé. Nous vîmes de -nouveau ses paupières en poches de cabriolet se -fermer derrière ses lunettes, sa bouche édentée -s'ouvrir, son crâne chauve s'incliner et sa barbe -hirsute traîner sur les livres, avec un ronflement -significatif. Ses assiettes du déjeuner et du dîner -furent de nouveau nettoyées à fond, par un procédé -de sauçage au morceau de pain qui nous eût -valu, à nous, de jolis sermons dans nos familles. -Enfin il en était mieux qu'à la sécurité, à la joie -et la plus épanouie, quand il me dit, par un beau -matin de la fin de mai, en se frottant les mains:</p> - -<p>—«Il y a longtemps que je ne vous ai gagné -une pipe de tabac, mon cher Morand. Je vous en -parie une que ces brigands n'en ont pas pour plus -d'une semaine. Hé! Hé! La godaille va finir, -messieurs les pourceaux de la Commune!»</p> - -<p>«Je l'entends me prononcer cette phrase, -comme s'il était là, avec un sifflement qui lui -venait de sa gencive dégarnie. D'où tenait-il ces -renseignements? Il m'énonçait cette prophétie le -vendredi. Le dimanche, les Versaillais entraient. -<span class="pagenum"><a id="Page_346"> 346</a></span> -Était-il content de m'apprendre la bonne nouvelle!</p> - -<p>—«Ma pipe de tabac, Morand... J'ai gagné.» -Il se faisait consciencieusement, dans ces cas-là, -donner par son <i>partner</i> de quoi bourrer le fourneau -d'une pipe d'écume amoureusement culottée, -qu'il appelait Cléopâtre, sous le prétexte que -la reine d'Égypte avait dû être une Éthiopienne. -«Oui. J'ai gagné. Les Versaillais sont là. Le -colonel Courlet ne doit pas en mener large, hein? -A moins qu'il ne se soit sauvé, vous vous rappelez -Horace: <i>relictâ non bene parmulâ</i>... Allons, mon -tabac!»</p> - -<p>«Il me tendait sa pipe, tout en faisant sa citation, -d'un geste si gai, si cordial! Ses yeux bruns -avaient un éclair si joyeux. Tenez. J'en frissonne. -Que de fois depuis j'ai constaté, dans la vie, -cette cécité morale, ce salut empressé à l'événement -qui nous sera le plus funeste. Je vous -épargne mes réflexions, pour arriver au fait. -Puisque vous étiez là, vous vous rappelez le tragique -changement qui se fit soudain, et quelle -atmosphère d'attente redoutable s'abattit sur -la ville. Les boutiques s'entr'ouvraient, toutes -prêtes à rabattre leurs volets de métal, à la première -alerte. Plus de promeneurs. Les gardes -nationaux circulaient par escouades d'un pas -précipité. L'encerclement de la bataille se resserrait. -On s'en rendait compte au crépitement des -coups de fusils plus distincts d'heure en heure, -presque de minute en minute. Des sonneries de -<span class="pagenum"><a id="Page_347"> 347</a></span> -clairons les accompagnaient. Elles rendaient plus -menaçantes les lueurs des incendies qui empourpraient -le ciel: en face le Louvre brûlait, à -gauche la rue de Lille. Les obus sifflaient, -d'abord très lointains, puis rapprochés. Enfin -la tourmente atteignit la paisible montagne -Sainte-Geneviève. L'explosion de la poudrière -du Luxembourg l'annonça. L'effroyable vague -d'air fit voler en éclats toutes les vitres. A -peine remis de cette secousse, des appels de -crosse résonnent contre la porte que notre -directeur avait fermée au verrou. Pas de -réponse. Les coups de crosse redoublent. Le -Vanaboste va parlementer lui-même. J'étais derrière -lui à ce moment. Il tremblait si fort qu'il -eut du mal à introduire la grosse clef dans la serrure. -A son «Qui êtes-vous?» épouvanté, répliqua -un vigoureux: «Des amis, monsieur Vanaboste, -des amis...» Je crois reconnaître la voix -de Courlet. La porte s'ouvre. C'était lui. Oh! un -Courlet moins flambant que celui du ministère. -Son magnifique uniforme n'avait été ni brossé ni -astiqué depuis plusieurs jours. Les galons en -étaient ternis et décousus par places. La poussière -blanchissait ses merveilleuses bottes. Une déchirure -bâillait dans le drap de son képi: éraflure -de balle? coup de pointe de sabre? D'où qu'il -vînt, à ce moment, de la barricade ou du café—avec -lui tout était possible—une chose n'avait -pas changé, sa physionomie. C'était toujours le -gigantesque potache émancipé, le disciple goguenard -<span class="pagenum"><a id="Page_348"> 348</a></span> -du mandarin. Il me vit. Sa main esquissa un -geste de salutation. Puis, avec sa gouaillerie -usuelle et son argot:</p> - -<p>—«Ça vous en bouche un coin de me voir, -citoyen Vanaboste? Pas de frousse, petit père. Je -ne vous en veux pas. Je comprends parfaitement -que vous en ayez eu plein le dos d'un lascar de -mon espèce... Laissons ça,» continua-t-il, sur -une protestation du malheureux directeur. «Voici -ce qui se passe...» Clignant de l'œil de mon -côté, il bouffonna: «Comme a dit un judicieux -auteur: <i>Voiciski</i>, c'est un Polonais. <i>Paz</i>, c'est son -petit nom...» Et grave: «Le Panthéon va sauter, -monsieur Vanaboste. Il est plein de poudre. Je -l'ai su. Je me suis dit: J'ai des <i>camaros</i> là-bas, -dans la boîte. Allons prévenir le patron... Voulez-vous -mon conseil? Tirez-vous et tout de suite, -vous et toute la turne. Allez à l'hôpital de la -Pitié... C'est en bas de la montagne Sainte-Geneviève. -Il y a des cours et plus de catacombes. -Quand le tas s'écroulera, vous serez à l'abri... Ne -me remerciez pas et sortez vite...»</p> - -<p class="subh">III</p> - -<p>«Il allait se retirer. Une lueur de gaminerie -traversa de nouveau ses yeux bleus. Le Vanaboste -était déjà pendu à la cloche du préau -qu'il tirait à tour de bras pour convoquer tous -<span class="pagenum"><a id="Page_349"> 349</a></span> -les hôtes de l'institution. Courlet vint à moi:</p> - -<p>—«Dis donc, Morand,» interrogea-t-il, «La -Pipe est toujours là?»</p> - -<p>—«Toujours», répondis-je, «mais pourquoi?»</p> - -<p>—«Parce que je veux tout de même m'être -un peu payé sa bobine. Voyons. Pour aller d'ici -à la Pitié, vous passez par la rue Lacépède... -Tâche d'être avec lui. On rigolera. C'est le cas de -dire comme sur les voitures des remplaçants: -«Ça ne durera pas toujours...»</p> - -<p>—«Si tu endossais un des costumes de la pension -plutôt,» lui dis-je, «et si tu restais avec -nous? Vanaboste ne te dénoncera pas maintenant, -ni personne. Et puisque la Commune est -perdue...»</p> - -<p>—«Mes précautions sont prises,» interrompit-il. -«Margot...» Et sur mon geste: «Ma -foi oui, je me suis remis avec elle... Je l'ai logée -dans une maison très sûre, tout près d'ici. Pas de -pipelet. Il ne mangera pas le morceau. J'y serais -déjà, sans toi. Mais oui. Me vois-tu laissant mon -petit Morand finir, enterré tout vif?... Et puis, -je te répète que je veux m'offrir le profil à Theuriot... -Hein, est-ce gosse de penser à ça dans -de pareils moments? J'ai bien le droit de <i>farcer</i> -un peu. J'ai risqué ma peau comme un zouave -tous ces temps, ce matin encore. Et ce que les -gens me dégoûtent!...» Il désignait du coin de -l'œil les quatre fédérés en haillons, le fusil au -poing, qui l'attendaient. «Ce que j'en ai vu de -<span class="pagenum"><a id="Page_350"> 350</a></span> -cochonneries dans cette clique!... Mais <i>alea jacta -est</i>, comme dirait La Pipe. Traduction libre: -<i>Le Pale-ale est jeté</i>. A tout à l'heure, mon garçon. -Sois là...» Il insista en s'en allant: «Sois -là!...»</p> - -<p>«Pourquoi me suis-je, dans des circonstances -aussi terribles, prêté à cette sotte gaminerie? -Parce que j'étais un gamin, tout simplement, -avec mes dix-huit ans, et malgré ses galons, sa -belle barbe blonde et sa haute taille, Courlet lui -aussi n'était qu'un gamin... Bref, un quart -d'heure après cette conversation, tous les Vanaboste -filaient par petits paquets, pour ne pas -trop se faire remarquer, du côté de la rue Lacépède. -Le père Theuriot et moi formions l'arrière-garde. -Nous débouchions bons derniers sur la -place Mouffetard, transformée en une forteresse -par une énorme barricade qui s'appuyait d'un -côté sur l'entrée de la rue du Cardinal-Lemoine, -et de l'autre sur l'angle de la place. On franchissait -l'énorme redan par deux ouvertures, l'une -ménagée à l'issue de la rue Mouffetard, l'autre -qui donnait vers la rue Rollin. Tous ces détails -me sont affreusement présents. Il ne se passe -pas d'année que je ne retourne dans ce sinistre -endroit. Des tas de pierres amoncelées auprès de -ces deux brèches les combleraient à la première -alerte. Nous arrivons donc, Theuriot et moi, sur la -place. Nous voyons ceux des Vanaboste qui nous -précédaient s'engouffrer par la première des deux -ouvertures. Nous suivons le même chemin. A -<span class="pagenum"><a id="Page_351"> 351</a></span> -peine sommes-nous dans l'intérieur de la barricade -que l'incorrigible Courlet surgit devant -nous, dans une attitude menaçante, une main -posée sur le pommeau de son sabre, la pointe du -fourreau plantée en terre, la visière du képi bas -sur les yeux, la bouche boudeuse, et de ses mains -libres, il tirait sa barbe d'un geste irrité. Il fallait -être dans le secret de la comédie pour ne pas -prendre au sérieux cette mine redoutable d'un -insurgé, ainsi campé sur un champ de bataille, -au bruit du canon et de la fusillade. Le père -Theuriot n'eut pas plus tôt aperçu cette effrayante -apparition qu'il poussa un cri de terreur et se -rejeta en arrière. La main du cruel mystificateur -s'était déjà abattue sur l'épaule du maître -d'études, et il lui disait:</p> - -<p>—«Vous voudriez nous fausser compagnie? -Pas de ça, papa! Je vous parie une bonne pipe -de tabac que nous allons vous faire rigoler comme -un petit fou... Quel âge avez-vous, père Theuriot?...»</p> - -<p>«Le vieux chien de cour eut la force de répondre, -et il était sincère, j'en suis sûr, dans ce -rappel du devoir professionnel:</p> - -<p>—«Laissez-moi aller, monsieur, et rejoindre -ces enfants, dont j'ai la garde.»</p> - -<p>—«Ils ne vous réclameront pas,» répliqua -ironiquement le gouailleur. «Soyez bien tranquille -là-dessus... Donc, vous ne voulez pas nous -dire votre âge. Mais je le sais, moi: trente-neuf -ans...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_352"> 350</a></span> -—«Quarante-neuf, monsieur», protesta le -maître d'études qui se rappela soudain l'affreux -décret par lequel la Commune enjoignait de marcher -à tous les Parisiens au-dessous de quarante -ans. Il répéta: «Quarante-neuf et sept mois...»</p> - -<p>—«Vous vous en expliquerez devant le conseil -de guerre», dit l'implacable Courlet. «D'ici -là, au bloc. Qu'on le fourre dans le petit local,» -continua-t-il en s'adressant à un groupe de soldats. -Il leur montrait une porte sur laquelle -étaient écrits à la craie ces mots: poste de police. -Avant que le pauvre diable n'eût crié: ouf, il -était saisi par les épaules, et bouclé dans cette -geôle improvisée. Courlet se laissa tomber sur -un gros tas de pavés en s'esclaffant de son -gros rire. Il tira sa montre et dit: «Deux -heures?... A deux heures quinze, je lui rends la -clef des champs. Blague pour blague. Il m'en a -fait une en me pinçant, lorsque je rentrais à la -pension par-dessus le mur, si gentiment. Je viens -de lui en faire une autre, en le cueillant au passage. -Nous serons quittes... Mais nous avons le -temps. Nous sommes justement près de chez -Margot. Elle est logée rue Gracieuse. Viens-y, -que tu saches où me trouver quand je serai proscrit, -comme feu Marius... C'est égal. On ne s'embête -pas dans ces grands chambardements... Le -tout est de ne pas y rester.» Et gaiement: «Et -Bibi n'y restera pas!»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_353"> 353</a></span></p> - -<p class="subh">IV</p> - -<p>«J'avais bien un peu de remords de laisser -M. Theuriot dans une situation si précaire. Les -fédérés auxquels mon camarade avait confié sa -garde n'avaient pas l'air de jouer une comédie, -eux, ni de prendre à la blague la révolution où ils -risquaient leur peau. Je vous l'ai déjà confessé, -la verve endiablée de mon ancien copain -m'hypnotisait, et il ne s'agissait que d'aller à -deux pas. Là, dans une vieille maison à l'aspect -minable de cette vieille rue au joli nom,—elle -le mérite si peu!—habitait la jeune femme -pour laquelle Courlet s'était fait chasser de la pension. -C'était à cause d'elle encore, afin de ne pas -quitter Paris, qu'il était entré dans la Commune. -Le logement de Margot se composait de quatre -chambres, tenues avec une propreté bourgeoise: -aux murs, des gravures encadrées qui avaient -servi de primes à des journaux illustrés, des -meubles achetés à tempérament, des photographies -sur la cheminée, celles de la dame du lieu -et de ses parents et parentes, enfin le gîte -classique de la grue du quartier Latin qui a été -ouvrière, mais qui rêve de devenir bourgeoise. -Imaginez là dedans une créature de trente ans -environ, encore jolie, quoique fanée, et qui ne pratiquait -pas, elle non plus, la philosophie du mandarinat. -<span class="pagenum"><a id="Page_354"> 354</a></span> -Je comprends si bien la chose à distance: -elle jouait avec Courlet à l'amour dévoué et au -désintéressement. Le sauver maintenant, c'était -le mariage certain, d'autant plus qu'après sa -folle équipée de la Commune, il en aurait pour -des années à reprendre pied dans son vrai milieu -social. Mais il fallait le sauver. On était à l'heure -décisive. La fille s'en rendait compte. Elle avait, -dans son inquiétude, oublié de friser ses cheveux -jaunes dont les mèches, amaigries déjà, étaient -mal retenues par le peigne. La taille lourde et -prise dans une matinée en jaconas, les pieds -chaussés de larges pantoufles éculées, elle n'avait -plus rien de commun avec la personne huppée, -nippée, sanglée, harnachée, à qui j'avais été présenté, -dans un restaurant du Quartier, un an et -demi auparavant. Elle me reconnut, et ma présence -chez elle lui apparut comme un gage de -salut:</p> - -<p>—«Ah! monsieur Morand,» dit-elle, «vous -me le ramenez. N'est-ce pas qu'il faut qu'il se -cache dès à présent? Tout est perdu... Je te jure -que tout est perdu, mon ami... Ah! je ne vis -plus. Tous ces coups de canon me font trop -battre le cœur... Maintenant, n'est-ce pas, monsieur -Morand, il faut qu'il se cache maintenant! -Ce soir, il sera trop tard...»</p> - -<p>—«Donne-nous toujours un verre de fine -champagne, Margot,» répondit Courlet, «afin -de nous soutenir. Je ne t'ai pas amené Morand -pour que tu l'embêtes de gyries, mais pour qu'il -<span class="pagenum"><a id="Page_355"> 355</a></span> -sache où me trouver la semaine prochaine...»</p> - -<p>—«La semaine prochaine?» dit la fille. -«Est-ce qu'il y en aura une pour toi, si tu continues?...»</p> - -<p>—«Il y en aura une,» reprit-il, «et Morand -viendra tailler des bavettes avec moi ici. Pendant -un temps je ne pourrai pas sortir. Et encore!... -Regarde, Morand. J'ai ma malle déjà, -et tout un déguisement. Je mets bas ce fourbi.» -Il montrait son uniforme. «J'ai une cachette, -mais là, étonnante. Je te dirai laquelle. Je me -rase la barbe. Je me teins les cheveux. J'ai la -fiole. Quant au petit Thiers et à ses mouchards, -je suis leur mandarin, et combien!... Tu vois -que nous avons des provisions. J'ai eu cette eau-de-vie -à la Guerre, qui l'avait de la cave des -Tuileries. Ainsi...—Et toi, Margot, embrasse -ton homme. Il était venu te dire qu'il dîne ici -ce soir et qu'il lâche la barricade... C'est décidé. -On est dans le lac. Pas la peine de s'entêter pour -se noyer. Je me suis assez bien battu pour qu'on -ne dise pas que je suis un lâche...»</p> - -<p>—«Alors, tu restes?...» implora-t-elle.</p> - -<p>—«Un petit quart d'heure et je reviens,» -répondit-il, sans plus bouffonner cette fois. «J'ai -un dernier ordre à donner. N'est-ce pas, Morand?... -Il s'agit d'un vieux gâteux à qui je -viens d'en faire une bien bonne. Je te conterai -ça... Allons, Margot, un bécot et à se -revoir...»</p> - -<p>«Nous voilà dévalant le long de l'escalier, et -<span class="pagenum"><a id="Page_356"> 356</a></span> -nous acheminant derechef vers la barricade, et -lui, derechef goguenardant:</p> - -<p>—«Elle est gentille, ma grosse Margot, pas? -Ce que c'est que l'existence tout de même! Si je -n'étais pas rentré chez le Vanaboste à dix heures, -un soir qu'il y avait permission de minuit, et si le -concierge ne me l'avait pas rappelé, en me disant: -«Si tôt que ça, monsieur Courlet?» je ne me -serais pas trouvé sur le trottoir, n'ayant rien à -faire. Je ne serais pas entré dans ce petit café de -la rue Cujas où Margot servait. Nous ne nous -serions sans doute jamais rencontrés. Je n'en -serais pas devenu amoureux comme une bête, et -le reste... Est-ce loufoque, hein, voyons?... Et -dire que tous les gars qui sont dans la Commune y -sont pour des raisons aussi abracadabrantes, et -ceux qui sont de l'autre côté, c'est <i>kif kif</i>, d'ailleurs... -Ah! que c'est farce, tout ça, mais que -c'est farce!... Tiens?... Qu'y a-t-il? Un feu de -peloton?...»</p> - -<p>«Une décharge de fusils venait d'éclater dans -une cour, à quelques pas de nous. Sa brusquerie -était d'autant plus sinistre que le tumulte encore -distant de la bataille faisait paraître silencieux -ce versant de la montagne Sainte-Geneviève où -nous nous trouvions. C'était le moment où les -troupes régulières débouchaient du Luxembourg -et attaquaient le bas de la rue Soufflot. Ce mouvement -avait déterminé la retraite, par delà le -Panthéon, de quelques-uns des chefs de la résistance, -et leur présence le drame que le feu de -<span class="pagenum"><a id="Page_357"> 357</a></span> -peloton nous annonçait. Nous allions en apprendre -le tragique détail.</p> - -<p>—«Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il donc?» répétait -Courlet à deux soldats qui sortaient, le canon -encore fumant, de la cour d'où s'était échappé le -terrible bruit.</p> - -<p>—«Oh! pas grand'chose!» dit un des fédérés, -«un bonhomme qui a essayé de sauter par la -fenêtre du poste. Le général X... arrivait. Comme -l'autre faisait de la rouspétance, le général a dit: -Au mur, pour l'exemple... Il en a sa claque, le -pèlerin. Il n'y pipera plus...»</p> - -<p class="subh">V</p> - -<p>—«Et c'était le père Theuriot que l'on venait -de fusiller ainsi?» demandai-je, comme mon -compagnon se taisait.</p> - -<p>—«Oui,» répondit Amédée Morand. «Vous -me voyez. J'ai cinquante-sept ans. J'ai traversé -des heures sévères, dans ma vie, comme tout le -monde. Je n'ai jamais rien ressenti de comparable -à ce que j'ai éprouvé en entrant dans cette -cour, et en voyant étendu à terre, la face sur le -sol, avec du sang qui engluait les pavés autour de -lui, mon pauvre maître d'études, à qui un de ses -anciens élèves avait voulu «en faire une bien -bonne». Et il était là, lui, Courlet, livide comme -le mort, s'appuyant au mur pour ne pas tomber. -<span class="pagenum"><a id="Page_358"> 358</a></span> -Oh! il ne s'agissait plus de mandarin ni de Margot, -à présent. Nous demeurâmes quelques instants -sans parler. Tout d'un coup, je le vis se -redresser.</p> - -<p>—«Adieu, Morand,» me dit-il d'une voix -toute changée: «Voilà ton chemin... Conduisez -mon ami à la Pitié,» commanda-t-il à un des -hommes, et, tirant son portefeuille de sa poche, -il griffonna sur un papier quelques mots au -crayon: «Prends ce sauf-conduit. C'est toujours -plus sûr. Tu vois...» Et il montrait du geste la -porte de la cour que nous avions quittée en proie -à cette inexprimable horreur.</p> - -<p>—«Mais toi,» lui demandai-je, «que vas-tu -faire?»</p> - -<p>—«Ce que je dois,» répondit-il d'un accent -plus étouffé encore. «C'est moi, moi qui suis -cause de ça!...»</p> - -<p>—«Toi?» m'écriai-je, «mais non, c'est la -fatalité».</p> - -<p>—«C'est moi, te dis-je, c'est moi!»</p> - -<p>—«Citoyen,» fit le garde national qui devait -me servir de guide, «la générale bat. Partons, il -n'est que temps... C'est sans doute que le Panthéon -va sauter...»</p> - -<p>Je suivis cet homme machinalement. Il arriva -ce que vous savez. Le Panthéon ne sauta pas. Ces -barbares étaient en même temps des ignorants. -Ils avaient oublié d'isoler le fil qui devait mettre -le feu aux poudres. La montagne Sainte-Geneviève -fut prise, rue par rue, puis le Jardin des -<span class="pagenum"><a id="Page_359"> 359</a></span> -Plantes. Nous rentrâmes à la pension le même -soir. Vous devinez dans quel état j'y revins. -On avait logé chez nous des infirmiers. Je voulus -les accompagner, à la nuit, dans la visite qu'ils -firent aux cadavres de la place du Panthéon. Et -là, derrière la barricade, je trouvai le corps de -Courlet, étendu dans la même pose que tout à -l'heure celui du père Theuriot. En proie au délire -du remords, le malheureux garçon était venu se -battre en désespéré et se faire tuer là. Il n'avait -été coupable pourtant que d'avoir voulu badiner -avec la Révolution. On badine encore moins avec -la Révolution qu'avec l'Amour. Voilà pourquoi -les propos des belles dames et des beaux messieurs -de ce soir m'étaient intolérables. J'y retrouvais -un tour d'esprit que j'ai vu mon camarade payer -trop cher,—et pas lui seul.»</p> - -<p class="i2">1907-1910.</p> - -<p class="end">FIN</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_360"> 360</a></span></p> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_361"> 362</a></span></p> - -<h2 class="normal">TABLE DES MATIÈRES</h2> -<table id="ToC" summary="contents"> -<tr> -<td class="tdr"> </td> -<td class="tdr">Pages</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><span class="smallc">AVERTISSEMENT</span></td> -<td class="tdr"><a href="#Page_I"> <span class="i08">I</span></a></td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_1"> <span class="i08">1</span></a></td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">LA SECONDE MORT DE BROGGI-MEZZASTRIS</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_135">135</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">I.—UNE NUIT DE NOEL SOUS LA TERREUR</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_169">169</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">II.—LES COUSINS D'ADOLPHE</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_215">215</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">III.—UNE RESSEMBLANCE</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_221">221</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">IV.—LE VENIN</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_239">239</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">V.—LE PASSÉ</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_266">266</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">VI.—DAISY</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_285">285</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">VII.—LE DERNIER RÔLE</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_312">312</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">VIII.—LE PÈRE THEURIOT</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_335">335</a></td> -</tr> -</table> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_362"> 362</a></span></p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_363"> 363</a></span></p> - -<div class="frontmatter"> -<p><span class="large">PARIS</span><br /> -<span class="sper xs">TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup></span><br /> -<span class="xs">Rue Garancière, 8</span></p> -</div> - -<p><span class="pagenumh"><a id="Page_364"> 364</a></span><br /> -<span class="pagenumh"><a id="Page_365"> 365</a></span><br /> -<span class="pagenumh"><a id="Page_366"> 366</a></span></p> - -<p class="ad"><span class="medium"><b>A LA MÊME LIBRAIRIE</b></span><br /> -<span class="sper large">ŒUVRES COMPLÈTES</span><br /> -<span class="xlarge">DE PAUL BOURGET</span></p> - -<p class="ad"><span class="medium"><b>CRITIQUE. 2 volumes in-8º</b>.</span></p> - -<p><span class="xs">*I. Essais de psychologie contemporaine. (Baudelaire, Renan,<br /> -Flaubert, Taine, Stendhal, Dumas fils, Leconte de Lisle,<br /> -les Goncourt, Tourguéniev, Amiel.)—Appendices.</span></p> - -<p><span class="xs">*II. Études et Portraits.</span></p> - -<p class="ad"><span class="medium"><b>ROMANS. 7 volumes in-8º</b>.</span></p> -<p><span class="xs">*I. Cruelle Énigme.—Un Crime d'amour.—André Cornélis.</span><br /> -<span class="xs">*II. Mensonges.—Physiologie de l'amour moderne.</span><br /> -<span class="xs">*III. Le Disciple.—Un Cœur de femme.</span><br /> -<span class="xs">*IV. Terre promise.—Cosmopolis.</span><br /> -<span class="xs">*V. Une Idylle tragique.—La Duchesse bleue.</span><br /> -<span class="xs">*VI. Le Luxe des autres.—Le Fantôme.—L'Eau profonde.</span><br /> -<span class="xs">VII. L'Étape.—Un Divorce.</span></p> - -<p class="ad"><span class="medium"><b>NOUVELLES. 4 volumes in-8º.</b></span></p> - -<p><span class="xs">I. L'Irréparable.—Deuxième Amour.—Profils perdus.—François -Vernantes.</span><br /> -<span class="xs">II. Pastels.—Nouveaux Pastels.</span><br /> -<span class="xs">III. Recommencements.—Voyageuses.—Complications sentimentales.</span><br /> -<span class="xs">IV. Drames de famille.—Les Pas dans les pas.</span></p> - -<p class="ad"><span class="medium"><b>VOYAGES. 1 volume in-8<sup>º</sup>.</b></span></p> -<p><span class="xs">Sensations d'Italie.—Outre-Mer.</span></p> - -<p class="ad"><span class="medium"><b>POÉSIES. 1 volume in-8º.</b></span></p> -<p><span class="xs">La Vie inquiète.—Édel.—Les Aveux.</span></p> - -<p><i>En cours de publication.—Chaque volume, <b>8</b> francs.</i></p> - -<p>Les volumes précédés d'un astérisque sont en vente (avril 1910).</p> - -<div class="frontmatter"> -<hr class="deco" /> -<span class="i8">PARIS.—TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE.—13397.</span> -<hr class="deco" /> -</div> - -<div class="topspace footnotes"> -<h2 class="normal">NOTES</h2> -<div class="footnote"> -<p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1" class="label">[1]</a> Plût à Dieu!</p> -<p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2" class="label">[2]</a> Bon, vous savez, j'ai la fantaisie de ce blason.</p> -<p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3" class="label">[3]</a> «Le salut coûte cher,» mot à mot «revient haut».</p> -<p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4" class="label">[4]</a> Lord <i>Brougham</i>—prononcez <i>Broum</i>—a donné son nom -à une voiture, d'où les Milanais ont fait <i>Brumista</i>,—prononcez -<i>Broumista</i>.</p> -<p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5" class="label">[5]</a>Voir la seconde mort de <i>Broggi-Messastrice</i> dans le présent volume.</p> -<p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6" class="label">[6]</a> Nom du chef de section dans l'argot de la rue d'Ulm.</p> -</div></div> - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's La dame qui a perdu son peintre, by Paul Bourget - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE *** - -***** This file should be named 55072-h.htm or 55072-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/5/0/7/55072/ - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Information about the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. 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